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François-Xavier Colin, HIS 015, compte-rendu de lecture.

Saïd, Edward, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005 (édition
originale 1978), 423 p.

A la suite du onze septembre 2001, se sont multipliées les diffusions sur Internet de

vidéos de conférences par des soi-disant spécialistes américains de l’islam dont les arguments

très simples visent à persuader leur auditoire que l’islam est une religion de violence1. Pour

tout auditeur de ce type de conférence, sans formation spécifique sur le sujet, une

démonstration simple, solide, fondée sur une analyse textuelle des textes fondateur de cette

religion peut sembler très convaincante. Mais une telle approche se situe en fait dans une

tradition bien établie de description fausée de l’islam, de l’Orient islamique par l’Occident et

ses experts. Cette tradition porte un nom : l’orientalisme. Ce phénomène est analysé dans

l’ouvrage du même nom écrit par Edward Saïd et publié en 1978. Réédité à de multiples

reprises depuis, il est devenu un classique. D’origine palestinienne, Edward Saïd enseignait la

littérature comparée aux Etats-Unis.

L’Orientalisme décrit la genèse, l’histoire et l’actualité de l’orientalisme,

représentation par l’Occident, d’abord l’Europe puis l’Europe et les Etats-Unis d’un Orient

imaginé, en décalage avec la réalité de l’Orient. L’orientalisme peut désigner trois choses qui

sont pour Saïd fondamentalement liées. C’est l’étude universitaire de l’Orient, une distinction

1
Par exemple : Robert Spencer démonte l'Islam - sous-titré [1/3] fitna [En ligne]. [s.l.] : [s.n.],
2008.
< http://www.youtube.com/watch?v=H6fmLfoMpYk&feature=youtube_gdata_player >
(consulté le 15 Décembre)
fondamentale entre « Orient » et « Occident » à l’origine de figures de la littérature, c’est

enfin un rapport de domination par l’Occident de l’Orient fondé sur la définition d’un savoir

orientaliste autorisé. Cette dernière acception, qui est au cœur du dispositif se fonde sur la

notion de discours au sens de Michel Foucault, qui implique que le savoir a une dimension

fondamentalement politique. Dans cette perspective, la pensée est indéfectiblement liée au

pouvoir :

« si l’on étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est


incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique
qui a permis à la culture européenne de gérer – et même de
produire – l’Orient du point de vue politique sociologique, militaire,
idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a
suivi le siècle des Lumières. Bien plus, l’orientalisme a une telle
position d’autorité […] que personne ne peut écrire, penser, agir en
rapport avec l’Orient sans tenir compte des limites imposées par
l’orientalisme à la pensée et à l’action. Bref, à cause de
l’orientalisme, l’Orient n’a jamais été, et n’est pas un sujet de
réflexion ou d’action libre. » (p15)

Saïd organise sa démonstration en trois grandes parties structurées chronologiquement

et allant de la généralité à des exemples précis puisés dans la littérature, la littérature de

voyage et la production académique. Il utilise principalement deux approches : l’analyse

littéraire des textes et la contextualisation historique, géographique et culturelle de la

production de ces textes. La première partie introduit le cadre général dans lequel

l’orientalisme a émergé. Il s’agit d’un certain rapport à la pensée et à l’action mis en place par

les Français et les Britanniques dans leur construction d’un savoir sur le Proche-Orient. Pour

les Européens, le rapport entre l’Europe et l’Orient est très tôt marqué, du fait des croisades

notamment, par l’influence d’une logique de confrontation entre « eux » et « nous »,

matérialisée mentalement et réellement par la frontière, une frontière géographique voulue et

imaginée qui n’est pas entre égaux, mais qui implique l’infériorité de l’Orient.
Ensuite, Saïd se penche sur quelques grandes figures des débuts l’orientalisme.

Erudits, voyageurs, écrivains et hommes politiques peuplent ce tableau de l’orientalisme du

XVIIIe et du début du XIXe siècles. Pour Saïd, le fait que ces individus soient enserrés dans

des institutions sociales, culturelles et politiques constitue la raison principal de l’émergence

de l’orientalisme, de son développement et de sa persistance. La liste conséquente de ces

orientalistes n’est pas exhaustive. Les savants de cette première phase comme Silvestre de

Sacy ou Renan fondent l’orientalisme comme discipline scientifique. L’étude de l’Orient

devient alors partie des disciplines scientifiques. Elle est largement fondée sur l’exhumation

de textes et la reconstitution de l’Orient à partir d’un corpus de textes fragmentaires. Cette

phase est marquée par le souci de répandre un message d’autorité sur l’Orient et sur le souci

de définir ce qui entre dans l’orientalisme et est ainsi crédible : ce qui garde un souci de

généralité, un respect pour le savoir-constitué de l’orientalisme, une légitimité ultime fondée

sur la philologie. Au cœur des présupposés se trouve un ensemble de généralités sur l’Orient :

violence, indolence, sensualité, infériorité raciale, etc. Cette approche ethnocentrique va alors

influencer tous les intellectuels se penchant sur l’Orient, ce jusqu’à Karl Marx. Ensuite Saïd

se penche sur les voyageurs qui produisent des descriptions dans la lignée de l’orientalisme

qui seront à la base de l’utilisation du topos de l’Orient dans la littérature occidentale.

Dans la dernière partie, Saïd se penche sur la persistance de l’orientalisme à l’époque

contemporaine. Il montre que la pesanteur des institutions (bibliothèques, instituts de

recherche, maisons d’éditions, etc.) et le processus cumulatif ont contribué fortement à la

persistance et au renforcement de l’orientalisme en Occident. La nouveauté étant certains

thèmes comme l’impossibilité de la modernisation autonome de l’Orient, ou son inaptitude

intrinsèque à la liberté. Une autre nouveauté est le caractère auto-réalisateur de la prophétie

orientaliste ainsi que l’intégration par les élites de cet espace géographique vaguement défini

des schémas de pensée de l’orientalisme par le biais de leur éducation dans les universités
occidentales et également au travers de la diffusion de la culture populaire américaine,

véhicule de la figure de l’Arabe musulman, vecteur de tous les clichés de l’orientalisme.

L’ouvrage de Saïd est une contribution intellectuelle majeure pour tout chercheur dont

l’objet d’étude se situe dans une autre culture que la sienne, cette contribution n’est pas

simplement de l’ordre de l’historiographie ou de la critique littéraire, elle touche au cœur de

toute entreprise intellectuelle de production d’un savoir. Par son illustration du caractère situé,

politique de la production de savoir, Saïd invite tous ses semblables à conserver un regard

critique systématique sur tout savoir hérité. En démontant les mécanismes variés et subtils de

l’imposition d’une image de l’autre à l’autre par la culture, par la société, au travers de

rapports de dominations politiques (contexte de colonisation formelle ou non), Saïd en vient

presque à persuader son lecteur de la vanité de telles poursuites intellectuelles. Parce que la

pensée est fondamentalement politique, structurée de façon binaire, tentée de succomber à la

généralisation et à la catégorisation que l’héritage intellectuel propose, il semble extrêmement

difficile de produire un savoir positif sur l’autre qui soit ancré dans le réel, qui soit libre de

tout discours. Très concrètement, aller au bout de la logique saïdienne peut conduire à

déconsidérer au point de les ignorer les archives et publications coloniales ou orientalistes et

à remettre en cause radicalement et définitivement tout travail intellectuel sur autre que soi

financé, organisé et effectué dans une université en Occident parce que ce travail intellectuel

est fondé sur des présupposés, des catégories intellectuelles fondamentales, un héritage, un

rapport à la vérité qui sont faussés par refus d’admettre leur nature politique. C’est

approximativement la logique qui conduit aux Subaltern Studies.

L’ouvrage de Saïd a été publié à un moment où la décolonisation par l’Occident était

largement achevée. Un orientalisme conscient, identifiant l’étude érudite d’un lieu aux

intérêts expansionnistes politiques d’un Etat ne pouvait plus survivre consciemment. Pourtant

les schémas sous-tendant l’orientalisme restaient fondamentalement à l’œuvre. Cependant,


l’analyse de Saïd est critiquable pour plusieurs raisons et principalement parce qu’elle est

unilatérale, c’est-à-dire qu’elle tend à prendre le rapport de l’Europe à l’Orient islamique

pour l’étendre quasiment au reste du monde. Saïd ne prend pas en compte par exemple le fait

que avec la sinologie, tradition de pensée de la Chine en Europe qui naît au moment des

Lumières permet une sortie de l’ethnocentrisme par une référence à l’autre, un autre

appartenant à une civilisation chinoise pas forcément perçue de manière juste, mais en tout

cas pas de manière inférieure (même si cet « extrême-orientalisme » semble avoir aussi connu

une phase conforme à l’analyse de Saïd). Plus fondamentalement, se passer de l’étude des

grands voyageurs et producteurs de savoir sur la Chine, conduirait à une amputation de

l’histoire de la Chine de leur époque. Pour Chen Xiaomei2, un « orientaliste » comme Matteo

Ricci produit des ouvrages qui sont le fruit de 30 ans d’acculturation en Chine et qui offrent

aux Chinois l’image d’une Chine telle qu’ils voulaient se la représenter. A l’inverse, un

converti chinois, Xu Guangqi, reconstruit l’Occident en une sorte d’entreprise occidentaliste.

Pour Chen Xiaomei, l’« Autre » et le « Moi » gagnent à être en dialogue constant.

L’ouvrage de Saïd ne peut être ignoré et ni accepté sans critique. Il fait partie des

ouvrages fondamentaux pour la réflexion des historiens(notamment) sur leur propre pratique.

2
Mentionnée par Nicolas Standaert, « New Trends in the Historiography of Christianity in China », in The
Catholic Historical Review, vol 83,no4 (Oct. 1997), p577.

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