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retrouver les individus dans leur infinie qualifie les comportements des exécuteurs de
diversité et mettre en lumière leurs interdé- la Shoah « de face-à-face » (policiers du
pendances. 101e bataillon déjà étudiés par C. R. Browning,
gardes des camps et des marches de la mort):
ceux-ci ont accompli leur mission avec zèle et
Des perspectives révolutionnaires?
cruauté; or une part importante de ces agents
Dans les deux cas de figure, les auteurs usent n’ont pas été des cibles privilégiées de l’endoc-
d’un style vif sinon virulent, présentent avec trinement nazi; donc il faut lire cette «culture
clarté et fermeté leurs positions (ce qui favo- de cruauté » comme un symptôme de leur
rise à l’évidence la discussion) et, surtout, haine, et cette haine n’a pu être aussi intense
entendent révolutionner l’analyse de leur que parce qu’elle a été l’objet d’une longue
objet canonique3, ce qui les conduit à faire imprégnation dans la société allemande, anté-
silence quand ce n’est pas table rase de l’histo- rieurement à l’arrivée au pouvoir des nazis. Le
riographie existante. Une histoire « renouve- postulat de D. Goldhagen consiste à considérer
lée » de la Première Guerre mondiale ne peut que l’étude des tueries «en face-à-face» repré-
« qu’être, d’emblée, une entreprise de démoli- sente un terrain privilégié (le seul?) pour discu-
tion » 4. D. Goldhagen écrit qu’« expliquer ter de ce que les tueries anonymes et bureau-
l’Holocauste demande une révision radicale cratisées des camps laisseraient dans l’ombre,
de ce qui a été écrit à ce jour » (p. 16). voire minoreraient : les motifs et systèmes de
Si une telle révolution est nécessaire, c’est que représentations des tueurs, inférés de l’exposé
les trois auteurs posent d’emblée la nécessité des manifestations de cruauté. Le glissement
d’adopter un regard neuf sur les sources dis- de la description du comportement (en fait
ponibles, visant à débusquer une réalité qui immédiatement « mentalisé ») à l’attestation
aurait été jusque-là occultée : celle de la d’un état d’esprit est clairement posé: «il faut
cruauté des comportements5. expliquer non seulement les tueries, mais aussi
La thèse centrale de D. Goldhagen consiste, la façon dont les Allemands ont tué. Bien sou-
on le sait, à expliquer la survenance de la Solu- vent, le comment répand une grande lumière
tion finale sous le régime nazi par l’existence sur le pourquoi» (p. 25). L’important est bien
d’une forme culturelle spécifiquement alle- de donner à voir la cruauté, car elle est l’indice
mande d’antisémitisme qu’il baptise «élimina- permettant d’attester la présence d’un senti-
tionniste ». Les nombreuses critiques de ment, la haine, lui-même reposant sur une
l’ouvrage se sont essentiellement efforcées de représentation partagée, l’antisémitisme.
démonter le simplisme monocausal de cette
thèse suivant une double démarche: d’une part L’exception contre la règle?
discuter la virulence, la prégnance et le carac-
tère généralisé de l’antisémitisme en Alle- C’est sur ce point précis que 14-18, retrouver
magne à partir des années 19106 ; d’autre part, la guerre, peut être adossé aux Bourreaux
développer l’objection suivante : « les exécu- volontaires 8. Comme D. J. Goldhagen, les
teurs ne furent pas tous allemands, les victimes deux auteurs disent changer l’angle de vue en
ne furent pas toutes juives »7. Par contre, les ne prenant pas pour objet principal d’analyse
fondements « dualistes » de cette conclusion la violence impersonnelle et mécanique cau-
n’ont été que peu discutés. En effet, si D. Gold- sée par l’artillerie (sauf du point de vue des
hagen construit la catégorie spéciale de l’anti- dégâts corporels qu’elle cause), en particulier
sémitisme « éliminationniste », c’est en lien parce qu’elle est soupçonnée de favoriser
logique direct avec la manière par laquelle il l’aseptisation des descriptions :
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Témoins
Jean Norton Cru, professeur de littérature et de tuelles erreurs factuelles. Roland Dorgelès qua-
langue aux États-Unis, est mobilisé en 1914 et lifie ainsi de « passe-temps de maniaque » ses
passe trois ans au front avant de devenir inter- classements des auteurs « par âge, profession,
prète pour les troupes américaines. Dès 1916, il régiment, valeur, éditeur, périodes, batailles ».
commence à lire les témoignages de guerre, Ailleurs c’est le principe du palmarès qui est
intérêt qu’il transformera, entre 1922 et 1928, moqué, la « formidable sottise du classeur »
en une gigantesque entreprise d’analyse cri- raillée. D’autres encore taxent son « insensibi-
tique d’un corpus de deux cent cinquante lité à l’art », stigmatisent son « étroitesse dog-
auteurs et trois cents volumes publiés matique », l’assimilent aux « nigauds du fichier
entre 1914 et 1928. Il fonde sa revue critique et de la note marginale » ou aux « historiens stu-
sur des principes précis : présence effective au pides qui font tenir la vie du monde dans un
front de l’auteur qui ne doit pas avoir un grade recueil de dates et de faits divers », quand il
supérieur à celui de capitaine, vérification de sa n’est pas exemplaire de « l’automatisme de
biographie personnelle et militaire, des détails l’industrialisme moderne »13.
topographiques mentionnés, objectivations sta- La controverse rebondira, sur des bases en fait
tistiques, maximisation du recours à la citation, comparables, après la nouvelle publication de
recoupement des sources. Son objectif consiste l’ouvrage par les Presses universitaires de
à livrer un jugement sur la valeur documentaire Nancy en 1993 (voir sur ce point la troisième
de l’ouvrage, et il s’efforce en particulier de tra- partie du Procès…, op. cit., « Les nouvelles lec-
quer ce qu’il appelle des « légendes de guerre », tures de Témoins, 1993-20 », pp. 255-283).
l’ensemble des exagérations, outrances, artifices Comme on le verra plus loin, A. Becker et
littéraires qui, selon lui, emplissent trop de S. Audouin-Rouzeau stigmatisent en J. N. Cru
récits. Au final, il livre un palmarès de ces deux un exemple « parfaitement représentatif […] du
cent cinquante auteurs suivant cinq catégories. souci d’aseptisation » et de la « complaisance »
L’étude, publiée en 192912, suscite dans les deux qui a prévalu, « chez les témoins d’abord, chez
années qui suivent un virulent débat utilement les historiens à leur suite », à l’égard de la vio-
remis en lumière par F. Rousseau dans Le pro- lence de guerre14. C’est dans cette même logique
cès des témoins (on se reportera à cet ouvrage que C. Prochasson dénonce la « révision » pure-
pour tout ce qui concerne l’histoire de ment « comptable » qu’aurait opéré l’auteur de
Témoins). En bref, J. N. Cru voit son souci Témoins en s’attachant à relativiser l’impor-
d’exactitude et d’objectivité (aussi tranché ou tance du corps à corps, des baïonnettes ou
discutable soit-il parfois) opposé à la valeur lit- l’existence de « flots de sang » et de « monceaux
téraire du récit, indépassable par-delà les éven- de corps » dans les combats du front.
mais aussi les désirs et pratiques sexuels mas- adossé l’immense consentement collectif de
culins, a bien souligné combien une approche 1914-1918 » (14-18, retrouver la guerre, p. 18).
par les marges pouvait avoir d’intérêt heuris- En effet, l’observation des violences interper-
tique15. La seule question qui vaille consiste sonnelles, parfois à l’arme blanche (p. 53),
ainsi à se demander ce que ce regard permet offrirait un accès privilégié à l’état d’esprit
de dévoiler et qu’une « approche comptable » (très vite « collectivisé ») des combattants :
laisserait inaperçu 16 . La réponse donnée « [La violence de guerre] est dévoilement,
consiste à soutenir que l’examen de pratiques révélation. Des sociétés entières s’offrent à
transgressives donnerait accès à des normes travers elle, pour peu que l’on veuille bien y
dominantes si naturalisées qu’elles ne sont regarder de près. Dans le paroxysme de la vio-
lence, tout est à nu, à commencer par les
que rarement explicitées positivement. Seule
hommes, dans leur corps, leur imaginaire,
une telle perspective permettrait d’exhumer leurs peurs, leurs ferveurs, leurs croyances,
« le socle des représentations auquel s’est leurs haines » (p. 25).
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Restait toutefois à attester cette acceptation talons), pas plus que continuer à faire la
consensuelle. C’est ici qu’intervient de nou- guerre et vouloir continuer à la faire, les
veau le glissement des comportements aux couples de mots peuvent être mis en regard,
états d’esprit, cette fois sous la forme du rap- et, de fait, en équivalence, suivant l’idée que
prochement grammatical entre termes phy- l’endurance à la guerre est une preuve pos-
siques et mentalistes mis en équivalence par sible d’assomption, parce que nulle action
les auteurs pour faire leur la formule « qui ne humaine ne saurait être privée de ses motifs
dit mot consent ». À de nombreuses reprises intérieurs :
dans le livre, on peut constater l’existence « […] À travers les motivations qui leur per-
d’adossements étonnants de mots qui pour- mettent de tuer leurs semblables et d’endurer
tant n’appartiennent pas au même registre la terreur de l’affrontement, on touche à
lexical : ainsi la violence est-elle « non seule- quelque chose d’essentiel : […] leurs représen-
ment massivement acceptée [...] mais mise en tations » (pp. 25-26).
œuvre » (p. 46) ; elle « s’est intégrée avec une Suivant cette logique, est-il exagéré de ren-
facilité déconcertante à la vie quotidienne de voyer de nouveau cette perspective à l’extra-
chacun, au point de se banaliser et d’être fina- ordinaire postulat de D. Goldhagen, asséné
lement assumée » (p. 47) ; « Des millions dès l’introduction : « Pour tuer un homme, il
d’êtres humains ont enduré et finalement faut être motivé, sinon on ne le ferait pas »
assumé cette violence, tout en contribuant à la (p. 32) ?
banaliser » (p. 49) ; « la vraie question » posée
par la guerre est de savoir « pourquoi, dans
l’immense majorité des cas, on a voulu et
Culture de guerre
continué à la faire »20. Ces rapprochements Si cette interprétation par inférence, com-
lexicaux (au sens physique de mettre côte à mune aux sciences sociales « compréhen-
côte) sont particulièrement problématiques, sives », a pour objet premier de dire le sens
parce qu’ils instaurent un lien qui n’a pas été (caché) des comportements observables en
démontré de ce qui est subi à ce qui est choisi, exhumant le « message » dont ils sont porteurs
du collectif à l’individuel, des pratiques à (les motifs mentaux des individus), elle tient
l’attestation d’un état d’esprit. À travers eux, également un rôle plus spécifique dans la
on perçoit bien la logique de la démonstra- démonstration, quoique non moins impor-
tion, reposant tout entière sur la formule de tant : fonder l’apparition chronologiquement
l’accord supposé dans le silence. Le consen- très rapide d’une « culture de guerre » dont les
sus peut rester muet, il n’a pas besoin d’être auteurs font, selon un renversement causal
dit (nouvel enrôlement des majorités silen- complet, l’opérateur explicatif quasi unique
cieuses ?) quand l’opposition demande, des comportements de guerre. En effet, pour
comme dans le cas des mutineries de 1917, répondre au problème de l’irruption d’un sys-
une « rupture déclarée », ouverte, consciente tème de représentations spécifique aux
d’elle-même. Tout se passe comme si endurer années 1914-1918 (et à elles seules), ils met-
n’était qu’une manifestation physique nor- tent en avant ce qui était jusque-là une « pièce
male du fait d’assumer la guerre, à l’instar de manquante » de l’historiographie : les « atroci-
l’action de claquer les talons par rapport au tés » allemandes commises dès les toutes pre-
verbe obéir. C’est pourquoi, bien qu’endurer mières semaines du conflit21. Ce seraient ces
ne soit à l’évidence pas la même chose exactions, « ou, plus exactement, la connais-
qu’assumer la violence (le rapport n’est pas sance que les opinions des pays belligérants
du même ordre qu’entre obéir et claquer les en ont eue » (p. 120), qui permettraient aux
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mentales et publiques d’une même représenta- De fait, on rencontre au long du livre très peu
tion culturelle, chaque terme soutenant l’autre d’institutions, pas beaucoup d’armée, moins
et inversement, que repose le système explica- encore d’État. Dans ce cadre, la propagande
tif de 14-18, retrouver la guerre. ne fait, là encore, que « traduire », en en étant
le produit, les « représentations dominantes
Une telle perception de la culture a évidem- du temps de guerre ». Celles-ci, à partir du
ment des effets majeurs du point de vue de la moment où elles sont repérables, sont consi-
mobilisation consensuelle des combattants, dérées, comme par décret, partagées et agis-
puisqu’elle l’explique à elle seule, sans que santes, sans que soient interrogés les proces-
cette mobilisation ne soit jamais le résultat sus par lesquels elles possèderaient ces
d’un travail, ni qu’elle ait besoin du répertoire qualités, ni l’idée qu’elles aient pu être le
d’action dont la sociologie des mobilisations résultat d’un apprentissage. C’est pourquoi, in
collectives s’est fait une spécialité d’analyse. fine, les auteurs peuvent conclure que « la
Ici encore, les auteurs mettent en avant une mobilisation des opinions entre 1914 et 1918
pièce manquante : les collections d’objets de n’est pas liée pour l’essentiel, à la contrainte, à
propagande collectés à l’Historial de la censure, à l’imposition autoritaire de sché-
Péronne. Ce seraient ces objets, achetés en mas d’interprétation » (p. 131).
nombre et parfois fort cher, qui permettraient
de mettre au jour le caractère « horizontal » et En faisant ainsi de la « culture de guerre » non
« spontané » de la propagande patriotique. plus un objet à expliquer mais le moteur
S. Audouin-Rouzeau et A. Becker notent même de l’explication, 14-18, retrouver la
bien qu’il « y avait donc eu des gens pour en guerre, fait écho aux analyses anthropolo-
imaginer les formes, pour les fabriquer en giques des cultures dans ce que celles-ci peu-
série, et bien plus de gens encore pour les vent avoir de plus problématique, comme le
acheter » (p. 130). Pourtant, on ne saura rien rappelait récemment Adam Kuper :
de plus de ces gens qui pensent, vendent et « Les difficultés deviennent plus aiguës
achètent ces objets. S’ils ont un intérêt, c’est lorsque, après les mises en garde obligées
parce qu’ils sont des biens circulant sur un contre un tel usage de la notion, la culture
glisse néanmoins de quelque chose qui doit
marché économique, et ne peuvent être
être décrit, interprété, et même peut-être
décrits comme le fruit d’un travail impulsé expliqué, pour devenir en elle-même la source
« d’en haut » et de manière « volontariste ». Le de l’explication. Dire cela ne revient pas à
jeu de l’offre et de la demande est ainsi mis au dénier le fait que certaines formes d’explica-
service de la thèse du texte culturel enfin tion culturelle peuvent être utiles, à leur place,
mais à souligner que le recours à la culture ne
retrouvé. Parce qu’il n’a pas d’entraves, le
peut offrir qu’une explication partielle des
marché « libre » vient redire le caractère « lar- manières par lesquelles les gens pensent et se
gement spontané » de la mobilisation : comportent comme ils le font […]. Les forces
politiques ou économiques, les institutions
« Mais avec l’objet “de propagande” [...], on
sociales, les processus biologiques ne peuvent
reste au contraire dans le domaine de l’offre et
pas être mis de côté, ou assimilés à des sys-
de la demande : nulle interdiction, nulle incita-
tèmes de savoirs et de croyances23. »
tion n’interviennent. Comment, dès lors, ne
pas prendre très concrètement conscience que Procédant ainsi, les auteurs achèvent égale-
ce que l’on appelle “la propagande” fut un ment de clôturer solidement leur compréhen-
processus horizontal autant que vertical, et
même, dans une certaine mesure, une grande
sion de la guerre à ce seul système, reprenant
poussée venue d’en bas, alimentée par un là encore certains travers des études d’anthro-
nombre immense d’individus » (p. 131). pologie culturelle. À la recherche des traits
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pantins28. De ce fait, et parce qu’il analyse des d’explication proposés par les « indigènes »,
actes judiciaires, le politiste américain adopte puisque tout se joue largement hors d’eux :
le principe de travail suivant : « La seule « en magie comme en religion, l’individu ne
méthodologie possible est d’écarter toutes les raisonne pas ou ses raisonnements sont incons-
dépositions disculpant leur auteur qui ne sont cients. [...] Nous pouvons nous retracer quel-
pas corroborées par d’autres » (p. 459). quefois le chemin couvert qu’ont suivi ses
idées, mais, pour lui, il n’en est généralement
Si les auteurs de 14-18, retrouver la guerre,
pas capable31 ».
n’en viennent pas à de telles extrémités, leur
perspective individualisante les conduit néan- En isolant les représentations collectives des
moins à juger la culpabilité du témoin, cette témoignages contemporains, les deux auteurs
fois sur un plan personnel. La « dictature du s’efforcent bien de « retracer le chemin cou-
témoignage » (p. 52) aurait ainsi eu pour vert qu’ont suivi leurs idées » en s’instaurant
conséquence de minorer les violences inter- compositeurs d’un « tableau de genre » à par-
personnelles par trop culpabilisantes : tir de l’information livrée par quelques infor-
« C’est toujours la brutalité anonyme, aveugle, mateurs privilégiés, témoins acceptables parce
qui est mise en avant, c’est-à-dire une violence que faisant pièce à l’historiographie de
sans responsabilité identifiée et, par là même, l’euphémisation. En effet, « Les historiens,
disculpatrice. La violence interpersonnelle, en trop confiants dans les témoignages, oublient
revanche, de nature, elle, à entretenir une cul-
aisément la spécificité de toute parole sur la
pabilité durable, demeure une donnée très peu
présente, sinon absente, du témoignage » violence extrême » (p. 59). Or, les récits de
(p. 53)29. guerre tairaient trop souvent « l’affaiblisse-
ment sensible des normes morales habituelles
Toutefois, on constatera que le résultat est à
du temps de paix. En dehors de rares allu-
peu près identique, conduisant sinon à écar-
sions, la masturbation, le recours massif à la
ter, au moins à ne pas se fonder principale-
prostitution et, surtout, l’homosexualité figu-
ment sur les témoignages pour établir ce
rent parmi les silences les plus épais du récit
qu’était la cruauté effective des pratiques de
combattant » (p. 58). La question qu’on pour-
combat, puisqu’en « matière de violence, les
rait leur retourner est la suivante : comment
combattants ont choisi de taire bien des
s’en étonner vraiment ? Ces actes intimes
aspects essentiels » (p. 53). Ainsi, la mise en
seraient-ils tout d’un coup plus avouables
quarantaine s’impose pour permettre au cher-
auprès de la famille ou des proches parce
cheur de ne pas se laisser abuser par des
qu’ils ont été accomplis en temps de guerre,
« reconstructions » – même contemporaines de
loin du cœur et loin des yeux ?
la guerre – trop éloignées de ce qu’étaient
Surtout, il leur faudrait alors mettre en œuvre
effectivement les représentations collectives
ce qu’ils soulignent à juste titre sans le faire :
de l’époque :
dire les conditions de possibilité d’une prise
« Retrouver les représentations des hommes et
de parole sur la violence extrême, par
des femmes qui ont vécu la tragédie de 1914-
1918 consiste d’abord à isoler ces dernières des exemple en montrant que, sur ce point, ils ne
reconstructions des acteurs eux-mêmes et de citent que des extraits de témoignages d’intel-
celles de leurs enfants, parfois depuis les pre- lectuels32, et ne s’interrogent ni sur leur capa-
miers moments de la guerre, plus souvent cité à dire ces choses, ni sur les formes à tra-
depuis le premier jour de l’armistice [...]30. »
vers lesquelles ils les disent, ni sur ce qu’ils ne
Ces quelques lignes font écho au postulat de disent pas, par exemple le fait que peu d’entre
Marcel Mauss suivant lequel il n’était pas utile eux racontent que la guerre fut pour eux une
de s’intéresser aux registres de justification ou expérimentation forte de la distance sociale.
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Le cas de Robert Hertz, jeune et brillant dur- R. Hertz souligne l’écart social qui le sépare des
kheimien mort au front en 1915 dont le CNRS hommes qui l’entourent, tant en racontant sa
vient de publier les lettres à sa femme, est de ce propre position qu’en décrivant ses compagnons.
point de vue exemplaire. Dans sa préface intitu- À peine arrivé il «supplie» Alice de ne plus rien
lée « Culture de guerre et consentement », lui envoyer, « je suis le plus achalandé du régi-
C. Prochasson commence bien par souligner le ment et ne manque de rien» (p. 43); plus tard il
fait que les « barrières culturelles semblent lui raconte, à propos des figues confites qu’elle
infranchissables » entre R. Hertz et ses cama- lui a fait parvenir, que «plus d’un [de mes compa-
rades (Un ethnologue…, op. cit., p. 28). Pourtant, gnons] disait qu’il avait dû venir à la guerre pour
cela ne l’empêche pas de faire de ces lettres une goûter de pareilles douceurs » (p. 110) ; en
« étonnante illustration » de la thèse du consente- décembre 1914, il écrit encore: «Tout ce qui rap-
ment à la culture de guerre (p. 31). Si le témoi- pelle les anciennes inégalités de fortune, de
gnage est exemplaire, c’est que R. Hertz dit la classe, etc. est mauvais, et […] je tranche déjà
chose explicitement, mieux même, avec les mots trop sur le commun » (p. 147). Ailleurs il note
de 14-18, retrouver la guerre : « Et pourtant en «qu’on me prend souvent pour un curé» (p. 72),
acceptant la guerre en y consentant du plus pro- «combien mes dents en or font d’impression par
fond de notre vouloir, c’est tout cela [scènes de ici» (p. 105), ou que, «pour le camping, j’ai ici de
pillage], et des horreurs mille fois pires, que nous bons maîtres » (p. 107) : les remarques sur son
acceptons » (p. 114) ; « [La guerre] a quelque «infirmité» manuelle et le fait que son grade de
chose d’une croisade, elle annonce, elle prépare sergent lui permet de n’être que «contremaître»
un ordre nouveau » (p. 139). des travaux, sont légions. Il évoque également les
Peut-on pour autant se fonder sur ce témoignage rapports «exquis» qu’il a avec ses hommes: «Ils
pour valider la thèse du consentement censément me traitent en ami, mais jamais la moindre fami-
partagé, rappelons-le, par la très grande majorité liarité, juste la nuance de respect qu’exige la dis-
des combattants? À lire les lettres et à condition cipline » (p. 54) et, à plusieurs reprises, dépeint
de rapporter leur contenu à la position sociale de les « simples et braves prolétaires » qu’il croise
leur auteur, il semble que l’opération soit fort (« Mes oiseaux de basse-cour, je veux dire mes
compliquée. En effet, à de multiples reprises, Mayennais», p. 11733), notant à chaque fois qu’ils
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ne parlent pas vraiment la même langue : pour toi, un homme marié ?” » (p. 85). Le mois sui-
l’un deux, «opticien et optimiste sont interchan- vant, il continue à justifier ainsi son choix : « […]
geables» (p. 93), et à propos de son ami l’ouvrier que chacun écoute l’appel qui vient du fond de
Charoy, « je m’étonne de voir combien nous son être sans s’étonner et s’attrister si son voisin
sommes d’accord malgré la différence des lan- n’entend pas les mêmes voix » (p. 107) et
gages» (p. 103). raconte que son compagnon Chiffer le « blaguait
Or, ces découvertes réitérées de la distance gentiment comme “celui qui a fait le sacrifice de
sociale ne relèvent pas seulement du constat sa vie” et [lui] disait carrément qu’il considérait
sociologique. Les différentes trajectoires la guerre comme une interruption odieuse de sa
sociales des hommes du régiment semblent pou- carrière productive et de sa vie familiale et que
voir être rapportées, et R. Hertz le suggère lui- tout son espoir était d’en sortir sain et sauf le
même, à des attitudes différenciées devant la plus vite possible (je cite celui-là parce que c’est
guerre, en tout cas bien éloignées des formes un homme grave, religieux et réglé par son
que prend son propre « consentement », devoir – mais il ne sentait à aucun degré la “reli-
d’ailleurs de moins en moins entier à mesure gion de la guerre”) » (p. 126).
que la guerre se prolonge. En octobre 1914, il se Bref, il semble que l’on puisse conclure qu’au
porte volontaire pour se rapprocher de «l’action» minimum, les termes dans lesquels R. Hertz
du front en rejoignant un régiment de réserve et décrit son engagement (« Nous ne sommes pas
raconte qu’« il fallait un sergent par compagnie. parmi les “heureux”, les élus, qui en ce moment
Je n’ai pas eu de concurrent bien que plusieurs sont engagés dans l’action et donnent leur vie »,
de mes camarades fussent de la même classe. p. 49. « Pas un instant il ne me vient à la pensée
Quant aux hommes, il s’est présenté quelques de maudire cette guerre – et je la bénis au
volontaires – le reste a été pris parmi les plus contraire comme une chose sublime et, pour
jeunes » (p. 83). À sa femme inquiète, il dit alors nous, bienfaisante. Je vis le plus souvent dans
être « à sa place parmi les hommes de son âge ». une sorte d’extase joyeuse », p. 65) devaient sans
Or, ce ne semble pas être l’avis partagé de ses doute sembler étranges (sinon étrangers) à la
compagnons, dont « ceux qui n’ont pas l’âme plupart de ses compagnons et qu’il est à tout le
guerrière […] sont ici la grande majorité » moins audacieux de poser l’hypothèse d’un large
(p. 137) : « Quand j’ai quitté le 44 e plusieurs partage de telles représentations.
s’étonnaient et semblaient me dire, “comment
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sens, une analyse prosopographique du cor- D’une part, bien que la recherche empirique
pus de témoignages appelés à citation paraît ait toujours le plus grand mal à faire la
particulièrement nécessaire dans le cas de tra- démonstration de la réalité du sentiment
vaux visant à exhumer des représentations d’appartenance, il est certes possible d’inter-
partagées. Surtout, elle ne saurait à mon sens préter le témoignage qui précède comme
avoir que des avantages, positivement et l’une de ses manifestations possibles. Pour
négativement. Négativement, elle est un autant, y a-t-il nécessité d’en référer à un
garde-fou contre la tentation d’injecter « en « investissement des hommes sur leur nation »
bloc » une architecture propositionnelle dans pour comprendre ce témoignage, pour saisir
la tête des enquêtés. Positivement, elle invite- pourquoi ce soldat a continué à combattre ?
rait sans nul doute le chercheur à prendre en Surtout, si ce n’était pas le cas, s’il n’avait rien
compte, quitte à en démontrer l’ineffectivité, investi, s’il ne s’identifiait pas à un « être-
les relations entre les comportements indi- ensemble » national, faudrait-il en conclure
gènes et leurs positions sociales. qu’il n’appartenait pas vraiment au groupe
des poilus, qu’il aurait aisément pu se mettre
en retrait ou se révolter, bref ne plus subir la
Investir sa nation?
guerre40 ?
Le recours au sentiment national dans 14-18, D’autre part, on voit ici que, dans un schéma
retrouver la guerre, couplé à une intellectuali- d’analyse où l’enquêteur se construit en inter-
sation poussée des attentes des hommes de prète omniscient, les raisons données cou-
1914-1918, me semble caractéristique du ver- ramment, et éventuellement inscrites dans la
sant négatif de l’alternative. Le thème culturel trajectoire biographique du témoin (le « cou-
de la « croisade contre la barbarie », visible rage », le « sens du devoir »), paraissent ne pas
dans la « ferveur » des corps (p. 138), paraît en suffire et devoir faire l’objet d’une intellectua-
effet être sinon une reformulation élaborée de lisation de niveau supérieur, ici sous la ban-
l’explication par le sentiment patriotique nière du sentiment national41. C’est le même
« défensif », au moins son pendant « offensif » : type de d’intellectualisation, là encore adossée
« Le drame de la guerre, et une des clés de sa à des explications plus « terre-à-terre » bien
durée et de son acharnement, c’est donc que manifestement insuffisantes, qui préside à
l’investissement des hommes de 1914-1918 sur l’affirmation suivante :
leur nation sans lequel on ne peut expliquer le
courage, l’esprit de sacrifice, le sens du devoir « La guerre, dès qu’on veut bien l’envisager
(pour reprendre un mot omniprésent dans sous l’angle des cultures, fut donc une
toutes les correspondances) des combattants. immense tension collective de type eschatolo-
C’est leur sentiment, si fortement intériorisé, gique. Certes, la plupart ont d’abord subi, obéi
qu’ils avaient à défendre leur sol, quel qu’en à la contrainte, “tenu”, faute de pouvoir faire
pût être le coût39. » autrement : mais seule une très étroite mino-
rité a pu s’affranchir totalement du système de
Succède à ce passage un extrait de témoignage représentations du plus grand nombre42. »
récent (1995) : « Devant moi il y avait dix
départements occupés, derrière moi il y avait La question se pose de savoir le sens que peut
ma famille : que vouliez-vous que je fasse ? ». revêtir une telle formulation renvoyant la pré-
Les deux auteurs concluent de ce témoignage sence au front de milliers d’individus, durant
à l’existence « que cela plaise ou non, du quatre ans, à une même eschatologie, évidem-
consentement de ceux qui y ont pris part » ment pour eux qui ont tenu, mais aussi pour
(p. 266). Deux objections peuvent être appor- nous. En effet, elle suppose en particulier
tées à cette argumentation. d’admettre la collectivisation quasi complète
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que contre soi-même, puisque c’était cet autre, dire, restituer en contexte la pluralité des
par sa présence, qui avait rendu de telles atro- points de vue de quelques agents « de terrain »
cités nécessaires : l’évidente inhumanité des
de la Shoah. Dans un même chapitre 55, il
victimes avait forcé les bourreaux à découvrir
leur propre barbarie » (L’armée d’Hitler, s’attache, à partir de sources rares (archives
pp. 159-160)53. d’un poste de police local, correspondance
d’un policier réserviste, archives d’une
En conclusion, O. Bartov insiste donc sur le enquête disciplinaire nazie à l’encontre d’un
primat du contexte dans le développement fonctionnaire du Reich, récits de survivants
d’une spirale de la violence où l’approbation juifs) à l’analyse des effets de l’environne-
par l’autorité d’actes de brutalité non autori- ment sur le respect ou la transgression plus
sés légitime en retour une discipline extrême- ou moins rapide des normes du temps de
ment dure : l’opération Barbarossa a « façonné paix. À travers une démarche symptômale,
la mentalité de l’individu et créé un comporte- C. R. Browning restitue avec le plus de préci-
ment psychologiquement favorable à des sion possible des scènes sociales précisément
actions qu’il aurait été impossible d’envisager circonscrites, cherchant pour chacune d’elles
en d’autres circonstances et qui auraient pu à rendre compte des différents points de vue
susciter l’opposition »54. en présence pour comprendre comment
Venons-en donc à la question du contrôle s’agencent des attitudes différenciées devant
social et de la soumission à l’autorité, peut-être le meurtre de masse : durcissement graduel ou
la plus évidente et la mieux étayée, en particu- basculement meurtrier brutal en fonction du
lier par les travaux de C. R. Browning. Les contexte ; obéissance résignée et « démotivée »
conclusions qu’il propose pour rendre compte aux ordres de la plupart des individus ; absten-
de l’attitude des policiers du 101e bataillon de tion sans protestation ou opposition explicite
police sont maintenant bien connues. Il les aux tueries aussi minoritaires que ne l’est la
rappelle de nouveau dans sa « postface » en participation la plus zélée (et idéologique-
réponse à D. J. Goldhagen : ment motivée)56. On regrettera que l’auteur
n’ait pas cherché à rapporter plus systémati-
« À maintes reprises, [D. J. Goldhagen] aborde
le problème des divergences d’interprétation quement ces attitudes aux positions sociales et
sous la forme d’une fausse dichotomie. De aux expériences antérieures des différents
deux choses l’une : ou les Allemands étaient agents concernés. Peut-être une telle prise en
“d’accord” avec Hitler sur la nature diabolique compte permettrait-elle de lier la participation
des Juifs et croyaient donc que le massacre
« démotivée » du plus grand nombre à cer-
était nécessaire et juste ou ils devaient se dire
qu’ils étaient en train de commettre le plus taines dispositions acquises, antérieurement à
grand crime de toute l’histoire. De mon point la guerre, dans des situations de domination
de vue, la majorité des tueurs n’entrent dans professionnelle et/ou sociale et, à l’inverse, de
aucune de ces catégories opposées. Outre un renvoyer l’abstention silencieuse, l’opposition
tableau nuancé du bataillon, j’ai proposé une
résolue ou la participation revendiquée à la
explication multicausale des motivations. J’ai
signalé l’importance du conformisme, des maîtrise de schèmes culturels favorisant chez
pressions exercées par les pairs et de la sou- ces individus la revendication d’une autono-
mission à l’autorité ; et j’aurais dû souligner de mie morale57 ?
manière plus explicite l’effet de légitimation
des pouvoirs publics » (p. 320).
Dans le même ordre d’idée, c’est à l’examen
minutieux d’une thèse strictement sociolo-
Bien loin de proposer un système explicatif gique qu’O. Bartov consacre son analyse du
total, l’auteur a récemment poursuivi ses comportement des soldats de la Wehrmacht
investigations en ne faisant que, si l’on peut sur le front de l’Est. En effet, confronté à la
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livrés par Guy Pédroncini72, montre que la une crise de l’autorité que la France ou même
révolte a bien eu des « considérants sociaux » l’Allemagne »74. Comme dans le cas précé-
en soulignant la « sur-représentation relative dent, en quelque sorte inversé, c’est en reliant
des travailleurs manuels (ouvriers et artisans) habitus de classe et soumission des rangs que
du secteur secondaire parmi les condamnés » : l’auteur propose une explication à l’exception
« Les travailleurs urbains ont fourni, en pro- britannique :
portion, beaucoup plus de révoltés que leur « Pourtant, les taux d’infraction demeurent
part dans la troupe, notamment pour ce qui beaucoup plus bas dans l’armée anglaise que
concerne les actes les plus graves73. » dans les autres, ce qui atteste une relative adé-
In fine, il propose que ces considérants soient quation entre ce style de commandement et
les troupes soumises à la discipline d’usine ou
mis en rapport avec l’habitude de l’action col- aux relations de déférence à la campagne. […]
lective qui caractérise les classes populaires Aucune connivence ne peut naître entre
des grandes villes. l’encadrement issu des couches supérieures et
Pour ce qui est du cas britannique, il procède des filières scolaires d’élite et les hommes du
à l’identique, commençant par rappeler rang qui, à la limite, ne parlent pas la même
langue75. »
quelques ordres de grandeur objectifs : si le
taux de volontaires augmente lorsque l’on Ces deux exemples me paraissent constituer
s’élève dans la hiérarchie sociale (de 25 % des hypothèses de travail riches de promesses
pour le secteur des mines à 41 % pour les pro- pour qui voudrait s’atteler à une étude socio-
fessions libérales), les prolétaires représentent logiquement informée des comportements de
néanmoins 56 % du total des engagés. Il sou- guerre. Sans chercher à retrouver une autre
ligne ensuite le choc très rude qu’a représenté vérité de la guerre, la réinterrogation des liens
la découverte de la vie militaire pour une entre apprentissage disciplinaire, confor-
armée sans conscription (où l’on retrouve la misme social, exercice de la violence et cul-
question du service militaire) et rappelle la tures de classe permettrait peut-être de ne pas
différence de classe très forte entre officiers et faire reposer la question du lien social sur le
hommes de troupe et l’existence d’une disci- seul postulat d’un partage de représentations
pline de fer à travers le drill. Pourtant, ajoute- ou de l’existence d’un « imaginaire » dont,
t-il, « cette première armée nationale de l’his- bien souvent, rien ne dit qu’il soit « com-
toire britannique a beaucoup moins connu mun »76.
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