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V

OUS AVEZ DIT « KUNG-FU » ?

C
omme je l’ai dit dans une des chacun se prétendait supérieur aux l’entraînement privé … et je me suis
Chroniques passées, il existe autres. J’ai donc pensé à utiliser un pointé une heure avant, ce qui m’a
environ 400 styles différents stratagème. permis d’assister à des entraînements
d’Arts de la Main ou, si vous préférez, tout à fait surprenants. Les maîtres
de Boxes chinoises (en gros 350 en Le stratagème d’Henry firent la grimace mais un scandale
Chine et 50 au Japon et aux étant impossible, j’ai pu voir un peu ce
alentours).
Plée que l’on voulait me cacher.
J’ai demandé à la Cinémathèque
Autant dire qu’à peu près toutes les
Française (dont un ami connaissait le
tendances possibles existent (ou ont Tout fini par être vrai !
Président) de me faire une Lettre de
existé) dans les styles chinois. Ce fut À l’époque, la Chine Populaire
mission me chargeant de faire une
d’ailleurs l’un de mes nombreuses n’acceptait aucun touriste, mais j’ai
enquête auprès les Maîtres de chaque
surprises dans ma recherche du vrai pu, avec mon ordre de mission,
style et de filmer les entraînements.
karaté martial. Retrouver, en Chine, ce assister également à de nombreux
Puis je me suis rendu au Japon. J’étais
que l’on appelle le Style Shōtōkan entraînements de Wushu à Taïwan et
professionnellement en contact avec
JKA ou le Style Shōtōkaï créé par à Hong-Kong.
le Maître Tani de Kōbe (qui me
le maître Egami. À l’époque où je Tout me paraissait à la fois étrange et
fournissait en keïkōgi) et qui était
pratiquais intensément, je me suis dis valable. Je me souviens, notamment,
Shitō­ryū. Il accepta de m’aider
qu’une enquête s’imposait pour que d’un dōjō où un maître très gros
dans cette enquête, qui soit dit en enseignait le Style   du   Cheval
je sache si je m’étais planté dans mon
passant l’intéressait prodigieusement,
choix et quels pouvaient bien être les (mouvements de mains rappelant un
et elle fut facilitée parce qu’il était en
autres styles, ce qu’ils recherchaient cheval dressé sur ses pattes arrières
et pourquoi ces différences. relation avec Monsieur Sassakawa,
et attaquant des pattes avant) et qui
un homme d’affaires très influent maîtrisait à la perfection les Tui­
politiquement (il mit en place, à
Enquête sur les styles l’époque, un Premier ministre et Le
shou  (poussées et absorptions).
On m’expliqua bien qu’il existait Times en parla en désignant Monsieur Attaqué violemment par ses disciples,
toujours, en Art Martial, trois niveaux il abaissait son corps et les repoussait
Sassakawa sous le nom de
qu’à l’époque on me désigna sous les à plusieurs mètres en les projetant en
appellations de : l’Art   Martial   de « Godfather » ce qui dans la Mafia l’air d’une poussée de ses deux mains
correspond au Patron des Patrons, le … en reculant les fesses.
la   Rue (enseignement simplifié et
Parrain), et qui était à l’époque Moi, à qui on avait toujours dit qu’il ne
mystifié, accessible pour tous ;
Président de la Fédération de Karaté fallait jamais reculer les fesses à
d’ailleurs ces entraînements de la rue
Universitaire. Par la suite, il devint l’impact, je me suis dit que décidé-
sont souvent montrés dans les
Président de la Fédération de Karaté ment, il n’y a rien de faux, toutes les
reportages sur la Chine), l’Art
de Tout le Japon (tous styles), puis le théories sont à nuancer et c’est la
Martial de Dōjō (dans le passé, on Président de la Fédération Mondiale preuve que, lorsque l’on nous affirme
n’acceptait dans un dōjō que ceux qui de Karaté (la WUKO). une chose comme seule valable … il
en paraissaient dignes, après des tests C’est dire que ce fut une enquête n’est pas sans intérêt de voir si
de sélection, des épreuves ou sur sérieuse avec portes ouvertes. l’inverse ne serait pas également vala-
recommandation d’un Maître; certains C’est ainsi qu’il me fut possible de ble !
dōjō en Extrême-Orient poursuivent rencontrer, d’avoir des entretiens Ayant été introduit avec cet ordre de
cette tradition et il est quasiment passionnants et d’assister à des mission en main, et étant devenu ami
impossible d’assister à ces entraînements dans les styles japonais avec certains de ces Maîtres (après
enseignements), et l’Art   Martial principaux : Shōtōkan, Shōtōkaï, pas mal de repas et de soirées très
secret (où seuls les plus doués Shitō­ryū, Wadō­ryū et Gōjū­ arrosées), au cours des quinze années
physiquement et spirituellement ryū. suivantes, je suis retourné les visiter,
étaient admis à des enseignements Sachant que des entraînements privés et aidé par mon ami Draeger, il me
confidentiels, tels que ceux que décrit existaient j’ai pu, plusieurs fois, fut possible d’être introduit auprès de
le Maître Fūnakōshi dans son assister à des entraînements secrets ceux que l’on appelle les Maîtres de
autobiographie, entraînements se en utilisant un autre stratagème. l’Ombre (Kage­Shihan), des maî-
déroulant la nuit et en privé avec son Grâce à l’influence de Monsieur tres n’enseignant qu’à quelques disci-
Maître Itōsū). Sassakawa, on accepta plusieurs ples et hostiles à tout enseignement
J’avais bien compris ces différences, fois de me rencontrer, avec le maître public.
mais je continuais à me demander Tani, mon traducteur et un délégué C’est ainsi qu’il me fut possible, peu à
pourquoi tous ces styles et ce que l’on peu, de passer dans les niveaux
de Monsieur Sassakawa, mais en
pouvait bien y enseigner, puisque supérieurs de l’Art et d’arriver à
me donnant rendez-vous après
estimer comme valables tous les sty- eux fut même nommé au plus haut étirements de médicogymnastique
les, qu’ils soient japonais, chinois, poste de la capitale de l’Empire taoïste du Docteur Hua Tao.
okinawaïens, coréens ou malaysiens. chinois, Mandarin (haut fonction- « K’ung­fu » (« Gongfu » en trans-
Honnêtement, actuellement, il m’est naire) de Pékin, où il séjourna 42 ans, cription Pinyin), un bon siècle après,
réellement impossible de critiquer ou le Père Joseph Marie Amyot, un fut utilisé par la presse occidentale,
de juger défavorablement un style de Français de Toulon. pour désigner la Boxe chinoise, lors de
la Main, et je me sens très irrité Astronome et écrivain. Il nous la célèbre Guerre des Boxeurs de 1900
lorsque l’on méprise un autre style. intéresse tout particulièrement parce (révolte des pratiquants de La Main
J’ai de la sympathie pour tous les qu’il fut le premier à utiliser, dans un contre les délégations étrangères de
styles, peut être parce que je vois livre de langue française (dont j’ai une Pékin). Dans un exemplaire du Figaro
qu’ils abordent tous le même Art, photocopie), le nom de 1900 (que j’ai, cadeau de Georges
mais par des voies qui leur sont « Acupuncture » et le nom Charles), un journaliste y nomme
propres et que tous vont vers la « Kung­fu ». « Kung­fu » ce que les Chinois
même direction. Et, aussi, parce que je « K’ung­Fu » désignait dans le livre nommaient et nomment encore
sais que ces styles visibles sont du du Père Amyot, les exercices de « Wushu » (Wu = Bū = Martial et Shu
premier niveau. médicogymnastique taoïste du Doc- = Jūtsū = Art, mêmes idéogrammes en
teur Hua Tuo, inspirés (deux siècles japonais et en chinois), ou encore
Les mystères du mot avant J.C) des vitalités de cinq « Guoshu ». (= Art National, c'est-à-
Kung-fu animaux (le Wu Quin Xi) : Tigre, Ours, dire authentiquement chinois), ou
Dans cette Chronique, je désirerais Cerf, Singe, Grue. Publié en 1792, un « Quanshu » (= Art de la Main), ou
que vous sachiez, aussi, ce qu’est le an avant la mort de son auteur, le livre « Quanfa » (= Technique de la Main),
mot « Kung­fu » et ce qu’il signifie. du Père Amyot fut traduit dans
ou même « Jiji » (= Science du
Les mots « Kung­fu » et presque toutes les langues d’Europe.
combat à main nue et avec armes). De
À partir des années 1960, aux USA (et
« Acupuncture » ont été forgés à toutes ces appellations, la Chine
des années 1970 en France), le nom de
peu près à la même époque, au populaire préfère utiliser le mot
« Kung­fu » s’est imposé pour
XVIIIème siècle, par les Jésuites de la « Wushu » (= Art Martial) … sauf
désigner les styles chinois qui, pour
mission française de Pékin. Expliquer pour les touristes occidentaux.
profiter de l’essor du karaté japonais,
comment cela s’est fait est Cependant, pour être précis, il faut
commencèrent à être enseignés en
intéressant pour comprendre com- quand même signaler que dans le
Occident, à l’époque post-Mao. Notez
ment est né le mot « Kung­fu » dialecte du sud de la Chine (le
que le mot « Kung­fu », n’est pas
avant qu’il ne devienne improprement cantonais), on utilise le terme « Da
utilisé en Chine … sauf pour
synonyme de Boxe chinoise. Gongfu », qui signifie : s’exercer à
l’exportation. Il a de multiples sens en
Fondée par Ignace de Loyola en 1541 l’Art Martial de la Main (ce que
chinois. Il signifie :
(un Basque), la Compagnie Chrétienne certains traduisent improprement,
1 – Habileté, maîtrise ;
des Jésuites (organisée de façon parfois, par : s’exercer à la boxe
2 – Exercice parfait, de qualité,
militaire) a formé des religieux chinoise, car les mystifications ont la
sublime ;
savants qui ont joué un rôle très vie dure !).
3 – Temps que demande la maîtrise
important, tant en Europe que dans le Comme ce sont les Cantonais qui ont
d’un exercice ou d’un travail difficile
reste du monde, en raison de leur le plus émigré en Occident,
demandant du talent ;
haut niveau culturel et scientifique. notamment aux USA, on comprend
4 – L’ensemble des exercices qui
Bien que Chrétiens papistes, ils facilement pourquoi le mot « Kung­
permettent d’acquérir une capacité
étaient très proches de Martin Luther fu » s’est popularisé.
particulière, sortant de l’ordinaire, et
(réformateur, doctrine du salut par la
qui est bénéfique pour la santé. Ce n’est quand même pas une raison
foi seule, excommunié comme
pour se laisser mystifier et continuer
hérétique par Léon X en 1521), ce qui
Les exercices sublimes de croire que l’Art de la Main
explique leur comportement. Les
Sans entrer dans ces quatre nuances concerne principalement l’usage du
Jésuites apportèrent beaucoup à la
du mot, on peut donc dire que « Kung- poing fermé dans une forme de boxe
Chine et au Japon, mais furent surtout
fu » signifie en gros « sublime ». On chinoise.
fascinés par la puissance chinoise et
certaines des connaissances de cette retrouve d’ailleurs ce nom pour le
dernière dans le domaine de la santé. célèbre K’ung­Fu­Tzu, le sublime Le Wu-Shu est un art
En Chine, certains Pères Jésuites Tzu, que l’Occident a romanisé par … complet
furent nommés à des postes très Confucius. C’est probablement pour la Le « Wushu » (dont les idéogrammes
élevés. Par exemple, « Président du quatrième signification « exercices se lisent « Būjūtsū » en japonais,
Tribunal   Mathématique » (Père sublimes bénéfiques pour la santé et littéralement : Art du combat guerrier,
sortant de l’ordinaire, qui fit que Père martial si vous préférez ce mot)
Verbiest, un Belge), « Grand   Astro­
Amyot, qui maîtrisait à la perfection comprend le combat avec toutes les
nome   chargé   de   la   réforme   du les nuances de la langue chinoise, armes naturelles et avec armes.
calendrier   impérial » (Père Schall utilisa l’expression « exercices Kung-fu Comme je l’ai dit dans des Chroniques
von Bell, un Allemand), et l’un d’entre (exercices sublimes) pour décrire les précédentes, sans que cela ait
réellement marqué et pourtant c’est « Les styles de boxe chinoise sont aussi
gravissime, ce sont les Japonais qui, à nombreux que les pièces de monnaie
partir des années 1600, divisèrent l’Art dans la poche du riche marchand »
Martial en disciplines martiales Wushu Media Duo
séparées et qui les sophistiquèrent,
n’ayant plus à combattre ; le Japon
ayant été pacifié par Ōda
Nōbūnaga (le Shōgūn du fameux
feuilleton du même nom).
Le Wushu comprend donc le combat
par coups avec les armes naturelles,
les armes et il comprend également
les strangulations, les poussées (Tui­
shou), les luxations (Chin­na) et les
projections (Shuaï­jiao). Les
nombreux styles de Wushu ne se sont
structurés qu’à partir de l’époque
Ming (1368 – 1644) lorsque des
Maîtres commencèrent à ouvrir des
écoles payantes (en plein air ou dans
des dōjō). De là, à penser que la
multitude des styles était destinée à
attirer des élèves, il n’y a qu’un pas …
que je ne franchirai pas. La lutte
chinoise qu’est le Shuaï­Jiao est,
en apparence, assez proche du Jūdō
mais, à mon sens et d’après mon
expérience relativement avancée en
Jūdō (pour ceux qui prennent mes
Chroniques en marche, je rappelle que
je suis également 5ème dan Jūdō et
l’un des pionniers français dans cette
merveilleuse discipline), beaucoup
moins élaborée que le Jūdō sur le
plan des projections. Même les
Chinois sont d’accord. D’ailleurs, et ce
fut aussi un de mes étonnements, les
dōjō de  jūdō sont nombreux en
Chine et le Shuaï­Jiao n’y est
considéré que comme une lutte
d’opportunité en Wushu. Par contre, à
l’inverse, les luxations du Chin­na
chinois sont beaucoup plus élaborées
que celles du Jūdō et que celles du
Jū­jūtsū ou du Aïkidō (qui néglige
presque totalement les Tui­shou, les
poussées avec absorptions de force
fluides et c’est une lacune très
regrettable dont ont d’ailleurs pris
conscience certains styles d’Aïki­
jūtsū et de Jū­jūtsū, en plein
renouveau). Voici, je pense, une mise
au point claire sur ce qu’est le
Chuan (et le Te en japonais, même
idéogramme), ainsi que le Kung­fu
et le « Wushu ».

La pensée du mois

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