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Sociologie du travail 46 (2004) 529–573

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Comptes rendus

Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil et


La République des Idées, Paris, 2003 (95 p.)

Dans ce livre court, Robert Castel revient sur les analyses qu’il a développées ces der-
nières années depuis notamment la publication des désormais classiques Métamorphoses
de la question sociale1 et de l’ouvrage publié avec Claudine Haroche, Propriété privée,
propriété sociale et propriété de soi2.
Poser la question de l’insécurité sociale dans les pays développés peut paraître para-
doxal tant nous vivons, souligne l’auteur, dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient
jamais existé. Les protections sont civiles au sens où elles garantissent les libertés fonda-
mentales et la sécurité des biens et des personnes dans le cadre d’un État de droit. Elles sont
aussi sociales au sens où elles couvrent les principaux risques susceptibles d’entraîner une
dégradation de la situation des individus, notamment la maladie, l’accident, la vieillesse, le
chômage... En réalité, ce qui est surtout paradoxal, c’est que le souci de la sécurité est
devenu une préoccupation populaire au sens fort du terme, alors même, note R. Castel, que
les formes les plus massives de la déchéance et de la violence ont été en grande partie
jugulées. Il en dégage alors l’hypothèse centrale de son ouvrage : « L’insécurité moderne
ne serait pas l’absence de protections, mais plutôt leur envers, leur ombre portée dans un
univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recher-
che éperdue de sécurité » (p. 6). La recherche de protections est infinie et suscite inévita-
blement de perpétuelles frustrations. L’insécurité est alors l’envers de la médaille d’une
société de sécurité. Si les sociétés modernes sont ainsi construites sur le terreau de l’insé-
curité, c’est parce que les individus qui les habitent ne trouvent, ni en eux-mêmes, ni dans
leur entourage immédiat, la capacité d’assurer leur protection.
L’ouvrage comprend cinq chapitres : 1) La sécurité civile dans l’État de droit, 2) La
sécurité sociale dans l’État protecteur, 3) La remontée de l’incertitude, 4) Une nouvelle
problématique du risque, 5) Comment combattre l’insécurité sociale ?
Dans les deux premiers chapitres, R. Castel rappelle la définition de la sécurité civile
dans l’État de droit et de la sécurité sociale dans l’État protecteur. Il explique rapidement,
en se fondant sur les théories de Hobbes et de Locke, comment la demande d’État est
devenue de plus en plus légitime avec l’avènement de la modernité et de la reconnaissance
de l’individu. Il a fallu toutefois attendre la fin du XIXe siècle, souligne l’auteur, pour
qu’émerge une solution à la question de la sécurité des non-propriétaires, jusque-là quel-
que peu occultée par les responsables politiques soucieux avant tout de garantir le maintien

1
Fayard, Paris, 1995 ; Folio Gallimard, Paris, 1999.
2
Fayard, Paris, 2000.
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de l’État de droit et, par là même, la sécurité de la propriété privée. Le débat sur le paupé-
risme nourri, on le sait, de nombreux rapports et d’enquêtes a finalement eu raison de cette
lenteur à reconnaître de véritables droits aux travailleurs propriétaires de leur seule force de
travail. Ces droits constituent pour R. Castel une « propriété sociale », c’est-à-dire « la
production d’équivalents sociaux qui étaient auparavant seulement donnés par la propriété
privée » (p. 31). Il en résulte que la société organisée autour d’un État protecteur est une
société composée non pas d’égaux, mais tout au moins de semblables, c’est-à-dire « une
société différenciée, hiérarchisée, mais dont tous les membres peuvent entretenir des rela-
tions d’interdépendances parce qu’ils disposent d’un fonds de ressources communes et de
droits communs » (p. 34). La propriété sociale a ainsi réhabilité la « classe non proprié-
taire ». La croissance forte entre 1953 et le début des années 1970 a favorisé l’affirmation
de l’État comme régulateur de l’ensemble des transformations sociales. De leur côté, les
travailleurs ont pu s’inscrire dans des « collectifs protecteurs », c’est-à-dire dans un « ensem-
ble de règles qui ont été précédemment et collectivement négociées et qui sont l’expression
d’un compromis entre des partenaires sociaux collectivement constitués » (p. 37).
La remontée de l’incertitude à partir du début des années 1970 est bien connue. Elle a
fait l’objet de nombreuses contributions. R. Castel insiste tout d’abord sur l’affaiblissement
de l’État tant dans le domaine de la régulation économique que celui de la régulation sociale.
Il reprend également ses analyses sur les formes contemporaines de la question sociale
(débat sur l’exclusion) et insiste sur le retour des classes dangereuses. Il souligne à ce
propos avec raison que « faire de quelques dizaines de milliers de jeunes souvent plus
paumés que méchants le noyau de la question sociale devenue la question de l’insécurité
qui menacerait l’ordre républicain, c’est opérer une condensation extraordinaire de la pro-
blématique globale de l’insécurité » (p. 55).
Mais cette érosion des protections classiques qui s’étaient déployées dans la société
salariale sur la base de conditions de travail stable n’est pas le seul facteur de l’insécurité
contemporaine. R. Castel insiste aussi sur ce qu’il appelle la nouvelle génération de ris-
ques qui renvoie selon lui à l’ensemble des risques industriels, technologiques, sanitaires,
écologiques. Ces derniers sont en grande partie imprévisibles, incalculables. Ils entraînent
des catastrophes planétaires et accroissent la frustration sécuritaire. Face à l’impuissance
des États à les réguler et à satisfaire la demande individuelle croissante de sécurité, il est
logique de constater le développement d’assurances privées. R. Castel note en effet qu’il
existe une relation étroite entre l’explosion des risques, l’hyperindividualisation des prati-
ques et la privatisation des assurances, mais s’écarte de la mouvance néolibérale qui fait du
risque « le principe de reconnaissance de la valeur de l’individu ». Il s’efforce au contraire
de dégager la dimension sociale de ces nouveaux facteurs d’incertitude et s’interroge sur
les conditions de leur prise en charge collective. Il reconnaît toutefois que l’« on est loin
d’avoir trouvé le type d’instances internationales [...] qui pourrait inspirer une gouvernance
des échanges internationaux respectueuse des exigences écologiques et sociales qu’il fau-
drait imposer à l’échelle de la planète » (p. 64).
L’ouvrage se termine sur des propositions pour combattre l’insécurité sociale. R. Castel
suggère des pistes de réflexion et des solutions qui paraissent réalistes à la fois pour recon-
figurer la protection sociale et sécuriser le travail. Il insiste notamment sur la continuité des
droits au moins autant dans le cas des populations éloignées du marché de l’emploi que
dans celui des salariés. Il est sain qu’un ouvrage issu de plusieurs années de recherches
Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 529–573 531

débouche ainsi sur des propositions concrètes de réformes. Ce livre est stimulant à la fois
en ce qu’il synthétise la pensée sociologique de son auteur et en raison des ouvertures qu’il
propose dans la réflexion contemporaine sur la solidarité.

Serge Paugam
Lasmas, CNRS, 59–61, rue Pouchet, 75849 Paris cedex 17, France
Adresse e-mail : Serge.Paugam@ehess.fr (S. Paugam).

0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS.


doi:10.1016/j.soctra.2004.09.006

Bernard Gazier, Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein-emploi, Flammarion,


Paris, 2003 (374 p.)

La critique du code du travail oppose depuis de longues années « dé-régulateurs » et


« re-régulateurs ». L’ouvrage de Bernard Gazier cherche une autre issue à ce dilemme, à
travers la défense et l’illustration de ces « marchés transitionnels » qui figurent pour lui,
comme pour Günther Schmid avec qui il en partage la paternité, l’avenir du marché du
travail. Placé sous l’égide des « Sublimes », ces ouvriers professionnels de la fin du XIXe siè-
cle que leur qualification laissait libres de choisir quand et pour qui ils voulaient travailler,
le livre entend préfigurer ces « transitions » censées ménager la même liberté aux salariés
de demain. C’est pourquoi il ne s’attarde guère sur les ravages de la crise persistante de
l’emploi : chômage de masse, précarité sélective, exclusion des uns, mise sous tension des
autres... Son propos est de montrer l’issue, en annonçant la couleur : une alternative social-
démocrate au modèle libéral, qui s’en remet au marché du travail tel qu’il est, mais aussi au
paradigme social-libéral d’un Giddens, dont le souci « d’équiper les gens » face au marché
ne paraît pas à la hauteur des menaces. Ambitieux, le projet est simple en son principe :
d’un risque, il s’agit de faire des mouvements sur le marché du travail une chance, en
construisant des mobilités choisies, profitables et équitables. Ce à quoi ont échoué, en dépit
de leur diversification et de leur « activation », des politiques d’emploi impuissantes à
enrayer la « machine à trier », qui fait du défaut de qualification ou des accidents de par-
cours des facteurs irrémédiables d’exclusion. D’autant que l’inégalité elle-même se renou-
velle (Becker, Sen, Rawls, Dwerkin et Beck sont ici invoqués) avec de nouvelles raretés :
de temps, d’attention et de liberté. Pour autant, il ne s’agit pas de faire la révolution, mais
de prendre le marché du travail tel qu’il est, avec ses multiples transitions entre emploi,
chômage, formation ou inactivité, puis de les organiser selon quatre principes. L’autono-
mie (ou la liberté) d’abord : aujourd’hui subies pour la plupart, les mobilités de l’avenir
doivent être choisies par des individus dotés de nouveaux droits, revenus et garanties ; par
exemple pour se former tout au long de leur vie ou interrompre sans la compromettre leur
vie professionnelle au profit de leur vie familiale ou civique. C’est à ce prix qu’ils pourront
assumer les risques et remplir les devoirs attachés à ces transitions. Solidarité ensuite : pour
partager les chances et les risques, les marchés transitionnels ne doivent pas être un seg-

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