You are on page 1of 9

HISTORIENS UNIVERSITAIRES ET HISTOIRE ENSEIGNEE

Textes réunis par Jean Leduc


Mise en ligne le 8 janvier 2008

Gabriel MONOD, "Les réformes de l'enseignement secondaire", Revue historique, t. 14, septembre-
décembre 1880, p. 358-360.
[…]
Que l'on expose aux jeunes gens les doutes que soulèvent certaines questions historiques et la manière dont la
critique moderne résout ou pose les questions par l'étude des sources, rien de mieux, pourvu que l'on n'insiste pas
trop sur un genre d'exercice qui appartient plutôt à l'enseignement supérieur et qui ne convient qu'à des esprits
déjà mûrs. Qu'on leur dise comment l'histoire d'Égypte ou celle d'Assyrie ont été renouvelées de nos jours, les
incertitudes qui entourent les premiers temps de l'histoire romaine, les opinions diverses soutenues sur quelques
faits importants […] nous y applaudirons. Mais nous verrions avec regret les professeurs insister sur les
appréciations divergentes qu'on soulevées certains faits au point de vue moral : par exemple la Saint-
Barthélemy, la révocation de l'édit de Nantes, la condamnation de Louis XVI. Les divergences d'appréciation sur
ces événements proviennent des divergences d'opinions politiques et religieuses qui divisent malheureusement la
société française et instituer des discussions en règle sur de pareils sujets, ce serait risquer de transformer les
classes en un champ clos de disputes passionnées et irritantes […] Les professeurs sont tenus plus que jamais à
éviter tout ce qui peut éveiller des susceptibilités ou choquer des convictions. Cela ne les empêche pas de blâmer
les crimes ou de déplorer les fautes ; mais nous croyons qu'il y aurait grand danger à transformer le cours
d'histoire en un cours de républicanisme ou de morale. Ce serait encourager à la fois le doctrinarisme et le
bavardage. Gardons autant que possible à l'histoire un caractère scientifique ; que les conclusions de
l'enseignement de l'histoire soient exclusivement des généralisations fondées sur l'étude attentive et impartiale
des faits. C'est bien assez, c'est bien trop, d'avoir une orthodoxie philosophique, conséquence fatale, inévitable,
de l'enseignement dogmatique de la philosophie dans les lycées ; n'y ajoutons pas une orthodoxie historique qui
serait la conséquence non moins fatale de discussions en règle sur la moralité des événements.
L'étude de l'histoire dans l'enseignement secondaire doit être essentiellement pragmatique ; elle a, avant tout,
pour but de graver dans la mémoire des enfants une série de faits qui doivent leur faire connaître les différentes
étapes du développement de l'humanité, leur permettre de placer ensuite dans leur vrai milieu, sous leur vrai jour,
les œuvres littéraires ou artistiques, les systèmes philosophiques eux-mêmes. L'histoire est une base
indispensable pour l'intelligence de toutes les manifestations de l'esprit humain, poésie, art, droit, philosophie,
politique ; mais ne s'en suit pas que le professeur doive transformer le cours d'histoire en cours de philosophie,
de droit naturel ou de politique.
[…]
En dehors de l'étude des faits ou, pour mieux dire, de l'exposé scientifique du développement de la civilisation,
s'il y a un profit moral à tirer des leçons d'histoire dans l'enseignement secondaire, ce profit ne découlera pas des
dissertations morales que pourra faire le professeur à propos de tel ou tel fait, mais de l'ensemble du cours
d'histoire, s'il est sérieux […] On y apprendra que l'humanité, pas plus que la nature, "ne fait des sauts" et que
c'est par le développement lent et régulier qu'elle progresse le plus vite ; qu'un lien indissoluble rattache le passé
au présent et le présent à l'avenir ; qu'une nation n'est forte qu'à condition d'avoir pleine conscience de son
histoire et de joindre le respect de la tradition au désir du progrès ; qu'il est également vain et puéril de prétendre
abolir le passé ou de vouloir le perpétuer […] J'ajouterai qu'en inspirant aux enfants de la France nouvelle le vif
sentiment de leur solidarité avec leurs pères de l'ancienne France, en leur faisant connaître tout ce que la France a
été et a fait depuis ses origines jusqu'à nos jours, les professeurs d'histoire donneront à leurs élèves les meilleures
leçons de patriotisme sans jamais tomber dans les exagérations ou les déclamations du chauvinisme.

Ernest LAVISSE, "L'enseignement historique en Sorbonne et l'éducation nationale", Revue des deux
mondes, t. 49, 15 février 1882, p. 883-897.
[…]
L'élève de l'école primaire apprend des noms, c'est-à-dire des mots, et des dates, c'est-à-dire des chiffres, reliés
par des phrases et des formules ; mais on ne sait pas mieux son histoire pour avoir rangé dans sa tête un magasin
de faits et de dates que sa langue pour appliquer en tous cas difficiles la règle des participes […] L'élève de
l'enseignement secondaire donne au baccalauréat la mesure de sa force. Si l'on écarte, d'une part, la catégorie
misérable et nombreuse des candidats spécialement dressés pour l'examen, nourris, comme certains volatiles, par
des procédés artificiels, indifférents à tout ce qui n'est pas du programme, ignorants jusqu'au scandale, capables
même de ne pas dire l'ordre où se sont succédé nos dynasties nationales et, d'autre part, les rares jeunes gens qui,
doués d'une aptitude particulière et bien instruits par de bons maîtres, satisfont l'examinateur en montrant qu'ils
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 2

comprennent l'histoire, il reste une moyenne de candidats honnêtes. […] Mais il ne faut pas leur demander de
pénétrer au dessous de la surface […] Et toujours le candidat demeure muet quand on l'interroge sur les vrais
faits de la véritable histoire. Il n'est pas arrivé une seule fois qu'on m'ait répondu à cette question :"Qu'est ce que
les États généraux et que signifie le mot état ?". On dirait que l'ancienne société française soit morte depuis des
siècles et qu'on n'y puisse rien trouver qui mérite une étude.
Que se passe-t-il donc, après quelques années écoulées, dans ces têtes mal instruites ? Les vagues souvenirs
deviennent plus vagues ; les rares traits connus des figures historiques s'effacent ; les compartiments du cadre
chronologique cèdent : Clovis, Charlemagne, saint Louis, Henri IV tombent de leur place, comme des portraits
suspendus par un clou fragile à un mûr de plâtre ; ils errent dans ces mémoires confuses où le brouillard s'épaissit
en ténèbres et ces écoliers sont des Français en vertu du hasard qui les a fait naître en France mais ils vivront
comme des étrangers parmi les monuments de leurs ancêtres.
Bien autre sera le résultat lorsque tous les professeurs d'histoire auront reçu l'éducation dans l'intimité de
l'histoire. Il ne s'agit pas d'initier des enfants à l'érudition, ni de leur prêcher une philosophie de l'histoire en
substituant aux faits des sentences qui seraient à peine intelligibles à des hommes, et à des hommes intelligents.
Il s'agit de choisir les faits, de laisser tomber les menus et les inutiles, de jeter toute la lumière sur ceux dont la
connaissance importe et d'en dérouler la série de façon que l'écolier sache comment a vécu la France. On dit que
l'histoire des mœurs et des institutions ne peut être enseignée à des écoliers. Non, elle ne peut être enseignée par
des termes abstraits, par des phrases et des théories ; mais à tous les moments de la vie française se trouvent des
anecdotes qui expliquent les choses et il y a une pédagogie de l'enseignement historique : ce n'est point une
science rébarbative, c'est l'art de placer l'écolier au point exact d'où il verra bien et comprendra vite. Il serait
ridicule de dépouiller devant un enfant des chartes et des cartulaires pour y chercher la condition des terres et des
personnes ; mais il est possible de décrire simplement cette condition en se servant des mots connus et des
notions élémentaires que possède tout enfant sur la société où il vit. Autant il est dangereux à l'historien, autant il
est nécessaire au professeur de choisir son point de départ dans le présent pour expliquer le passé. Les mots
aujourd'hui, autrefois, doivent revenir sans cesse pour faire pénétrer dans les jeunes têtes la notion du temps et
du développement historique.
[…]
Qui donc enseigne en France ce qu'est la patrie française ? Ce n'est plus la famille, où il n'y a plus d'autorité, plus
de discipline, plus d'enseignement moral, ni la société où l'on ne parle de devoirs civiques que pour les railler.
C'est donc à l'école de dire aux Français ce qu'est la France : qu'elle le dise avec autorité, avec persuasion, avec
amour […] Elle repoussera les conseils de ceux qui disent : "Négligez ces vieilleries. Que nous importent
Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens mêmes ? Nous datons d'un siècle à peine. Commencez à notre date".
Belle méthode pour former des esprits solides et calmes que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes
où tout besoin veut être assouvi et toute haine satisfaite sur l'heure ! Méthode prudente, que de donner la
Révolution pour point de départ et non pour une conclusion, que d'exposer à l'admiration des enfants l'unique
spectacle des révoltes, même légitimes, et de les induire à croire qu'un bon français doit prendre les Tuileries un
fois au moins dans sa vie, deux si possible, si bien que, les Tuileries détruites, il ait envie quelque jour de prendre
d'assaut, pour ne pas démériter, l'Élysée ou le Palais-Bourbon !
Ne pas enseigner le passé ? Mais il y a dans le passé une poésie dont nous avons besoin pour vivre […] L'homme
du peuple, en France, le paysan surtout, est l'homme le plus prosaïque du monde. Il n'a point la foi du paysan de
Poméranie, de Hesse ou du Württemberg qui contient en elle la poésie des souvenirs bibliques et ce sentiment
élevé que donne le contact avec le divin. Il oublie nos légendes et nos vieux contes et remplace par des refrains
orduriers venus de Paris les airs mélancoliques où l'écho du passé se prolongeait […] Rien ne chante en lui. C'est
un muet occupé de la matière, en quête perpétuelle des moyens de se soustraire à des devoirs qu'il ne comprend
pas et pour qui tout sacrifice est une corvée, une usurpation, un vol. Il faut verser dans cette âme la poésie de
l'histoire […] en faisant pénétrer dans son esprit cette idée juste que les choses d'autrefois ont leur raison d'être,
qu'il y a des légitimités successives au cours de la vie d'un peuple et qu'on peut aimer toute la France sans
manquer à ses obligations envers la république.
[…]
On dira qu'il est dangereux d'assigner une fin à un travail intellectuel qui doit toujours être désintéressé ; mais
dans les pays où la science est la plus honorée, elle est employée à l'éducation nationale […] Il est donc légitime
de convier à l'avance la future légion des historiens à interroger tous les témoins connus ou inconnus de notre
passé, à discuter et à bien comprendre leurs témoignages, pour qu'il soit possible de donner aux enfants de
France cette pietas ergo patriam qui suppose la connaissance de la patrie.

Charles SEIGNOBOS, "L'enseignement secondaire de l'histoire en France", Introduction aux études


historiques, Appendice 1, Hachette, Paris, 1898 (rééd. Kimé 1992, p. 267-269).

2
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 3

On ne demande plus guère à l'histoire des leçons de morale ni de beaux exemples de conduite, ni même des
scènes dramatiques ou pittoresques. On comprend que, pour tous ces objets, la légende serait préférable à
l'histoire, car elle présente un enchaînement des causes et des effets plus conforme à notre sentiment de la
justice, des personnages plus parfaits et plus héroïques, des scènes plus belles et plus émouvantes. On renonce
aussi à employer l'histoire pour exalter le patriotisme ou le loyalisme comme en Allemagne ; on sent ce qu'il y
aurait d'illogique à tirer d'une même science des applications opposées suivant les pays ou les partis ; ce serait
inviter chaque peuple à mutiler, sinon à altérer, l'histoire dans le sens de ses préférences. On comprend que la
valeur de toute science consiste en ce qu'elle est vraie et on ne demande plus à l'histoire que la vérité.
Le rôle de l'histoire dans l'éducation n'apparaît peut-être pas encore nettement à tous ceux qui l'enseignent. Mais
tous ceux qui réfléchissent sont d'accord pour la regarder surtout comme un instrument de culture sociale.
L'étude des sociétés du passé fait comprendre à l'élève par des exemples pratiques ce que c'est qu'une société ;
elle le familiarise avec les principaux phénomènes sociaux et les différentes espèces d'usages et d'institutions
qu'il ne serait guère pratique de lui montrer dans la réalité actuelle ; elle lui fait comprendre par la comparaison
d'usages différents les caractères de ces usages, leur variété et leurs ressemblances. L'étude des événements et
des évolutions le familiarise avec l'idée de la transformation continuelle des choses humaines, elle le garantit de
la frayeur irraisonnée des changements sociaux ; elle rectifie sa notion du progrès ; l'histoire paraît ainsi
l'enseignement indispensable dans une société démocratique.
[…]
Les procédés de travail des élèves se ressentent encore de la création tardive de l'enseignement de l'histoire. Dans
la plupart des classes d'histoire dominent encore les procédés qui ne font faire à l'élève qu'un travail réceptif : le
cours, le résumé, la lecture, l'interrogation, la rédaction, la reproduction de cartes. C'est la condition d'un élève de
latin qui se bornerait à réciter des leçons de grammaire ou des morceaux d'auteurs sans faire ni version ni thème.
Pour que l'enseignement fasse une impression efficace il faut, sinon écarter tous ces procédés passifs, du moins
les renforcer par des exercices qui mettent l'élève en activité. On en a déjà expérimenté quelques- uns et on peut
en imaginer plusieurs. On peut faire analyser des gravures, des récits, des descriptions pour dégager les
caractères des faits : ce petit exposé écrit ou oral donnera la garantie que l'élève a vu et compris, il sera l'occasion
de l'habituer à n'employer que des termes précis. On peut demander à l'élève un dessin, un croquis géographique,
un tableau synchronique. On peut lui faire dresser un tableau de comparaison entre des sociétés différentes et un
tableau de l'enchaînement des faits.

Gabriel MONOD, "Les programmes d'histoire", Bulletin historique, Revue historique, t. 76, mai-août
1901, p. 98-100.

On parle depuis quelque temps d'une refonte nouvelle des programmes d'histoire de nos lycées. Le Congrès
d'enseignement secondaire réuni en 1900 a demandé, un peu imprudemment, cette révision des programmes, et
ce n'est pas sans inquiétude que nous voyons préparer de nouveaux programmes, alors que nous trouverions bien
préférable de réduire les programmes à des cadres très généraux et de laisser aux lycées et collèges une large
autonomie pour leur application. Les programmes détaillés et leur uniformité sont peut-être le mal le plus grave
dont souffre notre enseignement secondaire. La modification trop fréquente des programmes en est un autre
[…]
D'après les rumeurs qui ont transpiré sur les projets actuels, il s'agirait de donner un beaucoup plus grand
développement à l'enseignement de la période la plus rapprochée de nous, en réduisant la place faite au moyen
âge et au commencement des temps modernes. On enseignerait en troisième toute l'histoire du moyen âge de 395
à 1453, en seconde on irait jusqu'en 1660 ou même 1715 ; le cours de rhétorique serait consacré au XVIIIe siècle
et à la Révolution, y compris peut-être la période napoléonienne ; le cours de philosophie au XIXe siècle. Il y a,
à ce système, plusieurs inconvénients, d'abord celui d'exagérer en rhétorique et en philosophie le défaut actuel
des cours d'histoire qui est d'être beaucoup trop détaillés et de ressembler plus à des cours de faculté qu'à des
cours de lycées ; puis celui de réduire encore la partie de l'histoire exigée au baccalauréat. On pourra demander
aux bacheliers de raconter toutes les escarmouches des guerres d'Algérie, mais il leur sera permis d'ignorer qui
sont Henri IV et Louis XIV. On peut craindre aussi qu'un cours trop développé d'histoire contemporaine ne
devienne aisément un cours de politique.
[…]
A mon avis les inconvénients de nos programmes actuels sont les suivants : on enseigne aux élèves trop de
détails, trop de faits et on ne fait jamais de révision des événements principaux ; la répartition des matières dans
les quatre années de cours n'est pas établie d'après un groupement rationnel des faits ; l'histoire ancienne grecque
et romaine n'est enseignée qu'aux enfants de dix à treize ans et les lycéens finissent leurs études sans avoir
aucune idée nette de ce que furent les civilisations antiques. D'une manière générale, jamais l'attention des élèves
n'est sérieusement appelée sur les idées directrices de l'histoire, sur le développement organique des institutions,
de la civilisation et des mœurs à travers les siècles. Je laisserais tel qu'il est l'enseignement de l'histoire en

3
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 4

sixième, cinquième et quatrième, mais en tâchant de donner aux enfants, par des photographies, des projections,
des restaurations de monuments, une idée sensible de ce que fut la vie antique. Je consacrerais la troisième au
moyen âge tout entier ; la seconde à la Réforme, à la Renaissance et à la formation des monarchies absolues de
1453 à 1715 ; la rhétorique à la période moderne et contemporaine de 1715 à 1889, c'est-à-dire à la période de
formation des monarchies nouvelles, Russie, Prusse, Italie, du développement colonial, du mouvement
philosophique, de la révolution politique et sociale qui transforme le monde dans le sens démocratique. La
Révolution française apparaît alors, non plus comme le début imprévu d'une époque nouvelle, mais comme la
crise centrale d'une évolution. Ayant ainsi à traiter des périodes beaucoup plus étendues qu'aujourd'hui dans le
même laps de temps, les professeurs seront obligés de simplifier beaucoup leur enseignement, de négliger une
foule de détails pour ne s'attacher qu'aux faits capitaux et aux idées directrices. Je voudrais en outre qu'au début
de chaque année, plusieurs classes fussent consacrées à la révision des faits essentiels du cours de l'année
précédente.
Le cours d'histoire de l'année de terminale serait un cours d'histoire de la civilisation, où l'on insisterait surtout
sur l'évolution des idées, des institutions et des formes sociales. On y reviendrait sur les grands faits de l'histoire
de l'antiquité et on pourrait y insister sur les institutions politiques et sociales du XIXe siècle qu'on n'aurait pas
étudiées d'assez près dans le cours très chargé de rhétorique. Le cours d'histoire de l'année de philosophie aurait
ainsi l'avantage d'avoir un caractère de généralisation philosophique qui le mettrait en harmonie avec
l'enseignement philosophique lui-même et, au baccalauréat, on pourrait s'assurer que les élèves ont quelques
notions de ce que furent Périclès, César, Charlemagne et saint Louis.

Charles SEIGNOBOS, L'histoire dans l'enseignement secondaire, Paris, A. Colin, 1906, p6-21.
[…]
D'abord l'histoire fait connaître les actes, les idées, les motifs des hommes vivant en société ; elle décrit les
usages, les institutions, es gouvernements, tout ce qui fait les relations entre les hommes. Elle montre ainsi la
société – non au moyen de théories générales et abstraites, comme la philosophie – mais sous forme d'exemples
particuliers et concrets.
[…]
L'histoire fait connaître des peuples différents. En comparant deux sociétés (Sparte et Athènes, la France et
l'Angleterre du XVIIIe siècle) l'élève s'aperçoit que les hommes ne sont pas tous pareils. Il acquiert la notion de
la diversité des peuples..
[…]
Enfin l'histoire suit un même peuple à travers une succession de siècles : elle fait ainsi apercevoir des
changements continuels dans la société, le gouvernement, les mœurs, la religion. En habituant l'élève à voir que
les choses humaines se transforment sans cesse, elle le met en garde contre la frayeur irréfléchie du changement.
Elle lui donne la notion précise de la transformation sociale
[…]
Tous les professeurs savent qu'un exercice, pour être efficace, doit mettre l'élève en activité. Le seul travail qui
forme l'intelligence est celui qui fait travailler l'intelligence, qui l'oblige à prendre une initiative, à chercher dans
les matériaux bruts de la connaissance, à choisir entre plusieurs un fait ou une expression, à mettre en ordre les
faits qu'on a choisis.
[…]
Il m'a semblé que les exercices de l'enseignement historique doivent être modelés sur les opérations de la
connaissance historique.
1° Le point de départ, ce sont les images ; l'élève doit, avant toute autre opération, se représenter les
hommes et les choses […] Il faut donc d'abord lui fournir des représentations. Pour donner à l'élève une
image matérielle, le procédé le plus direct est de la lui montrer sous forme de photographie ou de gravure.
C'est ainsi qu'on procède pour les œuvres d'art, les édifices, les paysages et, quand on peut, pour les
personnages. Tout établissement rationnellement organisé devrait posséder une collection au service de
l'enseignement historique. A défaut de cet instrument collectif, il faut du moins que l'élève trouve dans les
livres à sa disposition des gravures qui lui fassent connaître quelques spécimens choisis parmi les plus
caractéristiques. Un manuel d'histoire, du moins pour les périodes anciennes, ne peut pas plus se passer de
gravures qu'un manuel de sciences naturelles.
Dans les cas ou, faute de documents figurés, on ne peut employer la gravure, on est réduit à suggérer à
l'élève les images par la parole, sous forme de description […] Il est impossible de montrer l'image d'un
meurtre ou d'une bataille, tout autant que l'image d'une colère, d'une croyance ou d'un calcul d'intérêt. Il faut
ici éveiller une impression par un récit, une anecdote ; on raconte une scène en indiquant les actes décisifs ;
on rapporte les paroles caractéristiques d'un personnage qui font comprendre ses sentiments et ses motifs
d'action. L'élève devra faire sur ces images un travail personnel : l'exercice actif consistera pour lui à
analyser des gravures, des récits, des descriptions. Cette analyse l'obligera à apercevoir avec précision les

4
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 5

traits caractéristiques de l'aspect extérieur des hommes et des choses et à se représenter les sentiments
intérieurs. Elle permettra au professeur de contrôler si l'élève a vraiment vu et compris.

2° Il faut que l'élève se rende compte du caractère des faits historiques ; il doit arriver à distinguer par quels
traits les hommes, les objets, les actes diffèrent les uns des autres […] On devra donc demander à l'élève de
comparer les hommes et les choses analogues d'un autre temps ou d'un autre pays : le guerrier spartiate avec
le soldat contemporain ou avec le guerrier perse […] le Parlement anglais avec les États généraux de France
; l'église chrétienne avec le temple antique[…] L'exercice pourra prendre la forme d'un exposé écrit, sur
deux ou plusieurs colonnes : l'élève mettra en regard les traits de différence ou de ressemblance qu'ils aura
aperçus.
[…]
3° Pour que la connaissance d'un fait ait le caractère historique, il faut qu'on sache ou et quand il s'est
produit. Tout fait doit être localisé, c'est-à-dire situé dans un lieu précis, et daté, c'est-à-dire situé en un
temps précis […] Le plus simple est de demander à l'élève d'indiquer sur une carte la ville ou la région, sur
un tableau chronologique l'année où les faits se sont passés.
[…]
4° Quand l'élève est en possession de faits représentés par des images concrètes, définis clairement par leurs
caractères, datés et localisés avec précision, il reste à relier toutes les connaissances fragmentées. Il faut
amener l'élève à voir comme les faits s'enchaînent, à apercevoir les causes et les conséquences – du moins
les plus évidentes -, à constater les transformations et les évolutions. Le procédé le plus facile est de lui
donner à comparer l'état des choses au moment où commence une série d'événements avec l'état des choses
au moment où elle est finie, la distribution des territoires avant et après une série de guerres ; le
gouvernement d'un État ou le régime social d'un peuple avant et après une révolution.
[…]
Voilà toutes les opérations historiques qui peuvent donner lieu à des exercices dans l'enseignement
secondaire. La recherche des lois (à supposer qu'elle fasse partie de l'histoire) serait évidemment hors de
place. La critique des témoignages se présentera accidentellement à propos d'une légende, d'une anecdote
apocryphe, de la contradiction entre deux récits ; ce sera une occasion d'ébranler la crédulité naturelle des
élèves en leur montrant que tout ce qui est raconté n'est pas nécessairement vrai.

Georges LEFEBVRE, "A propos de l'enseignement historique", Revue historique, t. 182, janvier-juin
1938, p. 1-6.
[…]
L'affaire est si considérable que les historiens ne sauraient attendre qu'on les mît en présence du fait accompli. Il
ne s'agirait de rien de moins que de les obliger à procéder désormais par échantillonnage discontinu dans le
second cycle et d'étudier chaque échantillon en profondeur par l'analyse critique de textes choisis.
Du second principe, on dira quelques mots plus loin : il est d'ordre pédagogique. C'est le premier qui est essentiel
: la discontinuité qu'on veut instaurer est la négation même de l'histoire.
S'il est une notion fondamentale qu'elle soit destinée à inculquer, c'est bien celle de la perspective chronologique.
Ceux qui l'enseignent ne sauraient donc accepter, sous aucun prétexte, de projeter sous les yeux des élèves des
échantillons considérés hors du temps, parce que sans lien chronologique, et qui apparaîtraient comme sur un
écran de cinéma, à une distance invariable et au risque de se télescoper. Que la distinction des plans historiques
ne soit pas une donnée naturelle de l'esprit, il est des preuves illustres et nos chansons de geste, par exemple, en
fournissent qui sont présentes à toutes les mémoires. Sur la scène de l'histoire, notre rôle est, au contraire, de
planter des portants qui s'échelonnent les uns derrière les autres et nous ne pouvons y réussir que par un récit
continu, ce qui n'empêche nullement – et on l'a toujours fait – de ralentir ou de précipiter son mouvement suivant
l'importance de la période envisagée.
On objectera sans doute que la discontinuité sera le privilège du second cycle, après que l'élève, au cours du
premier, se sera familiarisé avec la chronologie et aura pris conscience de la continuité. Mais la notion de
l'échelonnement dans le temps n'est que le premier objet de l'enseignement historique. La continuité est la
condition d'une autre acquisition, celle du développement évolutif, essentielle à la culture générale et qui semble
particulièrement réservée au second cycle lui-même.
Ériger la discontinuité en principe, c'est donc atteindre l'enseignement historique dans son essence même pour lui
substituer autre chose. Quoi ? La sociologie probablement. L'idée maîtresse du new deal serait de présenter à
l'élève des exemples d'organisation sociale dont la juxtaposition intemporelle permettrait de dresser un catalogue
de types et d'instituer entre eux une comparaison. Je ne méconnais aucunement l'intérêt culturel de pareille
méthode et je ne crois pas être suspect d'hostilité à l'égard de la sociologie. Mais elle un chose et l'histoire en est
une autre. Qu'on introduise dans le second cycle, si c'est possible, un enseignement sociologique, bien. Mais
qu'on le substitue subrepticement à l'histoire, non.

5
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 6

[…]
Venons maintenant à l'étude en profondeur. Observons que, s'il s'agissait d'inviter le maître à supposer connu
l'ensemble d'une question pour n'en traiter plus en détail qu'une partie, ce ne serait pas une innovation. Il n'est
pas interdit au professeur d'histoire de procéder ainsi : il lui appartient de juger si les élèves sont assez avancés
pour profiter de pareille méthode. Mais le propos serait autre ; on voudrait substituer à l'exposé synthétique d'une
question l'analyse critique d'un ou de plusieurs textes. Soit l'administration provinciale à la fin de l'Ancien
Régime : on prendrait comme échantillon l'intendance de Turgot en Limousin et on l'examinerait à travers un
certain nombre de documents administratifs ; soit encore l'état de la France à la veille de la Révolution : on
remplacerait l'exposé d'ensemble par l'analyse critique d'un cahier.
Commençons par écarter de la discussion l'utilité du recours aux textes. Personne ne songe à nier qu'à condition
d'être bien choisis, convenablement commentés, d'étendue assez restreinte et en petit nombre, ils illustreront la
leçon de manière frappante et mettront l'élève en contact direct avec la réalité historique. Personne ne contestera
non plus qu'il serait désirable que, vers la fin de ses études, le même élève fût initié aux méthodes qui président à
l'élaboration du récit historique et habitué ainsi à la réaction critique en présence d'un texte. Si l'enseignement
historique ne donne pas, à cet égard, pleine satisfaction, les raisons n'en sont pas difficiles à découvrir : d'abord
le temps fait défaut ; puis les difficultés matérielles sont malaisément surmontables : le professeur ne dispose
pas des instruments de travail qui lui permettraient de découvrir les textes nécessaires ; il manque d'argent pour
les faire reproduire ; sa préparation pédagogique est d'ailleurs insuffisante et les licenciés n'en reçoivent aucune ;
on ajoutera qu'il n'est pas orienté vers le recours aux textes parce que l'enseignement des facultés ne leur accorde
pas la place qu'il faudrait ; on dira pourquoi dans un instant.
Mais aurait-on réalisé tous les progrès désirables que le différend fondamental n'en subsisterait pas moins. Ce
qu'on propose sous le nom d'étude en profondeur, ce n'est pas du tout l'illustration et le complément de la leçon
par les textes, c'est la substitution à la leçon synthétique de l'examen analytique d'un texte. Pareil dessein est en
désaccord avec ce qu'il est raisonnable d'attendre de l'enseignement historique du second degré […] Au vrai, ce
qu'on prétend, c'est transformer le second cycle en enseignement supérieur. L'étude en profondeur par
explications de textes est une des fonctions propres de ce dernier ; or, il faut l'avouer, il ne l'exerce
qu'imparfaitement, parce que, justement, la grande majorité des étudiants, lui arrivant directement de la classe de
philosophie, ne possèdent que des connaissances générales insuffisantes, en sorte que les facultés se transforment
de plus en plus en premières supérieures. S'il en est ainsi, que donnera la méthode analytique dans le second
cycle ? Un chaos de détails épars.
L'enseignement de l'histoire est incontestablement susceptible de perfectionnements. Mais il ne faut pas se
dissimuler qu'il n'en est guère de plus difficile, parce qu'il embrasse la vie dans sa totalité, alors que l'élève n'en
peut connaître, par son expérience personnelle, que quelques aspects et que la révérence qui lui est due ne permet
même pas qu'on fasse allusion à plusieurs d'entre eux ; parce qu'il est un enseignement de pure culture,
médiocrement apprécié, attendu qu'il ne fournit pas un gagne-pain ; parce que n'étant sanctionné qu'à l'oral des
examens, on court moins de risques à le négliger ; parce que, enfin, le temps qui lui est accordé restera toujours
minime. Il faut donc se garder d'ambitions excessives. Le professionnel est, assure-t-on, mauvais juge de son
enseignement ; mais il est une réflexion dont je ne puis me défendre : il est un juge moins bon encore, c'est celui
qui n'a jamais eu l'occasion de faire une classe d'histoire ou qui, l'ayant eue, ne s'en souvient plus.

Marc BLOCH, "Note sur la réforme de l'enseignement historique", Bulletin de la Société des professeurs
d'histoire et géographie de l'enseignement public, n° 96, juin 1938, p. 343-351.

1. Les cycles.
Dans le premier cycle, l'enseignement historique se proposera les deux objets essentiels que voici. D'une part on
se préoccupera de fournir à l'enfant le cadre général de l'évolution historique, l'équivalent modernisé, oserait-on
dire, de ce que nos pères appelaient "la succession des Empires". L'élève est encore à l'âge où la mémoire,
merveilleusement malléable, prend plaisir à s'exercer. Il convient d'en profiter pour lui faciliter l'acquisition des
notions de base qui, enseignées avec simplicité, s'enregistreront pour jamais dans son cerveau. A une condition,
cela va de soi : que lui soit évité l'abus du détail et, dans l'ordre des dates notamment, l'excès d'une sèche
mnémotechnie. En second lieu on s'efforcera de lui procurer déjà la notion de l'écoulement du temps et surtout ce
sentiment des différences, fondement nécessaire de tout esprit historique. Cela par le moyen de récits, voire
d'anecdotes caractéristiques, appuyées, autant que faire se pourra, sur des images visuelles. En d'autres termes,
l'histoire du premier cycle sera avant tout une histoire racontée.
[…]
Dans le second cycle, l'enseignement historique se donnera, avant tout, pour dessein, d'ouvrir à des esprits déjà
plus mûrs l'intelligence des grandes civilisations mondiales jusqu'à celle où nous vivons, inclusivement. Le
professeur s'assurera, par des interrogations appropriées, que l'essentiel des faits d'encadrement, enseignés dans
le premier cycle, n'a pas été oublié. Il les rappellera, dans la mesure où il le jugera nécessaire. Il ne négligera pas

6
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 7

de mettre en lumière l'évolution des formes politiques. Il n'exposera pas une histoire sans batailles, puisque les
batailles sont un élément de l'histoire. Mais il mettra l'accent, principalement, sur les grands traits de civilisation.
Il accordera tous ses soins à faire saisir l'interaction des faits d'ordre religieux, culturel, économique, technique et
de structure sociale, ainsi que leurs liaisons avec les vicissitudes des institutions politiques. Il en profitera,
notamment dans la classe de Philosophie, pour faciliter à ses élèves l'acquisition de quelques notions
élémentaires sur les phénomènes économiques, ces notions même dont l'absence semble aujourd'hui une des
tares d'un enseignement qui prétend viser à former de futurs citoyens. En un mot, n'oubliant ni qu'il s'adresse à
des esprits encore jeunes, ni cependant que ses élèves ne sont plus tout à fait des enfants, il parlera moins que
dans le premier cycle à leur mémoire et moins exclusivement à leur imagination, mais davantage à leur
intelligence.

2. Quelques principes directeurs


L'objection à laquelle, si on en juge déjà par certaines critiques, les conceptions qu'on vient d'exposer semblent
devoir se heurter, se résume assez bien dans une formule, à plusieurs reprises employée par les adversaires du
régime des cycles : l'histoire est une continuité qu'il faut, partout et toujours, retracer d'un jet et en suivant
rigoureusement l'ordre des temps. Formule, à y regarder de près, grosse d'équivoques. Que l'évolution historique
se déroule sans brisures profondes ; que derrière un moment quelconque de la durée, ce soit le passé entier qui
pèse de tout son poids ; qu'un fait, se produisant dans un point quelconque de l'espace et classé dans une
catégorie donnée, se trouve uni par toutes sortes de liens à des faits d'un autre ordre ou autrement localisés :
d'accord ! Mais il n'est pas moins incontestable que les nécessités de notre esprit nous commanderont toujours de
trancher dans ce continu et, parmi ces liaisons, de mettre l'accent sur les plus explicatives. Tout récit, toute
analyse comporte une part de choix. L'essentiel est de bien choisir. En matière d'enseignement, le principe de
sélection doit être double : tenir compte – et c'est ce qui vient d'être indiqué – de la mentalité de l'enfant ; d'une
façon plus générale, savoir distinguer l'important, pour éliminer l'accessoire. Or le fait important, en histoire,
peut se définir assez aisément : c'est celui qui a eu de grandes et durables conséquences. Ceux-là seuls devront
être retenus pour l'enseignement et notamment par les programmes, nécessairement plus sélectifs, du second
cycle […] Prenons y garde : comme on choisit toujours, dire qu'on ne choisit pas c'est, en fait, régler son choix
sur la routine.
Une autre erreur ne paraît pas moins redoutable, qui consiste à confondre l'important et le récent. Il est naturel
qu'au moins dans le second cycle, l'enseignement historique soit dirigé principalement vers l'explication du
présent par le passé. Mais l'action d'un fait sur notre monde contemporain ne se mesure pas forcément à la
distance qui nous sépare de lui. Des faits comme la Réforme ou comme certains aspects traditionnels de la
société japonaise, par exemple, importent beaucoup plus à la juste compréhension de l'heure actuelle qu'une
connaissance détaillée des sénatus-consultes qui ont, dit-on, transformé le Second Empire "autoritaire" en
Empire "libéral".
[…]
Histoire des civilisations disions-nous plus haut. Par quoi nous nous refusons à entendre seulement les
civilisations occidentales. Un des plus funestes effets du parti pris purement politique qui, jusqu'ici, a trop
exclusivement dominé l'enseignement, aura été d'amener à n'envisager les sociétés extérieures à l'Europe ou à ses
prolongements d'outre-mer que sous l'aspect tantôt de la colonisation, tantôt de la diplomatie. A la "Question
d'Extrême-Orient", sœur déplorable de cette "Question d'Orient" sur laquelle ont baillé tant de générations
d'élèves, substituons résolument quelques leçons sur les civilisations de l'Inde, de la Chine, du Japon. Qui
n'accepterait volontiers que les élèves, en sortant des classes de philosophie ou de mathématiques, ignorent les
détails de la Guerre de l'Opium ou de la Guerre des Boers s'ils possèdent enfin quelques notions sur le rôle, dans
le monde, du bouddhisme ou du shinto ? Ainsi, par l'étude de ces sociétés exotiques, complèteront-ils leur notion
du "différent'" et sauront-ils aussi qu'il est, dans la vie courante, pour le citoyen, des faits plus graves peut-être,
malgré la distance, que les vicissitudes ministérielles de l'Occident.

Marc BLOCH, L'étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, 1990, p. 186-188 et 258-268.
[…]
A un universitaire, on pardonnera d'attribuer une assez large part de responsabilité à l'enseignement ; et,
pédagogue lui-même, d'exposer crûment les défauts de nos méthodes pédagogique
[…]
Est-ce dépit d'amoureux ? Historien, j'inclinerai à être particulièrement sévère à l'enseignement de l'histoire. Ce
n''est pas l'École de Guerre seulement qui arme mal pour l'action. Non, certes, que, dans nos lycées, on puisse lui
reprocher de négliger le monde contemporain. Il lui accorde, au contraire, une place sans cesse plus exclusive.
Mais justement parce qu'il ne veut regarder que le présent, ou le très proche passé, il se rend incapable de les
expliquer : tel un océanographe qui, refusant de lever les yeux vers les astres sous prétexte qu'ils sont trop loin de
la mer, ne saurait plus trouver la cause des marées. Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier.

7
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 8

Sans lui, le présent demeure inintelligible. Pis encore peut-être : se privant, délibérément, d'un champ de vision
assez large, notre pédagogie historique ne réussit plus à donner aux esprits qu'elle prétend former le sens du
différent, ni celui du changement […] Attachés, en outre, presque sans exceptions, aux manifestations les plus
superficielles de la vie des peuples qui sont aussi, aux époques voisines de nous, les plus aisées à saisir, nos
programmes scolaires entretiennent l'obsession du politique. Ils reculent pudiquement devant toute analyse
sociale. Par là ils manquent à en suggérer le goût. Qu'on veuille bien ne pas m'accuser de beaucoup trop
demander à un maître de collège ou d'école primaire ! Je ne crois nullement plus difficile d'intéresser un enfant
aux vicissitudes d'une technique, voire aux apparentes étrangetés d'une civilisation ancienne ou lointaine qu'à un
changement de ministère.

Fernand BRAUDEL, "Difficultés fécondes", Cahiers pédagogiques, n° 35, juin 1962, p. 6-7.

La civilisation, objet d'études privilégié, a toujours préoccupé les historiens français, et dès avant François
Guizot. La première histoire de la civilisation, n'est-ce pas l'Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations de
Voltaire, bien que l'auteur ne connaisse pas ou, du moins, n'utilise pas le mot alors nouveau de civilisation ? Rien
d'étonnant, en somme, si le dernier programme des classes terminales fait aux grandes civilisations du monde
actuel la place royale que l'on sait.
La décision est cependant révolutionnaire […] La difficulté, à vrai dire, ne me paraît pas tenir à l'histoire des
civilisations en soi : il est probablement plus facile d'intéresser des élèves de dix-sept à dix-huit ans aux grands
traits de la vie ancienne et actuelle du monde que de les passionner à propos des campagnes militaires de l'Unité
italienne ou de la succession des ministères de la Troisième République … La difficulté tient plutôt à un certain
dépaysement intellectuel. Il s'agit de passer d'une histoire qui est un récit ou un film chronologique à une histoire
qui se veut une explication d'ensemble.
[…]
Il s'agit de faire comprendre essentiellement que la civilisation est liée à tout ce qui, dans le passé, est réalité de
longue durée, à la plus longue des longues histoires, et que seule cette longévité exceptionnelle des véritables
"faits de civilisation" nous autorise, parlant de l'actuel, à remonter si haut dans le passé à la recherche de ce que
le programme, rédigé il y a quelques années, appelle les "fondements" et que nous appellerions aujourd'hui, sans
hésiter, les structures. Ce problème est lié à celui de la pluralité des temps historiques qui fait partie du
programme de philosophie. Il y aurait sûrement avantage à ce qu'un accord intervienne entre le philosophe et
l'historien pour que leurs cours se complètent à ce propos.
[…]
La première des difficultés concrètes, c'est le voyage imposé à des Occidentaux au bout de la nuit de civilisations
non européennes […] Or c'est dans cette direction que s'affirment la nouveauté et l'intérêt évident du programme
: nous avons à enseigner la diversité du monde, la façon dont il échappe à l'Europe, dont il en diffère ; c'est la
condition même d'un humanisme qui soit à l'échelle de l'ensemble des civilisations et non plus seulement de la
Méditerranée ou d'une antiquité qui est une des richesses de l'Occident, à la condition que celui-ci ne s'obstine
pas à vivre et à penser dans cette unique perspective.

Fernand BRAUDEL, "La querelle de l'enseignement de l'histoire", Corriere della Sera, 1983. Repris dans
"En guise de préface", Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1987.
[…]
J'ai toujours prôné, pour les enfants, un récit simple, des images, des séries de télévision, du cinéma, soit, en
gros, une histoire traditionnelle mais améliorée, adaptée aux medias dont les enfants ont l'habitude […] Le grand
problème est, chemin faisant, de lui faire découvrir la perspective, la réalité du temps vécu, les directions et
significations qu'il implique, les successions qui, en le marquant, le jalonnent et lui donnent un premier visage
reconnaissable. Je trouve abominable, en soi, qu'un élève moyen ne situe pas Louis XIV par rapport à Napoléon
ou Dante par rapport à Machiavel … Que le temps, peu à peu reconnu, prête donc le moins possible à confusion.
Mais que le récit facile s'ouvre comme de lui-même sur des spectacles, des paysages, des vues d'ensemble ! Nous
sommes en tels ou tels lieux, à Venise, à Bordeaux ou à Londres … A côté de l'apprentissage du temps s'impose
aussi l'apprentissage du vocabulaire : apprendre à jouer précisément avec les mots, les abstraits et les concrets …
avec les notions clefs : une société, un État, une économie, une civilisation … Tout cela le plus simplement du
monde. Exiger la connaissance des dates essentielles, situer dans le temps les hommes éminents, importants ou
même détestables. Les mettre à leur place.
Nous voici maintenant au-delà de la ligne de partage, face à des jeunes gens, aujourd'hui peut-être plus libres,
plus malheureux aussi que nous ne l'étions à leur âge, révoltés, alors qu'en fait c'est la société, c'est le monde,
c'est la façon de vivre qui changent autour d'eux et les emportent dans leurs mouvements, leurs contraintes et
leurs colères. Ils sont peut-être moins intellectuels, moins livresques, mais aussi intelligents, assurément plus

8
J. Leduc Les historiens et l’histoire enseignée 9

curieux que nous ne l'étions quand nous finissions nos apprentissages. Alors quel discours historique leur
imposer ?
Nos absurdes programmes, en France, leur infligent, en classe de première, le monde de 1914 à 1939 puis, en
classe terminale, le monde depuis 1939. Deux fois le vaste monde, mais celui de la politique, des guerres, des
institutions, des conflits. Soit une masse fabuleuse de dates, d'événements […] Personnellement, comme je l'ai
toujours proposé, j'aurais mis une initiation à l'histoire nouvelle au programme de la seule classe terminale.
L'histoire nouvelle est une annexion voulue des diverses sciences de l'homme. Ces diverses sciences regardent,
expliquent le monde actuel, en rendent la confusion intelligible. Et il me semble nécessaire qu'à dix-huit ans, à la
veille de se préparer un métier quel qu'il soit, nos jeunes gens soient initiés aux problèmes actuels de l'économie
et de la société, aux grands conflits culturels du monde, à la pluralité des civilisations. Être capables, pour
prendre une image claire, de lire un grand quotidien d'information en comprenant ce qu'ils y lisent.
Or c'est le contraire qui a été fait. L'histoire nouvelle a été placée, logée, dans les petites classes où elle a,
évidemment, provoqué des ravages. Pouvait-il en aller autrement ? […] Il s'est, hélas, produit pour l'histoire
enseignée à nos enfants ce qui s'est produit pour les mathématiques ou pour la grammaire … Pourquoi enseigner
avec des ficelles et des boutons de culotte ce qu'est un ensemble à des gosses de dix ans qui, du coup, ne
maîtriseront jamais le calcul ordinaire et ne seront que quelques-uns à aborder, beaucoup plus tard, les hautes
mathématiques ? La linguistique a bouleversé la grammaire comme le groin du sanglier un champ de pommes de
terre. Elle l'a habillée d'un langage pédant, compliqué, incompréhensible et, qui plus est, parfaitement
inapproprié. Résultat : on n'a jamais autant négligé grammaire et orthographe. Mais ce n'est ni la linguistique, ni
la haute mathématique, ni l'histoire de pointe qui sont responsables de ces incongruités. Elles font ce qu'elles ont
à faire. Sans se préoccuper de ce qui est ou n'est pas enseignable à tel ou tel âge. Le responsable, en l'occurrence,
c'est l'ambition intellectuelle des programmeurs. Ils veulent aller trop loin. Je me réjouis qu'ils soient ambitieux
pour eux-mêmes. Mais qu'ils s'efforcent d'être simples pour ceux dont ils ont la charge.…

René GIRAULT, "Libres propos sur un rapport", Colloque sur l'histoire et son enseignement, 19-20-21
janvier 1984 Montpellier, MEN, Juin 1984, p. 19-20.

Comment, aujourd'hui, choisir parmi les multiples visages de la recherche historique ce qui peut répondre à
l'attente des parents et plus largement à l'attente de ceux qui sont conscients du rôle de formation joué par les
établissements d'enseignement ? La recherche n'est pas une ; elle obéit à plusieurs logiques selon ses objectifs et
ses méthodes. L'enseignement peut-il être également protéiforme, multidimensionnel, parfois contraire ?
En principe on comprend bien une science seulement après avoir soi-même éprouvé les méthodes, fût-ce à un
niveau simplifié ? Aussi "mettre l'enfant en position de recherche" ou encore "en période de création" pour
reprendre des expressions chères à certains pédagogues, apparaît comme un impératif indispensable à tout
enseignement. Est-ce applicable à l'histoire ou à la géographie à l'école ? En pratique rien ne devrait empêcher
un enfant qui sait lire et écrire de se pencher sur un document écrit, a fortiori de consulter un document audio-
visuel, ou bien encore de décrypter un croquis, une carte, un dessin (Naturellement on adapte le document en
question à l'âge de l'enfant). Depuis fort longtemps les méthodes actives ont recours à ces pratiques ; la démarche
de l'éveil, préconisée à l'école élémentaire, obéit aussi à ce souci. Il ne s'agit donc point de mettre en question la
validité de l'exercice qui consiste à faire analyser un document. Notre propos vise beaucoup plus la pertinence
globale d'un enseignement qui voudrait recopier à l'école ou au collège ce que les adultes entreprennent comme
chercheurs. Disons le tout net : l'enseignement de l'histoire et de la géographie ne peut être seulement une
initiation à la recherche, car l'objectif majeur de ces deux "disciplines" se situe ailleurs, compte tenu de l'attente
des parents, de l'âge des enfants et de la société qui nous entoure;
L'objectif majeur de l'enseignement est, faut-il le rappeler, la formation des jeunes […] Quel rôle de formation
peuvent avoir l'histoire et la géographie ? Quelle est, en somme, en 1984, la spécificité de ces sciences sociales ?
Dans la société en crise qui est la nôtre, crise des valeurs autant que crise économique, l'enseignement de
l'histoire et de la géographie doit aboutir à préparer la constitution d'une collectivité équilibrée. Par ces termes il
faut entendre une collectivité,
1) qui sait respecter ses diverses composantes, tout en situant par rapport au monde extérieur,
2) qui use des techniques nouvelles en sachant ne pas en être seulement tributaire,
3) qui a conscience de la valeur de la création artistique et culturelle en tous ses domaines,
4) qui se reconnaît en la démocratie, système où les droits et les devoirs de l'homme sauvegardent sa
liberté personnelle, tout en le rendant membre actif de la collectivité.

You might also like