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taphore avant son livre, on risque de n'être admiré que sous bé-
néfice d'inventaire, et de suivre son convoi tout seul.
Ces mutuelles compagnies d'assurance pour la vie des ouvrages
ne sont attaquables, nous le répétons, que par leur influence sur
l'avenir des lettres. Du reste, elles sont douces et commodes. Si
elles nuisent à l'art, elles font peut-être le bonheur de l'artiste.
Cette banque de vanité escompte les mérites futurs, et permet
de réaliser des jouissances viagères qui suffisent aux exigences
du moment. Des poètes encamaradent des musiciens, des musi-
ciens les peintres, les peintres des sculpteurs ; on se chante sur
la plume et sur la guitare; on se rend en madrigaux ce qu'on a
reçu en vignettes ; on se coule en bronze de part et d'autre. Cha-
cun peut, à l'heure qu'il est, se suspendre à sa cheminée, et s'in-
stituer le dieu lare de son foyer.
Certes, si la postérité n'est pas un peu dédaigneuse et imperti-
nente, elle sera bien riche ! Les médailles fabriquées jusqu'ici n'af-
fectent pas toutefois des proportions monumentales : ce sont des
monerons dont le module est encore portatif, et on pourrait, à
la rigueur, cacher une trentaine de grands hommes vivaris dans
sa poche.
Mais, dira-t-on, si ce n'était que votre manque de foi qui vous
fît nier ici tant de divinités présentes, et si les jeunes auteurs que
vous engagez à se perfectionner, au lieu de s'admirer, avaient déjà
touché au point de toute perfection ? Si, choqué à tort de voir s'intro-
niser une royauté à travers les lettres, vous preniez pour une oppo-
sition consciencieuse un penchant de votre humeur républicaine?
Si vous appeliez injustement les poignards, c'est-à-dire les sifflets,
contre cette Majesté que vous rêvez peut-être avec son bagage
d'hommes, historiographes, peintres du cabiuet, commentateurs
jurés, et deux ou trois maîtres des cérémonies plaçant dans l'ordre
des mérites les tabourets de la cour romantique? Songez donc que
tel critique proposait hier d'élever à la place de la statue de
Voltaire la statue d'un poète dont on attend encore un ouvrage ;
qu'on disait d'un autre, ou du même, « qu'illuminant sa pen-
» sée d'un seul rayon, il ne s'y\preiiait jamais à deux fois, pas
LITTERATURE MODERNE. I0<)
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plus que Dieu, pour lancer la foudre. » Voyez donc tel autre
Quintilien ôter infailliblement son chapeau devant lui, dans cha-
que article, et ne jamais prononcer un nom de jeune hoininé sans
le dépouiller, par idolâtrie, de ce titre de Monsieur, dont l'ab-
sence faisait rougir le maréchal de Villars! Demandez-vous donc
une fois et du fond du coeur si vous n'êtes pas injuste, mal éclairé
et détracteur de tant de génies. Si vous alliez faire rentrer la
pensée au coeur qui la cachait! Si vous alliez faire perdre à quel-
qu'un la clef des symboles, si vous étiez l'hiver qui recommence!
H. DE LÀTOUCHE.