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Lieven D’hulst
TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 8, n° 1, 1995, p. 13-33.
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Lieven D'hulst
1. Introduction
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épistémologie alors commune. Les interférences entre les disciplines,
à propos de la modélisation de telle ou telle de ces tâches, n'ont pas
toujours été acceptées sans peine par les générations successives de
traductologues; pourtant, elles sont hautement caractéristiques à la
fois de l'histoire et de la situation présente des théories. Plaider
comme on le fait de nos jours pour la nécessité d'une traductologie
enfin interdisciplinaire, c'est non seulement occulter la tradition,
mais c'est s'inscrire à son tour dans l'histoire de la discipline en
exprimant l'un de ses grands thèmes récurrents (voir par exemple R.
Copeland, 1991).
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On est bien obligé d'admettre que les questions historiques
sont d'une grande complexité. Et elles n'ont guère encore retenu
l'attention systématique des traductologues, ni même de nombreux
historiens de la traduction. L'on s'imagine mal dès lors pourquoi et
comment l'esprit interdisciplinaire, si puissant ailleurs, n'inspirerait
pas, en l'occurrence, le recours à la linguistique, aux études
littéraires ou à la philosophie, qui se sont en quelques décennies
dotées d'une tradition solide en matière d'histoire des théories. Bien
entendu, il faudra, le cas échéant, définir avec soin et prudence les
procédures de transfert (voir Lambert, 1993); de même il faudra
investir sérieusement sur le plan de l'épistémologie et des méthodes
historiques appliquées aux théories de la traduction. Nous sommes
loin du compte. Dans ce qui suit, nous nous bornerons à une
modeste suite de réflexions sur quelques points de méthode2.
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Cela étant, il est vain d'insister sur les avantages respectifs
des différentes options, aussi longtemps que celles-ci ne sont pas
mises à l'épreuve dans la pratique historiographique.
Corrélativement, une certaine pluralité dans les applications
apparaîtra comme l'expression spontanée de l'intérêt pour les
questions d'histoire, et préviendra peut-être les rares énergies
disponibles de s'enliser dans un débat qui risque rapidement de
devenir stérile faute de références suffisantes aux données factuelles.
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fragments sont extraits de leurs contextes, cependant qu'ils possèdent
des propriétés génériques différentes suivant qu'il s'agit de traités,
de préfaces, de comptes rendus, de lettres, etc. Leur transparence
risque aussi d'être trompeuse, si l'on ne prend pas en considération
les contraintes discursives qui pèsent sur l'expression, et gèrent la
structure des théories, le choix des images et des exemples.
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de la nouvelle université impériale, créée en 1808. Loyson a senti le
paradoxe: les maîtres dont dépendait sa carrière future souhaitaient
encourager et généraliser la pratique de la traduction «élégante», à
mi-chemin entre les ambitieuses traductions littéraires selon la
tradition de Delille, et les versions scolaires dépourvues des atours
indispensables à l'écriture rhétorique classique réimposée dans
l'enseignement. Par delà, il s'agissait de restaurer la place et le
prestige des langues anciennes, gravement atteints par les réformes
de l'enseignement proposées par la Convention, lesquelles
accordaient la prééminence au français, langue nationale, et avaient
pratiquement supprimé la rhétorique dans le cursus scolaire. D'où la
recherche de compromis prudents dont nous trouverons un écho dans
la version publiée de la thèse.
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Sous quelque forme qu'ils se présentent, les textes
requièrent un traitement circonspect, non seulement parce que le
chercheur se doit de privilégier leur conceptualisation historique,
mais également parce que ce sont des expressions spécifiques d'un
savoir aux présupposés sous-jacents. La reconstruction de ces
derniers est forcément hypothétique, d'autant plus qu'il peut s'agir
de savoirs inconsciemment informulés, de savoirs censurés, même
de savoirs oubliés. Le non-dit évoqué par Michel Foucault
(Foucault, 1966) doit donc être défini sur une toile de fond élargie,
l'épistémè de l'époque qui permettra dans le meilleur des cas
d'avancer de prudentes hypothèses quant au contenu de ces
présupposés. Comme exemples, on peut se référer ici aux articles
encyclopédiques sur la traduction: leur examen comparé sur une
période suffisamment longue, qu'on peut faire commencer par
PEncyclopédie, révélera des écarts que n'expliquent pas assez les
différences des théories. Ainsi, comment s'est opérée, dans un
espace forcément restreint, la sélection des informations? Est-elle le
fait exclusif du rédacteur? Et comment celui-ci a-t-il été désigné?
Quelles ont été envers lui les consignes de ses commanditaires, le ou
les éditeurs scientifique et commercial?
3. Contenus et contextes
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multidimensional aspect. Linguistic history is not a matter of an
evolution of ideas along one time axis, but is a complex bundle of
developments (of ideas and of techniques) along various time
axes. (Swiggers, 1990, p. 27)
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développement et transformation, souvent au travers de contacts
avec d'autres disciplines ou sous l'effet de contraintes externes. La
psychologie cognitive a développé en l'occurrence un modèle
d'analyse fondé sur l'observation détaillée (et renouvelée dans des
conditions historiques variables, portant sur plusieurs disciplines),
d'un processus d'extension métaphorique de concepts de base
propres à une discipline: cette extension s'obtient par l'association
de ces concepts à d'autres, désignant des pratiques différentes,
donnant lieu à ce que Max Black appelle des «archétypes»:
Les vues de Black ont été appliquées par Raymond van den
Broeck à l'analyse du processus de la traduction en termes de jeu,
analyse conçue par Jiri Levy et adoptée ensuite par plusieurs
chercheurs, dont James Holmes: «translation is a decision process»
(1967). Il va de soi que Levy, comme d'autres avant lui,
n'ignoraient pas que toute traduction implique des «choix», selon
une terminologie usuelle. Mais c'est le repérage dans la théorie du
jeu d'une série de concepts de base appropriés et formant réseau qui
a déterminé leur transfert au domaine traductologique: ainsi des
concepts comme «consecutive situations», «decision», «selective
instructions», «minimax strategy» ont résulté en un nouveau modèle
du processus de la traduction. Et ce modèle a été développé en une
théorie générale grâce à des emprunts à la sémiotique, permettant la
distinction au sein du processus traductif d'une triple dimension:
sémantique, syntaxique et pragmatique.
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Que nous enseigne un tel exercice? En d'autres termes,
qu'apporte à l'analyse de la formation d'une théorie une discipline
comme la psychologie cognitive? Sommes-nous désormais en
mesure d'«expliquer» de manière satisfaisante la naissance d'une
théorie comme celle de Levy? La réponse est prudemment
affirmative à une condition près5: que l'historien choisisse
clairement sa démarche en fonction de son projet de lecture. Or, si
ce dernier, comme c'est le cas en l'occurrence, se propose la
reconstruction optimale du champ conceptuel d'un théoricien
d'époque, ses ambitions doivent se limiter à cet objet précis, laissant
ouverte la voie à d'autres démarches qui procéderont à une sélection
et analyse différentes d'objets découpés dans le même champ
réflexif.
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suffisamment nombreuses et systématiques6. On ne doit pas dès lors
s'étonner que le traductolôgue contemporain ait souvent peine à
dissimuler son irritation devant ce qui lui paraît être une
sempiternelle répétition de problèmes mieux définis et résolus
aujourd'hui:
4. Sur l'évolution
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la mémoire et l'oubli de faits historiques, en l'occurrence des
théories de la traduction. Ces questions n'affleurent qu'indirectement
le travail de l'historien lorsqu'il s'agit de structurer un corpus selon
une certaine périodisation. Il adoptera les grandes divisions de
l'histoire culturelle (Antiquité, Moyen Âge, Renaissance,
Classicisme, etc.), ou bien il distinguera de grands axes théoriques
qui lui paraissent globalement dominer des périodes plus souplement
distinguées: la théorie de l'imitation, celle de la traduction-
appropriation, de la traduction créatrice, etc. (voir Ballard, 1992).
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l'événementiel et le conjoncturel sont notamment proposées par les
études de Copeland (1991) et de L. Korpel (1992)
25
convergences de théorie et de méthode ont été interprétées comme
un savoir homogène, disposant aussi d'une expression canonique10.
5. La question de la valeur
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d'instrument d'évaluation des théories modernes, ou réduire, au
moins, les acquis de celles-ci à des proportions plus modestes que
celles qu'elles s'étaient attribuées.
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Certes, la position subordonnée de la traduction n'est pas
une invention du XIXe siècle; mais au moins elle se trouve, par le
biais du comparatisme, plus solidement cantonnée dans des limites,
longtemps incontestées voire transmises à notre siècle, d'une
tradition de pensée dominée par la rhétorique. On comprend mieux
dès lors le désir latent des contemporains de dérober l'étude de la
traduction à ce passé, et de la plier à des critères scientifiques
actuels de disciplines dominantes, dans l'espoir d'une revalorisation
de la réflexion traductologique. On comprend que celle-ci ait écarté
la conception de la traduction comme «art», qu'elle ait fait peu de
cas de la riche tradition de l'imagerie traductologique (D'hulst,
1993), laissée pour compte par la linguistique historique, et ensuite
par la linguistique structurale ou les études littéraires qui avaient
rompu avec une conception stylistique de la rhétorique, la
«rhétorique retreinte» aux figures (Genette, 1970).
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l'historiographie méritent un meilleur sort; on doit espérer qu'elles
bénéficieront davantage sinon pleinement, cette fois-ci, du retour
récemment observé de la perspective historique dans les sciences
humaines.
Références
BALLARD, Michel (1992). De Cicéron à Benjamin. Traducteurs,
traductions, réflexions. Lille, Presses universitaires de Lille.
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D'HULST, Lieven (1990). Cent ans de théorie française de la
traduction. De Batteux à Littré (1748-1847). Lille, Presses
universitaires de Lille.
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KORPEL, Luc (1992). Over het nut en de wijze der vertalingen.
Nederlandsevertaalreflectie (1750-1820) ineen Westeuropeeskader.
Amsterdam-Atlanta GA, Rodopi.
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SECHE, Léon (1905). Lamartine de 1816 à 1830. Elvire et les
«Méditations». Paris, Société du Mercure de France.
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l'analyse sur des corpus exhaustifs, ce qui implique de prendre en
considération des sources traditionnellement négligées ainsi que les
disciplines connexes. En second lieu, on plaide ici en faveur d'une
interaction réfléchie entre concepts contemporains et historiques en
faisant jouer à ces derniers un rôle complémentaire et non pas de
substitut. Les relations entre contenu et contexte peuvent être
décrites selon le même principe. En troisième lieu, l'article analyse
certains problèmes que posent la nature évolutive des théories et leur
constitution en «paradigmes». Enfin, le modèle de progrès
prédominant dans les théories contemporaines de la traduction est
critiqué et confronté à une perspective sur l'évaluation déterminée
par des facteurs historiques proprement dits parmi lesquels le facteur
contextuel qui fait ici l'objet d'une analyse particulière.
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