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Revue belge de philologie et

d'histoire

Quelques réflexions sur le jugement moral en histoire


Jean Stengers

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Stengers Jean. Quelques réflexions sur le jugement moral en histoire. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 82,
fasc. 1-2, 2004. Belgique - Europe - Afrique. Deux siècles d'histoire contemporaine. Méthode et réflexions. Recueil d'articles de
Jean Stengers. pp. 123-139;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2004.4816

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2004_num_82_1_4816

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Quelques réflexions sur

le jugement moral en histoire

Dans la grande Histoire d'Angleterre de Macaulay, un des récits


les plus prenants et les plus brillants à la fois est celui que
Macaulay fait de la révolte de Monmouth contre le Roi Jacques II
en 1685. Le débarquement de Monmouth, l'accueil enthousiaste
qu'il trouve auprès des Puritains de l'ouest de l'Angleterre,
les laboureurs, les artisans, les mineurs s'armant pour marcher
derrière lui, et puis la bataille, qui est la dernière bataille qui
se soit livrée sur le sol de l'Angleterre, au cours de laquelle ces
petites gens succombent devant les soldats de l'armée régulière,
Monmouth capturé, exécuté, la répression s' abattant sur ses
partisans, le sang qui coule : tout cela compose une fresque
dramatique, que traverse le grand souffle de Macaulay et qui
est toute résonante de l'orchestration incomparable de son style.
Au terme de son récit, Macaulay s'arrête pour juger. Il juge en
particulier la conduite du Roi, de Jacques II, responsable des
rigueurs extrêmes de la répression après l'écrasement de la
révolte. Voici ce qu'il écrit :
« Aucun souverain anglais n'a, plus que Jacques II, donné de
preuves d'une nature cruelle. Sa cruauté cependant n'était
pas plus odieuse que sa clémence, ou peut-être serait-il plus
exact de dire que sa clémence et sa cruauté rejaillissaient
d'infamie l'une sur l'autre. L'horreur que nous éprouvons devant le
sort des simples paysans, des jeunes gens, des femmes sans
défense envers lesquels il se montra inexorable, cette horreur
s'accroît encore lorsque nous voyons à qui il accorda son pardon
et pour quelles raisons.

Paru clans le Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et


politiques de l'Académie royale de Belgii/ue. 5e série. 58/5 (1972), pp. 189-205.
1 24 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [ 1 90]

La règle qui doit guider un prince, au lendemain d'une rébellion,


dans le choix des rebelles à punir, est d'une parfaite évidence.
Les meneurs, les hommes d'un haut rang, d'une fortune et d'une
éducation élevées, dont l'influence et les artifices ont induit en
erreur la multitude, doivent être l'objet de sa sévérité. La
multitude égarée, au contraire, une fois que la bataille est gagnée,
ne saurait être traitée avec trop de clémence. Cette règle, si
évidemment conforme à la justice et à l'humanité, non seulement
ne fut pas suivie, mais fut renversée. Pendant qu'on massacrait
par centaines les gens que l'on aurait dû épargner, on épargnait
les quelques hommes que l'on aurait pu avec justice abandonner
à la rigueur des lois. Cette clémence bizarre... ne mérite aucun
éloge : elle s'expliquait dans chaque cas par des motifs sordides
ou méchants... ».
Interrompons ici la citation. Elle suffit à nous faire apercevoir
ce qu'est la manière d'un historien moralisateur. Macaulay, au
nom des grands principes de la morale et de la politique, brandit
les foudres de la justice. Il est à la fois historien et juge, et c'est
la tête basse, bien souvent, que les grands hommes du passé
sortent de son tribunal.
La tradition de l'histoire moralisatrice, dont Macaulay est
sans doute le représentant le plus remarquable, était autrefois
fortement enracinée. Sans s'être perdue, on peut dire qu'elle
est aujourd'hui exsangue. Le principe que l'on enseigne presque
partout aux historiens, du moins dans le monde occidental
— et que l'on enseigne notamment, dans les Universités, à
ceux qui se forment au métier — est qu'ils n'ont à distribuer
ni l'éloge ni le blâme. Leur tâche, leur indique-t-on, est de
comprendre, non de juger. Un Macaulay, comparaissant
aujourd'hui devant un jury universitaire, serait rudement secoué :
on lui reprocherait de se laisser entraîner, égarer même, par
des idées qui ne sont pas celles d'un véritable historien.
Comment s'est produit, en histoire, cet abandon de la tradition
moralisatrice, sous quelle influences, suivant quelles étapes ? Il
faudrait, pour répondre à ces questions, une étude
d'historiographie longue et délicate qui, à ma connaissance, n'a pas encore
été faite. Elle permettrait de déceler les différents facteurs qui
ont agi sur l'évolution des esprits.
[191] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 125

Un de ces facteurs, sans aucun doute, a été une certaine perte


de foi dans la valeur universelle des règles de la morale.
L'historien qui prétend se faire juge peut-il vraiment tabler sur des
règles morales éternelles et universelles ? Un Macaulay, assis
sur la double base inébranlable de la morale victorienne et des
grands principes libéraux, n'avait guère de doutes de cet ordre.
Mais déjà de son temps, des doutes se faisaient jour. Un homme
de la génération suivante, Lea, le célèbre auteur de l'Histoire
de l'Inquisition, faisait remarquer qu'il n'y a guère un seul péché
du Décalogue qui, à quelque moment ou en quelque lieu de
l'histoire de l'humanité, n'ait pas été considéré comme une vertu
ou du moins comme une pratique acceptable. Voilà, disait Lea,
ce que nous révèlent notamment les recherches de l'ethnographie
moderne (x). L'historien passera- t-il outre et, alors qu'il sait
la morale si changeante, s'infligera- t-il le ridicule de juger les
hommes du passé d'après le code moral de son temps ?
Ce sens de la relativité de la morale a certainement influencé
les historiens lorsqu'ils ont abandonné le jugement moral. Mais
il serait tout à fait faux, je pense, d'imaginer que tel a été
l'élément essentiel de leur évolution. Le changement d'optique a
porté fondamentalement, non pas sur la morale, mais sur
l'histoire elle-même. On peut en trouver la preuve — et c'est là
une considération qui me paraît décisive — dans l'attitude
des historiens catholiques.
Il y a un peu plus de cent ans, Dom Guéranger, le restaurateur
de l'ordre bénédictin en France, exposant ce qu'étaient selon lui
les devoirs d'un historien chrétien, d'un historien catholique,
mettait au premier rang de ces devoirs celui de juger selon
l'Église. « Ce qui rend toujours plus ferme et plus calme le coup
d'œil de l'historien chrétien, c'est l'assurance que lui donne
l'Église qui marche sans cesse devant lui comme une colonne
lumineuse... Il sait quel lien étroit unit cette Église à l'Homme-
Dieu, comment elle est garantie par sa promesse contre toute
erreur dans l'enseignement et dans la conduite générale de la
société chrétienne, comment Γ Esprit-Saint l'anime et la con-

(x) Ethical values in history, 1903, reprod. dans H.Ch. Lea, Minor historical
writings and other essays, publ. p. A.C. Howland, (Philadelphie, 1942), p. 56
et sv.
1 26 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [ 1 92]

duit ; c'est donc en elle qu'il va chercher la règle de ses


jugements... Jamais il ne sacrifie ; il appelle bon ce que l'Église juge
bon, mauvais ce que l'Église juge mauvais... Il sait qu'il est
dans la vérité puisqu'il est avec l'Église et que l'Église est avec
le Christ » (*).
Sur le plan théologique, sans aucun doute, ces lignes seraient
aujourd'hui fortement contestées — comme elles l'étaient
d'ailleurs parfois du temps même de Dom Guéranger. Mais lorsqu'a-
près Dom Guéranger, et repoussant des injonctions semblables
aux siennes, de très grands historiens catholiques, spécialement
dans le monde universitaire, et après eux une foule d'autres, se
refuseront au rôle de juges, dira-t-on que c'est parce que la foi,
chez eux, s'était affaiblie, affadie, et que leurs convictions
morales et religieuses n'avaient plus la robustesse de celles de
Dom Guéranger ? Ce n'est pas de ce côté, on le sent, qu'il faut
chercher l'élément principal d'explication. Ces historiens —
et ceci vaut aussi bien pour les historiens non catholiques —
s'étaient ralliés avant tout à une nouvelle conception de
l'histoire, celle de l'histoire dite scientifique.
Il est bien évident que c'est l'ambition d'élever l'histoire au
niveau d'une discipline proprement scientifique qui, qu'elle soit
explicite ou implicite, a dominé, surtout dans les milieux
universitaires, tout le mouvement historique des temps les plus récents.
Le mot de science, appliqué à l'histoire, a donné lieu à bien des
équivoques et à des à-peu-près, mais même embourbé dans les
équivoques, l'historien, presque partout, a aspiré à faire de la
science. Or faire œuvre de science, n'est-ce pas avant tout
considérer l'objet de son étude en soi et pour soi, en éliminant
au maximum tout élément de subjectivité ; la première exigence
de la science n'est-elle pas l'objectivité, qui implique que le
savant, en entrant dans son laboratoire ou dans son séminaire,
se dépouille au maximum des traits de sa personnalité qui
pourraient influencer sa recherche ? Tel est le raisonnement
fondamental — implicite parfois, je le répète, mais toujours
sous-jacent — qui a fait proscrire le jugement de valeur, parce

(x) Dom Guéranger, Le sens chrétien de l'histoire (Paris, 1945), p. 21-22 ;


ce petit volume reproduit une série d'articles publiés dans L'Univers en 1858.
[193] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 1 27

qu'il apparaissait précisément comme un de ces éléments


subjectifs qu'il fallait éliminer au maximum. C'est au nom de la
science que l'on a donné son congé au jugement moral. Il est
caractéristique que, lorsque dans son Apologie pour l'histoire,
Marc Bloch s'occupe — afin de l'écarter — du jugement moral,
ce soit une comparaison avec les sciences qui vienne tout
naturellement sous sa plume. Il écrit : « La leçon du développement
intellectuel de l'humanité est claire : les sciences se sont toujours
montrées d'autant plus fécondes... qu'elles abandonnaient plus
délibérément le vieil anthropocentrisme du bien et du mal.
On rirait aujourd'hui d'un chimiste qui mettrait à part les
méchants gaz, comme le chlore, (et) les bons comme l'oxygène.
Mais si la chimie à ses débuts avait adopté ce classement, elle
aurait fortement risqué de s'y enliser, au grand détriment de
la connaissance des corps » (1). C'est en se fondant sur la
méthodologie des sciences que Marc Bloch demande à l'histoire d'éviter
un pareil enlisement.
L'histoire s'est faite impassible parce qu'elle s'est voulue
scientifique : voilà le nœud du phénomène. On peut l'observer
en quelque sorte a contrario en tournant les yeux du côté de
l'Angleterre. L'Angleterre est sans doute le pays où des
historiens de valeur ont le plus souvent conservé leur fidélité au
jugement moral, et la conservent encore même aujourd'hui.
Or c'est le pays aussi où les théories sur l'histoire scientifique
ont rencontré souvent les sourires les plus sceptiques, de
sceptiques qui pratiquaient avec brio l'art de l'historien, mais en
soutenant qu'il s'agissait d'un art, et de rien d'autre (2).

(*) M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien (Paris, 1949),


p. 71.
(2) Sir Isaiah Berlin, qui est un des défenseurs les plus décidés du jugement
moral, le défend en invoquant une autre de ses idées les plus chères, qui est
l'impossibilité d'assimiler l'histoire aux sciences de la nature. « The invocation
to historians to suppress even that minimal degree of moral or psychological
evaluation which is necessarily involved in viewing human beings as creatures
with purposes and motives (and not merely as causal factors in the procession
of events), seems to me to rest upon a confusion of the aims and methods of
the humane studies with those of natural science. It is one of the greatest and
most destructive fallacies of the last hundred years » (I. Berlin, Historical
inevitability, Londres, 1954, Ρ· 53 > pour les vues de l'auteur sur les différences
entre l'histoire et les sciences de la nature, voir surtout son article History and
theory. The concept of scientific history, dans History and Theory, t. I, i960).
128 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [194]

Y a-t-il des raisons de remettre en cause la règle de l'abstention


en matière de jugement moral, qui est aujourd'hui si
généralement admise ? Il y a, je pense, une raison d'ordre général pour
le faire : c'est que, dans une activité intellectuelle, tout doit être
périodiquement remis en cause, au moins par chaque génération,
si l'on veut se donner des principes raisonnes, et non suivre
passivement la tradition. Il y a de plus, pour cette remise en
question, des raisons d'inquiétude particulières à notre époque,
et à notre manière d'écrire l'histoire, et qu'il m'est arrivé
d'éprouver moi-même assez vivement.

Il fut un temps où l'on ne considérait comme histoire sérieuse


que celle qui se donnait un recul suffisant par rapport aux
événements. La nécessité du recul historique a fait l'objet autrefois
de fort belles dissertations. Aujourd'hui, de plus en plus, on se
rend compte qu'il est possible et même utile dans certains cas
d'écrire l'histoire — ou du moins une première forme d'histoire —
très vite après les événements, que pour certains phénomènes
de masse, et notamment les phénomènes d'opinion, il y a des
éléments de compréhension qui, si on ne veut pas les perdre,
doivent être saisis en quelque sorte à chaud par l'historien, car,
devant des cendres refroidies, ceux qui viendront après lui ne
comprendront plus aussi bien. On écrit donc de plus en plus,
et à bon droit me paraît-il, une histoire ultra-contemporaine.
Ceci signifie que l'historien qui s'occupe des temps contemporains
vit des événements dont il sait qu'ils deviendront peut-être,
quelque temps après, l'objet de ses travaux. Et c'est ici que naît
parfois, pour lui, une gêne mêlée de quelque inquiétude. Au
moment des événements, il a des convictions morales assez
fortes pour déclarer que tel acte lui fait horreur, ou que tel autre
lui paraît admirable — et non seulement pour le déclarer, mais
pour agir éventuellement en conséquence. N'est-ce pas abdiquer
un peu lâchement une partie de lui-même que de mettre ensuite
ces convictions morales en poche lorsque, un peu plus tard,
il aborde ces mêmes événements en historien ? C'est tout le
problème de la fidélité à soi-même qui, sous un certain angle,
se pose ici. Est-ce que l'on peut avoir simultanément une
personnalité d'homme, de citoyen qui, éventuellement, enverra
au gibet un de ses semblables qu'il considère comme criminel, et
[195] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 1 29

une personnalité d'historien qui s'abstient de tout jugement sur


cet individu envoyé au gibet, parce que l'historien ne juge pas ?
Et entraîné par cette réflexion, on en vient à réfléchir aussi aux
arguments qu'ont fait valoir et que continuent dans certains cas
à faire valoir ceux qui ont défendu le jugement moral en histoire.
A force de tout comprendre, sans jamais juger, l'histoire,
demandent-ils, ne risque-t-elle pas pour finir de faire tout
admettre, et de devenir ainsi une maîtresse d'immoralité ? Le
crime parfaitement commenté, parfaitement expliqué,
parfaitement compris, finit par ne plus apparaître comme un crime.
L'historien, quoi qu'il veuille, n'en vient-il pas à justifier le
mot de Lord Acton, lorsque celui-ci disait : The strong man
with the dagger is followed by the weak man with the sponge —
« L'homme violent qui manie le poignard est suivi par l'homme
faible qui manie l'éponge » (*) ?
Si l'histoire, d'autre part, correspond à un besoin social, le
jugement moral, l'appréciation ne font-ils pas à vrai dire partie
intégrante de ce besoin ? Pour ne pas juger, l'historien doit
souvent se faire violence à lui-même. La tendance naturelle
est de juger. Elle l'est chez l'homme en général, elle l'est chez
l'enfant qui apprend l'histoire sur les bancs de l'école (2), elle
l'est aussi chez l'historien le plus imbu de préoccupations
scientifiques. Cela est si vrai qu'en dépit de toutes ses bonnes
résolutions, le jugement de valeur, le jugement moral se glissera
toujours à un certain moment, insidieusement, sous sa plume.
Même chez celui qui se veut et se croit le plus impassible, le
jugement de valeur est toujours au détour du chemin : un moment
d'inattention, d'émotion, un moment simplement où le cœur
parle, et il surgit. Pourquoi, dans ces conditions, se donner
tant de mal pour traquer ce qui appartient à la manière
naturelle et humaine d'écrire l'histoire ?
On invoque bien sûr l'objectivité de l'histoire. Mais quand on
mesure avec réalisme tout ce qu'un historien, quel qu'il soit,

(x) G.M. Trevelyan, Bias in history, dans History. The Journal of the
Historical Association, mars 1947, p. 12.
(2) « Tous les maîtres qui ont eu à corriger des travaux d'étudiants », note
Marc Bloch, « savent combien ces jeunes gens se laissent difficilement dissuader
de jouer, du haut de leurs pupitres, les Minos ou les Osiris » (Apologie pour
l'histoire, op. cit., p. 70).
130 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [ 1 96]

met de lui-même, des idées de son temps, des conceptions de


son groupe, dans l'histoire qu'il écrit, on est bien forcé de prendre
avec un grain de sel, et même plus qu'avec un grain de sel, les
théories sur l'objectivité scientifique de l'historien. La dose de
subjectivité reste toujours immense. Est-il si grave de l'augmenter
simplement quelque peu en ajoutant à tant de subjectivismes
inextirpables le supplément, qui peut être éventuellement
discret, du jugement moral ?
D'ailleurs, on peut l'observer — et l'observation peut
apparaître comme très importante — , dans la part de subjectivité
que l'on est forcé d'admettre chez l'historien, car elle est
inhérente à son activité même, le jugement de valeur est déjà présent.
Il n'y a pas d'histoire possible sans un certain ordre d'importance
attribué par l'historien aux différents ordres de phénomènes.
Or qui ne voit que, dans ce qu'il juge important, l'historien
ne peut échapper à l'attraction de ce à quoi il attribue de la
valeur ? La lutte pour la liberté de conscience, la conquête de
la liberté politique, les combats pour la paix sont des thèmes
que l'historien occidental privilégie en partie au moins parce
qu'il trouve ces libertés indispensables, et bonne la paix entre
les hommes. La notion d'importance, chez l'historien, est
toujours chargée, nécessairement, de jugements de valeur. Elle
en est chargée de manière implicite. Pourquoi, si l'on s'incline
devant cette pénétration implicite — et il faut l'admettre :
sans elle, il n'y a pas d'histoire — , interdire par ailleurs
l'affirmation explicite, par l'historien, de son système de valeurs, et
l'application de ce système ?
Tels sont, jetés en vrac, quelques-uns des arguments qui
montrent, pensons-nous, que le problème du jugement moral en
histoire n'est pas un problème vidé une fois pour toutes, et sur
lequel il est inutile de revenir. Comme tous les problèmes
fondamentaux, c'est un problème qui doit être repensé chaque fois
que nous menace la sclérose de nos conceptions.
Je n'ai pas d'autre ambition, bien entendu, que de vous
communiquer à ce sujet quelques réflexions personnelles.
Il importe tout d'abord que nous définissions de manière
plus précise les termes que nous utilisons. J'ai moi-même,
jusqu'à présent, employé à la fois les expressions de « jugement
[197] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 131

de valeur » et de « jugement moral ». Elles ne sont cependant


pas synonymes. La notion de «jugement de valeur» couvre
la notion de « jugement moral », mais elle est plus large. Un
jugement politique est aussi un jugement de valeur, sans être
pour autant dans beaucoup de cas un jugement moral. On peut
trouver bonne la politique d'un ministre corrompu, et
parfaitement exécrable celle d'un parfait honnête homme. Comme
toutes les distinctions qui reposent sur de simples définitions de
mots, la distinction entre jugement politique et jugement moral
est à certains moments subtile et difficile à établir, mais on sent
bien, en dedans de soi, qu'il y a là deux ordres de valeurs qu'il
importe de ne pas confondre. « C'est pire qu'un crime, c'est une
faute », aurait dit Talleyrand au lendemain de l'exécution du
duc d'Enghien. Le mot est presque certainement apocryphe
(car Talleyrand a été en fait un des artisans de l'exécution du
prince) mais il éclaire fort bien la différence entre jugement
moral et appréciation politique. Talleyrand, pour son compte
personnel, n'eût certainement pas aimé que la postérité
confondît les deux à son propre sujet.
Ceci dit, et si nous envisageons le problème général du
jugement de valeur, il est clair que ce problème est dominé et à
certains égards gouverné par la notion que nous nous faisons
de l'histoire elle-même, de son rôle et de ses objectifs. Si nous
demandons par exemple à l'histoire de s'intégrer dans une lutte
idéologique, le jugement de valeur s'imposera automatiquement
comme une des armes à employer dans cette lutte.
Dans le monde communiste, chez les historiens du monde
communiste, le jugement de valeur règne sans partage. Cela
est tout à fait normal. Délibérément, dans les pays communistes,
l'histoire est conçue comme devant participer à la même lutte
que le parti communiste lui-même, c'est-à-dire à la lutte pour
l'émancipation libératrice. Refuser, pour l'histoire, de s'engager
dans cette lutte, c'est tomber dans le travers impardonnable
de Γ« objectivité bourgeoise » qui, quelles que soient par ailleurs
les variations de l'orthodoxie historique en U.R.S.S., a toujours
pour sa part été l'objet d'une condamnation impitoyable.
Cette volonté délibérée de participer à un grand combat est
bien la marque distinctive de l'historiographie communiste. On
1 32 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [ 1 98]

pourrait certes se demander, si l'on voulait aller en profondeur —


mais je ne fais ici qu'esquisser ce thème de réflexion — si, entre
l'histoire de type communiste qui se veut engagée mais qui est
saisie invinciblement, très souvent, par l'esprit de la recherche (*),
et l'histoire de type occidental, qui se veut scientifique et
objective, mais qui subit tous les subtils conditionnements du milieu
dans lequel elle travaille, le fossé est toujours aussi large qu'on
a tendance à se l'imaginer, mais malgré tout le fossé est là dans
les buts mêmes que s'assignent ces deux types d'histoire.
Lutter pour une cause, c'est évidemment célébrer ceux qui
ont été dans le passé les bons artisans de cette cause, et mettre
le noir au front de ceux qui ont dévié de ce qui était la bonne
ligne. Le jugement politique et, associé à lui, le jugement moral,
sont donc de rigueur. Dans l'histoire soviétique, et spécialement
dans l'histoire du parti, les « traîtres », on le sait, sont nombreux,
et le mot « traître » est entendu dans un sens assez différent du
nôtre, puisqu'il est accordé à ceux qui ont simplement suivi
une mauvaise route politique. Ils ont trahi les intérêts de la
classe ouvrière. La question de savoir qui a trahi, quels ont été
les bons et quels ont été les mauvais, quelles ont été les fautes
commises et par qui, toutes ces interrogations prennent dès
lors une place capitale, et on peut même dire une place
primordiale dans l'historiographie de type communiste. Même à
l'heure actuelle, où le terme de « traître » tend à être moins utilisé
en histoire, les préoccupations des historiens demeurent
fondamentalement les mêmes que du temps où ils l'employaient
à foison : il s'agit de discerner dans le passé ce qu'était la
bonne ligne politique et de reconnaître ceux qui l'ont suivie.
La lecture, dans les revues spécialisées, de la critique des livres
d'histoire, est à cet égard particulièrement révélatrice. Chez nous,
le reproche majeur que l'on adresse à un historien est de s'être
trompé dans la reconstitution des faits, ou d'avoir mal compris
les hommes ou les événements dont il s'occupait. C'est cela
qui le condamne. Dans les pays communistes, le crime capital,
pour un historien, c'est d'avoir mal jugé — c'est d'avoir reconnu

(x) Un esprit qui, en U.R.S.S. notamment, gagne du terrain ; on trouvera


des notations révélatrices à ce sujet dans N.W. Heer, Politics and history
in the Soviet Union (Cambridge, Mass., 1971).
[ 1 99] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 1 33

une certaine valeur positive à un déviationnisme qu'il aurait


dû rejeter totalement, ou au contraire d'avoir traité trop
sévèrement une politique qui avait un certain contenu positif. Les
historiens, dans les pays communistes, lorsqu'ils ont été éliminés,
sont morts (au sens intellectuel, mais dans quelques cas aussi
au sens physique) non pas de leurs erreurs ou de leurs bêtises,
mais de leurs fautes de jugement — c'est-à-dire essentiellement
des fautes qui leur ont été reprochées chaque fois que
l'orthodoxie de jugement au sujet du passé se modifiait, ce qui arrivait
de temps à autre.
Dans cette conception de l'histoire où le jugement de valeur
prend une importance primordiale, la vérité, en fait, passe au
second plan et elle est même sacrifiée. L'exigence de vérité,
entendue dans son sens le plus large et le plus profond, implique
que toujours, quelque maladroitement et imparfaitement qu'on
puisse le faire, on essaie de se mettre à la place des hommes du
passé, dans leur peau oserait-on dire, qu'on essaie de les
comprendre par l'intérieur, en reconstituant leur pensée et leurs
mobiles, et cela avant de les juger. Lorsque le jugement de valeur
passe en premier lieu, il arrive souvent que l'on ne cherche
pas, ou que l'on ne cherche guère à comprendre ceux que l'on
a commencé par condamner ; trop de compréhension risquerait
d'ailleurs d'affaiblir la sentence de condamnation. Où
cherche-ton, dans l'histoire soviétique, à bien comprendre la personnalité,
les idées et les objectifs de Trotski ? On soigne surtout les attendus
de sa proscription.
Il est évident que ceux qui, dans la tradition de pensée
occidentale, ont défendu le jugement de valeur — jugement moral
ou jugement politique — l'ont fait en général dans un esprit
très différent de celui que l'on rencontre dans le monde
communiste. Ils ont demandé le plus souvent une réflexion morale ou
politique ajoutée à une histoire soucieuse en premier lieu de
vérité. Même lorsqu'on trouve, au XIXe et au XXe siècle, chez
nous, des formules un peu naïves qui paraissent être à première
vue des formules d'histoire engagée, il faut bien en mesurer
la portée, qui est en général assez anodine. Le Conseil
Académique de l'Université de Liège, en 1875, votait à l'unanimité
des voix moins une abstention — celle de Godefroid Kurth —
134 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [200]

une motion où il affirmait que l'enseignement de l'histoire


devait s'assigner pour but « de développer dans la jeunesse
l'amour et le respect de nos libres institutions » (x) . Personne
n'imaginera que les excellents professeurs de l'Université de
Liège envisageaient une histoire des libres institutions belges
qui aurait été l'ancêtre par l'esprit de l'Histoire du parti
communiste de l'Union soviétique. Tous voulaient certainement
une histoire cherchant d'abord et avant tout le vrai, mais ils
croyaient bon qu'elle fût accompagnée de quelques coups de
clairon retentissants en faveur de la liberté.
Le problème du jugement moral, tel qu'il se pose en général
dans les pays occidentaux — et c'est au jugement moral que
nous allons à nouveau nous en tenir — est donc, en fait, un
problème d'addition à une histoire conçue de manière classique.
Y a-t-il lieu, oui ou non, d'ajouter une réflexion morale à un
constat historique qui s'est fait préalablement avec la seule
préoccupation de savoir et de comprendre ?
Entre une recherche passionnée de la vérité pour elle-même,
et une appréciation morale, une fois les résultats de la recherche
acquis, il ne me paraît pas pour ma part qu'il y ait la moindre
incompatibilité. Aucun historien du XIXe siècle n'a sans doute
été un héraut plus passionné du primat de la vérité en histoire
que Lord Acton. « La vérité », proclamait-il en un temps où
il était encore nécessaire de le proclamer, « la vérité est le seul
mérite qui donne à l'histoire sa dignité et sa valeur » — Truth
is the only merit that gives dignity and worth to history (2).
Personne n'a cependant mis en même temps autant de force qu' Acton
à exiger de l'historien une prise de position intransigeante
en matière morale. A soixante ans, montant dans la chaire
d'histoire moderne de l'Université de Cambridge, et voulant
saisir cette heure unique de sa vie pour formuler ce qui faisait
l'essence de son message, il lançait : / exhort you never to debase
the moral currency or to lower the standard of rectitude, but to try
others by the final maxim that governs your own lives, and to

(*) L.E. Halkin, Godefroid Kurth. Documents sur les débuts de sa carrière
universitaire (Liège, 1960), p. 17.
(2) G.P. GoocH, History and historians in the Nineteenth century, 2e éd.
(Londres, 1952), p. 357·
[201] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 135

suffer no man and no cause to escape the undying penalty which


history has the power to inflict on wrong — « Je vous exhorte
à ne jamais abaisser le niveau de vos exigences morales, l'étalon
de ce qui est une conduite droite, mais à juger autrui d'après la
maxime qui gouverne votre propre vie ; ne laissez aucun homme
ni aucune cause échapper à la condamnation éternelle que
l'histoire a le pouvoir de prononcer contre le mal» (x). Entre
ces deux impératifs qu'Acton trace à l'historien, je n'aperçois
pour ma part — si on les comprend comme Acton lui-même
les comprenait — aucune contradiction.
Une réflexion morale greffée sur une œuvre de vérité : voilà
ce que certains considèrent comme utile ou même nécessaire,
sans que nous puissions en rien leur reprocher de trahir leur
devoir de vérité. C'est pour ou contre cette greffe, en quelque
sorte, du jugement moral, que nous devons en dernière analyse
nous prononcer.
Ceux qui souhaitent le jugement moral peuvent faire valoir
certains arguments — et nous en avons cité quelques-uns — ,
mais ils ne peuvent, on le notera, se fonder sur aucun principe,
au sens strict du mot, sur aucune règle dont ils demanderaient
l'application stricte. Quand la Revue Historique choisit pour
épigraphe la parole de Cicéron sur l'histoire : « Ne quid falsi
audeat, ne quid veri non audeat historia », elle énonce un principe,
une règle qui, dans la déontologie classique de l'historien,
apparaît comme d'application invariable. Rien de tel dans le cas
du jugement moral. Il est impossible de le poser en principe,
d'exiger que l'on y recoure invariablement. Comme l'a remarqué
avec esprit Trevelyan, un des maîtres de l'histoire anglaise de
ce siècle, petit-neveu de Macaulay, et qui était resté quant à la
morale en histoire dans la ligne de son grand-oncle, « si l'historien
s'arrêtait pour s'exclamer devant chaque mauvaise action qu'il
rapporte », ce qu'il écrirait se muerait en un « livre des
lamentations », c'est-à-dire serait illisible (2). Le jugement moral, que
Trevelyan réclame de l'historien, ne peut avoir d'efficacité,

(*) Inaugural lecture on the study of history, 1895, reprod. dans Lord Acton,
Essays in the liberal interpretation of history. Selected papers, publ. p. W.H.
McNeill (Chicago-Londres, 1967), p. 350-351.
(a) Bias in history, article cité, p. 12.
136 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [202]

souligne-t-il, que s'il est pratiqué avec art et avec discrétion :


il s'agit là d'un «nice matter of artistic discretion» (x).
La discrétion, en l'occurrence, s'impose d'autant plus que,
en dehors de tout jugement éventuel, l'histoire doit déjà
contenir, simplement pour être compréhensible, de multiples
références à la morale. Saisir la nature de l'action d'un homme du
passé, comprendre les réactions qu'elle a suscitées, exige qu'on
la replace dans la morale du temps. Cette exigence est surtout
indispensable lorsqu'on se trouve dans un domaine où les règles
et les conceptions, depuis, ont évolué, et sont aujourd'hui
sensiblement différentes de ce qu'elles étaient jadis. L'historien,
s'il n'y veille pas, risque de laisser commettre par ses lecteurs
un des péchés les plus graves qui soient, et qui est le péché
d'anachronisme. On prend garde à éviter l'anachronisme
lorsqu'on se trouve devant des mots dont le sens a évolué ; il faut
y prendre garde tout aussi énergiquement lorsque l'on a affaire
à des comportements dont la signification morale a changé.
Imaginons un historien qui décrive le siège d'une ville au XVIe
siècle. La ville est assiégée, lui disent ses sources, par une troupe
d'aventuriers. Il n'aura évidemment pas l'idée de reproduire
ces textes de l'époque tels quels, sans explications. Il a le devoir,
et il le sait, de mettre le mot « aventuriers » entre guillemets
et de souligner le sens que le mot avait au XVIe siècle, et qui
est bien différent de son sens actuel (2). Mais si, après la prise
de la ville, qui a résisté jusqu'à l'épuisement de ses forces, les
aventuriers la mettent complètement à sac et passent même
une partie de la population au fil de l'épée, cet événement lui
aussi devra être mis en quelque sorte entre guillemets, et cette
fois sur le plan moral. Il faut en effet que le lecteur sache que
ce que, tout naturellement, il est tenté de considérer comme
un génocide, n'en était pas un aux yeux des hommes du XVIe
siècle, et que les lois de la guerre, à l'époque — et par extension
le code moral — admettaient de pareils agissements.

i1) ibid.
(2) Les « aventuriers », au XVIe siècle, étaient des soldats à pied servant en
volontaires et sans solde (E. Huguet, L'évolution du sens des mots depuis le
XVIe siècle, Paris, 1934, p. 24).
[203 ] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 1 37

Plus près de nous et en sens inverse, si un historien rencontre


dans un milieu de la bourgeoisie du XIXe siècle un négociant
failli ou une fille-mère, il importe qu'immédiatement, et avec
force, il souligne que l'opprobre qui pesait sur eux, dans la
société du temps, n'avait rien de commun avec les sentiments
que nous éprouvons aujourd'hui pour une mère célibataire ou
pour un commerçant malheureux.
Des notions simples, fondamentales parfois, peuvent avoir
à ce point changé de résonance morale, alors que leur sens,
pourtant, est resté le même, qu'on ne peut plus les citer sans les
faire suivre, aussitôt, de leur définition morale d'autrefois.
L'historien de la colonisation pouvait jusqu'il y a peu parler
tranquillement, et sans autre précision, de l'objet de son étude,
c'est-à-dire des colonies. Il doit dès à présent, lorsqu'il évoque
les « colonies », surtout devant des jeunes, insister sur le fait
que ce terme, à l'époque où il servait à désigner l'état d'une
grande partie du monde, n'était en aucune manière marqué
des stigmates moraux que les générations actuelles lui attribuent
de plus en plus.
L'historien doit donc, par pur souci de faire saisir la vérité
du passé, préciser en de multiples circonstances les caractères
propres de la morale du passé ; comme pour le sens des mots,
il ne peut très souvent le faire, s'il veut être intelligible, que par
référence à la situation actuelle, par référence à la morale actuelle.
Il y a là un poids de références morales alourdissant
obligatoirement le discours historique qui, si l'on reprend la préoccupation
de Trevelyan, à savoir que l'histoire reste lisible — et cette
préoccupation paraît légitime — limite singulièrement la charge
supplémentaire possible des jugements moraux.
Mais ces considérations nous font faire autour du problème
quelques cercles plus ou moins élégants. Il est temps d'aller au
cœur, et d'opter — de répondre oui ou non. On peut être
impressionné, troublé même par les reproches que l'on adresse
à l'historien impassible — lorsqu'on lui reproche de n'être pas
fidèle à lui-même ou d'écrire une histoire immorale. Mais
néanmoins, mon option personnelle reste le refus du jugement moral
et cela pour une raison qui, s' agissant de la conception même
de l'histoire, me paraît dominer le débat (Je dis « je », très
1 38 L'HISTOIRE ET SES MÉTHODES [204]

nettement, non par vanité, mais parce que dans une question
de cet ordre, on ne peut s'engager que pour soi, et en se
découvrant) .
L'histoire est un instrument de connaissance, elle nous fournit
des éléments de savoir. Mais dans le domaine des sciences
humaines, ce serait une bien pauvre discipline intellectuelle que
celle qui ne ferait qu'enrichir nos connaissances. Toute étude
de l'homme doit contribuer à former en nous notre propre
conception de l'homme, elle doit nous aider à bâtir notre système
de vie et notre système de valeurs. Or quelle peut être à cet
égard la contribution la plus haute, et à vrai dire la
contribution décisive de l'histoire ? N'est-elle pas d'inspirer par l'exemple
le respect de cette valeur toujours si fragile et si menacée et
qui est l'attachement à la vérité ?
Attachement à la vérité, respect de la vérité : nous savons où
et quand cette valeur est battue en brèche de manière grossière
et brutale. Elle l'est dans les sociétés totalitaires. « Nous ne
sommes pas objectifs, nous sommes Allemands », proclamait
en 1933 le ministre de l'Instruction publique de Bavière. « Pour
nous, tout ce qui nuit au peuple allemand est un crime, même
si des multitudes venaient nous déclarer que du point de vue
objectif c'est la vérité » (1). Mais même dans les sociétés d'esprit
le plus libéral, combien de forces antagonistes le respect de la
vérité ne rencontre-t-il pas presque à chaque détour du chemin ?
Dans combien de circonstances l'esprit de parti, les intérêts
nationaux, les intérêts de classe, les intérêts personnels n'exigent-
ils pas de passer les premiers ? On n'entend guère chez nous
de paroles aussi brutales que celles du ministre allemand de
1933. Mais combien de fois le modeste historien, surtout lorsqu'il
s'occupe d'événements récents, n'entend-il pas des gens aimables
lui rappeler que « toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire » ?
C'est alors qu'il peut cesser lui-même d'être aimable et
modeste. Il ne se prend pas pour plus qu'il n'est, mais s'il est quelque
chose, il l'est par les principes qu'il sert. Et pour lui, le respect
de ce qu'il croit être la vérité est bien le principe premier, celui
dont il vit.

(x) Cité dans J. Isaac, Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies
(Paris, 1936), p. 277-278.
[205] QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT MORAL EN HISTOIRE 139

Toutes les sciences humaines, certes, partent à la recherche


de leur vérité, elles illustrent toutes le respect du vrai, mais le
témoignage que l'historien porte à cet égard est peut-être celui
qui a le plus de poids, car c'est dans son secteur qu'il rencontre
la pression antagoniste la plus forte. L'adage selon lequel « Toutes
les vérités ne sont pas bonnes à dire » est un adage que l'on glisse
rarement à l'oreille d'un philologue ou même d'un philosophe.
C'est aux historiens que, depuis toujours, cette remarque s'est
le plus souvent adressée, et c'est en passant outre qu'ils ont
porté témoignage.
Illustrer par l'exemple, par l'action ce qu'est le respect
intransigeant du vrai : voilà à mon sens la contribution la plus haute
à l'édifice des valeurs que puisse apporter le professeur
d'histoire dans son enseignement, ou l'historien dans son œuvre.
Mais dans tout témoignage la forme a son importance. La portée
d'un témoignage s'affaiblit si, pour des raisons de forme, il peut
être suspecté. Là se trouve, me paraît-il, l'inconvénient majeur
du jugement moral et ce qui, pour ma part, me le fait rejeter.
Le jugement moral peut être formulé par un historien qui,
préalablement, se sera livré à sa tâche critique avec une liberté
d'esprit et une volonté d'objectivité absolues. Mais il risque,
pour qui l'entend formuler, de donner l'impression que son
auteur a pris parti ; il risque d'éveiller le soupçon que des
considérations morales ont influencé le travail proprement dit de
l'historien, et l'ont gauchi. Ce soupçon peut être entièrement
injustifié, mais toujours, je le crains, le jugement moral le
traînera derrière lui et le fera surgir dans son sillage. Le souci
de la morale risque ainsi d'affaiblir, d'entamer ce que l'activité
de l'historien apporte d'essentiel sur le plan des valeurs morales.
La portée d'une leçon est en partie fonction, qu'on le veuille
ou non, de la forme dans laquelle elle est coulée : la forme qu'a
adoptée l'histoire dite scientifique est en définitive, me paraît-il,
celle qui assure à la leçon de l'historien le maximum d'efficacité.
D'efficacité morale, sans jugement moral.

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