Professional Documents
Culture Documents
Cliniques méditerranéennes, 64
Mouzayan Osseiran-Houbballah
74 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 64
L’HISTOIRE DE FARID
Farid est un grand jeune homme très mince, âgé de 35 ans. Il a un visage
aux traits réguliers mais crispés et ses gestes sont contenus par une cigarette
qui ne s’éteint jamais. Il se dégage de lui l’impression d’un malaise intérieur
profond à la fois réprimé et cependant « offert ».
Il raconte son histoire qui recoupe celle de son engagement dans la
guerre civile sur un mode haineux, où l’affect fluctue entre rage et culpabi-
lité.
« Occasionnellement », c’est-à-dire quand il a besoin d’argent, Farid est
chauffeur de taxi. Célibataire, il vit toujours dans la maison familiale.
Aîné de sept enfants, il ne garde de son enfance que de mauvais souve-
nirs. Avec son père, il avait une relation de terreur. Celui-ci était sombre,
sévère, le frappant pour la moindre faute. Farid n’osait pas le regarder, il
pense que son père était un monstre.
« Relation de terreur », « monstruosité », donc. Deux métaphores pater-
nelles assez terrifiantes qui marquent au fer (comme on le verra par la suite)
les actes et l’histoire de ce combattant.
À 13 ans, Farid a décidé de ne plus aller à l’école. Il était dans une situa-
tion d’échec scolaire difficile à vivre. À 15 ans, il a fait une tentative de sui-
cide. Une question se pose : que s’est-il passé pendant la pré-adolescence et
l’adolescence comme changements physiques et psychiques qui l’ont amené
à prendre la décision consciente d’attaquer son corps avec l’intention de
mourir comme conséquence de cette attaque ?
Entre 14 et 15 ans, Farid a perdu son père. Il a oublié la date. Cette date
réveillerait-elle en lui sa rencontre « réelle » avec l’accomplissement de son
vœu de meurtre à l’égard de ce père ?
Ainsi, l’adolescence a été marquée par l’échec scolaire, la dépression, le
suicide, la mort du père, mais aussi par la mort tragique du frère cadet.
Farid insiste sur l’ancienneté et la permanence d’un malaise qui fait coïn-
cider le trouble qu’il ressent avec le trouble qu’il a ressenti. Il était en train de
crier son malaise à travers une enfance malheureuse où déjà « son corps »
subissait la fureur et la terreur de l’autre (paternel) au nom de l’Autre (Dieu).
Toutefois, il convient de remarquer que le moment évoqué comme mar-
quant le début de troubles avec son corps, « la rupture », est celui où une
bombe a déchiqueté le corps de son frère.
Il dit : « J’ai continué à vivre dans la souffrance jusqu’au moment où une
bombe a déchiqueté le corps de mon frère… À cet instant, j’ai senti que je
Maquette Cliniques Mèd 18/07/05 13:07 Page 75
n’avais plus d’âme, je suis devenu un autre… J’avais l’impression que mon
âme s’était séparée de mon corps… Je n’avais qu’une idée en tête : me ven-
ger. »
Si je m’arrête sur cette énonciation, c’est parce qu’elle constitue, me
semble-t-il, la toile de fond de cette haine fratricide à l’égard de l’autre à la
fois semblable et étranger, dont la transformation en déchet induit une jouis-
sance déshumanisante à laquelle le sujet s’identifie.
En effet, on peut comprendre cette énonciation littéralement de la
manière suivante : « J’ai continué à vivre dans la souffrance jusqu’au moment
où mon frère est mort. » Farid ne se rend pas compte de l’ambiguïté de ce
qu’il dit, à savoir que l’événement malheureux de la mort de son frère a
représenté pour lui une délivrance.
Et, pour satisfaire son désir de vengeance, Farid trouve un cadre idéal, la
guerre civile, dans laquelle vont se jouer tous ses conflits.
La vengeance est devenue son seul objectif : elle lui permet à la fois d’as-
souvir sa haine de l’autre – dont son frère était alors la cible – et de sauve-
garder son amour pour le frère mort. Cette dichotomie entre haine et amour,
entre âme et corps et entre vie et mort est devenue pour lui une sorte de nou-
velle structure déterminant son mode de fonctionnement dans la vie.
De ce fait, la lutte fratricide inconsciente entre ces deux frères (aîné et
cadet) rappelle le drame de Caïn et Abel, avec pour différence la réalisation
de l’acte de mort. Dans le mythe de Caïn et Abel, le meurtre se produit dans
la réalité : Caïn tue son frère Abel 1. Tandis qu’ici, Farid tue fantasmatique-
ment son frère. La bombe qui déchire le corps de celui-ci vient exaucer un
souhait ardent chez lui. Par ailleurs, le dévoilement subit et violent de son
fantasme inconscient l’atteint dans son corps même.
Une sorte de dédoublement s’effectue entre les corps de ces deux frères.
Son propre corps devient cadavre, comme celui de son frère. Celui-ci est « un
double semblable… réel projeté sur une surface extérieure 2 ».
« Mon corps s’est séparé de mon âme », c’est-à-dire qu’il ne sentait plus
son corps. Le corps est alors devenu comme mort, déchet comme le corps de
l’autre. Cependant, il était là pour le constater.
C’est l’accident, à entendre ici dans le sens qui a prévalu depuis Aristote
jusqu’à la fin du XIIe siècle, celui de « hasard malheureux ». « L’accident, tout
76 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 64
78 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 64
13. En Orient, le fils aîné, en général, nomme son fils aîné par le prénom de son père. D’emblée,
il est désigné par une nomination qui porte le mot père : abou, et le prénom de son propre père.
Par exemple, Abou Ali : abou, père ; Ali étant le prénom de l’aïeul et du fils.
14. J.J. Rassial, 1990.
15. R. Gori, 1993, p. 55.
Maquette Cliniques Mèd 18/07/05 13:07 Page 79
16. Ibid.
17. Ibid., p. 51.
Maquette Cliniques Mèd 18/07/05 13:07 Page 80
80 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 64
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Résumé
La fin du XXe siècle est marquée inéluctablement par ces nouveaux « instruments de
mort », les enfants-soldats que l’adulte utilise dans ses guerres.
L’auteur analyse, à partir de ses rencontres au Liban avec quelques ex-enfants-soldats,
cette horreur entendue dans leurs actes de terreur, qui frappe au plus intime et qui
induit une jouissance déshumanisante, une jouissance interdite dans laquelle la majo-
rité d’entre eux ont été impliqués.
À travers la présentation de l’histoire d’un ex-enfant-soldat, l’auteur s’interroge éga-
lement sur la filiation de cette terreur – de père en fils –, qui marque au fer les actes
de ce dernier. Par leur répétition compulsive, ceux-ci font revenir la terreur du père
qui, faute d’avoir pu être symbolisée, est restée « forclose » dans le psychisme du fils.
Mots clés
Guerre civile, relation de terreur, haine fratricide, jouissance interdite, passion narcissique,
souffrance psychique, meurtre collectif.
Maquette Cliniques Mèd 18/07/05 13:07 Page 81
Summary
The end of the 20th century was inescapably marked by these new « instruments of
death », the child-soldiers used by adults in their wars.
Based on interviews with a number of former child-soldiers in Lebanon, the author
analyses the implicit horror of their acts of terror, that strikes so intimately and leads
to a deshumanising pleasure, a forbidden pleasure in which the majority of them
were involved.
The author also investigates, through a presentation of the story of one of these for-
mer child-soldiers, the filiation of this terror – from father to son – that permanently
brands the acts of the latter. By their compulsive repetition, they bring back the terror
of the father which, not having been symbolised, has remained « debarred » from the
psyche.
Key words
Civil war, relationship of terror, fratricidal hatred, forbidden pleasure, narcissistic passion,
psychic suffering, collective murder.