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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Pro parva nostra domo : scolies sur deux articles belges


Lucien Febvre

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Febvre Lucien. Pro parva nostra domo : scolies sur deux articles belges. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 8ᵉ
année, N. 4, 1953. pp. 512-518;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1953.2214

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1953_num_8_4_2214

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PRO PARVA NOSTRA DOMO

Scolies sur deux articles beiges

Qui nous reprocherait de suivre avec un intérêt particulier les mouvements


de pensée de nos amis belges? Nous avons republié, dans un numéro récent
des Annales, un article de M. Stengers sur le livre de Marc Bloch, Métier
ďhistorien, article qui nous a paru fort juste de ton1. Et voici que, dans le
même recueil de Mélanges offerts à, Georges Smets par ses élèves et amis
belges, un autre article, signé Jean de Sturler, ne peut pas ne pas retenir
notre attention puisqu'il se réfère à, des opinions souventes fois exprimées
par nous, et auxquelles l'historien belge se rallie librement. Cet article est
intitulé : A propos ďune prétendue liberté de Vhistorien2. On me permettra
d'attirer l'attention sur ses conclusions et, sans doute, revenant pareillement
sur l'article de M. Stengers, d'apporter quelques précisions sur des questions
que les deux auteurs ont traitées en toute liberté.

L'article de M. J. Stengers, je l'ai lu avec infiniment de plaisir. Il faut


admirer qu'étant jeune, ayant été élevé j'imagine en dehors de tout « folklore »
universitaire français,- n'ayant pu juger que sur textes — son auteur ait su
prendre de nos positions « doctrinales », si j'ose dire (mais j'ai tort d'oser,
car c'est mal dit), une conscience aussi nette et aussi exacte. En particulier,
je tiens à dire combien j'ai été touché par la justesse du paragraphe qui
commence par : « Disons aussi le testament d'un homme. » C'est parfait, et je
sais gré k, l'auteur d'avoir si bien senti ce qu'il dit et si'bien dit ce qu'il sent.
Naturellement il y a, et il ne pouvait pas ne pas y avoir dans ces lignes
quelques nuances de pensée ou d'expression qui ne correspondent pas tout
à fait à la réalité telle que je l'ai .perçue. On doit s'étonner qu'il y en ait si
peu. Deux seulement retiendront mon attention.

1. Annales E. S. C, 1953, n° 3, p. 329.


2. Mélanges Georges Smets, Bruxelles, 1952, p. 207-215.
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***
M. Stengers parle du dissentiment qui sépare « l'école » des Annales et
« l'école » de Langlois-Seignobos. En ce qui concerne cette dernière, j'ai dit
il y a longtemps déjà, — c'était en 1933, dans ma Leçon d'ouverture au Collège
de France1 — pourquoi le mot ne pouvait avoir de sens au temps où Y
Introduction se composait et se publiait. Tout le monde en effet était de l'école
de ses auteurs, qui était aussi bien, à quelques nuances près, l'école des
historiens de la diplomatie à l'Emile Bourgeois. Or une école qui rassemble
l'unanimité des tenants d'une théorie ou d'une technique n'est pas une
école. Et quant aux Annales, jamais, ni Bloch ni moi, nous n'avons prétendu
créer, ou constituer, une « école ». Je l'ai déclaré vingt fois pour ma part :
on en trouvera amplement la preuve dans le recueil qui vient de paraître
sous le titre de Combats pour VHistoire2, et qui veut offrir aux lecteurs un
choix de mes articles critiques.
Une école, c'est quelque chose de -fermé. Avec un pontife, ou deux, au
sommet — et des disciples, attentifs à, mettre leurs pas dans les pas du
maître. Tous adoptant les allures, mentales et verbales, sinon physiques, et
le tour d'esprit du Maître. Tous se soumettant d'avance à, une discipline
commune, se référant à une stricte notion de l'orthodoxie ou de l'hétérodoxie,
se pliant éventuellement à, des censures, à, des rappels h l'ordre — en infligeant
eux-mêmes aux « séparatistes ». Une école, en ce sens, suppose un credo. Et
l'on peut dire, par exemple, qu'il y eut pendant quelque temps, en France,
une école sociologique durkheimienne, bien frappée à l'effigie du maître,
bien serrée et ramassée autour de V Année Sociologique. Gela n'a pas duré. Gela
ne dure jamais. Le credo s'est effrité. Les libres tempéraments ont vite
repris le dessus. Et sur des points essentiels, les chefs de l'école à, la seconde
génération en arrivaient, trente ans plus tard, à. professer assez exactement
le contraire de ce qu'ils avaient prêche au début3. Je puis dire qu'instruits
par cette expérience et par d'autres, jamais les fondateurs des Annales n'ont
tenté de « marquer », de limiter, de rogner, de tailler à leur mesure et à, leur
ressemblance- des esprits dont ils voulaient goûter la saveur et "la
spontanéité4.
Donc « école », non. Mais nous parlons volontiers de « l'esprit des Annales »,
ou, plus rarement, du « groupe des Annales ». C'est que beaucoup d'hommes
ont, à, notre gré, l'esprit des Annales, qui non seulement n'ont jamais
collaboré avec nous dans notre revue — mais qui ont pensé et publié bien avant
que les Annales ne se soient créées.
Groupe des Annales par contre : libre rassemblement d'hommes qui, très
différents les uns des autres par l'âge, l'origine, l'attitude vis-à-vis des
philosophies pratiques et des religions, se sentent unis non par un credo en
1. De 1892 à 1933. Examen de conscience d'une histoire et d'un historien, dans Revue de
Synthèse, VII, 1934, p. 93-107. Cf. Combats pour l'Histoire, Paris, A. Colin, 1953, p. 3-17.
2. Paris, Armand Colin, 1953, in-8°, 468 p.
3. Propos totalement incompréhensible, j'imagine, pour tous les théologiens unis autour
d'une orthodoxie dogmatique. Et qui, devant des libertés qui se respectent mutuellement, crient
à la contradiction. Grand bien leur fasse I
4. Je dis bien «jamais ». C'est une de mes originalités....
"
Annales (8e année, octobre-décembre 1953), n° kgf^^x *TЛ} ") ] «? *) "• Г*""*^ 33
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dix. ou vingt articles, maintenu par une Congrégation de l'Index agissante
et par un Tribunal d'Inquisition redouté, — mais par ďe fortes tendances
communes qui orientent leurs opinions et leurs conclusions, spontanément,
dans un même sens. Leur vie d'historien, soucieux de faire d'une Histoire,
placée au centre, au cœur des sciences humaines, le foyer de convergence de
toutes les disciplines qui s'appliquent à étudier les sociétés à, partir de points
de vue différents : ici le social, là, le psychologique, là le moral, ici le religieux
et l'esthétique encore et le politique, l'économique et le culturel. J'abrège.
Histoire : connaissance, explication, interprétation des sociétés humaines
prises dans leur totalité. Et donc réunissant en faisceau toutes les données,
toutes les explications, toutes les interprétations que fournissent de l'homme
tant de sciences humaines particulières : de l'Homme, ce singulier collectif
commode pour signifier les hommes, impensables dans leur isolement — les
hommes qui portent en eux-mêmes la société jusque dans les profondeurs
de leur individualité ; d'une individualité dont la société donne, en définitive,
la clef et l'explication, II n'y a pas que cela : mais j'ai dit tant et tant de fois,
en détail et en gros, ce qui pour nous était « l'esprit des Annales », qu'on me
dispensera de le redire une fois de plus aujourd'hui.
***
Quant aux rapports des fondateurs des Annales avec V Introduction aux
études historiques dont M. Stengers se préoccupe, c'est à, mes yeux un de
ces faux problèmes que j'aurai passé ma vie à pourchasser. On me dispensera
de rechercher ici qui s'est avisé, et pourquoi on s'est avisé, de ressusciter ce
Lazare qui ne sent pas très bon. Je dirai simplement que jamais ni Bloch ni
moi nous ne nous sommes posé la question — et pour cause. Le livre de
Langlois et Seignobos se proposait, je crois, de munir les apprentis historiens
d'un manuel propre à leur enseigner toutes les règles de la méthode
historique. Nous ne le méprisions certes point. Nous nous contentions de n'en
point user. Car nous avons toujours pensé que chaque historien digne de ce
nom se fait sa méthode à lui-même, « sur le tas », en travaillant à résoudre
les problèmes positifs et concrets que posent les documents — et la vie.
Nous avions tous présents à la mémoire les leçons de natation que le
Pécuchet de Flaubert donne à son ami Bouvard allongé dans sa baignoire :
« Bouvard, agite tes membres pelviens ! Agite ! » Nous pensions, quant à
nous, qu'on fait de l'Histoire en se jetant à l'eau, bravement, mais non pas
en se promenant à pied sec sur la plage, des lunettes noires sur le nez, et dans
les mains le Traité du parfait nageur. On fait de l'Histoire en fréquentant
les archives. Si on est intelligent, on n'a besoin d'aucun vade-mecum pour
interpréter les textes, remarquer les contradictions, les expliquer, et surtout,
pour se poser sans cesse à leur propos des questions dont aucun Langlois,
aucun Seignobos, même associés et conjuguant leurs efforts, ne sauraient
parvenir à vous donner l'idée. — Si on est intelligent.... Si on ne l'est pas,
alors : Zanetto, lascia VIstoria.... — Surtout : on fait de l'Histoire en
fréquentant les bibliothèques au moins autant que les archives ; en lisant des livres,
beaucoup de livres. L'Halphen et Sagnac ? Dieu non 1 Des livres de romanciers,
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de poètes, de philosophes, de biologistes, d'ethnographes, de linguistes, de


médecins. En réfléchissant aux méthodes qu'utilisent pratiquement tous
ces hommes dont le centre commun est l'Homme. On fait de l'Histoire en
visitant les musées et les monuments, en entrant dans les cathédrales et en
regardant les vitraux, en se promenant carte en main dans la campagne —
mais dans la ville aussi, les yeux grands ouverts au spectacle de la rue. Et
pas seulement en touristes désintéressés : en citoyens actifs quand il le
faut. Ainsi s'apprend le « métier d'historien ». C'est la seule chose qu'oublient
de dire Langlois et Seignobos — pour qui l'Histoire, finalement, n'est qu'une
dégénérescence de la Philologie.

Question d'époque? Mais non. Je retrouve dans un grand livre de 1848,


un grand livre que ma jeunesse a beaucoup fréquenté, U Avenir de la science
du jeune Renan, un beau passage, cent fois relu jadis, et qui semble traduire
déjà excellemment, par delà telles façons de dire qui ne sont plus tout à
fait de notre temps, ce que signifie le mot « esprit » au sens où, volontiers, nous
l'entendons dans nos Annales. Je ne résiste pas au plaisir d'en transcrire ici
l'essentiel :
Quand je m'interroge sur les articles les plus importants et les plus définitivement
acquis de mon symbole scientifique, je mets au premier rang mes idées sur la
constitution et le mode de gouvernement de l'Univers, sur l'essence de la vie, son
développement et sa nature phénoménale, ...sur l'apparition de l'humanité, les faits primitifs
de son histoire, les lois de sa marche, son but et sa fin ; sur le sens et la valeur des
choses esthétiques et morales, sur le droit de tous les êtres à la lumière et au parfait,
sur l'éternelle^beauté de la nature humaine s'épanouissant à tous les points de l'espace
et de la durée en poèmes immortels (religions, arts, temples, mythes, vertus, sciences,
philosophies, etc.) — enfin sur la part de divin qui est en toutes choses, qui fait le
droit à être, qui, convenablement mise au point, constitue la beauté....

Et Reiian continue :
Est-ce en lisant tel philosophe que je me suis ainsi formulé les choses? Est-ce par
l'hypothèse a priori? Non, c'est par l'expérimentation universelle de la vie, c'est en
poussant ma pensée dans toutes les directions, en battant tous les terrains, en secouant
et creusant toutes choses, en regardant se dérouler successivement les flots de cet
éternel océan, en jetant de côté et d'autre un regard curieux et ami.... Balancement
de toute chose, tissu intime, vaste équation où le variable oscille sans cesse par
l'accession de données nouvelles — telles sont les images par lesquelles j'essaie de
me représenter le fait, sans me satisfaire....

Magnifique méditation. Nous, qui ne sommes pas Renan, tirons-en cette


leçon que ce n'est pas en apprenant par cœur les règles théoriques de la
critique que nous deviendrons jamais des historiens dignes de ce nom. C'est
en tenant devant nos yeux, sans cesse, les grands problèmes que se posait
à lui-même, en 1848, le futur auteur de Y Histoire des origines du christianisme.
C'est dans la mesure où nous nous forgeons nous-mêmes — en élaborant
les articles d'un pareil symbole, c'est dans la mesure où, sans répit, nous
vivifions notre curiosité en la promenant sur tant de grands objets, « humant
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le parfum de toutes choses » et jugeant, et comparant, et combinant, et
induisant — que nous servirons bien l'humanité. Pour qui, tous, nous devons
travailler.

II

L'article de M. Jean de Sturler s'intitule A propos ďune prétendue


liberté de Vhistorien. En fait, l'auteur prend texte de l'enseignement de son
maître, Georges Smets, pour exprimer son sentiment sur diverses façons de
concevoir l'Histoire. Dont la nôtre.
Il part de deux problèmes : celui de l'objectivité — et celui du fait
historique. Il est curieux que cet historien — sans relations personnelles avec le
milieu des Annales et dont la courbe n'a jamais, que je sache, rencontré
la nôtre jusqu'à, présent — se trouve de suite attiré, quand il réfléchit sur
l'Histoire, par deux questions qui toujours m'ont préoccupé en premier.
J'ajoute, il est intéressant que les solutions qu'il suggère soient nos solutions.
A nous et à quelques autres. Car il se rattache pareillement à la pensée
de Raymond Aron, telle qu'elle fut formulée dans Y Introduction à la
philosophie de VHistoire : Essai sur les limites de V objectivité historique, qui parut
en 1938 chez Gallimard. « Livre qui, nous dit M. de Sturler, paru à, la veille
de la guerre mondiale, ne semble pas avoir suffisamment retenu l'attention
des historiens de métier. »
Sans doute la guerre y est-elle pour quelque chose. Et aussi l'éditeur, qui
n'est pas classé comme éditeur d'ouvrages de théorie historique. Mais il y a
autre chose. Je me rappelle très bien qu'au moment de l'apparition du livre
je tendis à Marc Bloch l'exemplaire dont je venais de couper les pages :
« Faites-vous le compte rendu ?» — « Pas envie, me répondit-il. Faites-le,
vous !» — « Pas envie non plus. Ce n'est certes pas un livre indifférent ;
mais enfin, pour l'instant, je me sens d'humeur à faire de l'Histoire — et
non pas de la théorie de l'Histoire. » — Et nous tombâmes d'accord : « A la
Revue de Synthèse de s'en occuper.... » — Je ne sais pas si la Revue de Synthèse
s'en occupa. Je sais que les Annales ne signalèrent pas ce livre. S'il eût soutenu
des thèses étrangères à notre sentiment, nous l'eussions pris à partie, l'un
•ou l'autre. Mais il mettait en forme philosophique, avec vigueur et à propos,
quoi'
des choses sur nous nous accordions avec lui et que nous avions déjà
dites à notre façon, en historiens. On n'avait pas, en ce temps, le même goût
qu'aujourd'hui pour les spéculations sur l'Histoire, œuvres de
non-historiens. Les humains ont changé. Faut-il dire : « heureusement »? Pas «
malheureusement » en tout cas. Sans nos scrupules vis-à-vis du livre de ce jeune
philosophe1 qu'était Raymond Aron en 1934, ou plutôt dans nos scrupules
vis-à-vis des Annales, toujours encombrées de livres à signaler, il est probable

1. A ce propos, que je signale à M. de Sturler une petite erreur ; sans importance si l'on
veut, mais enfin, elle est amusante. J'ai un peu souri en lisant dans son article (p. 210) que le
scandale soulevé, paraît-il, dans certains milieux par ma prise de position sur la question du
« fait en histoire » était assez incompréhensible — puisque après tout je n'énonçais rien d'autre
que des vérités déjà découvertes par mes « prédécesseurs ».... Raymond Aron, mon
prédécesseur? Comme on est gentil pour le « vingt ans en 1898 » que je fus.... En 1934, quand parut son
livre, R. Aron avait la trentaine, M. Bloch la cinquantaine et moi la soixantaine....
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que Y Introduction à la philosophie de V Histoire eût été connue d'un plus large
public1.
Quoi qu'il en soit, M. de Stiirler fait bien d'attirer l'attention sur telles
formules remarquablement nettes de Raymond Aron, notamment par exemple
que la raison véritable de l'impossibilité où l'on se trouve, en Histoire,
d'atteindre à l'objectivité proprement dite provient de ceci « qu'il n'existe
pas une réalité historique toute faite avant la science — une réalité qu'il
conviendrait de reproduire avec fidélité ». — Ce qui l'amène à conclure que
« la notion de fait historique est une construction de l'esprit ». — Le donné
matériel est multiplicité. « L'unité... résulte d'une sorte de traduction
conceptuelle. » Mais veut-on des textes empruntés à Georges Smets, esprit
vigoureusement critique, plein de pondération et de sagesse ? « II est une chose, écrivait-il
en 1926, que jamais on ne voit ni n'entend : ce sont les faits historiques. Les
faits historiques, on les reconstitue. » Et il ajoutait : « L'érudit ne voit pas ces
faits plus que l'historien, puisque lui aussi fait appel implicitement, parfois
même inconsciemment, à toute une série de données ou de notions extérieures
aux sources et. acquises préalablement à, leur consultation. »

M. de Sttirler est donc parfaitement en droit de mettre ma pensée en


excellente compagnie. En me faisant, il est vrai, un grief : celui de n'avoir
pas le goût (au contraire) de mettre des points trop appuyés sur tous les i
qui viennent sous ma plume. Ce qui, paraît-il, déconcerte de bonnes âmes.
Évidemment. Je plaide coupable. J'ai toujours eu le privilège de vivre avec
un petit nombre,. un très petit nombre de ces hommes, qui savent lire dans
la pensée de leurs interlocuteurs avec assez de rapidité pour pouvoir répondre
à ce qu'on n'a pas eu encore le* temps d'exprimer en phrases parfaitement
achevées2. Faut-il le dire? Les personnes, relativement fréquentes dans le
monde universitaire, qui ne vous font grâce, en parlant, ni d'une explication,
ni d'une formule, ni d'une épithète,.ni d'un adverbe, me causent toujours
une sorte d'irritation secrète dont je ne parviens pas à me défendre. Des amis
— et même Bloch, et encore Georges Lefebvre — m'ont fait grief parfois
de ne pas assez « raconter », de ne pas faire état suffisamment d'un matériel
documentaire dont ils connaissaient l'existence ; puisque je l'avais réuni et
que je le possédais, pourquoi, pensaient-ils, ne pas, sinon l'exposer sous les
yeux du lecteur à, longueur de pages, du moins laisser entrevoir aux inquiets
quelque chose de son existence ? — Et pareillement, mon style.
Tout ce qui retarde l'expression la plus rapide, la plus brève possible de
la pensée me gêne. Je rêve volontiers, pour nos candidats agrégés, d'une
épreuve redoutable, mais salutaire : « Charlemagne, en 10 minutes, devant le

1 . Le titre tf Introduction à la philosophie de VHistoire était un peu équivoque. Et « philosophie


de l'Histoire» sonnait mal à des oreilles d'historien.
2. Le plus étonnant de tous, ce prince des elliptiques, Anatole de Monzie. J'aimais jouer
avec lui ce jeu dont il raffolait tout naturellement. Ses conversations commençaient volontiers
par le milieu, sans un mot d'explication préalable. Et c'était pendant dix minutes comme une
partie de tennis serrée — d'abord à tâtons, puis de plus en plus lucide. Et quand on s'arrêtait,
on avait tout deviné, mais on n'avait rien su des faits auxquels, lui, il avait accroché son propos.
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micro». Ne vous récriez pas! Devant le micro, précisément, nous avons tous
dû faire des tours de force de cette espèce. Ils ne s'accommodent pas beaucoup
de fioritures ni de digressions. Et quelle leçon de sobriété, de choix, de
concision ! — Je tombais l'autre jour sur un texte de Hugo écrit par le poète en
marge d'une épreuve des Misérables (t. V, p. 232), à l'adresse de Lacroix :
«Vous, si intelligent, quelle concession aux imbéciles me proposez-vous là?
On n'est jamais trop concis. La concision est de la moelle. Tacite dit à chaque
ligne : Tant mieux pour les intelligents, tant pis pour les idiots !» — Et
encore : « Concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la
vie. » — Sans doute ai-je tort, personnellement, de ne pas m'occuper
suffisamment de ceux dont mon compatriote et vieil ami, le cardinal de Granvelle,
écrivait bravement « qu'ils mourraient dans une peau de sot qui ne lès
escorcherait » ? Mais quoi, tout expliquer? Voire que je n'ai pas «le mépris
de l'érudition » (quel architecte proférerait cette stupidité, qu'il « méprise » les
briques et les moellons, les maçons et les cimentiers? Et croit-on d'ailleurs
que, si un livre comme mon Problème de V incroyance eût été semé
d'inexactitudes et d'à-peu-près, bâti sans assises et à, la va-vite, on ne me l'eût pas
reproché férocement? Si on avait réussi à, me prendre en faute sur ce point,
je doute qu'on ait attendu cinquante ans pour le proclamer). — Alors?
Alors, c'est vrai : je ne me crois pas tenu de répéter six fois par page de
chaque fascicule des Annales, que je n'ai jamais dit à, personne : « Faites
l'histoire de chic ! » Mais, je l'avoue, en tant que pédagogue, je manque de
patience. J'aime mieux sauter deux échelons dans une suite de raisonnements
que d'étaler en chaîne sur des kilomètres mes arguments. Si j'ai tort, qu'on
m'absolve — en pensant à, tous ceux qui ont trop raison !
Et je conclus en me félicitant de voir s'installer sur notre terrain de lutte
—■ à leur libre façon, c'est entendu, et d'eux-mêmes et pour leurs fins à eux —
de jeunes compagnons qui viennent grossir la cohorte belge des historiens de
bonne volonté. Rien ne peut ici nous être plus agréable.
Lucien Febvre

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