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Economies, sociétés,
civilisations
Febvre Lucien. Pro parva nostra domo : scolies sur deux articles belges. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 8ᵉ
année, N. 4, 1953. pp. 512-518;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1953.2214
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1953_num_8_4_2214
***
M. Stengers parle du dissentiment qui sépare « l'école » des Annales et
« l'école » de Langlois-Seignobos. En ce qui concerne cette dernière, j'ai dit
il y a longtemps déjà, — c'était en 1933, dans ma Leçon d'ouverture au Collège
de France1 — pourquoi le mot ne pouvait avoir de sens au temps où Y
Introduction se composait et se publiait. Tout le monde en effet était de l'école
de ses auteurs, qui était aussi bien, à quelques nuances près, l'école des
historiens de la diplomatie à l'Emile Bourgeois. Or une école qui rassemble
l'unanimité des tenants d'une théorie ou d'une technique n'est pas une
école. Et quant aux Annales, jamais, ni Bloch ni moi, nous n'avons prétendu
créer, ou constituer, une « école ». Je l'ai déclaré vingt fois pour ma part :
on en trouvera amplement la preuve dans le recueil qui vient de paraître
sous le titre de Combats pour VHistoire2, et qui veut offrir aux lecteurs un
choix de mes articles critiques.
Une école, c'est quelque chose de -fermé. Avec un pontife, ou deux, au
sommet — et des disciples, attentifs à, mettre leurs pas dans les pas du
maître. Tous adoptant les allures, mentales et verbales, sinon physiques, et
le tour d'esprit du Maître. Tous se soumettant d'avance à, une discipline
commune, se référant à une stricte notion de l'orthodoxie ou de l'hétérodoxie,
se pliant éventuellement à, des censures, à, des rappels h l'ordre — en infligeant
eux-mêmes aux « séparatistes ». Une école, en ce sens, suppose un credo. Et
l'on peut dire, par exemple, qu'il y eut pendant quelque temps, en France,
une école sociologique durkheimienne, bien frappée à l'effigie du maître,
bien serrée et ramassée autour de V Année Sociologique. Gela n'a pas duré. Gela
ne dure jamais. Le credo s'est effrité. Les libres tempéraments ont vite
repris le dessus. Et sur des points essentiels, les chefs de l'école à, la seconde
génération en arrivaient, trente ans plus tard, à. professer assez exactement
le contraire de ce qu'ils avaient prêche au début3. Je puis dire qu'instruits
par cette expérience et par d'autres, jamais les fondateurs des Annales n'ont
tenté de « marquer », de limiter, de rogner, de tailler à leur mesure et à, leur
ressemblance- des esprits dont ils voulaient goûter la saveur et "la
spontanéité4.
Donc « école », non. Mais nous parlons volontiers de « l'esprit des Annales »,
ou, plus rarement, du « groupe des Annales ». C'est que beaucoup d'hommes
ont, à, notre gré, l'esprit des Annales, qui non seulement n'ont jamais
collaboré avec nous dans notre revue — mais qui ont pensé et publié bien avant
que les Annales ne se soient créées.
Groupe des Annales par contre : libre rassemblement d'hommes qui, très
différents les uns des autres par l'âge, l'origine, l'attitude vis-à-vis des
philosophies pratiques et des religions, se sentent unis non par un credo en
1. De 1892 à 1933. Examen de conscience d'une histoire et d'un historien, dans Revue de
Synthèse, VII, 1934, p. 93-107. Cf. Combats pour l'Histoire, Paris, A. Colin, 1953, p. 3-17.
2. Paris, Armand Colin, 1953, in-8°, 468 p.
3. Propos totalement incompréhensible, j'imagine, pour tous les théologiens unis autour
d'une orthodoxie dogmatique. Et qui, devant des libertés qui se respectent mutuellement, crient
à la contradiction. Grand bien leur fasse I
4. Je dis bien «jamais ». C'est une de mes originalités....
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Annales (8e année, octobre-décembre 1953), n° kgf^^x *TЛ} ") ] «? *) "• Г*""*^ 33
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dix. ou vingt articles, maintenu par une Congrégation de l'Index agissante
et par un Tribunal d'Inquisition redouté, — mais par ďe fortes tendances
communes qui orientent leurs opinions et leurs conclusions, spontanément,
dans un même sens. Leur vie d'historien, soucieux de faire d'une Histoire,
placée au centre, au cœur des sciences humaines, le foyer de convergence de
toutes les disciplines qui s'appliquent à étudier les sociétés à, partir de points
de vue différents : ici le social, là, le psychologique, là le moral, ici le religieux
et l'esthétique encore et le politique, l'économique et le culturel. J'abrège.
Histoire : connaissance, explication, interprétation des sociétés humaines
prises dans leur totalité. Et donc réunissant en faisceau toutes les données,
toutes les explications, toutes les interprétations que fournissent de l'homme
tant de sciences humaines particulières : de l'Homme, ce singulier collectif
commode pour signifier les hommes, impensables dans leur isolement — les
hommes qui portent en eux-mêmes la société jusque dans les profondeurs
de leur individualité ; d'une individualité dont la société donne, en définitive,
la clef et l'explication, II n'y a pas que cela : mais j'ai dit tant et tant de fois,
en détail et en gros, ce qui pour nous était « l'esprit des Annales », qu'on me
dispensera de le redire une fois de plus aujourd'hui.
***
Quant aux rapports des fondateurs des Annales avec V Introduction aux
études historiques dont M. Stengers se préoccupe, c'est à, mes yeux un de
ces faux problèmes que j'aurai passé ma vie à pourchasser. On me dispensera
de rechercher ici qui s'est avisé, et pourquoi on s'est avisé, de ressusciter ce
Lazare qui ne sent pas très bon. Je dirai simplement que jamais ni Bloch ni
moi nous ne nous sommes posé la question — et pour cause. Le livre de
Langlois et Seignobos se proposait, je crois, de munir les apprentis historiens
d'un manuel propre à leur enseigner toutes les règles de la méthode
historique. Nous ne le méprisions certes point. Nous nous contentions de n'en
point user. Car nous avons toujours pensé que chaque historien digne de ce
nom se fait sa méthode à lui-même, « sur le tas », en travaillant à résoudre
les problèmes positifs et concrets que posent les documents — et la vie.
Nous avions tous présents à la mémoire les leçons de natation que le
Pécuchet de Flaubert donne à son ami Bouvard allongé dans sa baignoire :
« Bouvard, agite tes membres pelviens ! Agite ! » Nous pensions, quant à
nous, qu'on fait de l'Histoire en se jetant à l'eau, bravement, mais non pas
en se promenant à pied sec sur la plage, des lunettes noires sur le nez, et dans
les mains le Traité du parfait nageur. On fait de l'Histoire en fréquentant
les archives. Si on est intelligent, on n'a besoin d'aucun vade-mecum pour
interpréter les textes, remarquer les contradictions, les expliquer, et surtout,
pour se poser sans cesse à leur propos des questions dont aucun Langlois,
aucun Seignobos, même associés et conjuguant leurs efforts, ne sauraient
parvenir à vous donner l'idée. — Si on est intelligent.... Si on ne l'est pas,
alors : Zanetto, lascia VIstoria.... — Surtout : on fait de l'Histoire en
fréquentant les bibliothèques au moins autant que les archives ; en lisant des livres,
beaucoup de livres. L'Halphen et Sagnac ? Dieu non 1 Des livres de romanciers,
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Et Reiian continue :
Est-ce en lisant tel philosophe que je me suis ainsi formulé les choses? Est-ce par
l'hypothèse a priori? Non, c'est par l'expérimentation universelle de la vie, c'est en
poussant ma pensée dans toutes les directions, en battant tous les terrains, en secouant
et creusant toutes choses, en regardant se dérouler successivement les flots de cet
éternel océan, en jetant de côté et d'autre un regard curieux et ami.... Balancement
de toute chose, tissu intime, vaste équation où le variable oscille sans cesse par
l'accession de données nouvelles — telles sont les images par lesquelles j'essaie de
me représenter le fait, sans me satisfaire....
II
1. A ce propos, que je signale à M. de Sturler une petite erreur ; sans importance si l'on
veut, mais enfin, elle est amusante. J'ai un peu souri en lisant dans son article (p. 210) que le
scandale soulevé, paraît-il, dans certains milieux par ma prise de position sur la question du
« fait en histoire » était assez incompréhensible — puisque après tout je n'énonçais rien d'autre
que des vérités déjà découvertes par mes « prédécesseurs ».... Raymond Aron, mon
prédécesseur? Comme on est gentil pour le « vingt ans en 1898 » que je fus.... En 1934, quand parut son
livre, R. Aron avait la trentaine, M. Bloch la cinquantaine et moi la soixantaine....
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que Y Introduction à la philosophie de V Histoire eût été connue d'un plus large
public1.
Quoi qu'il en soit, M. de Stiirler fait bien d'attirer l'attention sur telles
formules remarquablement nettes de Raymond Aron, notamment par exemple
que la raison véritable de l'impossibilité où l'on se trouve, en Histoire,
d'atteindre à l'objectivité proprement dite provient de ceci « qu'il n'existe
pas une réalité historique toute faite avant la science — une réalité qu'il
conviendrait de reproduire avec fidélité ». — Ce qui l'amène à conclure que
« la notion de fait historique est une construction de l'esprit ». — Le donné
matériel est multiplicité. « L'unité... résulte d'une sorte de traduction
conceptuelle. » Mais veut-on des textes empruntés à Georges Smets, esprit
vigoureusement critique, plein de pondération et de sagesse ? « II est une chose, écrivait-il
en 1926, que jamais on ne voit ni n'entend : ce sont les faits historiques. Les
faits historiques, on les reconstitue. » Et il ajoutait : « L'érudit ne voit pas ces
faits plus que l'historien, puisque lui aussi fait appel implicitement, parfois
même inconsciemment, à toute une série de données ou de notions extérieures
aux sources et. acquises préalablement à, leur consultation. »
micro». Ne vous récriez pas! Devant le micro, précisément, nous avons tous
dû faire des tours de force de cette espèce. Ils ne s'accommodent pas beaucoup
de fioritures ni de digressions. Et quelle leçon de sobriété, de choix, de
concision ! — Je tombais l'autre jour sur un texte de Hugo écrit par le poète en
marge d'une épreuve des Misérables (t. V, p. 232), à l'adresse de Lacroix :
«Vous, si intelligent, quelle concession aux imbéciles me proposez-vous là?
On n'est jamais trop concis. La concision est de la moelle. Tacite dit à chaque
ligne : Tant mieux pour les intelligents, tant pis pour les idiots !» — Et
encore : « Concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la
vie. » — Sans doute ai-je tort, personnellement, de ne pas m'occuper
suffisamment de ceux dont mon compatriote et vieil ami, le cardinal de Granvelle,
écrivait bravement « qu'ils mourraient dans une peau de sot qui ne lès
escorcherait » ? Mais quoi, tout expliquer? Voire que je n'ai pas «le mépris
de l'érudition » (quel architecte proférerait cette stupidité, qu'il « méprise » les
briques et les moellons, les maçons et les cimentiers? Et croit-on d'ailleurs
que, si un livre comme mon Problème de V incroyance eût été semé
d'inexactitudes et d'à-peu-près, bâti sans assises et à, la va-vite, on ne me l'eût pas
reproché férocement? Si on avait réussi à, me prendre en faute sur ce point,
je doute qu'on ait attendu cinquante ans pour le proclamer). — Alors?
Alors, c'est vrai : je ne me crois pas tenu de répéter six fois par page de
chaque fascicule des Annales, que je n'ai jamais dit à, personne : « Faites
l'histoire de chic ! » Mais, je l'avoue, en tant que pédagogue, je manque de
patience. J'aime mieux sauter deux échelons dans une suite de raisonnements
que d'étaler en chaîne sur des kilomètres mes arguments. Si j'ai tort, qu'on
m'absolve — en pensant à, tous ceux qui ont trop raison !
Et je conclus en me félicitant de voir s'installer sur notre terrain de lutte
—■ à leur libre façon, c'est entendu, et d'eux-mêmes et pour leurs fins à eux —
de jeunes compagnons qui viennent grossir la cohorte belge des historiens de
bonne volonté. Rien ne peut ici nous être plus agréable.
Lucien Febvre