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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 3
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siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
Serge MOSCOVICI
[119]
1 Un des articles le plus cité de l'auteur, il a été rédigé à New York en 1987,
paru en 1988 sous le titre : « Notes towards a description of social repre-
sentations », European Journal of Social Psychology, 18(3), p. 211-2 50. Il
s'agit d'une réponse argumentée à l'article critique de Gustav Jahoda, paru
dans le même numéro et intitulé « Critical notes and reflections on "social
representations" ». Grâce à Grete Heinz, nous avons pu avoir accès au ta-
puscrit original rédigé majoritairement en français.
* Note de l'auteur : Je suis reconnaissant à Willem Doise pour ses remarques
et à Denise Jodelet pour la discussion éclairante et le détail de ce texte.
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 8
Ce « peu d'autre » (« little more ») n'est sans doute pas dénué d'im-
portance. Puisque les Anglais ont fini par saisir l'intérêt de la notion et
y reconnaître un grand stimulant à la formulation de nouveaux pro-
blèmes. De sorte qu'elle s'est implantée dans l'anthropologie, la socio-
logie, la psychologie sociale (Bartlett, 1932) et même dans l'histoire
de la philosophie (Cornford, 1964). Qu'on le veuille ou non, la discus-
sion avec Gustav Jahoda s'inscrit dans un long et riche contexte au-
quel nous devons plus que nous en avons conscience. Non qu'il n'y ait
rien de nouveau sous le soleil. Mais vieux ou neuf, il y a toujours un
soleil, je veux dire le problème du rapport entre le mental et le maté-
riel dans la vie sociale.
[121]
Depuis que la théorie des représentations sociales est sortie de
l'ombre et se diffuse un peu partout, deux sortes de critiques m'ont été
adressées. Les unes portent sur l'usage que les gens font de mon tra-
vail, et je ne peux m'empêcher de m'en sentir responsable. Si je ne le
faisais pas, on ne me prendrait pas au sérieux, jugeant que je n'accorde
pas grande importance à cette théorie. Les autres touchent à sa subs-
tance et à la possibilité de devenir le foyer d'une recherche scienti-
fique commune et cohérente. Ces critiques ont quelque fondement et
donnent à penser que la théorie des représentations sociales résulte
d'un malentendu et qu'elle n'appartient peut-être pas à la psychologie
sociale telle qu'elle est. Disons qu'elle a été conçue hors de tout con-
tact avec la psychologie sociale américaine - c'était la situation de
l'époque - qui marque la pensée et le style de travail de la plupart de
nos collègues. Elle est issue en droite ligne de la tradition classique.
Selon celle-ci, une théorie est, à la fois, une perspective, une vision
des phénomènes sociaux et un système qui les décrit et les explique.
Ainsi la théorie de Weber comprend un point de vue sur la société
moderne et une tentative de mettre au jour les mécanismes éthiques et
politiques profonds. De même, à son modeste niveau, la théorie des
représentations sociales englobe une vision de la communication et de
la pensée au jour le jour dans le monde contemporain, et une analyse
des faits anonymes qui leur correspondent. Vouloir séparer un aspect
de l'autre, ce serait lui enlever tout intérêt réel pour ne retenir que ce
qui concerne un petit nombre de spécialistes.
À ce malentendu je vois trois raisons. D'abord le fait que, placé
justement dans l'optique classique, je considérais la psychologie so-
ciale comme une science sociale, à côté de l'anthropologie, l'histoire,
la sociologie, etc. Partant, j'estimais qu'elle devait adopter une dé-
marche analogue en matière de théories et de faits. Dans ces sciences,
on n'aspire pas en priorité à la perfection de la physique, et personne
ne croit devoir vérifier l'un après l'autre un faisceau d'hypothèses,
même les plus pédestres. Et encore moins donner une définition uni-
voque à chacun de ses concepts. Connaît-on une définition qui le soit
pour des concepts aussi généraux que ceux de la conscience collec-
tive, charisme, classe sociale, [122] mythe - et j'en passe ? Lorsque j'ai
refusé de définir plus avant le phénomène de représentation sociale, je
tenais compte de ses usages. On me demandait, et on me demande
toujours, d'entrer dans un domaine de recherches comme si je con-
naissais d'avance la forme que les choses doivent prendre. Mais je l'ai
fait aussi pour protester contre une exigence que les psychologues so-
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 10
[124]
Je ne procède pas à un inventaire de la notion, je veux simplement
signaler ceci : emprunté à la philosophie, le concept de représentation,
sous une forme ou une autre, s'est frayé un chemin dans de nombreux
domaines des sciences de l'homme. Sans doute ce ne sont pas des rai-
sons historiques qui nous font choisir un phénomène, ou qui justifient
ce choix. Mais elles permettent d'en évaluer l'importance et la gamme
des questions auxquelles il répond. Or les représentations sociales, j'y
ai déjà fait allusion, touchent au contenu de la pensée quotidienne et
au fonds mental qui tient ensemble croyances religieuses, idées poli-
tiques et relations que nous créons aussi spontanément que nous respi-
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 12
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manières, selon des rapports liant les membres du groupe. Elles peu-
vent être partagées par tous les membres d'un groupe fortement struc-
turé - parti, nation, ville - sans pour autant être leur œuvre. Ces repré-
sentations hégémoniques prédominent de manière implicite dans
toutes les pratiques symboliques ou affectives. Elles apparaissent uni-
formes et contraignantes. On y retrouve l'homogénéité et la stabilité
décrites par les sociologues français quand ils les qualifient de collec-
tives. D'autres résultent de la circulation des connaissances et d'idées
appartenant à des sous-groupes qui sont plus au moins en contact.
Chacun engendre sa propre version et le partage avec les autres. Ce
sont des représentations émancipées, ayant un certain degré d'autono-
mie par rapport aux parties interagissantes de la société qui les rendent
complémentaires en échangeant et mettant en commun un ensemble
d'interprétations ou de symboles. Elles sont sociales en vertu [137] de
la division des fonctions, des informations associées et coordonnées
par leur moyen. De ce type sont celles de la santé et de la maladie
(Herzlich, 1969) combinant les notions et expériences des médecins,
des professions paramédicales, des milieux profanes, avec les expé-
riences de la population en général. Enfin, il existe des représentations
générées au cours d'une lutte, d'une controverse dans la société, mais
que celle-ci en entier ne partage pas. Elles sont déterminées par la re-
lation d'opposition entre ses membres et conçues de manière à exclure
l'une l'autre. Ces représentations polémiques ont un sens dans le cadre
d'une opposition ou d'un combat entre des groupes et s'expriment sou-
vent à travers un dialogue avec un interlocuteur imaginaire. Ainsi, la
représentation sociale du marxisme circule en France sous plusieurs
versions façonnées par la polémique sociale entre croyants et non-
croyants, communistes et libéraux, etc. Ces distinctions soulignent le
passage d'une vision uniforme, que la notion de collectif exprime, à
une vision différenciée du social plus proche de notre réalité. Bref, les
contrastes entre les relations sociales elles-mêmes sont plus significa-
tifs que ceux entre le social et l'individuel, et c'est ce que j'ai voulu
exprimer. Sans doute, au cours de sa genèse, une représentation passe
d'une sphère à l'autre, et beaucoup dépend du point de vue de celui qui
l'observe. Mais ces transformations sont un symptôme capital de l'état
d'une société.
Par représentations sociales, nous entendons un tel réseau de con-
cepts et d'images reliés de diverses façons suivant les relations entre
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les gens et les médias par lesquels ils doivent être communiqués
(Marková, 1987). Il en existe aujourd'hui un sur l'ordinateur comme
image dominante, ou ce que nous appelons le noyau figuratif de cer-
taines représentations. De sorte que l'on peut lire dans The Scientific
American ce qui suit :
Chacun reconnaît que les sauvages ne croient pas aux fantômes parce
qu'ils les voient, mais qu'ils les voient parce qu'ils croient en eux. Mais il
est rare de dire que nous ne croyons pas à notre principe d'inertie, car c'est
l'évidence même, mais que c'est l'évidence même, car nous y croyons ; ou
encore que notre loi économique de l'offre et de la demande est largement
créée par notre croyance en elle et non pas que notre croyance a été créée
par la loi (1987, p. 42).
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Ceci est encore plus vrai quand on fait de nos cerveaux et systèmes
nerveux des ordinateurs biologiques, alors que les ordinateurs tech-
niques tendent à reproduire une petite fraction de leurs capacités. Et
notre croyance en quelque chose est, en dernière analyse, une repré-
sentation étayée par la [139] confiance et la pratique d'un groupe hu-
main. Sous cet angle, croire à un fantôme ou croire aux machines, ont
les mêmes racines. Revêtant pour un instant le maillot noir de l'arbitre,
Gustav Jahoda m'avertit, dans ses notes, que je me contredis à plu-
sieurs reprises en donnant aux représentations ce sens cognitif particu-
lier et une importance générale. J'aurais envie de lui rétorquer par la
phrase d'un philosophe espagnol qui déclare : « Si un individu ne se
contredit jamais, ce doit être qu'il ne dit rien. » Et ceci est encore plus
vrai d'une théorie. Mais je crois qu'il se trompe sur les points où il si-
tue cette contradiction, et je ne vois pas leur pertinence par rapport à
la question qui nous intéresse. Si quelqu'un a la patience de parcourir
mes travaux, il observera que l'énigme du changement et de la créati-
vité en est le fil conducteur. Est-ce se contredire que d'insister sur le
poids de la mémoire et l'inertie des sentiments et des notions dans la
genèse des représentations ? Je ne le pense pas, dans la mesure où
elles portent en permanence la marque de cette tension entre la ten-
dance à conserver et la tendance à renouveler le cours des choses. Les
épaisseurs des images et du langage filtrent toutes les incisions que
nous opérons dans le présent et rendent souvent superficielles nos ré-
volutions les plus puissantes. On aime bien, chez nous, séparer ce
qu'on devrait tenir ensemble : la conformité et l'innovation, la résis-
tance au changement et le changement lui-même, les relations à l'inté-
rieur d'un groupe et les relations entre groupes. Au contraire, les deux
termes d'une opposition ne se comprennent que l'un par l'autre. Re-
connaître ceci conduit à mieux comprendre la force avec laquelle nous
sommes tirés en arrière par des idées et des émotions archaïques qui
ne cessent de revenir et de s'imposer à nous. Le fait même que nous
inventions des passés fictifs et des souvenirs chimériques pour dé-
tourner une innovation de son chemin est un indice de cette tension
inhérente à la vie sociale.
Mais Jahoda insiste sur une autre contradiction qui m'étonne. Il
s'agit d'une question épistémologique plutôt élémentaire à propos de
laquelle je me suis probablement mal fait comprendre. Il me faut donc
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Tout le monde déclare que nous devons tenir compte des dimen-
sions sociales des phénomènes psychiques et les saisir dans ce con-
texte. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, des principes que l'on
proclame, aux réalités qu'on étudie. Bref, c'est chose plus facile à dire
qu'à faire. Et si on le tente, on risque de se voir reprocher les erreurs
mêmes qu'on a mis tant de soin à éviter. De presque tout ce que Jaho-
da écrit du « group mind » 8, je ne puis que dire : « parfait. » De toute
manière, cela ne me concerne pas. En effet, ce qui est exprimé par
« société pensante » se réfère à quelque chose de plus modeste et de
plus empirique. D'un côté, j'entendais protester contre la vision fort
répandue d'une « société non pensante ». Car pour les uns, seuls les
individus pensent ; pour les autres, les groupes ne pensent pas, ou mal.
On dirait que la majorité de la société ne fait que reproduire et mimer
la pensée de ses élites, de ses avant-gardes, sans plus.
Mais il est inutile de répéter ce que j'ai dit plus haut. D'un autre cô-
té, pour faire simple, ce concept signifie qu'il convient d'envisager la
société comme un système pensant, de même qu'on y voit un système
économique ou politique. De même qu'on va dans des laboratoires
pour étudier comment la communauté scientifique produit des faits et
des théories, on peut aller dans ces laboratoires d'une autre espèce que
sont les usines, hôpitaux, etc., pour comprendre de quelle manière
d'autres communautés produisent leurs faits et leurs représentations.
En d'autres mots, la question posée à la psychologie sociale est de sa-
voir : « Qu'est-ce qu'une société qui pense ? », alors que la psycholo-
gie générale demande : « Qu'est-ce qu'un [142] individu qui pense ? »
Aux cerveaux s'ajoutent dans le premier cas d'autres organes, tels les
un mot comme en cent, vous voyez que mon expression « société pen-
sante » est empirique et modeste. Elle n'a rien à faire avec l'idée falla-
cieuse d'un esprit du groupe qui vit en symbiose avec l'autre idée fal-
lacieuse qu'est l'esprit individuel. Dans ce genre de critique, il ne faut
s'étonner de rien. Et si Gustav Jahoda, qui connaît mieux le sujet, crée
l'impression qu'il existe une solution simple à la tension entre tradition
et innovation ou une réponse en noir et blanc à l'idée fallacieuse de
l'esprit du groupe, on doit l'admettre. Etre aux prises avec de tels pro-
blèmes et commettre quelques péchés - comme Geertz, Harré et moi-
même l'avons fait - fait de la science une affaire excitante. La seule
réponse à donner à la question : L'idée d'un esprit du groupe est-elle
fallacieuse ?, c'est de ne pas s'en occuper. En bref, la laisser mourir de
vieillesse, ce qui arrive à la plupart des questions qui ont perdu leur
fécondité.
De la comparaison
avec d'autres notions ou théories
Les remarques de Jahoda ont beau être brèves, elles exigent des ré-
ponses circonstanciées. Il y concentre beaucoup de questions, vite po-
sées et non moins vite tranchées. Comment aurais-je pu, en un cha-
pitre, procéder à une mise en rapport approfondie de tant de notions,
dont celle d'idéologie ? Elle apparaît, dans la vaste littérature qui lui
est consacrée, comme un système de représentations et rien d'autre
(Althusser, 1972 ; Dumont, 1977 ; Doise, 1985a). Quant à la contra-
diction qui m'est imputée, il s'agit plutôt d'une affaire de mots que de
substance. Le cadre d'analyse proposé dans le chapitre en question est
général. Pourquoi n'ai-je pas mentionné l'idéologie à propos du mar-
xisme ? Est-ce parce que « ça ne collerait pas aisément au schéma ? »
Au contraire, c'est parce qu'il est devenu, dans un petit nombre de
pays (France, Italie, Espagne probablement) une partie de la culture,
des modes de pensée et d'agir d'un grand nombre de gens dans leur vie
courante. Ou du moins une référence commune à toute interprétation
des événements et des relations dans la société.
L'ouvrage de Berger et Luckmann est de ceux que l'on ne peut trai-
ter à la légère. Donc, je ne l'ai pas fait, comme il m'est reproché. Je
rappelle que mes remarques à son propos se contentaient de relever
que le principe de construction de la réalité sociale prend un sens arbi-
traire et n'a pas d'avenir empirique. Ceci, tant qu'on ne tient pas
compte des [147] représentations des membres d'une société. Je souli-
gnais surtout que ses auteurs le désignent comme un chantier de re-
cherches à ouvrir par les sociologues, et déjà largement mis en œuvre
par les psychologues sociaux français avant que l'ouvrage ne soit pu-
blié. Il s'agit en vérité d'indiquer les possibilités de rencontre entre nos
disciplines qui ont cessé de communiquer depuis longtemps. Mais
nulle part je ne prétends que la théorie des représentations sociales est
déjà testée, ou est empiriquement bien fondée. Quant à Schütz, c'est
un « ancêtre » auquel on ne fait retour que depuis peu et qui vient lé-
gitimer a posteriori le consensus anti-fonctionnaliste dans les sciences
sociales. J'avoue être impressionné par la hargne que met mon censeur
à vouloir dépouiller cette théorie de toute spécificité. Il n'est pas le
premier, ni le seul, sans doute. Je connaissais jusqu'ici une façon de
faire qui consiste à la citer, et puis à se référer immédiatement à
Durkheim pour marquer qu'il n'est pas nécessaire de passer par nos
travaux. Comme si remonter à Démocrite dispensait quiconque de
passer par les théories, et surtout les théoriciens de l'atome, qui y ont
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 33
- Écoute, j'ai une théorie sur le sida. Cette maladie est artificielle. C'est
un complot mondial des gouvernements visant à exterminer les indési-
rables. Ils veulent commettre un génocide sur nous (New York,
30/11/1987).
est atteint apparaît comme une victime, non comme un malade. D'ail-
leurs, l'interviewé commence par dire : « - J'ai une théorie. » Il s'est
donc formé une représentation dont on sait par ailleurs qu'elle circule
depuis un certain temps sous forme de rumeur. En ce sens, elle est so-
ciale, et l'interview amplifie ce caractère sans le vouloir. Je n'ai pas
besoin de m'étendre davantage sur ce point pour souligner qu'à
l'échelle où nous abordons d'habitude les représentations, les aspects
mentaux et sociaux prennent une allure différente (Moscovici, 1987 -
texte 5 du livre) de celle qu'ils ont à l'échelle d'une ou deux personnes.
On saisit la raison pourquoi il ne suffit pas d'aborder l'étude de ces
aspects sur le modèle de la résolution de problèmes. Il est courant, en
psychologie sociale, d'envisager les phénomènes [150] cognitifs dans
la vie quotidienne sous cet angle en tant que puzzles and pragmatics 9
(Turnbull, 1986). En conséquence, l'individu est considéré comme un
déchiffreur d'énigmes (« puzzle-solver » 10). On transfère ici le modèle
de la science à l'étude de théories de la vie de tous les jours. Mais on
le fait de manière incomplète vu que le scientifique résout ses énigmes
dans le cadre d'un paradigme établi par la communauté scientifique,
dont l'équivalent serait pour nous une représentation sociale. En tout
cas, dans cette perspective, les individus sont censés résoudre des pro-
blèmes, animés par le besoin de « chercher la vérité » et de porter des
jugements corrects sur les faits (Higgins & Bargh, 1987). En ajoutant
toutefois que les gens perçoivent et pensent le monde social autrement
que s'ils se fiaient seulement à l'observation et aux règles de la lo-
gique. Bref, ils pensent moins correctement sur le marché des actions
que sur les marées, sur les signes du pouvoir que sur les signes de la
pluie. Mais, en changeant d'échelle, nous changeons aussi de modèle.
Distinguer entre le correct et l'incorrect, comme entre le normal et
l'anormal est possible et clair lorsqu'il s'agit d'individus. Ceci parce
qu'une société ou une communauté scientifique définit de manière lé-
gitime le critère par rapport auquel quelque chose peut être considéré
comme vrai, normal ou réel. Il n'est pas possible de le faire pour des
groupes, sociétés ou cultures. En disant qu'une guerre a commencé par
une faute de calcul, ou que les camps de concentration sont une erreur
commise par Staline par rapport au socialisme, on abuse du langage.
Car on présuppose connue la vérité du sens que doit prendre l'histoire,
Il est le temps, écrivait Hocart, que ces sentiments et idées, jamais in-
carnés dans le métal et la pierre, mais vivant uniquement dans l'esprit,
soient reconnus comme des faits aussi réels que ceux que l'on peut toucher
et susceptibles d'être traités avec la même rigueur que tout ce qui tombe
sous nos sens (1987, p. 60).
Une représentation peut constituer le réel dans les deux sens. D'une
part, comme le langage ou le symbole, elle est performative ; définie
par le fait d'être partagée, elle s'avère une situation effective. Envers
un leader charismatique, nous nous conduisons comme s'il possédait
une qualité précise. Ceci lui crée l'obligation de se présenter, de parler,
comme il lui est prescrit. D'autre part, elle est constructive dans la me-
sure où elle sélectionne et met en relations des personnes, des objets,
de manière à correspondre aux stipulations du groupe, lui permettre de
communiquer et d'agir en conformité avec les notions et images com-
munes. Le représentant est ainsi présent dans le représenté, comme
l'argent dans l'objet qu'on achète et vend, et auquel il donne une va-
leur. On a aussi montré que les représentations qu'on se fait détermi-
nent l'explication qu'on donne des causes d'une maladie et des traite-
ments appliqués. Un clinicien exercé à la psychanalyse situe le pro-
blème du malade dans l'histoire de la personne ; un psychiatre, dans
un trouble génétique ou dans la situation du patient. Dans le premier
cas, on aura tendance à changer la personne et protéger la société.
Dans le second, ce sera l'inverse : on voudra protéger la personne et
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 38
Tout cela peut être lu comme un conte pour les enfants. Mais,
compte tenu de sa diffusion, qui l'a fait devenir une partie de la vision
commune, on peut se demander ce qui détermine sa mise en œuvre.
On retrouve alors le cadre mentionné ci-dessus et les catégories qui le
définissent et s'imposent aux raisonnements et aux images avec la
force d'une évidence.
On s'étonne souvent que les gens soient si négligents à valider
leurs jugements, si oublieux des règles statistiques et si peu soucieux
de corriger leurs erreurs. C'est parce qu'on les envisage comme des
organismes biologiques, or ce sont des organismes sociaux. Il faut se
poser la question de l'univers dans lequel sont formulés les dilemmes
et situés ceux qui doivent les résoudre. Dans l'univers consensuel, la
fonction communicative de la pensée est d'une extrême importance,
puisqu'elle contribue aux échanges constants entre les gens à propos
d'événements qui influent sur leur vie ou piquent leur curiosité. Elle
permet une délibération continue entre des [157] personnes dont les
opinions et les humeurs évoluent en permanence. La conversation
donne une signification humaine à ce qui compte à leurs yeux, de pré-
férence en dehors de la hiérarchie sociale.
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personnes ou les objets non familiers puisse être séparée de l'« idée »
qu'ils s'en font. L'empire magique de l'étrange et de la nuit, la peur du
noir, ont sans doute pour origine autant l'abandon imaginé d'une mère
aimée et protectrice que des histoires racontées.
Ce qui le dérange n'est pas le manque d'évidence, mais la nature de
l'hypothèse. A savoir que la formation des représentations sociales a
un ressort affectif, une base motivationnelle comme on dit. Ces émo-
tions sont aussi nombreuses et variées que les représentations elles-
mêmes, elles ont cependant en commun le sentiment d'étrangeté, qui
est à la vie mentale ce que le sentiment de culpabilité est à la vie mo-
rale. Pour l'écarter, Jahoda reformule l'hypothèse en termes purement
cognitifs, dans la tradition de Piaget. Du point de vue social, une co-
gnition ne peut être séparée de sa marque affective, voilà ma première
remarque. Ensuite, comment distinguer l'étrange de l'inconnu, de
l'ignoré ou du contradictoire ? Si l'hypnose apparaît telle, ce n'est pas
en raison de l'ignorance de ces causes ou d'effets contraires à la raison,
mais de ses aspects non familiers, hors du commun et légèrement ma-
giques. Gustav Jahoda suppose que le non-familier a pour origine des
incertitudes intellectuelles et peut être défini de manière objective in-
dépendante de l'expérience de ceux qui l'éprouvent. Il le confond avec
le nouveau, l'original, ce qui n'a pas beaucoup de sens.
[160]
L'hypothèse de l'étrangeté ou de la non-familiarité exprime bien
autre chose qu'une contradiction ou une dissonance entre deux cogni-
tions. Elle présuppose un défaut de communication avec le monde où
se situe une personne ou un objet et un excès de significations fami-
lières qui nous arrachent à l'état passif, à la conviction qui va de soi. Si
précise et si quotidienne que soit notre connaissance de certaines pra-
tiques sexuelles, l'homosexualité, par exemple, elle garde toujours ce
caractère à cause des prohibitions. Tout comme certains savoirs, dont
la science, sont qualifiés de plus ou moins ésotériques. Mais laissons à
Heider (1958, p. 194) le privilège de décrire les effets du sentiment de
non-familiarité :
la séquence des étapes nécessaires pour atteindre un résultat n'est pas clai-
rement connue. Les conséquences du manque de clarté cognitive, la con-
duite instable et les conflits de groupes ont été expliqués par exemple au-
près d'adolescents (Lewin, Lippitt et White, 1939), de minorités (Lewin,
1935), de groupes autocratiques (Lippitt, 1940), de jeunes enfants dans des
contextes non familiers (Arsenian, 1943), de personnes handicapées (Bar-
ker et al., 1946)... L'étrange est vécu comme inadapté à la structure de la
matrice de l'espace vital, inadapté aux attentes. L'adaptation du change-
ment lors de la rencontre avec le non-familier demande de l'énergie.
Il n'y a pas d'autre expression qui répond à une telle organisation d'un
état subjectif pouvant devenir objectif (1981, p. 57).
Mais une nouvelle idée ayant de larges implications peut exiger une
longue période de gestation avant que des inférences falsifiables ne puis-
sent en être tirées. Par exemple, l'hypothèse atomique, suggérée originel-
lement par Démocrite il y a vingt-cinq siècles, n'avait aucune inférence
falsifiable pendant au moins deux mille ans. Les nouvelles théories res-
semblent aux plantes qui nécessitent nutrition et culture pendant un bon
moment avant de les exposer aux risques du milieu (Bohm & Peat, 1987,
p. 59).
[168]
Notre idée aussi nécessite encore nutrition et culture, il n'y a rien
d'illogique à la reconnaître. Persuadés de tout ce qu'elle implique,
notre premier souci est d'enrichir son contenu et d'affiner son cadre
théorique. En somme, la remplir, lui donner du corps, si on veut abou-
tir à une connaissance originale qui nous aide à comprendre ce que
font les gens dans la vie réelle et dans des situations significatives.
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 52
Puisqu'il est évident que les mots diffèrent des choses auxquelles
ils se réfèrent et sont néanmoins compris par une communauté de lo-
cuteurs, les représentations y sont impliquées. Certains mots concen-
trent des images et des significations qui aimantent la conversation et
le raisonnement. D'autres, plutôt vides, permettent d'aller d'un univers
à l'autre et de communiquer à propos de ce qu'on ne comprend pas.
[170] Les uns sont de purs emblèmes (sida, charisme, ordinateur,
complexe d'Œdipe), les autres des quasi-métaphores (trous noirs, in-
conscient, code génétique). Les deux genres forment la trame de toute
une série de combinaisons qui sous-tend le langage d'une représenta-
tion. L'étude de ce langage, par des méthodes rigoureuses qui nous
donnent accès à certains processus cognitifs, a été une de nos préoc-
cupations constantes. Depuis la recherche d'Ackermann et Zygouris
(1974) qui a utilisé le « syntol », jusqu'à celle d'ordre plus logique de
Grize et al. (1987), et Vergés (1987), une série d'analyses du discours
a enrichi notre répertoire de méthodes. Je ne suis pas compétent pour
me prononcer, mais je sais (Gardin, 1974) que cette solution ne met
pas le point final au problème du rapport entre théories et faits. Il se
posera tant qu'on n'aura pas réussi à donner à l'analyse du discours un
Serge MOSCOVICI, “Esquisse d'une description des représentations sociales” (2013) 54
comme ils connaissent les sons, les formes géométriques, les chaises ou
les animaux (Landman & Manis, 1983, p. 109) ?
Elles ne sauraient en tout cas suffire à celui qui envisage les repré-
sentations sociales in the making 17, s'adaptant aux sinuosités d'une
culture. Comment parler de construction ou [176] de création de réali-
té sur la base de processus qui signifient justement le contraire ? Et
dans quelle mesure peut-on avoir recours à des processus dissociant
pensée et communication, alors que toute représentation est à la fois
un résultat et un foyer de diffusion de ce qui a été créé ? Relisez le
texte sur le split-brain cité plus haut, vous verrez jusqu'à quel point
diffusion et connaissance sont mêlées. Quand une représentation sur-
git, on est stupéfait de voir comment elle résulte d'une apparente répé-
tition de formules standardisées, d'un échange en termes tautologiques
tels qu'ils se présentent dans la conversation, d'une visualisation
d'images floues à propos d'objets étranges. Et pourtant, elle combine
tous ces éléments hétérogènes et donne à l'ensemble l'aspect du nou-
veau, et même du cohérent. Les processus d'ancrage et d'objectivation
nous livrent la clé de son mode de fabrication. Enfin, la cognition so-
ciale ne s'intéresse guère au facteur population ni, a fortiori, à celui de
culture (Pepitone, 1986). Nous les avons fait entrer en ligne de compte
jusqu'ici, et ils sont capitaux. La théorie des représentations sociales
garde une flexibilité suffisante pour épouser la variété des groupes,
des matrices culturelles et des théories qui circulent dans la société.
Dans cette phase où il s'agit d'engranger des expériences et des maté-
riaux, l'observation, aussi systématique soit-elle, reste tributaire des
qualités de la population étudiée et des problèmes qu'elle pose. Sinon,
quel serait le sens du mot social dont nous faisons si largement
usage ?
Ayant dit cela, il est vrai que la psychologie sociale, dans ce do-
maine, s'intéresse aux actes et aux relations de la vie privée. De plus,
dans ce milieu riche et étroit, chacun est censé se comporter avec sé-
rieux, envisager les choses de manière nette, choisir avec logique
comme il faut. Nul ne rêve, ne croit en dieu, nul n'est rongé par une
passion dévorante. Le monde où se meuvent les hommes est celui
conçu par la science et la technique, vaste campus où l'on résout des
problèmes, et aspire à réussir au mieux. Or, ce qui touche de près ou
de loin aux représentations sociales doit tenir compte du fait qu'il
existe chez les hommes toute une zone d'ombre qui recouvre la plu-
ses priorités. Je porte un tout autre jugement sur ses forces et fai-
blesses. Il est vrai que je n'y ai aucun mérite. À la fois parce que je ne
crois pas aux « tests durs de théories tenues », par esprit de méthode,
et parce que le caractère social de la pensée, de l'existence en général,
me paraît évident. Il est vrai que ce n'est pas le cas de nos collègues
américains qui vivent dans une culture n'offrant pas d'alternative aux
représentations individuelles, pas de langage pour exprimer les be-
soins et les intérêts qui dépassent ceux des individus et expriment le
groupe. Faute d'avoir l'habitude de telles notions et d'un tel langage, il
est normal de les voir se demander comment et pourquoi quelque
chose, une représentation par exemple, est sociale... Souvent, je
m'étonne qu'on pose ce genre de questions, qu'on demande à justifier
ce qui, à mes yeux, va de soi. Ou bien on hausse les épaules, parce
que la réponse est donnée dans les termes d'une expérience qui fait
défaut au questionneur ou lui paraît abstraite. Comme si, là où pour
moi il y a un plein, il y avait pour eux un vide, et vice versa. Un écart
de ce genre explique les difficultés à saisir l'intérêt et la portée de la
théorie qui fait l'objet de ces notes. Bien sûr, de nombreux doutes sub-
sistent à son égard, et c'est inévitable. Ils n'ébranlent pas la confiance
que nous sommes un certain nombre à mettre dans la ligne de re-
cherches suivie depuis des années. Et encore, moins à présent que ra-
pidement et discrètement, elle stimule la recherche partout où l'on n'a
pas tant besoin d'un dogme que d'un cadre heuristique. Pour tous ceux
qui souhaitent trouver une autre manière de faire de la psychologie
sociale, plus proche des autres sciences de l'homme et à l'échelle des
phénomènes sociaux dans lesquels ils vivent, il semble y avoir là une
ouverture. Je suis persuadé, comme eux, que les représentations so-
ciales pointent, à long terme, vers la solution de problèmes de la
science et des sociétés qui ne sont pas moins réels.
Fin du texte