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Édito

Refonder le travail social


C e numéro 1000 devait rendre compte d’un colloque
initialement prévu les 14 et 15 octobre 2010 que
nous pensions intituler « Les États généraux du travail
social. Apprendre à faire face ensemble ». Après plu-
sieurs mois d’échange, de confrontation et de débat au
sein d’un groupe de pilotage composé d’acteurs profes-
sionnels locaux qui ont toujours soutenu Lien Social de-
puis plus de vingt ans (1), l’argumentaire tombait comme
un constat cinglant. « Un vent mauvais souffle sur le tra-
vail social : l’économie de marché incontournable, la sé-
curité envahissante, les contraintes réglementaires et les
coupes budgétaires plombent l’action sociale et nous
mettent sous pression. Pouvons-nous, à la fois, caution-
ner la productivité à tous crins en tant que citoyen et
être, comme travailleurs sociaux, au côté des exclus ?
Nous faut-il attendre et voir venir ? Obéir ? S’adapter ?
Jean-Luc Martinet, Évoluer ? Renier notre histoire ? Entrer en résistance ?
directeur de la rédaction. Refonder le travail social ? Chaque jour nos pratiques,
nos formations, nos engagements, nos convictions,
notre éthique sont confrontés à ces questions. Allons
nous rester les bras croisés ? »
Face à la frilosité des fonds d’assurance formation qui
ne financent plus le débat d’idées, nous avons renoncé
à l’organisation de cette manifestation qui faisait peser
sur Lien Social des risques financiers que nous n’étions
pas en capacité d’assumer. Finies donc les grandes ren-
contres de professionnels organisées par Lien Social
comme les Etats généraux des éducateurs en 1992 (2400
Le travail social participants), les Assises du travail social en 1996 (2800
participants) et entre les deux, les forums Educ acteur
n’est en aucune (1993) et Formation et lutte des places (1994). L’air du
temps est aux formations catégorielles, techniques, pra-
manière soluble tiques, scolaires, et non transversales dans la confron-
tation des pratiques professionnelles. Et pourtant on y
dans ses craintes, croyait. Parce que ce désir de croiser ses expériences,
ses doutes, ses doléances, ses projets, ses coups de
il porte haut son gueule… existe bel et bien et nous le relayons toutes
les semaines dans les colonnes de Lien Social depuis
énergie, sa créativité, plus de 22 ans.

sa détermination. L’actualité sociale autrement


Lien Social a été fondé par un groupe de travailleurs so-
ciaux toulousains, éducateurs spécialisés, kinésithéra-
peute, psychologue… Tous acteurs et militants dans une
grande association régionale de l’éducation spécialisée.
Le premier numéro paraît le 13 octobre 1988. Le concept
sociologique de lien social — actuellement ressassé
sur tous les tons, accommodé à toutes les sauces des
instrumentalisations politiques — n’existait pas encore
à l’époque et tout naturellement, ce lien que nous vou-

8 LIEN SOCIAL n°1000-1001 - 13 janvier 2011


Le travail social aujourd’hui

lions créer entre les professionnels du secteur social et forme la société et bouleverse l’action sociale ? Tous
médico-social nous est apparu évident. Il s’est traduit les jours nous sommes témoins des attaques à l’en-
par le dépôt du titre Lien Social, le forum social du jeudi. contre du travail social. Politiques sécuritaires dans
Au tout début, nous pensions faire écrire les travailleurs les domaines de la délinquance et de la psychiatrie.
sociaux sur leur pratique et leur engagement profession- Désengagement de l’Etat dans les politiques sociales.
nel. Très vite, il a fallu se rendre à l’évidence : l’écriture Législations vertueuses non suivies d’effet (la loi Dalo
n’est pas le point fort des travailleurs sociaux… ! (même par exemple). Contrôle social des populations : pauvres,
si les pages Rebonds inclinent à penser ponctuellement immigrés, jeunes… Dépistage précoce de la délin-
le contraire…) Si le noyau dur du départ était consti- quance. Répression au détriment de l’action éducative.
tué de professionnels en exercice encore présents au- Evaluation, expertise sur le modèle marchand.
jourd’hui (2), nous avons été amenés à travailler aussi Le malaise chez les travailleurs sociaux ne date pas
avec des journalistes professionnels présentant une d’aujourd’hui. Déjà, en 1972 la revue Esprit (3) s’inter-
appétence pour “le social”. Aujourd’hui Lien Social est rogeait sur ces « nouveaux hussards de la République »
riche de cette double culture qui lui permet de proposer et leur capacité « d’inventer de nouvelles solidarités,
des analyses de fond et des reportages de terrain à la un nouveau militantisme ». Coincés entre une éthique
fois critiques et professionnels. Cet espace de débat, et une déontologie au service des personnes et les
d’initiatives et d’échanges de savoir-faire entre experts orientations politiques de plus en plus affirmées visant
et témoins fait de Lien Social depuis plus de vingt ans le à une normalisation, une régularisation et un contrôle
forum des travailleurs sociaux. des populations, au point parfois de rendre l’usager res-
Son fondateur, André Jonis, éducateur spécialisé, qui di- ponsable de son sort, les travailleurs sociaux se deman-
rigea Lien Social de ses débuts à juillet 2005, moment dent bien à quoi peuvent-ils encore servir ? Si certains
de son départ à la retraite, a su par sa conviction et son professionnels se sont laissés envahir par la résignation,
opiniâtreté maintenir cette orientation rédactionnelle non d’autres comme Solange, assistante sociale, estiment
sans difficultés financières, car Lien Social reste l’un des qu’aujourd’hui « les contraintes dans le travail social
seuls organes de presse du secteur à être totalement in- sont telles qu’il est difficile de résister pour ne pas être
dépendant. Pendant toutes ces années, il a gardé le cap de simples exécutants. C’est pour cela que je me suis
original et pertinent d’une revue innovante pour le sec- lancée dans des luttes collectives, des engagements po-
teur, prenant parfois des risques nécessaires à sa survie. litiques et syndicaux. » Et Jacques Ladsous d’enfoncer
le clou « si les professionnels se coulent dans ce moule
Le travail social aujourd’hui actuel, c’est foutu » et en appelle à la créativité qui fera
Dans ce numéro 1000 nous avons voulu, à partir de l’ar- « office de résistance ». C’est effectivement dans chaque
gumentaire développé plus haut, proposer un espace de service, dans chaque établissement, dans chaque asso-
parole, de confrontation et de débat, où professionnels ciation, dans chaque collectivité que les professionnels
et experts sont venus croiser expériences, doléances, ré- du travail social doivent adopter une posture du non et
sistances, créations et bien sûr perspectives et projets. proposer des alternatives pour défendre « la spécificité
Robert Castel, sociologue, directeur d’études à l’Ecole du travail social comme service public » (4). Au-delà de
des hautes études en sciences sociales, a accepté d’en ce combat quotidien « les travailleurs sociaux doivent
être le rédacteur en chef invité. Il nous livre, dans une se réapproprier une parole politique », comme le reven-
longue interview, ses diagnostics sur l’insécurité sociale dique le mouvement MP4. Cette parole doit s’exprimer
et son corollaire l’exclusion, ou plutôt — car il n’aime dans des espaces collectifs, en dehors de tout corpo-
guère ce terme — ce qu’il appelle la désaffiliation, qui ratisme, pour expliquer les difficultés du travail social,
frappe les individus « par défaut ». Son analyse de la les doutes, les exigences, les revendications là où les
crise « dans laquelle nous sommes aujourd’hui profon- décisions se prennent, là où le politique décide.
dément installés » permet d’envisager des possibles si En effet, le travail social n’est en aucune manière soluble
l’intervenant social se positionne comme « un défenseur dans ses craintes, il porte haut son énergie, sa créativité,
des droits ». Car, précise-t-il, « les travailleurs sociaux, sa détermination. n
représentants de l’État social, ont en charge des indivi-
dus en difficulté, mais ce ne peut pas être dans le cadre
d’une logique commerciale d’échange se mesurant au (1) Dont Françoise Lumeau, Martial Chenut,
culte du résultat… Si cette référence au droit était aban- Christian Dulieu et Patrick Menchi que vous retrouverez
donnée, nous entrerions dans cette logique de marché, dans une table ronde dans ce numéro.
à laquelle une place de plus en plus grande est actuelle- (2) Jean Cartry, Philippe Gaberan, Joël Plantet, Guy Benloulou,
ment réservée. Alors, ce serait le risque d’abandonner ce Mireille Roques, Jacques Trémintin, Katia Rouff.
qui a constitué le travail social au sens noble du terme. » (3) Pourquoi le travail social ? Esprit avril-mai 1972.
Comment alors résister à la marchandisation qui trans- (4) Robert Castel dans ce numéro.

13 janvier 2011 - LIEN SOCIAL n°1000-1001 9

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