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30/4/2019 L’auto-socio-analyse du sociologue ou les conditions pour garantir la rigueur scientifique de la sociologie

SociologieS
Pour un dialogue épistémologique entre sociologues marocains et sociologues
français
Dossiers
Pour un dialogue épistémologique entre sociologues marocains et sociologues français

L’auto-socio-analyse du
sociologue ou les conditions
pour garantir la rigueur
scientifique de la sociologie
Sociologist’s auto-socio-analysis or conditions to guarantee the scientific rigor of sociological practice

G S G

Résumés
Français English Español
L’article se propose de montrer que la réflexivité – qui est une auto-socio-analyse réalisée par le
sociologue pour objectiver son propre inconscient social - est l’une des conditions fondamentales
pour garantir la rigueur scientifique de la pratique sociologique. En effet, sans une posture
réflexive, les déterminismes historiques et sociaux du chercheur, si engagés inconsciemment par
ce dernier dans le processus de recherche, sont à l’origine d’une pratique d’enquête
profondément biaisée. Le chercheur doit alors utiliser ses propres instruments de recherche pour
s’auto-analyser ou, en d’autres termes, pour analyser celui qui pratique la sociologie afin
d’améliorer sa façon de la pratiquer.

The paper suggests showing that reflexivity – which is an auto-socio-analysis realized by


sociologist to objectify his own social unconscious – is one of the fundamental conditions to
guarantee the scientific rigor of sociological practice. Indeed, without a reflexive posture, the
historic and social determinism of the researcher, so committed unconsciously in the process of
research, it leads to a practice of survey profoundly biased. The researcher then has to use his
own instruments of research to auto-analyze himself or, in other words, to analyze who practises
sociology to improve the way he practises it.

El auto-socio-análisis de el sociólogo o condiciones para garantizar el rigor científico de la


práctica sociológica
El artículo propone mostrar que el reflejo – que es un auto-socio-análisis para objetivar su propio
inconsciente social – es una de las condiciones fundamentales para garantizar el rigor científico
de la práctica sociológica. En efecto, sin una postura reflexiva, los determinismos históricos y
sociales del investigador, tanto inscritos inconscientemente en proceso de investigación, son al
principio de una práctica de investigación profundamente torcida. El investigador debe entonces
utilizar sus propios instrumentes de investigación par autoanalizarse o, en otros términos, para
analizar al que practica la sociología con el fin de mejorar su modo de practicarla.

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30/4/2019 L’auto-socio-analyse du sociologue ou les conditions pour garantir la rigueur scientifique de la sociologie

Entrées d’index
Mots-clés : engagement, réflexivité, auto-socio-analyse, Bourdieu, posture d’enquête
Keywords : commitment, reflexivity, auto-socio-analysis, Bourdieu, survey posture

Texte intégral
1 Dans ce texte, nous proposerons quelques éléments de réflexion sur la réflexivité
comme l’une des conditions qui contribuent à assurer la rigueur scientifique de la
sociologie et, par là, sur ses retombées sur la pratique de recherche.

Notes introductives
2 Qu’est-ce que nous entendons par « réflexivité » ? En s’inscrivant dans la pensée de
Pierre Bourdieu, la réflexivité est cette posture qui permet d’« objectiver le sujet de
l’objectivation » (Bourdieu, 2003 & 2004b) en activant tous les instruments de la
« vigilance épistémologique » : le chercheur (le sociologue dans notre cas) doit utiliser
ses propres instruments de recherche pour s’auto-analyser, c’est-à-dire pour analyser
celui qui pratique cette même recherche afin d’améliorer sa façon de la pratiquer. Plus
précisément, il faut faire progresser la science sociologique en faisant progresser le
sujet de la science sociologique.
3 Pierre Bourdieu explique cela très clairement :

« Bref, la sociologie la plus critique est celle qui suppose et implique la plus
radicale autocritique et l'objectivation de celui qui objective est à la fois une
condition et un produit de l'objectivation complète : le sociologue n'a quelque
chance de réussir son travail d'objectivation que si, observateur observé, il soumet
à l'objectivation non seulement tout ce qu'il est, ses propres conditions sociales de
production et par là les "limites de son cerveau", mais aussi son propre travail
d'objectivation, les intérêts cachés qui s'y trouvent investis, les profits qu'ils
promettent. » (Bourdieu, 1978, p. 68).

La posture réflexive
4 Nous savons avec Gaston Bachelard que l’épistémologie n’est pas une méthodologie
abstraite (Bachelard, 1993). Au contraire, elle permet très concrètement au chercheur
de soumettre à une critique constante non seulement les « vérités » découvertes par la
science, mais surtout les méthodes utilisées par le chercheur pour les découvrir. En
effet, la connaissance scientifique et la connaissance de soi-même et de son propre
« inconscient social » influent l’une sur l’autre et se nourrissent l’une l’autre de façon
réciproque.
5 Accompagner le travail de recherche par une analyse systématique de soi-même ainsi
que des conditions sociales dans le cadre desquelles on produit les recherches
sociologiques, signifie découvrir les mêmes déterminismes sociaux que d’habitude
nous, sociologues, recherchons chez nos objets d’étude. L’objectif de ce travail d’auto-
analyse est de voir de quelle façon ces déterminismes peuvent interférer avec la
pratique sociologique.
6 L’existence de ces déterminismes dépend du fait que le sociologue est un être défini
sociologiquement : il peut être de sexe masculin ou féminin, il a un certain âge, il est
issu d’un certain milieu social, il possède ou il ne possède pas une certaine foi religieuse
ou politique, il a une nationalité, il appartient à un domaine scientifique déterminé.
Mais surtout il appartient à l’univers de la « skholè ». Pierre Bourdieu nous dit qu’il
s’agit de l’un des présupposés parmi les plus difficiles à contrôler.
7 La « skholè » détermine la force de l’habitus spécifique de l’intellectuel. Elle implique
que le chercheur sait parfaitement comment se rapporter au monde de la pensée

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scientifique ; il sait parfaitement comment observer les objets de recherche et il prend


le juste recul de celui qui ne doit pas résoudre un problème parce que de cette solution
dépend son existence, mais seulement parce qu’il est animé par sa curiosité
intellectuelle. L’école, le temple des « loisirs studieux » (Bourdieu, 1997, pp. 27-31),
nous enseigne, comme dit Erving Goffman, la « distance au rôle » ; distance qui nous
permet l’acquisition de la véritable capacité de construction symbolique.
Naturellement, ce processus mental de construction symbolique n’est pas impossible,
mais il est certainement plus simple pour ceux qui ont été habitués par l’école à
développer cette attitude, en résolvant par exemple des problèmes de mathématiques,
de géométrie, etc. En revanche, ceux qui grandissent loin de cet univers développent un
sens pratique qui les amène à ne pas savoir se confronter « naturellement » à la
pratique symbolique : l’urgence des vrais problèmes quotidiens exige des attitudes
mentales différentes. Si nous – les chercheurs – « refoulons » notre appartenance à
l’univers de la « skholè », l’une des conséquences sera de poser sur les objets de
recherche un regard que nous concevrons comme le seul regard possible – parce que
selon nous il est naturel – que l’on puisse poser sur les objets (Bourdieu, 1997, pp. 34-
42).
8 Cela a des retombées très importantes et graves sur notre travail de recherche. Notre
processus de construction symbolique nous amène à concevoir les hommes et leurs
comportements comme objets d’observation et en tant que tels comme un système qui
peut être interprété théoriquement (Boschetti, 2004, pp. 161-183). De cette conviction
naît la prétention d’interpréter les réponses de l’objet, interrogé sur ses propres
pratiques, comme si le rapport que l’objet a vis-à-vis du monde de la pratique ne peut
qu’être le même que le nôtre : c’est-à-dire caractérisé par une posture théorico-
intellectuelle typique de tous ceux qui s’inscrivent dans l’univers de la « skholè ».
9 Le sociologue réfléchit aux problèmes du monde comme à des objets de recherche et
c’est ça qui lui donne la capacité de les expliciter : c’est un expert de l’explicitation. En
revanche, celui qui représente l’objet de l’objectivation, justement parce qu’il vit ces
problèmes quotidiennement, ne saura pas les expliciter (selon la logique de
l’explicitation symbolique).
10 Voyons-en plus concrètement les conséquences sur la pratique sociologique. Et, pour
ce faire, nous prenons comme exemple un travail de recherche réalisé il y a désormais
trente ans. Nous sommes au début des années 1980 et nous travaillions en Italie sur le
phénomène de la sélection scolaire. Dans ce cadre, nous conduisions une enquête sur
l’abandon à l’école élémentaire. Notre interlocuteur avait une vingtaine d’années
environ et, comme la presque totalité de ses camarades de classe de l’école primaire,
avait abandonné l’école au début du collège. Il appartenait à une famille rurale, très
modeste. Le village où il vivait et où il avait grandi était aussi rural et touché par un
taux de chômage de jeunes très important.
11 L’une des questions posée pendant l’entretien semi-directif avait été la suivante :
« Pourquoi avez-vous abandonné l’école à la fin du cycle primaire ? ». La réponse avait
été : « Je n’étais pas fait pour l’école ». La même question avait été posée aux parents
(en l’absence du jeune homme) et la réponse avait été la même : « Il n’était pas fait pour
l’école ». Avec ce type de question – sans en avoir conscience – nous imposions aux
interviewés de prendre des distances face à l’acte de l’abandon, pour en analyser la
logique qui le soutenait. Mais, quand l’enfant – à l’époque il avait dix ans – avait quitté
l’école, ni lui, ni ses parents ne se sont posé cette question : il l’a fait et c’est tout. La
logique de l’abandon est profondément « pratique » et une telle question occulte cette
logique.
12 Pour pouvoir comprendre la portée de l’enjeu, il faut analyser le concept de
« pratique » – et là encore nous nous inscrivons dans la pensée bourdieusienne – qui
est fondamental pour la compréhension sociologique des faits. Il faut lire un individu
comme un « agent socialisé » qui se comporte en mettant en acte des stratégies qui sont
le fruit de son « sens pratique ». La stratégie est fille du sens pratique, que nous
pouvons aussi définir comme « sens du jeu », un jeu particulier, social et historique.
Avoir le sens du jeu signifie agir en sachant comment et quand on doit agir ; et cela
implique en même temps que l’action choisie est concrète, particulière, créative. Le
terme « choix » ne nous doit pas faire penser au fait qu’à la base de nos actions
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pratiques il y ait un calcul rationnel : l’acte pratique doit être compris dans le cadre de
la logique de la pratique. Une action est « pratique » dans le sens où l’on agit dans une
situation avec le comportement qui nous paraît le plus logique, mais sans analyser
logiquement la situation. Or pour une famille – comme celle de l’interviewé – qui
possédait un très modeste capital scolaire, culturel, social et économique, l’abandon
était l’acte le plus « pratique » à accomplir dans ce genre de situation et de
conjoncture : besoin d’un salaire, faible réussite scolaire, désintérêt de l’élève pour
l’école. Le passé (des parents qui avaient le même parcours scolaire) est présent dans
les dispositions observées (pour l’enfant : quitter l’école ; pour les parents : laisser que
l’enfant quitte l’école) et il se manifeste avec ces « choix » particuliers qui font que
l’enfant établit avec l’école un rapport désintéressé. Rapport probablement vécu sans
surprise – si non même attendu – par les parents.
13 Mais la question a été posée – « Pourquoi avez-vous abandonné l’école à la fin du
cycle primaire ? » – et la réponse a été donnée. Mais cette réponse ne traduit pas la
réalité du choix fait par l’enfant et sa famille. Ce n’est qu’un artefact produit par le
sociologue – nous-mêmes. Or, comprendre la logique de l’abandon sur la base d’un
artefact est impossible. En fait, ce que nous avons prétendu avec notre question est que
les interviewés – l’objet de l’objectivation – pourraient faire à notre place ce travail
d’objectivation, d’explicitation de leurs pratiques ; travail que même le sociologue ne
fait pas quand, dans son quotidien, il agit pratiquement. Alors, « l’oubli » pour le
sociologue de faire partie de l’univers de la « skholè » a des conséquences
catastrophiques sur la pratique d’enquête et au moins à deux niveaux : le premier
concerne l’élaboration de l’outil, comme, par exemple, la formulation des questions
d’un entretien ou d’un questionnaire. Le deuxième niveau concerne l’interprétation des
réponses : le sociologue pensera avoir obtenu « la vérité » objective – parce
qu’exprimée par l’objet ; alors qu’il n’a en sa possession qu’un artefact produit par lui-
même.
14 En outre, le sociologue ne doit pas oublier que les individus sont des personnes
comme lui. En effet, le sociologue ressemble à ses objets d’étude dans le sens que quand
lui-même accomplit une action, il ne se positionne pas comme observateur de sa propre
action. On pourrait même aller jusqu’à affirmer qu’il ne sait pas ce qu’il fait : de même,
l’enfant et la famille ne sont pas conscients de participer au phénomène de l’abandon
scolaire et de le faire en mettant en place une stratégie qui permet à nous sociologues
d’affirmer a posteriori que l’une des variables principales, nécessaire pour comprendre
la sélection scolaire, est l’origine sociale. Quand nous disons alors qu’ils ne savent pas
ce qu’ils font, c’est dans le sens de ne pas savoir ce que le sociologue veut savoir en
qualité du sujet de l’objectivation : « Ils n’ont pas dans la tête la vérité savante de leur
pratique que j’essaie de dégager de l’observation de leur pratique » (Bourdieu, 2003,
p. 51).
15 De plus, si on s’écarte de la logique de la « pratique », le comportement de l’enfant se
prêtera à des interprétations style « théorie de l’acteur », selon lesquelles le sujet
décide, individuellement et rationnellement, de sa propre destinée, comme dans une
espèce de vide historique. En revanche, l’enfant et sa famille ont agi plus
« pratiquement » que rationnellement, et ils jouent ce qu’ils estiment être leurs
meilleures cartes dans une situation déterminée : l’abandon représente leur carte la
meilleure. Ce qui est donc important pour nous est que l’interprétation de l’action au-
delà d’une logique pratique est profondément inadéquate et la posture réflexive – qui
aurait permis dans ce cas précis au sociologue de prendre conscience de son
appartenance à l’univers de la « skholè » et des biais liés à cette appartenance – aide à
se rapporter aux phénomènes sociaux d’une façon scientifiquement correcte. Mais il
faut qu’il soit parfaitement clair que :

« la réflexivité épistémique se déploie non pas en fin de projet, ex post, au moment


de rédiger le compte rendu final, mais durante, à toutes les étapes de
l’investigation. Elle vise l’ensemble des opérations les plus routinières, depuis la
sélection du site et le recrutement des informateurs jusqu’aux questions à poser
ou à éviter, en passant par l’engagement des schèmes théoriques, des outils
méthodologiques et des techniques d’exposition, au moment où elles sont
employées » (Wacquant, 2010, p. 118).

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La pratique d’enquête
16 Si la posture réflexive doit nous accompagner dans toutes les phases et dans le cadre
de tous les outils mobilisables sur le terrain, dans ce paragraphe nous nous
concentrerons en particulier sur l’entretien semi-directif. Cela permettra, par ailleurs,
de montrer d’autres déterminismes qui sont à l’œuvre et qui peuvent entrer « par
infraction » dans la pratique de recherche.
17 Dans le cadre de l’entretien, il est essentiel d’établir une relation avec l’objet sans
s’imposer ; il faut faire en sorte que ce dernier ne nous ressente pas comme un
agresseur. Pour réaliser une telle condition il faut qu’il existe une certaine affinité
sociale avec l’interviewé. Il est préférable, dans la mesure du possible, que l’entretien
soit réalisé par des personnes plus proches, d’un point de vue sociologique, de
l’interviewé et qui – s’il ne s’agit pas de chercheurs – puissent être formées à cette fin.
Cela n’est pas toujours possible. Et, bien au contraire, nous nous retrouvons le plus
souvent dans le cas de figure où nous conduisons nous-mêmes l’interview et cela
indépendamment de la distance sociale qui peut nous séparer de l’interviewé.
18 Ici, le déterminisme en jeu est le milieu social d’appartenance du chercheur. Les
effets d’une incursion incontrôlée de ce dernier dans l’enquête peuvent être la non
création du lien qui est indispensable pour que la personne puisse se raconter en se
sentant en confiance ; pire, l’interviewé nous ressent comme un agresseur qui viole son
intimité. Mais, souvent on ne peut pas faire autrement. Dans le cas de nos enquêtes sur
les ingénieurs au Maroc – nous-mêmes, étrangère, ne parlant pas l’arabe et étant de
milieu social, vis-à-vis de certains interviewés, bien plus élevé – cette distance sociale
entre le chercheur et les interviewés est bien réelle. Par ailleurs, étant mariée à un
ingénieur, fréquentant des amis ingénieurs, enseignante dans une école d’ingénieurs,
notre expérience « indigène » – analysée et tenue sous contrôle grâce à la réflexivité –
est d’une grande aide. Citer Pierre Bourdieu est essentiel dans ce cas :

« la critique de l’ethnocentrisme […] peut, à un autre niveau, empêcher


l’anthropologue (comme le sociologue ou l’historien) d’utiliser rationnellement
son expérience indigène, mais préalablement objectivée, analysée, pour
comprendre et analyser des expériences étrangères. Rien n’est plus faux, selon
moi, que la maxime universellement admise dans les sciences sociales suivant
laquelle le chercheur ne doit rien mettre de lui-même dans sa recherche. Il faut, au
contraire, se référer en permanence à sa propre expérience, mais pas, comme c’est
trop souvent le cas, même chez les meilleurs chercheurs, de manière honteuse,
inconsciente ou incontrôlée » (Bourdieu, 2003, p. 51).

19 Cela dit, pour faire en sorte que le lien se tisse et l’interviewé se raconte, il faut
« recueillir » tout d’abord son discours. Cette opération est rendue possible non pas par
une attitude détachée – qui est souvent présentée démagogiquement comme la seule
possibilité de laisser l’objet libre d’exprimer sa pensée – mais, au contraire, grâce à une
attitude d’écoute attentive de l’histoire de l’objet en question.
20 L’expérience du chercheur dans la technique de l’entretien est aussi importante. En
nous référant, encore une fois, à l’une de nos recherches d’il y a une trentaine d’années,
le fait d’être un chercheur pas vraiment expérimenté s’est ressenti sur nos premiers
entretiens. Mais cette fois il s’agissait d’entretiens non directifs réalisés lors de la phase
exploratoire de notre travail. Le manque d’un savoir antérieur sur l’objet de recherche,
qui caractérisait en particulier cette première phase, produisait en effet une curiosité
qui nous amenait à vouloir interroger l’interviewé au fur et à mesure qu’on avançait
dans l’exploration de la problématique. Mais les interrogations ont souvent comme
résultat de casser la production du discours comme dans l’exemple présenté ci-dessous.
21 Il s’agit d’une recherche sur les business schools italiennes et leur rôle dans la
transformation du système d’enseignement supérieur italien. L’interviewé est le
responsable du secteur financier de la société IBM. Sollicité par une question
concernant les rapports entre le monde de l’enseignement et les entreprises, il parle de
son expérience à propos de la formation ; il commence un discours sur l’Université
Bocconi (l’une des rares universités privées italiennes qui par ailleurs est très
prestigieuse) et sur le rapport de cette institution avec l’univers entrepreneurial : « Les

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étudiants qui sortent de cette université sont généralement des personnes arrogantes,
qui prétendent, dès la fin de leurs études, être embauchés dans toutes les entreprises en
qualité de hauts dirigeants ». Il avait commencé dans le cadre de ce discours à parler à
la première personne, à faire allusion à son fils (il avait un seul fils qui à l’époque avait
28 ans, fréquentait la quatrième année à l’Université Bocconi, qui n’était pas encore
diplômé et qui donc était très en retard dans ses études), tout en révélant un
engagement de plus en plus émotif dans son discours et en commençant à produire
effectivement une exploration à haute voix. Très intéressée au thème que l’interviewé
avait touché (le jugement négatif des entreprises sur l’Université Bocconi), nous
sommes intervenue de cette façon : « C’est-à-dire, de façon plus précise ? ». La requête
de précision n’a pas favorisé une réflexion ultérieure ; au contraire, elle a permis à
l’interviewé de rétablir une distance intellectuelle : il a donc donné quelques exemples
sur le comportement de la société IBM à propos de la problématique traitée et s’en est
tenu là. Une écoute attentive de notre part aurait permis à notre interlocuteur de
continuer son auto-exploration et à nous de collecter des informations précieuses pour
notre recherche. Dans ce cas nous voyons à l’œuvre un autre déterminisme – le fait
d’être un chercheur qui n’a pas une grande expérience dans les techniques d’enquête –
qui, si préalablement objectivé, aurait pu être tenu facilement sous contrôle.
22 Le sociologue, en faisant en sorte que l’auto-socio-analyse devienne comme un
véritable réflexe dans sa pratique de recherche, apprend alors à se connaître, à
objectiver ses caractéristiques sociologiques. De cette façon il peut aussi se mettre à la
place de celui qui parle et faire preuve d’empathie (Bourdieu, 1993, p. 1389). Cela ne
signifie en aucun cas que le chercheur annule les différences existantes : au contraire
elles sont là et il en a bien conscience. Cela veut dire en revanche que le sociologue est
capable d’accepter que s’il s’était retrouvé dans la même situation que l’interviewé il
aurait pu se comporter de la même façon.
23 Se présenter avec un statut différent de celui occupé réellement fait partie, selon
nous, d’une attitude empathique. Dans notre recherche sur les business schools citée,
nous nous présentions par exemple comme historienne, et non pas comme sociologue,
à des patrons d’entreprises italiens : ce « mensonge » répondait à cet impératif. La
sociologie – surtout pendant les années 1970, 1980 et 1990 – était en Italie identifiée
comme une discipline qui se situait à « gauche ». Or, les patrons se positionnaient
traditionnellement plutôt à « droite ». Se présenter comme sociologue aurait créé un
malaise qui était évidemment négatif pour la recherche. Mais aussi il aurait été le signe
d’un manque d’empathie ou de capacité de se mettre à la place d’un individu qui, étant
inscrit dans une certaine conjoncture historique, ne pouvait que ressentir de la
méfiance vis-à-vis de l’univers sociologique.
24 La plupart des exemples cités montrent un chercheur encore à ses débuts, qui,
n’utilisant pas systématiquement la réflexivité, se piège lui-même. Mais le fait d’être un
chercheur expérimenté doit aussi être objectivé et tenu sous contrôle. En effet,
l’habitude de la situation d’entretien peut porter le chercheur à assumer une attitude
distraite face à l’interviewé. Or, le sociologue risque de la sorte de banaliser l’incroyable
effort que la personne fait pour se raconter : pour une question posée, il y a toujours
une réponse significative qui exige de la part du sociologue une attention pleine de
respect et d’amour intellectuel pour un individu qui décide de s’ouvrir à lui et de lui
offrir, seulement parce qu’il le lui a demandé, du temps de sa vie.

Conclusion
25 Comme nous voyons, notre position sociale, notre inscription dans un certain univers
culturel, le fait d’être un sociologue affirmé ou débutant, mais aussi celui d’appartenir à
un certain courant de pensée (être « bourdieusien » par exemple), être femme ou
homme, toutes ces caractéristiques, en somme, qui font l’identité du chercheur,
interfèrent avec notre façon de pratiquer la sociologie. À nous de faire en sorte qu’elles
soient des atouts, une fois objectivées et puis analysées grâce à la réflexivité, plutôt que
des sources de biais.

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26 Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la difficulté de ce travail. Le sociologue fait un


métier qui l’amène à explorer les autres et le monde. Or, la réflexivité doit
l’accompagner tout au long de cette entreprise. Grâce à elle (ou à cause d’elle) le sujet
de l’objectivation sera aussi – et pour tout le temps qu’il exercera ce métier – son
propre objet le plus important et le plus complexe. C’est pour cela que nous pouvons
parler d’une auto-socio-analyse. Comme toute auto-analyse il s’agit d’un travail long,
difficile, déstabilisant, riche en frustrations et en incertitudes. Mais sans aucun doute le
seul possible si on vise la rigueur scientifique de notre travail de recherche.

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Pour citer cet article


Référence électronique
Grazia Scarfò Ghellab, « L’auto-socio-analyse du sociologue ou les conditions pour garantir la
rigueur scientifique de la sociologie », SociologieS [En ligne], Dossiers, Pour un dialogue
épistémologique entre sociologues marocains et sociologues français, mis en ligne le 02
novembre 2015, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/5145

Auteur
Grazia Scarfò Ghellab
Professeure habilitée de sociologie, École Hassania des Travaux Publics, Casablanca, Maroc -
grazia.scarfo@gmail.com

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Introduction au dossier « Professions et métiers autour de la Méditerranée » [Texte
intégral]
Paru dans SociologieS, Dossiers, Professions et métiers autour de la Méditerranée

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