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Du social par temps incertain


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Georges Balandier

Du social par temps incertain

Presses Universitaires de France


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DU MÊME AUTEUR

Le dépaysement contemporain, entretiens avec Noël Birman et Claude


Haroche, Paris, Puf, 2009
Le Pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006
Civilisation et puissance (co-dir), Paris, Dalloz, 2005
Le Grand Dérangement, Paris, Puf, 2005
Anthropologie politique, Paris, Puf, « Quadrige », 1967, rééd. 2013
Civilisation et puissance, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2004
Civilisés, dit-on, Paris, Puf, 2003
Le Grand Système, Paris, Fayard, 2001
Le Désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1998.
Conjugaisons, Paris, Fayard, 1997
Le Détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1988, rééd. 1997
Sens et puissance, Paris, Puf, « Quadrige », 1986, rééd. 2004
Histoire d'autres, Paris, Stock, 1977
Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1967, rééd. Presses Pocket 2008
Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1957

ISBN 978-2-13-062558-2
Dépôt légal — 1re édition : 2013, septembre

© Presses Universitaires de France, 2013


6, avenue Reille, 75014 Paris
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Le chemin de la science

L a science sociale a des origines lointaines, presque immémo-


riales, puis un épanouissement moderne aux siècles de la science
devenant et devenue triomphante : fin du XVIIIe et surtout XIXe siècle.
Les racines croissent en force dans le sol et sous le soleil des philo-
sophies. Celles de l'antiquité, grecque d'abord, Platon entraîne
Aristote, fondateur tardif du lycée où s'exprime sa culture encyclo-
pédique, Socrate bouscule les Sophistes, se consacre à l'éducation
philosophique des jeunes gens et établit une morale « libérée », Héra-
clite l'Obscur, concepteur de l'éternel devenir, soumet les tempora-
lités humaines au feu de la dialectique. La capacité de penser
l'homme et son lieu, les pouvoirs et la naissance de la démocratie, se
conquiert par étapes dans la succession des Écoles philosophiques.
Chaque période de l'histoire de la philosophie occidentale pour-
voit en références dont se nourriront au commencement la pensée,
puis la science du social. De Montaigne et Machiavel jusqu'au temps
des Lumières, où les « philosophes » considèrent les progrès de l'esprit
humain, rassemblent les savoirs et les savoir-faire dans l'Encyclopé-
die. Ils deviennent des actifs révélateurs du nouveau cours de l'His-
toire. Avec eux, le tournant des révolutions de tous ordres est pris. Le
recensement des peuples découverts, des pays explorés est commencé,
il élargit l'accès à d'autres réalisations de la société humaine. Les
métiers et les arts se marient par leur voisinage dans l'Encyclopédie.
Les figures de l'homme non « théologique » se forment dans les pra-
tiques révolutionnaires, puis démocratiques.
Deux siècles, les XVIIe et XVIIIe, passent aussi par la philosophie

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anglaise. Hobbes identifie la société civile, les formes de l'autorité, il


nomme les enjeux de la violence. Hume, que Rousseau suit en Angle-
terre, propose une épistémologie sociale, une éthique des sciences
humaines, une théorie des normes et des valeurs. Locke construit une
conception empiriste de la connaissance, il reconnaît des processus de
l'entendement humain, il ébranle le contrat social en lui opposant les
droits naturels de l'individu.
C'est cependant par Montesquieu, après son séjour en Angleterre
et son attachement à Locke inspirateur d'une théorie de la séparation
des pouvoirs, que la connexion française se manifeste pleinement. Il
est vu comme l'un des fondateurs de la sociologie, sans que la disci-
pline ait été nommée. Inspirateur des spécialistes du droit constitu-
tionnel et des praticiens se référant à De l'esprit des lois, initiateur des
théories de l'équité et défenseur strict du respect des droits indivi-
duels, il en vient donc à être le précurseur d'une sociologie non nom-
mée. Ce que Durkheim reconnaît dès le commencement de ses
propres recherches. L'« illustre Montesquieu » analyse les lois qui
régulent les phénomènes sociaux, il ouvre en même temps des chan-
tiers moins reconnus alors, mais redevenus actifs. Une sociologie des
passions, des affects, du plaisir qui allie la typologie des « régimes » à
celle de la passion. Une réflexion sur la décadence, en se faisant l'his-
torien qui considère les « causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence ». Une démonstration des liaisons nécessaires entre la phi-
losophie et l'analyse sociale, entre le travail d'écrivain et la pensée de
la société. L'œuvre de Montesquieu n'évite pas la force des formules
expressives par une exigence d'écriture parfois abrupte.
Deux « philosophes » – selon la dénomination du temps –
assument eux aussi le métier d'écrivain, Rousseau et Diderot. Les
sociologues initiateurs classiques font du premier le père réel de leur
discipline, le second les déconcerte. Le Contrat social inspire, le Sup-
plément au voyage de Bougainville dépayse à la manière même de
l'exotisme. Les filiations restent incertaines, parfois déconcertantes.
On ne s'étonne pas de la relation situant Segalen, auteur de L'Essai
sur l'exotisme, en compagnie de Diderot ; la collection « Terre
humaine » l'a d'ailleurs hébergé. Par contre Lévi-Strauss, ethnologue

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Le chemin de la science

et anthropologue, reconnaît une dette totale à l'égard de Rousseau.


Une relation établie en connivence philosophique, en solidarité par
l'écriture, en partage d'une théorie de l'homme en général (non de
tous les hommes dans leur diversité) et du social. La logique rous-
seauiste nourrit de sa sève la logique formelle et certains concepts du
structuralisme anthropologique, comme la passion musicale partagée
engendre en les renforçant des affinités personnelles.
Rousseau réalise deux des ouvertures qui donnent accès à la
modernité. D'une part en découvrant que tout « tient radicalement »
à la politique, cette gouvernante de l'Histoire jusqu'aux dernières
décennies du XXe siècle. La politique dans sa traduction économique
par quoi se décèle « la source de l'inégalité parmi les hommes »
(thème du second Discours). D'autre part la critique du progrès des
sciences et des arts, dans leurs traductions pratiques apparentes qui
engendrent le mal social, une forme de « dépravation » (c'est le thème
du premier Discours). Il s'agit de déconstruire les apparences, sources
du mal social, et de tracer le chemin de la vérité qu'est celui de
la vertu. En cet affrontement, l'exigence philosophique détourne
de l'erreur, des faux semblants, des apparences, elle aide à parvenir
à la vérité. C'est la condition dont le Contrat social s'inspire pour
penser l'« homme civil » tel qu'il peut être, compte tenu de l'homme
tel qu'il est.
Le mouvement scientifique par rapides avancées est reconnu, mais
sa puissance négative reste pourtant mise en débat. La science se
forme sur la scène où les techniques en expansion commencent à
s'établir, entre la confiance des Encyclopédistes et le doute de philo-
sophes, pour qui la fascination du « progrès » déjà-là rend aveugle sur
le mal social. La transmission du savoir et de la connaissance, l'éduca-
tion en général, deviennent le foyer de passions contraires violentes.
L'Émile de Rousseau, qui le constitue origine d'une future science de
l'éducation et de ce que celle-ci engage radicalement au plan politique,
est dénoncé par la Sorbonne, condamné par le Parlement et l'arche-
vêque de Paris. Décrété de prise de corps, Rousseau doit fuir dans la
principauté de Neuchâtel. La révolution par l'éducation est combat-
tue par les deux pouvoirs (ecclésial et politique) en tant que cause de

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subversion, de révolution des esprits et au-delà de la société. Ces pou-


voirs savent que la philosophie peut les déstabiliser et que la science
peut contribuer à l'émancipation des individus. Ils détruisent la
double menace par la violence du feu, mise en spectacle avec les
bûchers, à Genève d'abord où le Contrat et l'Émile sont brûlés par le
bourreau dès leur parution. Puis dans plusieurs des capitales euro-
péennes où les autodafés éliminent les exemplaires du Contrat social,
alors que Rousseau dans sa correspondance feint la satisfaction de
savoir que ces feux « brillent à son honneur ».
Le XVIIIe siècle français est un aboutissement et aussi le commen-
cement de la modernité et de l'exercice démocratique. Il n'est pas
réductible au recensement des savoirs et des pratiques par les
Encyclopédistes, à cette récapitulation raisonnée que le pouvoir
condamne après avoir voulu enfermer Diderot à Vincennes. Le cli-
mat intellectuel prépare l'âge des révolutions, dont la Révolution
française montrera la réalisation inachevable-inachevée devenue
cependant imitable au dehors. C'est l'illustration du « tout tient à la
politique » jusqu'à la rupture qui abat le Régime encore établi. La
révolution, généralisée métaphoriquement par jeu de langage,
s'étend au mouvement des savoirs, des techniques et de leurs instru-
ments, des mœurs et des institutions. Le progrès est vu sous l'aspect
des conquêtes reconnues comme un ensemble, celui des batailles
conduites sur les frontières de l'impossible afin d'en provoquer le
recul. Il désigne la fin d'un âge théologique, la naissance d'un âge de
la raison gouvernée par la philosophie et sa démarche de vérité, par
la connaissance technique et sa recherche d'efficacité. C'est la pensée
objective qui permet de dénoncer les apparences « mondaines », c'est
la science qui donne la double capacité du connaître et du faire, ce
que d'Alembert souligne dans le « Discours préliminaire » écrit pour
l'Encyclopédie. Ce pouvoir-là, dénié et combattu par la pensée théo-
logique, n'est pas non plus reconnu hors d'elle sans débat ni contes-
tation. Une question obsède : qu'est-ce que connaître ?, la question
des formes et moyens de l'acte de connaissance. C'est dans le voisi-
nage des Encyclopédistes, de Rousseau et Diderot notamment, que
Condillac écrit son Essai sur l'origine des connaissances humaines et

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son traité des sensations. C'est l'étude renouvelée des procédés élé-
mentaires, des idées aussi, à partir desquels la connaissance se forme
grâce aux opérations mentales complexes dont les sensations sont la
cause. Elle n'ébauche pas seulement l'anticipation de la méthode
expérimentale. Le langage intervient. Il sert de fondement, de sup-
port à la pensée abstraite et réflexive, la logique linguistique est alors
naissante dans la recherche des signifiants linguistiques, dans la
reconnaissance de la nécessité d'une « langue bien faite ».
Ces brèves incursions dans le siècle aident à révéler ce qui se joue
sous l'effet des Lumières. La fonction de la philosophie, accoucheuse
des pensées nouvelles et de l'autonomie, libératrice de l'action poli-
tique. La philosophie féconde comme jamais ne le fut le travail de
l'esprit humain, engendre ce qui va se développer avec les sciences au
siècle suivant. Beaucoup naît de ces germes. L'idée de société et le
savoir qui la dissocie de la dépendance théologique, puis du psycholo-
gisme. L'économie science de la nature et de la cause des richesses, la
connaissance politique qui différencie la souveraineté (principe
de l'État) du gouvernement (forme de l'administration de l'État).
La question des langues mène à traiter de ce qui se forme après en
connaissance linguistique conceptualisée et organisée. L'instruction,
transmission des savoirs sur les choses et sur l'homme, est subordon-
née à l'éducation, acquisition des moyens de l'être-ensemble et prépa-
ration à l'état de citoyen. L'initiation démocratique en résulte,
régulièrement reprise, autant que la « transmission », passage au
savoir et à la connaissance. Ainsi, la science de l'éducation à venir
sera-t‑elle politique par nature et pour cela sous surveillance des pou-
voirs. La fin politique de l'Ancien Régime s'accompagne d'une rup-
ture totale d'où les sciences prendront toutes leur essor au siècle
suivant.
C'est Voltaire qui signale sur un mode d'abord mineur ce passage
d'un âge à l'autre, il lui donne une figure et y gagne la popularité. Il
résume le mieux, après son séjour en Angleterre et la fréquentation de
Locke, la puissance de créativité de l'époque, il marque son attache-
ment aux principes du libéralisme anglais. La variété de ses talents
s'impose, à commencer par celui de l'historien et celui de l'observa-

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teur des mœurs. On dit qu'il est « l'homme universel », mais il se veut
d'abord écrivain, diffuseur de ses propres idées philosophiques par les
« contes », également commentateur des événements du temps – dont
le tremblement de terre qui a ravagé Lisbonne en 1755. Des poèmes
aux récits, aux œuvres dramatiques, des écrits du critique aux pam-
phlets, aucun genre ne résiste à sa passion d'écrire, de déconstruire
par l'ironie et l'humour, par le service de la tolérance qui en fait une
grande figure de l'engagement à haut risque. Voltaire nous est le plus
contemporain des philosophes du XVIIIe siècle français, malgré une
part de concessions mondaines et de cynisme complice avec son
« siècle de fer ». Il est celui qui a su dénoncer, témoigner, refuser,
attaquer, et explorer ce que son temps fait être, ce qui s'annonce.
En ce sens, il est celui révélant le mieux ce qui est commun à son
siècle et au nôtre. D'abord le changement d'âge, la suite de ruptures,
d'effacements, la succession des commencements qui fera dire que
la Révolution n'est jamais « terminée ». Elle n'est pas la seule à mani-
fester la généralisation de cet état d'inachèvement, de chantier où se
pensent des formes de vie et des institutions nouvelles. Le siècle sui-
vant s'annonce, il sera celui du mouvement permanent à la recherche
d'un autre régime politique par les révolutions, d'un accroissement
du pouvoir sur le monde, la matérialité par les techniques, du pro-
grès de l'esprit humain par l'avènement des sciences et la promotion
des savoirs. Ce mouvement entretient l'exaltation de la civilisation, il
donne raison à Voltaire, non à Rousseau critique du progrès et de la
« dépravation » qu'il engendre. Une civilisation qui, pourtant, inver-
sera vite ses apparences en simulant de justifier les dominations colo-
niales modernes.
Les ressemblances avec l'époque contemporaine s'ouvrent donc
par le changement d'ère, non plus sous l'effet du « tout politique »
mais plutôt du « tout techno-scientifique », nouvel appui de l'écono-
mie financière. Un mouvement qui a conduit à une autre mondialisa-
tion grâce à la dématérialisation « numérique » du monde, propice à
une autre forme d'expansion des violences inégalitaires. C'est un
monde où les incertitudes se renforcent en s'accumulant, où rien ne
paraît tenir. Toute possibilité de faire semble se dissoudre par l'inca-

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pacité d'avoir la prise suffisante sur le cours des choses éprouvées en


état de continuelle déconstruction-reconstruction. Les maîtrises se
révèlent toutes défaillantes : la nature se dénature, les techniques
échappent souvent au contrôle de leurs concepteurs, le pouvoir poli-
tique devient incapable de gouverner autrement que par « gouver-
nance » et l'économie en crise régresse en violences concurrentes sans
régulation ; l'instruction diffuse des instruments nouveaux mais
recherche encore son contenu, cependant que la croyance se défait
dans l'abandon à des émotions opportunistes. L'égarement dans le
siècle se traduit en un foisonnement des images, des paroles, des dis-
cours et des informations, en une domination par des machines intelli-
gentes et leurs savoirs conjugués.
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Sciences du social, critique sociale

L es dernières décennies du XIX siècle assurent le passage de la


pensée entièrement politique à la pensée déjà scientifique, tout en
engageant le maintien de la première par le projet révolutionnaire et
la légitimation de la contestation démocratique. L'établissement
durable de la république en France, unitaire, centralisatrice, conduit
à faire de la société – ensemble des relations instituées entre collectifs
et pratiquées par les individus – l'objet de pensée substitué à la
considération des « régimes » (politique), des pays (territorialité et
inscriptions de l'histoire), des mœurs (formes des relations interper-
sonnelles). C'est une quasi-révolution scientifique dans l'identifica-
tion des objets d'étude.
Émile Durkheim, adolescent lors du déclin catastrophique du
Second Empire, assiste à l'avènement turbulent de la IIIe République.
Il est « produit » par elle, par ses écoles notamment à l'École normale
supérieure (Ulm), par les chaires où il professe la philosophie jusqu'à
la Sorbonne, où le commentaire du social s'ouvre par un enseigne-
ment de la pédagogie et des sciences de l'éducation. La république qui
se fait, qui assure et oriente la formation du philosophe, doit mettre
la pensée au service de sa propre construction, de l'édification de la
morale civique qui lui donne son idéal et son armature. Dans les
combats qui accomplissent la fin ultime des espoirs de retour au
passé, dans les nouveaux commencements du régime démocratique
républicain, dans la confrontation aux incertitudes d'un changement
d'âge accentuées par les conséquences d'une défaite militaire, la
nécessité de reconnaître la société et d'accéder à sa réelle connaissance

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Sciences du social, critique sociale

scientifique s'impose fortement. À ce but, Durkheim visera notam-


ment par la création de L'Année sociologique (1897). C'est une
revue, qui construit la sociologie en recensant la production sociolo-
gique mondiale, en effectuant son analyse critique afin de délimiter le
champ de la discipline. C'est alors que paraissent en quelques années
les livres fondateurs, dont Les Règles de la méthode sociologique qui
définissent les « faits sociaux » et demandent de les « traiter comme
des choses ». La conception unitaire de la science entraîne une même
attitude mentale pour tous les phénomènes. Le traité de Durkheim est
alors vu, pour l'espace social, comme l'équivalent de l'Introduction à
l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard pour la bio-
logie. Actuellement, les positivistes durkheimiens ne tiennent plus les
premiers rôles, mais les affrontements du commencement reprennent
périodiquement sous d'autres formes.
La confrontation de l'individu et de la société est centrale dès
l'origine, elle le reste. Elle acquiert la grande visibilité par la rivalité
de deux hommes – Tarde et Durkheim – et de deux institutions – le
Collège de France, où le premier sera « casé » au contentement du
second, et l'illustre Sorbonne. C'est la rivalité d'un aîné et d'un cadet
où celui-ci prend l'avantage, parfois avec violence, malgré la notoriété
acquise par Tarde après la publication en 1890 de son livre Les lois
de l'imitation. Durkheim a un privilège de départ apporté par la Rue
d'Ulm et l'agrégation de philosophie, alors que Tarde vient du droit
et accède au métier de juge d'instruction provincial, puis de directeur
de la statistique judiciaire. L'autorité intellectuelle et morale de Dur-
kheim le fait considérer comme le grand instituteur de la République.
L'opposition irréductible porte sur deux domaines : le sociologisme
unifiant qui affirme l'existence d'un univers où tout fait société, le
psychologisme qui illustre les principes de répétition, d'opposition,
d'adaptation. Là où Durkheim identifie des choses sociales, Tarde
identifie des acteurs individuels. Le primat du social menant à un
socialisme, celui de l'acteur déterminant un libre jeu des individus, la
confrontation se politise 1.

1. « Gabriel Tarde, le sociologue retrouvé » (p. 118).

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Du social par temps incertain

La réédition récente des ouvrages de Tarde marque, à la fois, la


distance prise par rapport au positivisme durkheimien et la recherche
théorique validant un choix politique. La scène dressée après la
Seconde Guerre mondiale change les figures – l'oubli progressif de
Durkheim et du « socialisme » porté par la sociologie laisse la succes-
sion au marxisme ravivé et au structuro-marxisme d'Althusser – mais
elle change peu le drame joué. Face à ces autres figures de « gauche »
se situent celles qui incarnent l'individu « entreprenant » et le libéra-
lisme dont Tocqueville a été l'initiateur en dette à l'égard de Montes-
quieu. Plus récemment, l'affaiblissement du lien social a renforcé la
considération de l'individualisme, autre forme de la relation établie
entre complexité croissante de la société et poussées individualistes.
La théorie la plus accordée à certains aspects contradictoires de la
modernité contemporaine devient « l'individualisme méthodolo-
gique ». Celui-ci est présenté comme le principe même de toutes les
sciences sociales, il a pour double fonction d'associer (en référence à
Weber) explication et compréhension, il a pour méthode de soumettre
l'action individuelle à l'évaluation par calcul sous l'éclairage des nou-
velles logiques. L'individu, l'acteur se retrouvent au centre du jeu
social, leurs calculs du possible les libèrent des fortes astreintes à la
seule contrainte du social. C'est pourquoi cette conception reçoit
l'accueil le plus favorable des économistes, de ceux qui construisent
leur discipline en fonction du « marché », de l'entreprise et de l'entre-
preneur. La société diminuée laisse la place vide qu'occupe l'écono-
misme armé par les nouvelles machines intelligentes et les pratiques
du libéralisme concurrentiel.
Ensuite viennent les réactions à ces emportements. Des philo-
sophes, dont John Rawls qui tente de concilier l'accroissement de la
richesse avec la protection des libertés individuelles, avec la défense
des défavorisés. La volonté de lier ces exigences, constamment active,
se substitue à une prétendue harmonisation par le marché du libéra-
lisme pur et dur. Il s'agit de résoudre l'antagonisme entre autonomie
privée et appartenance à une « communauté » politique et écono-
mique. L'équité, l'égalité des chances, la justice doivent pouvoir pré-
valoir contre les problèmes abandonnés à leur simple reproduction.

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Sciences du social, critique sociale

Des acteurs de la critique sociale assument avec peine le renouvel-


lement de la pensée tenté par quelques philosophes restés libres et
rares. Michael Walzer les désigne et les montre, au cours du XXe siècle,
tiraillés entre solitude et solidarité. Dans un livre dérangeant, il étudie
ce qu'il advient de l'« honorable compagnie des critiques sociaux »,
en commençant par Julien Benda qui dénonce la « trahison des
clercs » et se veut exemplaire, en clôturant ou presque par Michel
Foucault qui disperse la critique sociale et en dissout ainsi la finalité.
Le parcours ne s'effectue pas sans défaillances, par capitulation cri-
tique ou inversement par surplomb critique universel, et le plus sou-
vent par aveuglement volontaire. Ce qui est assumé, au contraire,
c'est vouloir exprimer à voix haute ce qui reste « inarticulé dans la
plainte ordinaire », ce qui n'épargne ni les puissants ni les autres en
maintenant une distance critique et le pluralisme. Le refus de « rendre
hommage » aux pouvoirs entraîne l'acceptation d'une relative soli-
tude, mais en même temps la charge des plaintes inexprimées
engendre des solidarités 1.

1. « Dure, dure, la critique sociale » (p. 121).


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La trilogie fondatrice

L a fondation scientifique de la pensée sociale n'a pas été une


entreprise solitaire, elle résulte d'une très longue histoire, elle se
forme dans la concurrence des rivaux. L'œuvre de Durkheim rivalise
avec celle de deux auteurs, ses contemporains, issus de la culture et
de la tradition philosophique allemandes : Weber et Simmel. La riva-
lité est apparente, tardivement révélée par des critiques du maître
français, mais alors que les durkheimiens perdent leur influence
dominante les webériens l'accaparent d'abord, puis les disciples de
Simmel plus tardivement, dans les années d'après la dernière guerre
mondiale.
Le retournement est d'abord à l'avantage de Weber, il devient
célèbre grâce à son livre le plus commenté consacré à l'éthique protes-
tante et la naissance du capitalisme. À partir de ce moment, il révèle
une double obsession : définir la particularité économique et sociale
de l'Occident, examiner les conditions de sa naissance et de son déve-
loppement en relation avec l'éthique religieuse. Cette recherche a
pour s'exprimer une revue où paraît d'abord l'Éthique protestante
– les « archiv für Sozialwissenschaft » –, comme Durkheim a fondé la
science sociale en créant L'Année sociologique, comme Gurvitch a
ravivé la discipline après la dernière guerre mondiale en créant les
« Cahiers internationaux de sociologie ». C'est alors le temps des
revues, moyens de l'information scientifique et ateliers où se font les
idées nouvelles, où la méthode nouvelle se dit et s'éprouve.
La méthode comparative, restreinte puis généralisée, Weber y
recourt dans ses études de sociologie religieuse, pour affirmer que la

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La trilogie fondatrice

rationalisation religieuse est à l'origine de la rationalité dans toutes


les civilisations. Ainsi la comparaison conduite par confrontation de
la Chine confucianiste et taoïste et de l'Occident christianisé. Elle fait
apparaître deux rationalismes aux effets divergents : l'un signifiant
l'adaptation rationnelle au monde (le chinois confucéen), l'autre la
domination rationnelle du monde (l'occidental puritain). L'un reste
alors étranger au capitalisme, l'autre l'engendre 1. Mais la démarche,
bien que tôt interrompue par la mort, ne s'en tient pas à cette seule
confrontation, elle opère un va-et-vient permanent entre religions de
la Chine et de l'Inde, religions antiques du judaïsme et de la Grèce,
entre Occident chrétien dissident et islam. Ce qui est ainsi assumé : le
projet d'étude comparative de « l'éthique économique des religions
mondiales », conduit tout en explorant les « fondements socio-
logiques ».
D'un côté, celui des durkheimiens, l'étude de la société, de ses
règles et de la contrainte sociale, demande à la recherche empirique de
construire le savoir scientifique, de l'autre, celui de Weber, l'accent
porté sur l'étude comparée des modes de rationalisation dans les civi-
lisations (de la société matérielle jusqu'aux croyances, jusqu'à l'assise
bureaucratique du pouvoir) conduit à une méthode différente, à une
démarche d'interprétation-explication. Ce qui a permis à l'entourage
de Durkheim, à Mauss notamment, d'accuser Weber de « démar-
quer » leur entreprise scientifique comparatiste tout en se bornant à
« émettre des opinions ». En plus de la concurrence intellectuelle, il
faut mettre en cause les effets de langage, à commencer par le passage
de l'allemand au français : les traductions ont été tardives, souvent
fautives ou sollicitées par glissement opportuniste de leur sens.
Lorsque Weber est reconnu puis célébré, lorsqu'il reporte à ses
propres controverses avec Marx et Nietzsche, lorsque son engagement
politique se veut respectueux de ses idées et de l'objectivité du savant,
lorsque son érudition nourrit des nouveaux concepts et des formules,
il devient l'objet d'appropriations concurrentes ou contraires. Les cal-
culateurs politiques sollicitent ses livres ou les détournent, les philo-

1. « Max Weber ou le désenchantement à l'œuvre » (p. 125).

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Du social par temps incertain

sophes, sociologues et historiens s'engagent dans des batailles où les


uns et les autres se renouvellent par Weber. Celui-ci nourrit par son
œuvre (produite dans les turbulences de son pays et les tourments
personnels) le besoin d'arguments et de mots neufs des contempo-
rains. La reconnaissance vient d'abord par le vocabulaire renouvelé :
désenchantement du monde, individualisme méthodologique, idéal
type, compréhension, etc.
La contestation – attachant Weber à son diffuseur français, Ray-
mond Aron – occulte le « désenchantement » face à l'engagement du
sociologue allemand, occulte aussi la force de son érudition qui met à
distance de l'actuel seul et de la modernité, la méthode de va-et-vient
entre constats empiriques et interprétations, la recherche des régula-
rités sociales. La figure française donnée à Weber est très révélatrice
des variations du parcours de la pensée sociale. Après le barrage des
durkheimiens, l'oubli presque total, puis l'utilisation polémique de
l'après-guerre dans les confrontations avec le stalinisme léniniste et le
communisme marxiste, ensuite le retour plus apaisé dans l'ailleurs du
positivisme, dans la formation de nouvelles théories du social face au
peu de sens du devenir actuel 1.
Le troisième terme de la trinité fondatrice est Simmel, son trajet de
vie correspond à celui de Durkheim, mais l'un a obtenu tôt la
reconnaissance universitaire, alors que l'autre ne l'a obtenue que tar-
divement à l'université de Strasbourg alors allemande. Durkheim se
veut créateur d'une science, du « système des sciences sociologiques »,
Simmel poursuit une œuvre – dont il affirme l'« unité profonde » – de
philosophe qui s'immerge dans son temps, en en produisant le com-
mentaire dans une bibliographie abondante. C'est le scientifique face
à l'essayiste, du moins selon Durkheim qui reproche à Simmel de
mélanger les points de vue, de céder aux tentations contraires du for-
malisme et de l'esthétisme.
Philosophe, Simmel est classé par rattachement à un courant :
celui du néo-kantisme relativiste, puis celui du « concept » dont Hus-
serl donne l'exemple afin de revenir « aux choses mêmes », enfin celui

1. « Max Weber fait le détour par la Chine » (p. 129).

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La trilogie fondatrice

des philosophes de la vie proches de Bergson. Sa mobilité, son refus


d'« enfermer la plénitude de la vie », conduiront Lukács – philosophe
du réalisme critique, théoricien d'une esthétique marxiste, éphémère
communiste de gouvernement – à le qualifier de « Monet de la philo-
sophie » introduisant la sensibilité impressionniste dans la réflexion
philosophique.
Simmel sociologue place au commencement son interrogation sur
la « notion même de société ». Ce ne peut être une unité exerçant
durablement la contrainte, mais l'effet d'individus en interactions
continuelles. En ce sens, il est le plus en proximité avec Weber, le plus
éloigné des durkheimiens. Alors que Durkheim établit la sociologie en
lui donnant l'ambition de devenir la somme de toutes les sciences
sociales particulières, Simmel conçoit la sociologie dans son autono-
mie, il la définit en tant que méthode donnant accès au mouvement
issu des interactions entre individus, ainsi qu'à la mobilité des modèles
d'association sociale. Il s'attache à identifier les contenus et les formes
du social en partant de la réalité sociale concrète, en l'appréhendant
par intuition, compréhension, comparatisme. Le foisonnement du
social alimente le foisonnement de l'œuvre que la critique dénonce
– en transformant le refus de faire système en production d'une œuvre
« légère et subversive ».
Simmel fonde une sociologie des affects, des émotions et des senti-
ments, cette partie de l'œuvre qui reçoit aujourd'hui un accueil
d'opportunité. Son attention porte sur les interactions entre individus
et sur leurs déclencheurs : sentiments, intérêts, visées de buts variables.
Ce sont eux qui engendrent continûment le processus de socialisation,
sans que la volonté des individus soit totalement engagée, sans que le
mouvement élimine toute régularité de comportement. Simmel veut
accéder à une « sociologie pure », notamment par la distinction éta-
blie entre contenu et forme de la socialisation. Le premier réfère aux
processus psychologiques des individus en interaction, le second aux
modèles selon lesquels s'effectue la socialisation. Leurs rapports sont
complexes, le concret vécu est la matière dont il faut abstraire les
formes sociales. Cette conception donne prise à deux attaques de la
critique : l'accusation d'un psychologisme qui efface la société réelle,

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Du social par temps incertain

l'accusation de formalisme générateur d'une « géométrie » du monde


social.
De façon apparemment paradoxale, la double critique porte sur ce
qui restitue à l'œuvre son actualité : notamment le formalisme modé-
liste accordable à la société de la numérisation généralisée. De fait, la
fécondité de Simmel le porte à l'étude de problèmes que sont devenus
ceux de ce temps, ceux de la société astreinte à la Grande Transforma-
tion continuée. La « philosophie de l'argent » reprend vie sous l'effet
du capitalisme financier. L'essai sur l'« étranger » annonce les débats
et luttes impliquant les immigrés. Les écrits sur la ville accompagnent
une première analyse du contenu de la modernité naissante, des
déconstructions qui libèrent un autre individualisme et éprouvent les
socialisations. Et puis, la dimension tragique est restituée à la culture
vive. Les textes de Simmel sont retrouvés, ils inspirent une époque
tout autre où la fausse créativité est répétitive 1.

1. « La sociologie subversive de Georg Simmel » (p. 133) ;


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Héritiers et dissidents

A vant le changement d'ère à la fin des années 1980, avant le


passage à la rapide mise en réseaux numériques de toute réalité et la
mondialisation en étant une conséquence, l'espace social s'expose
déjà à des bouleversements forts et répétés. Il change continûment
de configuration, la relève de ses « arpenteurs » devient urgente.
Identifier l'inédit conduit d'abord à revenir sur l'acquis : les histoires
de la sociologie, les dictionnaires des sciences du social, les réédi-
tions des textes initiateurs se multiplient. Les inventeurs oubliés
reprennent vie par le retour à certains d'entre eux. Alors se retrouve
Le Play, malgré les engagements actuels qui ne sont pas ceux du
fondateur de la sociographie, promoteur du catholicisme social, puis
d'une « réforme sociale en France » qui lui vaut la protection de
Napoléon III. L'œuvre consacrée à l'observation des familles
ouvrières, et paysannes moins fréquemment, est celle de l'ingénieur
qui invente des grilles d'analyse des modes de vie, qui voyage aussi
afin de proposer un comparatisme très ouvert. Il pratique une socio-
logie du contact, un empirisme d'observation directe proche de celui
des ethnographes sur leur terrain. La démarche, la méthode, est ce
qui attire la récente attention de la critique sociologique. Cet empi-
risme direct est opposé à l'empirisme indirect d'aujourd'hui, qui
procède à partir « d'échantillons » calculés, de questionnaires révéla-
teurs, de sondages associés à des séries statistiques. Cet empirisme
indirect, attaché aux techno-pratiques actuelles, provoque des éva-
luations critiques et la réédition de textes annonciateurs. Lorsque
Patrick Champagne conteste les sondages et leur prétendue vérité,

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Du social par temps incertain

dénonce la mania dont ils sont devenus l'objet, et les égarements de


la « pratique sociologique », un livre de Tarde réédité trouve une
vigueur nouvelle dans les situations actuelles. C'est un recueil
d'essais – L'Opinion et la Foule – qui expose une théorie du public
et de l'opinion publique, l'effet de masse n'est pas seulement négatif
et le système démocratique s'en trouve validé. Le suffrage universel
mesure les variations de l'opinion, des désirs et des besoins, il donne
forme à l'identité collective. Le rival de Durkheim a formulé à sa
façon un éloge de la démocratie électorale.
Des évaluations remettent en jeu le statut scientifique de la socio-
logie, la capacité d'expliquer le vécu par la seule démarche positiviste,
de saisir le social en acte. Le terrain est la réponse par les contacts,
l'observation directe. L'étude de la « marginalité créatrice » s'effectue
afin d'identifier les moyens et la fonction de l'innovation, mais le
monde en transformation généralisée bouge plus vite que la pensée
sociale. Le regain sociologique hors de la soumission à la technologie
de la méthode s'annonce par davantage d'audace dissidente. Ce que
recherche Richard Brown par une « poétique de la sociologie », par
une « esthétique » de la pensée du social. Il constate que la position
du spectateur absolu est impossible en sociologie : en toute formula-
tion théorique « on retrouve toujours les expériences personnelles et
les intérêts de l'auteur » ; ce que j'ai désigné naguère comme la part
d'autobiographie cachée dans l'œuvre scientifique. À l'identique
d'autres sciences, la sociologie a en commun avec l'esthétique l'élabo-
ration de paradigmes ayant pour fonction de « faciliter la compré-
hension de l'expérience humaine ». En ce sens, la sociologie doit
identifier les métaphores les plus fécondes, définir les critères permet-
tant de distinguer la métaphore qui « marche » 1.
Dans une société où la communication connectée à des nouvelles
techniques explose, engendre le foisonnement croissant des images et
des paroles, la visibilité et la sélection par les médias déterminent la
production d'images sociales fortes. Les nouveaux sociologues
acquièrent eux aussi une présence, une reconnaissance par les jeux du

1. « Le regain sociologique » (p. 137) et « Des arpenteurs du social » (p. 141).

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Héritiers et dissidents

visible et de l'audience, les anciens se défendent de céder à ce qui reste


encore vu comme une pure complaisance narcissique. Ils s'enferment
dans un classement très hiérarchique des universités, à la recherche
de l'excellence et des signes qui désignent les carrières réussies. Ce fut
de courte durée et avec du conflit, tel celui qui a opposé Aron, l'aîné,
à Bourdieu, le cadet, après une courte gestion partagée du Centre
d'études sociologiques contemporaines. Aron a fait de la rupture un
bref commentaire ravageur dans ses mémoires.
L'un de ses proches a présenté Bourdieu comme « une sorte
d'énigme intellectuelle », il l'est à l'évidence et bien davantage encore.
L'auteur qui attribue aux sociologues un « métier » n'est pas le même
que celui dénonçant plus tard la « misère du monde ». Il est irréduc-
tible, singulier – il veut et ne veut pas à la fois, pourtant très attaché à
son image publique et à la présentation de soi. D'une certaine façon,
la singularité s'affirme tout en agrandissant l'image publique et la
reconnaissance des engagements militants. Les privilèges de son itiné-
raire académique – un parcours prestigieux de la Rue d'Ulm au Col-
lège de France – restent masqués, notamment par le ferme refus
d'obtenir le doctorat d'État, terme du cursus alors obligatoire. Il n'est
pas un héritier, son origine familiale est modeste, il attache une de ses
études à l'observation critique des lieux du savoir où se transmettent
les privilèges, les ressources de la « distinction », mais son propre
« capital symbolique » en résulte cependant. Il crée son territoire : un
centre de sociologie lié à ses séminaires de l'EHESS, puis du Collège de
France, une revue fermement dirigée, les Actes de la recherche en
sciences sociales. Il accentue sa différence par une écriture difficile,
voulue savante, qui ne facilite pas l'accès aux textes théoriques, elle
traduit par ailleurs « un souci constant de réflexivité ». Il est peu imita-
ble, il est entouré de fidèles autant que de disciples. La passion Bour-
dieu n'est pas seulement inventée par ses adversaires, elle défend la
position, elle pratique le prosélytisme, elle exclut. Elle fait dire que le
groupe de fidélité, si fermé, n'interdit pas la popularité du maître, elle
procède d'un engagement constant, du service apporté à des grandes
causes en recourant aux moyens techniques de communication.
Bourdieu, par les effets d'une rare fécondité de l'œuvre et des

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Du social par temps incertain

bruits de la renommée, par sa façon d'être sociologue a eu nombre


d'adversaires, opposés selon un mot de Morin aux « bourdieuseries ».
L'un de ses disciples, enseignant à l'université de Chicago, l'a poussé
à opposer ses « réponses » aux critiques, lors du séminaire doctoral
tenu à cette université. Il ne se laisse pas enfermer, il se déplace dans
toutes les disciplines qu'il pratique, de la philosophie à l'ethnologie, à
la sociologie, à la connaissance profonde des traditions intellectuelles
et des pratiques culturelles. La mobilité intellectuelle de Bourdieu
multiplie d'autant les critiques, l'attachement passionnel des fidèles
en devient la barrière le séparant des incroyants et des rivaux médio-
cres. Il est le veilleur établi aux portes de la « Cité scientifique », tout
en affirmant l'autonomie d'une science sociale qui n'a plus l'obses-
sion de mimer la démarche des « sciences dures ».
Il veut préciser où il n'est pas, ni dans le camp de la « perversion
méthodologique » ayant le culte de la méthode autosatisfaite, ni dans
le camp de la « spéculation théorique » productrice de systèmes auto-
suffisants. Une des caractéristiques principales de Bourdieu est le trai-
tement rigoureux de l'objectivité de la connaissance sociale. Un
premier mouvement conduit à se détacher de la connaissance ordi-
naire qui méconnaît la façon dont le rapport social est pris en
conscience et en tire sa forme. Un second mouvement soumet à l'obli-
gation de « réflexivité », le sociologue utilise les instruments qui lui
permettent de réduire le jeu des illusions et de l'« impensé social »
affectant la pratique de la recherche. Ces deux mouvements s'effec-
tuent en une tension continue difficile à maintenir.
La tension, la difficulté de tenir la position, se présente sous un
autre aspect dans l'œuvre de Bourdieu. Entre le travail des théori-
ciens et le travail d'enquête de ceux qui regardent les choses de près
tout en évitant le risque de la « myopie théorique ». Il évoque la
vigilance nécessaire, l'attention constante qui fait de la sociologie un
« art martial de l'esprit ». Les « réponses » sont moins attachées aux
sources théoriques – de Durkheim et Weber à Marx, de Lévi-Strauss
à Freud notamment – qu'aux figures langagières les révélant. À la
production de concepts, en particulier du plus spécifique de la
démarche : champ, système de places permettant d'analyser les

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Héritiers et dissidents

contraintes fortes qui pèsent sur les individus. Aux emprunts à la


science économique qui sont transposés en science sociale : capital,
marché, investissement, intérêt. Ils mettent notamment en évidence
les effets de domination produits par les moyens du symbolique.
Dans ses dernières « réponses », Pierre Bourdieu assouplit la rigueur
de sa démarche, il reconnaît la place de l'intuition qui associe le
travail du sociologue au travail de l'écrivain 1.
Il reste exceptionnel qu'un sociologue propose l'explication de
son parcours de vie sous la forme testamentaire. C'est pourtant ce
que fait Norbert Elias, disparu en 1990, lorsqu'il publie Engagement
et distanciation. Il faut alors détenir deux richesses à transmettre,
celle d'une vie pleine que les turbulences historiques nourrissent, celle
d'une culture étendue et construite par soi, non demandée aux
machines d'information qui stockent et livrent. La première, juive
allemande, naît d'une histoire personnelle : la guerre perdue et le
déclassement familial, la République de Weimar malade et pourtant
génératrice d'effervescence culturelle, la droite dont l'« aigreur
presque fanatique » s'accorde à la montée du nazisme, et puis l'exil,
en Angleterre. La seconde résulte d'une formation où la philosophie,
la science médicale, la sociologie, la psychologie et la psychanalyse se
conjuguent sans céder à l'éclectisme.
Son exigence précoce de « contribuer au savoir de l'humanité » lui
donne le besoin d'exister en multipliant les expériences de vie, par
lesquelles se découvre la pluralité de réalisation de l'humain. La
grande mobilité, quoi que plus tardive, lui en fournit les occasions ; il
affirme : « je suis un voyageur ». L'un de ses « voyages » le mène au
Ghana où il est un temps professeur à l'université nationale. La dis-
tanciation s'effectue en éloignement, il estime cette expérience « indis-
pensable » car elle lui apporte un « autre éclairage ».
Le détour ethnologique 2 prépare alors ce qu'il enseignera en socio-
logie, en précisant continûment sa conception de la discipline. La mise
à distance qui permet de mieux observer, l'idée de civilisation qui se

1. « Le pari de Bourdieu » (p. 145).


2. Georges Balandier, Le Détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard, (1985) 1997.

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Du social par temps incertain

retrouve dans le titre de son livre célèbre – Civilisation des mœurs –, la


confrontation du holisme et de l'individualisme tous deux rejetés, le
sociologue présenté en « chasseur de mythes » refusant les idées domi-
nantes pour « voir des relations que les autres ne voient pas ». Cette
pratique détournée n'est pas la seule, elle se complète d'expériences
auxquelles peu de sociologues ont accédé. Les relations fortes avec les
milieux psychanalytiques et sa propre analyse, la connaissance directe
de l'analyse de groupe ont contribué à sa certitude que l'« identité
individuelle de l'homme » doit être la préoccupation centrale.
L'œuvre est abondante, forte. Elle comporte plusieurs ouvertures,
ce qui explique l'intérêt que des historiens lui portent, notamment
lorsqu'elle étudie la « dynamique de l'Occident », lorsque la civilisa-
tion s'appréhende sous les aspects des mœurs et des mentalités. Le
sociologue Elias s'interroge sur ce qu'est la sociologie. Il dit ce qu'il
lui demande de refuser : de considérer l'individu comme s'il existait
en soi et la société comme un objet « existant au-delà de l'être
humain », de s'inspirer d'une philosophie réductrice de ce qui n'est
observable que dans la temporalité, en le supposant « immuable »,
de fausser la compréhension des phénomènes sociaux en négligeant
les investissements de l'affectivité et de l'imaginaire. Telles sont les
règles d'une façon d'ascèse intellectuelle qui renonce aux catégories
retenues sans examen critique suffisant, qui brise les cloisonnements
de la pensée et provoque le « relâchement de la contrainte » d'enfer-
mement disciplinaire. Cette ascèse est la productrice d'une sociologie
de la connaissance en devenir continu, elle réfute le « dogme atomis-
tique », l'analyse qui croit saisir les propriétés de l'ensemble (la
société) à partir des éléments (les individus).
Elle crée son langage autant que sa méthode. Le concept de confi-
guration en occupe le centre, il permet de penser le monde social
comme un tissu de relations, où la personne tout entière est engagée
dans des rapports d'alliance et d'affrontement à la fois. Le concept
d'interdépendance fonctionnelle lui est associé, comme celui d'inté-
gration qui évalue les interdépendances. Le plus inattendu, le plus
agissant des concepts est celui de processus non planifié, qui permet
d'attribuer une position aux déterminations lointaines et invisibles,

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Héritiers et dissidents

aux surgissements de l'inédit. À tout ce dont l'individu n'avait alors


ni conscience ni expérience. Le processus social reçoit ainsi une
liberté de jeu, des impulsions qui ne laissent pas les « détermina-
tions » faire entièrement la loi. Le détour comparatiste, la distancia-
tion par rapport à l'objet de l'étude sociologique, sont en corrélation.
Enfin, la recherche des « niveaux supérieurs d'intégration », ce qui
sera ensuite vu notamment par Geertz sous les aspects du global
opposé au local, conduit Elias à examiner la question de l'État, à
considérer l'avènement de l'État moderne. Le résultat de cette conju-
gaison, c'est une forte mise en garde contre la satisfaction d'un « ver-
nis d'objectivité », alors qu'il faut entretenir une « confrontation
critique ininterrompue » 1.
L'œuvre revisitée, forme de la réflexivité, exige du temps pour ce
parcours qui la réalise et la charge des événements d'une vie engagée
dans les turbulences historiques. C'est ce que montre Albert Hirsch-
man – économiste, sociologue, philosophe – qui évoque son penchant
maintenu à l'« autosubversion ». Il pratique la « transgression », qui
bouscule le confort des certitudes, il maintient vif son engagement au
service des idées de progrès et de l'exercice de la démocratie. Dans des
textes en partie autobiographiques, il montre à quel degré une œuvre
forte se nourrit des multiples expériences d'une vie. Elles n'ont pas
manqué à la sienne, à son refus de la soumission. Jeune juif apparte-
nant à la haute bourgeoisie allemande, il s'exile devant la montée du
nazisme, pour Paris et Londres où il acquiert une première formation
en économie. Celle-ci n'est pas un abri. Il choisit l'« action politique
périlleuse » : un engagement auprès des républicains espagnols, puis
des antifascistes italiens, un engagement dans l'armée française jus-
qu'à la défaite, puis l'exil ultime aux États-Unis où il rejoint l'armée
américaine en guerre. Il y deviendra professeur à l'Institute for Advan-
ced Study de Princeton. Mais le refus de l'enfermement le porte vers
l'Amérique latine et plusieurs pays du tiers-monde, il est partout le
guetteur de l'histoire qui se fait.

1. « Norbert Elias chasseur de mythes » (p. 249) et « Le testament de Norbert Elias »


(p. 153).

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Du social par temps incertain

Sa mobilité, l'affrontement d'« énigmes nouvelles », son retour sur


ses propres propositions, son exploration des « territoires interdits »
où les problèmes n'ont que des réponses frustrantes ont longtemps
favorisé la mésinterprétation de sa recherche. Il maintient fermement
son refus de proposer une Grande Théorie. Il reste le sociologue de
l'événement, du combat avec l'histoire en devenir, de la démocratie
menacée par les effets pervers qui l'empêchent de se « prémunir contre
tous les risques et dangers possibles ».
Deux ouvrages ont ouvert à Hirschman le chemin de la notoriété,
en dehors de sa confrontation avec deux siècles de rhétorique réac-
tionnaire. Tout d'abord Bonheur privé, action publique : dans des
sociétés en transformation accélérée, s'observe l'alternance récur-
rente entre l'engagement des individus, et des groupes, dans l'action
publique et le repli sur les valeurs du bonheur privé. Ensuite Défec-
tion et prise de parole, qui insiste sur les moyens dont dispose le
public pour exprimer son mécontentement ou sa contestation : l'exil,
« défection » par retrait et désengagement, la « prise de parole », qui
accompagne l'action protestataire menée de l'intérieur.
Hirschman s'attache à définir ainsi les conditions de production
d'effets de la réforme consciente, à démasquer les mimes de l'impar-
tialité. Ce qui le porte au rejet des « théories de l'intransigeance »,
qu'elles soient de forme réactionnaire ou de conviction progressiste.
La pensée insoumise est alors devenue modératrice 1.
À l'inverse de l'obstination entretenue par l'attention portée conti-
nûment sur ce seul temps et les événements qui le produisent, se situe
la distance prise par fréquentation de savoirs issus de tout temps et de
tout lieu. C'est le choix paradoxal d'Yves Barel, un hors frontière
disciplinaire, une exploration des connaissances tout en se détachant
de l'actuel. Il parcourt leurs espaces, ceux de l'économie, de la pensée
politique, de la sociologie et de l'esthétique, des sciences du vivant et
des disciplines de « connaissance de la connaissance ». Une façon
d'encyclopédiste solitaire et de théoricien aux fréquentations mul-
tiples, qui entre en relation par les textes avec des hellénistes, des

1. « L'œuvre revisitée » (p. 157).

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Héritiers et dissidents

médiévistes, des logiciens, des analystes de la modernité. En consé-


quence, il est le chasseur de toute pensée simplificatrice par enferme-
ment, par clôture d'elle-même.
L'idée de système est retenue, non le systémisme, c'est l'objet du
livre intitulé Le paradoxe et le système et d'autres écrits considérés
ensemble comme un même texte repris sans cesse. Une formule
accentue le paradoxe : le système « est et n'est pas systématique ».
Une affirmation l'accompagne, le système est indissociable de ce qui
lui résiste et le contrarie. À l'inverse de l'intégrisme systémiste, Barel
prend en compte les ambivalences, les contradictions, les potentiali-
tés qui peuvent s'actualiser contre le système et faire une place à des
stratégies alternatives. À la poursuite constante du paradoxe, il révèle
les limites de la toute-puissance sociale, le travail souterrain qui sous-
trait partiellement l'individu aux contraintes des systèmes.
L'autre territoire du chasseur de paradoxe est celui où, à partir de
la Grèce antique, il recherche « le sens d'avant le sens », la nature de la
relation établie entre le héros et le politique. De la Grèce archaïque à
la Grèce antique le long parcours a pour arrière-plan les survivances
des « siècles obscurs », alors que le mouvement des états de culture
s'exprime par les passages accomplis. De l'épopée qui fortifie l'exalta-
tion du héros à la poésie lyrique, qui accompagne la reconnaissance
de l'individu et de la subjectivité, à la première philosophie qui porte
une nouvelle appréhension du monde et du politique. C'est avec celle-
ci que la rupture se produit, « elle parle contre le mystère ». Alors, la
Cité-État pourra se définir en l'absence de la transcendance. Le par-
cours d'Yves Barel le mène, avant ce terme, à une reconnaissance
exploratrice du déplacement du lieu de production du sens, et des
hésitations d'avoir à trancher afin de le retenir 1.
Le systémisme corsette ce temps de surmodernité, Barel l'affronte
en chasseur de paradoxe ; un sociologue allemand dont l'œuvre reste
peu accessible en français, dont la courte notoriété en France tient
surtout à une traduction ayant pour titre Amour comme passion,
l'affronte tout autrement. Cet auteur est Niklas Luhmann, sociologue

1. « La vision paradoxale d'Yves Barel » (p. 160).

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et théoricien de la complexité, de formation philosophique et juri-


dique, qui se situe dans le sillage de Talcott Parsons durant un séjour
aux États-Unis au cours des années 1960. Dans un monde où les
rapports sociaux sont de plus en plus probabilistes depuis les révolu-
tions des XIXe et XXe siècles, où l'ordre social devient plus incertain et
le maintien de ses systèmes spécialisés « problématique ».
Ce sont donc les systèmes complexes et leurs aléas qui retiennent
l'attention théoricienne de Luhmann. Un « vrai livre », selon son
expression, leur est consacré : l'esquisse d'une théorie générale du sys-
tème social, puis de tout système par l'abstraction la plus poussée. Il
reconnaît trois grands systèmes autoréférentiels : les systèmes vivants,
les systèmes psychiques et les systèmes sociaux, chacun d'eux a la
capacité de distinguer ce qui lui appartient en propre et ce qui forme
son environnement, ce qui constitue ainsi sa frontière. Celle-ci n'est
pas une fermeture, à l'inverse, le niveau de complexité du système
dépend des relations entretenues avec son environnement. Plus il est
ouvert, plus il est complexe.
Comme pour Yves Barel, la dynamique des systèmes existe conti-
nuellement à l'œuvre : le conflit, la contradiction, le paradoxe leur
sont nécessaires. Ce sont les « désaccords » entre deux mouvements
– celui du système, celui de l'environnement – qui engendrent la trans-
formation des structures et au-delà l'évolution. Mais, plus tard, Luh-
mann retient après les biologistes le concept d'« autopoïèse » ; alors le
système autosuffisant se transforme en un acteur qui dispose d'une
façon de conscience et de volonté propres. Le système construit seul
ses mécanismes, crée lui-même ses règles de fonctionnement et les
possibilités de se penser lui-même. Les critiques dénoncent alors
l'image d'une « société sans hommes », donc celle d'une sociologie
sans acteurs sociaux.
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Naissance sociologique
de l'anthropologie

V ue selon la double descendance, les affiliations successives,


c'est une singulière histoire qui lie un oncle, Durkheim, à son neveu,
Mauss. D'autant que la renommée de l'aîné a longtemps porté son
ombre sur le cadet, sur sa visibilité. Ils ont fondé et établi ensemble
la sociologie française, ils lui ont donné son foyer – le groupe de
L'Année sociologique – et ses assises scientifiques et universitaires.
Leurs ennemis, leurs adversaires les ont associés sous une même
attaque dénonçant les dangers du positivisme sociologique, qui
ravage la philosophie et diffuse les idées subversives du socialisme,
qui contribue à l'irréligion tout en valorisant le sacré. C'est réagir à
leur origine juive rabbinique et oublier, ou rejeter, leurs apports
constants à la connaissance de la forme des phénomènes religieux
selon les sociétés et les époques.
C'est aussi méconnaître que les deux figures se définissent par
leurs contrastes et non par la seule différence de l'âge, qui fait dire à
Durkheim s'adressant à son neveu : « je t'ai formé. » À l'austérité, la
gravité, à l'esprit systématique et la discipline intellectuelle de l'un
s'oppose la liberté plus désinvolte, l'érudition plus ouverte, la relation
plus « élégante » (mot de Péguy) au monde de l'autre. Mauss ouvre
une porte à l'intuition et marque son attention à la culture aventu-
reuse et novatrice autant qu'à l'engagement politique risqué – ce dont
témoignent ses contributions au journal L'Humanité et à plusieurs
publications militantes. Mauss reste fortement attaché à L'Année
sociologique, il en publia la deuxième série, mais c'est l'ethnologie
qui lui reste surtout redevable. Il contribue à la création de l'Institut

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d'ethnologie de l'université de Paris et y enseigne. Il attire et mêle


chercheurs (Leiris, Paulme, Métraux, bien d'autres célèbres comme
Dumont ou Lévi-Strauss) et écrivains (dont Bataille, Caillois et Leiris)
à son séminaire de l'École pratique des hautes études. Plus tard, les
anthropologues revendiqueront son patronage pour de bonnes ou
mauvaises raisons. Alors que Durkheim, tôt disparu en 1917, reste le
fondateur reconnu de la sociologie et le maître d'une école de pensée
– les durkheimiens, dont il fut dit naguère qu'ils forment la « secte »
des sociologues.
Marcel Mauss a longtemps été méconnu, plus présent par la
parole (son séminaire) que par ses écrits, alors que l'œuvre publiée et
dispersée contribue à sa renommée lorsqu'elle est rassemblée. En
1950, année de sa mort, Gurvitch publie dans sa propre collection,
« Bibliothèque de sociologie contemporaine », Sociologie et anthro-
pologie – regroupement des essais les plus importants –, il demande à
Lévi-Strauss de rédiger une Introduction à la connaissance de Mauss
et de l'œuvre. À la fin des années 1960, Victor Karady publie les
Œuvres en trois tomes les accompagnant d'une présentation, la plus
ouverte des « lectures maussiennes ». Des biographies suivront, dont
celle de Marcel Fournier de l'université de Montréal. La célébrité
s'accroît vite, l'œuvre publiée est foisonnante de comptes rendus,
puis d'ouvrages tardivement découverts dont la thèse inachevée trai-
tant de la prière. Jusqu'à sa disparition en 1950, Mauss était surtout
reconnu pour l'efficacité de sa parole par l'entourage qui recevait et
transmettait son enseignement. On disait qu'il « savait tout », son
érudition paraissait sans défaillances, qu'il déconcertait par sa fonc-
tion d'éveilleur attaché à « dévoiler l'inconnu », qu'il étourdissait par
le fourmillement des idées et des courts-circuits fréquents dans leur
expression. Ses auditeurs étaient sous influence, tenus à la fois par la
séduction et les hautes exigences.
L'accueil des textes accompagne le développement de l'ethnogra-
phie et de l'ethnologie, puis de l'anthropologie lorsque Lévi-Strauss
établit la discipline en lui apportant la dénomination et la méthodolo-
gie américaines. Le nombre croissant des chercheurs, l'épreuve forma-
trice et discriminante du terrain (l'enquête directe), la diversification

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des enseignements spécialisés, tout cela fait naître un intérêt étendu


aux disciplines qui traitent des sociétés et civilisations de l'ailleurs.
D'autant plus que les circonstances historiques mettent cet intérêt en
résonnance avec l'événement, avec les décolonisations et les révolu-
tions tiers-mondistes. Sous cet effet, l'anthropologie se politise par
l'actuel – Mauss en a d'ailleurs donné l'exemple, malgré les mises en
garde de Durkheim convaincu par la nécessité de seulement incarner
la « figure sociale du savant ».
Les nouvelles générations d'anthropologues se divisent par la
concurrence ouverte des chercheurs, la rivalité des « chapelles » qui
engendre l'imitation du maître et la cléricalisation de son langage,
mais tous reconnaissent l'action fondatrice de Mauss. À plusieurs
reprises, j'ai voulu marquer ma préférence : « je me sens proche de lui,
engagé dans une situation intellectuelle qui était déjà celle de Diderot
au XVIIIe siècle, bien plus que de Rousseau. Chez Mauss, il y a une
façon de turbulence » 1.
La bibliographie est immense, de 1896 à 1948, cinquante-quatre
pages de références dans la biographie de Marcel Fournier. Il est vrai
que les comptes rendus, témoignages d'une culture internationale
construite à la plume, occupent une très large place. Mais l'abon-
dance se révèle progressivement après la disparition, en focalisant
d'abord l'attention sur un nombre limité de contributions : les essais
sur les techniques du corps, la technologie, la notion de personne et
surtout l'Essai sur le don de 1925. Ce texte fameux est celui qui, à la
fois, a une valeur sociologique générale et la capacité d'inspirer des
exploitations théoriques divergentes. Sous le premier aspect, il établit
la conception « du phénomène social total » où tout se trouve mis en
branle, où il est accédé au « concret qui est du complet ». Sous le
deuxième aspect, l'Essai sur le don sert à légitimer le structuralisme
par la lecture de Lévi-Strauss qui en valorise la structure logique : la
réciprocité, la relation obligatoire don/contre-don, alors qu'il peut
aussi justifier l'anthropologie dynamiste. Ce qui est en ce cas retenu,

1. Georges Balandier, Le Dépaysement contemporain, entretiens avec Noël Birman


et Claude Haroche, Paris, Puf, 2009.

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c'est l'injonction de connaître les choses sociales dans leur mouve-


ment, dans le vivant et non dans l'immobilité cadavérique. En bref,
les choses sociales telles qu'elles sont dans leur instabilité et leur
impureté.
Mauss provoque, il « se trouve peu fait pour la vie intellectuelle »,
alors qu'il en est l'un des acteurs par son enseignement et son pou-
voir de séduction, par ses écrits et leur influence, par ses engagements
et sa puissance de polémiste. Son affirmation provocatrice donne des
raisons à ses critiques, sa réalité par l'œuvre lui apporte les rebonds
de l'actualité : une nouvelle édition critique en neuf volumes se réalise
aux Presses Universitaires de France. Elle vient raviver le travail
d'érudition et les « lectures » de ses biographes 1.
Mauss a lié sa propre vie à la construction de l'ethnologie, et
involontairement de l'anthropologie, mais il n'a jamais eu de terrain.
Ses lectures, qui nourrissaient une vaste étonnante culture, et ses
engagements politiques en tenaient lieu. À l'inverse, l'anthropologue
américaine Margaret Mead, célèbre et très attachée à toutes les mani-
festations de sa célébrité, a eu les terrains pour passion. Elle a
recherché toutes les rencontres qui lui révélaient des « modes d'huma-
nité différents », elle faisait de l'exigence du concret – du terrain
d'enquête – la condition d'accès au métier d'anthropologue. Après
des séjours à Samoa, en Nouvelle-Guinée et à Bali qui sont, pour des
raisons différentes, à l'origine de sa célébrité, elle reste avec la même
exigence en position d'observation et d'intervention nouvelles.
Elle a été mariée à un anthropologue devenu américain, Gregory
Bateson, ils avaient alors en commun un même territoire de
recherche, la Nouvelle-Guinée, mais leurs différences s'y accentuent.
Celles-ci, en dehors des différences tenant au « tempérament », à l'his-
toire personnelle et à la formation intellectuelle initiale, opposent
deux conceptions de l'anthropologie. L'une (Mead) relève du « désir
de proximité », l'autre (Bateson) du « désir de distance ». La première
se soumet à l'impact du monde extérieur, mieux elle le désire et en
tire une exigence d'utilité : elle affirme sa croyance à la possibilité de

1. « Le neveu de Durkheim » (p. 166) ;

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« trouver des solutions » aux problèmes individuels et collectifs. Le


second se veut plus attentif à la traduction psychologique des confi-
gurations culturelles, ainsi qu'à leur pathologie comme le montre son
étude de « familles schizophrénogènes ». Progressivement, le scepti-
cisme règle sa conduite. Il s'éloigne des disciplines scientifiques trop
bien établies, progresse vers plus d'abstraction, vers la « recherche
pure ». Son nomadisme intellectuel lui est reproché, mais il tire de son
terrain ethnologique l'appréhension du social par les interactions et
les ruptures de système, de sa curiosité cybernétique une autre façon
de penser la communication, de son orientation vers la psychologie et
la psychiatrie, la découverte de la « double contrainte » (contradiction
entre formes de la logique). Bateson achève sa vie au sein de la
contre-culture californienne, encore athée, mais appelant à croire au
sacré.
Mary Catherine Bateson, fille de Margaret et Gregory, elle-même
anthropologue, a consacré un livre à ses parents et à leur pratique de
l'anthropologie « comme passion ». Elle évoque les scènes familiales
et leur entourage, elle révèle deux réalisations de l'anthropologie à
partir d'une même intention première. L'une exalte le terrain qui rap-
proche, l'autre l'ascèse intellectuelle conduisant à une connaissance
distanciée, l'une s'attache à la manifestation multiple des réalisations
de l'humain, l'autre à l'unification des disciplines qui s'efforcent à
connaître l'« homme général ».
Margaret Mead ouvre davantage l'accès aux pratiques de
l'anthropologie de terrain, aux façons d'accéder ainsi à un savoir
continuellement nouveau – comme elle le fit notamment afin de mani-
fester les façonnages culturels de la sexualité. Elle dit la nécessaire
adaptation à l'« impact du monde extérieur », l'intervention dans la
situation d'enquête pour y « être utile », l'attachement au concret,
aux détails pour éviter la simplification afin de mieux abstraire. Elle
exprime avec netteté son refus d'une anthropologie formelle, logi-
cienne, qui simule la conformité « aux modèles de laboratoire et véri-
fie des hypothèses d'école » 1.

1. « L'anthropologie comme passion » (p. 170).

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Le couple Mead/Bateson personnalise donc deux pôles de


l'anthropologie : celui qui s'attache à connaître la diversité des réali-
sations de l'humain (tous les hommes), celui qui cherche à connaître
ce qui est le propre de l'être humain (l'homme). Le terrain se situe
durant sa phase ethnographique du côté du premier pôle, l'élabora-
tion des résultats de l'enquête et de leurs implications théoriques rap-
proche du second. En France, durant la période de reconstruction de
l'ethnologie, puis d'apparition de l'anthropologie, le contraste est
moins apparent, sinon avec l'émergence de l'anthropologie structu-
rale de Lévi-Strauss qui occupe avec succès la seconde des deux posi-
tions. La première est occupée avec plus d'ambiguïté sous les aspects
du terrain unique privilégié, retenu afin de parvenir à une « connais-
sance profonde » par durée de l'enquête. Ce qui caractérise le travail
conduit par Griaule et son École chez les Dogons du Mali. L'étude se
consacre à la manifestation de la différence et de sa richesse, à la
singularité identitaire plus qu'à la quête multiple des manifestations
concrètes de la diversité culturelle et sociale, des réalisations de
l'humain.
La différence française tient pour beaucoup à l'influence de Mauss
et des durkheimiens sur les initiateurs, sur une première génération
d'ethnologues. Ce fut le cas de Bastide qui s'adresse à Mauss très tôt,
dès la publication de ses Éléments de sociologie religieuse, et évoque
alors son projet d'une thèse traitant des conditions sociales du mysti-
cisme. La relation entre eux fut peu développée en dépit de points de
ressemblance : même insatiables curiosité des textes, même ouverture
intellectuelle poussée par Bastide jusqu'à la pratique littéraire, même
ouverture des intérêts scientifiques notamment par l'attention accor-
dée aux phénomènes religieux et même engagement politique, même
attachement à l'actuel.
On l'a rappelé lors d'un colloque en Sorbonne qui portait sur la
personne et l'œuvre : Bastide est un « passeur ». Il jette des ponts entre
les durkheimiens et les webériens, entre les disciplines en traquant
partout le social jusque dans les rêves et la folie, entre les civilisations
dont il étudie les « entrecroisements », notamment durant des années
de séjour au Brésil. Il est ethnologue, il transmet et évalue la discipline

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par ses enseignements, mais sa singularité le porte à dénoncer la


« superstition du primitif », à relier le « proche » (en apparence
concédé à la sociologie) et le « lointain » (d'accès plus ethnologique
selon les conventions disciplinaires).
Le trajet de vie de Bastide a pu sembler trop prévisible : de la
philosophie aux sciences humaines, du lycée à l'université, à la Sor-
bonne et à l'École des hautes études. Ce conformisme faux et la
discrétion réelle de Bastide ont trompé quant aux risques pris – le
choix du « réjouissement de l'abîme ». Il participe car son ethnologie
l'implique. Son étude des religions afro-brésiliennes sous la forme de
l'une d'entre-elles, le candomblé, l'entraîne à la pratique du culte et à
la croyance vive qu'elle transmet. Elle le conduit jusqu'au Bénin où il
en étudie l'origine, les figures révérées, l'étonnante capacité de résis-
tance au passage des siècles, à la déportation esclavagiste, au moder-
nisme et à l'hyper modernité brésiliens. Membre d'un terreiro, d'un
groupe de fidèles de « Bahia de todos los Santos », il en respecte non
pas seulement les marques distinctives, dont un discret collier d'affi-
liation, mais aussi les interdits alimentaires. Il n'assiste pas au culte
en observateur-spectateur, il le pratique jusqu'à la limite du bascule-
ment dans la transe. Il en est accompagné jusqu'au moment ultime
où sa dépouille est éloignée, saluée par les battements des tambours
du candomblé.
Ce qui a intellectuellement passionné Bastide se situe sur deux
registres : la « rencontre » de civilisations et de groupes sociaux que
leurs différences opposent, la dynamique des modes de relation que
l'individu entretient avec des situations mettant à l'épreuve son adap-
tation, ses processus identitaires, ses défenses par l'imaginaire. Il en a
recherché l'expérience, les domaines d'application de son anthropolo-
gie le prouvent par la mystique, le sacré, la transe, la folie pour objets
d'étude. Bastide a reconnu avoir éprouvé la séduction des gouffres,
corrigée par une quête constante de « la rationalité de l'irrationnel ».
Il a révélé, par l'appui institutionnel qu'il lui a accordé, sa conni-
vence avec un anthropologue singulier établi aux frontières de la psy-
chanalyse, contrebandier des savoirs et ancien élève de Mauss :
Georges Devereux. Avec un itinéraire de vie qui se poursuit dans les

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grands tourments et les incertitudes identitaires. Devereux, juif hon-


grois devenu roumain après la chute des Empires centraux, exilé à
Paris et français d'attachement, puis américain après des recherches
effectuées dans les réserves indiennes, passe à travers ces péripéties en
quête de son introuvable identité. Il change de nom et de religion en
devenant chrétien, il a la hantise du suicide.
Devereux, par son parcours agité, montre à quel degré le vécu
biographique s'insinue dans le choix d'une discipline scientifique et
dans la façon dont elle est pratiquée. Toute recherche porte en elle
des inscriptions autobiographiques. Devereux reconnaît ne pouvoir
travailler qu'en « affinité ». Il préfère les cultures du rêve et de l'ima-
ginaire aux cultures trop « ritualistes ». Ce qui le lie aux Indiens des
plaines américaines, de qui il dit avoir tiré « le meilleur de lui-
même ». Il traduit son affinité en aide psychothérapique, ce qu'il sait
par science doit être une partie du remède pour des maux personnels
et sociaux. Il suit Bastide en pratiquant, selon sa propre expérience,
une possible anthropologie appliquée.
Son livre consacré à la « psychothérapie d'un Indien des plaines »
le révèle sans ambiguïté. Il ne s'attache pas à une culpabilité qui n'est
pas la sienne envers les peuples indiens décimés. En empathie, il se sent
proche de ces gens qui souffrent du choc de leurs défaites. Il veut les
mieux connaître pour les aider à remédier à leurs souffrances subjec-
tives. Il le fait et opère un glissement de l'ethnologie de terrain vers
l'ethnopsychiatrie, qui différencie les maladies mentales selon les
cultures au sein desquelles elles naissent. De fait selon Devereux,
l'anthropologie doit élargir son champ d'intervention, viser à être une
« science théorique de l'action humaine » 1.
L'anthropologie française a une référence originelle : Mauss,
l'anthropologie anglaise actuelle fait surgir les figures dominantes de
la confrontation des Écoles et des universités où elles se situent.
Oxford avec son institut d'anthropologie et son Collège de l'excel-
lence, All Souls, porte l'image d'Evans-Pritchard. Cambridge par

1. « Bastide et Devereux, frontaliers des savoirs » (p. 174), et aussi « Le neveu de


Durkheim » (p. 166).

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contre a plusieurs figures de référence, tournantes en quelque sorte :


Fortes, Leach malgré son « choix de l'hérésie », Goody à la curiosité
très ouverte. Manchester où l'engagement politique entraîne une
anthropologie plus critique sous l'impulsion de Gluckman. Tous ont
des parcours singuliers, mais le passage par l'enseignement de Mali-
nowski les conduit à l'anthropologie exercée sur un terrain qui les
qualifie.
Parmi eux, Jack Goody qui se « confesse » dans des entretiens
récents. Il découvre la force de sa différence : homme en mouvement
constant, à la curiosité continûment en éveil et anticonformiste par
passion. La mobilité donc avec un ancrage régulièrement retrouvé :
celui des initiations chez les LoDagaba du Ghana. Sa fidélité n'est pas
un enfermement, il refuse la clôture qui isole, qui engendre les spécia-
listes ou les érudits minuscules. Il parcourt le monde pour multiplier
les observations et mieux fonder ses comparaisons. Il se nourrit avec
avidité de nombreuses lectures, une passion d'encyclopédiste qui le
rapproche de Mauss et de Bastide. Elle enrichit l'œuvre, elle entretient
la diversité de ses objets : la parenté et la famille, l'oralité et l'écriture,
le mythe et les rites, le féodalisme et l'État, et avec une attention égale
la cuisine ou la culture des fleurs. Cette large curiosité ouvre sur de
nombreux apports, elle décloisonne, elle situe l'anthropologie non
pas seulement en voisinage avec la sociologie mais aussi avec la litté-
rature, la linguistique, les sciences cognitives. Le métier d'anthropo-
logue se fait sur le terrain sans insistance professionnelle marquée,
il n'est pas encore une techno-activité à faible exigence de culture
personnelle.
Goody se situe au bon niveau lorsqu'il étudie les relations de l'ora-
lité et de l'écriture, leur interface et le passage de l'une à l'autre. Il ne
réduit pas les effets du passage à l'écriture, la révolution qu'il produit
en modifiant les moyens de la communication et la « technologie de
l'intellect », les rapports sociaux et finalement les changements affec-
tant la culture. La réalité est appréhendée tout autrement, elle en est
plus abstraite et se révèle propice à l'accélération du « mouvement
vers la science ». Goody considère surtout la coexistence des deux
traditions, les usages du discours et de l'écriture auxquels l'individu

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moderne est astreint, avec cette préoccupation il recourt aux enseigne-


ments tirés de son expérience d'anthropologue africaniste, de sa
culture aussi. Il différencie les rapprochements en commençant par
confronter la littérature de la Grèce, au temps d'Homère, aux littéra-
tures africaines contemporaines. Il montre non pas seulement com-
ment l'oralité et l'écriture interagissent, mais aussi les modifications
de la mémorisation, de la transmission, et l'inégalité de classe que le
langage introduit à partir du moment de l'écriture.
Dans sa « confession » Goody précise l'ambition de son projet :
« jeter des ponts entre l'anthropologie et l'histoire ou les études
contemporaines ». La méthode et la théorie en résultent. Elles
conduisent à saisir les phénomènes sociaux dans leur devenir, en
considérant la complexité des relations qui les impliquent, la mobilité
de leurs significations. Ce qui requiert la présence et le temps, le ter-
rain, la durée ou la reprise de l'enquête, et l'identification-utilisation
des situations les plus révélatrices. La méthode donc, mais non
comme substitut à la pensée créatrice. Goody sait qu'il faut lui accor-
der de la liberté, il préconise une « ethnologie personnelle » poussée
jusqu'à une démarche « relativement chaotique ».
Cette liberté, il l'utilise dans l'interprétation du mythe fondateur
des LoDagaba, récitation enregistrée, consignée, interprétée à plu-
sieurs reprises. Il en refuse une lecture fixiste, la commodité du forma-
lisme. Il montre le mythe comme une production continue qui
s'effectue par « adaptations créatives ». Il laisse libre cours à sa verve
critique, il s'attaque aux travaux qui rapiècent des fragments de
mythologies en les chargeant d'« intuitions personnelles ». Il pousse sa
verve jusqu'à la déconstruction des anthropologies établies – britan-
niques, américaines et françaises – mal dégagées du « monothéisme
structuraliste ». Il répète ce qui est devenu un choix obsessionnel :
« considérer les événements de notre temps dans la perspective cri-
tique élargie » 1.
Le rite met le mythe en action avec sa forte charge de symbo-
lisme. Il n'est pas expulsable, même des sociétés contemporaines les

1. « À fleur de mots » (p. 179) et « L'anthropologue confessé » (p. 176).

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Naissance sociologique de l'anthropologie

plus technicisées. Il accompagne toujours les pratiques religieuses, les


fêtes et les célébrations, il se maintient dans l'espace privé. Ce peut
être la réponse à un sentiment de manque dans la modernité, à la
fascination qu'exerce toujours la puissance rituelle. On en éprouve le
besoin, tout en s'interrogeant sur cette efficacité restée indépendante
des machines intelligentes et de l'économisme triomphant.
Un anthropologue a plus que d'autres exploré l'univers des rites,
Victor Turner. Il est anglais, formé en anthropologie à Londres et
Manchester, sur le terrain en Zambie chez les Ndembu dont il détecte
les contradictions et tensions de la société, les « drames sociaux ».
Cette recherche le mène à la connaissance de l'opposition entre struc-
ture (l'institué) et « communitas » (l'expérience des limites et du rêve),
celle-ci « surgit là où la structure n'est pas ». L'interprétation du rite
prend place dans une telle configuration.
Turner observe le rite en acte avant de définir ce qui l'identifie. La
pratique rituelle engage la « personne entière » et au-delà met en
branle la société et la culture en leur entier, et plus au-delà encore la
nature capable de retournements néfastes. Le rite, facteur d'« ordre et
d'autorité », intervient sur les scènes sociales où le danger, la vio-
lence, la crainte de transgresser et l'affliction restent des acteurs du
« drame ». La corrélation s'exprime en une façon de loi : « À une
grande multiplicité de situations conflictuelles correspond une grande
fréquence de cérémonies rituelles ». Le langage du conflit et de la
culpabilité connaît ainsi sa plus grande extension.
Ensuite, le contenu du mythe est identifié : il s'exprime par le tru-
chement des symboles, il ouvre l'accès à des « mystères », il est une
liturgie d'ordre au service de la vie sociale et individuelle. Mais Turner
est aussi fasciné par l'inverse, les rites d'inversion qui subvertissent
l'ordre établi, accentuent les ruptures dans une première période puis
répondent au désir d'ordre qu'ils ont revigoré ensuite. Durant la tran-
sition, le vécu immédiat dans le désordre l'emporte sur la soumission
aux codes, aux règles, aux obligations de l'existence ordinaire 1.
La valorisation de l'excès, de la rupture des limites se retrouve

1. « Le rite et la fête selon Turner » (p. 184).

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Du social par temps incertain

également dans les travaux des historiens. Ce que fait l'italien Piero
Camporesi qui explore l'« anthropologie nouvelle » née au lendemain
de la Renaissance. Ses essais associés composent « une anthropologie
et une théologie baroques ». La provocation du baroque reparaît ainsi
avec ses connotations d'excès, de mélange, d'étrangeté qui le fait voir
comme un paroxysme du bizarre. Il se situe dans une période de tran-
sition, entre un classicisme en déclin et un néoclassicisme exubérant
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C'est un temps des mélanges,
pour les arts où il caractérise une nouvelle esthétique, pour les visions
contraires du monde, de l'homme, de la vie où certains ont reconnu
une manifestation de la conscience inquiète.
Camporesi évoque « le vent de l'ivresse anatomique » sous lequel
pousse l'« atroce désir de savoir ». Il fait interroger avec passion – plus
qu'avec les moyens de la science naissante – le corps de l'homme. Il
fait pénétrer dans des zones interdites afin d'y observer le « second
univers » : la curiosité anatomique devient une découverte, une explo-
ration stupéfiante et spectaculaire, celle de la nature et de ses secrets.
L'anatomie et l'autopsie fournissent des références mentales ou cultu-
relles, elles engendrent nombre d'analogies, de métaphores, d'images,
elles alimentent de multiples jeux de correspondances. Ceux-ci lient le
symbolique au réel, le figuratif au poétique et à l'érotique. Mais une
anatomie négative s'oppose à l'autre, le corps objet d'émerveillement
est alors associé à l'immonde et à la fange. De même, dans l'anthropo-
logie baroque des aliments et de la cuisine, où les nourritures sont
définies par opposition – le fromage « maudit » opposé au lait, liquide
nourricier primordial –, par accords et désaccords. Dans les deux cas,
une frontière est tracée entre la civilisation et la barbarie, elle révèle en
même temps une « bivalence primordiale » établie entre l'humanité et
la bestialité, entre le pur et l'immonde, entre le haut et le bas.
Camporesi montre que le baroque introduit au même moment
que le nouvel art des villes et jardins une véritable « théologie végé-
tale ». Il constate que le fruit, comme la pomme de l'Eden primitif, est
un condensé d'ambivalence. L'imaginaire de la faute et de la mort,
ces obsessions de la conscience baroque, efface leur succulence par la
putrescence, les fruits se dégradent ainsi en « nourritures macabres ».

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Naissance sociologique de l'anthropologie

C'est l'imaginaire débridé qui engendre des élaborations foison-


nantes, exaspérées par une période où s'accomplissent des grandes
transformations.
L'anthropologie baroque ressemble à celle des modernités succes-
sives, elle interroge des souterrains de la culture pour en recevoir le
sens d'un devenir caché. Elle élabore et accumule des formes cultu-
relles de transition plus audacieuses, déconcertantes. Elle résulte des
tensions entre ordre et désordre, entre émerveillement et angoisse,
entre incertitude et attachement maintenu à des certitudes rafis-
tolées 1.
Après la chute des dominations coloniales, l'autre grande transi-
tion du siècle dernier, après les guerres de libération et les conflits
tiers-mondistes, la pratique anthropologique classique apparaît vite
éprouvée, durablement. L'accès au terrain de recherche naguère
ouvert par l'autorité coloniale est l'objet d'interrogations. Le nouveau
pouvoir peut radicaliser le refus, ne pas consentir à l'« anthropologi-
sation » des gens et de lui-même, il demande des experts en dévelop-
pement modernisant plus que des anthropologues « comme avant ».
Les nouvelles générations et leurs intellectuels dénoncent la compro-
mission des anthropologues durant la situation coloniale, fournis-
seurs d'une information savante du système de domination sauf pour
une minorité engagée, qui a pris le risque de la solidarité libératrice.
Péché originel qui discrédite la discipline venue « du dehors domina-
teur » et dont on se libère par réappropriation du regard porté sur les
cultures et les sociétés africaines. Le savoir sur l'Afrique s'ouvre alors
à une tout autre concurrence propriétaire.
L'incertitude des anthropologues a des effets contraires. Les uns
produisent une science sociale partagée avec des chercheurs natio-
naux qui se multiplient, qui pratiquent des alliances à la fois locales
et contractées entre institutions nationales. Les autres se replient sur
des terrains, des thématiques de substitution, sur le « chez-eux » : ils
contribuent au décloisonnement de la sociologie, à une certaine
« anthropologisation » des sciences sociales. D'autres encore actua-

1. « La provocation du baroque » (p. 187).

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Du social par temps incertain

lisent l'anthropologie par une focalisation sur l'événement. La mon-


dialisation révélant le besoin de connaissances disponibles sur les
peuples de l'Outre-Occident, les anthropologues sont sollicités ; ils
deviennent informateurs et commentateurs. De plus, une littérature
mondialisée, partagée elle aussi, se réalise en manifestant certains
aspects ignorés : les mots dénoncent toutes les dominations.
Dans une configuration aussi mouvante l'anthropologie classique
se désacralise en tant que science de la diversité, de l'apprentissage
des autres réalisations de l'humanité. Des anthropologues pratiquent
eux-mêmes l'auto-ironie, ils se moquent de leurs épreuves sur le ter-
rain, des duperies et railleries qui les visent à leur insu. Ce que fait l'un
deux, Nigel Barley du British Museum, en publiant les résultats d'une
recherche alors conduite chez les Dawayo du Cameroun, gens réputés
« sauvages et rétifs ». Il saisit très vite comment ceux-ci le voient au
premier abord : un « imbécile sans malice », maladroit jusqu'à l'obs-
cénité involontaire durant son apprentissage de la langue, utilisable
par une capacité à dispenser quelques avantages et du prestige. Il reste
sur ses gardes, ne veut pas céder à la « bigoterie » de l'anthropologue
qui fait croyance de ce qu'on lui dit. Il sait qu'il est un observateur
observé avec curiosité et ironie. Il apprend qu'il lui faut donner beau-
coup de temps au temps, une année avant d'être véritablement
accepté, avant de pratiquer la langue avec plus d'aisance, d'être
accordé aux rythmes sociaux et d'entrer dans des rapports d'échange
et de convivialité. Alors la confidence et l'amitié qui en naissent
deviennent possibles, l'anthropologue n'est plus vu comme celui qui
« gobe tout ». Il se transforme en défenseur contre les effets des pré-
jugés de bureaucrates locaux, en avocat des Dawayo engagés dans
une lutte continue contre l'hostilité de l'environnement et leurs peurs.
Quelques années plus tard, Nigel Barley poursuit sa recherche en
Indonésie, aux Célèbes (Sulawesi), après le désamour de l'Afrique, des
« sociétés exotiques » trop pourvoyeuses de « structures à trouver »
(allusion ironique au structuralisme) et moins de « gens à rencontrer »
(allusion à un manque de personnalités assez remarquables). Son
voyage, son séjour indonésien sont d'abord pauvres en ces rencontres
désirées, ensuite incertains quant au vrai passage de la « frontière

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Naissance sociologique de l'anthropologie

ethnologique ». Ses premiers contacts, au long d'un trajet « irréel et


cauchemardesque » et à l'arrivée, sont révélateurs d'un univers abâ-
tardi, un « no man's land d'Est et d'Ouest ». Avant de parvenir à son
terrain, il ne rencontre guère qu'un mélange de gens dissuasif, non pas
seulement des bureaucrates et des importants peu crédibles, mais sur-
tout des touristes qui veulent tout voir et savoir vite. Il est impatient
d'être sur le nouveau terrain ethnologique, chez les Torajas, gens de la
montagne, anciens guerriers et connus pour leurs mannequins funé-
raires en bois. Il y accède, s'établit, non sans avoir été manipulé,
déconcerté et déconcertant. Il rencontre un Toraja, informaticien
formé au MIT, rentré au village pour réinterpréter le rituel consacré à
l'habillage des morts récents, une femme embourgeoisée en Hollande
venue honorer ses morts en exhibant son manteau de fourrure durant
la cérémonie, et un lycéen intermittent, riziculteur par nécessité fami-
liale, converti en guide et assistant.
C'est par lui que Barley rencontre le grand-père, gardien des tradi-
tions et sculpteur, véritable héros du récit ethnologique. L'anthropo-
logue découvre que la tradition se transmet en maintenant une
distance critique. Les pratiques conformes sont respectées et adaptées
à la fois. Les mythes, les paroles du sacré, les rites laissent une ouver-
ture à d'autres justifications des décisions et des actions, toujours. Le
traditionnel sait aussi faire usage de la modernité en s'y accordant : le
christianisme de façade reçoit le complément nécessaire (voire essen-
tiel) de la religion ancienne, et le tourisme lui-même apporte des res-
sources financières propices à toutes les inflations rituelles.
L'art de construire et de sculpter des artisans torajas fascine
l'anthropologue, avec une conséquence déconcertante. Barley, au
moment de son retour en Angleterre, organise l'établissement, au Bri-
tish Museum, d'une petite équipe de sculpteurs torajas chargée d'y
construire et sculpter un grand grenier à riz. L'entreprise demande
deux ans et cinq voyages. Plus encore que l'esthétique raffinée ce qui
étonne les Londoniens, c'est la capacité d'adaptation des artisans
torajas à la vie quotidienne d'une mégalopole étrangère. Par l'obser-
vation de leur environnement, la justesse maline de leurs réflexions, ils
inventent une façon d'ethnologie inversée. Ceux qui viennent les voir

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Du social par temps incertain

subissent leurs moqueries, elles les conduisent à une réflexion sur des
défaillances de leur monde habituel.
Nigel Barley conclut ainsi des libres notations sur la pratique de
l'anthropologie où la part du hasard et de l'implication personnelle
est grande, où se succèdent des séquences heureuses et des phases
cauchemardesques. Il dit son choix : privilégier les rencontres avec des
« personnes » avant d'être préoccupé de généralisations, d'originalité
théoricienne 1.

1. « Ailleurs, loin de la modernité » (p. 191) et « L'anthropologie comme gai savoir »


(p. 195).
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Classiques, moins classiques

L es nouveaux terrains ethnologiques ou ethnologisés conti-


nuent à piéger, des thèmes classiques reviennent par contre sous des
habillages plus neufs, par provocation de l'actuel. L'un d'eux,
confrontation de la « nature et de la culture », s'actualise sous la
pression des obligations écologiques, des mouvements de lutte
contre la pollution et la dégradation des conditions naturelles de
toute existence. L'écologie théorique, celle dont Dominique Bourg a
été un initiateur, examine d'abord la nature dans tous ses états. La
constatation est un commencement, mais les politiques et les idéo-
logues s'en emparent, elle est alors livrée aux émotions et aux pas-
sions. La polémique donne forme à des oppositions tranchées.
D'une part, des sociétés conquérantes centrées sur la puissance
transformatrice, que le mouvement d'expansion technique accéléré
et l'économisme ascendant rendent « agressives » envers la nature.
D'autre part, des sociétés issues de traditions contraires, capables
d'avoir avec celle-ci une connivence et des relations mieux accor-
dées : l'hindouisme les dit sociétés de l'« homme en nature ». La
bipartition est trompeuse, une simple commodité rhétorique. Elle
illusionne sur le maintien des systèmes culturels dans leur ordre, elle
a ignoré la séduction imitative des instruments de la puissance conti-
nûment produits par l'hypermodernité, là où la dénaturation se vit
comme « destin ».
Dominique Bourg intervient d'abord en sa qualité de philosophe,
ensuite en sa fonction d'écologiste politique. Il dit : toutes nos repré-
sentations de la nature sont marquées par un anthropocentrisme

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Du social par temps incertain

incontournable ; notre capacité à agir sur la nature nous en sépare


tout en la constituant source des valeurs. Il affirme le « droit à dispo-
ser d'une terre pleinement habitable », ce qui oblige à définir « moins
des droits de la nature que des droits pour la nature ». Sa conclusion
politique est radicale, le changement profond de nos relations avec la
nature impose une « réorganisation profonde de nos sociétés ».
La question politique est posée, la réponse reste en forme de défi.
D'autres réponses se proposent. Les unes, comme le fait l'anthropo-
logue Mary Douglas, promeuvent un « ascétisme écologique » ou
une extension de la responsabilité incluant tous les être naturels. Les
autres attendent toute solution issue d'un savoir expert, pourtant
trop peu informé et trop placé sous l'effet de l'urgence et de l'entrave
des intérêts opposés. D'autres encore trouvent dans l'écologisme une
foi ou une idéologie de substitution. L'issue passe nécessairement par
le politique quel que soit l'accès 1.
Nature et culture se révèlent sous une forme plus poétique, plus
nostalgique aussi, lorsque l'imaginaire définit leurs territoires. La
tradition a tracé, partout et pour une très longue durée, une frontière
qui sépare l'espace civilisé par les hommes de l'espace abandonné à
la nature sauvage. C'est le partage en opposition entre ce qui consti-
tue la Cité et ce qui s'étend hors les murs. C'est un partage fragile et
ambigu comme si chacun de ces univers voulait reprendre à l'autre ce
qu'il lui a concédé.
Robert Harrison, historien de la culture, part du plus lointain des
horizons historiques : lorsque les forêts étaient là d'abord, là où une
mémoire de l'imaginaire culturel s'est construite sous le couvert fores-
tier. L'Occident défricheur a bâti ses civilisations successives – les
institutions, la religion et le droit, la famille et la Cité où la pensée
s'établit – aux dépens de la nature primaire. Dès l'Antiquité, la civili-
sation occidentale se définit en opposition aux forêts, dans un rapport
à la nature « instauré comme un traumatisme » qui donne naissance
aux premiers mythes. Du Moyen Âge à la Renaissance le recul des
forêts s'accélère : elles deviennent davantage un extérieur, « un en-

1. « La nature dans tous ses états » (p. 198).

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Classiques, moins classiques

deçà ou un au-delà de l'humanité ». La possession du monde s'ensui-


vra sur des chemins ouverts par Descartes, jusqu'à l'actuelle technici-
sation généralisée qui s'accomplit en mondialisation.
Harrison le montre, la forêt perdue ressurgit périodiquement de
l'imaginaire par la culture populaire et par le regain des symbolismes.
Elle reparaît pour signifier que cette « frontière d'extériorité » ne peut
disparaître sans angoisser. Harrison conclut sur ce thème : l'homme
ne se réside pas dans la nature, mais dans « sa relation à la nature » 1.
Le second thème concerne la temporalité et le mouvement histo-
rique, l'anthropologie enseignée a commencé par les nier toutes deux
en s'enfermant dans un primitivisme de sa façon. La société et la civili-
sation dites « primitives » sont vues établies dans une façon d'éternel
présent, dans le temps de la répétition, de la réitération, non pas dans
le temps linéaire du changement. Le mythe fondateur et les rites
seraient les moyens d'un présent sans fin et donc sans bifurcations ni
ruptures, la transmission s'effectuerait par la tradition maintenue et
conservatrice. La conséquence logique est la négation de l'historicité,
les sociétés estimées primitives – on les dira « premières » plus tard –
sont postulées sans Histoire, sinon sans histoires ou drames sociaux.
Ce manque affirmé est central, les autres manques s'ensuivent, ce sont
des sociétés du « sans » selon ma propre formule critique : sans his-
toire, sans monothéisme révélé, sans technologie cumulative, sans
séparation du politique, etc.
Sociétés du manque, sociétés du « sans », elles sont aussi la figure
inversée des sociétés développées et génératrices des modernités
dominatrices. La situation coloniale a été le terrain sur lequel une
anthropologie et une histoire défaillantes et idéologisées ont bâti le
primitivisme. Le raisonnement anthropologique a perdu de vue les
exigences de son devenir scientifique, il a permis que se développe
une anthropologie de connivence avec les dominants, quels qu'ils
soient. L'effet politique n'a pas disparu, un ancien président français
affirmait alors que le malheur africain avait pour cause le non-accès
à l'Histoire de tous les peuples du continent.

1. « L'imaginaire hors les murs » (p. 202).

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Du social par temps incertain

Les effets différés ont longtemps faussé l'interprétation anthropo-


logique. L'opposition des « primitifs » aux « civilisés » s'est déplacée :
à la cohésion des systèmes sociaux « traditionnels » s'opposent les
désajustements et l'instabilité continue des « sociétés de modernité ».
À la permanence des premiers est opposée une lecture linéaire de
l'évolution et du développement historique. C'est la théorie des
étapes, un seul sens du parcours à réaliser laisse les premiers très en
arrière alors que les sociétés « développées » accélèrent leur avancée.
Domination des uns et dépendance des autres, tel se présente l'enjeu
du parcours imposé et inégalitaire.
L'anthropologue Nicholas Thomas, spécialiste des sociétés de la
Polynésie orientale, entreprend de s'attaquer aux maux qui faussent le
discours anthropologique. Selon lui, tout découle jusqu'à provoquer
l'aveuglement des chercheurs du refus de la temporalité – de la mise
« hors du temps », dit-il –, et plus précisément « hors du temps confus
des événements et des ingérences », coloniales notamment. Une faute
donc, par laquelle naissent des « erreurs théoriques et des contresens
sur les faits ». Rien, ni personne parmi les stars de la discipline,
n'échappe à une verve polémique ravageuse. Aussi bien les monogra-
phies sans dates que les études qui masquent la carence par un supplé-
ment sommaire concédé aux « changements », que les recherches de
l'anthropologie néo-marxiste qui ravive un évolutionnisme des stades
et des étapes, l'idée d'un parcours unique auquel toute formation
sociale est astreinte.
Comment comprendre la « persistance d'idées discréditées » ? Par
un retour au commencement, par la définition même de l'objet qui
fonde l'anthropologie, par sa confrontation avec la différence mul-
tiple des sociétés humaines et son traitement d'orientation scienti-
fique. Soit la recherche des racines de la différence dans le système des
symbolisations et des représentations collectives, soit le dépassement
de la différence par la recherche de lois fonctionnelles, ou de formes
structurales, qui permettent de généraliser en réduisant par la logique
la grande diversité des sociétés anthropologisées. Nicholas Thomas
propose, au-delà de cette critique des origines, une « reconstruction »
de la discipline. Il dénonce l'arrogance des professionnels qui leur fait

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Classiques, moins classiques

négliger les travaux « préscientifiques », et surtout les témoignages,


documents, descriptions ayant une origine discréditée – tout cela qui
relèverait des subaltern studies aujourd'hui. D'autant plus qu'est
dénoncée dans le même mouvement la pratique anthropologique de
recours à des informateurs privilégiés, la sélection des données pro-
pices à la théorie choisie et non indemnes de parti pris. En conclusion,
les descriptions des spécialistes doivent être « questionnées ». Après
avoir lu Mauss, peut-on ajouter 1.
La confrontation à l'anthropologie établie requiert des personnali-
tés singulières, peu soucieuses de s'attacher au conformisme discipli-
naire récompensé. Singulières par leur ouverture sur plusieurs
disciplines, par leur pratique exercée sur des terrains contrastés, par
l'exigence intellectuelle que fortifie le commerce entretenu avec les
philosophes. L'Italien De Martino était l'une d'entre elles, y compris
par une reconnaissance universitaire tardive à la fin de sa vie. Il n'était
ni facilement classable ni docile, on lui fit payer son peu de complai-
sance. C'était une personnalité pluridisciplinaire : historien des reli-
gions, philosophe formé par Benedetto Croce et sous l'influence de
l'idéalisme néo-hégélien, puis de l'historicisme italien qui le rapproche
de Gramsci, ethnologue de terrain et folkloriste, ouvert à l'utilisation
de la psychologie et de la psychopathologie, on lui a reproché de
céder aux facilités de l'éclectisme. C'est Gramsci qui l'incite à l'étude
des sociétés paysannes de l'Italie la plus démunie, celles du Midi
pauvre séparé, coupé de la culture dominante et de la modernisation.
Il en naîtra le plus célèbre de ses ouvrages – La Terre du remords –,
qui interprète ce qui subsiste d'un culte de possession né au Moyen
Âge, associé à la tarentule, encore connu et pratiqué sous le nom de
tarentisme.
De Martino traite de l'anthropologie en traitant de sa propre
méthode de recherche. Il considère par préférence ce qui continue
à perturber le sens commun, notamment « la polémique anti-
magique ». Sa méthode ne dissocie le comparatisme anthropologique
ni de l'histoire, permettant d'accéder à la genèse des configurations

1. « Un anthropologue à la recherche du temps perdu » (p. 206).

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Du social par temps incertain

culturelles, ni de la psychologie qui donne accès à l'enracinement sub-


jectif des faits étudiés. Tout en affirmant une position radicalement
laïque, il souligne la nécessité de ne pas soustraire à la juridiction de la
raison l'intérêt porté à la magie, au mythe et à la religion. Il suggère
une théorie des deux univers contemporains : « À côté des techniques
scientifiques, nous donnons encore une valeur immédiate au domaine
des techniques mythico-rituelles ». Pour ce second domaine, il montre
et démontre par ses propres travaux qu'il convient de le traiter comme
un phénomène culturel total, de le considérer en tant que réponse aux
crises individuelles et collectives. Celle-ci répond par la compensation
aux « crises de la présence » (au monde, à la société, à l'histoire immé-
diate), à l'affrontement avec la « puissance du négatif » et à la capacité
d'affronter les situations insupportables.
L'étude du « tarentisme » conduite dans les Pouilles, en milieu
paysan pauvre et continuellement perturbé, ajoute à la connaissance
de la possession qui livre au désordre de l'esprit et du corps. Le
« remède » ne relève pas de la compétence médicale, mais de l'analyse
culturelle, il doit avoir un effet total car la transe initiale met en jeu
la maladie, le malheur, le mal, le remords et les relations symboliques
qui socialisent. La catharsis tarentiste ne s'effectue qu'en conjuguant
la parole, la musique, la danse, la puissance positive des couleurs. La
« terre du remords » est celle de la misère et du mal social récurrents,
mais elle ne s'attache pas seulement aux terres de la détresse, elle est
de partout où s'étend « l'ombre du mauvais passé » 1.
Le plaidoyer des nouveaux anthropologues pour un recours à
l'histoire révèle plus que le métissage des civilisations, plus que les
effets en retour du mauvais passé. Celui des tragédies et non pas
seulement le passé des incompréhensions désastreuses : des peuples et
des civilisations sombrent dans le sillage des Découvertes, des dépor-
tations massives animent l'économie servile de nations alors domi-
nantes, devenues les bénéficiaires du monde de la plantation, des
colonisations successives tirent profit du grand refaçonnage
des mondes d'ailleurs où s'abîment les cultures indigènes et la liberté

1. « Ernesto De Martino, un décrypteur de crises » (p. 209).

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Classiques, moins classiques

des peuples d'être eux-mêmes. Mais il est des moments où l'histoire


(minuscule) devient l'Histoire (majuscule), où le malentendu et l'inci-
dent deviennent événement historique. Ce sont des tournants qui ont
la fonction de révélateurs, ils font apparaître tout ce qui a été mis en
jeu par le petit drame initial. L'anthropologue sur le terrain peut
y voir une mise à l'épreuve récusant ses « lectures » lorsque celui-ci
survient.
Ce que révèle Marshall Sahlins, spécialiste des cultures et sociétés
du Pacifique, analysant les péripéties du rendez-vous fatal de Cook
avec les Polynésiens. D'une part le récit : du débarquement aux îles
Hawaï jusqu'au meurtre exécuté par un jeune notable guerrier,
transformé en sacrifice par l'exigence populaire. D'autre part,
l'exploitation de l'« aventure » par la théorie anthropologique. Sah-
lins distingue les trois partenaires engagés dans l'accueil triomphal
de l'arrivée. L'équipage séduit par la découverte des îles heureuses,
notamment des femmes, des marins qui jouissent de la jouissance.
Puis Cook et les Polynésiens par qui tout commence dans l'incom-
munication culturelle et le malentendu. Le mythe donne un sens à
l'événement et une identité au capitaine lorsqu'il apparaît avec son
équipage et ses équipages. Cook est celui qui vient d'ailleurs, des
contrées invisibles, pays des divinités souveraines et des anciens rois.
Il est assimilé à Lono, « dieu-année », dieu du renouveau et adoré en
cette qualité jusqu'au moment où son rôle dans l'expansion commer-
ciale britannique le disqualifie. Un simple incident – le vol d'une
chaloupe – engendre le processus dramatique, un meurtre, qui se
transforme en sacrifice sous la pression du peuple. Ce sacrifice opère
le retournement, il « intronise [Cook] comme divin prédécesseur des
chefs suprêmes hawaïens ».
Sahlins tire de cette aventure tragique des enseignements qui
expriment sa conception de l'anthropologie. Il restitue l'histoire aux
peuples du Pacifique. Il montre comment l'imprévisible et l'inattendu
absolus, dotés de sens par le mythe, peuvent prendre forme d'événe-
ment et engendrer l'action de portée historique. Il ouvre la critique du
structuralisme qui décrète antinomiques « l'histoire et la structure ».
Il redonne la vie à celle-ci : les structures portent en elles la contradic-

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Du social par temps incertain

tion, le mouvement des relations les constituant, elles s'adaptent


continûment aux situations et aux conjonctures. Il y a donc du jeu, et
en conséquence de l'histoire, avec des modes d'historicité différents
selon les cultures. L'Histoire devient ainsi plurielle 1.
L'histoire des vies, leur mise en récits, peut-elle contribuer à une
réappropriation de l'histoire par ceux qui en sont les acteurs, peut-elle
contribuer au passage du regard extérieur (celui de l'anthropologue)
au regard intérieur (celui de l'acteur) ? L'oralité renforçait la supréma-
tie du premier de ces deux regards, l'anthropologue organisait et
transmettait ce qu'il avait reçu de ses informations et des traditio-
nistes. C'est le passage à l'écriture, rendu possible par l'alphabétisa-
tion, qui fait paraître des autobiographies indigènes, qui engendre
ensuite les « littératures du monde ». Alors, des spécialistes littéraires
se consacrent à l'étude de ces récits où se révèle la manière dont les
gens d'ailleurs « ont parlé de leur vie ». C'est ce que David Brumble,
d'abord spécialiste de la littérature anglaise, a entrepris en s'attachant
au décryptage d'autobiographies d'Indiens américains. Près de six
cents biographies sont analysées dans un livre où la critique textuelle
se transforme en critique anthropologique : un univers entier se
découvre autrement, celui des civilisations amérindiennes ravagées et
de la plainte par les mots, où se défait une épopée américaine de la
conquête de l'Ouest.
Des paroles indiennes sont recueillies, des histoires de vies,
d'abord à l'initiative d'amateurs engagés dans la réhabilitation de la
mémoire indienne, ensuite à la demande d'anthropologues et socio-
logues professionnels. Ceux-ci commencent par être des co-auteurs
suspects. David Brumble les dénonce, il montre le dessous des cartes.
Des chercheurs-commanditaires orientent des informations provo-
quées selon le besoin de leur propre recherche. L'autobiographie
écrite l'est selon notre conception du récit autobiographique et selon
notre façon d'en concevoir le mouvement narratif ; alors, la linéarité
temporelle contredit la temporalité indienne discontinue ; il en résulte

1. « La dernière aventure du capitaine Cook » (p. 213).

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Classiques, moins classiques

non pas une histoire mais des histoires distinctes toutes placées sous
le régime du moment de l'écriture.
L'attaque principale porte sur le récit célébré d'un indien hopi,
Don Talayesva, amérindien mais à double appartenance culturelle.
Le livre intitulé Soleil hopi est de fait une œuvre conjointe, écrite à la
demande et avec la collaboration d'un socio-anthropologue, Léo
Simmons. La critique directe et indirecte porte sur la démarche elle-
même. Elle conteste directement la sélection des matériaux et l'impli-
cation du narrateur extérieur par son exigence d'une écriture « sub-
jective ». Elle dénonce indirectement l'ambiguïté du texte : d'une part
il se veut révélateur de la pensée et des croyances indiennes, d'autre
part il se présente comme un écrit déjà scientifique dans ses apports
modernes d'esprit anthropologique.
Les anthropologues ont appris à vouloir et obtenir que l'histoire
du narrateur soit de plus en plus la sienne. L'écriture indienne se libère
en traduisant une expérience personnelle intense, une histoire collec-
tive douloureuse. La forme autobiographique est de mieux en mieux
domestiquée, les gens d'ailleurs en deviennent plus proches : leur
expérience se délocalise, se déspécifie partiellement et atteint un but
plus universel, ils écrivent pour eux-mêmes, pour leur peuple et pour
d'autres hors de leur monde. Leurs récits commencent à construire la
littérature du « tout monde », la critique littéraire les commente,
l'anthropologie y devient attentive et en reçoit sa propre critique née
sous un tout autre regard 1.

1. « Paroles indiennes, récits de vie » (p. 216).


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Temps et imaginaire

L es philosophes ont su traiter de la temporalité et du temps


vécu, les sociologues ont comparé les mouvements contraires du
temps qui déconstruit et du temps qui construit, les anthropologues
ont d'abord reconnu des sociétés « premières » du perpétuel présent,
ensuite des sociétés que la modernité défait, puis celles que l'autono-
mie reprise rend responsables d'une temporalité reconquise. Dans
toutes les sociétés, la grande transformation par les technologies
rend continûment plus inouïes, plus capables d'accéder à l'infime,
les machines de mesure du temps. Les représentations de la tempora-
lité et du vécu temporel varient sans cesse après l'effacement du
temps long. L'urbanisation, les communications matérielles concur-
rentes pour la maîtrise de la vitesse, la mesure du temps de travail et
le calcul du temps de vie qui lui sera consacré, les acquis de l'espé-
rance de vie et la moindre séparation par l'écart d'âge des généra-
tions, la mobilité croissante des configurations culturelles et des
relations sociales, tout concourt à diffuser les images d'une instabi-
lité générale en expansion continue.
Aujourd'hui, le mouvement techno-économique prévaut en inten-
sité et en extension, il se mondialise, il touche toutes les sociétés en
bousculant, puis en changeant radicalement les temporalités trans-
mises. Les technologies de l'information et de la communication
deviennent les acteurs d'une révolution généralisée de la réalité per-
çue, vécue, leurs machines transforment les images du monde et
deviennent ainsi génératrices de puissance. Ce n'est pas uniquement
l'événement qui occupe toutes les scènes sociales quelle que soit la

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Temps et imaginaire

distance les séparant, il peut surgir comme « information » partout,


comme épreuve là où il se produit. Mais l'événement est un moment,
cependant que le réel et la temporalité sont devenus tout autres dans la
permanence des changements. Le réel en se dématérialisant, en étant
soumis à une « numérisation » du monde qui progresse rapidement.
La temporalité en étant astreinte au temps des machines maîtresses de
l'immédiat, temps qui se réduit à l'infime et où la concurrence écono-
mique se reporte sur la rapidité des opérations. Un temps de l'instant
qui paraît abolir les temps de la perception ordinaire.
Le temps sans temps engendre à la fois des sociétés de l'incertitude
et des sociétés où la vitesse fait de plus en plus la loi. Le vécu social en
porte la marque et en subit la contrainte. Le régime de l'urgence met
les individus sous sa discipline, faire toujours plus vite avec l'appui
des machines de l'immédiat devient la règle de la réussite sociale.
Dans l'urgence la pensée s'égare, sans le temps de la réflexion elle
s'appauvrit, les industries culturelles produisent alors de la marchan-
dise. Dans l'urgence, le temps politique est consacré davantage au
traitement pragmatique de problèmes successifs qu'à la conception et
à l'exécution de projets durables. Il faudrait « donner du temps au
temps » pour mieux définir la conquête de l'avenir, de l'avenir désiré.
Les effets sur l'individu entraînent des réactions de compensation (de
la pression urbaine par l'apaisement rustique) et de défense (contre le
stress au travail, contre l'impuissance politique face aux maux
sociaux). À la techno-exaltation de la vitesse réplique un nouvel éloge
de la lenteur, le plaisir dans la durée plutôt que la jouissance dans
l'immédiat.
La vitesse est une conquête, la lenteur est aujourd'hui une perte.
Deux siècles seulement ont suffi pour que la vitesse sorte du rêve et de
l'imaginaire, pour qu'en soit bouleversé un mode millénaire d'exis-
tence. Christophe Studeny refait le parcours à partir du moment où la
France s'est arrachée à la lenteur ; il montre comment apparaît le
« désir de vitesse ». Il s'attache à la période où s'accomplit le passage
du temps « du pas de l'homme et du cheval » au temps de la civilisa-
tion fondée sur la rapidité et la réduction inouïe des distances. Ce
passage, c'est celui qui substitue les réseaux des routes, des voies fer-

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Du social par temps incertain

rées et des trajets aériens à l'imbrication des chemins. La notion de


réseau avec ses « correspondance », ses bifurcations, s'inscrit d'abord
dans la matérialité, avant de faire apparaître par l'immatériel, le
numérique, l'imbrication foisonnante de réseaux d'information à
« liens » multiples.
La mobilité individuelle et collective née des progrès de la vitesse
conduit à une façon de « droit à la vitesse », qui se renforce avec la
propriété personnelle des machines « pour se déplacer », avec l'« auto-
mobile » populaire aujourd'hui. En passant d'une minorité, qui se
distinguait par la possession d'une « voiture », aux masses, qui
accèdent à l'automobile par la consommation, la distinction se mani-
feste avec la capacité d'atteindre vite une vitesse élevée autant que par
le caractère luxueux de la machine. Le privilège de route refuse toute
limitation et la contourne.
Studeny souligne l'emprise de l'imaginaire, qui transfigure les
engins de la mobilité. Ayant en mémoire la fuite de Louis XVI et
l'événement de Varennes, il voit la diligence sous l'aspect d'une nation
mobile avec son roi (le conducteur), son ministère (le postillon) et ses
trois ordres (les trois classes des voyageurs). L'arrivée de la locomo-
tive, l'énergie issue de la vapeur sollicitent l'imaginaire des écrivains.
Pour Chateaubriand, la locomotive est une « chaudière errante »,
pour Zola une « bête humaine », pour beaucoup la vapeur exprime la
poésie du XXe siècle. Avec l'automobile et l'avion les métaphores
changent – l'auto est vue sous l'aspect d'une « bête mécanique sau-
vage », l'avion déconcerte par son aspect de « monstre hybride », il est
mal classable.
La conquête de la vitesse s'essouffle avec l'urbanisation accélérée
qui rassemble et construit. En milieu urbain la vitesse est réglemen-
tée, donc limitée et sujette au mal d'encombrement, qui dégénère en
chaos par immobilité. La mobilité et le contrôle avec contraventions
réglementées se développent ensemble, en alternant des périodes
d'opposition modératrice. Dans les sociétés contemporaines en état
de surmodernité la mobilité tend à être une obligation générale,
cependant que la vitesse est devenue un outil à fonction concurren-
tielle. La nouvelle langue le dit : « vite » est un vocable à multiples

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Temps et imaginaire

usages qui appartient désormais en cet emploi au vocabulaire com-


mun 1.
Au siècle de la vitesse et de la mobilité conquérantes, le front du
mouvement domine nettement celui qui unit les nostalgiques du
passé et de la lenteur d'alors. Les nouveaux anciens, jugés réaction-
naires, s'engagent en un combat douteux avec les modernes actuels
armés par la puissance des progrès. Ensuite le voyage, la vitesse, les
sites d'ailleurs et leurs monuments deviennent les produits d'un
marché mondialisé, moins les choix révélant un temps des loisirs que
les must d'un grand commerce du dépaysement. Ce sont les dissi-
dents isolés qui transmettent et guident encore des anciennes maniè-
res de jouir du monde proche et des petits bonheurs du passé.
Pierre Sansot, philosophe et sociologue, est l'un d'entre eux. Il a
célébré les « gens de peu », les petits qui connaissent les bonheurs de
la proximité et des événements favorables qui en surgissent. Il a for-
mulé des éloges de la lenteur et de la marche. Sa sociologie est à
l'image de sa propre personne, sensuelle, rêveuse, vagabonde, et donc
littéraire selon la critique positiviste attachée aux seules démarches de
la raison. Il varie dans la définition qu'il donne de lui-même à partir
d'une option initiale : la « posture existentielle ». Tantôt « sociologue-
ethnologue » lorsqu'il évoque son travail en prise directe sur les gens
et leurs milieux, tantôt « sociologue-mythologue » lorsqu'il rapporte
les aspects du « légendaire » particulier aux individus et aux lieux
ordinaires, aux manières de vivre des êtres modestes.
Toujours, en observateur de la vie sociale qui sait unir la prome-
nade (l'imprévisible des rêveries) à la « poursuite d'une enquête
méthodique ». Il reste pour partie un explorateur de l'inattendu.
Dans les turbulences urbaines, il recherche un lieu où l'imaginaire
s'exprime autrement, où la rêverie et la surprise ont encore des sites
discrets. Ce lieu, c'est le « jardin public » qui lui a offert l'information
et le titre de l'un de ses derniers livres. Ce domaine du végétal et du
paysage éblouit les sens, il invite à « nous interroger sur notre desti-

1. « La lenteur perdue » (p. 221).

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née », comme Nietzsche le recommande en évoquant le « havre pour


la noblesse de l'âme ».
Les jardins, les squares, les parcs « nous parlent », alors que les
lieux qui régressent à l'état de non-lieux n'ont rien à dire ou presque.
Selon Sansot la pratique sociologique doit changer dans la libre rela-
tion à ces espaces publics. Elle s'y fait plus sensible, plus attentive aux
émotions et aux rites qui théâtralisent l'inattendu dans l'ordinaire,
aux transfigurations des scènes et des figures de la quotidienneté sur
un décor de beauté végétale. L'art naît de la relation rêveuse à ce
monde public du beau dont la jouissance n'a pas de prix. Pierre San-
sot affirme ressentir une « complicité certaine » entre les jardins et les
arts 1.
Dans les villes de la surmodernité, ces retraites offertes à la rêverie
partagée et à la flânerie sont masquées par l'univers construit – un
univers à la fois effaceur des espaces naturels et des lieux de mémoire.
De l'espace conquis, en expansion accélérée par agglomération des
masses d'hommes continûment sous attraction urbaine, on peut dire
qu'il échappe à l'appropriation par le parcours (des villes décou-
ragent ou empêchent la marche) et par la vue (la ville s'appréhende
de moins en moins à vue d'œil). L'agglomération urbaine s'étend en
bouchant l'horizon, elle ne laisse des trouées qu'au regard exercé à la
bonne élévation et au bon endroit.
Un sociologue et philosophe américain, Richard Sennett, pratique
l'histoire urbaine de longue durée afin de reconnaître les dissociations
effectuées dans l'« expérience de la vie ». Dissociation entre soi et le
lieu, rupture qui sépare de l'investissement personnel dans l'habiter,
entre l'intérieur, domaine du subjectif, de l'intime, et l'extérieur qui
devient de moins en moins lisible, de plus en plus insignifiant. Des
lieux dont l'existence réelle était autrefois éprouvée semblent être
devenus des « opérations mentales ». Des lieux réels où la crainte de
s'exposer multiplie les écrans dressés contre la « menace du contact
social », les clôtures qui séparent en protégeant par repli défensif. Des
rencontres se font, mais plus par les livres et les inscriptions du passé

1. « Sensuelle et rêveuse sociologie » (p. 224).

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Temps et imaginaire

que par les hasards des lieux publics. La ville contemporaine multiplie
les espaces neutres, fréquentés et utilisés plus que faits pour le vécu ;
ils sont presque vides d'habitants et davantage sous grande sur-
veillance. Sennett met néanmoins en opposition la ville « centrée »,
organisée et ainsi plus lisible, et la ville-espace où sont rassemblées
toutes les différences cloisonnées et méconnues, pour cela redoutées.
Un aspect reste cependant commun : le mouvement de la culture
contemporaine devient indissociable du regard porté sur la ville.
Ce regard peut alimenter une sorte de roman noir où les appa-
rences sont déconstruites. Le sociologue Mike Davis se constitue
démolisseur lorsqu'il fait de Los Angeles une « cité de quartz », non
plus le « diamant » d'une ville-monde, laboratoire du futur selon des
impressions convenues. La ville rêvée est démolie par le sociologue
pamphlétaire qui y est né, elle devient alors ce « dépotoir des rêves »
qui semble issu du catastrophisme. Davis, de fait, contemple « les
ruines de ce qui aurait pu être un autre destin », celui qui a été imaginé
et brièvement réalisé au début du siècle dernier.
Il s'attache au mythe alors construit et aujourd'hui déconstruit.
Un mythe que les luttes des classes et des races, la violence et l'émeute
ravagent, les « promoteurs du rêve » s'efforcent à l'entretenir, mais
ils engendrent leurs opposés, les « maîtres du noir ». Ceux-ci adorent
« détester L. A. », ils adorent les dénonciations de l'enfer racial et les
échecs de l'urbanisation, le cinéma de la subversion, les sous-cultures
de l'underground et des violences ethniques, et même la passion de la
science et de la technique pervertie au sein de « sectes scientifiques ».
Tout ce que les « touristes en modernité » ne veulent pas voir 1.
Ce que la cécité volontaire ou l'accoutumance consentie empêche
de voir, c'est la substitution des non-lieux contemporains aux lieux
reçus du passé, produits par une histoire particulière qui les a différen-
ciés. Marc Augé, anthropologue et écrivain, explore le parcours qui
conduit au foisonnement des non-lieux. Avec l'objectif de déchiffrer
ce que nous sommes devenus sous le régime de l'« excès » de temps,
d'espace et à l'inverse de repli sur soi.

1. « Le roman noir de Los Angeles » (p. 228).

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Du social par temps incertain

Au départ, le « lieu anthropologique » dont la définition révèle les


effets. Il résulte d'une « construction concrète et symbolique de
l'espace », il a pour fonctions la formation des identités personnelles,
l'organisation des champs de relations sociales, le maintien d'un mini-
mum de stabilité par attachement aux sites, aux repères matérialisés,
aux traces. La dégradation en non–lieux banalise, elle multiplie ces
espaces fonctionnellement banalisés que sont les gares nouvelles des
trajets à grande vitesse, les grands aéroports, les hypermarchés,
les complexes hôteliers, les groupes d'habitation standardisés et les
espaces aménagés pour des rassemblements nombreux de courte
durée. Ce sont des lieux dont le contenu symbolique, historique, iden-
titaire reste pauvre, mais qui répondent à deux des exigences de la
modernité : la mobilité et l'ouverture à un nombre croissant d'indivi-
dus. Il faut à la fois circuler et rassembler, c'est ce à quoi doit répondre
l'« archétype du non-lieu », réduit finalement à l'état de réseau déma-
térialisé ouvert à tous ou presque sans que la communication généra-
lisée soit un remède aux solitudes 1.
La ville ne se raconte pas sans risques de méprise, il est encore
moins possible de dire ce qu'est ce temps. Les formules, les méta-
phores, les théories se succèdent selon les engouements ou selon
l'opportunité immédiate. Ce temps est celui d'une Grande Transfor-
mation inachevée, lancée avant la fin du siècle dernier par la mondiali-
sation du numérique et de ses applications continuellement
multipliées. Le mouvement s'est poursuivi en s'accélérant, les contem-
porains sont « embarqués » sans savoir pour quelle destination ni ce
qu'ils deviennent. La crise a d'abord une forme, celle de l'ignorance
presque totale, périodiquement ravivée par les événements sans
contrôle, non par une capacité à utiliser les instruments dont la
modernité effectue le renouvellement rapide. Dans un monde aban-
donné à une instabilité croissante dont l'extension est génératrice
d'incertitude et d'épreuves individuelles lourdement accrues, un
double sentiment se généralise. Celui d'une crise inachevable qui
paraît être le mode du fonctionnement sacrificiel des sociétés d'aujour-

1. « Lieux et non-lieux » (p. 231).

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Temps et imaginaire

d'hui, des sociétés à coût social élevé devenues propices au développe-


ment inouï des inégalités. Celui d'une société continuellement décons-
truite et reconstruite, où tout savoir est frappé d'infirmité et où le
pouvoir se découvre peu capable de gouverner. La gouvernance est la
remplaçante faible du politique, et l'armée d'experts qu'elle utilise
connaît surtout un échec de la compétence.
La tentation d'accorder une attention croissante à la parole ima-
ginante, et aux fictions utilisant les canaux de la communication, se
substitue aux défaillances répétées de l'expertise. C'est le choix de
Sabine Chalvon-Demersay, sociologue des médias, qui a su exploiter
une information dont elle n'a pas eu l'initiative. Elle rassemble les
scénarios suscités par un concours télévisuel, plus de onze cents pro-
jets de non-professionnels, traités à la façon d'un corpus de textes
révélateurs de réactions aux préoccupations actuelles.
La crise continuée est le moteur dramatique du corpus, chacun des
projets présentés propose un traitement particulier de mise en scène,
mais il révèle la possibilité de « faire parler les textes entre eux ». Le
montage des paroles sur des images mène à une grande représentation
du monde actuel et de ses drames. Le projet de la sociologue, en
accord avec ce temps de l'image et du spectacle, conduit à montrer
plus qu'à démontrer, en portant l'insistance sur « l'impuissance des
institutions », sur le vide des fonctions de pouvoir et d'autorité dans
une société livrée « au cynisme d'individus incontrôlés ».
La crise, qui s'exprime par ces représentations de la connaissance
ordinaire, s'associe plus à la désespérance qu'à l'espérance d'une
modernité victorieuse. La temporalité se réduit à l'actualité immé-
diate, les lieux sont ceux d'univers urbains monotones et de cam-
pagnes défigurées, les objets techniques et les machines s'emparent
des contemporains et l'imaginaire fait des techniques des générateurs
de catastrophes et des instruments de manipulations dominatrices.
Dans une société dépourvue de liens sociaux durables et de valeurs
intégratrices, les victimes et les gens en marge sont tous des person-
nages positifs, leur faiblesse et leur dénuement peuvent se transformer
en forces de renouvellement. Mais la tendance majoritaire est celle de
personnages aux prises avec l'impuissance subie comme la fatalité, ils

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Du social par temps incertain

sont tous maintenus selon les récits sur un « versant sombre de l'indi-
vidualisme contemporain ». Toutes ces fictions ont une fonction
d'alarme, cependant que la sociologue suggère au-delà de la « spirale
du pessimisme » de commencer par le remède donné à l'indigence en
« ressources culturelles » 1.
Une autre façon de « vaincre » un instant la crise, c'est de simuler
par le retour imaginaire, ritualiste aussi, aux moments de grandeur
passés. Les lieux de mémoire sont alors propices au rappel de ces
événements, et les dates anniversaires les réitèrent sur le mode specta-
culaire avec une intensité émotionnelle. La simulation n'est pas la
solution, elle vise à compenser ce que le temps présent fait disparaître :
la relation au passé s'efface sous l'empire de l'immédiat, de l'instant et
de la vitesse ; la durée vécue s'abolit au profit de la temporalité opéra-
toire, machinelle ; l'éphémère s'établit et tire l'oubli avec lui. Dans un
même mouvement, le patrimoine (héritage culturel conservé et valo-
risé) et la commémoration (spectacle d'un moment passé réitéré par
une tradition) s'inscrivent aujourd'hui au sein d'une modernité para-
doxale. Elle engendre le recours aux traditions tout en provocant leur
disparition, elle exalte ce qui a été autrefois un moment « fort » sans
pouvoir vraiment s'en inspirer.
William Johnston, historien et sociologue de la culture, s'attache à
l'interprétation du « culte des anniversaires dans la culture contempo-
raine ». Il l'affirme : nous sommes entrés dans l'« âge des anniver-
saires », qui a engendré un véritable culte durant les années 1980 alors
que la pensée « postmoderniste » était dominante. L'anniversaire
mémoriel se banalise : « du passé emballé en paquets anniversaires ».
Son histoire remonte au XVIIIe siècle finissant avec la célébration des
figures et des événements fondateurs d'un Nouveau Régime. Depuis
cette coupure, les célébrations accompagnent les tournants, les rup-
tures, puis les nouveaux commencements d'une autre période histo-
rique. Elles aident à oublier les incertitudes quant à l'à-venir, à calmer
imaginairement certains maux sociaux quant aux épreuves du
présent.

1. « Fictions de crise » (p. 234).

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Temps et imaginaire

Après 1789, la commémoration sert la volonté de renforcer le


sentiment d'identité nationale. Il est de même aujourd'hui, mais dans
une forme interrogative. La question de l'identité prend une autre
acuité lorsque la nation se dissout dans une grande « communauté »
politique, lorsque des communautés issues de l'immigration se ren-
forcent, deviennent nombreuses et hésitent sur le choix de leur appar-
tenance. Aujourd'hui, la commémoration introduit un moment de
continuité temporelle, un bref retour d'enracinement et une évocation
de ses valeurs, elle les oppose périodiquement aux effets de la frag-
mentation du temps et à la versatilité consumériste des sociétés post-
modernes. Enfin, la célébration contribue à compenser le « désen-
chantement du monde », elle continue à accompagner le mouvement
de sécularisation. Elle laïcise le calendrier, en exaltant l'attachement à
des figures fondatrices laïques et à des créateurs célèbres, elle favorise
l'avènement des « religions civiles ». C'est l'exaltation des « Grands
Hommes » dans la culture que l'histoire nourrit, c'est la personnalisa-
tion du pouvoir et la ritualisation de ses manifestations publiques
dans l'espace politique.
Si Johnston met en scène le triomphe des commémorations sur
les ruines de l'avant-garde, il n'en dénonce pas moins ses effets
négatifs, ses jeux d'illusion. Ainsi, l'avantage offert aux « entrepre-
neurs culturels » qui font des anniversaires une « technique de vente
des traditions ». Ainsi, la dégradation en une « industrie de la com-
mémoration » où pèsent lourd les intérêts financiers et la conni-
vence, qui allie des fonctionnaires de la culture, des diffuseurs
culturels, des intellectuels et le grand public. Avant qu'ait été célébré
le Bicentenaire de la Révolution française, Johnston a exprimé la
crainte d'une « foire aux interprétations » accompagnée d'une ima-
gerie « postmodernisée » 1.

1. « L'âge des anniversaires » (p. 238).


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Autour du sacré

L es religions ne sont plus ce qu'elles ont été au long des millé-


naires ou des siècles, des croyances en liberté prennent leur place.
Celles-ci sont plus indépendantes de l'institution, des Églises, des
vocations, des rites immuables. Des modernités successives ont
entraîné la fuite des dieux, depuis l'assaut des Libertins jusqu'à la
proclamation philosophique de la mort des dieux, et de Dieu par
Nietzsche. Les sociologues rappellent le mouvement de sécularisa-
tion, l'établissement de la laïcité, la perte des visions qui « enchan-
taient » le monde des fidèles. Mais le poète du romantisme
allemand, Hölderlin, est davantage annonciateur de l'actuelle sur-
modernité lorsqu'il prédit après la « fuite des dieux » l'avènement
des Titans, de « ceux qui sont en fer ». Ce qui poétise la rude
confrontation du sens et de la puissance, du sens qui se recherche
encore sur les terres du sacré alors que la puissance capitalise en ce
temps les ressources de la technique conjuguée à la mobilité de l'éco-
nomisme financier.
Les croyances libérées peuvent « se vendre », devenir des offres en
concurrence sur le marché du sacré, elles peuvent être choisies alors
qu'elles ont été imposées jusqu'au temps des modernités émancipa-
trices par l'institution ecclésiale appuyée sur l'État. Ce marché ouvert
a pour effet de stimuler la multiplication de l'offre, qui ne se réduit
plus à l'adoption de l'une des dissidences nées au sein des grandes
religions historiques. La surmodernité techniciste instrumentalise des
innovations du sacré, de même que l'efficace scientifique sert à les
« scientologiser ». L'ouverture de la communication à l'échelle plané-

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Autour du sacré

taire est devenue une large ouverture au sacré d'ailleurs, aux cultes qui
font croire plus par l'effet d'exotisme, la force de la grande différence
que par nécessité intérieure. Le bouddhisme, le candomblé et le spiri-
tisme brésiliens, les cultes de possession, les nouvelles religiosités du
Tiers-monde s'établissent loin de leur lieu d'origine, ils se diffusent et
se mondialisent ainsi. Ils s'accordent à une demande de sacré – floue
dans sa définition, forte dans son intensité – opposable aux impuis-
sances et incertitudes multipliées par la Grande Transformation des
sociétés contemporaines.
L'autre aspect actuel de la demande ravivée est la transformation
politique des croyances et de l'institution politique elle-même. La
nature même de cette transformation change les relations millénaires
établies entre l'Église et l'État. Il faut y voir une conséquence de la
perte des langages de protestation et d'espérance laïcisée, des « grands
récits » qui ont armé la plainte et l'insurrection des affligés. Après
l'effacement du communisme réalisé et la chute de son empire, après
l'effacement du tiers-mondisme et du messianisme tropical, après le
déforcement du syndicalisme ouvrier et la domestication par précarité
crisique, c'est le sentiment d'abandon dans un vide qui s'étend en se
renforçant. Les croyances ravivées se proposent, puis s'imposent pour
recevoir la succession. Elles rejettent la modernité sans issues, elles
recherchent la puissance du sacré originel, « fondamental » parce que
fondateur. Elles deviennent apparemment la chance du salut ici et
maintenant, elles se radicalisent par l'affirmation et l'émotion, elles se
traduisent en langage politique de l'attente, souvent en espérance d'un
autocratisme sacral et disciplinaire. C'est le risque majeur, certains
acteurs des révolutions récentes l'ont voulu sans en avoir évalué le
coût.
Le retour du sacré est un défi imposé aux spécialistes des religions
par le « grand dérangement » contemporain 1. Danièle Hervieu-Léger,
sociologue des religions, précise en quoi cette discipline déconcerte les
chercheurs. La religion se perd (elle reste « pour mémoire »), mais à
l'inverse le « religieux » se dissémine dans l'espace social tout entier.

1. Georges Balandier Le Grand Dérangement, Paris, Puf, 2005.

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Une nébuleuse s'est formée qui imbrique le sacré et le religieux dans


des configurations théoriques fluctuantes. D'un côté, la situation cri-
tique des systèmes religieux de la tradition, des Églises, des dogmes et
le jeu des forces qui utilisent la « mémoire » des religions affaiblies.
D'un autre côté, l'extension inachevée du sacré qui s'incorpore tout ce
qui fait lien, tout ce qui touche à du sens réactivé, à de la transcen-
dance ou à une « absolutisation de valeurs ». Il en résulte un « agrégat
composite » ne tenant que par défaut, qui occupe l'« espace libéré par
les religions institutionnelles ». La constatation d'une substitution
reste insuffisante, Hervieu-Léger veut la dépasser en interrogeant le
phénomène religieux dans sa généralité. Elle retrouve ainsi le socle
commun du croire, des croyances.
L'historien des religions interroge leur passé, mais il rencontre le
savoir actuel – celui des sociologues – lorsqu'il considère le « fait reli-
gieux », titre donné par Jean Delumeau à un ouvrage collectif dont il a
assuré la direction. Il a choisi non pas de rapporter chaque religion
aux grandes périodes de son histoire, mais de recourir au compara-
tisme afin de faire apparaître ce qui est commun aux religions, ce qui
permet d'accéder à l'« homme religieux de tous les temps et de toutes
les civilisations ». L'espace du sacré est celui où cet homme prend
conscience de ce qui le dépasse, où il se soumet à l'injonction de
s'accomplir soit en respectant l'accord avec le monde, soit en visant
l'accomplissement personnel le plus proche d'une perfection qui ne
pourra s'atteindre pleinement. Cette relation au sacré se découvre
féconde, elle pourvoit de langages, de symbolismes, de rites, d'obliga-
tions et de manières d'être apparentées d'une religion à l'autre. En
bref, les croyances et les façons de les vivre relèvent d'une même
anthropologie.
La part du présent reste réduite dans cet ouvrage collectif, elle
semble pauvre comparée à la richesse qui privilégie les religions his-
toriques, celles de la Révélation par le livre. Deux contributions la
considèrent, elles rejoignent les constatations de l'actuelle sociologie
religieuse : la montée des extrémismes religieux générateurs de rup-
tures et de confrontations ; l'expansion d'un religieux « flottant »

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propice à tous les syncrétismes, aux bricolages du sacré, aux ésoté-


rismes.
On le voit, la prévision de Nietzsche se réalise : Dieu est mort, mais
restent les « cavernes » où l'on montrera son « ombre » pendant des
millénaires. Un philosophe écrivain, Jean-Christophe Bailly, reprend
la prophétie à partir de sa propre réflexion sur le parcours du religieux
en Occident, du temps des dieux au temps de Dieu, puis au temps sans
dieux ni Dieu. Une absence finale qui se vit comme un manque, le
Manque : « À Dieu, il n'a pas été vraiment dit adieu. » La question
posée est celle d'une impossibilité, celle de l'incapacité de dissiper
l'ombre de Dieu. Deux réponses sont données : le souvenir en est
inoubliable et tient lieu de présence ; l'image de la révélation – image
religieuse fondamentale –, image de la tradition et d'une promesse de
salut, s'oppose à l'effroi d'avoir été « jeté dans l'existence ».
La méditation de Jean-Christophe Bailly s'attache à l'épreuve la
plus rude, comprendre en termes politiques l'inachevable disparition
du divin. C'est le règne du capital qui « se substitue à l'administra-
tion de Dieu ». Mais il ne s'agit pas seulement du mode de produc-
tion capitaliste, bien davantage de la conversion humaine à la
production généralisée. À l'économisme qui devient la nouvelle dévo-
tion. L'homme occidental des modernités n'a pas vraiment voulu la
mort de Dieu, il l'a perdu dans ses parcours et ne « s'en est même pas
rendu compte », il vit désormais sous la puissance d'une ombre 1.
Ces déconstructions et reconstructions du sacré, après la fuite des
dieux, sont-elles encore astreintes à la loi de la transcendance ? Ou, à
l'inverse, ont-elles achevé de sacraliser l'événement et de transfigurer
le vécu quotidien des contemporains ? Un anthropologue britan-
nique, Maurice Bloch, part de sa propre recherche sur le terrain
– l'étude des rituels de circoncision à Madagascar – pour accéder à la
considération générale de la transcendance, de cette hétéronomie qui
s'impose aux hommes et agit par domination absolue. La démarche
initiale reste celle de toute anthropologie, le comparatisme dépassant
la diversité des périodes historiques et des configurations culturelles.

1. « L'ombre de Dieu » (p. 242).

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En ce cas, elle s'effectue en recherche d'une « permanence » contra-


dictoire supposant que le mouvement historique (privilégié) laisse en
état l'essentiel (permanent). Cette permanence que Bloch identifie par
certains aspects du processus rituel, en y reconnaissant une « struc-
ture minimale fondamentale ». Une structure qui demeure présente
dans les différents rituels et phénomènes religieux, et ce malgré les
différences d'époque et de milieux culturels.
Alors, le problème se définit en quelque sorte de lui-même : saisir
ce qui se maintient, saisir « les contraintes humaines universelles » qui
font concevoir une construction culturelle transcendant la non-
permanence. C'est dans la nécessité de maintenir les sources de la vie
et les liens sociaux que réside la raison absolue de concevoir « un
cadre permanent qui transcende le processus naturel ». Ce processus
s'effectue de la naissance à la mort. La recherche de permanence
opère en deux mouvements : dans un premier temps, la vitalité origi-
nelle soumise à la déperdition et à la disparition est symboliquement
délaissée, dans un second temps, la vitalité est reconquise hors de
l'univers humain. Le rituel est l'opérateur par lequel les hommes
peuvent rejoindre la transcendance et la permanence.
Puis le volontarisme conquérant est présenté comme un accapa-
rement d'énergie, c'est alors une « énergie nécessaire pour substituer
à la vitalité ordinaire éliminée une nouvelle vitalité ». Cette énergé-
tique symbolique renvoie à une violence constitutive de transcen-
dance, donc de permanence dans l'espace religieux des croyances et
dans l'espace politique des pouvoirs. L'affirmation théorique veut
valider et unifier l'interprétation de situations disparates dans leur
distribution planétaire et leur fonction historique. L'événement et
surtout la Grande Transformation accomplie durant les deux der-
nières décennies, la mondialisation et l'empire du numérique, de la
temporalité de l'instant ruinent la permanence. Dans le chantier où
la surmodernité déconstruit et reconstruit, ce qui subsiste c'est moins
la transcendance-permanence que la transcendance comme besoin
de choses sans prix, de spiritualité 1.

1. « Le prix de la transcendance » (p. 246).

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La religion à transcendance affaiblie, laïcisée en quelque sorte, ne


peut se soustraire aux agitations dans lesquelles les sociétés contem-
poraines se trouvent prises. Leurs confrontations sont de moins en
moins celles des controverses spirituelles, de plus en plus celles du
recours combattant au religieux dans les luttes civiles pour du pou-
voir. La confrontation change totalement de nature en devenant le
substitut des langages perdus de la contestation, en désarticulant la
mondialisation refusée pour fonder la puissance d'une civilisation
exclusive, d'une religion ravivée en recherche de domination. C'est la
théorie de la « guerre des civilisations » qui tient lieu d'interprétation
géopolitique du monde contemporain, qui cultive le refus de la tolé-
rance dans une conception binaire opposant un camp du Mal à un
camp du Bien. À l'abri des civilisations, ce sont les religions qui
s'affrontent comme aux temps des guerres de religions en Occident,
mais à une tout autre échelle par l'effet de la mondialisation et
avec une forte dominante politique dont le dogmatisme sacré est un
véhicule.
Dans l'instabilité, les conflits armés par le sacré du monde contem-
porain entretiennent le souvenir et la nostalgie des périodes heureuses
où des religions voisinaient en tolérance et en créativité partagée.
Alors, les déchirements méditerranéens font revenir le rêve des Anda-
lousies heureuses où musulmans, juifs et chrétiens coexistaient en
faisant naître et renaître de la civilisation. L'« héritage andalou »,
mythe ou réalité, devient la transmission d'un syncrétisme réussi qui
nourrit des rêves de pacification. C'est le possible d'hier opposé aux
fureurs d'aujourd'hui entretenues avec les descendants des mêmes
partenaires. C'est le rêve de Jacques Berque, islamisant au Collège de
France, qui en « appelle à des Andalousies toujours recommencées ».
L'Andalousie fut à partir du IIe siècle un carrefour de civilisations,
les Phéniciens y bâtirent leurs escales, les Carthaginois en firent leur
plus riche province, les Romains y créèrent une de leurs plus floris-
santes colonies, les Vandales l'envahirent au Ve siècle et lui donnèrent
son nom, Vandalousia. Au début du VIIIe siècle, la conquête arabe
commence, puis se poursuit par la fondation du califat de Cordoue,
auquel succèdent après sa défaite (XIe siècle) plusieurs « royaumes

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maures » dont celui de Grenade, qui s'est maintenu durant plus de


deux siècles après la reconquête chrétienne.
André Miquel étudie les Arabes dans le parcours qui les a conduits
de la réception du message (la Révélation fondatrice de l'islam) à
l'histoire (la traduction politique d'une religion-civilisation). Au
cours de son expansion « la civilisation musulmane s'est ouverte à des
cultures qu'elle trouvait sur place […] ; elle récupérait des traditions
disparues ». Une renaissance commencée au IXe siècle sous l'impul-
sion des califes abbasides de Bagdad, se poursuit à Cordoue au temps
des Almohades. Elle effectue la transmission et le renouvellement de
la philosophie et des sciences antiques, elle fait place à la pensée juive
pendant la période judéo-arabe, qui s'achève avec la reconquête chré-
tienne après que Maïmonide lui eut donné son éclat.
Le retour à des sources grecques compatibles avec l'islam – notam-
ment par Aristote, Platon et les néo-platoniciens – accompagne
l'œuvre des Andalous illustres, véritables figures emblématiques :
Averroès, Avicenne et Maïmonide. Les Andalousies sont élevées au
rang d'un « paradis perdu » où coexistent les trois monothéismes, les
trois traditions. Alain de Libera, philosophe islamisant, ouvre son
ouvrage consacré à L'Héritage andalou avec un éloge d'Averroès qui,
par ses « commentaires » d'Aristote, incarne avec le maître grec la
« rationalité philosophique dans l'Occident chrétien ».
La tâche ne fut plus continuée dans l'univers arabo-musulman,
l'oubli en Occident accompagna durant longtemps la perte. Ce double
délaissement impose une question déjà énoncée : la nostalgie des
Andalousies se nourrit-elle aujourd'hui d'un mythe, voire d'une illu-
sion ? Peuvent-elles reparaître comme une espérance inspiratrice ou le
recours à un passé supposé, qui révèle surtout la cécité face à la réalité
des confrontations actuelles ? La mondialisation des émotions et des
passions, de l'incertitude et de l'intolérance qui en naît, entretient les
doutes sur un avenir possible. Elle soumet au temps de l'urgence, aux
rudes conquêtes du présent à accomplir 1.
La nostalgie de la coexistence des grandes religions du passé, bien

1. « Les Andalousies d'hier et de demain » (p. 248).

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qu'elle soit rêvée plus que réalisée sans violence, exprime surtout le
manque de pacification du vivre-ensemble dans la différence. C'est
une demande existentielle et morale. Le retour puissant du sacré, qui
semble en errance continue dans les chantiers de la surmodernité,
exprime une recherche de sens et d'ordre. C'est un fait qui révèle les
désordres nés de la Grande Transformation contemporaine, de sa
perception et de ses maux. Ce sacré peut faire reparaître des formes et
figures anciennes sous des aspects modernes, c'est alors le temps des
« néo » qui s'ouvre, nouvelles mystiques, nouvelles religiosités, nou-
velles Églises formées par séparation antagonique. Mais ce sacré en
errance a aussi la capacité de se nourrir de l'actuel, de l'événement et
de l'inouï.
Le sacré n'est pas la religion ni son équivalent, pas plus que celle-ci
n'est définie par le seul dogme impératif des Églises. Les catégories
peuvent demeurer floues et leurs frontières perméables. Leurs lan-
gages sont en conséquence adaptables aux situations et aux stratégies
opportunistes des pouvoirs. Le religieux intervient alors comme sens
donné à la différence humaine et/ou comme marqueur de l'infériorité
irréductible. Carmen Bernand et Serge Gruzinski, spécialistes de
l'Amérique latine d'après la conquête, qui recourent conjointement à
l'anthropologie historique et à la science des religions, considèrent ce
problème. Ils se placent dans le sillage du dominicain Las Casas,
auteur vers 1550 d'une histoire apologétique montrant que les Indiens
d'Amérique ont atteint un niveau de civilisation comparable à celui de
notre Antiquité. Leur différence n'est plus celle qui sépare le civilisé
du non-civilisé, elle relève du champ religieux et de son « code », elle
renvoie à l'idolâtrie. La question devient alors celle qui opère la sépa-
ration de la vraie et des fausses religions. Selon Las Casas, l'idolâtrie
est une connaissance dévoyée par l'absence de la foi, elle brouille les
trois ordres de la connaissance, ordres naturel, divin et démoniaque.
L'idolâtrie n'est pas conciliable avec la tolérance reconnaissant l'alté-
rité, elle ruine celle-ci par le « devoir » de conversion à la religion
dominante salvatrice des âmes. Elle deviendra « mission civilisatrice »
avec les colonisations modernes.
L'idolâtrie n'est plus de ce temps, mais l'idolâtre survit dans le

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déviant, le marginalisé, le « néfaste » dont la différence inquiète et


excite la demande sécuritaire : les faux dieux sont remplacés par des
valeurs « négatives », la normalisation disciplinaire devient l'autre
forme de la conversion par la contrainte. C'est un combat qui oppose
toujours les figures du désordre à celles de l'ordre, les sorts et la sor-
cellerie redeviennent des indicateurs rustiques du mal et du malheur.
Alors, les « guérisseurs et panseurs de secrets » retrouvent leur emploi.
C'est un drame très ancien qui se joue à nouveau, une façon de guerre
cachée où agresseurs et agressés s'enferment dans une même logique,
s'abandonnent aux explications par une même croyance. Le temps de
l'« œuvre au noir » se glisse dans les fractures ouvertes par la sur-
modernité. L'idolâtre, le sorcier, le montreur de vie « en double » ne
restent pas perdus au sein d'un passé enfui. Durant les périodes de
transition, de déconstructions-reconstructions, de bouleversements
des codes de lecture du social ces figures reprennent vie par l'entre-
prise de manipulateurs des incertitudes, des doutes et de l'anxiété
récurrente des contemporains 1.
Il y a ce que dit le sacré fluctuant, errant dans les espaces de notre
surmodernité, qui est entendu afin d'en recevoir du sens et de la
croyance. Il y a ce que dit le caché interrogé depuis les commence-
ments des sociétés, aujourd'hui le même et cependant en complète
transformation dans un milieu hautement technicisé, où la matérialité
régresse face à l'expansion du réel numérisé. Les technologies de la
communication donnent du corps à ce qu'elles rendent visible, elles
multiplient des doubles de la réalité. Les techniques de la miniaturisa-
tion réduisent toujours plus les supports matériels des fonctions
(applications) continuellement additionnées, que la machine soit
l'ordinateur ou le téléphone cellulaire dans leur succession des « géné-
rations » ; la machine semble ouvrir sans obstacles sur la « magie du
monde » par commande immédiate. Les nanotechnologies com-
mencent à être présentes dans la vie quotidienne par intrusion invisi-
ble de leurs objets. Les sciences appliquées pénètrent dans la matière
et le vivant en accédant à l'infiniment petit et en le manipulant. Les

1. « Les alentours du sacré » (p. 252).

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prouesses se multiplient, l'inouï se vulgarise, les montreurs de surna-


turel peuvent y recourir et s'en légitimer. Ils font apparaître un monde
autre où des connaissances supérieures, mais occultées, restent inutili-
sées. L'exploration de l'occulte devrait ainsi s'étendre à la recherche
de réponses inédites aux crises, aux maux, aux anxiétés d'aujour-
d'hui.
C'est un écrivain anglais naguère renommé, Colin Wilson, qui
recense dans un de ses ouvrages les bonnes raisons d'explorer le sur-
naturel. À la fois, une invitation forte à s'extraire de l'emprise du
banal, de l'insignifiant en brisant l'« étroitesse de la conscience » et
une dénonciation des charlatans et aventuriers, qui prétendent accé-
der à des « sources cachées » de l'être. Les preuves présentées par
Wilson composent un corpus de l'étrange, il fait comparaître des
« sorciers » de la préhistoire et des « mages » contemporains, des « ini-
tiés » et des mystiques, des écrivains célèbres curieux d'occultisme…
et des scientifiques estimés utiles à la légitimation de l'entreprise. Des
psychologues jungiens, des logiciens dont Russell sont convoqués, et
surtout Foster le plus controversé des cybernéticiens qui fait de l'uni-
vers le produit d'une informatique dépassant l'intelligence humaine.
L'argument se conclut par un rejet radical : la civilisation a dépouillé
l'homme de ses « facultés les plus profondes », la conscience ration-
nelle « coupe de la pleine puissance du courant de vie ». La puissance
du surnaturel réduit la surpuissance du techno-économique à peu de
choses, la raison pratique est le principal « coupable » et le courant de
vie reste en attente, caché.
Les anthropologues sont, par leur fonction, leur ouverture à toutes
les différences, les plus attentifs aux manifestations des « croyances
apparemment irrationnelles ». Alors la sorcellerie, la transcommuni-
cation, la pratique du guérisseur, les apparitions de la Vierge, les
OVNI et bien d'autres phénomènes « surnaturels » deviennent des
terrains de recherche. Il s'agit d'étudier sur cas précis le fonctionne-
ment du croire, d'accéder aux « bonnes raisons qui poussent certains
à croire à l'incroyable ». De traiter les croyances non pas seulement
comme des « monstres » de la logique, mais comme produites par des
situations sociales qui les fondent et peuvent engendrer du lien social.

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Ce qui signifie le refus de céder à l'illusion néfaste des explications par


l'« irrationnel de l'autre ».
La surmodernité désoriente, son accélération contribue à l'exten-
sion du « dépaysement » des contemporains, elle les pousse à la
demande plus ou moins précisée d'une nouvelle écologie de l'esprit.
La banalisation des techniques de communication, la grande vulgari-
sation des pratiques « psy », l'accès des sciences de l'intelligence aux
technologies de la connaissance et du savoir créent les conditions
d'émergence d'une techno-spiritualité, d'une alliance du techno et du
surnaturel. Le spiritisme des siècles passés revient en habillage sur-
moderne. Une anthropologue de formation philosophique, Christine
Bergé, a choisi un terrain où « la voix des esprits » est entendue. Elle
accompagne ce qui est un voyage mental commençant par un pèleri-
nage à la tombe d'Allan Kardec, référence du culte spirite. Celui-ci
avait repris et mêlé les courants d'idées d'un siècle de transition, le
XIXe siècle « scientiste » qui a redonné vigueur à l'affrontement du
progrès et de l'ordre. La théorie ou dogme spirite se présente alors
sous l'aspect de la réconciliation, du syncrétisme : « elle tient à la fois
de la révélation divine et de la révélation scientifique ». En extension
d'utilisation par des adeptes ouvriers, le spiritisme a été « une des
voies suivies par le mouvement ouvrier ». Une façon aussi de transfi-
gurer la fascination que la machine exerce, cet « autre nous-mêmes ».
Elle élargit sans limite la capacité de communication, elle l'étend au
long passé et aux disparus, elle donne le pouvoir de franchir les limites
du temps et de l'espace. Les spirites recourent d'ailleurs aux méta-
phores de la science, de la technique, de l'outil, du travail. Les esprits
obéissent à une sorte de physique, le médium devient une machine de
« communication de la parole » et des dispositifs techniques essaient
de vérifier la réalité de la communication. La transcommunication
établit la forme la plus technicisée des imbrications du spiritisme et de
la science. Le techno-imaginaire s'y déploie et fait apparaître un autre
type d'expert – le technicien du caché et de l'impossible 1.
Si le temps des médiums s'est approprié des moyens de la moder-

1. « Les montreurs de surnaturel » (p. 255).

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nité pour mieux légitimer le surnaturel, le temps des religiosités post-


coloniales fait apparaître les « prophètes » qui ont séparé d'avec la
domination impériale, qui prennent en charge les « maux » de la
modernisation. Au tournant des années 1950, l'indépendance com-
mence à être exigée et la généralisation de cette demande touche le
continent africain tout entier. C'est alors que Georges Balandier
publie sa contribution théorique relative à la « situation coloniale » et
à l'aveuglement des anthropologues, qui en ignorent les effets. C'est
alors qu'il considère le mouvement de libération en ses deux expres-
sions, dans les milieux intellectuels africains d'une part, dans les
milieux populaires, des paysans congolais d'autre part. C'est chez
ceux-ci que le langage religieux retourné se transforme en langage
politique de libération, les « prophètes » le créent, les mouvements
religieux organisés en « Églises du salut » le transmettent et le dif-
fusent. Après les indépendances, la dissidence devient souvent une
reconnaissance par le pouvoir politique, le travail des « prophètes »
doit alors guérir des maux d'une modernité qui désarme l'individu par
la défaillance des traditions.
C'est ce que souligne Jean-Pierre Dozon en reprenant l'étude des
prophétismes contemporains en Côte d'Ivoire, en proposant une
anthropologie de la « production religieuse de la modernité ». Le
moment inaugural reporte au début du XXe siècle, avec l'avènement
de W.W. Harris venu du Liberia voisin. Il invente le dogme nouveau :
la Bible est le livre des savoirs, la lutte contre les dieux du passé et la
sorcellerie est le principe d'action, la guérison des croyants résulte de
la confiance mise en un seul Dieu, détenteur de la toute-puissance. La
forme centrale du harrisme est constituée : un Livre unique, un Dieu
unique, un combat contre la sorcellerie qui « mange » toute vie, une
ouverture sur le salut personnel par la foi nouvelle. Le harrisme se
répand en multipliant les cultes qui l'imitent. L'enseignement est
adaptable selon la personnalité des « héritiers-prophètes » et les situa-
tions.
Tantôt l'accent porte pleinement sur la séparation et la lutte,
l'anticolonialisme populaire mobilise. Tantôt le but est d'accéder au
décryptage du secret des Blancs, source du pouvoir et des richesses, il

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faut déposséder et parvenir à un salut dont les Sauveurs noirs


deviennent les seuls intercesseurs. Tantôt – et c'est le cas avec
l'expansion d'une modernité concurrentielle fortement inégalitaire –
la parole des prophètes désarme la sorcellerie accapareuse et guérit.
Chacun doit imposer sa marque distinctive, mais pour tous, les
conditions d'accès au pouvoir prophétique sont les mêmes. Il faut le
signe d'une élection qui signifie la possession de dons exceptionnels,
il faut les preuves d'un pouvoir symbolique et rituel à effets béné-
fiques. Le récit de l'aventure spirituelle est constitutif de la croyance,
et celle-ci ouvre la voie de la guérison des maux individuels et du
malheur collectif, elle fait naître une « communauté thérapeutique »
des fidèles.
Dozon montre comment les « prophètes » ivoiriens occupent
l'espace religieux en étant les révélateurs de problèmes posés par la
modernité. Ils dénoncent la domination exercée par l'argent, objet
d'une concurrence qui ravage le lien social et l'obligation de solidarité
entre apparentés. Ils affirment la nécessité d'opposer des barrières à la
sorcellerie, forme principale de la concurrence pour acquérir du pou-
voir et des richesses. La sorcellerie ravage d'abord l'espace social
proche, puis se diffuse par l'action cachée, elle devient l'agent du
désordre général, des crises sociales et de la mauvaise tête des indivi-
dus. Les « prophètes » rejettent les autorités du passé, ils se situent
dans le présent et disent en avoir le contrôle par la croyance, la parole
et les pratiques ritualisées. En ce sens, ils sont partenaires du pouvoir
politique moderne. Des présidents ivoiriens les ont « utilisés », en
entourant leur règne d'un halo prophétique. Une vérité s'impose. Les
« prophètes » prétendus d'aujourd'hui continuent à révéler la conni-
vence et l'imbrication du religieux et du politique, au-delà de millé-
naires d'histoire du sacré 1.

1. « Des prophètes en “anthropologues” » (p. 259).


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Figures du politique

R ousseau l'a affirmé : « tout tient radicalement à la politique ».


L'Ancien Régime va bientôt s'effondrer avec le « sacrifice » du roi,
acte de rupture par régicide ritualisé qui rend impossible tout retour
au passé. La Révolution française, contagieuse et imitée, va ouvrir à
la fin du XVIIIe siècle l'« ère des révolutions ». Cette époque renvoie
aux philosophes, notamment à Rousseau, comme la Renaissance
italienne reporte à Machiavel et, par lui, à l'avènement de la princi-
pauté moderne propice au renouveau de tous les arts.
En Occident, l'histoire se fait et s'interprète selon la double
dimension religieuse et politique, jusqu'à cette période où l'avène-
ment démocratique sépare et laïcise. Les monarchies parlementaires
elles-mêmes ne survivent que par la garde de la fonction symbolique :
la souveraineté rappelle les commencements et la longue durée dans
l'histoire, le souverain tient les symboles de l'unité nationale et barre
les risques d'appropriation partisane. Le pouvoir réel n'existe que
dans la séparation, la religion est réservée aux choix personnels et la
religiosité imprègne ce qui symbolise l'unité nationale, ce qui engage
l'affectivité dans la relation au souverain.
Les sciences humaines françaises peuvent longtemps être vues
comme sciences du politique et de l'événement, ce qui a conduit à
valoriser l'étude des régimes politiques et de la forme du droit associé,
à valoriser les études historiques considérant les ruptures événemen-
tielles et définissant les périodes qui en naissent. Il faudra attendre le
siècle de la multiplication des sciences, le XIXe, pour que se constitue
pleinement la science sociale, que la société reconnue en elle-même

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soit l'inspiratrice de la théorie et de la recherche empirique. Cette


science s'attache seulement plus tard aux « sociétés de l'ailleurs », à
leurs différences dans le monde contemporain. Ces sociétés n'étaient
pas ignorées, l'expansion coloniale planétaire les rencontrait, les
administrait en s'appropriant leurs richesses, les acculturait, mais leur
image ne se formait que selon trois façons : l'exotisme, le primitivisme,
l'érudition fondée sur l'archéologie et l'étude des langues et créations
indigènes. L'ethnologie pratiquée sur le terrain, directe, qui prend le
relais des apports d'amateurs coloniaux ne se développe qu'après la
Seconde Guerre mondiale, puis s'étend dans l'espace scientifique sous
la forme d'une anthropologie générale qui progresse par spécialisa-
tions successives.
L'anthropologie politique est l'une d'elles, plus tardivement défi-
nie en France qu'aux États-Unis. Elle apparaît à la fois sur le terrain
et par le premier ouvrage qui lui est entièrement consacré en fran-
çais : Anthropologie politique 1. Au-delà de la spécialisation discipli-
naire, il est montré que la reconnaissance de l'espace du politique et
la connaissance de la nature du pouvoir ne s'effectuent pleinement
qu'en dépassant le « provincialisme occidental ». C'est une impulsion
nécessaire, afin de fonder l'interprétation sur la diversité des formes
de réalisation du politique, afin d'admettre que le pouvoir en ce qui
le constitue met en œuvre bien plus que les principes qui le légitiment
et les règles qui en organisent l'exercice.
L'histoire de la pensée politique reste d'abord celle de la philoso-
phie politique occidentale. C'est à celle-ci que Leo Strauss a consacré
un ouvrage collectif en forme de parcours à trente-neuf étapes : depuis
l'Antiquité grecque jusqu'aux turbulences funestes du XXe siècle.
Chaque étape est la rencontre guidée avec un philosophe du politique
appartenant à cette tradition de l'Occident, seules deux traditions
différentes apparaissent avec Al-Fârâbi (musulman de Bagdad) et
Maïmonide (juif andalou). Le parcours est fléché : les guides du par-
cours appartiennent tous, sauf un, à la constellation philosophique

1. Georges Balandier Anthropologie politique, Paris, Puf, (1967) 2013.

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anglo-américaine ; de plus, au-sein même de cette configuration, tous


sont membres d'une même famille intellectuelle, celle de Leo Strauss.
Il est devenu historien de la pensée politique après avoir établi son
diagnostic de la crise de l'Occident et de la modernité. Il acquiert ainsi
la renommée, il exerce une grande influence sur les milieux libéraux
américains, au sens américain du libéralisme. Le parcours de l'histo-
rien dans l'espace de la philosophie politique est aussi le trajet par
lequel il valide son propre choix politique. Leo Strauss choisit la (sa)
rencontre avec Machiavel, qui effectue la « coupure moderne », qui
sépare la pensée politique de l'« acte de foi ». L'historien de la philo-
sophie juge peu probable la réalisation du meilleur régime et néfaste
l'idée obstinée qu'il est réalisable. Le rationalisme politique a pour
fonction de préserver des illusions finalement désastreuses, tragiques.
La science politique de notre temps doit être, selon Strauss, civique et
empirique à la fois, modératrice de nos attentes et espérances poli-
tiques.
Toutes les rencontres du parcours commencé avec Platon et Aris-
tote, qui « inaugurent la philosophie politique classique », font appa-
raître deux ensembles de croisements thématiques. D'une part, la
question du degré de dévoilement du politique : Montesquieu opte
pour la réserve (la nature des choses politiques n'a pas à être révélée
sans nécessité), Locke, penseur du libéralisme anglais, choisit l'inverse
(le vrai fondement du gouvernement doit être montré pour donner les
moyens de combattre toute forme de pouvoir arbitraire absolu).
D'autre part, la question du régime politique et l'épreuve de validité
de l'option qui réalise la démocratie. Spinoza est le premier philo-
sophe qui a « écrit une défense systématique de la démocratie » en
montrant la difficulté de préserver la liberté. Avec l'âge des révolu-
tions les passions envahissent l'espace politique, elles expriment soit
le désir de démocratie totale soit à l'inverse son éradication. Leo
Strauss se retrouve toujours en défenseur du rationalisme politique
classique, il donne à la démocratie libérale des couleurs antiques 1.
Leo Strauss reste un penseur incommode, disparu en 1973 en

1. « La pensée politique en boucle » (p. 264).

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transmettant la garde de ses archives à l'Université de Chicago où il a


enseigné. Non seulement il se situe en polémiquant sans cesse hors des
modes intellectuelles, mais il s'applique à brouiller les pistes qui per-
mettraient de lui attribuer une position dans l'espace philosophique.
C'est un philosophe qui s'estime aussi sociologue et veut fonder une
« sociologie de la philosophie ». C'est un défenseur du rationalisme
politique classique passionné par la critique des modernités et le réta-
blissement de la citoyenneté. Il pratique le retour aux « anciens »
contre tous les « modernes ». Ses critiques réfutent une œuvre qui
manque de cohérence : tantôt il est vu comme un nihiliste, tantôt
comme un moraliste « dogmatique » que la « menace communiste »
obsède.
L'accueil de cette pensée est tardif en France, Aron y contribue en
trouvant dans l'œuvre straussienne une double réfutation : de l'indi-
vidualisme sartrien, du marxisme dogmatique. Le libéralisme fran-
çais s'inspire de ce ni-ni, sans pour autant connaître la pratique
réelle des « libéraux » américains. L'oubli suivra, jusqu'à la publica-
tion posthume des conférences et essais en français. C'est une intro-
duction nécessaire, une présentation de Leo Strauss par lui-même et
de sa façon de vouloir répondre à la « crise spirituelle » des contem-
porains.
Il propose une lecture nouvelle, souvent hétérodoxe, des ouvrages
majeurs des philosophes et théologiens du passé. Il dialogue avec ces
penseurs – avec Socrate et Thucydide aussi bien qu'avec Heidegger –,
il évalue avec / par eux une démocratie libérale « incertaine d'elle-
même et de son avenir », finalement exposée au risque de la « barba-
risation ». Son rationalisme opère en tension, se détache des seuls
« signaux modernes » et en libère sur le chemin où progresse la
« liberté de l'esprit ».
Il se qualifie aussi de « sociologue occidental ». Il dénie cependant
à toute science moderne la capacité de tenir sa promesse, « de dire en
quel sens la science est bonne ». Il juge la science sociale dévoyée par
l'exigence de scientificité imitative, par l'incapacité d'étudier la
société « comme un tout » et l'homme social « comme une totalité ».
La sociologie doit échapper à ces risques en effectuant « un retour au

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mode de penser du sens commun ». Cette position peut notamment


apparaître comme signifiant une double condamnation, du phéno-
mène social total selon Mauss, de la distance à prendre par rapport
au sens commun sinon à la pratique selon Bourdieu. Strauss veut
comprendre la réalité sociale, « telle qu'elle est comprise dans la vie
sociale par les hommes réfléchis et tolérants ». Il refuse de se détacher
des valeurs par respect des seuls faits, c'est au contraire en les parta-
geant qu'il devient possible de parvenir à une « compréhension de
l'intérieur ». Mais cette possibilité de comprendre, colorée de « bien-
veillance », est celle des hommes réfléchis et tolérants – c'est‑à-dire
des philosophes attachés au rationalisme classique.
Strauss préconise, sans la nommer ainsi, la réflexivité. Dévoiler
l'engagement et les croyances des autres exige la profondeur et la
connaissance de son « propre engagement ». Il s'agit moins de dis-
tance critique nécessaire à l'objectivité que de critique rationnelle
révélant la fausseté de la compréhension seulement bienveillante. Sa
critique totale de la modernité a pour opposés l'appel à l'humanisme
revigoré et l'exigence d'éthique, « reine des sciences sociales ». C'est
par là que l'œuvre a pu contribuer à des usages réactionnaires, bien
que l'attachement à la démocratie soit affirmé en même temps qu'au
nécessaire réveil du civisme 1.
Un autre philosophe, Ernst Cassirer, livre avant l'achèvement de
sa vie un ouvrage en forme de testament philosophique : Le Mythe de
l'État, un livre écrit durant les mois où le nazisme agonise. Alors qu'il
avait déjà tenté de répondre à cette redoutable question : qu'est-ce
donc que l'homme ? jusqu'où peut-il aller dans le ravage barbare de ce
qui fonde l'humanité, dans l'acceptation de la jouissance dégradante
du tragique quotidien ? Cassirer, surnommé l'Olympien, témoigne
cependant sans illusion ni désespoir de ce qui a rendu le XXe siècle
particulièrement tragique. Il le situe dans une longue histoire de la
pensée politique soulignant les périodes de faiblesse, les temps d'avan-
cées et de retombées fatales de la Raison. Le défi est constant, il faut
relier toute lecture datée du social à la totalité de l'expérience

1. « L'incommode M. Strauss (p. 268).

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Du social par temps incertain

humaine : science, histoire, religion, littérature et art concourent éga-


lement à la connaissance que l'humanité peut avoir d'elle-même, de
son monde, de son époque.
La célébrité de Cassirer est légitime et durable. Elle concerne sur-
tout ce que le philosophe apporte à une connaissance autre des
« formes symboliques » qu'il étudie dans le langage, la pensée
mythique, la phénoménologie de la connaissance. Mais pour l'histo-
rien de la pensée politique, c'est le mythe qui devient la cible. Le mythe
qui opère à la façon d'un agent néfaste engendrant les perversions du
pouvoir et les égarements collectifs. Son livre, Le Mythe de l'État, est
une façon d'épopée philosophique, le récit des « luttes » conduites
contre la pensée mythique et ses effets sur le cours même de la philoso-
phie politique. Cassirer part de cette question : comment comprendre
ce qui a rendu possible la « victoire » de la pensée mythique sur la
rationalité dans plusieurs des régimes politiques contemporains ? Le
débat s'ouvre avec la critique des anthropologues classiques (Frazer,
Tylor, Lévy-Bruhl) attachés au primitivisme, il est vieilli par ces
sources, dépassé comme l'est son débat sur la relation entre univers du
mythe et théorie scientifique.
Pour Cassirer, ce qui importe dans le mythe c'est la forme non pas
le contenu, autrement dit la capacité de « s'appliquer à n'importe quel
objet », de brouiller le travail de la Raison jusque sur son propre ter-
rain. Le mythe peut devenir ainsi l'« expression même de l'émotion »,
il la revêt d'objectivité tout en la rendant néfaste dans le champ poli-
tique. L'histoire de la philosophie politique est donc à voir sous
l'aspect de la lutte occidentale contre la pensée mythique, depuis le
temps où les Grecs sont les pionniers de la pensée rationnelle, les pre-
miers théoriciens de l'État. L'effondrement de cette pensée se réalise
notamment par le romantisme allemand qui ouvre la voie à la « glori-
fication du mythe » dans l'époque moderne. Deux coupables y contri-
buent principalement, Carlyle avec l'exaltation du culte du héros,
Gobineau en alliant le culte de la race au culte du héros ; même Hegel a
inconsciemment déchaîné les « pouvoirs les plus irrationnels » par sa
conception de l'Histoire et de l'État – « réalité suprême et parfaite ».
Le mythe a pu servir à laisser le désir collectif s'incarner dans un

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chef, moyen désespéré de répondre à une « situation désespérée »


lorsque « le chaos revient ». C'est la leçon de Cassirer : si les forces
intellectuelles, éthiques et artistiques faiblissent, la voie est ouverte au
retour du chaos 1.
Les irruptions récurrentes du désordre semblent marquer de déri-
sion les pratiques démocratiques et les théories qui les légitiment. Là
où la Grande Transformation surmoderne s'accélère, le politique
s'efface au profit de l'économisme financier appuyé sur les conquêtes
de la technique. La difficulté de gouverner se transforme en carence
du pouvoir et la démocratie établie en régime déforcé, sans repères
forts ni projets éclairant le futur immédiat. Les agents de la communi-
cation et les évaluateurs des variations de l'opinion occupent la place
vide, ils opèrent par le visible (les images) et l'indication mesurée des
tendances (les sondages).
La chute des dominations coloniales, l'expulsion des oppresseurs
et bénéficiaires de la sujétion totalitaire ont fait naître des nouvelles
demandes de démocratie, sans que, souvent, ces demandes ne soient
précisées autrement que par l'éradication de la misère. Mais, celle-ci
engendre davantage l'émeute et la protestation de rue que la révolu-
tion organisant le passage à un régime démocratique. Les insurrec-
tions récentes, célébrées en tant que « Printemps arabe », l'ont montré.
À Tunis, au Caire, à Benghazi, la rue insurgée élimine l'autocrate
corrompu et réclame la démocratie, de fait la liberté qui conduit à plus
de justice dans la lutte immédiate contre la misère, à plus d'équité
dans le partage des richesses. La démocratie désirée reste floue alors
que la religion s'inscrit dans la longue histoire des civilisations isla-
miques, la croyance vécue par retour à la foi initiale l'emporte alors
sur l'attente démocratique imprécise, étrangère à la tradition. La
croyance peut remédier au « désenchantement » social, mais elle a un
prix différé : la potentialité du risque totalitaire théocratique.
La démocratie n'est pas une récompense des révoltes populaires,
déjà là ou presque, à mettre en fonctionnement une fois la victoire
acquise. Elle ne s'importe pas non plus depuis les pays à longue his-

1. « L'État éclairé par la Raison » (p. 272).

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toire démocratique, elle se construit à partir d'une histoire totale,


dans le présent à partir d'un pouvoir justement partagé et d'une éco-
nomie respectant l'équité et la négociation. Elle est un pari sur la
volonté collective de maintenir les conditions de sa réalisation, sur
la possibilité de s'opposer à son accaparement, à sa perversion par la
confiscation d'une minorité activiste. Elle n'est pas unique mais plu-
rielle dans ses formes réalisées, cependant un noyau central leur reste
commun, dont la disparition réduirait l'état démocratique à un jeu
d'apparences ou à un simulacre.
Il semble que le régime démocratique s'identifie plus clairement
par ce qu'il n'est pas, que par ce qui lui est propre dans la diversité de
ses réalisations historiques ou contemporaines. C'est un défi auquel
Jean Baechler, sociologue du politique, a tenté de répondre par son
Précis de la démocratie. Il place très haut son ambition : procéder à
« une analyse vraie de la nature de la démocratie en général », bref
donner forme et méthode à une « science de la démocratie ». À cette
fin, Baechler part d'une affirmation qui a été celle de Rousseau, tout
est politique. Il souligne quant à lui la « centralité du politique », ordre
« qui rend possible tous les autres », il reprend l'assertion grecque,
l'homme « est d'abord politique ». Mais il précise aussitôt que la
démocratie n'est ni une invention grecque ni une découverte moderne :
« elle a été trouvée par personne et par tout le monde ». Elle est inscrite
dans les premières formes du social – la bande et la horde, qui présen-
teraient « une transcription exceptionnellement pure des principes
démocratiques ». Alors que les ethnologues et les anthropologues ont
longtemps dénié aux « sociétés primitives » leur appartenance à l'his-
toire et leur place dans l'espace politique, l'avènement de l'anthropo-
logie politique corrige la double affirmation. Mais c'est la relation
politique qui est universelle, de tout lieu et de tout temps, non pas la
relation démocratique. Le retour à l'origine des sociétés, aux états
premiers supposés du pouvoir politique, reste un point de départ pour
la logique formelle, non pas pour l'établissement vérifié de la généalo-
gie des phénomènes politiques.
Baechler construit un « modèle idéal » de la démocratie, puis il le
confronte aux réalisations démocratiques qui en sont plus ou moins

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approchées, voire faussées ou perverties. Ce modèle de référence est


élaboré par mise en évidence des principes constitutifs et par déduc-
tion logique. Il ne peut tenir compte de ce qui est hors du modèle, de ce
qui échappe au pur traitement logique rationnel : les symbolisations,
les dramatisations, les passions, les effets d'influence et d'emprise, la
versatilité de l'opinion publique qui sont aussi constitutifs du champ
politique, et donc actifs dans l'exercice de la démocratie.
La théorie de l'homme confronté à « la contrainte imparable des
conflits », la théorie de la société qui pacifie en son sein en orientant la
violence vers des dangers extérieurs conduisent à la nécessaire instau-
ration du pouvoir. Celui-ci se manifeste en trois modes attachés à trois
régimes : la puissance à l'autocratie, l'autorité par le charisme à l'hié-
rocratie, la direction par compétence à la démocratie. Chacun de ces
régimes se diversifie dans ses réalisations et corruptions historiques,
mais tous renvoient au « modèle de la démocratie pure et parfaite ».
Aujourd'hui, trois moments marquent le passage du modèle au réel :
la différenciation du privé et du public, la délégation réversible signi-
fiant la possibilité d'opposer des contre-pouvoirs au pouvoir, le res-
pect des vertus civiques et politiques qui sont les conditions de
l'exercice démocratique.
Jean Baechler ne veut pas mettre en doute les valeurs démocra-
tiques, pas plus que leur présence potentielle universelle. Il affirme sa
certitude : la démocratie est la forme « la plus appropriée à la solu-
tion des problèmes posés aux hommes 1 ».
La pure construction intellectuelle du politique se défait sous les
contraintes de l'événement et sous les effets de la progression accélérée
des modernités. L'événement majeur peut avoir pour issue le déman-
tèlement d'un ancien régime. La surmodernité actuelle multiplie tou-
jours plus vite les instruments, les machines, les moyens de faire
mieux plus vite, mais elle bouscule ou ravage cependant les institu-
tions et les repères culturels. Elle désordonne et dépayse continûment
par la transformation rapide des paysages sociaux, elle est anxiogène
par la contrainte croissante de l'incertitude.

1. « La démocratie, précisément » (p. 275).

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La surmodernité actuelle est pleinement associée aux affects, aux


émotions, aux désirs. Par les systèmes machines, elle impose ses
rythmes : le temps de l'immédiat, la rapidité, l'urgence. Elle engendre
aussi la suprématie du visible, l'irruption continue de l'événement,
l'addiction aux images et au jeu avec les images, l'avènement du
caché par les machines rendant visible l'intérieur des choses et des
êtres et la construction de doubles du réel par recours à la simulation.
La surmodernité rend plus floues les représentations du monde et la
construction identitaire de chacun. Le global planétaire (la mondiali-
sation) et le local enraciné dans l'histoire (la nation, naguère) ne suf-
fisent pas/plus à briser la séparation des individus, à créer du lien
social. Ce lien se distend alors que les institutions se défont, les soli-
tudes se multiplient difficilement assumées.
Le politique s'efface cependant que l'impuissance des gouverne-
ments s'accroît, face à la Grande Transformation qui ne laisse rien en
l'état, qui déplace le pouvoir vers l'économie financière et les systèmes
techniques à son service. Dans l'espace politique où le mouvement, le
« bougé » continuel réduisent la capacité de gouverner, l'usage poli-
tique des passions substitue la compétence défaillante. Elles ont été de
tout temps un moyen politique, mais avec la mauvaise renommée
d'utiliser des forces obscures, d'agir à l'insu de ceux qu'elles affectent.
C'est justement cette permanence qui fait question. Les passions
brouillent la stratégie des intérêts affrontés, elles se libèrent davantage
durant les périodes critiques, elles contribuent à l'établissement et au
maintien des régimes funestes. Elles résistent à tout, au mouvement
historique qui les transmet en les transformant, au progrès qui les
utilise pour sa part, aux avancées de la rationalité tentant de les défor-
cer et surtout aux mutations des régimes politiques qui cherchent à les
encadrer par le droit et la règle. Les totalitarismes du siècle dernier les
ont utilisées avec cynisme afin de monter le niveau de leurs dramatisa-
tions de masse, leurs liturgies laïques, afin d'engendrer une solidarité
en armes par l'élimination continuelle d'ennemis de l'intérieur sup-
posés – juifs, francs-maçons, communistes, démocrates résistants. Les
passions instrumentalisées par les pouvoirs « n'ont pas de morale »,
elles sont indifférentes, elles ne reconnaissent que des frontières

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poreuses entre le Bien et le Mal, l'un et l'autre servant selon les situa-
tions et l'opportunité. Les circonstances les gouvernent non pas
l'impératif moral.
Pierre Ansart, sociologue des idéologies et de l'imaginaire social,
présente son grand parcours avec les « cliniciens des passions poli-
tiques » : de la rencontre avec Confucius jusqu'à la relecture des textes
politiques d'Aron. Un parcours conduit avec une double contrainte.
D'une part, montrer que l'espace politique est toujours « un lieu de
passions et de traitement des passions ». D'autre part, montrer que
leur étude ne peut être que celle du clinicien. Les passions politiques
ne se prêtent guère à la neutralité des observateurs et des analystes, à
commencer par leur impossibilité de se détacher de leur propre inves-
tissement passionnel.
Les premières étapes du parcours parmi les œuvres majeures de
tous les temps révèlent l'ancienneté du problème et la défiance à
l'égard des passions. Confucius recourt au formalisme des rites pour
parvenir à la conformité émotionnelle. Platon les lie à l'insatisfaction
des désirs et à l'imperfection de la Cité, il cherche à quelles conditions
elles sont empêchées d'engendrer des « troubles destructeurs ». Saint
Augustin souligne l'impossibilité de concilier les passions, même dans
la Cité céleste. De fait, leur pacification vraie « réside dans le cœur de
chacun ».
Ansart s'attarde ensuite en compagnie de deux bons cliniciens des
passions. Machiavel a fait de Florence un observatoire des passions
politiques, du Prince le bénéficiaire des leçons tirées de l'expérience et
d'une connaissance savante de la Rome antique. La démarche évite
l'intellectualisme pur, elle observe, elle dynamise les relations en jeu
– c'est‑à-dire « des relations entre les acteurs passionnés ». L'atten-
tion se porte aussi sur les moments critiques, les guerres et les révolu-
tions, qui exaspèrent les passions et s'en servent. Mais une question
récurrente surplombe l'analyse : quel est le régime qui gouverne le
mieux leurs équilibres ? Réponse, la république.
Les modernes – Marx, Tocqueville, Freud, et de Gaulle – jalonnent
le parcours, mais c'est Aron qui peut le mieux contribuer à une possible
clinique des passions. En tenant l'emploi du « spectateur engagé »,

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Du social par temps incertain

il est celui qui incite à choisir une politique d'équilibre, qui invite à la
conduite d'une « politique raisonnée et raisonnable ». Aron n'exa-
mine pas les passions pour elles-mêmes, mais pour leurs effets accep-
tables ou néfastes, en respectant la distance critique qui protège des
illusions. Il choisit pour fonder sa démarche deux « situations exem-
plaires », le totalitarisme nazi, le régime soviétique et sa relation aux
communismes nationaux. C'est un choix issu de l'après-guerre, de la
fragilité de la paix, de la politique des deux blocs confrontés et de la
certitude que les passions politiques servent aussi le tragique, puis
l'inhumanité. Dans le cas du totalitarisme, l'étude porte sur la genèse
du fanatisme, d'une pathologie politique. Dans le cas du soviétisme et
du communisme national, l'examen concerne surtout la fascination
exercée sur le milieu intellectuel, durant la période dite de la « guerre
froide » propice à une idéologisation extrême. Ce moment passionnel
de confrontations intellectuelles que le refroidissement des passions,
après le démantèlement de l'Union soviétique et la chute des commu-
nismes nationaux, a presque condamné à l'oubli.
Le parcours dirigé par Pierre Ansart une fois accompli, on est pris
par le doute : on demeure dans l'incertitude quant à la possibilité de
soumettre les passions politiques par la rationalité, voire quant au
risque de trop les assagir. Le doute s'accroît avec le changement d'ère
accompli par tous avant la fin du siècle dernier, avec la numérisation
généralisée et son cortège d'applications. Les passions, les affects
bougent continûment, ils se déplacent aujourd'hui du politique
(déforcé) vers l'économisme financier (tout puissant) et vers la tech-
nologie (inouïe par ses produits). L'affectivité cherche à compenser,
puis à réduire, les effets d'une société abstraite ouverte au foisonne-
ment des logiciels, des algorithmes et aux contraintes de l'urgence
sans projet suffisant éclairant le devenir 1.
Après les passions, la mémoire collective, qui donne au passé une
fonction politique actuelle : aucun peuple, aucune société, aucun
individu ne saurait être et définir son identité en état d'amnésie. On
ne peut faire table rase du passé, il dispose de retraites d'où il peut

1. « L'usage politique des passions » (p. 279).

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Figures du politique

revenir, il surgit des refuges où des pouvoirs contraires – agents de


contrainte par l'oubli – l'ont conduit à la résistance. Des événements
du dernier siècle ont donné des preuves nombreuses de cette conser-
vation en attente de retour. La mémoire revient dans le sillage de
l'histoire contemporaine – en Allemagne postnazie, en Russie post-
soviétique, en chacun des pays postcoloniaux. La mémoire d'avant
avait été brutalement annulée, captive, confisquée, détournée, cachée
en attente de retour. Elle se ranime « post », mais elle n'est déjà plus
la même, d'autres enjeux l'utilisent et la manipulent. Elle est essen-
tiellement un enjeu politique sous la surveillance du nouveau pouvoir
établi, un enjeu dont les adversaires tirent eux aussi les moyens de la
protestation ou du rejet.
La chute des totalitarismes de l'Est européen a redonné à la
mémoire collective une vigueur repérable en chacune de ses manifes-
tations. Le politique reconstruit, les classes sociales renées, les institu-
tions en voie de renouvellement deviennent les objets de la recherche
ravivée, et les mémoires collectives des sources idéologiques qui ali-
mentent les confrontations. Un ouvrage dirigé notamment par Alain
Brossat, consacré à la « mémoire retrouvée » après la disparition des
totalitarismes de l'Europe orientale, révèle sitôt après l'événement les
renaissances, les débats, les combats où les mémoires collectives sont
engagées. C'est un monde en fusion soudain « possédé par le passé »,
sorti du confinement où il était prisonnier, qui se trouve pris dans les
turbulences, les incertitudes identitaires, les rivalités et les conflits.
Un monde où l'on se fait par nécessité « chasseur de mémoire ».
Dans ces chantiers du social libéré, étudiés en quelque sorte à
chaud, la mémoire se manifeste sous trois aspects : « effacée, manipu-
lée, disputée ». L'effacement n'a pas seulement tari des sources
d'information, il atteint ensuite ce qui a pu être lieu de mémoire sous
l'ancien régime, ce qui en avait organisé la célébration, choisi les ins-
criptions et représentations matérielles. La mémoire manipulée se
révèle dans la relation aux fondateurs, dans le rapport aux événe-
ments : les statues de Staline sont abattues, mais la pratique populaire
entretient la « religion léninienne » ; dans l'Allemagne socialiste (la
RDA), la capitulation allemande a été présentée comme une référence

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Du social par temps incertain

fondatrice, le signe de la résistance au nazisme, d'une victoire rempor-


tée sur le fascisme et le militarisme.
La fin de l'Union soviétique se manifeste symboliquement par la
destruction du mur de Berlin, le mur des deux Allemagnes et du confi-
nement total des nations orientales de l'Europe. C'est l'ouverture qui
permet d'exiger aussitôt le « droit à la mémoire », de renforcer la voix
des dissidents, d'ouvrir les vannes qui ont retenu cet « océan sans
rivage », les mémoires collectives. Elles reviennent, se mélangent, se
reconstruisent en état instable tant les disputes les utilisent contradic-
toirement ou, plus directes, en exerçant la violence légitimée. Ce n'est
donc pas une mémoire unifiée qui est donnée en partage, mais des
mémoires engagées dans des « batailles vendettistes ». La mémoire
reste toujours et partout plurielle, fragmentée. Avant même que
l'Union soviétique ne soit dissoute, deux mouvements protestataires
s'y opposaient dans une utilisation antagonique de la mémoire collec-
tive disputée. L'un lutte contre l'oubli des victimes de la période stali-
nienne, il tente de redonner de la vigueur au civisme, il contribue aux
conditions visant à la naissance d'un régime démocratique. C'est une
mémoire antistalinienne. L'autre mouvement s'attache à la sauve-
garde de l'héritage, recherche le retour aux traditions, ranime les
courants du nationalisme russe et ravive les exclusions qu'ils engen-
draient. C'est une mémoire nationale. Deux logiques en appelant au
même passé s'opposent dans la construction du présent. Dans les
bouleversements, les incertitudes de l'actuel, les recompositions de la
mémoire raniment fortement les passions néfastes, les particula-
rismes, les divisions transmises dans la suite des générations.
L'histoire qui s'est faite a alimenté sans fin les mémoires collec-
tives, l'événement et la transmission y ont pourvu. La surmodernité
contemporaine substitue le temps de l'immédiat à la durée, l'archive
numérisée à la mémoire vive, l'urgence à l'interrogation du passé et
de l'expérience collective. C'est une autre épreuve où s'imposent, y
compris contre le politique, les mémoires machinelles et leurs sys-
tèmes d'action 1.

1. « Les recompositions de la mémoire » (p. 282).

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Figures du politique

Le pouvoir politique, tous les pouvoirs, expriment le point de vue


d'en haut : là où l'information se canalise, où la décision se prend, où
la communication se commande. À cette distance les politiques,
enfermés dans les lieux du pouvoir, semblent tous éloignés des préoc-
cupations et difficultés de la vie quotidienne des gens ordinaires. Ils le
semblent et ils le sont à la fois. La modernité contemporaine cache les
problèmes communs en multipliant les médiations instrumentales,
l'information machinelle, le traitement par systèmes, le conseil « com-
pétent » par experts et commissions de spécialistes. L'abstraction
bureaucratique indirecte régit la vérité officielle, non pas (ou peu)
l'expérience vécue au quotidien, seulement connaissable par la proxi-
mité, la présence, par l'attention directe accordée aux difficultés de
l'existence et à la plainte.
Seuls l'événement et l'urgence conditionnent la présence « réelle »
des politiques au contact des « vraies gens », mais leurs réactions et
leurs décisions sont des réponses à l'exceptionnel ; la gestion du
moment et du risque révèle alors, immédiatement, leur compétence
ou leur incompétence. Dans le cours dit ordinaire de la vie publique,
c'est la mondialisation au-dehors, l'accumulation des problèmes irré-
solus au-dedans – le chômage de masse, l'immigration sans issue pour
beaucoup, l'extension de la grande pauvreté, la puissance financière
et les inégalités croissantes – qui deviennent les révélateurs des pou-
voirs entravés. De leur capacité à surmonter l'impuissance : « nous
avons tout essayé », constatation des politiques à propos du chômage
sans remède actif.
C'est des espaces naguère sous domination coloniale, notamment
des recherches de sciences sociales en Union indienne, qu'est venue
l'initiative de développer des subaltern studies, des études qui
s'attachent au point de vue d'en bas. Alors que les décolonisations
changent radicalement les rapports géopolitiques, que l'Outre-
Occident croît en puissance et se prépare à assumer de futurs trans-
ferts de suprématie, la situation vécue des gens ordinaires se mani-
feste, s'exprime, leurs paroles commencent à être entendues.
L'attention des sciences sociales autrement orientées, tournées
vers les gens du-bas et vers les handicapés sociaux, l'a été en d'autres

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Du social par temps incertain

périodes de grands changements et d'impuissance visible des pou-


voirs. À la fin du temps des colonies, alors que l'anthropologie se
consacre un peu moins à la manifestation et à l'élucidation positive du
différent – à ce qui fait exotique une civilisation – et un peu plus à ce
qui tient à la domination contestée, à la déconstruction sociale, à la
diffusion du salariat et à l'expansion urbaine.
En Occident, un déplacement comparable se réalise avec la pre-
mière révolution industrielle au XIXe siècle, et avec la grande dépres-
sion économique des années 1930. C'est au cours de ces années
qu'une École anthropo-sociologique autrement définie, vite renom-
mée, se constitue aux États-Unis à Chicago. Les quartiers à l'abandon
– défavorisés, dit-on – les minorités, les chômeurs, les délinquants, les
déviants et la crise inachevable telle qu'elle est vécue, sont les thèmes
qui orientent les recherches. Chicago est la source d'inspiration qui
féconde d'autres Écoles, en Allemagne avec le courant de la « recons-
truction sociale », en Autriche sous le double choc de Marx et Freud,
en Angleterre avec la place donnée à l'« anthropologie appliquée »,
en France avec cette même spécialisation et les « récits de vie », avec
la « socio-anthropologie du quotidien » après que Gérando se fut
décrété « visiteur du pauvre ». C'est‑à-dire observateur de la condi-
tion indigente.
Les crises économiques répétées, la déstructuration de l'économie
matérielle, l'extension rapide du nombre des sans-emploi et des nou-
veaux pauvres, l'insécurité sociale et l'anxiété individuelle entrete-
nues, la concentration démographique et les inégalités combinées
alimentant la ségrégation au sein des « cités », tout contribue à dépla-
cer le regard des sociologues vers les gens du-bas. Vers « les vraies
raisons de la souffrance ». Ce que fait Bourdieu par surprise en gou-
vernant une enquête collective hors de ses terrains bien connus, une
étude où est observée « la misère du monde ». Il en résulte un livre à
double effet : un recueil d'histoires individuelles mises en situation,
construites à partir du « discours naturel » de chaque interlocuteur ;
un commentaire qui démocratise la « posture herméneutique » en la
tenant à propos des « récits ordinaires de gens ordinaires ».
Le texte est présenté sous quatre titres principaux : l'espace des

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Figures du politique

points de vue, les effets de lieu, la démission de l'État, les déclins, ils
mènent à un épilogue à la fois scientifique et politique. Au départ, les
espaces qui rapprochent et obligent à cohabiter, là où les « misères de
la coexistence » renforcent les « misères de chacun ». Les lieux jugés
difficiles sont vus sous des aspects émotionnels, dramatisés, que
l'image fantasmée des situations américaines entretient. C'est le « syn-
drome américain » à repousser, en voyant plutôt cette Amérique sous
l'angle de l'« utopie négative ». Le détour par l'État peut éclairer les
observations du « terrain », révéler les enchaînements qui vont de ce
centre « jusqu'aux régions les plus déshéritées du monde social ». Les
déclins obéissent à des étapes qui accompagnent l'accélération du
mouvement de l'hypermodernité sans achèvement.
Les récits de vie rassemblés et commentés par les sociologues du
groupe de recherche révèlent la vision d'en bas, le détour par l'État
s'attache à ce qui en compose une vision surplombante et une façon
d'arrogance d'en-haut. Cette vision est reprise et construite par les
médias qui en produisent les images, elle est traitée par des experts qui
transforment les problèmes personnels en problèmes de société dont
la responsabilité reste imprécise. À l'inverse, il ne faut pas se contenter
du fourre-tout des malaises sociaux mais écouter la plainte, se mettre
en pensée à la place de l'autre. Ce que Bourdieu va jusqu'à qualifier
d'« exercice spirituel par oubli de soi », non pas de méthode 1.

1. « Vues d'en bas » (p. 286).


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Défis et risques

C' est le paradoxe, la puissance monte cependant que l'impuis-


sance politique s'accroît. Tout concourt au renforcement rapide de
la puissance, en premier lieu le passage à la mondialisation, le chan-
gement d'échelle qui marginalise les pays dont la taille et la capacité
sont devenues insuffisantes, qui donne force ou renforce le très petit
nombre des autres. La cartographie géopolitique a changé en peu de
décennies, ses représentations font apparaître les espaces où des
puissances autrefois dominantes s'effacent, les grands espaces où
quelques nouvelles venues poursuivent leur expansion.
Le transfert de puissance à leur profit est à la fois l'objectif et le
défi, c'est le pari de la minorité de pays qui ont fait du changement
d'échelle la chance de leur développement accéléré et inouï. Ce sont
les nouvelles puissances collectives en devenir, mais les puissants indi-
viduels disposent d'une solidarité planétaire qui les allie jusque dans
la concurrence, la solidarité des « inégalitaires ». Cette connivence
dans l'accroissement de puissance accompagne la fascination que la
surmodernité mondialisante exerce. Elle pourvoit en ce qui est conti-
nûment facteur de puissance nouvelle : la mobilité, l'immédiateté
financière ; la technologie des « immatériaux », le recul de la matéria-
lité substituée par le réel numérisé et les réseaux d'accès à ouverture
immédiate ; l'individualisme concurrentiel entretenu par la faiblesse
des institutions et du lien social, par la déficience des régulations. La
puissance croît, rien ne la modère globalement.
L'impuissance politique déforce des nations naguère dominantes,
la Grande Transformation qui allie la force du mouvement (l'accélé-

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Défis et risques

ration des changements) et les effets de l'incertitude (l'apparent non-


sens du devenir) y affaiblit la capacité de gouverner. La gestion de
l'urgence, la gouvernance par la médiation des experts et des
systèmes-experts machinels supplantent l'action proprement poli-
tique, nécessaire pour éclairer l'avenir immédiat, définir des projets
qui fortifient le désir d'un avenir plus lointain et l'engagement per-
sonnel. La défaillance du politique laisse les « problèmes de société »
irrésolus, cette formule ne peut même plus rester le cache des souf-
frances vécues.
Elles sont celles du quotidien des « vraies gens », alors que
l'impuissance et la médiocre volonté des pouvoirs se manifestent en
tout ce qui affecte la vie courante. À tous les niveaux, à commencer
par la crise économique inachevable qui ruine les nations les plus
vulnérables et ravage les conditions d'une vie décente du citoyen. Le
capitalisme financier donne tous les pouvoirs à des Léviathans-
banquiers qui oppriment sans courir de grands risques, les firmes
mondialisées ont délaissé la gestion des « ressources humaines » en les
subordonnant à la progression continue du « résultat » réservé au
partage d'une minorité de puissants. Ceux-ci le sont car ils disposent
notamment de deux moyens répressifs : le plan social qui abandonne
continûment des milliers de salariés au chômage de masse, la délocali-
sation qui remplace le salariat « cher » par du salariat « bon marché »
appartenant à des pays plus pauvres. La pression sur les salariés reste
très forte, le chômage progresse continuellement sans périodes de
reflux durable, la grande pauvreté se diffuse. La technologie informa-
tique et les machines serveuses mangent de l'emploi, les métiers se
perdent, les fonctions de service des systèmes « machinels » les rem-
placent, la protection syndicale s'effrite.
Le social et le sociétal sont entrés en turbulence permanente, les
institutions et les groupes d'insertion obéissent à une séquence de
déconstructions (« les fins de ») et reconstructions (les nouveaux com-
mencements), le « lien social » est usé et le civisme s'efface. L'indivi-
dualisme du « chacun pour soi » se généralise, le bonheur sans
bonheur et la jouissance dans l'immédiat se répandent après le constat
de l'impuissance des pouvoirs. Prendre tout ce qui peut être pris – de

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Du social par temps incertain

l'argent et de la gratuité, du temps libre, de la mobilité et du voyage,


du séjour ailleurs et de la nature restée naturelle, du défi joué avec le
soleil, la mer, la montagne – tend à devenir une règle de vie. L'impuis-
sance des gouvernements laisse le champ libre à toutes les formes de
la ruse sociale.
De la puissance concentrée, toujours plus, de l'impuissance géné-
ratrice d'échecs et de souffrances individuelles, toujours là. La
seconde peut-elle être inversée ? Peut-elle alors aider à « apprivoiser »
la première ? C'est le pari du sociologue Denis Duclos, qui implique
toutes les sociétés à partir de cette affirmation : les hommes ont la
capacité de « rétroagir sur leur histoire », qui rappelle aux sociétés
cultivant la puissance que celle-ci ne peut « répondre aux méfaits de
la puissance ». Ce dont il se dit fermement convaincu. Des moyens
techniques croissants existent, mais il ne suffit pas de tout recenser et
ordonner, de tout gérer avec le concours de commandes et d'auto-
mates de la génération la plus performante, de tout réglementer pour
contenir les risques et des dommages inégalitaires. C'est une incapa-
cité générale qui croît alors que le principe espérance s'efface, avec lui
l'attente d'une rupture radicale et d'un devenir totalement autre.
En société d'hypermodernité la puissance exerce son action sous
deux formes extrêmes : la fascination et l'« hystérisation », la pre-
mière par ses réalisations inouïes, par la séduction des machines et
des systèmes qui les servent, la seconde par les jeux de puissance
qu'elle nourrit, par la spirale de ces réussites individuelles qui portent
vite certains vers l'altitude des milliardaires. Fasciné ou hystérisé, on
ne veut ni ne peut rien changer, on prend, on reçoit, on ne croit guère
à la réalité du mal social. La seule demande est celle de l'accélération
du développement profitable, d'un pouvoir acquis au détriment du
pouvoir politique en invoquant la complexité du monde tel qu'il est
devenu.
Afin de conduire sa démonstration, Duclos esquisse une théorie
des sociétés. D'abord de toute société, qui comporte des passages, des
points sur lesquels il est possible de jouer pour « faire bouger » les
représentations sociales, les raisons d'agir. Une position proche de
celle que je soutiens depuis des décennies. Toutes les sociétés com-

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Défis et risques

portent des « trous », des points de moindre emprise, faibles, d'une


part. L'histoire de toute société est, à des degrés d'intensité inégale, un
combat constant contre son propre inachèvement, d'autre part. C'est
à la fois la cassure de l'enfermement social et la dénonciation du
« consentement caché ».
Ensuite, la société surmoderne est examinée, en premier lieu sous
l'aspect de ce qui entretient l'illusion de la maîtrise. La science peut
donner l'image d'un monde qu'il est possible de manipuler, de simu-
ler et de transformer, même jusqu'à ce point où les biotechnologies
conduisent à l'illusion de l'a-mortalité. La technique exalte les succès
du pouvoir-faire, la performance, l'inouï jusqu'au moment où la
catastrophe mal contrôlable réveille le doute et l'anxiété. Conjugués
durant le cours normal du fonctionnement, ils maintiennent un fort
sentiment d'emprise, ignorant ou négligeant ce que le réel comporte
de « caché et d'irréductible ». Le risque comme le mal menacent, mais
ils portent aussi en eux le remède, dit-on. C'est une certitude, comme
l'est, celle attachée à la « volonté de contrôle » qui révèle pourtant,
par les crises irrésolues, qu'elle donne souvent naissance à l'incontrô-
lable. L'histoire humaine est jalonnée par les échecs autant ou plus
que par les succès inouïs, le « risque de renversement dans l'inhu-
main » reste une menace masquée constante.
Denis Duclos identifie un monde déjà « chosifié », il propose de
conduire la lutte contre les « grandes idoles », de desserrer la crispa-
tion sur la puissance et sur « les arrogances déguisées en pseudo-
connaissances ». Aux techniques de la puissance, il oppose trois formes
d'apprivoisement : la « civilité » qui est une aptitude, une vigilance, une
capacité modératrice agissant sur tout ce qui entretient les résistances
du corps social et la reconnaissance des limites ; le « rationalisme tem-
péré » qui n'abolit pas l'aptitude à jouer des savoirs et des règles, mais
protège de la complète délégation du traitement des affaires aux sys-
tèmes, aux machines ; l'« ordre culturel » qui n'est pas une dérivation
du retrait mais une protection contre les « mirages d'emprise », une
façon de « se garder de la puissance ». L'ouvrage de Denis Duclos a été
publié avant le changement d'ère, fin du siècle dernier, depuis la
Grande Transformation a accéléré sa marche en étant accompagnée

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Du social par temps incertain

par le cortège des crises. La mondialisation et les mutations technolo-


giques ont bouleversé tous les lieux de l'homme, certains modes de
domestication de la puissance sont devenus obsolètes, l'impuissance
des pouvoirs davantage apparente. L'imaginaire collectif se nourrit
autrement, avec des images de catastrophe et de contagions, qui l'ali-
mentent périodiquement au cours des crises irrésolues 1.
La catastrophe n'a jamais disparu de l'horizon des hommes, par sa
réalité qui éprouve, ravage et ruine, par ses métaphores qui s'ins-
crivent dans des visions du monde et des configurations de l'imagi-
naire alliant les peurs, les angoisses, les réactions à des irruptions du
tragique. La nature par ses turbulences, ses véhémences destructrices
continue à imposer cette présence, mais ses agressions restent vues
pour la plupart sous les aspects d'une fatalité naturelle, ou d'une
épreuve imposée par des puissances surnaturelles tenant les hommes
en leur disposition. C'est le tremblement de terre, le tsunami, le
cyclone, l'avalanche. Les hommes mesurent mieux leur responsabilité,
totale ou partielle, lorsque la catastrophe résulte de leurs entreprises
d'« arraisonnement » du monde par les techniques – celles des
machines, celles du vivant –, de leur mauvaise maîtrise des grands
systèmes techniques, par perversion profitable immédiate ou compé-
tence insuffisante. La catastrophe nucléaire manifeste le risque
suprême, une puissance libérée jouant de l'impuissance humaine à
contrôler aussitôt le désordre qui affecte une industrie à haut risque,
née de la créativité technique. C'est Tchernobyl en Ukraine, qui
conjugue la défaillance technique et l'incapacité du pouvoir politique.
C'est Fukushima au Japon qui montre encore la toute-puissance d'une
double catastrophe naturelle et technique, funeste par tous ses effets,
qui révèle l'agitation vaine de toutes les impuissances humaines.
Depuis l'incapacité des acteurs qui ont la charge du système technique
jusqu'au dérangement d'un pouvoir suprême impérial à la fois cos-
mique, symbolique et politique.
L'événement catastrophique est un révélateur, c'est par là qu'il
ravive avec violence l'imaginaire, qu'il entraîne le retour d'images

1. « La puissance apprivoisée » (p. 290).

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Défis et risques

désastreuses. Une œuvre réalisée afin de pouvoir accéder à la diffu-


sion de masse tente de réitérer cet effet ; ce fut le cas avec le film de
James Cameron consacré au désastre du Titanic, vu par des millions
de spectateurs. Le succès mondial inouï a été l'occasion d'innom-
brables commentaires : les critiques spécialisées proposèrent des
« explications » du succès, les spécialistes des catastrophes ont ana-
lysé les erreurs de gestion d'une situation critique, ils ont surtout mis
en doute la maîtrise d'un système technique fait pour empêcher tout
risque de naufrage. Le mythe construit autour du Titanic disparu a
soudain occupé l'imaginaire contemporain. Il trace les limites que la
puissance de la nature impose avec violence à la puissance technique.
Il fait découvrir les illusions qu'entretiennent les images de perfection
et maîtrise techniques : il reste toujours une part d'imperfection dont
le hasard néfaste peut s'emparer ; il reste toujours les effets de l'incer-
titude quant à l'entière capacité, et compétence, à gérer les risques
imprévus de tout complexe technique nouveau.
Les figures de la catastrophe se multiplient, il en est cependant une
qui a traversé les siècles, celle de la fin du monde. Elle reparaît en 2012
annoncée pour le 21 décembre. Elle provoque la recherche (dans des
grottes souterraines) et la fabrication (dont des capsules habitables
immergées en mer) d'abris de survie. C'est le tohu-bohu médiatique
jusqu'au moment du non-événement, après quoi le silence retombe
jusqu'à un prochain avatar. La croyance s'était formée en actualisant
la prédiction tirée d'une interprétation du « calendrier maya », la
catastrophe cosmologique reprise « disait » les angoisses actuelles, la
déréliction et la désespérance qui font prendre conscience de l'impuis-
sance à contrôler l'œuvre de puissance des contemporains. Les sur-
modernes l'utilisent sous fascination, ils n'ont plus la certitude de
parvenir finalement à l'apprivoiser.
La métaphore de la catastrophe revient par le choc de l'événe-
ment, une autre métaphore – celle de la contagion – opère plus dura-
blement à la façon même de l'épidémie. La contagion épidémique est
d'abord identifiée en tant qu'échec ou défaite provisoire, et aussi
risque durable à effets funestes. À la capacité croissante des pratiques
médicales, aux avancées de la maîtrise du vivant elle oppose son défi,

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Du social par temps incertain

une forme de guerre insidieuse contre le vivant dont elle peut garder
longtemps l'initiative. L'impuissance biotechnologique a pour opposé
la puissance expansive du mal, par la contagion le « mal court ». Sa
diffusion nourrit les peurs, les métaphores les expriment et répandent
le soupçon. En ce sens le sida a été, reste le temps d'une émission de
télévision solidaire, le plus puissant des révélateurs sociaux. Un socio-
logue, Bernard Paillard, l'a montré dans ses « carnets » de l'épidémie.
Celle-ci a transformé insidieusement les attitudes sociales, elle a
« révolutionné » les pratiques autant ou davantage que la numérisa-
tion du monde, qui en est contemporaine.
Nommée dans l'impuissance scientifique, l'épidémie a pour agent
un virus tôt identifié particulièrement pervers, qui dispose d'une
grande capacité de camouflage et d'attente, qui tue par délégation en
ruinant les défenses de l'organisme. Le mal invaincu, transmis, multi-
plié, funeste, massivement planétaire est désigné par des formules du
langage populaire : bête immonde ou nouvelle peste. Le mal provoque
d'autant plus la crainte des uns, l'effroi des autres qu'il se diffuse par
ce qui est fait pour produire de la vie, de l'amour et de la jouissance
transformé en agent de la mort.
L'« archaïque » peut resurgir dès qu'une nouvelle épidémie, mal
identifiée de surcroît, survient et s'installe. Les figures de la culpabilité
et du châtiment reparaissent : les minoritaires sexuels, les toxico-
manes, les libertins, les étrangers sont des coupables désignés ou pré-
sumés, par eux le mal est venu, par eux il s'est répandu. Le soupçon,
plus encore l'affirmation des rumeurs, engendrent la violence de la
parole, de l'évitement, de la discrimination. Les prédicateurs punis-
seurs font d'une épidémie si propice à leurs fulminations une malédic-
tion, une manifestation de la colère divine provoquée par le désordre
des mœurs, par l'érotisation généralisée des rapports sociaux.
Durant une première période, les scientifiques eux-mêmes
recourent à deux langages, l'un savant qui doit contenir les emporte-
ments de l'angoisse personnelle et les effets sociaux des phobies culpa-
bilisantes, l'autre métaphorique par les récits qui rapportent des ruses
et des esquives de l'agent pervers aidant à faire reconnaître l'extrême
gravité du mal et les limites d'une thérapeutique encore aveugle. Le

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Défis et risques

sida n'est pas un objet sociologique qui laisse un peu de liberté au


« détachement académique ». La recherche qui s'y attache diffère de
toutes les autres, elle engage affectivement, elle emporte vers des
limites, elle conduit à la rencontre des détresses ultimes et de la mort.
L'enquête méthodique contraignante et distante n'est pas recevable,
seulement les notations quotidiennes issues de la présence partici-
pante, de l'engagement affectif. Ce qui est le choix de Bernard Paillard
publiant les « carnets d'un sociologue », non pas la présentation et
l'analyse d'une enquête, un sociologue qui reconnaît son « impression
de déserter », qui avoue être alors entré dans « une longue période de
crise ». Son livre conduit l'exploration d'autres mondes où le malheur
et la mort font irruption, mais où se forment des solidarités diffé-
rentes, où certains êtres sont transfigurés spirituellement avant de
disparaître. Une exploration des lieux où le sida impose sa présence
réelle et fantasmée.
Le mal contraint à supporter plus que la contamination. Comme
les historiens l'ont observé, les temps des « grandes transformations »
sont souvent associés aux temps des pestes et des désordres, ils réac-
tivent les culpabilités enfouies et la recherche de victimes émissaires à
qui l'irruption du malheur est attribuée. Alors, la révolution sexuelle
est convertie en nouveau désordre amoureux qu'il faut réduire, pour
des raisons de sauvegarde plus que d'éthique. Les campagnes de
prévention doivent se situer « entre information et panique », recou-
rir au pouvoir politique, mais éviter les pièges tendus par enjeu poli-
tique, qui se révèlent par la compétition entre les institutions, par la
confrontation des compétences et les rivalités de personnes.
L'ambiguïté sociale s'insinue partout. Dans l'entourage du malade
que l'impuissance thérapeutique désempare, qui parvient mal à trou-
ver les paroles qui conviennent et à jouer de la dénégation. Dans la
thérapie, à effets d'assistance souvent conclue par un échec inéluc-
table, qui affecte les soignants informés et les contraint à la dissimula-
tion. Dans la relation à la mort que le malade ne peut pacifier, qui
convertit le cadavre en « corps épidémique ». Le souvenir s'entretient
par les mémoriaux où les défunts, tous mêlés dans des « patchworks

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Du social par temps incertain

où figurent des noms », sont protégés de l'oubli et de l'anonymat, des


mémoriaux qui apportent de la sacralité aux célébrations collectives.
L'idée même d'un monde en transformation accélérée, qui
devient l'abri de puissances cachées aux intentions imprévisibles, aux
actions manifestant à la fois le défi et l'impuissance, entraîne vers les
régions les plus obscures de l'imaginaire. Celles où se retrouvent les
très anciennes, toujours conjuguées, figures du risque, du désordre et
de la fatalité, de la contagion, de l'épidémie et du mal punisseur.
L'épidémie invaincue, la défaite de la science et du savoir-faire médi-
cal ruinent alors l'espoir de réaliser l'utopie de la « santé parfaite » 1.
Les régions de l'imaginaire ont à la fois l'« ombre » et le « soleil ».
Les parties illuminées sont celles où l'utopie positive promet une pro-
gressive perfection de la société (les étapes) et une planète mieux
accordée à l'homme (le salut écologique). Ce sont aussi les moments
où la société se donne à vivre par les sens, dans une saisie immédiate
qui permet les transfigurations apaisantes, où les relations entre les
personnes s'établissent par des affects plus que par des stratégies cal-
culatrices. Vivre par les sens, les émotions en premier, apparaît
comme un fragile moyen de s'extraire un instant des enfermements
sociaux par le sensible, par le partage des maux et problèmes vécus,
par des accords de sensibilité, des connivences. Dans les sociétés sur-
modernes fondées sur des transformations instrumentales généra-
trices de puissance ascendante, sur des systèmes-machines à logique
complexe (logiciels) et mémoire (archives virtuelles) intégrées, sur des
modes de communication à dominante visuelle (réelle et virtuelle), le
sensible accompagne en compensant par des effets contraires. Il
rajoute de la matière aux « immatériaux », du corps aux êtres virtuali-
sés ou simulés, de la beauté et des odeurs à la nature dévitalisée par
l'image.
La sociologie du sensible reprend vie et fait reprendre vie à ce que
la surmodernité abolit par son accélération. Elle désigne les manques
et inventorie des réponses opposables, elle fait réapparaître des objets
de recherche disparus de son champ et dont le retour figure un autre

1. « Dire le sida » (p. 294).

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Défis et risques

mode de la « tradition du nouveau ». Ainsi, la sociologie du corps


délivrée de l'« hygiénisme », la sociologie du goût, de la cuisine libé-
rée de sa dépendance gastronomique révèlent-elles la redécouverte de
l'essentiel ou autrement dit du « premier », en évitant tout primiti-
visme. C'est cependant l'anthropologie qui a, par nécessité, mieux
entretenu la relation au sensible, aux affects, aux surprises de l'émo-
tion. Sur le « terrain » abordé pour la première fois, au début de la
recherche tout d'abord, lorsqu'il faut construire la façon d'être
ensemble, obtenir l'accueil de la communauté étudiée. Et aussi lors-
qu'il faut renforcer la capacité de percevoir et ressentir, afin de com-
penser la faiblesse linguistique et celle de la connaissance minimale
nécessaire à la compréhension des pratiques différentes. C'est une
autre forme de l'accueil du visible par le regard, de la « parole » par
ce qui est entendu, de la quotidienneté par les odeurs et les saveurs,
de l'événement par les drames sociaux. L'anthropologie fait ainsi,
d'une certaine façon, le travail qu'effectue la littérature en collectant
des observations situées, en les traitant pour les transposer en maté-
riaux des fictions et des témoignages. D'ailleurs, des auteurs français
ont pu, pour certains d'entre eux, établir une liaison forte entre les
deux disciplines, à commencer par les écrivains assistant au séminaire
de Marcel Mauss et les fondateurs du Collège de sociologie.
Le plus important relève de ce qui tient à la nature même des
sociétés « anthropologisées ». Quand elles n'ont ni l'écriture rationali-
sée ni le livre propice à l'intellectualisation et à la solitude du savoir, le
monde s'ouvre à elles par la perception et la sensation, l'individu est
lui-même « réceptif », ouvert à tout ce qu'il en reçoit, dont il fait sa
connaissance et son orientation. La culture est fondée sur le corps des
êtres et des choses, sur la parole, sur la dramatisation rituelle, la société
sur les relations entre les personnes que les obligations et les interdits
rationalisent, mais que la proximité des corps sensualise. C'est une
appréhension affective, symbolique, dramatisante du monde, plus
propice à la croyance totale et à l'émotion que l'appréhension logico-
instrumentale développée par les modernités successives.
La sociologie du sensible retrouve vie en retrouvant cet héritage,
elle s'inscrit alors dans un espace reconquis : celui de la socio-

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Du social par temps incertain

anthropologie. Celui aussi où la littérature et l'exigence scientifique


ne s'excluent pas mutuellement. Elles se situent ensemble en opposi-
tion aux permutations rivales qui se réalisent entre le sociologue et
l'expert, à leur connivence et selon les circonstances à leurs simili-
tudes dans l'accord sur les modes de décryptage du social. Les deux
sociologies se complètent, celle du sensible corrigeant l'autre en
période de surmodernité, par nécessité. Les nouvelles technologies,
en changeant vite la construction du social et des relations entre les
personnes, modifient l'économie affective, émotionnelle, passion-
nelle, notamment par la dominance de l'immédiat et de l'urgence, par
la « communication » et la numérisation du réel, par l'abstraction des
immatériaux et une socialité quantique qui valorise la petitesse, le
spontané.
D'un côté la puissance des « appareils » – des systèmes opérant
avec le capital financier, l'économie, la technique, en jouant de leur
mobilité – de l'autre côté l'individu qui renforce ses défenses par le
repli sur sa singularité et son intérêt « égoïste ». Il se valorise en se
centrant sur lui-même, ses enfants, ses amis, sur le « reste » seulement
pour ce qui le sert ou pourrait lui nuire. Dans ce rapport à lui-même,
où l'individu « social » s'efface devant la personne singulière, le corps
devient une préoccupation majeure parce qu'il est d'abord la présence
de soi sous le regard des autres.
David Le Breton, écrivain socio-anthropologue a publié une
œuvre abondante qui construit une sociologie du corps vu dans toutes
ses prestations : corps du beau, registre expressif, objet spiritualisé par
blessures inscrites dans la chair, corps du risque jouant du défi et de la
chance, corps de la souffrance subie ou recherchée. L'un des « essais
d'anthropologie » traite des « visages » avec le souvenir de l'affirma-
tion de Carl Dreyer, cinéaste des visages, de ces terres « que l'on est
jamais las d'explorer ». Le sociologue se fait d'abord historien, il
considère le parcours qui mène à « l'invention du visage ». Au com-
mencement, il faut que l'individu se différencie du collectif, que le
corps soit reconnu avec sa valeur propre et non comme support péris-
sable de l'âme, pour que le visage soit identifié dans la spécificité de
son registre expressif.

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Défis et risques

Le visage est porteur d'un langage. Il exprime par ses différences,


ses traits physiques et ses variations constantes la singularité de la
personne et la condition sociale montrée par le traitement esthétique
qui le façonne. Dès l'antiquité grecque, on a lu les visages en les asso-
ciant à la définition des caractères humains, en produisant une pre-
mière élaboration de la caractérologie. Au Moyen Âge, une autre
lecture s'impose : la physiognomonie, recherche de signes et d'analo-
gies qui manifestent des correspondances entre l'ordre du monde et
l'être même de l'humain. Après l'interprétation la figuration, par le
portrait d'abord, par la photographie et les « multiples » qui caracté-
risent la modernité ensuite. Le portrait détaché de ses expressions
religieuses assure en quelque sorte la « célébration sociale » du visage,
après avoir été le mémorial des puissants qui inscrivent ainsi leur
présence dans un désir d'éternité. Avec la photographie, qui restera
longtemps un art moyen, s'établit la « démocratie du visage ». Elle
donne à chacun un autre accès à sa propre image et à son histoire
personnelle, aux souvenirs et à la reconnaissance identitaire. Elle
annonce déjà une nouvelle forme de la mise en récit de famille.
Le visage n'exerce pleinement sa capacité expressive que dans la
relation concrète à l'autre, c'est‑à-dire dans un échange de significa-
tions fondées sur des signes et des mimiques, sur des expressions
recourant aux registres du symbolique et de l'imaginaire, sur le
maquillage qui fait du visage une scène. David Le Breton le répète :
« Le visage n'est jamais une nature, mais une composition ». Pour
cette raison la perte du visage, la perte de la face, correspondent à
une mort sociale, à un drame vécu. Pour cette raison l'amour de
l'autre et la haine de l'autre se disent inversement par le visage. L'un
joue du ravissement et du désir, l'autre impose une domination bar-
bare à ceux dont la figure humaine a été effacée pour créer un peuple
de « sans visage » 1.
La sociologie bouge en changeant les objets de recherche et leurs
références théoriques, pour ne pas rester en panne face à un espace
social « en chantier », astreint à des déconstructions et reconstructions

1. « L'explorateur de visages » (p. 297).

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Du social par temps incertain

accélérées. Des tentatives très différentes ont voulu provoquer le sur-


saut de la revitalisation en technicisant le rapport à l'avenir (la pros-
pective), en inventoriant les disparitions à l'intérieur du champ social
(les « fins de » dont celle du lien social), en changeant le système inter-
prétatif (appréhension par le désordre, la crise, le chaos), en prati-
quant une façon de syncrétisme théorique (modèles d'interprétation
inspirés notamment par des théories phénoménologiques, structura-
listes, interactionnistes, herméneutiques). C'est la recherche obstinée
d'une nouvelle issue. Le cours des choses a défait les objets auxquels
s'est attachée en longue durée la science sociale : les groupements
sociaux, les classes, les institutions et les appareils du pouvoir poli-
tique, les idéologies et les formes de l'imaginaire. Ce à quoi il faut
ajouter les incertitudes de l'engagement, les illusions perdues.
C'est véritablement un grand « chantier » du social, toujours en
mouvement et pourtant inachevable, générateur de la nostalgie (le
mieux avant), de l'abandon au sentiment d'impuissance (la panne du
pouvoir), du laisser-faire opportuniste (le pour-soi à saisir) ou du
pragmatisme sans vision (le « problème » cédé à l'expert). Le premier
acte nécessaire est la rupture d'avec les pratiques d'avant, la référence
à ce qui a été acquis et non pas la seule continuité qui conduirait à
une façon d'histoire des sciences sociales non à une analyse de
l'actuel et de l'inédit. La rupture se réalise et se féconde par le dépay-
sement de la recherche, la confrontation aux objets d'étude qui
avaient été délaissés, et surtout aux objets que le temps présent porte
à une existence inédite. C'est en anthropologie que les fractures sont
les plus nettes. Les « anthropologisés » n'acceptent plus la « lecture
confisquée » de leurs différences, l'expansion urbaine les sépare des
terroirs et le salariat les coupe du savoir-faire transmis, la modernité
exportée-importée les envahit. Pourtant, les objets d'une anthropolo-
gie partagée existent, ils deviennent notamment la construction d'une
modernité qui refuse l'imitation, l'invention d'un parcours démocra-
tique que la tradition et l'histoire réappropriée inspirent.
En sociologie, coincés entre la puissance, continûment renforcée
par les progrès technologiques et la concentration du capital finan-
cier, et l'impuissance de la compréhension – de l'action à gouverner

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Défis et risques

le cours même des choses –, les praticiens de l'enquête sociale se


partagent. D'un côté l'« expert », de l'autre l'« initiateur » par le large
renouvellement des thèmes dont il traite : soit la logique des systèmes
assistés par des « machines », soit la logique du subjectif. Celle-ci se
reporte sur ce qui aurait été naguère concédé à la psychologie sociale,
ce qui relève de la perception et du sensible, de l'interprétation et de
l'investissement affectif, ou sur les situations de vie quotidienne et
leurs effets dans le façonnage du lien social.
Ainsi, ce sociologue renommé, maintenant disparu, Niklas Luh-
mann, considère-t‑il « l'amour comme passion » en prenant appui sur
les œuvres de la littérature romanesque, en se donnant surtout pour
but la construction d'une autre sociologie. En utilisant les deux
modes de la logique sociale qui viennent d'être dissociés. Il met à
l'épreuve une théorie issue de la théorie des systèmes et de la théorie
de la communication, il élabore une sémantique de l'amour et étudie
ses transformations à chaque passage d'un type de société à un autre.
L'amour est un « médium », il mène à étudier plus que lui-même, non
pas seulement ses formes paradoxales. Il contribue à la formation de
l'individualité, et de l'intimité qui implique les représentations du
corps et de la sexualité. L'amour est donc moins vu en tant que
sentiment qu'en tant que code symbolique avec la sémantique qui
l'exprime. C'est un modèle disponible « comme orientation et comme
savoir » et langage déjà-là.
Un autre sociologue, Luc Boltanski, envisage lui aussi l'amour
« comme compétence », et à l'opposé la dispute comme une manifes-
tation de compétence par les jugements justes qu'elle requiert. De
l'infini de la passion à la confrontation que la règle et le droit
encadrent dans le champ de la quotidienneté. Dans une société sou-
mise aux turbulences déconstructrices, il s'agit d'identifier ce qui reste
fondateur, ce qui lie les individus, ce qui leur permet de communiquer
par des relations où du sens circule. En considérant la recomposition
du social, l'analyste a pour ambition de refaire le savoir sociologique.
De la dispute, étudiée à partir de la « confection des causes » et de
la justice vue « comme une façon parmi d'autres de soutenir le lien
social », jusqu'à l'analyse des situations qui réalisent le dépassement

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Du social par temps incertain

de la pacification par l'amitié et plus encore le « basculement dans


l'amour ». Dans l'amour où « rien ne peut être calculé, ni imposé, ni
produit par imitation ». Aux états de dispute, Boltanski oppose les
« états de paix ». La question devient alors celle de l'alternative à la
violence, aux jugements de la justice ou à l'abandon passif à la paix
des choses. La réponse examinée est celle donnée par l'amour, en
excluant les lieux communs du discours amoureux, en marquant le
mépris porté à l'« exhibition littéraire ».
Le désir n'est pas au centre de l'étude, pas plus que l'altruisme
issu de la moralisation de la société, pas plus que les résultats d'une
recherche empirique qui aurait décrypté des conduites amoureuses.
Boltanski se place en position d'extériorité, moins attentif aux acteurs
qu'aux discours et aux « mises en intrigue » (à la façon de Ricœur)
que les acteurs effectuent. Il accomplit un travail de traduction inscrit
« dans le cadre d'une herméneutique », il élabore une méthode qui
donne une rigueur distante au décryptage et révèle ce qui se joue dans
les situations analysées 1.
Les uns examinent les situations sociales sous l'aspect des « mises
en intrigue », les autres les considèrent en tant que drames sociaux
aux scènes innombrables, ou en tant que « textes » qui font de la vie
sociale des façons de scénarios à interpréter. Ces procédés remontent
aux origines de la réflexion sur la société, de la pensée sociale et plus
encore de la pensée politique définissant la nature et les moyens du
pouvoir. Celui-ci est alors vu selon son contenu, sa charge « théâtro-
cratique ». La force d'une telle charge pousse le penseur du social vers
cet espace où se forment les littératures : le théâtre de Shakespeare
conduit à la rencontre des sociologues de la « dramaturgie » politique
et sociale.
Les historiens ont traité des modes de la dramatisation sociale et
politique. Ils opposent un Occident médiéval, qui pratique la théâ-
tralisation généralisée de la société, qui en produit un ordre figuratif
propre, à un Occident de la Renaissance, qui représente, avec le
concours des différents arts, principalement par les fêtes et les

1. « Mots de dispute et mots d'amour » (p. 300).

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Défis et risques

« entrées » princières dans les villes. Alors que le premier est centré
sur l'Église, le second l'est sur le Prince comme l'a observé Machia-
vel. La dramatisation festive est alors un instrument très apparent du
pouvoir politique. Elle effectue la transposition dramatique des évé-
nements qui ont produit l'histoire, la traduction symbolique des rap-
ports sociaux et de leur ordre hiérarchique, la mise en spectacle de
l'idéologie dominante et légitimante.
L'anthropologie politique traitant du pouvoir et de ses investisse-
ments symboliques a révélé des aspects dramatiques, longtemps
méconnus dans leur forme et leur fonction. Les uns concernent le
langage – les mots du pouvoir et le pouvoir des mots –, les autres la
mise en scène du pouvoir. Le langage politique manifeste les différen-
ciations sociales (les ordres, les rangs statutaires), plus précisément la
distance séparant les gouvernants des gouvernés. Différence qui
porte jusqu'au point où la parole politique suprême ne se transmet
jamais directement, mais par des intermédiaires, des speakers. Quant
à la présentation spectaculaire, ce qui frappe d'abord, c'est le fait
que cette forme dramatique, qui exprime la vie sociale ne se dissocie
pas d'une représentation du monde, d'une cosmologie traduite en
œuvres et en pratiques rituelles ou cérémonielles. Ainsi dans
l'ancienne Chine où l'empereur doit circuler chaque jour autour d'un
édifice sacré figurant le monde, afin de maintenir l'harmonie dans le
royaume, la paix et la prospérité pour les sujets. Surtout, la leçon
anthropologique souligne à quel degré le pouvoir résulte du jeu des
différences, de leur symbolisation et de leur manifestation spectacu-
laire. De même qu'elle montre combien la puissance du rite se nourrit
des mots, des symboles, de l'imaginaire dont le mythe est le gardien.
Le sociologue Bernard Lahire présente la réalisation dramatique
du social sous deux de ses formes : l'une s'attache à l'individu
« comme produit social », jouant avec ses « dispositions et variations
individuelles », l'autre traite de la dramaturgie du pouvoir sociolo-
gique qui effectue la production de l'individu à partir des nombreux
processus sociaux. Le jeu social existe parce que l'homme est « plu-
riel », il se socialise sur des scènes multiples en y tenant des rôles. C'est
en ce sens qu'il est comparable à l'acteur dissociant ses emplois suc-

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Du social par temps incertain

cessifs, il tient des emplois qui dépendent des « dispositions » indivi-


duelles. Les individus singularisés par leurs « dispositions » agissent
sur une pluralité de scènes qui mettent celles-ci en œuvre. Il n'y a donc
pas de « programme intériorisé » par l'individu qui lui apporterait
unité et continuité : il n'existe pas « une seule formule » qui détermine-
rait ses comportements, ses choix, ses décisions, ses croyances. C'est
la théorie, la confirmation est recherchée par une enquête collective
sur le terrain, qui conduit à établir et interpréter des « portraits socio-
logiques ».
Les acteurs sociaux sont ainsi ce que leurs nombreuses expé-
riences font d'eux, la théorie sociologique par certains de ses courants
considère alors le social sous les aspects du drame ou du texte. L'ori-
ginalité réelle de Lahire est de doubler les drames sociaux par la
dramatisation des théories sociologiques rapportées à leurs auteurs.
Son ouvrage, L'Homme pluriel, les présente dans une forme drama-
tique qui se développe en quatre actes et onze scènes. L'intrigue est un
parcours, qui signale et commente avec faveur le « retour à la sociolo-
gie psychologique ». Le parcours s'attache au patronage des philo-
sophes, de Bergson à Bachelard, à Merleau-Ponty, à Wittgenstein et
aux spécialistes des sciences cognitives. La « pièce » fait apparaître
nombre de personnages. Certains n'effectuent qu'une entrée discrète,
ce sont les théoriciens classiques de l'action sociale et de l'acteur, un
retour signalé de ces figures. Ensuite viennent ceux sur lesquels
s'appuie le personnage principal – l'auteur lui-même. Durkheim qui a
tracé l'espace du psychologique dans le domaine social, Halbwachs
pour son traitement de la mémoire collective et surtout Goffman qui
signale « un sol fluctuant selon les situations » et quelques autres de
moindre importance sur les scènes de l'argumentation sociologique. Il
faut signaler le double éclairage obtenu des philosophes et du milieu
littéraire, où s'est formé le « modèle proustien de l'acteur social ».
Le centre dramatique est constitué par la confrontation entre celui
qui parle en ayant l'initiative de la parole (l'auteur) et celui qu'il fait
constamment parler (Bourdieu). L'intensité du drame tient à cette
tension, qui veut (voudrait) éviter les pièges de la détestation et de la
vénération, montrer qu'il est possible de « penser à la fois avec et

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Défis et risques

contre » des orientations théoriques « les plus stimulantes et les plus


complexes en sciences sociales ». Rien n'est épargné pourtant. Ni les
études empiriques, celles qui traitent notamment de la reproduction
sociale, de la production et de la consommation culturelles et de la
« distinction ». Ni les concepts et les notions qui donnent une indica-
tion d'appartenance à l'espace théorique de Bourdieu. En particulier,
la théorie de l'habitus qui est appréhendée comme objectif principal à
démanteler. Elle est réfutée et avec elle est rejeté le plaisir de la « jouis-
sance théorique » éprouvée en l'élaborant. Les motifs qui alimentent
cette réfutation sont attendus : la théorie unifie, par une prétendue
« socialisation incorporée », ce que les acteurs sociaux vivent dans la
dispersion ; elle néglige les désajustements produits par les crises que
ces acteurs sont obligés de vivre.
Les coups portés sont rudes, l'évaluation critique – traduite en une
scène de duel avec l'un des adversaires absent – doit être évaluée jus-
qu'au détail. Le parcours de Bourdieu est complexe, son itinéraire
scientifique ne s'est pas accompli sans détours ni variations, de l'Algé-
rie du « déracinement » jusqu'aux banlieues (les cités) de la « misère
du monde ». Son trajet de théoricien se fortifie en s'accomplissant, sa
sociologie se nourrit de philosophie comme au temps des fondateurs
durkheimiens. Lahire reste d'abord polémiste et dramaturge, il a
choisi de bousculer les dévotions et les affiliations, les facilités prises
afin de « museler la sociologie ». Il reste à proximité de la psychologie
sociale, il présente l'individu comme produit complexe de nombreux
processus sociaux, de multiples déterminismes, qui sont les conditions
de sa liberté. Alors l'« homme pluriel » reste pour une part étranger
aux commandements de l'universel 1.

1. « Un drame sociologique à multiples personnages » (p. 304), et « L'individu


comme produit social » (p. 308).
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Fin du parcours

E n un demi-siècle plus rien ne ressemble à la reprise de l'après-


guerre, à l'expansion accomplie du temps des « trente glorieuses » :
ni le monde des sociétés et des cultures, ni les sciences sociales et
leurs interrogations. Tout a été mis en mouvement, mis en chantier,
déconstruit et reconstruit en bouleversant les paysages et liens
sociaux d'avant. Le « métier de sociologue » se diffuse en répondant
à une demande croissante, les experts en revendiquent la pratique
lorsqu'ils appliquent leur compétence technique aux « problèmes de
société ». Les sciences sociales changent en disposant d'outils nou-
veaux ou inédits, en ouvrant les enfermements disciplinaires qui
séparent, en reprenant les questions d'épistémologie que pose la
recherche confrontée aux objets totalement autres. C'est à la fois
fascinant et déconcertant, fascinant par l'accélération technologique
qui engendre une Grande Transformation inachevable, déconcertant
par l'impression d'une science sociale opérant en boucle qui retrou-
verait ses questions du commencement : individu et société, psycho-
logie et science sociale, relation à la philosophie et logiques
formelles, local et global, etc.
Le véritable défi, le renouvellement du savoir social tiennent à
l'analyse de l'actuel et aux références à l'« archive », sans créer la
confusion entre cette orientation de la recherche et une histoire immé-
diate redoublée, sans recourir au simulacre de l'« éternel présent » des
anciens anthropologues. Malgré les mises en garde, des pièges restent
cependant tendus, le plus souvent sous forme de « complaisance inté-
ressée » ou de tentation avantageuse sans résistance critique.

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Fin du parcours

La sociologie en tant que pratique est donc devenue un métier


d'expansion planétaire, mais de définition mouvante en raison même
de cette extension. Cette incertitude porte d'abord sur le choix des
« bons objets » et sur la compétence à en traiter. L'affirmation de
certains experts qui disent exercer le métier de sociologue est un
signe manifestant le succès de la discipline, aussi sa perte d'exigences
fortes. Mais la « professionnalisation » a surtout eu pour effet de
réduire les relations avec d'autres sciences humaines – la philosophie
et sa spécialisation politique, l'histoire des civilisations, l'économie
générale. Alors que s'effectue continûment la recomposition des
savoirs, ces ouvertures doivent être rétablies : les « regards croisés »
font apparaître des objets d'étude nouveaux.
Un aspect différent du prétendu métier requiert l'attention, il met
en cause la légitimité de la discipline et son crédit. Une constatation le
laisse nettement entendre : le statut professionnel de la pratique socio-
logique aide à rendre plus recevable la « sociologisation » d'autres
métiers, d'autres compétences. L'irrigation mutuelle reste souhaitable
tant qu'elle n'entraîne pas une confusion des rôles, notamment entre
le sociologue et l'expert. Dans les sociétés contemporaines de sur-
modernité, où les systèmes-machines intelligents fondent les compé-
tences, l'expert accède généralement à un des lieux de pouvoir où il
établit sa « gouvernance ». Par rapport à lui, le sociologue et l'anthro-
pologue doivent entretenir la distance nécessaire à la liberté du juge-
ment critique, à l'actualisation avec risques personnels du décryptage
social, à l'entretien de la fonction exploratrice de l'actuel.
Un autre danger de confusion des rôles se manifeste entre profes-
sionnels de l'information, de la communication, et praticiens, et pen-
seurs des sciences sociales. Une formule permet de mieux identifier ce
problème : le sociologue et l'anthropologue interviennent en leur qua-
lité de « médiateurs » - afin de rendre ce temps et les différences de
l'ailleurs plus lisibles aux contemporains -, non pas comme des
« figures médiatiques » visibles par des audiences nombreuses dont
elles veulent fidéliser l'attention. La science sociale de l'actuel ne doit
pas être assimilée à une pratique prétendue plus élevée du journalisme
et des métiers des médias. La séduction des moyens, les mises en scène

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Du social par temps incertain

médiatiques et le banal désir de visibilité peuvent mener jusqu'à la


complaisance. Ils endorment la capacité exploratrice et la faculté cri-
tique, ils contribuent alors à formater la pensée sociale.
Les moteurs de la Grande Transformation surmoderne semblent
être mieux identifiés. D'une part, la recomposition-concentration de
l'espace habité et ses effets sur l'environnement, la technicisation du
monde poussée toujours plus avant, l'économisme dominant exas-
péré par le capitalisme financier. D'autre part, la mondialisation. Elle
résulte de la mise en communication généralisée de toutes les sociétés
contemporaines, de l'œuvre des réseaux générateurs de l'immédiat et
de la mobilité. Une mondialisation qui bouleverse les rapports de
puissance entre les pays, leur hiérarchisation par l'avènement des
grands pays émergents et des modernités différentes. Un monde tout
autre se fait, ses risques sont inédits, son décryptage grandement
infirme et les crises récurrentes confirment une impuissance encore
maintenue 1.

1. Conférence inaugurale de Georges Balandier au cinquantenaire de l'Association


internationale des sociologues de langue française. Lettre de l'Aislf, 8, janvier - juin 2009.
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II
Chroniques
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1
Sciences du social et critique sociale

« GABRIEL TARDE, LE SOCIOLOGUE RETROUVÉ »

T out commence par une confrontation inégale entre un aîné et


un cadet qui se sont donnés un même but : fonder la sociologie, en
faire une science neuve, la science de toutes les sciences. L'aîné,
Gabriel Tarde, perdra cette bataille des commencements alors que
son livre le plus connu, Les Lois de l'imitation (1890), lui apporte la
notoriété et les dernières années de sa vie la reconnaissance institu-
tionnelle par l'élection au Collège de France et à l'Institut. Le cadet,
Émile Durkheim, bien que l'éloignement universitaire en province
puis l'accès à la sociologie à la Sorbonne par une porte étroite ne
facilitent pas son projet, sortira victorieux de cet affrontement. Il est
alors devenu pour longtemps le fondateur de l'école française de
sociologie appuyée sur une revue, L'Année sociologique, l'initiateur
inlassable d'une science moderne du social dont il définit les
domaines et la méthode en en précisant les règles. Il a acquis une
autorité intellectuelle et morale qui le fait considérer comme une
sorte de grand instituteur de la République.
Entre les deux prétendants la confrontation passe par des phases
aiguës sans que les relations soient rompues. Durkheim voit en Tarde
son principal rival, il critique ses thèses avec violence, notamment
dans Le Suicide (1897). Il exprime son contentement de le savoir
« casé » au Collège de France, en espérant qu'il s'en tienne à la défini-
tion de sa chaire, – Philosophie moderne – , et n'enseigne pas une

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Chroniques

sociologie qui serait d'« un mauvais exemple ». Il faut bien voir que
l'enjeu n'est pas mince : choisir pour la discipline naissante le statut
scientifique le plus conforme à l'esprit des sciences alors pratiquées et
traiter du social dans une période où les luttes idéologiques, poli-
tiques et sociales sont intenses. Les deux rivaux ne se trouvent pas
dans une situation égale. Durkheim, ancien élève de l'École normale
supérieure et agrégé de philosophie, est dès le départ bénéficiaire
d'une position et de relations universitaires : âgé de moins de trente
ans, il a la charge du nouveau cours de « science sociale et pédago-
gie » à l'université de Bordeaux. Il a lié sa vie intellectuelle à la socio-
logie.
Tarde n'a ni la même formation – il a étudié le droit – ni le même
parcours professionnel ; il a une curiosité précoce qui le porte vers la
philosophie, mais il accède à la sociologie en quelque sorte par un
détour. Il a une longue carrière de juge d'instruction à Sarlat, sa ville
natale, puis est nommé directeur de la statistique judiciaire au minis-
tère de la justice – là même où Durkheim enverra son neveu Marcel
Mauss effectuer les recherches statistiques nécessaires à la rédaction
du Suicide. Gabriel Tarde est d'abord connu par ses publications
relatives à la criminologie, au droit et à la philosophie pénale, et
c'est aux Archives d'anthropologie criminelle qu'il réserve des
articles où se précise et se développe sa théorie sociologique. Son
passé de criminologue le suit, ses incursions dans les sciences et dans
de multiples disciplines déconcertent. Malgré son affirmation d'avoir
pour but la fondation d'une « sociologie pure », il reste mal localisa-
ble dans le champ des sciences sociales. Cette ambiguïté le dessert,
elle a conduit à l'oubli de son œuvre et laissé le terrain libre aux
durkheimiens.
Le retour d'intérêt est récent ; il se marque par quelques rééditions
durant ces dernières années. Mais c'est la publication des œuvres de
Tarde en cinq volumes qui signale l'événement. Elle incite à rechercher
les raisons qui justifient cette neuve curiosité pour le « plus philosophe
des sociologues ». Deux des volumes, incorporant les commentaires
de spécialistes actuels, viennent de paraître. Ils préparent complémen-
tairement à la redécouverte du socio-philosophe oublié, à l'accueil

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Sciences du social et critique sociale

d'une œuvre qui peut s'accorder pour une part à la pensée du temps
présent. Dans l'un, Monadologie et sociologie, se révèle l'ancrage phi-
losophique, la constitution d'une science sociale à partir d'une méta-
physique, voire d'une cosmogonie où Tarde se laisse emporter dans
une « féérie d'idées ». Dans l'autre, Les Lois sociales, il souligne ce qui
fait le lien entre ses thèses sur l'imitation, l'opposition d'expression
universelle et la logique sociale, et donc entre trois de ses principaux
ouvrages. Il apparaît ainsi comme le briseur des barrières dressées
entre monde vivant et monde inorganique, nature et société, philoso-
phie de la nature et éthique.
Là où Durkheim sépare – le social dans sa réalité propre et son
autonomie, la sociologie en tant que savoir positif indépendant de la
philosophie –, Tarde unifie et « sociologise » l'univers car tout y fait
« société ». Il s'inscrit lui-même dans une généalogie philosophique
qui comprend Spinoza, Leibniz, Nietzsche, Bergson, son successeur
au Collège de France. Gilles Deleuze le retrouve dans un bref com-
mentaire lorsqu'il théorise les relations entre différence et répétition.
Deux des clefs de la construction tardienne d'un monde dont le social
n'est qu'une partie ou un aspect. C'est sur l'infinitésimal, sur les élé-
ments provisoirement reconnus derniers – l'atome chimique, la cel-
lule vivante, l'individu social –, dont l'exploration ne cesse de révéler
la grande complexité, et non sur les systèmes constitutifs d'ensembles,
d'organisations subordonnant ce qu'ils incorporent que Tarde établit
sa cosmogonie.
C'est là où il situe l'origine de l'inépuisable multiplicité du réel, de
la création continuée de nouveau, qui fait de la dynamique des diffé-
renciations la génératrice des choses et de leur devenir. Mais, afin de
lier ce qui apparaît sous l'aspect de la dispersion et du changement, il
recourt à deux procédés. D'une part, à ce qui a été qualifié de psycho-
morphisme universel, reportant non pas à un univers de choses, mais
de « petits êtres » qui sont des « agents » et dans les « variations infini-
tésimales » qui sont des « actions », un univers où se manifestent des
« volontés, des desseins », où opèrent des forces mesurables assimi-
lables au désir et à la croyance. C'est le passage au panpsychisme, à
l'occasion duquel Tarde laisse libre cours à son imagination, au jeu

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Chroniques

des métaphores et des analogies, c'est ce qui donne un angle d'attaque


à la critique durkheimienne. D'autre part, Tarde identifie trois prin-
cipes qui permettent à la science de maîtriser « la diversité ondoyante
du réel » : la répétition (production simplement conservatrice), l'oppo-
sition (rapport de forces) et l'adaptation (coproduction créatrice). Sa
sociologie en résulte, il le dit en commandant à la science sociale de
reconnaître « son domaine propre de répétitions, son domaine propre
d'oppositions, son domaine propre d'adaptations ». Au premier, il
impute le caractère imitatif de la vie sociale et de la vie psychologique ;
au deuxième, les formes principales de la « lutte » (discussion, concur-
rence, guerre) ; au troisième, les transformations résultant des déroga-
tions individuelles, des innovations, des interventions surtout et de
leur limitation.
Sur ce dernier point, « il s'agit de surprendre sur le vif et par le
menu » les changements sociaux « pour comprendre les états
sociaux » et non pas l'inverse. Là où Durkheim identifie des « choses
sociales », des groupes structurés, des institutions de contrainte, des
états sociaux déterminants, il identifie des acteurs individuels, des
« citoyens infinitésimaux », des affects et des affinités, de la sponta-
néité dans l'interaction et une évolution créatrice.
Il est difficile de le suivre dans toutes ses explorations, d'accom-
pagner ses survols. Il est resté le mal classable, il préfigure mais il est
souvent méconnu de ceux dont il fut l'annonciateur, il s'engage sur
les mauvais chemins lorsqu'il imagine une « bio-politique univer-
selle ». Mais on voit ce qui peut actualiser sa pensée, la place aujour-
d'hui occupée par la sociologie du minuscule et du quotidien, par la
considération des phénomènes de communication, d'opinion, de
foule, de suggestion et de contagion imitative 1.
Le Monde, 19 février 1999.

1. La publication de la correspondance de Durkheim adressée à son neveu, Marcel


Mauss, éclaire le milieu sociologique français lorsque la discipline se constitue. Tarde y est
évoqué : Lettres à Marcel Mauss, d'Émile Durkheim, présentées par Philippe Besnard et
Marcel Fournier, Paris, Puf, 1998.

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Sciences du social et critique sociale

BIBLIOGRAPHIE

Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, Paris, Institut Synthélabo, 1999.


Gabriel Tarde, Les Lois sociales, Paris, Institut Synthélabo, 1999.

« DURE, DURE, LA CRITIQUE SOCIALE »

Un livre paraît en traduction française, comme un éclairage venu


d'ailleurs, au moment où l'événement français en a révélé l'opportu-
nité. L'événement, c'est le mois des grandes manifestations à la fin de
l'année passée ; elles exprimaient un refus, des revendications, et elles
disaient davantage que ce qu'elles semblaient dire. Des intellectuels
marquent leurs positions par manifestes opposés, les uns pour expri-
mer et expliquer leur solidarité réticente, les autres leur entière soli-
darité. La figure du critique social reparaît, soumise à des effets de
brouillage qui résultent de sa position par rapport à celles de l'expert
et du « communicateur ».
Elle n'en appartient pas moins à une longue lignée. Toute société
produit ses dissidents, ses insurgés par invocation d'une vérité et
d'une morale supérieures, ses porte-parole de la plainte populaire.
Depuis le prophète biblique mis en rage par son peuple et pourtant
solidaire, et Socrate critiquant le peuple pour le bien de la Cité, jus-
qu'aux utopistes, aux hérétiques, aux révoltés et aux révolution-
naires qui combattent le mal social et l'oppression. C'est cependant
avec l'avènement de la modernité qu'apparaît « la critique systéma-
tique des institutions politiques et des structures sociales ». Celui qui
la porte ne vise plus seulement à se faire entendre par une élite et à
peser sur elle, il réagit à ce qui inaugure le temps des révoltes popu-
laires modernes.
Michael Walzer, dans un livre stimulant et impertinent, et pour
cela d'autant plus nécessaire, étudie ce qu'il advient de l' « honorable
compagnie des critiques sociaux » au cours du XXe siècle. Avec en
ouverture Julien Benda, l'intellectuel critique qui se veut exemplaire

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Chroniques

et tonne contre la « trahison des clercs », et en presque-clôture Michel


Foucault qui disperse, pluralise, localise la critique sociale et finale-
ment en dissout la finalité. En arrière-plan, la simple évocation des
figures confuses qui se sont égarées dans les brumes de la postmoder-
nité. Des portraits intellectuels d'écrivains – Ignazio Silone, George
Orwell, Breyten Breytenbach –, de philosophes – Randolphe Bourne,
l'Américain précurseur et méconnu, Martin Buber, Antonio Gramsci,
Herbert Marcuse –, et de philosophes-écrivains – Albert Camus,
Simone de Beauvoir –, jalonnent le parcours intermédiaire. Ces por-
traits dérangent pour deux raisons. Ils sont les produits d'un regard
décentré. Ils introduisent incidemment une présence-absence, celle de
Sartre, présent par la discussion de son apport à la théorie critique
sociale, absent parce qu'il ne fut pas un « praticien de premier
ordre ».
Voilà donc un auteur qui n'affadit pas ses appréciations, et non
pas seulement à l'égard des habitués de la « marginalité officielle ». Il
récuse les critiques sociaux qui s'octroient une autorité, une façon de
lucidité, au nom d'un savoir garanti par Dieu, la Raison, l'Histoire ou
la Réalité empirique. Il n'y a pas de point sublime à partir duquel le
jugement pourrait être énoncé et apporter sa vive lumière aux per-
sonnes ordinaires. Michael Walzer ne considère pas davantage les
intellectuels qui acceptent la discipline d'un mouvement, d'un parti,
d'une organisation ; ils consentent à l'amoindrissement d'une néces-
saire « distance critique ». Il y a une sorte d'héroïsme discret à occuper
la bonne position critique, à faire face surtout à la défaite et à la
déception. Les façons de s'en écarter sont connues : la « capitulation
critique », qui conduit à fermer les yeux comme ce fut le cas avec le
stalinisme, le surplomb critique qui permet de « soumettre le monde
entier » à l'évaluation. L'aveuglement volontaire ou le point de vue du
critique universel.
Ce que Michael Walzer étudie, c'est la pratique du critique
moderne plutôt que son message : elle le constitue en « spécialiste de
la plainte » contre les conditions de la vie ordinaire. De l'introduc-
tion de l'étude à sa conclusion, en passant par les variations sur un
même thème par portraits successifs, la figure du critique social se

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Sciences du social et critique sociale

précise. Et les servitudes de l'emploi se révèlent. Dans un premier


temps, les traits principaux sont accentués ou à l'inverse atténués. La
parole du critique doit avoir une autorité propre, mais sans jamais
oublier que son langage premier est celui du peuple. Elle organise et
exprime à voix haute ce qui reste « inarticulé » dans la plainte ordi-
naire, mais son attaque n'épargne personne, ni les puissants ni les
autres. Elle ne peut satisfaire le besoin de critique dans sa totalité,
celui-ci surgit de tous côtés en multipliant les aspirations particu-
lières ; le « pluralisme critique » est une nécessité, et la société démo-
cratique moderne le montre en se constituant « comme un colloque
de critiques ».
Tout se joue sur ce qui est qualifié de distance critique. Elle
doit être suffisante pour que, sans répit, puissent être mis en cause
« les platitudes et les mythes » de la société, pour que s'entretienne
le « refus de rendre hommage aux pouvoirs qui sont en place ».
Cette exigence impose une rupture, une certaine désolidarisation,
et l'acceptation d'une relative solitude. Mais en même temps, la
distance critique ne doit pas établir la séparation, le critique social
reste solidaire. Il parle depuis un lieu, pris dans une histoire et
un milieu, armé de ce qui est une « conscience quotidienne du
monde moral ». C'est l'enracinement qui valide la critique et la
rend efficace, l'engagement dans une « communauté » qui donne
à l'opposition – non pas globale, mais particularisée selon les
circonstances – son caractère d'authenticité. Michael Walzer
emprunte alors à Gramsci une formule qui peut inquiéter, le cri-
tique opérant selon le mode « national-populaire » accède à l'effi-
cacité la plus probable. Ce qui, selon lui, désigne les conditions
de la loyauté envers les « opprimés, exploités, appauvris, oubliés »,
et les conditions d'une action recherchant « la solution possible
à leurs difficultés dans le cadre de l'histoire et de la culture natio-
nales ».
La métaphore du miroir, empruntée à Hamlet, est plus facilement
acceptable. Le critique social pratique le dévoilement, tend autant de
miroirs où « se voit le système ». Il commente ces images, provoque
ainsi une tension vers autre chose où l'espoir et l'idéal pèsent plus que

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Chroniques

la seule dénonciation politique. En cette fonction, il souffre mainte-


nant de la suprématie de ceux qui tendent d'autres miroirs, ces écrans
où le réel se donne à voir à façon.
Le Monde, le 8 mars 1996.

BIBLIOGRAPHIE

Michael Walzer, La Critique sociale au XXe siècle, Paris, Métailié, 1996.


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2
La trilogie fondatrice

« MAX WEBER OU LE DÉSENCHANTEMENT À L'ŒUVRE »

M ax Weber est illustre, il figure aux côtés de Marx et de


Durkheim dans la trinité fondatrice de la sociologie moderne. Il ne
fut cependant ni le provocateur des grandes turbulences historiques
comme le premier ni le guide et le pédagogue d'une république
renaissante comme le second. Il s'acharna à épouser son lieu, l'Occi-
dent, dont il ne cesse de questionner la singularité : le capitalisme
générateur de la rationalisation dans tous les domaines de la vie, et
son temps, la modernité, « cage de fer » où il tente d'ouvrir des
issues. Mais l'union en tout demeurait incertaine. Il voulait être avo-
cat, professeur d'une grande université, il le fut peu et durant peu
d'années. Il liait la question sociale à la question nationale, il
s'accommodait mal des partis où il essayait d'imposer cette préoccu-
pation. Il recherchait la position politique où il mettrait en œuvre ses
idées sans se départir de l'objectivité du savant, il n'y accéda que
marginalement. Sa femme, Marianne Weber, ordonna une partie de
l'œuvre et épura la biographie après la disparition de l'époux, en
1920. Sans Else von Richthofen, il n'aurait pas connu la connivence
amoureuse.
Cet inconfort dans l'Allemagne de son temps, et en soi – il subit à
plusieurs reprises les assauts de la dépression –, ont contribué à don-
ner à l'homme et à l'œuvre leur mouvement et cette coloration que
les commentateurs ont qualifiée de pessimiste. Il fut parce qu'il ne

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Chroniques

pouvait pas s'établir, ni être casé et classé, une figure d'exception. Il


l'a été dans l'extension de sa culture ouverte sur l'économie, l'his-
toire, le droit, la philosophie – avec la rencontre des néokantiens de
Fribourg et le commerce intellectuel entretenu avec Marx et Nietz-
sche, sur l'art et la diversité des civilisations. Il l'a été dans son infati-
gable érudition, appuyée sur une exigence scientifique qui ne l'était
pas moins, il a multiplié les chantiers dont certains sont devenus une
« carrière » où puiser. Si l'on recherche son homologue dans l'histoire
de la sociologie française, c'est Marcel Mauss qu'il convient d'évo-
quer. Il était lui aussi à part, il « savait tout », disait-on, et son œuvre
dispersée inspira avant d'être rassemblée. Il fut également méconnu,
puis célébré pour un seul texte – l'Essai sur le don – comme Weber
pour L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Puis tous deux
devinrent la référence illustre par laquelle des auteurs nouveaux for-
tifiaient leur recherche d'innovation.
Dirk Kaesler, qui propose un guide orientant la connaissance de
l'homme Weber et de l'œuvre, montre bien le retard de célébrité et les
relations différées établies avec ce « saint international du savoir alle-
mand ». Il dénonce le commerce des interprétations, les commentaires
plus intéressés qu'éclairés. Il évoque les batailles où sociologues, histo-
riens et philosophes essaient de s'approprier Weber. Il révèle les cal-
culs qui conduisent à la découverte du sociologue après la deuxième
guerre mondiale. En Allemagne divisée, celui-ci est pour les uns le
théoricien qui légitime la reconstruction libérale, pour les autres l'anti-
marxiste professionnel. Ailleurs, ce contexte d'affrontement reste plus
discret et Weber s'illustre comme un « contemporain », en Allemagne
avec Raymond Aron, et comme un garant de doctrine avec Talcott
Parsons aux États-Unis. Dirk Kaesler ne manque pas de signaler le
rôle de dépanneur lexical joué involontairement par le sociologue
devenu « classique ». Il lui est beaucoup emprunté, et notamment des
formules à succès : désenchantement du monde, éthique de la respon-
sabilité et éthique de conviction, individualisme méthodologique,
monopole de la violence légitime, etc.
Le « manuel » de Dirk Kaesler est une bonne introduction, ni
dévote ni ravageuse, à la connaissance de la sociologie wébérienne,

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La trilogie fondatrice

abordée de l'intérieur et en ce qui fait d'elle le produit d'un temps et


d'un milieu. Il en explore les grands domaines, depuis les plus négli-
gés – l'histoire économique et sociale de l'Antiquité et du Moyen
Âge, puis de l'Allemagne wilhelminienne – jusqu'aux plus célébrés –
la sociologie des religions, l'économie dans ses rapports aux pouvoirs
sociaux et culturels. Il examine les trois piliers de la méthode, la place
attribuée à la « compréhension », le recours à l'« idéal type » comme
moyen de l'argumentation, le mode d'évitement des jugements de
valeur. Il relativise la révolution wébérienne, il la soumet à l'effet du
désenchantement en la situant dans une généalogie scientifique qui
permet de réduire la part de l'inédit.
Alors, il faut relire Weber et se faire juge. Commencer par les
textes de la dernière partie de la vie n'est pas de mauvaise pratique
tant le sociologue procédait d'écriture en réécriture, de comparaisons
en comparaisons nouvelles, de remaniements en remaniements de la
construction conceptuelle. C'est au terme que l'architecture de
l'œuvre se laisse voir. Les dix écrits rassemblés sous le titre Sociologie
des religions, traduits et mis en perspective par Jean-Pierre Grossein,
introduits par une « lecture » de Jean-Claude Passeron, en donnent la
possiblité. Le livre ne répète pas, il ajoute notamment la « réponse »
aux critiques de L'Éthique protestante ainsi que l'étude consacrée à
« l'État et la hiérocratie ». Le livre éclaire par le double commentaire
riche et consonant des présentateurs. Il est indispensable, il constitue
un ensemble cohérent qui révèle sous cet éclairage « les différentes
facettes du travail de Weber dans sa densité théorique et sa richesse
empirique ». Il ouvre enfin un accès à l'œuvre que la médiocrité des
traductions en français avait jusqu'alors contrarié en entretenant les
mésinterprétations. Alors que Weber a fait de la question des lan-
gages, du recours à toutes les ressources de la langue allemande, une
préoccupation constante. On saisit ce qui fut la double obsession du
sociologue à partir du moment où il publie L'Éthique protestante.
D'une part, mieux appréhender la particularité économique et sociale
de l'Occident, les conditions de son apparition et de son développe-
ment en relation avec l'éthique religieuse. Il se consacre à cette tâche
en passant d'un comparatisme restreint à un comparatisme généra-

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Chroniques

lisé, en recherchant les « configurations historiques » différentes où se


trouvent présents le plus d'éléments favorables à la naissance du capi-
talisme, sans que celui-ci puisse pour autant s'accomplir. Il joue des
contre-exemples, des rapprochements et des oppositions, comme lors-
qu'il oppose l'éthique protestante au confucianisme, la rationalité
d'un système à la rationalité des équilibres et compromis pragma-
tiques. D'autre part, Weber s'attache à montrer que la rationalisation
religieuse est au commencement, qu'elle est à l'origine des avancées
de la rationalisation générale dans l'histoire universelle. Selon lui,
l'action rationnelle ne se limite pas à la transformation des conditions
matérielles de la vie, elle s'impose à l'univers symbolique afin de
rendre le monde plus cohérent et apparemment vivable. On connaît
les critiques passionnées auxquelles donna lieu cette double position,
tenue néanmoins par un agnostique déclaré.
Le sociologue a embourgeoisé la sociologie en la « dématériali-
sant », il a, par toutes ses entreprises, recherché l'inversion du maté-
rialisme historique. Les commentaires parallèles de Jean-Claude
Passeron et Jean-Pierre Grossein corrigent les emballements de la cri-
tique, de même qu'ils rectifient les interprétations et les évaluations
hâtives ou fautives. Ils montrent les obstacles opposés à l'exploration
d'une œuvre foisonnante, en mouvement et encore incomplètement
ordonnée. Signalons, afin de tarir les répétitions d'erreurs, ce qui
constitue « un discours de la méthode sociologique de Weber » : la
mise en œuvre des preuves dans un va-et-vient entre constats empi-
riques et interprétations ; le recours à une causalité partielle, localisée
et datée ; la recherche des régularités sociales, la reconnaissance de
l'impossibilité de définir un « type » de société, de lien social par des
propriétés transhistoriques.
Weber a supporté l'épreuve du temps : il reparaît. Ce retour est
pour une part affaire de circonstances, d'effet d'« esprit » du temps.
Le troisième membre de la trinité sociologique occupe la place lais-
sée vacante par la désaffection à l'égard de Durkheim, par le congé
donné à Marx depuis l'effondrement du communisme. Surtout, les
incertitudes actuelles de la déperdition de sens se mettent en conso-
nance avec la vision désenchantée du mouvement historique élabo-

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La trilogie fondatrice

rée par le sociologue allemand. Sous cet aspect, Weber ne peut pas
aider à clore aujourd'hui le travail du deuil du sens.
Le Monde, 1er novembre 1996.

BIBLIOGRAPHIE

Dirk Kaesler, Max Weber, sa vie, son œuvre, son influence, Paris, Fayard,
1996.
Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1999.

« MAX WEBER FAIT LE DÉTOUR PAR LA CHINE »

Des œuvres de Max Weber, on a fait bien des usages. Les dur-
kheimiens, par l'intermédiaire de Mauss, accusaient Weber de les
« démarquer » et de se borner « à émettre des opinions ». Parmi eux,
Marcel Granet, spécialiste renommé de la Chine, inaugurait une
longue période de silence en négligeant l'apport du sociologue alle-
mand à la sociologie comparée, à la manifestation des apports liant
une éthique économique initiale à chacune des religions mondiales. Si
les traductions de l'œuvre en anglais ont été multipliées, elles ont été
souvent fautives ou tirées dans le sens d'une validation du structuro-
fonctionnalisme américain.
En France, la reconnaissance fut tardive, réticente du côté des
sociologues de la religion, brièvement polémique du côté des socio-
logues d'inspiration marxiste. Et puis l'œuvre y est devenue provo-
catrice d'orientations très diverses, l'élaboration théorique de
l'individualisme dit « méthodologique » jusqu'aux emprunts concep-
tuels de Pierre Bourdieu fondant sa sociologie de l'éducation et de la
culture, jusqu'aux diverses entreprises d'interprétation de la dérou-
tante modernité contemporaine. Max Weber a été souvent réduit au

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Chroniques

rôle de fournisseur de procédés interprétatifs et de formules inlassa-


blement répétées, dont celle désignant l'état de « désenchantement du
monde ». La récente publication critique de l'œuvre a ravivé les
affrontements autant que la curiosité et l'intérêt. Elle révèle ce qui
déconcerte : le détour par les religions afin d'identifier leur apport à
l'éthique économique, à l'avènement du rationalisme économique, le
même détour afin d'éclairer les phénomènes politiques. Une œuvre
qui parut récusable en raison d'une union ambiguë de points de vue
idéalistes et de points de vue matérialistes.
Weber cherche à établir un rapport de sens – avec son entière
complexité – entre les idées et la réalité matérielle ; il fait de la visée
de sens dans l'action une composante principale de la réalité socio-
économique. La méthode est nécessairement comparative, la média-
tion par l'étude des configurations éthiques et des formes prises par
les idées religieuses dans le mouvement historique oriente le parcours
de la recherche. Il est d'ailleurs significatif que Weber ait eu comme
dernier programme, interrompu par la mort, une vaste étude compa-
rée des religions universelles. La plupart des résultats ont été publiés
après sa disparition, dans l'inachèvement ou après remaniement.
Ce qui les relie, à travers les va-et-vient entre religions de la
Chine et de l'Inde, judaïsme antique, religions de la Grèce antique et
de l'Occident chrétien, et islam, c'est l'approche comparative de
« l'éthique économique des religions mondiales ». Confucianisme et
Taoïsme s'inscrivent dans cet ensemble, sous la forme de deux édi-
tions, la seconde plus élaborée étant posthume. C'est vers les deux
grands systèmes religieux de la Chine traditionnelle que Weber a
orienté ses premières recherches consacrées à la comparaison des
religions universelles. Une étude conduite afin de faire pendant à son
ouvrage le plus célébré, L'Éthique protestante et l'esprit du capita-
lisme. Avec l'objectif de confronter ce qui a permis la naissance et
l'essor du capitalisme dans un cas, en Occident, à ce qui les a
empêchés dans l'autre, en Chine.
On n'a pas manqué de le constater, avec Confucianisme et
Taoïsme la démarche n'est plus celle des études consacrées au protes-
tantisme. Une grande partie de la recherche explore les « fondements

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La trilogie fondatrice

sociologiques » de la société chinoise traditionnelle. D'où l'ouverture


de l'ouvrage sur la triade que composent « la ville, le prince et Dieu ».
L'empire du Milieu est ainsi vu comme un immense pays avec des
grandes villes placées sous l'autorité d'un prince, et appliquant une
politique fiscale entraînant la rationalisation de l'administration. La
ville chinoise, se différencie continûment de la ville occidentale. Elle
est une « résidence princière », mais elle ne dispose pas de droits poli-
tiques propres, d'une puissance politique et militaire qui serait propice
à une certaine autonomie. Elle contribue au développement de l'éco-
nomie monétaire, mais elle reste constituée sur des « liens tribaux »
qui contrarient la formation d'une bourgeoisie nécessaire à l'essor du
capitalisme.
Dans sa recherche des conditions défavorables à cette expansion,
alors que d'autres paraissent le permettre, Weber retient notamment
l'évolution historique de l'organisation agraire, qui n'aboutit pas à la
formation de grandes exploitations rationnelles, ainsi que le manque
de conditions politiques, des préalables nécessaires à la naissance d'un
« capitalisme rationnel d'entreprise ». Ce qui s'est constitué peut être
désigné comme « un capitalisme de rapine politique interne ». Ce qui
apparaît sous l'aspect des obstacles au capitalisme renvoie à la « struc-
ture de l'État » après l'ère féodale. Un État de type patrimonial, que
Weber situe au cœur du système social chinois.
Par un effet de dérive de la recherche, l'étude se déplace du reli-
gieux et de l'économique vers le politique : le charisme est politisé, la
domination de forme traditionnelle illustrée, la bureaucratie patrimo-
niale montrée sans concurrence ni contestation. Et si l'empereur était
« monarque par la grâce de Dieu », si son charisme dépendait de son
succès – notamment dans la régulation du cours des fleuves –, le
développement bureaucratique, qui a provoqué la formation du
« grand État », a placé le souverain dans une relation ambivalente
avec les fonctionnaires et les lettrés. Il est leur chef, mais c'est d'eux
que résultent une relative limitation du pouvoir militaire autant que
la capacité à gouverner « classiquement ». Les lettrés, gardiens du
système de qualification par formation et examens, ont permis à la
culture chinoise de constituer et exprimer son unité. Ils entretiennent

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l'éthos chinois, qui valorise les capacités bien plus que la possession,
ils occupent en tant que fonctionnaires lettrés une position voulue par
le pouvoir central, ils se différencient par une « conduite de vie » et
l'aristocratisme de la culture, ils ont créé un style de vie maintenu en
longue durée.
Le confucianisme est l'éthique religieuse accordée à leur situation
et à leurs intérêts, ils le constituent en éthique dominante porteuse
d'un rationalisme bureaucratique. Et aussi pratique, car le confucia-
nisme est une éthique « intramondaine » d'adaptation au monde, à
son ordre et à ses règles. C'est par lui que la « convenance » allie
l'ordre cosmique inviolable, l'équilibre de l'empire et l'équilibre de
l'âme. La canonisation de Confucius, culte fondé sur une personnalité
historique, ne modifie pas une orientation religieuse étrangère à toute
eschatologie, à toute doctrine de salut. Par comparaison, le taoïsme
est une hétérodoxie accordée aux non-lettrés, à visée autarcique, qui
répond aux besoins religieux des masses.
Cette démarche webérienne a été critiquée : relevant d'une socio-
logie historique, elle ne périodise guère une histoire pourtant étendue
sur deux mille cinq cent ans, relevant d'une sociologie religieuse, elle
argumente en étudiant la plus « laïque » des grandes religions, rele-
vant d'une sociologie économique, elle s'attache pourtant à une civi-
lisation plus politique qu'économiste. Mais c'est repousser ainsi à
l'arrière-plan la préoccupation dominante : éclairer par un détour
deux rationalismes aux effets divergents, l'un signifiant la domina-
tion rationnelle du monde (l'occidental puritain), l'autre l'adaptation
rationnelle au monde (le chinois confucéen), l'un engendrant le capi-
talisme, l'autre lui restant étranger.
Le confucianisme a été le corpus donnant à l'empire centralisé son
assise idéologique. Il a permis, au temps du maoïsme, de maintenir en
vie à l'extérieur, notamment à Taïwan, la culture chinoise tradition-
nelle. Il devient, après avoir été perçu comme un obstacle au capita-
lisme modernisateur, un moyen de donner aux capitalismes asiatiques
une coloration différente, et à certains des autocratismes asiatiques
une légitimation culturelle. Ce qui place sous un éclairage actuel la

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contribution de Max Weber, tout en apportant avec ce détour par la


Chine une autre appréciation de la spécificité occidentale.
Le Monde, 1er décembre 2000.

BIBLIOGRAPHIE

Max Weber, Confucianisme et Taoïsme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque


des sciences humaines », 2000.

« LA SOCIOLOGIE SUBVERSIVE DE GEORG SIMMEL »

C'était au temps où la philosophie n'avait pas divorcé d'avec la


sociologie, où celle-ci se voulait science sans se soustraire à l'effet des
grands courants d'idées et à l'influence de la culture en voie de se
faire. Les amitiés, les cercles intellectuels, la rencontre des différences
avaient une fonction de stimulation ; ils ouvraient la curiosité s'ils
n'effaçaient pas les exclusions. C'était au tournant de ce siècle. Ils
étaient alors deux, parmi les principaux fondateurs de la nouvelle
science sociale, nés la même année, morts à un an de distance : le
Français Durkheim (1858-1917) et l'Allemand Simmel (1858-1918).
Le premier veut construire le « système des sciences sociolo-
giques », il reproche au second de mélanger les points de vue, de
céder aux tentations contraires du formalisme et de l'esthétisme. L'un
a obtenu la pleine reconnaissance universitaire, l'autre l'a reçue très
tardivement, mais tous deux sont les auteurs d'une œuvre immense
dont se nourrit encore, et dans la controverse, la pensée du social.
Georg Simmel reparaît, après une longue absence qui a succédé
au temps de curiosité critique des durkheimiens et d'attention de
quelques philosophes, dont Jankélévitch qui, dès 1925, montre Sim-
mel comme un « philosophe de la vie » proche de Bergson. Aujour-
d'hui, l'étude de François Léger propose une présentation de l'œuvre

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dans la totalité de ses aspects. L'entreprise pouvait paraître impossi-


ble, tant ceux-ci sont multiples – philosophie, théorie de l'histoire et
de la religion, sociologie, morale, psychologie et esthétique –, tant le
refus de faire système masque l'affirmation d'une « unité profonde ».
Simmel fut un enseignant et un auteur à la mode. Il s'imposait à
Berlin, où il n'eut cependant qu'une position universitaire mineure, il
ne fut pas admis à Heidelberg, malgré l'appui du sociologue Max
Weber, il ne reçut la pleine qualité professorale que peu d'années avant
sa mort, à Strasbourg alors allemande. Il fut victime de l'antisémitisme,
il fut considéré comme un « destructeur », comme un philosophe, et un
sociologue surtout, dont l'œuvre reste « légère et subversive ».
Simmel est d'abord un philosophe, mais d'une espèce particulière.
Il est continuellement en mouvement, tout en reprenant des thèmes
placés sous un nouvel éclairage. Il passe d'un néo-kantisme à une
philosophie du concret qui veut – à la façon de Husserl – revenir
« aux choses mêmes », puis il s'achemine vers le vitalisme des dix
dernières années de sa carrière, avec la certitude que la vie s'exprime
en des formes imprévisibles et toujours nouvelles. Il est mal classable,
certains le considèrent comme un touche‑à-tout, un essayiste subtil ;
et Lukàcs, provisoirement plus généreux, l'a défini comme celui qui
introduit la sensibilité impressionniste dans la réflexion philoso-
phique : un « Monet de la philosophie ».
Simmel refusait d'« enfermer la plénitude de la vie » dans un sys-
tème, et cela l'entraînait à multiplier les perspectives, à faire de cer-
tains de ses livres un jeu d'essais emboîtés. Il considérait l'activité
philosophique comme une « attitude », une relation au réel où la sub-
jectivité et les circonstances ont leur large part.
Mais, c'est sur la sociologie qu'il faut aujourd'hui porter l'atten-
tion. Simmel veut construire la nouvelle discipline en lui donnant le
statut de science autonome. Selon lui, la sociologie est une méthode :
c'est ce qui la définit, et non pas l'ambition de devenir la somme de
toutes les sciences sociales particulières. Au commencement doit se
placer l'interrogation portant sur « la notion même de société ». Il y a
société dès qu'intervient la « réciprocité d'action » entre plusieurs
individus. Ces interactions sont déclenchées par les sentiments, les

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intérêts et les buts les plus variés, elles entraînent le processus de la


socialisation. Le social se saisit dans le mouvement, mais, dans ce
devenir où la volonté des individus n'est jamais totalement engagée se
révèlent des régularités de comportement, des schémas « constants »,
des relations stables. C'est alors qu'intervient la distinction entre le
contenu et la forme de la socialisation ; le premier reporte aux proces-
sus psychologiques des individus socialisés, la seconde aux modèles
selon lesquels s'opère la socialisation ; tous deux sont liés en des rap-
ports très complexes. Il faut abstraire les formes à partir d'une réalité
sociale concrète, foisonnante, par intuition, compréhension et com-
paratisme. Cette passion des formes a fait de Simmel le fondateur de
la sociologie formelle, d'une sorte de « géométrie du monde social ».
Elle lui a attiré les critiques de Durkheim, qui lui reproche une socio-
logie abstraite et vague « séparant des choses essentiellement insépa-
rables ». Sa théorie des contenus du social lui a valu d'une part d'être
accusé de psychologisme, d'aboutir à une négation de la société.
Ce n'est pas dans sa « sociologie pure », mais dans la multiplicité
de ses études concrètes, dans ces multiples ouvertures, qu'il entraîne
notre curiosité. La culture est manifestée comme ayant un caractère
essentiellement tragique, elle est « une crise perpétuellement retar-
dée ». La société ne se saisit qu'à l'état de naissance et, en conséquence,
dans une perspective historique. Les sentiments et les passions, non
pas seulement les intérêts et le calcul, sont réattribués aux processus
de composition du social. Et, parce que l'exploration s'effectue en
bien des sens, nombre des études touchent à des problèmes qui restent
dans l'esprit de ce temps : la modernité, la ville, la quotidienneté, les
objets culturels banals, la sexualité et les rapports hommes-femmes,
etc. Les textes de Simmel redeviennent une mine dans laquelle il est
puisé selon les besoins ou les opportunismes. Il faut louer François
Léger de nous restituer l'œuvre vraie dans son entier foisonnement, et
son jeune éditeur d'avoir ainsi ouvert son catalogue.
Simmel, en écho à ses préoccupations personnelles, a consacré un
essai célèbre à l' « étranger ». C'est un autre étranger, juif lui aussi,
métis de culture et de foi, qu'une biographie récente fait reparaître :
J.-L. Moreno (1892-1974), inventeur du psychodrame, du socio-

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Chroniques

drame, de la sociométrie et de bien d'autres choses. L'auteur du por-


trait, René Marineau, est fasciné par le personnage autant que par les
œuvres. Il a bien des raisons de l'être. De Bucarest à Vienne, à Berlin,
puis de nouveau à Vienne, les scènes de l'enfance et de l'adolescence
se succèdent : l'enfant Moreno est élevé dans une famille instable,
divisée, tiraillée entre le judaïsme (du père) et le catholicisme (de la
mère). L'enfant joue au « jeu de Dieu », l'adolescent invoque une
vision du Christ qui devient son « héros », l'adulte écrit un ouvrage, le
Renouveau de Dieu, où il définit sa conception du monde. Mysti-
cisme, certitude d'une élection et d'une mission auprès des hommes,
théâtralisation, constituent sa première manière d'être. Moreno
revendiquera sans détour son droit à la paranoïa et à la mégalomanie.
C'est à Vienne qu'il reçoit sa double formation, médicale et psy-
chiatrique, qu'il effectue ses premières recherches sur une thérapie de
groupe et les jeux de rôle, sur la microsociologie, sur les potentialités
du théâtre impromptu. C'est à Vienne que règne Freud contre qui il
engage une lutte sans fin. L'exil en Amérique (1926) met de la dis-
tance sans interrompre cette relation dramatique.
Moreno atténue alors l'aspect prophétique de son propre person-
nage, il devient davantage un expérimentateur-entrepreneur. Il donne
leur charte au psychodrame, à la psychothérapie de groupe, à la thérapie
théâtralisée et à la sociométrie – mesure des interrelations entre per-
sonnes. Il crée ses propres institutions, associations et revues, il voyage
et étend son réseau d'influence jusqu'en Europe. Il n'en continue pas
moins de rejeter les « conserves culturelles », la culture figée, d'exalter la
fécondité de la rencontre, la spontanéité et la créativité individuelle.
Le Monde, 23 février 1990.

BIBLIOGRAPHIE

François Léger, La Pensée de Georg Simmel, Paris, Kimé, 1989.


René Marineau, J.-L. Moreno et la troisième révolution psychiatrique,
Paris, Métailié, 1989.
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Héritiers et dissidents

« LE REGAIN SOCIOLOGIQUE »

L a foi des sociologues semblait faiblir, elle se ravive. L'efface-


ment des grandes théories, tout autant que l'effacement du réel et du
sens dans les décombres de la postmodernité, avait ravagé les certi-
tudes. En fait, les sciences du social bougent, elles évaluent autre-
ment les systèmes de références et les modes explicatifs qui les ont
orientées depuis plusieurs décennies, elles changent d'objets en
même temps que de paradigmes. La connaissance de leur connais-
sance, et de ses effets, devient un des objectifs. Elles ont non pas
seulement à affronter l'épreuve des turbulences de ce temps, mais
aussi à redéfinir leur position dans des sociétés où leur contribution
affecte pour une part les langages et le jeu des rapports sociaux. Le
paysage intellectuel qu'elles composent, pour être devenu plus dis-
cret et moins propice aux affrontements polémiques, n'en reste pas
moins diversifié ; il se transforme, il est plus mouvant qu'il ne l'était
lorsque les dominations d'« École » fixaient les perspectives.
Le regain sociologique se mesure d'abord à la multiplication des
publications, signe d'une reprise de confiance. Durant les derniers
mois, plusieurs ouvrages ont paru, sans lien immédiatement appa-
rent, et qui forment pourtant un ensemble significatif. Les uns guident
le retour à des œuvres dont les auteurs étaient depuis longtemps
oubliés ou mésestimés. Les autres interrogent, de façons différentes,
la démarche sociologique et ce que l'on pourrait désigner comme

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Chroniques

nouvelles fréquentations de la discipline. Ainsi, pourquoi cette vive


curiosité pour Frédéric Le Play, « inventeur oublié », selon la qualifi-
cation de ses commentateurs actuels 1 ? D'autant plus que ceux-ci ne
semblent pas avoir la moindre affinité avec l'inspirateur d'un catholi-
cisme social fané, avec l'auteur « engagé » de la Réforme sociale en
France (1864), qui retient l'attention de Napoléon III et en reçoit des
charges. C'est la méthode de cet ingénieur, voyageur, homme de ter-
rain, observateur en direct à partir d'une grille d'analyse des modes
de vie et des conditions matérielles (les budgets des familles, ouvrières
surtout, paysannes à un moindre degré), qui se trouve éclairée. Cet
empirisme de contact, associé à un large comparatisme, est exalté afin
d'être opposé à l'empirisme indirect, qui procède à partir d'« échan-
tillons », de questionnaires, de sondages, de séries statistiques.
L'observation directe, la généralisation par comparaison, ce sont là
autant de règles de recherche qui accompagnent une récente anthro-
pologisation – au sens des études de type « ethnographique » – de la
sociologie.
Avec Tarde, le mouvement de retour a une portée de plus grande
amplitude ; il implique, en même temps que la découverte des essais
publiés sous le titre L'Opinion et la Foule, la reprise du grand
ouvrage consacré aux « lois de l'imitation », érigées en principe
constitutif des sociétés humaines. Les questions de méthode sont éga-
lement en cause et actualisables : la considération du nombre et son
traitement, l'opinion assimilée à un produit de consommation et l'ins-
titution des sondages qui peuvent la manifester, l'introduction d'une
dimension sociologique dans la science politique.
Mais la rencontre avec Tarde tire sa force de la mise en évidence
de problèmes qui sont aussi ceux d'aujourd'hui, avec une autre exten-
sion, une autre intensité. Le plus important est sans doute ce qui
contribue à ressourcer le débat sur la démocratie, sur ce qui vient
d'une époque – la fin du XIXe siècle – où elle était pour certains un
facteur de désordre et d'irrationalité. Tarde oppose aux détracteurs

1. Bernard Kalaora et Antoine Savoye, Les Inventeurs oubliés. Le Play et ses


continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989.

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Héritiers et dissidents

une théorie du public et de l'opinion publique où l'effet de masse n'est


plus négatif ; il fait du suffrage universel un instrument de mesure des
variations de l'opinion et des désirs, et de définition de l'identité col-
lective. Il accorde au système démocratique la capacité de remplir une
fonction essentielle : celle d'informer la société sur elle-même à la
façon d'un outil statistique.
Depuis, les moyens d'information se sont multipliés, le métier de
sociologue s'est organisé en nourrissant l'attente d'une contribution
à la résolution des problèmes sociaux. La demande a été souvent
déçue, le statut de la sociologie se modifie quand varient la détermi-
nation de ses objectifs et le choix de ses procédures. La querelle des
pratiques reste ouverte, mieux argumentée parce que fondée sur les
résultats acquis et diffusés durant les dernières décennies. Elle met en
débat le caractère scientifique de la sociologie, la possibilité de par-
venir à une objectivité qui ne se réduise pas à une explication hasar-
deuse du vécu.
Dans une Initiation à la pratique sociologique visant à modifier
« la perception ordinaire du monde social », un groupe de quatre
sociologues s'efforce de montrer le « mode de pensée sociologique en
acte ». Il donne une position centrale à la construction de l'objet de la
recherche, à la façon de se libérer de l'expérience vulgaire, de son
cortège de prénotions. Il affirme, avec l'exigence de scientificité, la
différence entre l'objet construit et la réalité empirique : le premier est
un « système abstrait de relations entre le fonctionnement d'une insti-
tution déterminée et des groupes sociaux ». Cette dissociation est
manifestée à partir de cas, de la présentation d'enquêtes, en prati-
quant la critique des données (rappelant notamment que les statis-
tiques sont un « produit fabriqué ») et la critique des techniques
(dénonçant, en particulier, les sondages d'opinion en tant que mise en
forme ayant les apparences de la science). Il y a là un appel à investir
le plus de science possible dans la connaissance du social, mais tem-
péré par une meilleure évaluation de ce qui la contrarie ou la fausse.
C'est ainsi que la relation du sociologue à l'objet de sa recherche est
reconnue comme le révélateur de « certaines propriétés » de celui-ci,
et comme un rapport imposant l'« analyse raisonnée » des obstacles

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sociaux, opposés à l'interrogation sociologique. Une analyse où


l'introspection est bannie.
C'est, inversement, à l'implication du chercheur que René Lourau
s'attache en traitant du « journal de recherche », en voulant accéder à
la connaissance intime de tout ce qui est en jeu dans la pratique
d'enquête et la mise en forme finale des résultats. Lourau part du
principe que l'observateur est nécessairement « impliqué dans le ter-
rain », alors même qu'il ne choisit pas de s'impliquer par l'observation
participante. La présence de l'enquêteur est inévitablement une inter-
vention, la subjectivité est toujours à l'œuvre et, en ce sens, l'acte de
recherche est un acte scientifique manqué. Les journaux de recherche
– ces hors-textes qui entretiennent un rapport complexe avec le texte
savant – révèlent « les aspects les plus secrets de l'implication du cher-
cheur ». Ils permettent le dévoilement de ce qui se passe dans l'enquête
et de la dynamique par laquelle celle-ci s'accomplit. On comprend
alors la place privilégiée que Lourau accorde aux journaux ou carnets
des anthropologues et des socio-anthropologues ; ils sont les maté-
riaux d'une science des sciences sociales, d'une connaissance des pro-
cessus de la recherche et de la découverte.
Par d'autres voies, en prenant en charge l'apport des diverses
écoles contemporaines, Richard Brown propose aussi une vision du
mode de connaissance sociologique ; il la dit « esthétique ». Il tient
pour acquis le fait qu'« en toute formulation théorique, on retrouve
toujours les expériences personnelles et les intérêts de l'auteur ». Au-
delà, ce qui est affirmé, c'est l'analogie des activités scientifiques et des
recherches esthétiques : « Elles visent à l'élaboration de paradigmes
dont la fonction est de faciliter la compréhension de l'expérience
humaine ».
Le rapprochement des disciplines s'effectue lorsque Brown consi-
dère le concept de point de vue en esthétique et le problème du point
de vue en sociologie. Le premier élimine la distinction entre l'objectif
et le subjectif. Le second se pose en raison de l'impossibilité d'occuper
la position du spectateur absolu, de parvenir à un « mode de connais-
sance libéré de tout point de vue ». Une part d'incertitude et de doute
reste irréductible. Le rapprochement entre façons de connaître, toutes

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Héritiers et dissidents

traitées comme des perspectives particulières, s'accomplit davantage


encore dans les développements consacrés au statut de la métaphore.
Le mode de pensée métaphorique intervient dans les sciences autant
que dans les arts. En ce sens, la sociologie doit identifier les méta-
phores les plus fécondes sans les hiérarchiser, définir des critères pour
une métaphore qui « marche ». Les figures métaphoriques de base
– ou paradigmes sociologiques – sont examinées dans leur succession :
l'organisme, la machine, et, maintenant, le langage, le drame, le jeu.
Cette exploration effectuée par Brown se révèle d'une grande
fécondité ; elle justifie sa recherche des clefs d'une « poétique de la
sociologie » ; elle fait de son livre un outil indispensable, en même
temps qu'une preuve du regain sociologique.
Le Monde, 29 juin 1989.

BIBLIOGRAPHIE

Frédéric Le Play, La Méthode sociale, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989.


Gabriel Tarde, L'Opinion et la Foule, Paris, Puf, 1989.
Patrick Champagne, Remi Lenoir, Dominique Merllié, Louis Pinod, Initia-
tion à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1989.
René Lourau, Le Journal de recherche, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
Richard Brown, Clefs pour une poétique de la sociologie, Paris, Actes Sud,
1989.

« DES ARPENTEURS DU SOCIAL »

En ces temps d'incertitude, les savoirs eux-mêmes sont affectés par


la crise d'identité. C'est le moment des mises en perspective, de la
recherche d'assises plus fermes et de légitimations moins fragiles, de
recomposition des territoires où les disciplines se rencontrent. La
sociologie actuelle, dont les repères sont bousculés, peut laisser
l'impression d'être « fatiguée ». Après un essor, puis un succès, qui lui

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Chroniques

ont valu d'être active en bien des lieux et de donner une teinture à la
culture présente. Vue de l'extérieur, elle apparaît, selon l'humeur,
comme « une science qui voudrait être » (dit Paul Veyne) ou comme
une science « éternellement jeune » par l'effet du renouvellement
incessant des problèmes (selon la formule prêtée à Max Weber).
Pierre-Jean Simon, en vingt-quatre étapes présente son parcours
de l'histoire de la sociologie – une histoire encore courte, mais
appuyée sur un très long passé. C'est un itinéraire personnel, et pour
cette raison d'autant plus formateur, menant à la « recherche des
idées toujours vivantes », qui conduisent à interroger les œuvres du
passé « à partir de l'état actuel de la sociologie ». C'est une rencontre
renouvelée avec les auteurs de la tradition, un dialogue avec les textes
abondamment présents dans un ouvrage d'aspect trompeusement
classique, une lecture qui n'exclut ni l'arbitraire – elle fait la part de
l'oubli – ni « la critique de l'héritage » nécessaire à toute pensée
vivante. Toujours, l'auteur si situe, il pratique ce qu'il dit être « un
éclectisme systématique », en laissant aller son humeur dénonciatrice
des amateurismes, du tape‑à-l'œil et des « parasociologies ».
La distinction est bien établie entre une pensée du social présente
dans toutes les sociétés et de tout temps, et une pensée sociologique
qui résulte de l'étude d'intention scientifique du social. Ce qui est
montré, c'est comment la première prépare la seconde et a une fonc-
tion cumulative de savoir. Il en naîtra une science détachée du sens
commun et des dogmatismes de l'héritage grec à celui de la Renais-
sance, de celui de la Réforme à celui du temps des Lumières. Chaque
occasion est saisie de rappeler la force des questions fortes, de mani-
fester ce mouvement d'où surgira non pas seulement la sociologie,
mais aussi l'économie (d'abord considérée comme « harmonie des
intérêts ») et l'histoire (d'abord vue comme progrès et réalisation du
pouvoir de la raison).
La sociologie annoncée, désirée, apparaît avec la rupture créée
par la Révolution « dans les décombres d'un monde passé ». Elle se
constitue d'abord à partir de la découverte que les sociétés ont la
possibilité de « changer par elles-mêmes ». Changement que Saint-
Simon – ce Jean-Baptiste de la science sociale – veut conduire par le

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moyen de la science des phénomènes sociaux, que Proudhon et Marx


– philosophes combattants – allient nécessairement aux luttes sociales
et politiques. Auguste Comte, crédité de l'invention de la sociologie,
veut à la fois réformer la société et élaborer la synthèse des connais-
sances particulières afin de parvenir à une « science du salut ». À sa
suite, Durkheim, identifié comme « le sociologue par excellence », fait
de la discipline une science autonome et aussi une pragmatique asso-
ciant la science sociale à l'action sociale, la théorie à la pratique.
Après cette présentation des fondateurs d'une sociologie positive,
Pierre-Jean Simon propose un double tableau : celui de la sociologie
allemande au temps de Max Weber (où se reconnaît l'apport de Ray-
mond Aron), celui de la sociologie américaine au temps de ses « riches
heures ». Et puis il s'arrête là, excluant ce qui relèverait de l'histoire
proche de la discipline, des décennies de l'après-guerre où la sociolo-
gie commence à prendre forme de métier sans exclure l'engagement
militant. Son parcours est un parcours de santé : il rétablit des liaisons
fructueuses constituées au long des siècles, il révèle la formation d'un
savoir cumulatif que ni l'événement, ni l'affrontement critique ou le
doute ne peuvent entièrement ravager. Il exprime sa foi en une socio-
logie non repliée sur elle-même, mais libérée des tutelles et des usages
serviles, capable de retrouver l' « assurance » la protégeant de tous les
parasitages.
Cette profession de foi n'effacera pas l'incertitude. À tel point
que deux politologues, et sociologues aussi, Mattei Dogan et Robert
Pahre, consacrent tout un ouvrage à la recherche des voies de
l'innovation et de la créativité dans les sciences sociales. Ils font la
distinction établit par Thomas Kuhn entre « science normale » et
« science révolutionnaire » ; la première garde, exploite et enrichit
par apport discret le « patrimoine » ; la seconde renouvelle, fait
place à l'inédit, porte à l'avant de la scène scientifique ses créateurs.
Mais les deux auteurs, guidés par le modèle des sports collectifs,
valorisent l'« équipe » bien plus que ses vedettes. Ils n'associent pas
le progrès des disciplines à la comptabilité des citations qui font les
renommées ; ils se situent plutôt du côté des anonymes.
Ce qu'ils recherchent, ce sont les processus et les conditions

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favorables à l'innovation, les « lieux » du savoir social où elle peut


surgir. D'une part, les disciplines se sont démultipliées en spécialisa-
tions, malgré cela certains de leurs domaines se trouvent suroccu-
pés. Le travail scientifique relève alors de la « loi des rendements
décroissants », il se routinise, et la recherche novatrice se déplace
vers la périphérie, vers les zones de contact avec d'autres savoirs.
D'autre part, la communication entre disciplines différentes conduit
à l'échange et à la partielle mise en commun des apports respectifs.
C'est aux frontières que s'établissent les relations fécondes, non
dans une interdisciplinarité artificielles. Dogan et Pahre se laissent
séduire par le « nouveau kaléidoscope des sciences sociales ».
Ils invitent à sortir du confinement disciplinaire en célébrant la
vertu des métissages ; sans toujours marquer fermement leur rejet des
« hybrides » néfastes notamment de ceux qui résulteront de l'insémi-
nation pervertie des sciences sociales par la biologie. Leur démons-
tration est la plus persuasive lorsqu'elle traite des disciplines – ainsi,
l'anthropologie ou la sociologie historique – qui ont le comparatisme
comme principe et les incursions en d'autres domaines comme néces-
sité. Les défenseurs de la forte identité disciplinaire, particulièrement
les gardiens de l'héritage durkheimien en sociologie, recevront avec
réticence cet éloge de l'hybridation. Ils y trouveront cependant une
exploration nouvelle de l'histoire des sciences sociales, surtout
conduite à partir de ses sources américaines.
Décidemment, la question harcèle la science sociale. La revue Cri-
tique, sous l'impulsion de Vincent Descombes a rassemblé une série
d'études reliées par une même ambition : chercher « le sens de la vie
sociale dans l'action humaine » et « dans la façon dont les acteurs
eux-mêmes la comprennent et la justifient ». En cette entreprise, fon-
dée sur des publications récentes, la science sociale et la philosophie se
trouvent fermement associées. D'entrée, Kant est la référence princi-
pale pour son Anthropologie du point vue pragmatique ; car Vincent
Descombes et les autres à sa suite établissent une équivalence entre
science sociale et science pragmatique.
Ce qui conduit à lier une « anthropologie générale » à une philo-
sophie de l'action, ce qui impose d'« entrer dans le jeu » afin d'accé-

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der – de l'intérieur et par comparaison – à une compréhension des


pratiques humaines et de l'« usage du monde » qu'elles manifestent.
Descombes place des repères pour ce cheminement : la pensée du
droit, les institutions et la justification par le discours, c'est‑à-dire par
les rhétoriques du social. Du vécu, il faut faire surgir du sens, tâche
sans fin, mais plus que jamais nécessaire en cette époque des grands
bouleversements, et du déficit d'interprétation.

Le Monde, 27 septembre 1991.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre-Jean Simon, Histoire de la sociologie, Paris, Puf, 2008.


Mattei Dogan, Robert Pahre, L'Innovation dans les sciences sociales. La
marginalité créatrice, Paris, Puf, 1991.
Vincent Descombes, « Sciences humaines : sens social », Critique, juin-juillet
1991.

« LE PARI DE BOURDIEU »

Il est des entreprises scientifiques, des pensées qui ne s'abordent


pas sans risques. Elles ne se simplifient pas en permettant ainsi d'iden-
tifier un système, un corps théorique complètement façonné. Elles ne
se mettent pas en formules, même si le lexique et le mode d'écriture qui
leur sont propres donnent l'impression (fausse) d'une certaine com-
modité d'accès. Elles entretiennent une exigence principale, inébran-
lable, dans un mouvement qui les conduit à de continuels retours sur
elles-mêmes, qui nourrit « un souci constant de réflexivité ».
L'œuvre de Pierre Bourdieu est de cette sorte. Malgré les commen-
tateurs, les imitateurs et les critiques, elle ne se laisse pas facilement
saisir. À l'occasion d'un séminaire de doctorat tenu à Chicago, sous
l'impulsion habile et libre de Loïc Wacquant, son organisateur, Bour-

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dieu s'explique, s'expose – dans toutes les acceptions du mot – et


répond à des objecteurs réels ou supposés. Il reprend dans ses réponses
ce qui s'est progressivement manifesté dans ses livres et articles où
l'étude particulière (l'objet) s'allie à l'exposition empirique, à l'élabo-
ration théorique et à l'illustration de ce que devrait être le « métier de
sociologue ».
Des repères sont placés, mais Bourdieu ne tarde pas à les cham-
bouler en donnant l'impression qu'il est, selon la formule même de
son présentateur, « une sorte d'énigme intellectuelle ». Il ne se laisse
pas enfermer dans une catégorie, lui qui accorde pourtant une impor-
tance extrême aux classements, aux positions, aux « distinctions » qui
se définissent et se négocient dans les espaces du social. Il met en
œuvre les apports d'une double expérience – celle de l'ethnologue,
initiale et décisive à bien des égards, et celle du sociologue, – les acquis
du philosophe et ce qu'il tire d'une connaissance profonde des diverses
traditions intellectuelles et des œuvres culturelles. Il se déplace dans
tous ces domaines sans qu'on puisse le fixer dans une généalogie, une
filiation, et encore moins spécialisation. Il pratique l'irrespect des
frontières disciplinaires, il recourt à des moyens, des outils, variables
selon l'objet même de sa recherche. Son projet est de contribuer à une
science sociale totale, de parvenir à appréhender « l'unité fondamen-
tale de la pratique humaine ».
Cette exigence donne de l'humeur et de la vigueur polémique.
Pierre Bourdieu, à l'occasion des Réponses, précise ses rejets et distri-
bue quelques coups. Il dénonce l'intellectualisme, sa capacité à s'illu-
sionner et ses complaisances narcissiques. Il récuse une philosophie
qui « supporte mal les sciences humaines » – celle de la conscience et
du sujet – et dans un mouvement critique plus ample, les philosophes
du structuro-marxisme : de la postmodernité et de la communica-
tion. Et cette abomination : l' « esthétisation de la philosophie », qui
est enracinée « dans un aristocratisme social, lui-même fondé sur un
mépris pour les sciences sociales ».
Bourdieu n'épargne pas davantage nombre des sociologies
actuelles, à commencer par celle des professeurs que la contrainte
pédagogique conduit à se nourrir de « faux débats ». Mais, là encore,

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si les sociologies de l'individu (individualisme méthodologique), du


système, de l'action sont réfutées, il apparaît au-delà une véritable
répulsion : celle que provoque les sociologies impressionnistes auto-
proclamées phénoménologiques ou anthropologiques. Bourdieu
refuse la complaisance, la facilité, tout autant que la dogmatisation
de la pensée ; et sur ces points, on ne peut que marquer l'acquiesce-
ment. Il est le veilleur établi aux portes de la « Cité scientifique » et
n'hésite pas à demander que les droits d'accès soient élevés. Son pari
le conduit à montrer inlassablement – même à partir d'objets empi-
riques mineurs, voire dérisoires – la possibilité et l'existence d'une
science du social autonome, libérée de l'obsession de « mimer la struc-
ture des sciences dites dures ». Une sociologue attentive aux risques
que représentent la « perversion méthodologique » (la méthode satis-
faite de son propre exercice) et la « spéculation théorique » (généra-
trice de systèmes autosuffisants). L'exigence scientifique conduit à
accepter toutes les contraintes de l'objectivation.
Dans un premier mouvement, qui est la mise à l'écart de la
connaissance ordinaire, donnant au rapport social un caractère en
quelque sorte naturel, empêchant de prendre conscience du social à
l'intérieur de soi-même et de chacun. Dans un second mouvement,
où le sociologue obéit à une constante obligation de « réflexivité »,
entretient une autoanalyse et utilise ses propres instruments afin de
réduire le jeu des illusions, « l'impensé social » dont il est porteur au
cours de sa recherche. C'est « l'objectivation du sujet objectivant » :
une exigence qui place en état de tension continue, difficile à main-
tenir.
Bourdieu reconnaît la difficulté de sa « position dans le champ
sociologique ». D'un côté, il peut paraître proche des auteurs de la
« grande théorie », notamment des structuralistes. Il a opté pour une
sociologie des relations, où n'existent que des agents, non pas des
individus, des acteurs, ou des sujets ; mais il s'efforce de briser la
« cage de fer » du structuralisme en introduisant des effets de forces,
des conflits, de la concurrence, du jeu, de l'histoire dans le champ du
social, qui peut être vu comme l'analogue d'un champ de bataille.
D'où une conception de la sociologie qui l'assimile à un « art martial

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de l'esprit ». D'un autre côté, Bourdieu se dit solidaire des chercheurs


qui regardent les choses de près, mais à la condition que cette vision
rapprochée ne provoque pas une sorte de « myopie théorique ». Sa
méthode d'étude des pratiques sociales implique une théorie de celles-
ci tout autant qu'une théorie de la pratique théorique. Et une sorte de
vigilance qui ne se voudrait jamais en défaut.
Il faudrait, en plus d'espace, procéder à l'étude des concepts mis
en œuvre, des déplacements de sens qu'ils opèrent, des critiques qu'ils
ont provoquées – celle d'un déterminisme qui restreint le domaine de
la liberté et de la formation de la personne, celle d'un économisme à
laquelle semblent donner raison les emprunts au langage économique
(capital, marché, investissement, intérêt). J'acquiesce au choix d'une
sociologie « réellement génétique » ou générative, d'une pratique de
recherche qui entretient la critique en transformant le regard porté
sur le social, qui révèle les effets de la domination exercée par les
moyens du symbolique.
Mais il faut aussi mesurer le prix payé pour atteindre cet état de
sociologie scientifique que Pierre Bourdieu promeut. La place concé-
dée au désir, aux passions, aux apparences, aux défaillances de la
rationalité ne peut qu'être chichement mesurée. Le refus, légitime, de
céder aux pressions de l'actualité et de consentir aux complaisances
postmodernes ne doit pas conduire à une mise entre parenthèses de ce
qui est le propre de ce temps : la place des médiations techno-logiques
dans les rapports sociaux, l'irruption informatique-médiatique dans
tous les champs de la culture, l'impact des relations extérieures qui
donne une autre force à l'événement et multiplie les conjonctions pro-
pices au syncrétisme, entre autres.
La sociologie est l'instrument du doute et de la critique, pour cette
raison elle est nécessaire à la pratique de la démocratie effective. Sans
concession accordée aux demandes qui conduisent finalement à en
faire un usage « cynique » ou narcissique. Pierre Bourdieu ne se livre
qu'en de rares occasions, il affirme son « refus de la singularité ».
Dans ses dernières « réponses », il parle néanmoins de sa lutte contre
les déterminants sociaux, il donne de la souplesse à sa rigueur en
reconnaissant l'importance de l'intuition, de ce qui apparente la

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sociologie au travail de l'écrivain. Il consent à un aveu : comme Flau-


bert, il comprend la tentation de « vivre toutes les vies » ; à travers
Flaubert, il désigne un interlocuteur disparu, mais d'une pensée située
à la bonne hauteur : Sartre.
Le Monde, 24 janvier 1992.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre Bourdieu, Loïc J. D. Wacquant, Réponses, Paris, Seuil, 1992.

« NORBERT ELIAS CHASSEUR DE MYTHES »

L'été dernier, un sociologue hors du commun, un penseur


d'une rare vigueur disparaissait sans provoquer un grand remue-
ménage nécrologique. Norbert Elias (1897-1990) venait de presque
accomplir sa traversée du siècle, dans les bouleversements et les
épreuves, sans avoir jamais renoncé à la réalisation d'une ambition
précoce : « contribuer au savoir de l'humanité ». Il y parvint, envers
et contre tout, bien que la reconnaissance de son œuvre ait été
tardive ; et notamment celle de son ouvrage majeur qui traite du
« procès de civilisation » en Occident 1. Il s'est imposé à diverses
reprises de marquer un arrêt, d'expliquer son cheminement, de
préciser sa pensée et de clarifier ses concepts. Aujourd'hui, la
publication conjointe d'une biographie (« par lui-même ») et d'un
ensemble théorique, composé de trois textes d'époques différentes
(de 1939 à 1987), place sous un double éclairage sa vie, son travail
scientifique et les événements dont ils furent indissociables. Cette
histoire personnelle est aussi celle d'une éducation européenne

1. Uber den Prozess der Zivilisation (1939) a été publié en traduction française
(incomplète) en deux volumes : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l'Occi-
dent, Paris, Calmann-Lévy, 1973, 1975.

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comme il n'en est plus. Elias est fils unique dans une famille juive
de Breslau (Wroclaw) de « bonne société » et de culture germa-
nique. Il en porte les espoirs, étudie la médecine et la philosophie ;
il atteint l'âge d'homme en ayant l'expérience de la première guerre
mondiale, de la défaite, du déclin économique familial qui le
conduit à travailler provisoirement dans une petite entreprise. Il
reprend son parcours intellectuel à Heidelberg, abandonne alors la
philosophie pour la sociologie. Cette ville en est le foyer le plus
actif : Max Weber a été le fondateur, son frère Alfred a repris
l'héritage avec moins de brillance et Marianne, sa femme, tient un
salon où les idées nouvelles sont éprouvées. Mais c'est Karl Mann-
heim, jeune rival de Weber, qui exerce sur Elias l'attrait le plus
fort. Il le suivra d'ailleurs à Francfort en qualité d'assistant
officieux, puis il y devient responsable du célèbre Institut de
recherches sociales.
Les notes biographiques livrent son témoignage sur l'Allemagne
des dernières années vingt et des premières années trente. Sur l'effer-
vescence culturelle, la fécondité créatrice durant la République de
Weimar. Sur le glissement vers la droite, l' « aigreur presque fana-
tique » des classes moyennes et supérieures, la montée de la violence
armée qui entraînent l'effondrement de l'État et la progression du
pouvoir hitlérien. La « conscience qu'une catastrophe allait survenir »
se forme cependant avec retard. En 1933, Mannheim, pourtant déca-
peur de tous les vernis idéologiques, effaceur des apparences et des
illusions, affirme encore que « toute cette histoire avec Hitler ne
durera pas plus de six semaines ».
C'est cette même année que Norbert Elias choisit l'exil ; conscient
du danger montant et assuré quant à sa « mission » : travailler à une
connaissance de la société « aussi réaliste que possible », faire du
sociologue un « chasseur de mythes », refuser les idées dominantes,
les modes et parvenir à « voir des relations que d'autres ne voient
pas ». Commence l'errance à la recherche d'un lieu de travail, en
Suisse, en France, puis en Angleterre, où Elias s'établit pour une
période de quarante ans. Non seulement, il y rédige son livre le plus
important – où sont considérés le « procès de civilisation » de

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l'homme occidental et le rapport aux mutations du pouvoir, – mais il


y multiplie les relations avec les milieux psychanalytiques, il fait une
analyse individuelle et pratique l'analyse de groupe. Son équipement
théorique s'en trouve marqué, comme la certitude que le problème de
l' « identité individuelle de l'homme » doit être une préoccupation
centrale.
Ce n'est qu'en 1954, à l'université de Leicester, qu'il accède à
l'enseignement de la sociologie ; il tirera de son cours d'introduction
à la discipline un ouvrage où il précise sa position : Qu'est-ce que la
sociologie ? Huit années plus tard, la retraite lui donne la possibilité
d'une mobilité cette fois volontaire (« Je suis un voyageur », dit-il). Il
est un temps professeur au Ghana et trouve là une « expérience indis-
pensable », un « autre éclairage ». Il retourne en Angleterre, est invité
aux Pays-Bas et en Allemagne, puis il partage sa vie entre Amsterdam
où il mourra et le Centre de recherches interdisciplinaires de Biele-
feld. C'est une période de travail acharné qui affirme la continuité de
la pensée, c'est aussi celle de la consécration.
La Société des individus, ouvrage triptyque précédé d'un éclairant
avant-propos de Roger Chartier, est celui qui permet le mieux
d'apprécier l'ampleur et l'ambition de l'œuvre. Par reprises succes-
sives, les refus sont nettement formulés. Refus d'une philosophie qui
postule la séparation du sujet, qui est apriorique, réductrice de ce
qui est observable dans le temps « à quelque chose d'intemporel,
d'immuable ». L'insistance porte sur la variabilité historique des
formes de la pensée, de la conscience de soi et de l'expérience du
monde ; tout ne s'appréhende que sous l'aspect du processus, du
devenir. L'homme n'est jamais « tout à fait achevé » et la société
reste en état d'inachèvement. Refus d'une psychologie, individuelle et
sociale, dont les interrogations sont formulées comme s'il existait un
« gouffre infranchissable entre l'individu et la société ». Refus par-
dessus tout, obstiné et obsédant, de ce qui est cause de falsification :
l'idéologie, les idéaux particuliers ou les opportunismes « drapés
dans le voile de la science ».
Elias oriente autrement l'entreprise du sociologue. Dès le départ, il
refuse de considérer l'individu comme s'il existait en soi et la société

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comme « un objet existant » qui est donné à voir. Toute société est
une société des individus, des réseaux d'interrelations et d'interdépen-
dances, des multiples imbrications des « je » et des « nous ». De là, le
double rejet de l'individualisme (même wébérien ou méthodologique)
et de son contraire, le holisme (la société, unité organique supra-
individuelle). Deux notions centrales marquent la position. Celle de
configuration, qui permet de penser le monde social comme un tissu
de relations où s'effectue le contrôle des impulsions et des affects, où
la personne entière est engagée dans des rapports à la fois d'alliance
et d'affrontement. Celle d'habitus social, qui désigne l'empreinte, la
« marque spécifique » partagée avec les autres membres de la société,
à partir de quoi se façonnent les « caractères personnels ». Et les deux
notions s'appliquent à tous les niveaux d'intégration à toutes les
échelles selon lesquelles se constituent les rapports humains.
L'approche s'effectue en termes de mouvements, de décalages et
de processus sociaux « à long terme ». Tout en affirmant la nature
« intégralement sociale » de l'homme, Elias souligne l'effet des ten-
sions, des pouvoirs inégaux propres à chaque configuration ; il en
résulte une marge d'exercice de la liberté, un champ de possibles
ouvert aux individus. Dans la longue durée, il est identifié une corré-
lation entre le processus d'individualisation et le processus de civilisa-
tion. La montée de l'individualisme s'effectue en Occident à partir de
la Renaissance, elle s'accélère – et entraîne une autre économie psy-
chique, une autre commande des comportements individuels – avec
l'avènement de l'État moderne et la différenciation toujours plus
poussée et plus complexe des fonctions vers des « niveaux supérieurs
d'intégration » ; cependant que le pouvoir se déplace d'un niveau à
l'autre. Les dépendances réciproques deviennent plus denses, avec cet
effet paradoxal que les individus en acquièrent une conscience plus
forte de leur autonomie.
L'œuvre est ouverte ; on ne peut, dans la brièveté, en retracer tous
les cheminements et en signaler les avancées risquées. C'est son
ampleur qu'il faut souligner ; la manifestation d'un devenir où les
hommes sont constamment producteurs de leurs relations et d'eux-
mêmes, une évolution accomplie dans une « direction qu'aucun indi-

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vidu ni groupe d'individus vivants n'a véritablement voulue ni déci-


dée ». Il n'y a pas de main cachée 1.
Le Monde, 1er mars 1991.

BIBLIOGRAPHIE

Norbert Elias, Par lui-même, traduit de l'allemand par Jean-Claude Capèle,


Paris, Fayard, 1992.
Norbert Elias, La Société des individus, traduit de l'allemand par Jeanne
Étoré, Paris, Fayard, 1992.

« LE TESTAMENT DE NORBERT ELIAS »

Les œuvres singulières, fortes et dérangeantes, procèdent d'une


histoire personnelle qui l'est tout autant. Le parcours du sociologue
Norbert Elias, qui s'achève avec sa disparition en 1990, en donne la
preuve. Il a été entraîné dans toutes les turbulences du siècle, dont
celles d'une Allemagne où le nazisme triomphant le contraint à l'exil.
Après un temps d'errance, il se fixe en Angleterre, il y rédige le plus
important de ses ouvrages, le plus ambitieux : celui qui traite du « pro-
cès de civilisation » de l'homme occidental, des changements dans les
mœurs qui accompagnent les mutations du pouvoir 2.
Le dispositif théorique se précise alors, reçoit ses premières appli-
cations et vérifications. Il n'est pas le produit d'un enfermement dans

1. Qu'est-ce que la sociologie ? a été publié aux éditions Pandora en 1981. D'autres
publications ont été prévues en traduction française, notamment : Involvement and
Detachment, publié en anglais en 1987.
2. L'ouvrage consacré au « procès de civilisation » a été publié en traduction
française (incomplète) en deux volumes : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de
l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et 1975. Les traductions d'autres ouvrages ont
suivi : comme pour le présent livre, les présentations de Roger Chartier composent une
excellente introduction à la connaissance de l'œuvre.

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Chroniques

une discipline, une spécialisation, mais d'une culture largement


ouverte. D'une éducation et d'une formation où la philosophie, la
science médicale, la sociologie, la psychologie et la psychanalyse
conjuguent leurs apports sans concession à l'éclectisme.
Une même exigence est maintenue : parvenir à une connaissance
de la société « aussi réaliste que possible », ne pas s'en tenir aux idées
acquises, voir des relations que les tenants des disciplines trop éta-
blies ne voient pas. Une sociologie de la connaissance est continuelle-
ment en voie de se faire ; elle s'attache à suivre l'évolution du savoir
que la société a d'elle-même – en décelant les erreurs et les égare-
ments. Elle rejette ce qui sépare au détriment de ce qui est en état de
constante interrelation : elle porte l'attention vers « les aspects de
liaison et d'intégration » que les partages disciplinaires décomposent.
Elle refuse toute interprétation analytique qui croit pouvoir saisir les
propriétés de l'ensemble à partir des éléments, à partir des individus
dans le cas des sociétés.
C'est la dénonciation du « dogme atomistique ». La démarche ne
tolère pas davantage la commodité de s'en tenir à la considération
d'« états statiques », en négligeant les « processus », les configurations
dynamiques qui procèdent de ceux-ci ; en oubliant que « l'homme est
lui-même un processus ». Les textes présentés dans Engagement et
distanciation reprennent les thèmes, les précisent, les complètent et les
illustrent.
Norbert Elias rassemble les pièces qui composent une sorte de
testament intellectuel, et un guide nécessaire à l'exploration de ce qui
paraît avoir été délaissé par la recherche sociologique – la dynamique
des relations entre États. On y retrouve les concepts qui ont orienté
toute son œuvre. Celui de « configuration », qui permet de penser le
monde social comme un tissu de relations où s'effectue le contrôle
des impulsions et des affects, où la personne entière est engagée dans
des rapports à la fois d'alliance et d'affrontement. Celui de « proces-
sus non planifié », qui donne la possibilité d'attribuer une place aux
déterminations lointaines et invisibles, aux surgissements de l'inat-
tendu, à ce dont l'individu n'a pris ni conscience ni expérience.
Elias se fait, selon sa propre formule, « chasseur de mythes » ; il

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Héritiers et dissidents

est le détecteur des investissements de l'affectivité et de l'imagination


qui faussent la compréhension de tous les phénomènes. Il invite fer-
mement à une sorte d'ascèse intellectuelle, qui conduit à renoncer
aux catégories habituellement retenues, à briser les cloisonnements.
Il porte haut l'ambition : de contribuer au « relâchement de la
contrainte exercée sur la pensée et l'action humaine ».
Le premier des textes réunis dans Engagement et distanciation est
consacré à ces deux positions interdépendantes, aux effets desquelles
l'exercice du travail scientifique ne peut entièrement se soustraire. En
utilisant ces concepts, « on renvoie à des équilibres changeants entre
deux types d'impulsions gouvernant le comportement et la manière
de vivre les événements ». En les traitant en tant qu'outils intellec-
tuels, on les utilise comme des « notions limites », des moyens de
définir les « différents degrés de distanciation et d'engagement dans
les normes qui, d'une société à l'autre, régissent le comportement et
l'expérience ». Dans une perspective résolument évolutionniste, Elias
retrace le cheminement qui réduit l' « implication émotive » accomplit
une part du désengagement émotionnel.
Ce qui le mène à considérer cette progression, sans séparer les
domaines, sur trois plans principaux : celui des relations aux forces
naturelles, celui des relations constitutives de la société, celui des rap-
ports entre les unités les plus englobantes, les États. La capacité de se
distancer, de marquer cet écart qui rend possible l'interprétation
scientifique, est évidemment très inégale d'une société à une autre.
Dans les civilisations qui sont dites « antérieures », où la science
ne s'est pas encore constituée, l'emprise « magico-mythique » prévaut
et répond à des besoins émotionnels. Mais la distanciation apparaît
inégalement accomplie, dans les civilisations dites scientifiques,
lorsque chacun des trois niveaux est exploré. Elle décroît en passant
de l'un à l'autre, de ce qui permet le contrôle des phénomènes naturels
à ce qui contribue au contrôle des phénomènes sociaux, et davantage
encore à ce qui assure une certaine régulation de la violence dans les
rapports entre États.
Cet inachèvement de la distanciation, ces effets maintenus dans
l'engagement, de l'implication émotionnelle dans la connaissance et

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Chroniques

les pratiques, entraînent une dynamique de « double contrainte ». Il y


a là un processus de circularité – déjà observé par Gregory Bateson
lors de l'étude des syndromes psychotiques – qui résulte d'injonctions
contradictoires. Ce jeu des doubles dépendances est celui qui entrave
le plus les individus, notamment dans les situations critiques où les
réponses émotionnelles se renforcent, perturbent l'appréciation réa-
liste et diminuent les chances d'une adaptation pratique.
Il n'épargne pas non plus les scientifiques, les producteurs de
savoirs, bien que la capacité à se distancer soit beaucoup plus grande
dans les sciences de la nature et leur donne en quelque sorte une
valeur exemplaire. Elias conteste cependant la possibilité du « trans-
fert d'un champ du savoir à un autre », il y reconnaît une « pseudo-
distanciation ».
Il souligne à cet égard les difficultés particulières aux sciences
sociales, les dépendances qui résultent des intérêts, des passions et des
partialités, de l' « engagement dans les conflits de l'époque » ou de la
position du témoin impliqué. Il demande au chercheur d'objectiver sa
relation, de consentir au « désenchantement émotionnel » et d'établir
une distance. Ce qui impose d'échapper au piège de deux positions
inconciliables : celle du chercheur désengagé, celle du participant à
une société, à des groupes spécialisés, qui tire de cette appartenance
une certaine « connaissance du social ».
Sans aller trop loin dans la séparation, sans se satisfaire d'un
simple « vernis d'objectivité ». L'issue est montrée dans le rejet d'une
opposition qui discrimine le vrai du faux « une fois pour toutes »,
dans l'entretien d'une « confrontation critique ininterrompue ». C'est
de cette connaissance toujours renouvelée que résulte le desserrement
des contraintes et une meilleure gestion des dangers.
Norbert Elias désigne les « configurations » – d'autres diraient les
systèmes – qui imposent leurs lois aux acteurs sociaux. Il révèle les
montées de la civilisation comme des renforcements de la maîtrise
conquise par les hommes, sans méconnaître les décalages et les contra-
dictions, les risques d'inversion et de rétroactions. C'est dans les rela-
tions entre États qu'il constate l'incapacité, comme « aux époques
archaïques », de contrôler le recours à la force, une dynamique qui

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Héritiers et dissidents

n'a rien à voir avec les idéaux confrontés mais avec les luttes pour
l'hégémonie. Aucune instance extérieure n'existe, qui pourrait limiter
la rivalité des plus puissants. Ce n'est pas une incitation à accepter la
fatalité, mais au contraire, face à ces risques et à tous les autres, une
injonction à ne pas admettre que nous ayons « atteint le point de non-
retour ».
Le Monde, 28 mai 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Norbert Elias, Engagement et distanciation, traduit de l'anglais par Michèle


Hulin, Paris, Fayard, 1991.

« L'ŒUVRE REVISITÉE »

Il est un moment où, après un long parcours, l'auteur d'une


œuvre scientifique reconsidère celle-ci et la situe dans une perspective
de sa propre vie. Certains en tirent de l'autosatisfaction. Albert Hir-
schman, économiste, sociologue, philosophe, maintenant professeur
émérite à l'Institute for Advanced Study de Princeton, n'est pas de
ceux-là. Il entretient, intact, son « penchant à l'observation », il pra-
tique la « transgression », qui bouscule les certitudes confortables. Sa
liberté d'esprit renforce son engagement au service des idées de pro-
grès et l'exercice de la démocratie son ardeur constante à faire de
l'événement le stimulateur des révisions théoriques. Son dernier
ouvrage, où essais et fragments autobiographiques s'allient, le révèle.
Cet alliage montre à quel degré une œuvre forte se nourrit des
multiples expériences d'une vie. Celles d'Albert Hirschman ne s'ins-
crivent pas dans un cours paisible. Issu de la grande bourgeoisie juive
allemande, jeune militant antinazi, il doit s'exiler avant ses dix-huit
ans. Il acquiert à Paris et à Londres sa première formation d'écono-

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Chroniques

miste, elle ne lui sert pas d'abri. Il refuse « l'embrigadement idéolo-


gique », il choisit « l'action politique périlleuse » : un bref engagement
auprès des républicains espagnol, une contribution à l'antifascisme
italien, un engagement volontaire dans l'armée française, puis dans
l'armée américaine – où il participe à la campagne d'Italie – après
l'ultime exil. Ensuite, l'univers nord-américain ne l'enferme pas ;
l'Amérique latine et les pays du tiers-monde deviennent l'espace de
ses recherches consacrées aux stratégies et aux processus du dévelop-
pement économique et social. Hirschman, intellectuel et militant,
n'est pas un penseur confiné. L'Histoire qui se fait et le monde en
mouvement sont les horizons de sa recherche. Les ruses de l'une et les
paradoxes de l'autre le confirment dans ses choix : l'attention à
l'imprévisible, l'adoption du « style exploratoire », la « passion du
possible ».
Il est inlassable dans sa volonté de « remettre en question », de
« compliquer » ses propositions antérieures, de faire retour sur des
sujets anciens en affrontant des « énigmes nouvelles ». Cette mobilité,
cette agilité intellectuelle ont conduit les critiques à mettre en doute
l'activité théoricienne d'Albert Hirschman ; elle ne paraît pas avoir
suffisamment de constance. Il n'a pas fait le choix de formuler une
théorie générale et de s'y tenir coûte que coûte ; il manifeste le méca-
nisme, le mode d'être d'une structure de relations ou d'une situation
et en révèle l'extension possible. Il affine ses propres généralisations.
Il pousse à l'exploration de « territoires interdits », ces domaines de la
recherche où la quête des réponses est pourtant frustrante.
La republication, parallèlement à l'édition de son traité de l'auto-
subversion, de ses trois ouvrages les plus commentés, incite à mesurer
le chemin parcouru 1. Bonheur privé, action publique identifie la
structure essentielle de nos sociétés depuis l'accomplissement de la
révolution industrielle. C'est l'alternance récurrente entre l'engage-
ment des individus et des groupes dans l'action publique et le repli sur
les valeurs du bonheur privé. Chaque phase fait naître une satisfac-

1. Trois rééditions chez Fayard : Défection et prise de parole (1995), Bonheur privé,
action publique(1995), Deux siècles de réthorique réactionnaire (1992).

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tion relative et une déception spécifique, qui pousse les acteurs vers le
moment suivant. Aux tranquilles années cinquante succèdent les tur-
bulentes années soixante, puis les années du retour à la passivité, qui
appellent maintenant celles d'une reprise du mouvement. Hirschman
revient à la question du bonheur dans son dernier livre, lorsqu'il envi-
sage l'expérience du marché et les « mésinterprétations » du bonheur
qu'elle peut engendrer, en détachant notamment les conditions de la
liberté politique qui lui sont nécessaires.
Dans Défection et prise de parole, c'est la considération du déclin
et du « mécontentement » qui trouve sa place dans l'analyse écono-
mique, sociale et politique. L'étude porte sur les deux moyens dont
dispose le public afin d'exprimer son insatisfaction. D'une part, « la
défection », qui s'exprime par le retrait de la clientèle s'il s'agit d'une
entreprise, ou le désengagement s'il s'agit d'une institution. D'autre
part, la « prise de parole » qui nourrit l'action contestataire menée de
l'intérieur. L'une des options peut empêcher l'autre de se développer,
elles sont « en relation inverse », mais la tendance commune est la
production d'effets de réforme. Hirschman, après avoir appliqué ce
mécanisme à des situations très diverses, le complique par une étude
nouvelle : celle de la disparition de la République démocratique alle-
mande. En ce cas, la défection, l'exil privé finissent par ne plus
contrarier la prise de parole (la protestation publique), toutes deux
s'additionnent en « un puissant mouvement civique et victorieux ».
Deux siècles de rhétorique réactionnaire explore l'univers souvent
trompeur du discours par lequel, depuis deux siècles, on a combattu
les réformes politiques et sociales. C'est l'évaluation critique des pen-
seurs et hommes politiques qui se sont successivement opposés aux
idées libérales de la Révolution française et à l'affirmation des droits
de l'homme et du citoyen, à la démocratie et au suffrage universel,
puis à l'avènement de l'État-providence. Trois domaines d'argumen-
tation sont ainsi éclairés ; la thèse de « l'effet pervers » : toute tenta-
tive de réformer l'ordre social produit généralement des résultats non
désirés ; la thèse de « l'inanité » : l'action humaine est impuissante à
modifier l'univers social ; et celle de la « mise en péril » : une nouvelle
réforme peut menacer un acquis antérieur obtenu de haute lutte.

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Chroniques

Albert Hirschman réévalue les arguments, démasque les mimes de


l'impartialité, renvoie dos à dos les « théories de l'intransigeance »,
réactionnaires et progressistes. Il définit davantage les conditions de
l'authentique dialogue qui caractérise une société vraiment démocra-
tique, en reconnaissant l'impossibilité de « se prémunir contre tous
les risques et dangers possibles ».
La leçon n'invite ni à se satisfaire d'une démocratie douceâtre ni à
entretenir l'illusion qu'il peut exister une société entièrement bonne.
La conclusion reste néanmoins prudente : « Il faut de l'initiative poli-
tique, de l'imagination, tantôt de la patience, tantôt de l'impatience,
et bien d'autres formes de virtù et de fortuna. »
Le Monde, 28 avril 1995.

BIBLIOGRAPHIE

Albert O. Hirschman, Un certain penchant à l'autosubversion, Paris,


Fayard, 1995.

« LA VISION PARADOXALE D'YVES BAREL »

Il est des entreprises de recherche conduites de façon solitaire, ou


presque, hors des frontières qui partagent les territoires scientifiques.
Une passion, parfois une obsession, les fait naître et les entretient.
Elles manifestent une liberté peu préoccupée des stratégies qui contri-
buent à la promotion des savoirs et à l'éclat des positions dans la
hiérarchie des chercheurs. Elles sont à risques et se prêtent mal aux
identifications, elles sont exploratrices. Le parcours d'Yves Barel est
l'un de ceux qui entraînent loin et ailleurs.
Il traverse les espaces de l'économie, de la pensée politique, de
l'histoire, de la sociologie, de l'esthétique, des sciences du vivant et
des disciplines portant sur la connaissance de la connaissance. Il mul-

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tiplie les fréquentations, celle des hellénistes, celle des médiévistes,


celle des théoriciens et des observateurs de la modernité. Il bouscule
au passage les idées établies, le « structuralisme mécaniciste », le systé-
misme et sa clôture, la logique du tiers-exclu, et surtout ce qui appa-
raît comme une pensée simplificatrice. Barel pousse la sienne toujours
plus avant, obstinément, jusqu'au point où il considère que tous ses
écrits sont un même texte qu'« il reprend sans cesse ».
Son ouvrage intitulé Le Paradoxe et le Système, paru en 1979, mis
en perspective à l'occasion de cette nouvelle édition dans une longue
postface, révèle les raisons de cette obstination. Par les termes mêmes
associés dans le titre, selon un ordre significatif. L'idée de système est
retenue, mais non le systémisme. Celui-ci impose progressivement un
usage peu spécifié, tout peut lui être rapporté en annulant par cette
généralisation ce qui fait sa valeur. Mais la critique porte davantage
sur une conception qui impose au système une cohérence, une ratio-
nalité, une logique dominante, qui excluent le hasard, la contingence
et ce qui n'est pas fonctionnel.
À l'inverse, le système est vu comme indissociable de « ce qui lui
résiste ou cherche à lui échapper ». Dans une des formules-chocs
dont il a le goût, Barel affirme : le système « est et n'est pas systéma-
tique ». C'est là un paradoxe dont il recherche toutes les implications.
Dans la réalité comme dans la pensée, depuis les systèmes vivants
jusqu'aux systèmes sociaux, aux langages et aux logiques inhérentes
aux différents savoirs. Le paradoxe est traqué, il est trouvé partout à
l'œuvre et objet de manipulations. Il n'est évidemment pas réduit à
l'aspect d'absurdité logique que lui attribue le sens commun. Le sta-
tut de paradigme, selon toute recherche vue en longue durée, lui est
conféré. Il permet de transformer radicalement la conception des sys-
tèmes. La relation de la partie au tout n'est plus saisie dans la diffé-
renciation et la hiérarchisation, mais dans une « identité essentielle »,
dans une sorte de « redondance de l'un à l'autre ». L'autoreproduc-
tion du système manifeste un paradoxe fondamental, en ce qu'elle
fait voir ce qui vit comme « capable d'agir sur soi », de confondre
les niveaux « logiques », d'être « un processus paradoxal qui se
structure ».

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Chroniques

La vision paradoxale conduit à prendre en compte, sans réduction


ou élimination, les contradictions, les ambivalences, les potentialités
pouvant s'actualiser contre le système, donc les stratégies alternatives
dont celui-ci est le lieu. Appliquée aux systèmes sociaux, elle se démar-
que des interprétations dominantes durant un temps : celle du fonc-
tionnalisme régie par l'idée de cohérence, celle du marxisme orientée
par l'idée des contradictions internes du système. Dans les deux cas, il
y a valorisation de la logique des systèmes avec pour différence le
statut opposé donné au « contradictoire ».
À plusieurs moments de sa recherche, Yves Barel illustre sa socio-
logie paradoxale par des études concrètes. Au départ, la ville médié-
vale, « système social, système urbain ». Un aspect est privilégié :
l'existence du patriarcat, recruté dans la fraction la plus riche de la
bourgeoisie, assumant des fonctions multiples – économiques, poli-
tiques, militaires, juridiques, honorifiques et culturelles. Un paradoxe
y apparaît : le patriarcat, en tant que super-groupe social, « contient
en germe d'autres groupes que lui-même » ; il se maintient en créant
la possibilité d'autres systèmes sociaux ; il prépare sa destruction en
reproduisant « les composantes de systèmes alternatifs ». Dans une
illustration contemporaine, le paradoxe est appréhendé sous la figure
de la marginalité, qui pose le problème d'une rupture estimée néces-
saire, et pourtant impossible, avec la société environnante. Impossibi-
lité pour les marginaux, et aussi pour le système qui « doit faire avec,
s'il veut rester système ».
En quête constante du paradoxe, l'exploration d'Yves Barel ren-
contre des propriétés du social qui commencent à être moins
méconnues. Elle découvre les limites de la toute-puissance sociale
ainsi que la partie invisible de la vie sociale, travail souterrain qui
permet à l'individu d'échapper pour une part aux contraintes des sys-
tèmes – et dont l'actualité apporte des preuves apparentes. Elle saisit
les sociétés comme définies autant pour ce qui leur est extérieur que
pour ce qui leur est propre ; et que cette ère de la communication
généralisée ne permet plus d'ignorer.
Enfin, cette exploration met en évidence ce qui est potentiel en
tout système social, ce qui ouvre le chemin des possibles et fait obs-

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tacle à l'enfermement. Ceci entre autres manifestations des profits


d'une quête sans fin. Barel se défend de céder au « fétichisme du para-
doxe ». On ne peut le croire entièrement tant le paradoxe impose son
omniprésence, qu'il s'agisse du réel ou des démarches par lesquelles
les hommes lui attribuent une signification. On est perplexe, pour ne
pas dire plus, lorsque le paradoxe devient « la double obligation de
choisir et de ne pas choisir entre deux ou plusieurs solutions d'un
problème donné ».
Dans ses études les plus récentes, Barel s'attaque à « un paradoxe
transhistorique fascinant » : la production sociale du sens, non disso-
ciable de la question du rapport entre immanence et transcendance,
entre autoréférence et hétéroréférence. Son terrain devient alors la
Grèce antique, d'abord celle qui est dite classique, celle du Ve siècle
avant J.-C. où la démocratie est établie, puis dans un dernier
ouvrage celle qui est dite archaïque, où l'invention démocratique ne
s'est pas encore accomplie. Entrer en ce livre, c'est s'engager dans
une exploration vertigineuse en compagnie des hellénistes ; une pro-
gression qui conduit de l'effondrement de la culture mycénienne à
des états de culture définis successivement par l'épopée et l'exalta-
tion du héros, la poésie lyrique et la reconnaissance de l'individu et
de la subjectivité, la première philosophie et la nouvelle appréhen-
sion du monde et du politique. Un parcours qui a pour arrière-plan
les survivances des « siècles obscurs », les rapports sociaux définis
selon la tribu, le clan, le gènos, et surtout la « révolution du huitième
siècle » qui bouleverse tout le paysage, valorise la terre et le terri-
toire, provoque la naissance de la polis et fait accéder à l'idée de
citoyenneté.
L'épopée – à commencer par Homère – vise à « tout dire du
monde ». Par elle, tout ce qui arrive acquiert une ampleur cosmique
jusqu'à amplifier les événements les plus ordinaires ; l'histoire du
monde et celle des hommes ne se dissocient pas. Des dieux aux héros,
à l'aristocratie, un même modèle s'impose ; celui d'une supériorité
allant de soi, d'une hiérarchie par essence qui n'a pas à être légitimée,
d'une liberté entière à l'égard des contraintes subies par l'homme
commun. Selon Barel, le retournement s'accomplit clairement avec

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Chroniques

Hésiode qui porte sur le monde et la société le regard « d'en bas », qui
valorise le travail, introduit la considération du mal et du juste, met de
la distance entre les hommes et les dieux. Avec la poésie lyrique, un
nouveau saut est accompli, l'individu devient le centre et le mythe a
moins d'emprise, le jeu des circonstances et le sens de la déraison
apparaissent, les problèmes de la Cité et les valeurs impliquées
trouvent leur place. C'est avec la naissance de la philosophie que la
rupture s'effectue : le philosophe « parle contre le mystère », il ne res-
pecte plus le secret des dieux et propose une nouvelle forme d'appré-
hension du monde.
Yves Barel retrace les étapes de ce déplacement du lieu de produc-
tion du sens, constate les hésitations à trancher « le débat entre l'auto-
référence et la transcendance », à abandonner une part de l'héritage
mystique et ésotérique. Il recherche dans la pensée du politique, et
dans la pratique politique, le moment où la Cité-État peut aussi se
définir en l'absence de la transcendance.
L'invention du politique en Grèce est indissociable de l'invention
de la démocratie, c'est donc sur celle-ci que l'attention se portera.
Un pamphlet de la fin du Ve siècle, attribué à Xénophon puis au
sophiste Critias, soumet déjà la démocratie directe à l'épreuve cor-
rosive de la critique. Son titre : La Constitution d'Athènes. L'his-
torien italien Luciano Canfora vient d'en donner une nouvelle
publication et un commentaire. Ici, tout est vu dans une optique
politique, tout est rapporté au peuple et à sa loi. Et le paradoxe se
retrouve : la démocratie est récusée, mais il est constaté qu'elle est
bien organisée et défendue par les Athéniens ; la logique du système
introduit l'égalité et les réjouissances, mais au détriment de la
liberté. Vieux débat, argumentation souvent reprise, mais aujour-
d'hui plus que jamais l'idée démocratique nourrit une passion
neuve.
Le Monde, 22 décembre 1989.

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Héritiers et dissidents

BIBLIOGRAPHIE

Yves Barel, Essai sur le fantastique social, Grenoble, Presses universitaires


de Grenoble, 1979.
Yves Barel, Le Héros et le Politique, le sens d'avant le sens, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, 1989.
Yves Barel, La Démocratie comme violence, Paris, Desjonquères, 1989.
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Naissance sociologique
de l'anthropologie

« LE NEVEU DE DURKHEIM »

Ils ont fondé ensemble la sociologie française, ils lui ont donné
son centre intellectuel – le groupe de L'Année sociologique – et ses
assises universitaires et scientifiques. Durkheim, l'oncle, et Mauss, le
neveu, sont à la fois indissolublement liés et profondément diffé-
rents. « Je t'ai formé », rappelle le premier, cependant que le second,
qui « ne veut pas être mené de force », ne cessera jamais de pour-
suivre la discussion avec l'« oncle » longtemps après la disparition de
celui-ci. Leurs ennemis les ont associés dans une même attaque en
dénonçant les périls du sociologisme ravageur de la philosophie,
diffuseur du socialisme et de l'irréligion. Certains de leurs amis les
ont moqués, dont Bouglé évoquant le « Parti sociologique unifié ».
Mauss a longtemps été une sorte de méconnu illustre. Son œuvre
immense, diverse, reste dispersée jusqu'au moment où paraissent
Sociologie et anthropologie (en 1950, année même de sa mort) et les
trois volumes intitulés Œuvres, organisés et présentés par Victor
Karady à la fin des années 1960 1. Son influence s'exerçait par une

1. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, précédé d'une introduction de Claude


Lévi-Strauss et d'un avertissement de Georges Gurvitch, Paris, Puf, 1950. Et Marcel
Mauss, Œuvres, précédé d'une présentation de Victor Karady, Éditions de Minuit, t. I,
1968, t. II et III, 1969.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

érudition aux manifestations multiples – « Mauss savait tout » –,


par sa fonction d'éveilleur continuellement attaché à « dévoiler
l'inconnu », par sa parole mise au service du fourmillement des
idées. Il initiait en déconcertant, il provoquait et soumettait à de
hautes exigences. Son entourage – à l'École pratique des hautes
études, à l'Institut d'ethnologie, puis au Collège de France – compo-
sait une famille savante tenue par la séduction et la solidarité. Mais
Mauss ne se laisse pas enfermer dans cet univers.
L'excellente biographie intellectuelle rédigée par Marcel Four-
nier, la première qui lui soit consacrée, révèle sous tous ses aspects
un itinéraire à la fois « intellectuel et social ». Tout Mauss s'y trouve
présent, restitué par l'interprétation des archives, de la correspon-
dance et d'inédits, par l'exploration de nombreux écrits politiques et
le recueil de témoignages. Ce travail d'érudition critique, vivifié par
la sympathie, fait apparaître « une personnalité riche et complexe »
engagée dans « une série d'événements historiques », dans le mouve-
ment des idées et l'établissement d'une science sociale qui ne doit pas
se borner à un intérêt spéculatif.
Durkheim et Mauss étaient, disait-on, les fondateurs conjoints du
« clan tabou-totem », mais les deux figures ne se définissent que par
leurs contrastes. À l'austère gravité, à l'esprit systématique appliqué à
l'achèvement de la tâche entreprise, à la réserve du premier s'opposent
la liberté plus désinvolte, l'érudition plus ouverte, les concessions
consenties à l'intuition et l'engagement militant du second, dont
Péguy raillait la « suprême élégance ».
L'ouvrage de Marcel Fournier ne propose pas une dernière présen-
tation théorique de la pensée de Mauss – celle-ci a déjà été attirée dans
bien des voies divergentes. Il fait mieux, en éclairant l'ensemble des
écrits par le « récit d'une vie ». On croise à la fois le savant, qui construit
une science et forme ceux qui doivent la servir, l'homme de culture
attentif à toute irruption du nouveau, et le citoyen vigilent qui ne cesse
de prendre parti. L'histoire personnelle s'inscrit dans celle de plusieurs
générations intellectuelles, durant une période fort agitée et génératrice
de ruptures, qui va des dernières décennies du siècle passé au milieu du
XXe siècle. Alors que Mauss, provocant, « se trouve peu fait pour la vie

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Chroniques

intellectuelle », il en est l'un des acteurs majeurs par son œuvre, son
enseignement, ses influences et ses emballements de polémiste.
Cette biographie révèle une époque où savoir, culture, politique
et morale pouvaient s'associer. Au prix de vives passions publiques
– qui n'épargnaient pas la « secte » des sociologues –, Mauss a su
répliquer en faisant le choix de « l'action indirecte par la science » et
de l'engagement politique, très tôt malgré les mises en garde de Dur-
kheim, soucieux d'incarner seulement la « figure sociale du savant ».
Marcel Fournier fait un double portrait, intellectuel et politique. Le
second constitue pour une part une révélation. Mauss n'a pas hésité
à se jeter dans la « chaudière de la sorcière », selon sa propre expres-
sion. Il a accompagné le mouvement socialiste, depuis le temps de
Jaurès jusqu'à celui de Blum. Il a combattu dès l'affaire Dreyfus où il
apporte son soutien à Zola. Il n'a pas rechigné au service de la
plume : il fut journaliste à L'Humanité, collabora au Populaire et à
plusieurs publications militantes. Il participa à l'action coopérative,
ce moyen de préparer la société nouvelle, jusqu'à fonder une coopé-
rative socialiste, « La boulangerie ».
Mauss a payé d'un prix élevé son engagement. Pour l'économiste
Charles Rist, il est « essentiellement un politicien qui n'a rien produit
de lui-même ». Cette appréciation totalement fausse et mesquine révèle
l'emportement des passions partisanes. Mauss, tout autant et mieux
que Durkheim, a établi ces disciplines qu'il jugeait indissociables : la
sociologie, l'ethnologie et l'anthropologie. Il les a marquées du sceau
d'une École dont il fut le « grand semeur d'idées », hors de tout dogma-
tisme. Il leur a donné une méthode qu'il exigeait, bien davantage que
la soumission aux faits et la production de généralisations prudentes et
successives, la capacité de mettre en œuvre une grande diversité de
savoirs. Il ouvrit bien des passages, d'une question à une autre, d'une
science à une autre dont l'apport était estimé nécessaire. Mauss n'eut
pas la pratique de l'observation directe, mais il n'ignora aucune des
œuvres qui la restituaient. C'est l'exploration des textes qui lui permet-
tait de rassembler ses « matériaux » et d'ouvrir ses « chantiers ».
Sa célébrité s'est établie sur un travail qui a fini par remplir une
fonction initiatique dans la formation des anthropologues et des

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sociologues. L'Essai sur le don, publié en 1925, apporte bien plus


qu'une contribution fondatrice à l'anthropologie économique.
L'étude du don a une « valeur sociologique générale ». En manifes-
tant un « phénomène social total », où tout se trouve mis en branle,
elle conduit à reconnaître la nécessité d'étudier le « concret, qui est
du complet ». Ce texte fameux ne doit pas entraîner l'oubli des
autres, notamment de ceux qui donnent leur plein essor à la sociolo-
gie du sacré et de la religion, à la sociologie de la connaissance et des
mentalités, à la sociologie du droit. Et de tous ceux, fragments incom-
parables, qui sont restés dans l'inachèvement : la thèse sur la prière,
l'ouvrage sur la nation, la critique du bolchévisme, l'étude consacrée
à la technologie. Mauss demandait de « ne pas fuir les objets d'étude
qui enflamment les passions ».
Une œuvre s'évalue à ses effets. Mauss a créé l'anthropologie
sociale en contribuant à ses extensions anglaise et américaine. Il a su
conserver la posture du savant tout en exerçant une large influence
intellectuelle. Nombreux et divers sont ceux qui lui sont redevables.
C'est à lui que Roger Bastide s'adresse, alors qu'il vient de publier les
Éléments de la sociologie religieuse et projette de consacrer sa thèse
à l'étude des conditions sociales du mysticisme. La relation entre les
deux hommes ne s'est pas transformée en une affinité durable, en
dépit des points de ressemblance : même engagement politique,
même insatiable curiosité des textes et de la vie intellectuelle – pous-
sée chez Bastide jusqu'à la pratique littéraire –, même attention cen-
trale portée au religieux, même ouverture des intérêts qui donne vie
à l'anthropologie et l'établit dans le présent.
Bastide est lui aussi, et plus encore que Mauss, un méconnu, qui a
choisi de se situer en marge des dogmatismes et des modes. Le regrou-
pement de textes dont Philippe Laburthe-Tolra a pris l'initiative lui
attribue sa juste place, celle du savant et de l'intellectuel qui a « ouvert
des voies où l'imagination s'allie à la rigueur ». Bastide est un « pas-
seur », il « jette partout des ponts » : entre les écoles – durkheimiens
d'un côté, wébériens de l'autre –, entre les disciplines, en traquant
partout le social, jusque dans les rêves et la folie ; et, surtout, entre les
civilisations dont il a étudié les « entrecroisements ». Il a dénoncé la

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Chroniques

« superstition du primitif » et placé sous un même regard l'explora-


tion du « prochain » et du « lointain ».
Il a pris le risque de « surplomber les gouffres » tout en restant
arrimé à la raison. Il a étudié et vécu la transe mystique, en adhérant
au candomblé brésilien et en retournant aux sources africaines. Il a
connu ce qu'il disait être « le réjouissement de l'abîme », mais en pre-
nant garde de s'y perdre.
Le Monde, 28 octobre 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994.


Philippe Laburthe-Tolra (dir.), Roger Bastide ou le réjouissement de l'abîme,
Paris, L'Harmattan, 1994.

« MARGARET MEAD ET GREGORY BATESON :


L'ANTHROPOLOGIE COMME PASSION »

On savait que la découverte des autres, dans la diversité de leurs


cultures, dans leurs façons d'être, de penser et de croire, conduit
inévitablement à la découverte de soi. La connaissance des autres ne
peut pas s'effectuer seulement à distance en prenant la posture de
l'observateur ou du spectateur absolu. On savait moins comment se
forme entre soi, par le jeu des parentés et des amitiés, des affinités et
des oppositions, des attachements et des déchirures un espace intellec-
tuel à la configuration mouvante. En ce sens, l'ouvrage de Mary
Catherine Bateson, elle-même anthropologue et fille de deux anthro-
pologues américains célèbres, Margaret Mead et Gregory Bateson,
est original, exemplaire et précieux. Elle porte son « regard » sur ses
parents et leur entourage ; elle choisit avec raison de ne pas proposer
un livre objectif, mais de restituer son expérience et de faire ainsi

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Naissance sociologique de l'anthropologie

apparaître des vies hors de l'ordinaire sinon des turbulences, des


enjeux de carrière et des aventures scientifiques, des manifestations
d'une anthropologie ambitieuse, exigeante et novatrice.
Dans un univers où les amours sont mobiles, le mariage de Mar-
garet et Gregory fut bref et orageux, ils ne se retrouvent vraiment
qu'au moment ultime, lorsque le cancer les atteint tous deux. Un
univers où les familles s'imbriquent, où les personnages circulent
constamment et coalisent leurs différences, où les jeux intellectuels
sont un plaisir, tout devient objet de curiosité, recherche, mouvement
par quoi la connaissance, l'art et l'affectivité se lient. C'est un monde
ouvert aux cultures les plus contrastées, aux idées les plus nouvelles
comme aux idées les plus anciennes, et aux rencontres fécondes. Les
figures fondatrices occupent une place importante dans l'ouvrage de
Mary C. Bateson, sur fond de scènes familiales : Franz Boas, père de
l'anthropologie américaine, Ruth Benedict, interprète de la culture en
tant que « configuration », Norbert Wiener, inventeur de la cyberné-
tique, Erik Erikson, rénovateur de la psychologie, et bien d'autres,
naturalistes, systémistes et logiciens qui accompagnent Bateson dans
ses parcours au-delà de l'anthropologie établie. Le regard porté sur
Margaret, Gregory et les autres donne une rare occasion de saisir
dans l'intimité, la quotidienneté souvent, la formation d'une double
pensée anthropologique. Deux formes de l'anthropologie à partir
d'une même intention première, et de surcroît une remarquable pré-
paration à la réflexion sur la nature de l'entreprise anthropologique.
Mary C. Bateson marque nettement les différences dans ses rela-
tions au couple parental. Avec Margaret, l'entretien d'une proximité
et d'une complicité nourries par l'émerveillement que provoque la
célébrité, défendue avec vigueur lorsque l'anthropologue australien
Derek Freeman conduit une attaque tardive contre une œuvre scienti-
fique ravalée au rang de « mythe ». Avec Gregory, des rapports plus
distants, plus distendus, mais une connivence intellectuelle qui se
forme dès l'enfance lors des explorations naturalistes du père et de la
fille, qui se transforme en collaboration cependant que la mort accom-
plit déjà son lent travail, lors de la rédaction des deux derniers livres,
La Nature et la Pensée et La Peur des anges.

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Chroniques

Les portraits contrastés des deux figures se précisent. Margaret est


américaine jusque dans sa vitalité dévorante. Elle l'est par son enraci-
nement, son pragmatisme expérimental (appliqué à l'éducation de sa
propre fille) et sa volonté d'organisation, son adhésion nécessaire à
une religion et sa croyance à la possibilité de « trouver des solutions »
à tous les problèmes individuels et collectifs. La mobilité, la grande
curiosité d'esprit, l'empathie, la participation constante définissent sa
manière d'être. Gregory appartient d'abord à la bourgeoisie intellec-
tuelle anglaise. C'est à Cambridge qu'il reçoit sa première formation :
il étudie la zoologie avant de se consacrer à l'anthropologie et de
s'orienter vers un premier « terrain », la Nouvelle-Guinée. Il devient
américain, mais manifeste une sorte d'aversion pour la culture de son
pays d'adoption et, surtout, pour « le rôle de la femme dans le foyer
américain », rejet qu'il faut mettre en rapport avec ses recherches des
années 1950 consacrées aux « familles schizophrénogènes ». Gregory,
athée, sceptique, désengagé avec humour jusqu'à un certain degré de
misanthropie, voulait introduire du « débraillé » dans la vie améri-
caine. Il finit sa vie à Esalen, haut lieu de la contre-culture califor-
nienne, « dans la peau du gourou et du sceptique de service ». Alors
que Margaret meurt à l'hôpital, avec la seule exigence d'obtenir d'une
guérisseuse l'illusion de ne pas être au terme du parcours.
En fait, ce sont, au-delà des différences tenant au tempérament, à
l'histoire personnelle, à l'itinéraire intellectuel initial, deux réalisa-
tions de l'anthropologie qui s'opposent, puis divergent ; l'une résulte
du « désir de proximité », l'autre du « désir de distance ». Margaret
Mead, après les séjours à Samoa, en Nouvelle-Guinée et à Bali, qui
lui assurent la célébrité, maintient l'exigence du « terrain », du
concret, des rencontres lui révélant des modes d'humanité différents,
de l'action ayant prise sur les choses. Elle reste constamment en posi-
tion d'observation ou d'intervention, soucieuse de multiplier les
détails plus que de simplifier pour abstraire. Toute conversation lui
apporte une information à « recycler », et ses carnets s'enrichissent
sans fin des notations que lui livrent le hasard et l'événement. Marga-
ret Mead a contribué au développement des domaines anthropolo-
giques alors les moins soumis au travail des spécialistes, notamment

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lorsqu'elle traite de la sexualité et des structures de la personnalité


associées aux rôles sexuels. Elle considère très tôt, en accord avec son
amie Ruth Benedict, ce qui donne une cohésion et confère une iden-
tité aux cultures de la tradition. Et, afin d'appliquer ses connaissance,
elle recherche les conditions du maintien de cette identité par « adap-
tation à l'impact du monde extérieur ». Elle rejette l'anthropologie
qui se conforme « aux modèles de laboratoire et vérifie des hypo-
thèses d'école ». Elle s'efforce de travailler « sur des projets utiles »,
ce qui ne l'empêche pas de considérer des questions plus théoriques,
ainsi celles qui portent sur la nature du « discours » permettant aux
idées et à l'héritage culturel commun d'évoluer. Mais le problème de
l'utilité signale un des points de divergence de ses propres recherches
et de celles conduites par Bateson : « parler de ce qui est utile » en
évoquant Margaret, c'est le dernier mot du dernier livre que Gregory
laisse inachevé.
Celui-ci se voulut en marge des institutions, en rupture avec les
disciplines scientifiques trop bien établies, en recherche constante de
ce qui peut donner une unité à sa propre pensée. Celle-ci, comme son
style, le porte toujours vers l'abstraction, vers le niveau de généralisa-
tion le plus élevé et la manifestation des similitudes formelles. Il
accorde la priorité à la recherche pure, qui reconnaît derrière les phé-
nomènes les configurations selon lesquelles ceux-ci s'organisent. Il
explore à cette fin plusieurs domaines de la connaissance, confronte
les épistémologies à l'Épistémologie, tente de saisir ce qui lie (la
« structure qui relie » est sa formule) les différents savoirs. Son noma-
disme intellectuel, si contesté par certains, n'est qu'une apparence.
Bateson pousse toujours au-delà, en laissant après chaque explora-
tion un apport marquant : du « terrain » ethnologique, la considéra-
tion du social en termes d'échanges, d'interactions, de risques de
rupture du système ; de la découverte de la cybernétique, une autre
manière de penser la communication et le phénomène humain ; de
l'étude du comportement et de la psychiatrie, la manifestation de la
« double contrainte », de la contradiction entre types logiques provo-
catrice du désordre spécifique de la schizophrénie.
Bateson fait de son travail une « une manière de penser » ; un

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Chroniques

objectif soutenu par son intérêt constant de savoir comment la


connaissance est fabriquée. Sa distance est prise à l'égard de ses col-
lègues scientifiques, il évoque, impitoyable, leur « profonde panique
épistémologique ». L'attaque les dépasse, elle remonte jusqu'à Des-
cartes considéré comme « l'aboutissement d'une longue décadence »
et non un commencement, il reste la référence de toute pensée disso-
ciative alors que « l'esprit et la nature forment une unité nécessaire ».
Alors qu'il faut apprendre à « porter un regard neuf sur le monde
envisagé comme un ensemble intégré »…
Sa passion unifiante emporte Gregory Bateson. Elle nourrit son
« espoir d'un remaniement profond de la culture occidentale ». Elle le
conduit, lui, athée de tradition, intellectuel sceptique, à aborder les
territoires du sacré et de la religion. Il appelle à « croire » au sacré
– ce « tissu intégré du processus mental qui enveloppe toutes nos
vies ». Le système qui lie devient la figure du dieu caché.
Le Monde, 24 novembre 1989.

BIBLIOGRAPHIE

Mary Catherine Bateson, Regard sur mes parents. Une évocation de Mar-
garet Mead et Gregory Bateson, traduit de l'anglais par Jean-Pierre
Simon et Yves Coleman, Paris, Seuil, 1989.
Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, La Peur des anges, traduit de
l'anglais par Christian Cler et Jean-Luc Giribone, Paris, Seuil, 1989.

« BASTIDE ET DEVEREUX, FRONTALIERS DES SAVOIRS 1 »

Le trajet de vie de Bastide pourrait être vu comme prévisible : de la


philosophie aux sciences de l'homme, du lycée à l'université, à la

1. Extrait de « Devereux et Bastide, frontaliers des savoirs », Le Monde des livres,


10 avril 1998.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

Sorbonne et à l'École des hautes études en sciences sociales où il


apportera son appui à la candidature de Devereux en un moment
crucial. Ce trajet ne l'est pas. Le professeur qui se fait observateur des
cultures provinciales françaises et défenseur des régionalismes rêve
d'autres horizons. L'universitaire inaugure sa carrière par un long
séjour au Brésil, à l'université de Sao Paulo, et il en rapporte les
« images du Nordeste mystique » ainsi que sa thèse consacrée aux
religions afro-brésiliennes. Le Cévenole calviniste adhère à l'une
d'entre elles et va en Afrique pour en retrouver les formes originelles.
Ce qui le passionne, c'est la rencontre des civilisations et des groupes
sociaux que leur différence oppose, les modes de relation de l'individu
à des situations qui mettent à l'épreuve son adaptation, sa construc-
tion identitaire, ses défenses par l'imaginaire. Avec la mystique, le
sacré, la transe, la folie pour objets de recherche et domaines d'appli-
cation de son anthropologie, Bastide a éprouvé la « séduction des
gouffres ». Mais il a toujours été en quête de « la rationalité de l'irra-
tionnel ».
L'itinéraire de Devereux est encore plus singulier, il s'accomplit
dans les turbulences à la découverte d'une introuvable identité, dans
une constante certitude qui nourrit la hantise du suicide. Élisabeth
Roudinesco, à l'aide de l'œuvre et des archives, a montré pour la
première fois les imbrications d'une vie jamais apaisée et d'une aven-
ture scientifique féconde poursuivie malgré les obstacles. Juif hon-
grois devenu roumain après la chute des Empires centraux, exilé et
français d'attachement, puis américain après ses recherches conduites
dans les réserves indiennes, changeant de nom au cours de ces péripé-
ties et de religion en devenant chrétien, maître de nombreuses langues,
formé à l'école de plusieurs disciplines et passionné d'un nouveau
décryptage des mythes grecs durant ses dernières années, Devereux
fut « un savant solitaire, sans patrie ni frontières ». L'anthropologie
est d'abord sa discipline. Il s'y initie à l'Institut d'ethnologie de Paris
au contact de Marcel Mauss, et surtout aux États-Unis où il devient
l'élève de Kroeber, qui se consacra entièrement à l'étude des Indiens
de Californie. Il publie ses premiers articles, accède aux premiers ter-
rains chez les Indiens de l'Arizona et du Colorado, puis en Nouvelle-

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Chroniques

Guinée et en Indochine chez les Sedang-Moï. Il ne peut travailler


qu'en affinité ; il préfère les cultures du rêve et de l'imaginaire aux
cultures trop « ritualistes », ce qui le lie aux Indiens des Plaines dont il
dit avoir appris le meilleur de lui-même.
Devereux n'accorde pas à cet attachement la signification du
rachat d'une culpabilité à l'égard des tribus indiennes décimées. Il n'a
pas à partager la faute. En revanche, il se sent proche de ces gens
encore sous le choc de leurs défaites, désormais pris entre deux
cultures, traumatisés et désemparés. Il veut les mieux connaître afin de
remédier à leurs souffrances subjectives. Son intérêt d'anthropologue
se déplace vers l'ethnopsychiatrie naissante qui différencie les mala-
dies mentales en fonction des diverses cultures au sein desquelles elles
se manifestent.
Le Monde, 10 avril 1998.

BIBLIOGRAPHIE

Georges Devereux, Psychothérapie d'un Indien des Plaines. Réalité et rêve,


Paris, Fayard, rééd. 1998.
Roger Bastide, Anthropologie appliquée, Paris, Stock, rééd. 1998.

« L'ANTHROPOLOGUE CONFESSÉ 1 »

Par formation et métier, l'anthropologue est un grand maître


dans l'art de l'entretien. Il fait parler, transcrit, décrypte, interprète.
La situation prend un certain caractère paradoxal lorsqu'elle
s'inverse. L'interrogateur devient l'interrogé, il est poussé à commu-
niquer ce qu'il a retenu de son long commerce avec les peuples et les

1. À propos des entretiens accordés par Jack Goody, publiés en 1996, et de mon
article « L'anthropologue confessé », Le Monde des livres, 7 juin 1996.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

civilisations de la différence. Il doit parler à son tour, se mettre en jeu


dans une façon de confession où l'expérience personnelle se sépare
mal de ce qui vient de la pratique scientifique. Il révèle ainsi combien
la richesse de l'une conditionne la fécondité de l'autre.
On en a la certitude en lisant les entretiens consacrés à l'anthro-
pologue Jack Goody. L'interlocuteur n'est pas ordinaire, et non pas
seulement en raison d'une œuvre considérable et d'une activité uni-
versitaire qui eut Cambridge pour siège. C'est un personnage au sens
noble du vocable, un homme en perpétuel mouvement, à la curiosité
toujours en éveil, anticonformiste par passion. Il eut un ancrage ini-
tial, celui du terrain de l'initiation, qui reste sa référence principale,
chez les DoDagabas du Ghana. Mais il refuse l'enfermement qui fait
les spécialistes et les érudits minuscules. Il ouvre largement le champ
des comparaisons, il donne ainsi plus de pertinence à l'interprétation
des multiples situations sociales particulières. Il parcourt le monde
afin de multiplier les observations. Il se nourrit inlassablement de
lectures avec l'avidité d'un encyclopédiste. C'est de cela que l'œuvre
s'enrichit, dans la diversité de ses objets où figurent la parenté et la
famille, l'oralité et l'écriture, le mythe et les rites, le féodalisme et
l'État, mais aussi la cuisine et la culture des fleurs.
Jack Goody ouvre sa confession par l'évocation d'une double
expérience, celle des années de guerre, celle de l'apprentissage, qui le
constitue « connaisseur de l'homme ». La première le tire hors des
études universitaires et de l'engagement politique. Il est officier, fait
prisonnier durant la guerre du désert, enfermé en Italie, évadé,
enfermé à nouveau en Allemagne. Ce temps des épreuves est aussi
celui des hasards qui affecteront sa carrière scientifique : d'abord isolé
sans livres, il réfléchit sur ce que peut être une société sans écriture.
Pourvu ensuite de quelques livres, il découvre par l'œuvre de Frazer la
séduction de l'anthropologie comparative. Ce sera son choix, la for-
mation suivra à Oxford et à Cambridge surtout.
C'est alors le « moment conquérant » de l'anthropologie britan-
nique. Les héritiers de Malinowski lui donnent son essor ; et notam-
ment les deux maîtres que Goody se reconnaît, Meyer Fortes, l'aimé,
et Edward Evans-Pritchard, le « querelleur ». On est frappé par l'exu-

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Chroniques

bérance culturelle de cette période, alors que le codage du métier n'a


pas encore exercé ses effets étrécissants. La curiosité ouvre à tout
apport, elle décloisonne. La littérature a sa place à côté de la linguis-
tique et des premières sciences cognitives. La sociologie reste pré-
sente, les durkheimiens par l'intermédiaire de Radcliffe-Brown, les
autres par les interventions de Talcott Parsons. L'histoire exerce une
grande influence par la relation au groupe français des Annales et
par l'autorité des nouveaux historiens britanniques dont Eric Hobs-
bawn. Marx et Freud deviennent des inspirateurs plus que des
sources dogmatiques. Un seul culte prévaut, celui du terrain ; c'est‑
à-dire de l'enquête directe effectuée en longue durée. Il conduit à
mésestimer l'œuvre des anthropologues confinés.
C'est en ce milieu intellectuel, et sur le terrain africain, que Jack
Goody se forme et s'accomplit. Il définit son projet. Il précise sa
méthode : saisir les phénomènes sociaux et culturels dans leur deve-
nir, leur mouvement, la complexité des relations qui les affectent et la
mobilité de leurs significations. Il identifie les situations les plus révé-
latrices : ainsi, chez les DoDagabas ghanéens, le temps des funérailles
qui met la collectivité en branle et en révèle toutes les tensions. Il sait
qu'il faut donner aussi de la liberté à la méthode, pratiquer ce qui est
qualifié d'« ethnologie personnelle » et de démarche « relativement
chaotique ».
Cet anthropologue se soumet à la contrainte des faits et refuse de les
forcer, de les isoler afin d'en produire plus facilement un système. Son
œuvre tient de ce choix un caractère ouvert et foisonnant. Une illustra-
tion peut être donnée par le commentaire de son maître-livre : Le
Mythe du Bagré, une « récitation » particulière aux DoDagabas consi-
gnée et enregistrée à plusieurs reprises… Le mythe, et ce n'est pas le
moins important, apparaît comme une production continue. Les enre-
gistrements successifs le révèlent en tant que « sujet à des adaptations
créatives ». Cette façon de traiter le mythe conduit Goody à contester
les travaux qui rapiècent des fragments de mythologies, en les isolant
de leur contexte et en les chargeant d'« intuitions personnelles ».
Il a la dent dure. Sa critique ravage les notoriétés les mieux éta-
blies, notamment lorsqu'il évalue l'ethnologie française et certains de

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Naissance sociologique de l'anthropologie

ses collègues britanniques. Il n'épargne pas davantage ses relations


privilégiées. Son anthropologie historique, tellement liée à l'École des
Annales, reconnaît ce qui est dû à Marc Bloch mais récuse le privi-
lège accordé à l'histoire des mentalités. Il marque encore moins
d'indulgence à l'égard des études américaines des caractères natio-
naux ; même les disparues, Margaret Mead et Ruth Benedict, attisent
encore sa réprobation. Il réserve sa compréhension entière à ceux qui
empruntent les « chemins de traverse » et savent relier, rapprocher,
mettre en perspective.
Jack Goody affirme, répète ce qui est devenu son exigence
constante : « considérer les événements de notre temps dans la pers-
pective critique élargie ». Qu'il traite de la famille, de la cuisine, des
fleurs ou de la vie rurale, dont il a l'expérience par participation, il
s'astreint à cette obligation. C'est cependant ce qu'il rapporte en
traitant de la mémoire, de la relation entre l'oralité et l'écriture, de
la place accordée à la représentation iconique, à l'image, qui donne
à son œuvre la plus forte actualisation. Goody ne nous dépayse pas
simplement, il recourt au dépaysement pour nous permettre de faire
face à ce que nous sommes en voie de devenir.
Le Monde, 7 juin 1996.

BIBLIOGRAPHIE

Jack Goody, L'Homme, l'Écriture et la Mort. Entretiens avec Pierre-


Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

« À FLEUR DE MOTS »

Les anthropologues identifient et interrogent les cultures, chacun


selon une curiosité et un cheminement personnels. Les uns font des
bibliothèques leur terrain et de l'érudition leur exigence première.

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Chroniques

Les autres deviennent, en longue durée, les décrypteurs d'un seul


système culturel. Ils travaillent à la mise en évidence de ce qui lui est
particulier et de ce qu'il a en partage avec toutes les cultures. D'autres
multiplient les expériences, les occasions d'accéder à la diversité ; la
comparaison culturelle opère comme un révélateur. Certains dis-
posent d'une rare capacité, ils peuvent jouer de toutes les possibilités,
ni la géographie ni l'histoire ne leur opposent des frontières infran-
chissables. Ils explorent large et découvrent des relations et des simi-
litudes nouvelles. Jack Goody, de l'université de Cambridge, est l'un
d'entre eux.
Il rejette ce qui discrimine et sépare radicalement. Les sociétés de
notre lointain passé, les sociétés anthropologisées et celles de la
modernité sont mises en communication et leurs cultures s'éclairent
mutuellement. Il utilise à cette fin, à partir de sa propre compétence
d'anthropologue africaniste, toutes les informations reçues d'autres
spécialistes. Il privilégie ce qui favorise les passages, la coexistence
ou le métissage des pensées et des pratiques plus que leurs oppo-
sitions. Le titre original de l'ouvrage où il étudie les relations de
l'oralité et de l'écriture est révélateur : il s'agit de considérer leur
« interface ».
Jack Goody ne sous-estime pas ce que l'écriture, modifiant les
moyens de la communication et la « technologie de l'intellect »,
apporte de « changements révolutionnaires dans la culture » et l'orga-
nisation des rapports sociaux. Il la révèle, en tant qu'elle permet une
« approche intellectuelle de la réalité », engageant le « mouvement
vers la science » et créant les conditions de nouveaux accomplisse-
ments. Mais il s'attache aux situations de coexistence d'une tradition
orale, ainsi qu'aux usages du discours et de l'écriture auxquels l'indi-
vidu moderne se trouve astreint.
En ce sens, le contexte « littéraire » de l'Afrique noire contempo-
raine s'accorde à celui de la Grèce au temps d'Homère. L'un et l'autre
posent le problème de la composition et de la transmission orales, de
la forme et de la nature des œuvres ainsi produites, des effets
qu'engendre l'avènement de l'écrit en les fixant. Dans le cas des Veda,
textes sacrés des hindous orthodoxes, la garde confiée à une caste de

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spécialistes instruits crée une situation paradoxale en accordant plus


d'importance à l'émission orale qu'aux textes.
La transcription impose son sceau, mais la parole (divine) valo-
rise la transmission orale du savoir et continue à rendre nécessaire et
légitime « la fonction du prêtre-médiateur ». En Afrique noire, là où
il n'y avait pas « de déshonneur à ne savoir ni lire ni écrire », la lente
introduction de l'écriture arabe et des textes islamiques a d'abord été
utilisée à la « communication avec le supra-humain », en affectant
progressivement le « contenu de la croyance et sa pratique ». Oralité
et écriture interagissent, s'informent de façon réciproque.
Jack Goody exploite à d'autres fins son « matériel », qu'il quali-
fie de littéraire et soumet à l'épreuve d'une rare érudition. Il exa-
mine les effets de l'écriture sur la constitution des savoirs et les
modes d'y accéder, les rapports entre la formation d'un « savoir
instruit », la dévaluation de ce qui n'est pas écrit, et les hiérarchisa-
tions sociales. Il considère de façon nouvelle le fonctionnement de
la mémoire selon que l'apprentissage s'effectue « avec et sans écri-
ture » ; il différencie la « remémoration créatrice » – où le récitant
est créateur – de la « remémoration mécanique » liée à l'écriture. Il
montre comment les réalisations individuelles sur chacun des deux
registres, oralité et expression écrite, sont dépendantes de la struc-
ture de classe.
Langage et écriture sont confrontés ultimement en fonction des
« mêmes aptitudes de base ». La seconde change « les dimensions de
nos efforts créateurs, la forme de notre savoir, notre compréhension
du monde et nos activités à l'intérieur de ce monde ». Mais le lan-
gage est partout, et toujours ce sur quoi elle porte. Ce qui laisse aux
cultures de l'oralité la capacité entière d'être autrement capables de
création et de ne pas s'enfermer dans la répétition, de ne pas figurer
nécessairement une sorte de barbarie face à la civilisation des cités et
du texte.
Dans sa poursuite inlassable de l'interprétation des phénomènes
culturels, Jack Goody ouvre de nouvelles voies d'accès : après la
considération de la parole et de sa traduction dans l'écriture, celle de
la culture des fleurs prise dans des interrelations complexes, soumise

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aux vicissitudes des mouvements politiques ou religieux qui la


rejettent en condamnant le luxe. C'est l'objet de son dernier livre. La
méthode reste la même, comparative selon les dimensions historique
et géographique ; elle associe les démarches de l'observateur direct et
le « travail d'un prédateur » qui s'empare d'une information foison-
nante. Cette description des cultures à partir de ce que les fleurs et
les jardins donnent à voir, à penser et à vivre est fascinante ; elle
accompagne les « visions du monde » de couleurs et de parfums, de
symbolisations à contenu érotique, d'évocations esthétiques et litté-
raires.
Si la culture des fleurs a ces fonctions de traduire les attitudes face
à la nature, de s'allier aux relations que les hommes établissent avec
les dieux et entre eux, de servir et d'orner la vie quotidienne, son
caractère universel n'est pourtant pas établi. Jack Goody oppose, en
ouverture de texte, une « Afrique sans fleurs » au Bali de la luxuriance
florale.
Il associe ce rôle effacé des fleurs dans les sociétés africaines à une
économie rituelle qui ne les utilise pas, à des systèmes figuratifs qui y
recourent peu, et surtout aux faibles possibilités d'expansion d'une
« culture du luxe ». C'est là l'impulsion initiatrice de sa recherche.
Mais la comparaison s'élargit en confrontant les systèmes culturels de
l'Orient et de l'Occident, depuis le passé lointain jusqu'aux temps
modernes où la culture des fleurs se commercialise, oriente l'esthé-
tique et les langages.
L'Orient antique est au commencement ; cette culture y apparaît
dans les lieux de haute civilisation du Tigre et de l'Euphrate, et
le paradis biblique « trouve ses plus anciens modèles dans les jardins
de Babylone et d'Assyrie ». La tradition se poursuit en Grèce et dans
la Rome classique. Tout est en place : l'usage religieux qui lie les fleurs
aux sacrifices et aux offrandes, la relation aux manifestations de
la puissance et du pouvoir, au faste des « triomphes » et des fêtes, la
présence des thèmes floraux dans les arts et la littérature, les signes
d'un luxe qui s'exprime par la splendeur des jardins et le recours à la
cosmétique, aux parfums.
Mais ces cultures somptueuses portent en elles des forces de rejet :

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celles du moralisme, qui condamne les mœurs luxueuses ; celles des


religions, qui associent le rejet des images et des représentations de la
création à la méfiance à l'égard des fleurs. Pour ces religions, seuls la
Parole et le Livre peuvent relier à Dieu. L'islam viendra tracer un
partage strict entre ce qui est exclu des représentations sacrées et pro-
fanes et ce qui contribue à la culture des fleurs par l'art des jardins
clos.
Le christianisme premier se méfie des fleurs longtemps liées aux
pratiques idolâtres, il épouse la tradition aniconique, entretient le
soupçon quant au corps et à l'usage dispendieux des biens de ce
monde. Il commence par interdire l'usage des fleurs dans le culte, puis
il les admet afin d'honorer la mémoire des morts, il les « christianise »
et reconnaît progressivement le droit d'en jouir.
C'est l'Occident médiéval qui contribue au « retour de la rose »,
elle apparaît dans les représentations de la Madone. Elle favorise la
promotion des autres fleurs dans les jardins des nobles et des moines,
dans la culture populaire, dans l'imaginaire et la poésie. Et, grâce à
l'art gothique, les fleurs viennent « fleurir la pierre des églises ».
La Renaissance accélère, malgré des courants contraires, la res-
tauration florale ; les fleurs entrent dans l'univers domestique,
c'est le moment du passage à l'âge des bouquets. Ensuite, l'expan-
sion urbaine, l'avènement de la « civilisation des mœurs », puis la
consommation de masse, feront du luxe floral un besoin. L'Inde, la
Chine, le Japon entraînent dans d'autres parcours. Ils enrichissent
l'inventaire des relations qui existent entre l'écologie, l'idéologie,
les usages esthétiques et symboliques des fleurs. Ils montrent com-
ment s'est formé et diversifié au cours des siècles, en Orient et en
Occident, le « langage des fleurs ». Retenons la leçon, l'histoire
économique et politique, culturelle et religieuse de l'humanité est
moins désenchantée lorsqu'elle est dite par le truchement des
fleurs.
Le Monde, 22 juillet 1994.

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Chroniques

BIBLIOGRAPHIE

Jack Goody, Entre l'oralité et l'écriture, traduit de l'anglais par Denise


Paulme, Paris, Puf, 1994.
Jack Goody, La Culture des fleurs, traduit de l'anglais par Pierre-Antoine
Fabre, Paris, Seuil, 1994.

« LE RITE ET LA FÊTE SELON TURNER »

Les rites déconcertent, ils s'accommodent mal de nos sociétés


technicisées, programmées, soumises aux effets de nombre et de
masse. Mais ils ne sont pas expulsables. Ils rythment encore le temps
de nos fêtes et de nos célébrations, ils restent inscrits dans l'espace
privé, ils se refaçonnent dans ces marges de la culture où l'expérience
individuelle est à la recherche d'un sens nouveau ou ravivé. Le senti-
ment confus d'une déficience, ou d'un manque, entretient la curiosité
de trouver ailleurs, ou dans le passé, des cultures à forte ritualisation.
La fascination de cette puissance rituelle, qui ne doit rien aux
machines, qui ne se compte pas mais s'éprouve, demeure active.
L'anthropologue Victor Turner a consacré une large part de ses
recherches à l'exploration des domaines du rite, son ouvrage princi-
pal est maintenant accessible en français. Il montre là ce qui est mis
en jeu : des symboles, de la parole, des dramatisations, des effets
d'ordre et de désordre, de l'imaginaire et aussi toutes les « émotions »
qui naissent des relations problématiques que les hommes entre-
tiennent entre eux et avec les « puissances » supérieures. Les pratiques
rituelles « engagent la personne entière », au-delà la société et la
culture en leur entier ; et la nature capable de retournements néfastes.
Parce qu'il est associé au sacré et au pouvoir, le rite travaille pour
l'ordre, mais sur une scène où le danger, la violence, la passion, la
crainte de transgresser et l' « affliction » restent des acteurs majeurs
du drame. Turner énonce une sorte de loi : « À une grande multipli-
cité de situations conflictuelles correspond une grande fréquence de

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cérémonies rituelles. » En donnant au langage du conflit et de la


culpabilité une large extension. Certains des aspects du rite sont
connus : il exprime par le truchement des symboles, il donne accès à
des « mystères », il est une liturgie, il contribue à l'ordonnance des
vies individuelles et de la société. Ce qui est moins connu, ce sont les
procédures de sa mise en œuvre. La façon par laquelle il relie, instaure
des correspondances, établit une communication généralisée, propitie
ou rectifie.
Ce qui fascine Turner, et ce qui nous fascine en son livre, ce sont
les moments où le rite établit une rupture dans la vie sociale ordon-
née avec ses statuts et ses partages inégaux. Dans ces temps de mise
en marge, de transition, le vécu immédiat l'emporte sur la soumission
aux codes et aux règles de l'existence ordinaire. Outrepassant la défi-
nition anthropologique du rite, Turner théorise à partir d'une oppo-
sition entre structure (ou institué) et « communitas ». Cette dernière
ne correspond pas à un type de société, et notamment à la « société
archaïque ». Elle désigne ce qui se situe dans les interstices des struc-
tures et des institutions : « La communitas surgit là où la structure
n'est pas », là où les normes se dissolvent, où le concret prévaut et où
s'effectue l'expérience des limites. La communitas est le rêve entre-
tenu dans toutes les sociétés, toujours appelé à se réaliser et aussitôt
absorbé par les structures.
Turner la traque dans maints espaces culturels et en bien des
périodes de l'histoire. Il en montre les multiples manifestations, il évo-
que certaines des figures fondatrices. C'est un grand déploiement des
expériences de la communitas : il provoque de déconcertants rappro-
chements et illustre souvent le précaire et rituel pouvoir des faibles.
Alors, la Fête de l'amour en Inde – célébration religieuse du printemps
où tout se trouve mis sens dessus dessous, où tous les débordements
doivent entraîner le « renouvellement du monde » – peut faire suite à
l'évocation de la pauvreté franciscaine, de ce dépouillement « subver-
sif » dont est attendue la fraternité spirituelle. Coincé dans les struc-
tures sociales, l'homme a le besoin des moments où la vie ensemble
s'accomplit autrement.
Par le rite, tout est mis en correspondance, en communication, en

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échange, tout peut contribuer à nourrir ses langages et les pratiques


qu'il requiert. En ce jeu, le corps, la sexualité, la cuisine, le remède, le
sacrifice deviennent les éléments de configurations complexes. C'est
la tradition brahmanique qui affirme que l'homme « cuit » le monde
et se « cuit » lui-même en accomplissant les rites. Elle associe la cuis-
son au sacrifice et fait du brahmane le cuisinier par excellence.
Les anthropologues ont révélé les rapports profonds qui allient la
culture, la société, la personne à la cuisine. À tel point que celle-ci a été
présentée comme une voie d'accès à la compréhension des cultures,
comme un langage, un système de classification et un domaine
d'expression de l'imaginaire, de manifestation des ritualisations.
Dans un livre foisonnant, Claude Fischler montre tous les aspects
de l'« homnivore », de l'homme en relation avec ce qu'il choisit de
manger, de cuisiner, et par quoi il se définit, se relie aux autres, aux
dieux eux-mêmes et à ce qui forme son monde. C'est un tableau très
riche d'informations, évocateur de toutes les saveurs, où se
retrouvent les modes de cuisiner et les manières de table de cultures
différentes, ainsi que leurs variations dans le temps. Le « mangeur
éternel » fait face au « mangeur moderne », si généreux de ses « dis-
cours sur la nourriture ».
Ce que je retiens ici, c'est ce qui est plus directement anthropolo-
gique. L'« idée de la nourriture » importe autant que l'apport à
l'entretien de la vie. Elle révèle l'ambiguïté du principe d'incorpora-
tion, de ce qui constitue l'aliment en bon ou mauvais « moyen d'inter-
vention sur le corps » et peut le transformer en remède ou maléfice.
Elle contribue à la formation du goût, à l'expression du désir et de
l'aversion, de la peur de la contamination, à la production d'effets
symboliques et imaginaires. Du corps humain au corps social, la
nourriture trace de multiples chemins ; elle répartit des prescriptions
ou des interdits, souligne les différences de condition, réunit ou sépare
dans la consommation.
Manger ensemble, c'est fusionner dans la fête ou communier dans
l'acte sacrificiel qui conduit au sacré. La nourriture sert à marquer
l'humanité de l'homme, au plus haut degré dans la « cuisine du sacri-
fice », ou, à l'inverse, la rupture de civilisation lorsqu'elle intervient

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Naissance sociologique de l'anthropologie

dans les rites de transgression – dont la figure antique est le désordre


dionysiaque. Elle tisse le réseau des relations où la gestion des corps,
du sexe et le commerce du divin entrent en de souterraines alliances.
Celles dont notre époque du rationnel banalisé et de la discipline dié-
tétique nous a progressivement séparés.
Le Monde, 28 décembre 1990.

BIBLIOGRAPHIE

Victor W. Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure,


traduit de l'anglais par Gérard Guillet, Paris, Puf, 1990.
Claude Fischler, L'Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990.

« LA PROVOCATION DU BAROQUE »

En ce temps de foisonnement des œuvres postmodernistes sur-


gissent, par l'effet de l'érudition et de l'immense talent de Piero
Camporesi, des essais savamment assemblés qui composent une
« anthropologie et une théologie baroques ». Comme si nous étions
incités à un déconcertant détour afin de considérer autrement, et
d'ailleurs, notre modernité.
La provocation du baroque – celle qui l'a d'abord fait définir
comme le « paroxysme du bizarre » – reparaît, avec ses connotations
d'étrangeté, d'excès, de mélange. Le baroque caractérise une époque,
du XVIe siècle finissant au XVIIIe, et un lieu initiateur, l'Italie et surtout
Rome. Il naît au moment où un art se défait, celui de la Renaissance,
en donnant naissance à de multiples transformations. Une période
intermédiaire, de transition entre un classicisme en déclin et un néo-
classicisme qui se manifeste dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Un
temps des mélanges par la coexistence d'œuvres qui font antithèse
– style sévère de la Contre-Réforme, baroque d'Église et de cour,

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Chroniques

baroque bourgeois – et par l'antithèse qui se retrouve au sein d'une


œuvre unique. Mais cette période est aussi, au-delà, celle des grands
bouleversements dans le savoir et dans la connaissance du monde.
En ce sens, le baroque se saisit en tant que catégorie esthétique
associée à d'autres formes qui expriment des visions contrastées du
monde, de l'homme, de la vie. Il embrasse tous les arts, mais en
étant lui-même pris dans un mouvement qui le dépasse. On a beau-
coup écrit, à cet égard, y trouvant aussi bien une manifestation de la
conscience inquiète qu'une « floraison multiple et morbide du Moi »,
qu'une liberté accordée à la sensibilité.
En fait, ce qui apparaît alors, c'est une anthropologie nouvelle, de
formation composite. C'est à l'exploration de celle-ci, encore indisso-
ciable d'une théologie, que se consacre Camporesi. Il la conduit en se
faisant le détecteur de textes rares, surprenants, de thèmes en appa-
rence mineurs et hétéroclites dont le traitement et la liaison donnent
forme à une vision contradictoire de l'homme. Il est l'observateur de
l'« officine des sens » et le voyageur qui fréquente les chemins de cet
imaginaire passé et pour une part encore là.
Un parcours notamment effectué « sous le vent de l'ivresse anato-
mique » qui souffle de la Renaissance au Baroque. L'« atroce désir de
savoir » se soucie peu de la science moderne naissante, à tout le
moins il prend ses libertés à son égard tout en utilisant ses moyens. Il
interroge avec passion le corps de l'homme. Il entretient le « plaisir
frémissant de pénétrer » dans les zones interdites et de se livrer à
l'observation du « second univers ». La curiosité anatomique s'identi-
fie à une découverte, voyage stupéfiant à l'occasion duquel apparaît
la divine architecture. La pratique de l'anatomie – les dissections en
public – se transforme en un spectacle rare et recherché. C'est l'accès
aux secrets de la nature, à ce livre chiffré qu'est le corps humain, à
une connaissance de l'homme interne qui se constitue en anthropolo-
gie et en théologie.
La passion n'est pas neuve, mais elle acquiert alors une force nou-
velle qui affecte de manière irrésistible l'imaginaire de la société scien-
tifique et artistique italienne. Une tension en résulte. Si le corps peut
être exalté en tant qu'objet d'émerveillement, preuve d'une architec-

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ture du monde opposable à l'argumentation athéiste, il est aussi asso-


cié à l'immonde et à la fange, à ce qui est la cause des tourments. Il
provoque l'horreur des entrailles, où est « immergé dans la saleté » le
« corps de l'agneau sans tache » au moment de la sainte communion.
Il entretient la peur de la cuisine infernale où les damnés sont
condamnés à la torture des sens qui se muent en bourreaux, à la
pourriture et au feu. Une anatomie négative s'impose ainsi à l'autre ;
et toutes deux se trouvent dépassées dans l'image d'un Christ devenu
l'anatomiste du pécheur.
À l'âge baroque, note Camporesi, anatomie et autopsie sont des
« points de référence mentale et culturelle ». Elles engendrent des ana-
logies, des métaphore, des images, des jeux de correspondance mul-
tiples. Elles triomphent dans « la symbolique et le réel, dans le
figuratif, le poétique et l'érotique ». C'est avec les mêmes effets, où le
corps reste fortement impliqué, que l'excursion anthropologique envi-
sage les nourritures et les usages de table. Tout s'y saisit en contrastes,
accords et désaccords.
Au commencement, il y a le lait. Un liquide nourricier primordial,
moins déconcertant par son association au sperme et au sang que par
ses transformations. Le mystérieux caillé devient protéiforme, mani-
festation d'un travail caché qui produira le fromage, un processus
assimilé à la formation de la chair humaine. Mais la fermentation,
l'odeur, le ver rongeur, la dégradation putrescente font du fromage
un maudit. Il est allié à l'excrément dans une relation d'équivalence,
il fait du ventre une pépinière de vers.
Par lui est tracée la frontière entre la civilisation et la barbarie ; il
est considéré comme une nourriture malfaisante et grossière dont se
satisfont les peuples mi-animaux et nomades, les grossiers et les sca-
tophages. Par lui se révèle la « bivalence primordiale » entre l'huma-
nité et la bestialité, entre le pur et l'immondice, entre le haut et le bas.
C'est un langage polymorphe en même temps qu'un condensé de l'art
rustique. C'est l'un des hiéroglyphes par lesquels s'opposent malfai-
sances et béatitudes.
Ce dernier état que les saints recherchent par le jeûne et l'absti-
nence, par l'efficace d'une cuisine à l'envers où le rejet de la nourriture

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Chroniques

accompagne la punition. Tous les degrés d'une conduite alimentaire


qui se veut conduite de vie : depuis les batailles livrées au corps afin
d'être un « athlète du Christ » jusqu'aux règles conventuelles condui-
sant souvent à fuir l'animalité et aux prescriptions des promoteurs de
cités idéales, jusqu'à la définition d'une nutrition sage alliant la santé
au salut. Tout un monde où l'imaginaire se nourrit de l'ambiguïté, de
l'incertitude née du jeu confus de la vie humaine, du passage aux
extrêmes. Un monde où les « douces invites des sens » ne sont pas
abolies, mais où les sens ouvrent les portes du péché, où la maladie
reste l'instrument d'un christianisme héroïque et où l'hostie signifie la
transfiguration de la chair.
En contrepoint à l'art des villas et jardins où le baroque introduit
une nouvelle discipline, Camporesi montre comment se manifeste une
véritable « théologie végétale ». L'arbre et le fruit en sont les prétextes,
celui-ci surtout. La pomme devient ainsi un fruit à la fois sacré et
profane, un concentré d'ambivalences. Elle évoque l'Éden primitif, les
temps où elle symbolisait la sainteté. Mais elle reste aussi associée à la
femme, à son corps et à la volupté, au péché. L'imaginaire de la faute
et de la mort, ces obsessions de la conscience baroque, efface la succu-
lence par la putrescence ; les fruits se dégradent alors en « funèbres
nourritures macabres ». La nature est révélée experte en trompe-l'œil,
en leurres et pièges fatals.
Ces élaborations foisonnantes montrent un imaginaire débridé,
exaspéré, en un temps où s'accomplissent de grandes transforma-
tions, où se prépare l'avènement de la déesse Raison. Les Lumières
l'ont laissé dans l'ombre. Mais il ne nous est pas entièrement étran-
ger. Sa forme est celle des cultures de transition ; elle résulte des ten-
sions entre ordre et désordre, entre émerveillement et angoisse, entre
incertitude et attachement aux certitudes héritées ou réaffirmées. Son
interrogation des souterrains de la culture est, d'une certaine façon,
homologue de celle que la psychanalyse effectuera au commencement
de notre modernité.
Le Monde, 21 juillet 1989.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

BIBLIOGRAPHIE

Piero Camporesi, L'Officine des sens. Une anthropologie baroque, traduit


de l'italien par Myriem Bouzaher, Paris, Hachette, 1989.
Piero Camporesi, L'Enfer et le Fantasme de l'hostie. Une théologie baroque,
traduit de l'italien par Monique Aymard, Paris, Hachette, 1989.

« AILLEURS, LOIN DE LA MODERNITÉ »

Il reste encore des lieux dans le monde où la modernité n'accède


que par accident, ses turbulences meurent à la façon des vagues avant
d'y parvenir, ses machines et ses objets y sont très rares, ses modèles
et ses valeurs s'y perdent dans le malentendu, le détournement ou la
dérision. Des gens, démunis selon nos conventions et nos usages, y
maintiennent de fort anciennes traditions et les défendent : elles
donnent du sens à leur vie, codent leurs relations et leurs pratiques,
orientent leurs passions.
Ce ne sont pas des paradis perdus par l'effet de l'isolement, d'une
géographie protectrice ; les maux, les malheurs et les plaies accom-
pagnent là aussi la condition humaine. Ce sont des « ailleurs » dont
les images nous parviennent de temps à autre, dont nos nostalgies et
nos fantasmes se nourrissent épisodiquement. Et puis, l'oubli les
abandonne aussitôt au lointain passé, à partir duquel se mesurent
orgueilleusement les conquêtes et les performances, l'avancée de notre
civilisation toujours en mouvement.
Ces pays culturels éloignés, où les avant-postes des bureaucraties
parviennent mal à se maintenir, sont encore ceux de l'exploration et
de l'aventure. Pour les uns, à la recherche de richesses inexploitées ou
fabuleuses, pour les autres à la poursuite des âmes perdues en idolâ-
trie, pour d'autres encore en quête d'émotions inédites et de curiosités
peu accessibles. À part se situent les anthropologues, recenseurs, inter-
prètes et défenseurs des civilisations inconnues ou méconnues. C'est
leur métier selon les conventions anciennes, celles qui les poussent à la

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Chroniques

pratique d'un « terrain » et les conduisent à faire un pacte d'alliance et


de reconnaissance mutuelle avec le peuple étudié. Le parcours du
savoir y devient un parcours initiatique avec ses épreuves.
Au même moment paraissent les témoignages exceptionnels de
deux anthropologues qui nous entraînent à leur suite, jusqu'aux
confins de l'Amazonie vénézuélienne dans un cas, jusqu'aux massifs
montagneux du nord du Cameroun dans l'autre. Le premier, Kenneth
Good, s'établit chez les Yanomami – Indiens de mauvaise renommée
qualifiés de « gens féroces » –, le second, Nigel Barley, réside parmi
les Dawayo – rudes cultivateurs dispersés dans un univers de chaos
rocheux, réputés « sauvages et rétifs ».
Deux engagements comparables, au plus loin de la modernité,
sous la pression d'un milieu académique qui entraîne l'américaniste
américain dans une polémique relative aux causes de la violence
yanomami, qui pousse l'africaniste anglais, fort sceptique, à effectuer
la « corvée de terrain » en dépit de son goût de l'abstraction, de la
spéculation théorique. Deux entreprises conduites malgré les démêlés
bureaucratiques, les risques et la maladie, les incompréhensions et les
découragements, qui allient l'aventure personnelle, la passion et
l'amitié à la pratique scientifique. Mais l'immersion dans la vie du
peuple étudié l'emporte sur le strict respect des règles de la discipline.
C'est une expérience transformatrice, les deux textes en témoignent et
en tirent leur incontestable qualité littéraire.
Nigel Barley est le plus rétif, longtemps à distance des villageois
Dawayo qui l'ont accueilli – et de lui-même. Il s'estime vu comme
un « imbécile sans malice », maladroit jusqu'à l'obscène dans son
apprentissage du langage, tout juste bon à « apporter quelques avan-
tages » et du prestige ; il reste sur ses gardes afin de ne pas céder à la
bigoterie de l'anthropologue qui fait croyance de ce qu'on lui dit. Il
se sait observateur observé, avec curiosité, ironie et calcul. Il lui faut
attendre une année avant d'être vraiment accepté, s'ajuster aux
rythmes de ses hôtes, accéder à la parole qui est l'essence de toute
chose, entrer dans les rapports d'échange et de convivialité qu'entre-
tiennent la conversation, le tabac et la bière. Et bénéficier des confi-
dences que libèrent les amitiés.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

Alors, les faits foisonnent, et l'anthropologue n'est plus « l'homme


qui gobe tout et n'importe quoi ». Les Dawayo deviennent autres,
dépouillés de cette nullité sauvage que leur attribuent les bureaucrates
locaux. Ils humanisent inlassablement un milieu hostile livré aux
excès de la nature, ils combattent avec leurs armes contre la rareté et
les maux qu'ils assimilent aux assauts de la sorcellerie. Ils apprennent
à domestiquer leurs peurs, à lutter contre la famine toujours mena-
çante, à apaiser leur désir et leur colère – sans oublier la part du jeu,
de l'ironie, de la dérision et des joutes verbales.
Ils travaillent avec le symbolisme et le rituel autant qu'avec l'outil.
La fertilité et la fécondité sont leurs constantes préoccupations, ils y
répondent en alliant les cycles du mil, de la sexualité et de la mater-
nité. Il y a là une sorte de conception vitaliste du monde, vécue dans
le dénuement et la chaleur des cérémonies, dans une familiarité de la
mort et des morts que le culte des crânes rend propices.
Nigel Barley, en véritable écrivain, fait de son récit une sorte de
roman de l'apprentissage culturel. Il ne cache rien des pièges où se
prend son « innocence », des mystifications et de la malice avec
laquelle les Dawayo traitent leurs croyances et leurs pratiques. Avec
Kenneth Good l'aventure prend une autre tournure, bien que les com-
mencements soient les mêmes et l'épreuve encore plus dure. Les Yano-
mami des confins vénézuéliens, semi-nomades souvent à la recherche
de viande sauvage et de produits de cueillette, méfiants jusqu'à la
violence à l'égard de tout étranger, entraînent leur observateur dans
une rupture totale avec ses manières de voir, de faire, d'être socialisé.
Il lui faut tout apprendre à la façon d'un enfant, prendre de la distance
en perdant l'obsession d'effectuer à tout prix une recherche très spé-
cialisée, savoir attendre en s'immergeant progressivement.
Deux ans pour faire partie de la communauté en acceptant que
« les motifs de ses actes n'intéressent pas » ses hôtes, pour « passer à
l'état d'élément permanent » et être impliqué « dans la vie sociale et
émotionnelle du groupe ». Kenneth Good ne vit plus alors séparé,
mais à l'intérieur de l'unique grande maison qui forme le village, sous
le regard des autres ; il participe aux nombreuses et pénibles expédi-
tions, aux fêtes et aux cérémonies ; il se rend utile, par ses cadeaux

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Chroniques

d'outillage et ses remèdes. Il renonce à ses critères de jugement moral,


face aux mensonges, aux démonstrations agressives, aux assauts de
jeunes confinés qui « veulent du sexe » et violent. Il découvre, au-delà
de la rudesse, un genre de vie « fait aussi de camaraderie, de compas-
sion » et « d'harmonie communautaire ».
Il est finalement conquis, adopté, engagé jusqu'au point de ne plus
pouvoir se déprendre. Par l'effet des amitiés, et surtout d'un amour
qui a lentement poussé. Une femme – « au summum de sa beauté » –
lui est accordée selon la coutume : Yarima. Il finit par l'épouser
conformément à la loi américaine, après bien des péripéties ; deux
enfants, « les premiers yano-américains », naissent de cette union. Le
livre de Kenneth Good est bien davantage qu'une description du
monde yanomami, il est le récit d'une passion qui brise tous les obs-
tacles et ouvre les chemins de la connaissance de l'autre. L'Amazonie
devient pour lui le pays des « moments les plus heureux ».
Ces deux histoires d'anthropologues finissent sur le mode para-
doxal. Le plus réticent, qui avoue sa « joie hystérique à quitter le
pays des Dawayo », retrouve sa modernité avec gêne et tracas et rêve
de retour. Le plus engagé revient à la vie américaine, à la société de
l' « organisé » en étranger. Mais c'est Yarima le vrai paradoxe : dans
sa résidence du New Jersey, très vite, rien ne la déconcerte, ses deux
enfants grandissent nourris de télévision. Deux histoires de vérité où
la science ne bâtit pas les oubliettes où est enfermée l'autobiographie.
Le Monde, 26 juin 1992.

BIBLIOGRAPHIE

Nigel Barley, Un anthropologue en déroute, traduit de l'anglais par Marc


Duchamp, Paris, Payot, 1992.
Kenneth Good, Yarima, mon enfant ma sœur, avec la collaboration de
David Chanoff, traduit de l'anglais par Élisabeth Chaussin, Paris, Seuil,
1992.

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Naissance sociologique de l'anthropologie

« L'ANTHROPOLOGIE COMME GAI SAVOIR »

Un anthropologue est par nécessité nomade, par fonction décryp-


teur de cultures différentes et par sédentarité théoricien. La discipline
scientifique ennoblit une inachevable recherche, toujours à reprendre.
Tels sont les principes. Certains les respectent, mais sans entière illusion
et sans dévotion ; ils savent que leur tâche ne peut s'accomplir dans la
clôture et la tranquillité des laboratoires. Nigel Barley, anthropologue
attaché au British Museum, est de ceux-là. À dire vrai, il récidive. Il
avait déjà, à l'occasion d'une enquête conduite au sein d'une culture
archaïque du Cameroun, révélé les raisons de sa propre « déroute ».
Dans un récit désopilant, il a raconté le cheminement hasardeux de son
étude et les mésaventures qui le jalonnent. Avec humeur, humour et
autodérision. Son gai savoir est par moment grinçant.
Cette fois, il ne s'agit plus de l'Afrique. Le savant britannique ne
l'aime pas. Pour lui, les « sociétés exotiques » doivent être moins pour-
voyeuses de « structures à trouver » que de « gens à rencontrer » ; son
expérience à l'évidence n'avait pas permis les bonnes rencontres.
Changeant de cap, il fait le choix du Sulawesi (Célèbes) en Indonésie.
Il se prépare à la découverte des Torajas, gens de la montagne, autre-
fois très hiérarchisés et guerriers, anthropophages peut-être, connus
des curieux d'art pour leurs mannequins funéraires en bois, aujour-
d'hui riziculteurs et éleveurs de buffles, encore constructeurs de belles
maisons et de greniers sculptés, et chrétiens amateurs d'hymnes faits
de paroles rituelles à l'ancienne. Ces gens-là ne sont pas de l'espèce
ordinaire et leur monde ne se laisse pas mettre en formules. Nigel
Barley, qui refuse d'habiller d'ordre ce qui est d'abord « relations per-
sonnelles et émotionnelles », ne manquera ni des unes ni des autres.
Le récit rapportant ses voyages, sa nouvelle expérience, a la forme
d'une relation exotique et pittoresque et d'un carnet de travail aux
notations discrètes. C'est ce qui lui permet de pratiquer une sorte
d'ethnographie totale et distanciée. Dès le départ, puis au long d'un
parcours sinueux qui transite par Moscou, Singapour et Djakarta,

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Chroniques

avant le lent trajet « irréel et cauchemardesque » qui mène aux lieux


de sa recherche. Ce qu'il reconnaît d'abord, c'est un univers abâtardi,
déglingué, un « no man's land d'Est et d'Ouest ». Des rencontres
modestes, chaleureuses et trop attentionnées, plus soucieuses de se
servir de lui que de servir sa curiosité, apaisent néanmoins sa désillu-
sion. Le questionneur est questionné, ses contresens culturels sont
l'objet de moqueries partagées et lui-même raille l'état de régression
résultant de sa dépendance.
L'accès à Sulawesi est déconcertant, les bureaucrates, les puis-
sants, les touristes composent le plus dissuasif des mélanges. Nigel
Barley est impatient d'atteindre la montagne des Torajas, de passer la
« frontière ethnologique ». Il y parvient non sans être manipulé ni
déconcerté et souvent déconcertant pour ses hôtes. Il s'amuse à décou-
vrir que deux négociants douteux de sculptures torajas ont pour
prénoms Hitler et Bismarck, à constater que la femme toraja embour-
geoisée en Hollande et revenue pour honorer ses morts n'abandonne
pas son manteau de fourrure durant la cérémonie, à rencontrer un
informaticien du MIT américain réinterprétant le rituel de son village
consacré au nouvel habillage des os des morts récents. Le hasard le
sert sous l'aspect d'un homme jeune, lycéen occasionnel et riziculteur
par solidarité familiale, qui devient son assistant. C'est par celui-ci
qu'il entre en relation avec Nenek, le grand-père, gardien local des
traditions, desservant de la « vieille religion » et habile sculpteur sur
bois. Le personnage est fascinant et fait figure de héros principal dans
le récit, qui se transforme alors en feuilleton ethnographique.
Le savoir sérieux y a sa part, mais toujours en maintenant la dis-
tance critique, en faisant place au scepticisme des intéressés eux-
mêmes. Les funérailles, les fêtes honorant les ancêtres, les sacrifices
accompagnant toute activité créatrice, les usages sont respectés et
adaptés à la fois. Les rites, les mythes, les paroles révérées laissent
toujours ouverte la possibilité de justifier les actions.
La tradition fait usage du moderne, la religion ancienne complète
un christianisme de façade, et le tourisme apporte des ressources
financières propices à toutes les inflations rituelles. Nigel Barley, fas-
ciné par l'art de construire et de sculpter de Torajas, conçoit le projet

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Naissance sociologique de l'anthropologie

fou d'emmener le vieux Nenek et une petite équipe de sculpteurs en


Angleterre, afin d'édifier un grand grenier à riz au British Museum de
Londres. Il y parvient en deux ans et cinq voyages.
Ses amis torajas s'adaptent vite à une vie londonienne dont ils ne
connaissent rien, et leur intérêt constamment éveillé les conduit à
pratiquer une façon d'ethnologie retournée. Ils savent voir, compa-
rer, interpréter. Pour les spectateurs de leur chantier, ils sont moins
une curiosité qu'un révélateur d'un art de faire, d'une esthétique raffi-
née. Et d'une sagesse : leurs remarques sur la culture du gaspillage et
de l'endettement, leur logique impertinente et leurs moqueries déso-
rientent les observateurs en les portant à la réflexion sur leurs propres
inconséquences. La ruse de ses amis torajas piège même l'anthropo-
logue : il est blessé par surprise afin que son sang soit le substitut de
l'impossible sacrifice du buffle sur le grenier achevé.
Nigel Barley introduit, par notations éparses, ses libres remarques
sur la pratique de l'anthropologie. Il est de ceux qui privilégient les
rencontres et donc les individus avant d'être préoccupé des générali-
sations. Il montre la part du hasard et l'importance de l'implication
personnelle. À certains moments, il donne l'impression que le métier
met en état de rêve éveillé avec des séquences heureuses et des phases
de cauchemar.
Une certitude, sa méthode est efficace, on s'attache à ses person-
nages, on finit par adhérer à l'univers toraja. Son récit entraîne, sa
verve réconforte en libérant par de l'humour à rebondissements. Il y
a encore de la joie chez les gens des tropiques.
Le Monde, 5 juillet 1997.

BIBLIOGRAPHIE

Nigel Barley, L'anthropologie n'est pas un sport dangereux, traduit de


l'anglais par Bernard Blanc, Paris, Payot, 1997.
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Classiques, moins classiques

« LA NATURE DANS TOUS SES ÉTATS »

Il est bien loin le temps du partage inégal entre nature et société.


Alors, l'homme déterminait les fins et la nature lui donnait les
moyens, le droit confirmait l'appropriation et la technique servait
une mise en exploitation toujours plus conquérante. La relation
s'évaluait à la mesure du progrès. Les sociétés peu techniciennes,
plus « naturelles » en quelque sorte, étaient estimées retardées pour
cette raison. Aujourd'hui, tout est chamboulé. La montée en puis-
sance a pour compagne la dénaturation, la multiplication des
risques, les incertitudes et les ratés de la maîtrise. La pensée parvient
mal à réinscrire la nature dans les limites du contrat social. Les
experts ne réussissent pas à lever les doutes, à apaiser les réactions
émotionnelles. La critique se radicalise, au-delà de la position
moyenne qui définit l'homme comme maître et – c'est là le nouveau
– protecteur de la nature. Les uns dénoncent le processus « thanato-
cratique » où hommes et environnement s'abîment ensemble. Les
autres récusent une passion des choses « naturelles » qui cache la
haine de la modernité, qui entraîne la promotion des « géocrates ».
Dans cette confrontation l'écologie, de scientifique qu'elle fut,
devient aussi philosophique et politique.
Il paraît bien difficile de former un jugement tant les argumenta-
tions s'opposent frontalement, tant se mêlent les raisons et les empor-
tements affectifs. L'urgence affaiblit la capacité de prendre la

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Classiques, moins classiques

distance propice à une connaissance mieux informée. Il convient


d'autant plus de souligner l'importance des deux ouvrages complé-
mentaires dont Dominique Bourg a assuré la direction ; l'un mani-
feste la diversité des relations que les hommes entretiennent avec la
nature, les multiples manières de l'« habiter » selon les civilisations et
le cours de leur histoire propre, selon les représentations que fait
prévaloir la religion dominante ; l'autre précise de quelles façons
s'effectue l'inscription de la nature dans l'espace du politique. Tous
deux sont désormais indispensables : ils éclairent les débats contem-
porains.
La polémique pousse aux oppositions tranchées. Elle met face à
face des sociétés occidentales, centrées sur l'homme et sa puissance
transformatrice, agressives envers la nature, et des sociétés d'autres
traditions, capables d'avoir maintenu avec celle-ci une connivence et
des relations d'harmonie. Aux premières, la charge d'un anthropo-
centrisme dominateur, aux secondes la modestie d'un anthropocen-
trisme atténué propice à une alliance bénéfique. La bipartition est
trompeuse, elle simplifie par commodité rhétorique. C'est un intellec-
tuel africain, Joseph Ki-Zerbo, qui exprime la mise en garde : « Le
regard d'une société sur la nature est toujours pluriel. » Il n'apparaît,
dans aucune des contributions, un système de représentations
unique, totalement unifié et résistant tel quel aux assauts de l'His-
toire. Même dans le cas extrême des sociétés façonnées par l'hin-
douisme, celles de l' « homme en nature », selon la formule de
Jean-Claude Galey, où l'ordre humain doit se réaliser en entière
conformité avec la nature, où la personne ne porte en elle aucune
part d'autonomie, la symbiose ne suffit pas à garantir l'attachement
à l'environnement.
La comparaison porte davantage d'enseignements lorsqu'elle
s'attache à deux pays qui sont les artisans de l'hyper modernité, mais
sur l'assise d'une sédimentation culturelle fort différente : le Japon et
les États-Unis. Le premier est celui de l'Historie longue où la tradition
originaire, informée par la religion shintoïste, est celle d'une vie « en
harmonie avec les forces de la nature ». Puis, Philippe Pons le
constate en reprenant les belles études d'Augustin Berque, le glisse-

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Chroniques

ment s'effectue vers une conception culturaliste et esthétique : la


nature devient un « produit de la culture », elle « rejoins l'artifice ».
La « nature écologique » est ignorée « au profit de la nature
construite », l'irruption des techniques s'y accomplit d'autant plus
aisément – et la dénaturation se vit « comme un destin ». L'action
favorable à l'environnement est tardive, sélective, après que la contes-
tation eut politisé la nature en s'inspirant des anciennes rébellions
paysannes. La relation au monde naturel engendre désormais des
sentiments contradictoires.
Aux États-Unis, où l'Histoire pèse moins et où l'espace abonde, le
mouvement des idées et la transformation des sensibilités se révèlent
différents et parfois se correspondent. Au départ, la conception pion-
nière et l'idéologie de la « frontière » prévalent : la terre doit être
soumise par le travail, « civilisée » en même temps que ses occupants
« sauvages ». L'exploitation et la spéculation en sont légitimées, bien
que l'habillage idéologique fasse « l'éloge de la société rurale améri-
caine ». Ensuite, de façon à compenser ce qui paraît être un déficit
culturel en comparaison avec l'Europe, c'est la nature sauvage et sa
splendeur qui deviennent des objets d'admiration, un fondement du
sublime et d'une esthétique du paysage, un lieu où s'accomplit
le renforcement moral par le rapprochement de Dieu. Dans cet
immense pays, où la diversité et la jeunesse de l'Histoire ne donnent
pas un ancrage ferme à l'idée de nation, la nature est patrimoine et
moyen de ressourcement du patriotisme. C'est ensuite, Michel Conan
le montre bien, que la nature se transforme en inspiratrice d'une
« sagesse » estimée de portée universelle, et syncrétique par ouverture
aux autres sagesses. L'écologie « profonde » trouve là une de ses
assises.
Dans une étude remarquable, traitant du concept de nature dans
sa relation au christianisme, Stanislas Breton révèle la prévalence de
la référence à la Création, à l'acte créateur « sans présupposé ». Il
souligne principalement deux aspects. Le privilège de l'humain situé
au centre de l'univers : « L'homme se fait en liaison avec un univers
muet qu'il prend en charge. » L'homme n'est pas un « donné », mais
un « possible » : il a à se réaliser, « la technique est donc incorporée à

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Classiques, moins classiques

son être ». Mais il ne doit pas pour autant céder à l'emballement de


la puissance dominatrice, il a l'obligation de respecter la nature « en
ce qu'elle est, en son être en tant qu'être ». Ne pas la traiter seulement
comme un moyen, retrouver la part de gratuité de l'acte créateur tel
est l'enseignement dans sa forme actualisée.
De ce double inventaire, l'un plus philosophique, l'autre plus poli-
tique, Dominique Bourg tire son propre enseignement. Il porte l'insis-
tance sur le fait qu'aucun des systèmes de représentations de la nature
n'élimine l'anthropocentrisme, n'exclut totalement « une certaine
centralité » de l'humanisme. Cela tient à ce que l'espèce humaine
occupe une position singulière : sa capacité à agir sur la nature
l' « isole bel et bien ». Cela tient aussi à ce qu'elle est la source des
valeurs, même lorsqu'elle impute certaines d'entre elles à la nature.
Cela tient encore à ce que toute action vient de l'homme et que, sur ce
plan, l'anthropocentrisme est incontournable. Dominique Bourg
affirme notre « droit de disposer d'une terre pleinement habitable »,
ce qui nous engage à définir « moins des droits de la nature que des
droits pour la nature ». Au-delà, il constate que la nouveauté de nos
relations à la nature conduit à « une réorganisation profonde de nos
sociétés ».
Ce qui pose en clair la question politique. Les uns veulent y répon-
dre d'abord par la morale – promouvoir un « ascétisme écologique »,
comme le fait l'anthropologue Mary Douglas – ou d'abord par le
droit – définir une responsabilité incluant tous les êtres naturels. Les
autres attendent tout de la réponse experte, malgré l'incertitude des
données scientifiques et la pression de l'urgence. D'autres encore
trouvent dans l'écologisme une idéologie et une foi de substitution,
alors que l'Histoire et les dieux paraissent être muets. Une certitude
cependant : la nécessité d'« une véritable prise en charge politique de
la nature ». L'écologie politique le tente : son avancée reste lente,
insuffisamment éclairée parce que le savoir est incomplet, et entravée
par les pièges politiciens.
Le Monde, 25 juin 1993.

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Chroniques

BIBLIOGRAPHIE

Dominique Bourg (dir.), Les Sentiments de la nature, Paris, La Découverte,


1993.
Dominique Bourg (dir.), La Nature en politique ou l'enjeu philosophique de
l'écologie, Paris, L'Harmattan, 1993.

« L'IMAGINAIRE HORS LES MURS »

Autrefois, au temps des mythes, des légendes, des croyances reçus


de la tradition, une ligne de partage, matérielle et imaginaire à la fois,
sépare l'espace civilisé par les hommes de l'espace abandonné à la
nature sauvage. Deux mondes par lesquels se manifeste l'opposition
de la Cité et de ce qui s'étend hors de ses murs, de l'intérieur, où tout
est familier, réglé par la loi et les usages, et de l'extérieur, où siègent
sous l'abri naturel les puissances redoutées et d'où l'ennemi peut
surgir.
L'un est le lieu des attachements à un territoire, à une terre des
ancêtres, à une demeure, à des sites porteurs de significations et
chargés de mémoires ; l'autre est le lieu où l'homme ne s'aventure que
pour affronter l'inconnu et les dangers, ou subir les épreuves et rece-
voir les initiations qui le lient à la chasse, à la guerre et à la pratique
des pouvoirs acquis dans le secret.
La relation établie entre les deux mondes est toujours ambiguë,
comme si chacun d'eux tentait de reprendre ce qu'il a concédé à
l'autre. Les sociétés de la tradition ont recouru à une sorte de pacte
de non-agression, d'accord à double profit, respecté par la médiation
des symboles et des rites. Les nôtres, à partir du moment où l'homme
se voit et se comporte « comme possesseur et maître de la nature »,
livrent cette dernière au regard des sciences, à l'entreprise des tech-
niques et aux calculs des économies. Elles n'ont pas pour autant
rejeté dans l'oubli total l'héritage imaginaire et la peur d'un retour-

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Classiques, moins classiques

nement qui nous transformeraient en victimes d'une nature soudain


insoumise et redevenue conquérante.
Au plus lointain de nos horizons historiques se dressent les forêts :
elles étaient là « d'abord », elles restent présentes dans notre imagi-
naire culturel. C'est en leur sein que « la civilisation occidentale a
défriché son espace » : Robert Harrison, dans le plus passionnant et le
plus nécessaire des livres parus au cours des dernières années, le rap-
pelle et révèle un au-delà de la simple considération idéologique. Il
guide l'exploration d'une mémoire culturelle, d'une histoire de l'ima-
ginaire effectuée sous le couvert des forêts – là où l'Occident défri-
cheur a établi, aux dépens de celles-ci, ses instigations principales, la
religion et le droit, la famille et la Cité ; là où se situent « les origines
métaphoriques de la pensée » et où les significations s'effectuent au
moyen de personnifications imaginaires.
Par le mouvement même de sa démonstration, Robert Harrison
fait de cette histoire de la relation à la forêt, à l'univers sauvage, une
histoire fantastique de la civilisation occidentale. Dès l'Antiquité,
celle-ci se définit en opposition aux forêts, dans un rapport à la
nature « instauré comme un traumatisme » d'où naissent les premiers
mythes et les premières fables.
Artémis, déesse redoutable pour les Grecs, vierge inviolable
comme les contrées sur lesquelles elle règne, chasseresse alliée aux
animaux et pourtant cruelle, gouverne un monde étranger aux
hommes où les distinctions claires n'ont aucune place et où s'accom-
plissent les métamorphoses. Dionysos est son émissaire dans la cité,
avec les mêmes capacités à se jouer des formes que la raison régit et
des limites que fixe la loi. Il est l'emblème de la subversion dans l'hel-
lénisme, de l'irruption sauvage qui bouleverse l'ordre social et porte
au paroxysme une tension où la tragédie trouve son origine.
Du Moyen Âge à la Renaissance, le recul des forêts s'accélère ;
elles deviennent davantage l'extérieur, « un en-deçà ou un au-delà de
l'humanité ». D'une part, le lieu de la bestialité, de la perdition, de
l'errance des proscrits, des cultes païens et des sorcelleries ; d'autre
part, le lieu de l'aventure du chevalier à la recherche des épreuves de

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Chroniques

vaillance, des folies auxquelles conduit le dépit amoureux, le refuge


des redresseurs de torts, ennemis de la corruption de la loi.
Et puis, la forêt s'inscrit dans un champ de significations plus
complexes : obscure, elle est l'équivalent du « monde temporel privé
de la lumière de Dieu » (avec Dante) ; abri des amoureux, son ombre
établit le désir « en marge de la loi civile » ; espace de paix, elle per-
met d'opposer aux tumultes de la vie en société les demandes de la
nostalgie lyrique (avec Pétrarque).
Après Descartes, qui trace les chemins de la méthode et ouvre
l'ère de la possession de la nature, aux XVIIIe et XIXe siècles, la forêt
devient objet de science et richesse exploitable. Rousseau la consi-
dère ainsi dans son Projet pour la Corse, tout en la découvrant dans
ses « promenades » comme la scène imaginaire des origines, la pour-
voyeuse des images des « premiers temps » – celles qui permettent de
« dénoncer les ambitions progressistes ».
Les forêts régressent, celles des pays de l'entreprise coloniale
révèlent alors les autres « cœurs des ténèbres », les autres « sauvage-
ries » où l'imagination accède à des sources nouvelles. Les villes
conquièrent, elles assurent le triomphe de la raison organisatrice,
effacent le royaume végétal qui devient lieu de la mémoire, moyen de
la vision poétique, ou incitation à fuir – comme le fait Roquentin, le
héros sartrien de La Nausée – le « cercle de la Végétation ».
Périodiquement, la forêt resurgit de l'imaginaire. Les gardiens du
folklore la peuplent de ce qui a nourri l'ancienne culture populaire.
Les symbolistes y retrouvent le vrai site des symboles, des analogies
et correspondances propices à « un transport de l'esprit et des sens ».
Et nous découvrons mieux maintenant que, sans ce monde extérieur,
nous ne disposerions pas d'un « intérieur » où habiter pleinement.
Robert Harrison achève son parcours en évoquant l'angoisse
confuse « de perdre cette frontière d'extériorité », en affirmant que
l'homme ne réside pas dans la nature, mais dans sa « relation à la
nature ». C'est montrer l'essentiel, c'est placer son livre à la bonne
hauteur – en faire l'indispensable compagnon de toute réflexion insa-
tisfaite de la seule prédication écologiste.
La forêt est le pays des bêtes, et celles-ci peuvent à l'évidence

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Classiques, moins classiques

figurer l'agression de la sauvagerie contre l'homme et son univers


domestique. Elles aussi hantent notre imaginaire. Dans un livre-
dossier, monté à la façon d'un drame, Michel Louis fait reparaître la
« bête du Gévaudan » qui ravagea le pays, tuant et dévorant femmes
et enfants à partir de 1764. Un cauchemar, un carnage poursuivi
durant plusieurs années, et toujours l'animal monstrueux esquive,
échappe aux pièges et aux coups, retrouve l'abri des forêts les plus
profondes.
C'est une lutte à mort entre la Bête et la société progressivement
engagé dans son entier : les villageois, entraînés dans « une véritable
levée en masse », avec leurs notables, leur clergé en appelant à « la
miséricorde de Dieu », et puis les dragons, inefficaces, et le roi lui-
même qui ordonne d'en finir et promet récompense et honneurs au
vainqueur.
Au terme de trois années d'effroi, la Bête est abattue, le pays est
apaisé, mais l'énigme de son identité reste entière. C'est en fait le
travail de l'imaginaire qui l'a définie. La Bête signifie l'irruption désas-
treuse de la sauvagerie dans l'univers humain, avec les moyens qui
sont ceux des hommes associés aux puissances obscures du monde
naturel. L'animal monstrueux a l'intelligence de la ruse, l'invincibilité
des héros néfastes, la capacité de se métamorphoser. Par lui, se
révèlent une sorte de pacte diabolique entre les forces de la nature et
les forces du mal, une guerre jamais achevée entretenue aux frontières
du pays des hommes.
La Bête était peut-être un des loups du Gévaudan. Michel Louis
proclame leur « innocence ». Selon lui, c'était un animal fabriqué,
dressé afin de tuer et dévorer – par « un fou sadique », révolté, lycan-
thrope ou aristocrate dégénéré. Paul Éluard, entré en clandestinité,
retrouva le territoire de la Bête et son imaginaire : il reçut refuge au
château de Saint-Alban, centre des opérations contre l'animal mons-
trueux, devenu hôpital psychiatrique. Le poète découvrait une autre
terre du sur-réel.
Le Monde, 24 juillet 1992.

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Chroniques

BIBLIOGRAPHIE

Robert Harrison, Forêts : essai sur l'imaginaire occidental, traduit de


l'anglais par Florence Naugrette, Paris, Flammarion, 1992.
Michel Louis, La Bête du Gévaudan. L'innocence des loups, Paris, Perrin,
1992.

« UN ANTHROPOLOGUE À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU »

Rappelons le principe : l'anthropologie a pour fonction la connais-


sance des sociétés et des cultures « autres », de toutes celles, si nom-
breuses et si diverses, qui se sont constituées hors du monde dit
occidental. Elle s'est définie, formée, professionnalisée au cours des
recherches conduites en de multiples lieux, avant de trouver un emploi
tardif en son monde originel, le nôtre. Rappelons la difficulté : com-
ment traiter des différences manifestées de façon si multiple par ces
sociétés et ces cultures ? Comment tirer des enseignements généraux,
scientifiquement recevables, de tant de particularités ? Durant une
première période, les différences ont été appréhendées en termes de
manque ou de retard, qu'il s'agisse de l'économie productive,
de l'administration des choses, du gouvernement des hommes ou de
l'insertion dans une histoire transformatrice. L'Occident moderne
était la référence à partir de quoi étaient déterminés des écarts, l'uni-
vers des sociétés traditionnelles était celui des clôtures, de la reproduc-
tion des configurations sociales et culturelles, de la présence à une
sorte d'« éternel présent ».
Si l'anthropologie a beaucoup changé en s'instituant, en se diver-
sifiant par « métiers », en multipliant les réseaux d'observation et les
« écoles » qui la pourvoient d'outils théoriques, elle n'en a pas moins
conservé certains caractères reçus de sa constitution première. Enten-
dons par là des a priori qui la chargent d'une sorte de péché originel.
Nicholas Thomas, anthropologue, spécialiste des sociétés du Paci-
fique et notamment de la Polynésie orientale, entreprend dans un

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Classiques, moins classiques

essai critique et impertinent de remédier aux maux qui en résultent et


affectent durablement le « discours anthropologique ». Le titre de
l'ouvrage : Hors du temps ; c'est lui qui désigne le mal principal dont
souffre la discipline : la marginalisation de l'histoire, le traitement des
objets étudiés « hors du temps confus des événements et des ingé-
rences » (surtout coloniales). Cette défaillance entraîne à la fois des
« erreurs théoriques et des contresens sur les faits » et, au total, « un
aveuglement profond du raisonnement anthropologique ».
La polémique ne laisse échapper aucune prise. Ni l'ethnographie
dite « de musée » qui collectionne des monographies sans dates,
figeant les peuples et leurs cultures dans une sorte d'éternité aseptisée.
Ni les études, plus modernes, qui masquent l'ancienne carence par un
supplément indigent évoquant des « changements » sociaux et cultu-
rels. Ni certains grands noms de la discipline, Edward Evans-
Pritchard, Claude Lévi-Strauss, Clifford Geertz qui ont déploré
l'exclusion de l'histoire en anthropologie, sans que leurs propositions
aient ensuite trouvé une « traduction » dans leurs œuvres majeures. Ni
les travaux qui incorporent des données historiques sans surmonter le
plus souvent « les limitations du paradigme anhistorique classique ».
Ni même les essais néo-marxistes qui ravivent un évolutionnisme des
stades et des étapes, au long d'un parcours unique auquel toute forma-
tion sociale est astreinte, et qui souvent substitue la logique des rap-
ports de structures à la turbulence des processus historiques.
Nicholas Thomas s'efforce de comprendre « la persistance d'idées
discréditées ». C'est la définition de l'objet anthropologique, dès le
commencement, qui se trouve principalement en cause. Soit la
recherche des assises de la différence dans le système des représenta-
tions collectives et des symbolisations, soit la recherche de lois fonc-
tionnelles ou structurelles permettant de dépasser en généralisation la
diversité des sociétés anthropologisées et le relativisme. Ces choix
initiaux expliquent qu'il y ait moins une omission de l'histoire qu'une
« exclusion systématique ». Les structures, les systèmes sont présentés
avec une forte cohésion, l'ordre qui leur est attribué dans la descrip-
tion et l'analyse ne souffre pas d'être bouleversé par le jeu des événe-
ments, de l'imprévu. En fait, la logique du système ou de la structure

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Chroniques

est le seul registre retenu pour leur explication. « Le caractère systé-


matique (ou structurel) a été érigé et maintenu par opposition aux
événements et à l'histoire. »
La polémique visant à une « reconstruction » de la discipline part
d'une salutaire réflexion. C'est tout d'abord la professionnalisation
qui a développé une certaine arrogance. Elle incite à négliger des
sources nécessaires : des témoignages, des descriptions, des documents
et des travaux pré-anthropologiques souvent et injustement discré-
dités. Il leur est imputé la connaissance imparfaite et donc inutilisable
du passé ; l'exclusion des processus historiques se légitime par l'affir-
mation qu'il est impossible de les bien identifier.
C'est aussi la mise en évidence des faiblesses de la pratique
anthropologique : des faits sélectionnés car reçus d'informateurs
choisis, des « prétendues données » chargées implicitement de théo-
rie, des descriptions n'excluant pas les partis pris, et la production de
textes sous l'effet de contextes non ou peu explicités, notamment au
temps des colonisations. L'exigence critique pousse l'auteur à suggé-
rer que les descriptions des spécialistes soient « questionnées » tout
autant que les descriptions des non-professionnels. Il le fait d'ailleurs,
partant de sa propre expérience, en évaluant les grands ensembles de
travaux consacrés aux sociétés polynésiennes, en analysant les types
de discours anthropologique qui en ont résulté. Il met en évidence,
en dehors de quelques entreprises novatrices dont celle de Marshall
Sahlins, le partage en deux tendances : l'une s'attache aux « varia-
tions de la tradition » à l'intérieur de cette aire culturelle, l'autre
retrace une évolution, un mouvement progressif vers une hiérarchie
et une complexité croissantes, vers la formation d'un État primitif (à
Hawaï et Tahiti). La première tendance entretient l'impossible quête
de systèmes traditionnels car « les sociétés ont changé de façon dra-
matique » avant le temps des recherches, la seconde s'attache au
repérage d'un mouvement progressif en négligeant la régression pos-
sible, les transformations divergentes, les discordances résultant de
nouvelles pratiques sociales.
L'ultime conclusion est impérative, il faut en finir avec la divi-
sion toujours admise entre « la cohérence des systèmes traditionnels

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Classiques, moins classiques

et le cours hasardeux et turbulent de l'histoire ultérieure ». La sépa-


ration exclut, autant que les dynamiques internes, les dynamiques
externes engendrées par les relations inégales entre sociétés et par les
dominations coloniales. L'essai de Nicholas Thomas est nécessaire,
il contribue à sortir l'anthropologie de son engourdissement. Il reste
cependant à tenir compte d'apports antérieurs, notamment ceux de
l'anthropologie dynamiste française, et à déboucher sur l'explora-
tion des grandes transformations actuelles avec une anthropologie
du contemporain moins timorée.
Le Monde, 11 septembre 1998.

BIBLIOGRAPHIE

Nicholas Thomas, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le


discours anthropologique, traduit de l'anglais par Michel Naepels,
Paris, Belin, 1998.

« ERNESTO DE MARTINO, UN DÉCRYPTEUR DE CRISES »

Une œuvre oubliée reparaît plus de trente ans après la disparition


de son auteur, elle s'impose non pas seulement par la liberté d'esprit,
l'érudition de celui qui l'a produite, mais aussi par la force de ce
qu'elle aide à connaître et comprendre aujourd'hui. Ernesto De Mar-
tino n'était ni facilement classable ni docile. On lui fit payer ce peu de
complaisance : il accéda à une chaire universitaire (université de
Cagliari en Sardaigne) seulement à la fin de sa vie ; il y enseigna l'his-
toire des religions sans se confiner dans cette spécialisation. Il était
rebelle à tout enfermement. Historien du christianisme et des autres
formes de la vie religieuse, philosophe, ethnologue de terrain et folk-
loriste, ouvert aux apports de la psychologie et de la psychopatholo-
gie, il conduisit chacune de ses études en recourant à l'éclairage

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Chroniques

pluridisciplinaire. Ce n'était ni une concession aux facilités de l'éclec-


tisme ni une façon de justifier la diversité des thèmes traités.
L'inventaire sommaire de ceux-ci – la magie située aux confins de
la religion et de l'idéologie, les cultes de possession et le chamanisme,
les théories paysannes du Sud italien, les rituels de la crise du deuil et,
plus tardivement, les figures de l'apocalypse dans l'histoire culturelle
et la pathologie individuelle – peut donner l'impression de la disper-
sion. Le caractère unitaire du projet en est masqué. L'unité tient
d'abord à une exigence intellectuelle que le constant commerce entre-
tenu avec les philosophes fortifie. Formé sous l'influence de Benedetto
Croce, de l'idéalisme néohégélien, puis de l'historicisme italien qui le
rapproche d'Antonio Gramsci et le conduit ainsi à adhérer au Parti
communiste, De Martino n'a jamais interrompu les confrontations
philosophiques par lesquelles il éprouve ses propres propositions. En
débat avec l'existentialisme de Heidegger, il marque sa distance et
emprunte à la fois. Attentif à l'œuvre d'Ernst Cassirer, il précise
davantage sa conception du symbolique et des configurations cultu-
relles qui en reçoivent leur forme. Mais c'est Gramsci qui l'incite à
changer l'orientation de ses recherches, il étudie alors les paysans de
l'Italie la plus démunie – celle du Midi pauvre en marge de la moder-
nisation – et les pratiques magiques, religieuses, qui séparent cette
paysannerie de la culture dominante. Il devient son interprète et l'in-
tellectuel solidaire de ses combats.
L'unité qui se révèle progressivement résulte de la méthode et de
la visée au service de laquelle elle est mise. La méthode ne dissocie le
comparatisme anthropologique ni de l'histoire, permettant d'accéder
à la genèse des dispositifs culturels et de prendre en compte les effets
de l'« environnement » historique, ni de la psychologie, permettant
d'accéder aux racines subjectives des phénomènes étudiés. C'est ce
qui mène De Martino à réfuter les anthropologies qui excluent l'his-
toire, et le sujet, de leur interprétation des configurations sociales et
culturelles. Quant à la visée, elle a pour origine une constatation
dominante : « La polémique antimagique traverse le cours de la civi-
lisation occidentale. […] Les nations modernes sont modernes dans
la mesure où elles ont participé à ce procès où nous sommes encore

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Classiques, moins classiques

engagés. » De Martino, ayant une conception immanentiste de l'his-


toire et de l'esprit humain, affirmant une position radicalement
laïque, affirme tout autant la nécessité de ne pas soustraire à la juri-
diction de la raison l'intérêt pour la magie, le mythe et la religion.
D'autant moins que nous restons concernés : « À côté des techniques
scientifiques, nous donnons encore une valeur immédiate au domaine
des techniques mythico-rituelles, à la puissance “magique” de la
parole et du geste. » La très remarquable étude de Silva Mancini, qui
accompagne cette nouvelle publication, restitue à l'œuvre sa portée
novatrice et corrige les mésinterprétations.
Trois ouvrages principaux jalonnent le parcours scientifique de
l'après-guerre. Les deux premiers sont à lire conjointement, l'un
propose l'exploration du « monde magique », l'autre applique la
démarche à l'interprétation des « survivances » en Lucanie, en Italie
du Sud, à la recherche de ce qui fonde le maintien d'un régime
archaïque d'existence. La magie est vue dans son acception la plus
large. Elle est comme le mythe, le rite, la religion, un « dispositif »
dont il faut explorer la genèse, la logique interne, les modes de
manifestation et l'efficacité culturelle. En ce sens, elle apparaît
d'abord sous l'aspect des techniques qu'elle met en œuvre et des
stratégies culturelles dont elle se pourvoit. L'interprétation pourrait
sembler platement fonctionnaliste. Elle ne l'est pas, dans la mesure
où le recours à la magie se comprend en tant que réponse complexe
aux crises de la « présence » (au monde, au milieu social, à l'histoire
en voie de se faire), en tant que réaction face aux situations cri-
tiques, protection opposée aux risques réels et imaginaires. La
magie, de même que la religion, donne une capacité d'affronter la
« puissance du négatif », les situations insupportables, les emporte-
ments dans la régression et le chaos. C'est dans le monde magique
que De Martino examine les conditions psychologiques expliquant
les pouvoirs de la magie, qu'il confronte son élaboration théorique
aux apports des philosophes contemporains et recourt à certains des
concepts de l'existentialisme.
Italie du Sud et magie résulte d'une enquête directe qui définit les
cadres fondamentaux de la magie en Lucanie : la fascination exercée

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Chroniques

sur l' « être-dominé-par », la possession, l'ensorcellement, l'exor-


cisme. C'est aussi l'occasion d'une démonstration double. La mise en
relation du « moment magique » avec les épreuves de la vie quoti-
dienne, avec un mode d'existence fragile et précaire entretenant la
crainte du « naufrage dans une négation qui frappe la possibilité
même d'un comportement culturel quelconque ». Ce moment ouvre
des « perspectives de secours d'urgence » lorsque l'exaspération de la
crise individuelle semble déposséder de toute capacité de décision et
de choix. La seconde partie de la démonstration révèle, avec insis-
tance, que la magie et les archaïsmes l'accompagnant ne sont pas des
configurations résiduelles, isolées, enkystées. Des raccords s'éta-
blissent avec les formes plus élevées de la vie culturelle. La compo-
sante magique se retrouve dans le catholicisme populaire, et jusqu'au
centre du catholicisme lui-même.
C'est dans un troisième ouvrage, La Terre du remords, que De
Martino révèle pleinement la vigueur de sa démarche en enquêtant
dans la région des Pouilles avec une équipe – composée notamment
d'un psychologue, d'un psychiatre et d'un musicologue – sur ce qui
subsiste d'un culte de possession dont l'origine remonte au Moyen
Âge. Ce complexe religieux aujourd'hui mineur, propre au milieu
paysan mais ayant touché les classes supérieures, est connu sous le
nom de « tarentisme ». Il associe le thème mythique et le symbolisme
de la tarentule, qui mord et empoisonne, avec la pratique rituelle qui
libère le tarentulé du mal, de la possession le livrant au désordre de
l'esprit et du corps. L'explication du phénomène ne relève pas de la
compétence médicale, mais de l'analyse culturelle. La crise met en jeu
la maladie, le malheur, le mal et le remords, et toutes les relations
symboliques qui se tissent de l'un à l'autre. La cure ne peut s'accom-
plir qu'en recourant aux moyens de l'efficacité symbolique, qu'en
effectuant une catharsis conjuguant la parole, la musique, la danse et
la force des couleurs. De Martino soumet les observations de terrain à
sa méthode : utiliser toutes les ressources du comparatisme, retrouver
le conditionnement historico-culturel du phénomène, et éclairer celui-
ci par les réactions contraires qu'il a provoquées au sein du catholi-
cisme ou du positivisme. Et au-delà, apporter une validation supplé-

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Classiques, moins classiques

mentaire à la thèse principale formulée et reprise sous des formes


différentes dans les publications successives. C'est l'état de crise,
l'explosion de situations critiques résultant d'un vécu de frustration
ou de misère qui ouvre la voie à la dépossession de soi.
La « terre du remords » n'est pas seulement une région singulière,
elle est de tous les lieux, de partout où s'effectue le « retour du
mauvais passé ». L'anthropologie du remords nous est aussi desti-
née : elle concerne « cette partie de notre planète qui est entrée dans
la zone d'ombre de son mauvais passé ».
Le Monde, 14 janvier 2000.

BIBLIOGRAPHIE

Ernesto de Martino, Le Monde magique, traduit de l'italien par Marc


Baudoux, Paris, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo, 1999.
Ernesto de Martino, Italie du Sud et magie, traduit de l'italien par Claude
Poncet, Paris, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo, 1999.
Ernesto de Martino, La Terre du remords, traduit de l'italien par Claude
Poncet, Paris, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo, 1999.

« LA DERNIÈRE AVENTURE DU CAPITAINE COOK »

Dans un dernier ouvrage de Marshall Sahlins se déploie une his-


toire qui débouche sur l'Histoire : celle des peuples du Pacifique, des
îles, celle de la double découverte au siècle des grandes explorations
maritimes, le XVIIIe. De l'histoire, le capitaine Cook est le héros, la
figure mythique et sacrificielle aussi – puisque tout s'accomplit entre le
moment de l'accueil triomphal du navigateur qui aborde Hawaï et
celui de son exécution par un jeune notable guerrier. Entre ces deux
dates, toute l'étendue du double malentendu.
Les événements servent de révélateur, ils éclairent autrement la

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Chroniques

démarche anthropologique et permettent à Sahlins de changer de


cap. Mais revenons d'abord au récit et à son exploitation théorique,
à ce qui se présente comme une sorte de « Supplément » au voyage
de Cook. La rencontre relève de trois systèmes de significations.
L'anthropologue tient en quelque sorte trois registres où se répar-
tissent les commentaires, selon qu'il s'agit des Polynésiens, du capi-
taine ou de l'équipage ; il révèle un conflit des interprétations de
l'événement, et de sa portée, où toutes les parties sont en cause avec
leurs codages culturels respectifs.
Pour les marins, l'appel du bonheur, l'invitation à la réjouissance
s'entendent de toutes parts. C'est la séduction des îles heureuses, et
tout d'abord celle des femmes qui envahissent le navire, qui s'offrent
et proposent des nourritures. Les Vénus surgies des flots deviennent
les révélatrices d'une culture aphrodisienne, d'une omniprésence du
sexe. Pour les Hawaïens, celui-ci était tout : « les hommes et le pou-
voir, la richesse et la terre, et la sécurité partout ». Les marins de
Cook ne voient pas si loin, ils jouissent de la jouissance. Ils faussent
la relation en récompensant les services rendus ; ils se dévaluent en
conviant leurs maîtresses à partager leurs repas, car ils rompent ainsi
un tabou ; ils s'en trouvent « désacralisés, souillés ».
Cook est seul à préserver son image, sa mort sacrificielle l'établit
définitivement dans l'état de divinité. Car c'est bien d'un dieu dont
il s'agit selon l'interprétation hawaïenne. Le mythe donne un sens à
l'événement et une identité au capitaine lorsqu'il fait irruption avec
ses équipages. Le sacrifice de sa vie permet, au terme, de l' « introni-
ser comme divin prédécesseur des chefs suprêmes hawaïens ».
Lorsque Cook apparaît, il est perçu comme celui qui vient des
contrées invisibles, situées au-delà de l'horizon : patrie des divinités
souveraines et des anciens rois. Il est assimilé à Lono, dieu-année,
maître de la croissance de la nature, du renouveau et de la reproduc-
tion humaine ; il est revêtu de l'étoffe d'écorce rouge qui drape les
effigies dans les temples, des offrandes lui sont faites et le peuple se
prosterne.
Cook joue le jeu, mais il n'est qu'un « Lono-bourgeois », qui
contribue à l'expansion commerciale britannique et assimile la multi-

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Classiques, moins classiques

plication des richesses au progrès de la civilisation. Tout se dramatise


pour une affaire de chaloupe volée, qui entraîne la prise en otage du
« brave vieux roi hawaïen », pourtant innocent. Le drame se trans-
forme vite en une opération sacrificielle. D'objet de vénération, Cook
devient objet de détestation : la foule se fait complice de son exécu-
tion et, par l'effet d'une inversion rituelle, son corps est offert en
sacrifice. Cette tragique aventure, complétée d'une incursion chez les
Fidjiens que Dumézil oriente, permet à Sahlins de souligner ce que
l'anthropologie politique a mis en évidence depuis bien des années.
Dans les termes mêmes qu'il utilise : la souveraineté politique se rap-
porte à un au-delà de la société, elle est en ce sens étrangère avant
d'être domestiquée ; le pouvoir doit être symboliquement exprimé et
rituellement entretenu. Il manque cependant l'insistance à porter sur
le caractère ambigu de tout pouvoir ; ce qui explique, entre autres
raisons, le retournement dont Cook fut victime.
Sahlins fait surgir l'Histoire de l'histoire même du rendez-vous
fatal du navigateur et des Polynésiens.
Il montre comment l'inattendu, l'imprévisible, dotés de sens par le
moyen du mythe deviennent tôt une conjoncture qui prend figure
d'événement et engendre un mode d'action historique. Il adhère à une
anthropologie qui refuse les cloisonnements, les dichotomies, les
oppositions binaires et les analogies trompeuses. Il accomplit sa
propre découverte dans un « élan d'enthousiasme » : il découvre que
les peuples du Pacifique « avaient effectivement une histoire ». Une
révélation qui ne peut surprendre ceux des anthropologues qui savent
depuis longtemps que les sociétés sont toutes perméables au fluide
historique et qui n'ont pas manqué d'en tirer les conséquences.
Marshall Sahlins désigne clairement ce qu'il réfute maintenant :
un « structuralisme de type yin-yang », un certain structuralisme au
regard duquel « l'histoire et la structure sont antinomiques ». C'est
une ferme incitation à renoncer au jeu de l'antithèse, à reconnaître
que la culture « agit comme une synthèse de la stabilité et du change-
ment, du passé et du présent, de la diachronie et de la synchronie ».
Se trouvent en effet congédiés, conjointement, le fonctionnalisme bri-
tannique et le structuralisme inspiré de la linguistique saussurienne.

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Chroniques

D'un coup, les structures reprennent vie. Elles sont faites de rela-
tions changeantes entre les catégories ; elles portent en elles (et la
traitent) la contradiction ; elles s'adaptent aux situations et aux
conjonctures, jusqu'au point de donner l'impression que les règles
sont improvisées. Les pratiques sociales ne sont plus liées aux signifi-
cations dans un rapport de servitude. Il y a du jeu, donc de l'histoire.
Sahlins se fait l'annonciateur d'une anthropologie structurale et histo-
rique, sa position se rapproche de celle d'une anthropologie qualifiée
de dynamiste. Il veut provoquer l'éclatement du concept d'Histoire à
partir de l'expérience anthropologique. À cultures différentes, histori-
cités différentes : le pluralisme prévaut. C'est à une nouvelle alliance
que l'anthropologie et l'histoire se trouvent conviées, une alliance à
conclure hors des malentendus.
Le Monde, 30 juin 1989.

BIBLIOGRAPHIE

Marshall Sahlins, Des îles dans l'histoire, traduit de l'anglais par un collectif
de l'EHESS dirigé par Jacques Revel, Paris, Gallimard/Seuil, 1989.

« PAROLES INDIENNES, RÉCITS DE VIE »

Nous croyons bien savoir ce qu'est l'autobiographie. Nous


sommes devenus des consommateurs avides de récits de vie, ils
abondent. C'est par eux que nous vivons en quelque sorte par déléga-
tion – sur le compte d'autrui – en recueillant des miettes de gloire
passée et de célébrité actuelle, en pénétrant par effraction provoquée
dans des intimités illustres ou intéressantes. Nous sommes partie pre-
nante dans ce « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune.
L'histoire individuelle écrite à la première personne fascine en exci-
tant la curiosité. Si chaque autobiographie est une fiction du moi,

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Classiques, moins classiques

c'est la propre fiction de celui qui la produit. Vérité de l'histoire per-


sonnelle et mensonge narratif s'imbriquent, de cet alliage résulte une
forme littéraire qui ne se réduit pas à la simple chronologie des confi-
dences, des « confessions ».
Voici, maintenant, qu'un autre univers autobiographique se
révèle, formé ailleurs sur les ruines des civilisations indiennes de
l'Amérique du Nord. Des monuments de mots qui, pour faire
mémoire et célébrer le passé, associent des éléments de l'histoire tri-
bale, de l'histoire personnelle à des degrés variables et des fragments
de mythes. Des récits par lesquels l'Amérique a réhabilité ce qui fut
naguère – avant et durant ce qui a été le « temps des réserves » –
ravagé. Une sorte de culte de la mémoire qui se pratique dans l'oubli
des facilités trompeuses d'autrefois comme les « spectacles de l'Ouest
sauvage », où Buffalo Bill s'illustra, ou bien les œuvres d'une variété
de littérature romanesque coloniale à personnages indiens. Sur l'ini-
tiative des ethnologues et d'historiens amateurs, de quelques poètes
d'abord, des anthropologues et sociologues ensuite, les paroles
indiennes ont été recueillies. Les histoires de vie ont foisonné, par
centaines. Et nous connaissons surtout en traduction française l'une
des plus célèbres, Soleil hopi, de Don Talayesva, un Indien de double
culture.
David Brumble, spécialiste de littérature anglaise à l'université de
Pittsburgh, a appliqué son art au décryptage des autobiographies
indiennes. Il en a traité près de six cents dont il donne l'inventaire. Il
propose les résultats de sa recherche dans un livre passionnant, où la
critique textuelle débouche sur une critique anthropologique, où la
pratique de l'autobiographie est réévaluée par le détour des œuvres
amérindiennes. Son option se définit sans ambiguïté : étudier « la
manière dont les êtres humains ont parlé de leur vie », c'est‑à-dire
l'autobiographie en elle-même, et non pas seulement en raison des
faits qu'elle révèle. L'« intérêt théorique » accompagne celui qui est
porté à la connaissance de l'autre et de sa différence culturelle.
L'étude tente d'identifier ce qui est bien antérieur à l'autobiogra-
phie moderne et au culte de l'individu singulier. Elle rapproche les
premières façons indiennes de parler de soi de celles qui étaient

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Chroniques

propres à l'Antiquité grecque et romaine : exaltation des hauts faits,


des exploits qui distinguent les héros, de ce qui s'impose à la mémoire
contre les effets du temps et de l'oubli. Définissant le cycle qui
conduit des autobiographies du commencement jusqu'à celles qui
sont incontestablement littéraires, même lorsqu'elles retrouvent « la
manière d'un conteur de tradition orale », David Brumble montre les
conséquences de l'acculturation, du passage de l'oralité à l'écriture.
Les jeux d'influence qui opèrent d'une narration à l'autre. Il se fait
archéologue afin de retrouver une sorte de couche autobiographique
proprement indienne. Elle est constituée d'histoires non liées – his-
toires de « coups », de guerres et de chasses, d'acquisition de pouvoir
par les visions, de pratiques à fonction éducative et morale. Il n'y
apparaît pas la construction d'une individualité, d'une personnalité,
à travers le récit d'une vie, tout au plus une recherche de prestige
supplémentaire pour le narrateur et son peuple. Il n'y est question
que d'actions d'adulte à valeur exemplaire.
Tout change à partir du temps des métissages culturels et du
moment où les anthropologues font des récits de vie une source
d'information privilégiée, et rémunérée. Progressivement, les
narrateurs-auteurs manifestent une double identité, indienne et améri-
caine, passent de l'écriture syllabaire en langue vernaculaire à l'écri-
ture en anglais. Ils entrent alors dans le domaine de l'évaluation
littéraire, jusqu'au point où le célèbre ouvrage de l'un d'entre eux
– Black Elk Speaks (Élan noir parle) – est toujours l'objet d'exégèses
et de commentaires. David Brumble pratique une critique textuelle et
contextuelle ravageuse. Il décèle bien davantage que les présupposés
des autobiographes indiens et des rédacteurs anglo-américains. Il
montre comment ce genre autobiographique a été, pour une grande
part, construit par des anthropologues américanistes ; parfois en
s'attribuant la place du « rédacteur caché », qui laisse entendre que
« l'Indien s'adresse à nous sans médiation ».
David Brumble n'y va pas de main morte. Il signale les sollicita-
tions par lesquelles le chercheur-commanditaire attire des informa-
tions conformes aux besoins de sa propre recherche. Il montre
comment le récit est souvent ordonné et façonné selon nos concep-

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Classiques, moins classiques

tions de l'autobiographie : chronologique, alors que la temporalité


indienne est discontinue, faisant place aux années de formation, alors
que seules comptent celles de la vie adulte, reconstituant une unité et
une orientation du parcours, alors qu'il ne relève pas d'« une histoire,
mais d'histoires distinctes ». À quoi s'ajoutent les « postulats d'ordre
narratif » auxquels de nombreux narrateurs indiens se soumettent. La
charge la plus lourde est portée contre Soleil hopi, œuvre conjointe de
Don Talayesva, Indien hopi de double appartenance culturelle, et de
Léo Simmons, sociologue. Elle met en cause la sélection des maté-
riaux, l'implication du rédacteur non indien, l'incitation pressante à
être le plus possible subjectif. La charge la plus indirecte attaque
l'usage ambigu de textes ambigus, traités comme des révélateurs de la
pensée et des croyances indiennes dans leurs parties les plus tradition-
nelles, et comme des écrits déjà scientifiques dans leurs apports
d'esprit moderne.
Justice est cependant rendue aux « passionnés du monde indien »,
aux anthropologues qui ont su marquer les limites de leur présence,
faire que l'histoire du narrateur reste le plus possible la sienne. Ce sont
pourtant les récits de vie traduisant une expérience humaine très forte,
dans une forme incontestablement autobiographique, qui retiennent
davantage l'attention. Ils nous sont devenus proches et donnent
immédiatement la certitude d'accéder à une œuvre véritable, sinon de
vérité. En considérant leurs auteurs, David Brumble retrouve sa fonc-
tion première, littéraire. La présentation fascine. « Tonnerre fracas-
sant » réinvente l'autobiographie sans aucune connaissance du genre ;
il organise son récit à partir d'une expérience religieuse entre chute et
salut, il traite ses confessions « comme saint Augustin » les siennes.
Charles Alex Eastman, le Sioux le plus acculturé (après avoir été chas-
seur et guerrier) et le plus célèbre par ses écrits, médecin à Wounded-
Knee au temps du massacre par la cavalerie américaine, exalte la
liberté de son « enfance indienne », et fait de l'Indien « le plus haut
type d'homme païen et non civilisé ». Mais, sous l'influence du darwi-
nisme social et de l'évolutionnisme, il place au sommet la culture des
Blancs et accepte d'être un « civilisé » qui se constitue le fier gardien
d'un autre grand passé.

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Chroniques

D'autres apparaissent et présentent leurs versions interchan-


geables du moi. Le plus surprenant ferme le cortège : Scott Momaday,
le Kiowa devenu universitaire. Il reprend les procédés de la tradition
orale ; il produit, dit-il, un récit « en staccato », mais il a pour réfé-
rence Faulkner, Lawrence et Joyce. L'histoire d'une vie est alors une
grande œuvre littéraire, l'accès à un personnage, à une écriture nou-
velle et à une façon différente de voir le monde.
Le Monde, 26 novembre 1993.

BIBLIOGRAPHIE

David Brumble, Les Autobiographies d'Indiens d'Amérique, traduit de


l'anglais par Pascal Ferroli, Paris, Puf, 1993.
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Temps et imaginaire

« LA LENTEUR PERDUE »

T oujours plus vite, c'est la devise actuelle. Tout concourt à


cette soumission. Les moyens matériels de communication rape-
tissent la planète et tentent de forcer les portes de l'espace cosmique.
Les moyens immatériels réalisent une sorte d'ubiquité, ils donnent
l'accès immédiat aux messages, aux images du monde, aux événe-
ments ; la proximité abolit le lointain. La concurrence et la perfor-
mance convertissent la vitesse en un agent économique décisif. Les
rythmes de la vie sociale s'accélèrent et la lenteur devient étrangère
ou exotique. En tout, le mouvement fait la loi. Ce double effacement
de la durée et de la distance accomplit la moins contestable et la
plus durable des révolutions, rien n'est soustrait à ses effets.
Deux siècles ont suffi pour que la vitesse, longtemps rêvée, appa-
raisse, conquière et bouleverse un mode millénaire d'existence. Chris-
tophe Studeny refait le parcours en entraînant dans le plus vertigineux
des voyages. Il montre comment la France s'est arrachée à la lenteur,
comment les Français ont été pris par le « désir de vitesse », tirés hors
de l'enfermement, puis emportés dans l'agitation. Son exploration est
totale ; elle ne se borne pas à la récolte commentée des chiffres qui
expriment les gains de temps avec l'apparition des nouveaux moyens
de se déplacer, l'expansion et l'amélioration des réseaux, la recherche
de rapidité par les services de messagerie et de poste. Il révèle com-
ment un pays se transforme, se construit en des formes nouvelles et

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s'unifie autrement, lorsqu'il y a passage d'un monde « au pas de


l'homme et du cheval » à une civilisation de la vitesse. Christophe
Studeny est aussi un explorateur des mentalités, des sensibilités et des
passions. À cette fin, il établit un « dialogue plus serré de l'histoire
avec la littérature » et tente de percer le secret de la « fascination de la
vitesse ». Les mémoires et récits de voyages, les journaux intimes, les
correspondances, les témoignages lui apportent autant que la traver-
sée des archives et de la presse.
Les traductions matérielles sont les plus faciles à saisir : du laby-
rinthe des chemins aux réseaux des routes, des voies ferrées et des
itinéraires aériens, de l'enchevêtrement des habitations et des espaces
de circulation dans les vieilles villes aux voies ouvertes au trafic crois-
sant. Les gains de temps effectués sur les trajets entrent dans les statis-
tiques, les horaires des compagnies de transport, les premiers guides
de voyage ; l'appréhension sensible des courtes distances et des lieux
proches fait place à la mesure des parcours – l'heure et ses fractions se
substituent à la journée – et à l'évaluation esthétique du lointain, de
l'ailleurs. Les périodes décisives, qui permettent d'échapper à un
« univers terraqué », à « l'emprise de la terre », se succèdent de plus en
plus rapidement en s'imbriquant d'abord. Au XVIIIe siècle, les routes
« nouvelles », les transports publics qui améliorent la qualité des voi-
tures et les performances des chevaux ; au XIXe siècle, les machines
propulsées par la vapeur qui empruntent les « chemins à ornières »
(railways) et raccourcissent les trajets maritimes ; au XXe, l'empire de
la vitesse déjà constitué s'accomplit par l' « accélération aérienne ».
Christophe Studeny, montrant comment s'acquiert la possession
de la mobilité – collective et individuelle –, comment s'affirme une
sorte de « droit à la vitesse », fait surgir les figures et les métaphores
qui accompagnent cette histoire. Le cheval est engagé dans la
« conquête du galop » et la malle-poste permet de détenir le privilège
de la rapidité. La diligence devient une sorte de nation mobile, avec
son roi (le conducteur) et son ministère (le postillon), avec ses trois
classes réparties dans les trois compartiments. La locomotive appa-
raît sous les aspects d'une « machine à flammes », d'une « chaudière
errante » (Chateaubriand) ou d'une « bête humaine » (Zola) ; pour

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certains, « la poésie du XXe siècle, c'est la vapeur ». L'automobile est


vue au commencement comme une « bête mécanique sauvage » qui
affole les bêtes et les gens, un bolide, un « petit rapide à soi », et
l'avion semble d'abord être un « monstre hybride » tout juste utile
aux exploits spectaculaires.
Trois points du fantastique parcours qui conduit à l'invention de
la vitesse retiennent l'attention. La passion de la rapidité a coexisté
avec la soumission aux contraintes matérielles de lenteur, avec la
recherche des saveurs du cheminement ; les chevauchées rapides, la
recherche d'« émotions fortes » par les cavaliers, l'appel du voyage
écartant de l'étroite proximité anticipent l'attrait de la vitesse mécani-
quement conquise. La multiplication des moyens de circuler, l'intensi-
fication du trafic, notamment en ville, engendrent très tôt les mêmes
problèmes. Dès le temps de François Ier, il faut procéder à une police
de la circulation ; ensuite, de façon récurrente, la plainte du piéton, la
peur de l'accident provoqué par les « conducteurs emportés », l'éner-
vement dû aux encombrements et la violence sur la chaussée ne
cessent de s'amplifier.
Le débat entre ceux qui occupent le « front du mouvement » et les
nostalgiques de la lenteur finit par s'intensifier, bien que l'essor du
tourisme et la consommation des lointains renforcent le premier parti.
C'est l'apparition de la vitesse mécanique contribuant à faire de la
célérité une chose essentielle, qui apporte son entière vigueur à la
confrontation. De part et d'autre apparaissent des défenseurs illustres.
Claudel célèbre l'automobile, qui « nous a donné la possession de
la terre », écrit un éloge de la moto, monture permettant d'accéder à
« la vitesse à l'état pur ». Duhamel se fait dénonciateur : « L'auto n'a
pas vaincu l'espace, elle l'a gâté : il n'y a plus de solitude, plus de
silence, plus de refuges. » Et Auguste Renoir, radicalement, attaque les
nouvelles mécaniques, véhicules de la décadence, il ne voit en l'auto
qu'« une chose idiote ».
Ces enthousiasmes et ces dénonciations détonnent aujourd'hui. Ils
paraissent surgir de temps fort lointains. La vitesse a tout conquis, la
communication a multiplié et étendu ses réseaux. La lenteur s'inscrit
en creux, fragile compensation à la séparation d'avec les lieux et à

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l'éloignement du passé. Le monde paraît étroit, en son entier toujours


présent, et déjà le regard se tourne vers d'autres espaces, la curiosité
s'oriente vers l'exploration des mondes simulés.
Le Monde, 23 juin 1995.

BIBLIOGRAPHIE

Christophe Studeny, L'Invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècle,


Paris, Gallimard, 1995.

« SENSUELLE ET RÊVEUSE SOCIOLOGIE »

Du temps de sa fondation, du XIXe siècle plus précisément, la socio-


logie a reçu l'héritage des grandes tâches à accomplir et l'obligation
de ne pas déroger au statut scientifique. Elle a été conduite de façon à
ne pas céder aux facilités de la connaissance ordinaire, aux complai-
sances qui permettent les observations hâtives et brouillonnes de la
vie sociale maquillées par des effets d'écriture. Des métiers en sont
nés, des institutions les ont organisés, des langages spécialisés et des
théories ont guidé leur pratique. C'est ainsi que la discipline a pro-
gressé, précisé ses méthodes en les diversifiant – et qu'elle a imposé la
reconnaissance de ses résultats, de son utilité pour les acteurs sociaux.
Aujourd'hui, la sociologie n'est pas moins que les autres savoirs
affectée par la grande transformation dont on dit, en la nommant
postmodernité, qu'elle opère d'abord par « déconstruction ». Des
ruptures s'effectuent, bien que l'affirmation de professionnalisme
contribue à s'en protéger. Dans un espace scientifique plus mouvant,
moins aménagé par des doctrines ayant perdu une part de leur force
contraignante, des audaces se libèrent. L'impossibilité de tenir le
point de vue de la pure objectivité est maintenant largement admise.
Il n'est plus indécent, comme le fit l'Américain Richard Brown, de

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Temps et imaginaire

proposer des « clefs pour une poétique de la sociologie ». La clôture


scientifique s'ouvre, un commerce plus direct avec les gens s'établit.
Et il ne va plus de soi que le texte savant, dès lors que la discipline de
la pratique sociologique a été respectée, ne pose pas des problèmes
d'écriture. La relation à la littérature dans son acception la plus large
relève maintenant d'une attention moins réprobatrice. Le tabou d'évi-
tement est moins observé.
Certains sociologues retrouvent des chemins naguère abandonnés.
Pierre Sansot est l'un d'entre eux. Il poursuit sa route, en ne consen-
tant qu'aux écarts suggérés par la curiosité de l'observateur et l'empa-
thie, en manifestant son indifférence aux classements. Il lui arrive
d'ailleurs de marquer la distance, d'évoquer « les sociologues »
comme s'il se situait à part ; il se fait « sociologue-ethnologue » lors-
qu'il parle de son travail en prise directe, « sociologue-mythologue »
lorsqu'il rapporte la part du « légendaire » propre aux gens et aux
lieux ordinaires, aux manières de vivre qui sont celles des « êtres
modestes ». Les titres mêmes de ses ouvrages, qui jalonnent une vraie
œuvre, singulière et novatrice, sont révélateurs : la ville se marie à la
« poétique », les paysages sont vus dans leurs « variations », la vie
sociale laisse apparaître ses « formes sensibles », les « gens de peu »
sont dépouillés de ce qui semble les frapper d'insignifiance, et le rugby
montre ce qu'il est, une « fête » 1. Cet observateur du social est à la
sociologie ce que le Bachelard des rêves et de la rêverie est à la philo-
sophie.
Pierre Sansot a défini sa méthode et ce qui l'allie, selon ses propres
termes, à une « posture existentielle », à une « intervention empathi-
que du chercheur », à une démarche « compréhensive ». Il choisit
d'étudier des modes de vie : ce qui fait lien durable « par l'effet des
plaisirs, besoins et usages communs », ce qui révèle de la créativité

1. Citons, parmi les ouvrages de Pierre Sansot : Poétique de la ville, Paris, Klincksiek,
1973 ; Variations paysagères, Paris, Klincksiek, 1980 ; Les Formes sensibles de la vie
sociale, Paris, Puf, 1985 ; Le rugby est une fête, Paris, Plon, 1990 ; Les Gens de peu, Paris,
Puf, 1991. Et une suite de confidences et réflexions sur l'acte d'écriture, sur les « papiers »
et le foisonnement de l'écrit : Papiers rêvés, papiers enfuis, Saint-Clément-de-Rivière, Fata
Morgana, 1992.

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Chroniques

dans les circonstances ordinaires et entretient envers et contre tout


une certaine « gourmandise du présent ». Il détecte aussi les mises en
scène « un peu magiques » de l'intimité, les moments de complétude,
les instants de bonheur qui surgissent malgré « la difficulté à sur-
vivre ». Cette sociologie-là se démarque nettement de celle qui fait du
quotidien un culte, une religion de remplacement dont la « séduction »
est dénoncée. Pour la pratiquer, il faut le don de l'observation partici-
pante, la sensibilité et la sensualité qui mettent en correspondance
avec les lieux et les êtres, la culture qui aide à comprendre les transfi-
gurations du banal et la compétence qui contient les égarements de
l'interprétation et des mots.
Avec une pointe de provocatrice modestie, Pierre Sansot s'est
défini comme « un observateur de la vie sociale tout autant en prome-
nade qu'à la poursuite d'une enquête ». Prenons-le au mot, et suivons-
le dans son exploration des Jardins publics, dont son dernier ouvrage
nous livre les secrets. Il nous dit que ces lieux, domaine du végétal et
du paysagé, sont capables d'« éblouir nos sens » et incitent à « nous
interroger sur notre destinée » ; ce qui est un rappel de Nietzsche y
trouvant déjà « un havre pour la noblesse de l'âme ». De ces lieux, il
naît du poétique, des occasions de libérer l'imaginaire selon l'humeur
du moment et le hasard des rencontres. Mais ils sont aussi – sous le
regard du sociologue, cette fois – des espaces où la vie quotidienne se
met en scène. Des figures, pour partie réelles, pour partie légendaires,
les peuplent : le gardien, la mère de famille, l'enfant, la commère, le
« dragueur », le paumé, le passant ; beaucoup s'y soumettent à des
rites qui leur permettent de « tirer le meilleur d'un espace public ». Il
ne s'agit plus de considérer l'espace public dans son acception méta-
phorique, domaine où s'exercent des droits et des pouvoirs, où sont
reconnues des libertés, où se partagent des biens culturels, mais dans
sa réalité concrète ; ensemble des lieux qui nous donnent un « droit de
cité au milieu de nos semblables », où s'éprouvent à la fois la copré-
sence et la solitude et où se produit une certaine ouverture à l'aléa-
toire. Les jardins, les squares, les parcs sont de ceux-là. Ils « nous
parlent » et doivent être bien distingués des lieux qui ont peu à nous
dire. Des espaces verts, qui tentent de donner une « âme » là où elle

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Temps et imaginaire

fait défaut et ont une sorte de fonction anesthésiante dans un environ-


nement mal supportable ; des parcs de loisir, qui sont des « machines à
divertir » façonnées selon des calculs et des stratégies d'ordre d'abord
commercial. Et aussi, de tous les lieux produits par la « frénésie paysa-
gère », où le jardin est soumis à l'esprit de système, au détriment de
l'investissement symbolique, en oubliant que le beau est « sans pour-
quoi », car « l'émotion suffit à le justifier ».
Cette errance, par moments lente et nostalgique, conduite dans tous
les espaces publics provocateurs de nos questions et de nos rêves, peut
dérouter ; elle est une aventure personnelle inlassablement poursuivie. Il
faut s'y prêter avec une égale disponibilité, acquérir un autre regard et
accéder à ce dont l'hyperurbanité nous a éloignés. Il se fait alors des
rencontres inattendues, des transfigurations imprévues. Le gardien du
square n'est plus un personnage modeste, doté d'un fragile prestige : il
tient avec conviction, pour les enfants qui sont là, le « rôle du père
sévère ». Les habituées du jardin public deviennent les membres d'un
« club », avec ses règles, ses rites et ses rythmes. Les lieux eux-mêmes font
surgir ce qui a habité leur histoire, des figures notoires et des événements
mémorables, et ils révèlent une « complicité certaine » entre les jardins et
les arts, dont ceux-ci peuvent être à certains moments le théâtre.
Il ne faut pas se méprendre. Le dernier ouvrage de Pierre Sansot ne
rapporte pas seulement les rêveries d'un sociologue qui se serait mis
en vacance de discipline. Il poursuit autrement une même recherche
au service d'une même ambition : contribuer à « rendre ce monde
mieux habité et plus habitable ». Il retrouve les lieux qui ne sont pas
banalisés par leur fonction, envahis par « l'impersonnalité », où se
mêlent « les hommes de toute provenance sociale », où les choses
révèlent ce qu'elles portent de culture vive, aident à créer de la civilité.
Le Monde, 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre Sansot, Jardins publics, Paris, Payot, 1993.

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Chroniques

« LE ROMAN NOIR DE LOS ANGELES »

La Californie du Sud, c'est de plus en plus Los Angeles, agglomé-


ration en expansion continue et en recomposition sans achèvement.
Une galaxie urbaine aussi étendue que l'Irlande, à elle seule plus riche
que l'Inde, disposant de la plus forte croissance du monde industria-
lisé. Cette vitalité inépuisable est celle d'une mégalopole inouïe, atta-
chée à une faille géologique d'où peut surgir la destruction, encerclée
par le désert, portant en elle une sorte de tiers-monde intérieur. Une
mégalopole qui reste une extraordinaire usine à produire du futur et
le grand exportateur des rêves qui fascinent et effraient.
Les optimistes y voient la réalisation anticipée d'un avenir promis
à tous les adeptes de la « mondialisation » et de la liberté de tout
entreprendre. Les fascinés du postmodernisme y font pèlerinage en
quête d'une façon d'hyperréalité. Lumière radieuse pour les uns,
lumière troublante pour les autres, c'est cela que diffuse le Los Angeles
rêvé. Mais voici que paraît un enfant du pays, sociologue peu ordi-
naire, pamphlétaire en connaissance de cause, qui montre côté ombre
le « dépotoir des rêves ». Mike Davis est né à Fontana, ville satellite,
dans une famille ouvrière, il a travaillé dans des abattoirs, a été rou-
tier, a entrecoupé ses études puis ses recherches de périodes de travail
et d'action militante. Il connaît par l'expérience personnelle, par la
passion d'interroger la mémoire historique d'une ville devenue amné-
sique, par une culture qui n'ignore rien des images culturelles contras-
tées dont Los Angeles fut le cadre et le prétexte. Avec une exigence
constante de ne céder ni à la fascination ni au catastrophisme dont il
est pourtant souvent accusé.
Il voit sans se laisser égarer par l'illusion ; ce que dit le titre de ce
livre, le plus connu : City of Quartz, il incite à ne pas prendre pour
du diamant ce qui lui ressemble sans en avoir la valeur. Cet ouvrage
est aussi peu classable que l'est son auteur. Entre deux retours à
Fontana, en prologue et ultime chapitre, s'effectue un trajet complexe
qui allie la recherche des traces de l'histoire à la méditation, qui

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Temps et imaginaire

explore les territoires où se dressent les façades du capitalisme post-


moderne et où se manifestent l'évitement et l'affrontement. Si Mike
Davis contemple en ouverture « les ruines de ce qui aurait pu être un
autre destin » – celui imaginé au début du siècle dans l'éphémère cité
radieuse de Llano del Rio –, il ne s'abandonne pas à la séduction
d'une esthétique du désastre.
Los Angeles apparut d'abord sous l'imagerie d'une terre promise,
d'un lieu ensoleillé où se maintient la saveur de vivre, propice à la
régénérescence. La crise des années 1930 brise le rêve, entraîne le
dépérissement des classes moyennes et une vision assombrie aux
implications racistes. Après l'ébranlement, le mouvement qui conduit
à l'urbanisation insensée du désert californien, qui permet aux promo-
teurs de « faire de l'or avec de la poussière ». Tout se conjugue alors,
le boum pétrolier, la frénésie immobilière, l'industrie du rêve avec
Hollywood, l'immigration qui peuple Los Angeles de travailleurs
attirés par l'expansion rapide et de savants ou d'intellectuels désertant
l'Europe des totalitarismes. Parmi ces derniers, les philosophes et
sociologues de l'école de Francfort qui cèdent tôt au désenchantement.
Adorno ne découvre alors qu'une « anti-ville », un lieu sans « urbanité
civilisée », déjà se forme là une conception critique de la modernité.
Durant la dernière guerre, dans les années qui suivent surtout,
Los Angeles connaît un succès sidéral « en tant que Mecque de
l'immobilier, des médias et de la technologie ». Ce que montre Mike
Davis, c'est comment le mythe se construit – qui fait de L. A. une
« ville-monde », un « laboratoire du futur » – et se déconstruit sous la
poussée des luttes de classes, de races, de la violence, de l'émeute. Les
turbulences sociales accompagnent une effervescence culturelle
incomparable. Les « promoteurs du rêve » engendrent leur opposé,
« les maîtres du noir ». Les premiers finissent par rentabiliser la pro-
motion culturelle, par faire de la culture dans toutes ses formes et en
toutes ses manifestations un stimulant de la rente immobilière. Les
seconds produisent une vision noire de la prétentieuse « capitale du
futur », ils « adorent la détester ». Ils aiment.la littérature qui dénonce
l'enfer racial et les échecs de l'urbanisation, le cinéma du réalisme
subversif, les sous-cultures de l'underground et de la violence

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Chroniques

ethnique, la passion scientifique et technique dégradée au sein des


sectes scientifiques et révèlent la part de l'ombre. Ce que connaissent
peu les intellectuels étrangers, « touristes en modernité » venus accom-
plir le pèlerinage californien.
Mike Davis est d'abord sociologue, en cette qualité il présente une
sociologie urbaine qui restitue à la ville ses visages démaquillés. Il la
montre sous l'aspect des luttes où s'affrontent les races, les classes et, à
l'intérieur de celles-ci, l'affrontement des puissants, des riches, des
petits bénéficiaires du modernisme conquérant. Il décrit la destruction
des espaces publics accessibles à tous, la double polarisation en quar-
tiers fortifiés et en « espaces de la terreur » que ne parvient pas à cacher
un centre-ville laissant une impression de renaissance aimable. Il évo-
que non pas seulement la violence quotidienne, les émeutes, mais aussi
les ruses par lesquelles les « élites » dissimulent leurs biens et leur style
de vie. L'obsession sécuritaire fait de Los Angeles une « forteresse »,
avec ses espaces fermés ou surveillés afin de parvenir à la « sécurité
absolue ». L'architecture policière est destinée à protéger le « paradis
en danger ». Mike Davis ne pratique pas les détours du langage. Il lève
tous les masques en mettant à nu « l'ensauvagement des quartiers
pauvres et la sud-africanisation croissante du milieu urbain ».
Son livre, unique dans le domaine sociologique, laisse lecture faite
un sentiment mêlé de séduction et d'effroi. La vitalité de Los Angeles
attire, sa réalité sociale effraie en faisant apparaître ce qui est en deve-
nir ailleurs, dans d'autres mégapoles. Ce grand livre est nécessaire, il
devrait devenir le texte de référence de tous ceux qui ont la responsa-
bilité ou le souci de maîtriser la surmodernité.
Le Monde, 13 février 1998.

BIBLIOGRAPHIE

Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, traduit de


l'anglais par Michel Dartevelle et Marc Saint-Upéry, Paris, La Décou-
verte, 1997.

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Temps et imaginaire

« LIEUX ET NON-LIEUX »

Les villes bouchent l'horizon, elles dévorent l'espace, elles


repoussent toujours plus loin les issues que les siècles précédents
avaient ouvertes sur un monde resté plus « naturel ». Elles deviennent
des agglomérations d'hommes, de moyens, de structures matérielles
qui s'étendent et se conjuguent, où les lieux façonnés par une histoire
sociale, culturelle, politique se transforment en des sortes d'îles sur-
gies du passé. Elles s'inscrivent dans des réseaux de communication
de plus en plus denses, elles les incorporent aussi, comme si la circu-
lation était la première de leurs fonctions. Elles ne se donnent plus à
voir d'un seul regard, depuis ces « points de vue » où la ville paraît
exposée ; elles se montrent dans le morcellement, la fragmentation, le
partage des secteurs qui les composent. La vision totale, c'est l'image
de la photographie aérienne qui permet de la reconstituer ; mais elle
ne s'effectue que par artifice.
La ville se refuse de plus en plus à l'appropriation par la vue et
par l'errance, employées à la découverte du génie des lieux, à la
recherche de l'inattendu et du bonheur des rencontres. On y circule
en ruse avec les embarras, on s'y active, on s'y enferme dans des
enceintes fonctionnelles ou réservées à la défense de la vie privée. Et
la consommation de la culture se réalise d'abord en tant qu'accès à
du spectacle et à de l'exposition d'esprit muséologique. C'est juste-
ment à une reconnaissance des lieux et des non-lieux que Marc Augé
initie, en une suite de trois essais se succédant comme les étapes d'un
parcours.
La démarche est celle de l'anthropologue, qui éclaire l'exploration
du proche – de ce qui est un univers régi par la « surmodernité » –
par l'expérience acquise lors de l'exploration du lointain, des maniè-
res de vivre et des cultures exotiques. Elle tente de contribuer au
« déchiffrement de ce que nous sommes » en nous révélant aux prises
avec un « excès de temps », un « excès d'espace » et un excès du repli
de l'individu sur lui-même.

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Chroniques

Je retiens ici – comme le titre de l'ouvrage y invite – le deuxième


de ces aspects et l'injonction qui nous est adressée de « réapprendre
à penser l'espace » en prenant la mesure de nos différences. Le sys-
tème de référence est celui que Marc Augé désigne du terme : « lieu
anthropologique » ; celui qui résulte d'une « construction concrète et
symbolique de l'espace », à partir de quoi se forment les identités
personnelles, s'organisent les relations et se maintient une « stabilité
minimale », un attachement aux sites et aux repères matérialisés qui
permettent de vivre encore dans l'histoire sans devoir s'astreindre à
la connaître.
Par rapport à cet état du lieu, une double opposition manifeste
l'irruption de la différence. La surmodernité est « productrice de
non-lieux », de ces espaces banalisés que sont les gares nouvelles, les
aéroports, les hypermarchés, les hôtels et les immeubles standardisés
et de ces espaces concédés aux rassemblements éphémères et nom-
breux. Ce sont des lieux à contenu symbolique, identitaire, histo-
rique pauvre. La surmodernité est aussi génératrice de mouvement,
de circulation rapide : toutes les machines utilisées à réduire le temps
des déplacements, à rétrécir les distances la révèle sous cet aspect.
Alors, le réseau se substitue à l'espace qualifié, le détour pour
éviter l'encombrement des villes dérobe celles-ci au regard, et le voya-
geur pressé devient l'usager d'un espace qui pourrait être reconnu
comme « l'archétype du non-lieu ». Certes, il faut se rappeler que les
lieux et les non-lieux s'enchevêtrent dans la réalité concrète du
monde d'aujourd'hui. Il n'en convient pas moins de souligner que les
seconds sont ceux où « s'éprouve solitairement la communauté des
destins humains » ; ils légitiment le projet, malgré l'insolite de la for-
mule, d'une « ethnologie de la solitude ».
C'est à une reconnaissance des dissociations, rapportées à une
histoire urbaine de longue durée, que le sociologue américain Richard
Sennett introduit : entre la ville et l'expérience de la « vie » vue dans
toutes ses « complexités », entre « soi et le lieu », entre l'intérieur
– domaine de l'intimité et de la subjectivité – et l'extérieur, devenu de
plus en plus insignifiant, de moins en moins « lisible ». Avec l'exi-
gence de répondre à deux questions liées : pourquoi les expériences

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Temps et imaginaire

que l'on avait autrefois des lieux semblent-elles être maintenant des
« opérations mentales tout à fait indistinctes » ? Pourquoi cette crainte
de s'exposer, qui multiplie dans nos villes les espaces « neutrali-
sants », écrans opposés à la « menace du contact social » ? Ce qui est
recherché, c'est l'ensemble des conditions qui ne feraient plus de la
ville une « cage de fer » – image empruntée à Max Weber – emprison-
nant la vie moderne.
La quête est audacieuse, éclairée par une culture multiple, conduite
dans les villes du passé et dans celles de la modernité – et notamment
New York. Elle allie la traversée des savoirs à la découverte des lieux
de vie quotidienne que permet le parcours libre, attentif, curieux de
tout, des rues des grandes cités. Elle organise des rencontres, celle des
auteurs et des textes, celle des gens qui traduisent en paroles leurs
pratiques de la ville. Elle permet d'accompagner Le Corbusier et Fer-
nand Léger lors de leur séjour new-yorkais ; le premier rêve de la ville
comme d'un « merveilleux jouet mécanique », d'un « urbanisme
lisse », capable d'abolir le temps historique ; le second s'engage dans
la vie de la cité, il en accepte « le caractère fragmenté », il y trouve le
monde « humano-mécanique » qui paraît à l'origine de son œuvre.
Une marche en compagnie d'Hannah Arendt fait découvrir
« l'exilé obligé de transcender ses rêves de foyer », contraint à deve-
nir « le citadin typique » parce qu'il lui faut « mener sa vie en termes
plus impersonnels ». Le commerce entretenu avec James Baldwin
montre comment la ville lui a permis de briser avec rage la clôture de
sa condition de Noir américain, de se « tourner vers l'extérieur » et
de convertir la différence en une stimulation créative. Il s'est exposé
afin de pouvoir exister.
Ce sont là quelques rencontres notoires, parmi bien d'autres. Elles
enrichissent une argumentation dont les thèmes majeurs sont traités
par élargissements successifs. L'opposition de l'intérieur – centre de la
vie spirituelle, refuge, foyer, espace privé – et de l'extérieur – domaine
des activités, des pouvoirs, des affrontements et de tous les risques – a
traversé les siècles. Elle fait aujourd'hui des espaces neutres, fré-
quentés, utilisés mais non associés au vécu, des séparations protec-

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Chroniques

trices ; en somme, des « lieux sûrs » parce qu'ils sont vides, dépourvus
d'habitants, propice au contrôle des faiseurs d'ordre.
Parallèlement, Richard Sennett considère l'opposition de l'unité
et de la diversité, de la ville organisée, centrée, et ainsi plus lisible, et
de la ville en tant qu'espace où se concentrent toutes les différences,
fragmentées, « cloisonnées » et mésinterprétées parce que redoutées.
L'architecture unifiante née de la modernité, des technologies et des
matériaux propices à plus de transparence n'a pas entraîné l'efface-
ment de l'opposition. New York, « ville des différences par excel-
lence », se développe en les maintenant sur des scènes séparées.
Avec un talent servi par l'érudition et la sensibilité de l'écrivain,
Richard Sennett relie l'évolution de notre culture au regard que
l'homme porte sur la ville. Celui des modernes d'aujourd'hui est
aveuglé – il ne permet plus de rien voir ni savoir de ceux qui peuplent
les villes – et apeuré – il révèle la crainte obsessionnelle de « s'expo-
ser ». Il faut la vaincre, se tourner vers l'extérieur, ne pas fuir la diffé-
rence et refuser le confort néfaste de l'attachement à ce qui est
permanent.
Le Monde, 24 avril 1992.

BIBLIOGRAPHIE

Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmoder-


nité, Paris, Seuil, 1992.
Richard Sennett, La Ville à vue d'œil, traduit de l'anglais par Dominique
Dill, Paris, Plon, 1992.

« FICTIONS DE CRISE »

Il paraît vain de tenter de dire ce temps, ce monde, cette société.


Les théories elles-mêmes parviennent mal à en traiter sans recourir à

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Temps et imaginaire

des langages du passé. Les formules et les métaphores se succèdent


selon l'opportunité immédiate ou selon le cours des engouements. Les
prospectives et les anticipations respectent davantage la prudence,
limitent le risque du rapide démenti par les faits ; l'incertitude freine
leurs emballements. Il semble que la crise inachevable soit devenue le
mode de fonctionnement des sociétés d'aujourd'hui. Et cette instabi-
lité critique contrarie les tentatives de se représenter ce monde où
nous vivons. Les embarras de la parole compétente incitent à accor-
der une attention croissante à la parole imaginante, aux fictions qui
pourraient proposer d'autres versions des réalités actuelles.
C'est le choix fait par Sabine Chalvon-Demersay qui a su exploiter
au mieux une information dont elle n'était pas l'initiatrice. À la faveur
d'un concours organisé par France Télévision, sous le titre « Cent
premières œuvres », elle a eu accès aux scénarios proposés librement
par des auteurs amateurs. Plus de onze cents projets furent res-
semblés, transmis par des concurrents composant un groupe hétéro-
gène mais qu'unit « le désir d'écrire des scénarios pour la télévision ».
Cet ensemble de textes est traité comme un corpus qui relève d'une
analyse sociologique. Malgré la diversité des propositions, l'inégalité
des talents, la concession faite aux attentes supposées du public, ces
synopsis apparaissent comme les « fragments d'une culture com-
mune ». Liés entre eux, ils acquièrent une signification qui déborde
largement l'intention de chacun des rédacteurs.
Sabine Chalvon-Demersay accorde l'organisation même de son
ouvrage à cette constatation. La crise généralisée est le moteur drama-
tique, chaque texte est une manière particulière de la mettre en scène ;
il s'agit alors de « faire parler les textes entre eux » : la sociologue
produit le récit inscrit dans tous les récits, et parvient progressivement
à une identification de la crise ainsi dramatisée. Le but reconnut ne
conduit ni à une explication de la fiction par référence à son auteur,
ni à une recherche du réel dont la fiction serait un miroir, mais au
parti de prendre le « point de vue du spectateur ». Puisque les scéna-
rios sont des instructions écrites, afin de faire un film, de développer
le récit par des jeux d'acteurs et d'images, il faut considérer l'ensemble
comme une grande représentation du monde actuel et de ses drames.

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Chroniques

La sociologie qui en résulte procède du spectaculaire, de la monstra-


tion et non de la démonstration.
Les projets portent signification autant par ce qu'ils omettent que
par ce qu'ils placent en évidence. La temporalité est celle de l'actualité
immédiate, le passé et la nostalgie, le futur et les attentes y appa-
raissent peu. La durée, les références chronologiques ont presque dis-
paru. La proximité spatiale accompagne la proximité temporelle.
L'exotisme s'efface au profit d'une vie problématique dans des uni-
vers urbains monotones et laids, dans des campagnes défigurées sans
villages aimables. L'espace est partagé en « territoires » spécifiques
des catégories sociales, ou réduit à l'état de cadre où les personnages
sont en mouvement. Les choses figurent sous l'aspect des objets tech-
niques qui ont pris leur autonomie, les machines possèdent l'homme
et les images l'engloutissent dans les mondes virtuels, l'imaginaire fait
des techniques les générateurs de catastrophes et de manipulations, de
dominations et d'inégalités inédites. La société n'a plus de cohésion,
elle n'est qu'une addition d'actions individuelles qui se réduisent à des
transactions marchandes.
Les intrigues narratives sont rapportées à des personnages révéla-
teurs, aux scènes principales sur lesquelles ils agissent. Ce qui se révèle
alors, c'est « l'impuissance des institutions ». Les policiers ne res-
semblent en rien à ceux que présentent les grandes fictions policières,
ils n'ont plus d'ordre à maintenir, ils signifient le vide de toutes les
fonctions de pouvoir et d'autorité dans un monde livré au « cynisme
d'individus incontrôlés », livré à la loi du plus fort. La figure du plus
noir est celle du « promoteur », elle représente le pôle entièrement
négatif, elle met en œuvre la « toute-puissance maléfique », pour cette
raison elle est la seule qui provoque des réactions organisées. Quant
au médecin, contrairement au niveau d'estime qui lui est attribué dans
la vie réelle, il symbolise le pouvoir de l'expert, la domination de la
compétence. Il est placé auprès de tous ceux qui disposent d'un savoir
non partagé, qui fondent leur puissance sur la capacité de mettre les
personnes en leur dépendance.
Dans cette société défaite, dépourvue de valeurs intégratrices,
seules les victimes se présentent comme des personnages positifs : les

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Temps et imaginaire

immigrés qui figurent l'exclusion, les innocents qui ne jouent pas le


jeu, les vieux qui maintiennent une certaine disposition à la vie de
relation. Et tous ceux qui se trouvent tenus sur les marges, les infirmes
convertissant le handicap en force créatrice, les artistes « stigmatisés »
recherchant le salut dans l'art, et les producteurs du seul langage qui
vaille – la musique propice aux expériences fusionnelles. L'intimité et
les sentiments ne résistent pas aux effets du délabrement social. La
famille « apparaît rarement au cœur des intrigues », le couple est
condamné à la « mise à mort symbolique », les femmes devenues
dominatrices ont « pris le pouvoir », la sexualité débridée et dange-
reuse efface l'érotisme, la passion amoureuse devient rare et les ami-
tiés improbables.
Tous les scénarios aboutissent à un même plan, à un même
cadrage sur la solitude. Le personnage, privé de relations extérieures
vives, n'a plus de croissance intérieure, de moi unitaire. Il porte en lui
des « multiples personnalités », et le doute sur soi-même se traduit en
« soupçon sur autrui ». On le voit, lorsque des jeunes nouveaux
auteurs – âgés pour le plus grand nombre d'entre eux de vingt à
trente-cinq ans – conçoivent une fiction imagière évoquant le monde
présent, ils le font en exprimant un pessimisme radical. Autour d'eux,
en eux-mêmes, ils ne découvrent que des impasses. La fiction ne pro-
pose pas une description de la réalité, mais une traduction révélatrice
de celle-ci et une interprétation orientée. Il n'en reste pas moins que
tous les récits ne présentent que le « versant sombre de l'individua-
lisme » contemporain.
Les personnages n'ont aucune marge de manœuvre, ils sont aux
prises avec une impuissance qui a la forme de la fatalité. C'est la
vision d'une génération à l'avenir incertain qui ne s'accorde plus la
consolation de l'hédonisme. Sabine Chalvon-Demersay voit au-delà,
en entrant dans la « spirale du pessimisme ». Elle met en cause l'insuf-
fisance des « ressources culturelles » disponibles, le décalage entre les
situations et les moyens permettant de les penser.
Elle constate le discrédit des propositions optimistes, elle souligne
l'urgence de rechercher « à quelles conditions l'individualisme pour-

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Chroniques

rait être un idéal ». Est-ce suffisant ? La fiction a une fonction


d'alarme, elle est annonciatrice. C'est d'abord cela qui importe.
Le Monde, 25 février 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Sabine Chalvon-Demersay, Mille scénarios. Une enquête sur l'imagination


en temps de crise, Paris, Métailié, 1994.

« L'ÂGE DES ANNIVERSAIRES »

Nous avons la passion du passé, comme si elle pouvait porter


remède à nos incertitudes, à nos doutes et à nos inquiétudes. Elle
introduit la continuité dans un présent ouvert aux turbulences, aux
agressions de l'événement, aux changements cumulés, à l'éphémère
dieu de la versatilité et des modes. Elle nous arme dans notre lutte
contre l'oubli, contre l'amnésie collective propice aux manipulations
de l'opinion. Et puis, elle nous restitue de la grandeur à compte
d'ancêtres glorieux.
Nous avons acquis une fringale dévoreuse de narration histo-
rienne, appris à révérer les lieux de mémoire, à prendre soin du patri-
moine et à ne rien perdre du spectacle et de la succulence des
célébrations. Nous en avons les moyens parce que notre passé est
long, accumulateur de richesses multiples. La situation peut paraître
paradoxale, elle stimule le recours à la tradition tout en concourant à
son effacement.
C'est bien là ce que montre William Johnston en considérant de
façon comparative la pratique de la commémoration en Europe et
aux États-Unis. Avec la constatation qu'elle se multiplie et se consti-
tue en un véritable culte au cours des années 1980. C'est alors « du
passé emballé en paquets anniversaires » qui nous est proposé. La

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Temps et imaginaire

manie commémorative, fortement ancrée dans les pays européens,


devient une partie intégrante de la culture, de la définition identitaire
et de l'exercice de la politique.
L'usage – établi vers la fin du XVIIIe siècle avec la célébration des
figures et des événements fondateurs – importe moins actuellement
que son abondance devenue significative. Nous sommes entrés dans
l' « âge des anniversaires » dont le bimillénaire marque l'apogée.
Johnston recherche les origines et les cheminements de ce culte, il le
fait avec des méthodes de l'histoire culturelle, de la sociologie, de la
culture et des sciences religieuses attachées au décryptage des sym-
boles et des rites. Il se transforme volontiers en provocateur, avec une
conviction : « Nous commémorons ce que nous ne souhaitons plus
prendre pour exemple ».
Paradoxe qui trouve son explication dans une sorte de conni-
vence avec l'esprit même du post-modernisme. Le culte des anniver-
saires s'épanouit lorsque la pensée post-moderne prend son essor.
Mais celle-ci est définie, selon les conventions maintenant banalisées,
par la fragmentation des idéologies et le démembrement du savoir,
par la fusion des doctrines et des styles « précédemment incompa-
tibles », par le défaut d'accord sur les valeurs fondamentales.
Alors, il devient d'autant plus aisé de faire du « Grand Calen-
drier » – celui qui est le gardien des célébrations possibles – l'arbitre
anonyme des choix et, des « administrateurs de la culture », les prê-
tres des commémorations qui comblent le vide produit par « la perte
d'autorité des autres institutions de transmission culturelle ». L'affir-
mation est nette : « Rarement auparavant, il s'était trouvé tant de
bons esprits pour consacrer autant d'efforts à dresser l'état des lieux
d'une culture… Jamais auparavant les richesses du passé n'avaient
été étalées dans des lieux si divers. »
Il n'en reste pas moins que le besoin de régularité a favorisé, bien
avant ce temps, le recours au cycle des anniversaires. Il permet de
rythmer la vie collective, de donner un relief aux années ordinaires,
d'imprimer un ordre à la marche des siècles. Il accompagne le mouve-
ment de sécularisation en substituant des rythmes laïcs aux rythmes
religieux défaillants, en exaltant les figures fondatrices et les créateurs,

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Chroniques

non plus les saints du calendrier chrétien. William Johnston distingue


en Europe deux styles de commémoration : le français et l'allemand.
Le premier est marqué par la coupure de 1789 et la volonté de
renforcer le sentiment d'identité nationale ; la religion civile en résulte,
jusqu'à maintenant où elle permet d'opposer à la fragmentation et à la
versatilité post-moderne les valeurs de l'enracinement. Le second naît
de la tradition de cour dans un pays dont l'unité nationale n'est pas
constituée, il célèbre les grandes figures culturelles afin de donner « un
autre sens à ce qu'être allemand veut dire » et de contribuer à l'innova-
tion. Les deux styles se marient sous la pression des bourgeois conqué-
rants ; les commémorations deviennent le fruit d'une adaptation
bourgeoise des pratiques aristocratiques et de la montée démocra-
tique, après 1945, elle s'accommode du maintien d'« un appareil
mécénal typique de la cour ».
Le cas américain est situé par différence. Entraînée dans son
expansion continentale, dans ces brassages culturels, dans son écono-
misme entreprenant, l'Amérique n'a pas institué le culte des grandes
personnalités et des héros de la culture. Les intellectuels n'y ont pas
la passion de débattre des problèmes contemporains en se référant à
des figures « canoniques », c'est davantage l'Amérique elle-même – la
grande nation – qui devient l'objet d'une véritable dévotion.
On comprend ainsi que Johnston soit davantage attentif aux célé-
brations dont l'Europe est friande, et d'autant plus qu'elle bénéficie
d'une surabondance de possibilités. Elle y trouve les ressources nour-
rissant un humanisme qui la distingue en exaltant ses « Grands
Hommes », les moyens de promouvoir les identités nationales et
locales, les possibilités d'entretenir un minimum de solidarité alors
que l'accord sur les valeurs fondamentales a disparu. Mais la fascina-
tion n'exclut ni la vigueur critique ni la provocation ravageuse.
William Johnston dénonce un culte qui permet aux « entrepre-
neurs culturels » de faire des anniversaires une « technique de vente
des traditions ». Il met en cause « l'industrie de la commémoration »
et les bénéfices économiques produits, la connivence qui allie en la
circonstance les fonctionnaires de la culture, les diffuseurs culturels,
les intellectuels et le grand public. C'est le Bicentenaire de la Révolu-

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Temps et imaginaire

tion française qui subit le plus rude des assauts. La commémoration,


reconnue longuement préparée et « gigantesque », est ironiquement
présentée sous l'aspect d'une « exposition universelle » avec ses
mémoriaux, son marché des souvenirs, son omniprésence médiatique.
À un niveau supérieur, elle est considérée sous l'aspect d'une « foire
aux interprétations », si bien que la Révolution de 1789 ne se mani-
festerait plus que dans une imagerie « post-modernisée ».
Mais Johnston se comporte un peu à la façon du personnage per-
turbateur dans les mythologies archaïques. Il brouille le jeu. D'une
part, il montre le triomphe des commémorateurs sur les ruines de
l'avant-garde ; il lance alors un appel aux novateurs qui seraient
capables de leur opposer des « contre-commémorations ». D'autre
part, il entraîne dans l'anticipation joyeuse du bimillénaire. Ce sera,
pour les Européens, le « méga anniversaire », le temps de la « grande
réévaluation ». Dans un mélange d'« optimisme radieux » et de « pes-
simisme forcené » seront mis en évidence les vrais problèmes de
l'an 2000. Entendons la prophétie, retenons-en la première partie
pour un réconfort provisoire.
Le Monde, 27 novembre 1992.

BIBLIOGRAPHIE

William M. Johnson, Postmodernisme et bimillénaire. Le culte des anniver-


saires dans la culture contemporaine, traduit de l'anglais par Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris, Puf, 1992.
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Autour du sacré

« L'OMBRE DE DIEU ? »

C' est Hölderlin qui proclame la « fuite des dieux ». Il prédit


l'avènement des Titans, nommés « ceux qui sont en fer ». La puis-
sance ruine l'univers du divin. Elle met le monde en chiffres, non en
signes et en paroles. Elle le livre à des forces immenses dans un
ordre technique capable de subordonner l'espace, le temps, la
matière. Chacune de leurs avancées change les sociétés plus
qu'aucune révolution. C'est Nietzsche qui annonce la mort de Dieu,
sans qu'elle soit accomplie, sans que les hommes aient entièrement le
pouvoir de la penser. « Dieu est mort. Mais tels sont les hommes
qu'il y aura encore pendant des millénaires des cavernes dans les-
quelles on montrera son ombre. »
Le bel ouvrage dont Jean Delumeau a assuré la direction révèle la
présence du divin dans la diversité de ses formes. Les croyances reli-
gieuses constituent un patrimoine spirituel, mais elles restent vives et
ne se laissent pas emprisonner dans le conservatoire des archives. Et
les pratiques qui les expriment et les fortifient, ne se réduisent pas à
l'état de gestes vides de sens, de liturgies en déshérence. Le retrait de
Dieu ou des dieux ne se manifeste pas partout et jamais totalement ;
s'il est des lieux de désaffection, il en est de plus nombreux où la
ferveur se maintient, peut se faire exclusive et intolérante avec vio-
lence. Jean Delumeau n'a pas choisi de privilégier la perspective his-
toriciste, de rapporter systématiquement chaque religion aux grandes

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Autour du sacré

périodes de son histoire, afin d'en « faire comprendre la richesse et


l'esprit ». En ce sens, la place concédée à l'actualisation est réduite,
comme l'est la considération des rapports du sacré avec le pouvoir.
Ce qui est recherché manifeste une toute autre ambition, celle de
parvenir jusqu'à « l'homme religieux de tous les temps et de toutes
les civilisations ». L'espace du sacré est le lieu où il « rencontre plus
grand que lui », où il prend conscience de ce qui le dépasse et reçoit
l'injonction de s'accomplir, soit en s'accordant (dans le monde des
sociétés non chrétiennes), soit en se perfectionnant (notamment, dans
l'univers façonné par le christianisme). Cette relation le pourvoit de
langages, de symbolismes, de rites, d'obligations et de manières
d'être qui se révèlent « parents », au-delà des différences par les-
quelles les religions se spécifient. Les croyances et les façons de les
vivre s'inscrivent dans une même anthropologie, quels que soient les
contextes religieux qui les différencient et les séparent.
Chacun des auteurs de cet ouvrage collectif – traitant significative-
ment du « fait religieux » et non pas des religions – apporte sa contri-
bution selon sa compétence et sa conviction. En toute liberté, sans que
soit visé un terme où l'œcuménisme se tiendrait en attente. Les accen-
tuations sont significatives. Les religions du Livre, des textes fonda-
teurs, occupent la plus large place ; les autres, celles que l'on disait
naguère propres aux « peuples sans écriture », n'ont qu'une présence
discrète. Si toute religion se veut universelle, parce qu'elle propose
une vision cohérente du monde, elle ne parvient à réaliser cette voca-
tion qu'en un petit nombre de circonstances. Ce qui conduit à consi-
dérer surtout les religions que l'Occident a reçues de l'Orient proche
(les christianismes et le judaïsme), puis l'islam et les grandes religions
de l'Asie. Elles ne sont pas opposées, mais situées dans l'échange en
retrouvant une « tradition humaniste » masquée ou effacée par la
modernité.
Le tableau des spiritualités se brouille cependant sous l'effet des
deux dernières contributions – dues à Henri Tincq et à Françoise
Champion – qui identifient les tendances fortes de la conjoncture
religieuse actuelle. D'un côté, une montée des extrémismes religieux,
qui sont des générateurs de rupture ; ils font reparaître les théologies

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Chroniques

exclusives et les idéologies de combat. D'un autre côté, l'expansion


d'un « religieux flottant » qui devient propice à l'éclectisme et aux
syncrétismes ; les religions instituées déclinent, les bricolages du sacré
et de l'ésotérique se multiplient. La mort de Dieu et des dieux peut
s'accomplir par excès ou par défaut. Et par le déchirement entre un
agnosticisme qui résume les incertitudes actuelles et une certitude
désespérée trouvée dans des « citadelles doctrinales ».
Jean-Christophe Bailly, philosophe et écrivain, après avoir briè-
vement retracé le long parcours qui conduit, en Occident, du temps
des dieux au temps de Dieu, puis aux temps sans dieux ni Dieu,
montre en quoi cette absence est déroutante. « À Dieu, il n'a pas été
vraiment dit adieu » ; le travail du deuil n'a pu s'accomplir, la pensée
de la disparition se former et le monde « rayonne divinement en cette
absence ». Le souvenir ineffaçable tient lieu de présence, ce qui per-
met à la religion de se prolonger ou de se relancer. La question posée
est celle de l'incapacité de dissiper l'ombre de Dieu. La raison princi-
pale réside dans « l'image religieuse fondamentale », qui est celle de
la révérence, de la tradition, de l'enchaînement aux noms sacrés.
Celle qui s'oppose à l'effroi d'être « jeté dans l'existence » et dont le
christianisme a su, plus que d'autres religions, faire usage efficace en
ouvrant l'accès au divin par la médiation de Jésus et en apportant la
promesse du salut.
La méditation de Jean-Christophe Bailly s'attache aussi à com-
prendre politiquement cette disparition inachevable du divin. Dieu
s'est défait sur un autre terrain que celui de l'explication rationnelle
du monde. Après que celui-ci eut été rendu aux hommes, il leur a été
aussitôt confisqué. C'est alors le règne du capital qui « se substitue à
l'administration de dieu ». Le capital ne se réduit pas ici au capita-
lisme en tant que tel, à des modes de régulation économique ; il
désigne « la totalité de la mainmise et de l'arraisonnement ». Ce qui
est à l'œuvre, c'est la conversion humaine à la production généralisée.
Dans ce mouvement, l'homme occidental moderne n'a pas vraiment
voulu la mort de Dieu, il l'a perdu en route, « et si bêtement qu'il ne
s'en est même pas encore rendu compte ». Il vit sous la puissance
d'une ombre. L'émancipation doit s'accomplir et effectuer « la projec-

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Autour du sacré

tion dans l'ouvert ». Mais avec révérence et piété. L'abandon de tout


culte ou de tout substitut de culte n'a de force que s'il parvient à
vaincre l'impuissance de l'athéisme.
On comprend que la sociologie religieuse soit aujourd'hui
déconcertée et déconcertante. Après avoir mis l'accent sur la perte de
la religion, l'attention s'est portée sur la dissémination du religieux
dans l'ensemble de l'espace social. Danièle Hervieu-Léger, dans un
ouvrage d'exploration novateur et nécessaire, trace les contours
d'une nébuleuse où le sacré et le religieux s'inscrivent à l'intérieur de
configurations théoriques fluctuantes. D'un côté, l'effacement des
systèmes religieux traditionnels, qui laisse « la religion pour
mémoire », et la crise des Églises établies, ancrées dans la tradition,
qui fait d'elles l'enjeu de forces discordantes et de dogmatiques oppo-
sées. D'un autre côté, l'extension extrême du sacré afin d'y incorpo-
rer tout ce qui relie, tout ce qui relie comme mystère, énonciation de
sens, invocation de transcendance ou « absolutisation de valeurs ».
Cet « agrégat composite et non spécialisé » ne tient que par défaut, il
occupe l'« espace libéré par les religions institutionnelles ». Il est mal
identifiable, et difficilement nommable.
Danièle Hervieu-Léger se donne pour objectif de rendre à nou-
veau possible une définition de la religion. Elle tente d'élucider la
modalité particulière du croire qui caractérise en propre le phéno-
mène religieux. Elle le spécifie par la référence à une « mémoire auto-
risée », c'est‑à-dire à une tradition. Mais celle-ci est parole et, peut-
être, ce qui reste seulement du divin quand les dieux sont partis.
Le Monde, 24 décembre 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Jean Delumeau (dir.), Le Fait religieux, Paris, Fayard, 1993.


Jean-Christophe Bailly, Adieu : essai sur la mort des dieux, Paris, L'Aube,
1993.
Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.

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Chroniques

« LE PRIX DE LA TRANSCENDANCE »

Il arrive un moment où l'anthropologue souhaite échapper à


l'enfermement dans la culture dont il a fait son terrain d'observation.
Il recherche alors le dépassement de ce qui est particularisé. Il tente de
saisir des ressemblances avec ce qui est le propre d'autres cultures
dont il a par les textes une connaissance indirecte. Il opère ainsi à
partir d'une expérience concrète, et non pas à la façon des savants qui
sont surtout, ou seulement, les explorateurs de la littérature spéciali-
sée. Maurice Bloch, anthropologue britannique renommé, propose
un essai théorique dont l'idée est née d'un travail antérieur consacré
aux « rituels de circoncision malgaches ».
La perspective de cette recherche directe est historique. Malgré la
turbulence des événements au cours du siècle dernier, malgré les chan-
gements politico-économiques, elle révèle la permanence de certains
aspects du processus rituel, son « noyau » en quelque sorte, qualifié
de « structure minimale fondamentale ». Le comparatisme conduit à
reconnaître sa présence en de nombreux autres rituels, cela malgré les
différences d'époques et de milieux culturels. Il ne s'agit pas d'identi-
fier une sorte de « plus petit dénominateur commun » défini à partir
d'une série d'exemples, ni même de reconnaître un archétype au sens
où l'entend Mircea Eliade.
Ce qui est visé répond à une double exigence : saisir ce qui se
maintient dans le cours des transformations, et surtout saisir « les
contraintes humaines universelles » qui conduisent à concevoir une
construction culturelle transcendant la non-permanence. C'est moins
l'instabilité, dont l'histoire est la manifestation, que « le processus
naturel de transformation qui va de la naissance à la croissance, à la
reproduction, à la vieillesse et à la mort » qui se trouve en cause. C'est
dans la nécessité de reproduire ou maintenir les sources de la vie et les
rapports sociaux que réside la raison de concevoir « un cadre perma-
nent qui transcendance le processus naturel ».
À la contingence marquant les limites et l'achèvement de toute vie

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Autour du sacré

humaine, individuelle et collective, Maurice Bloch oppose la trans-


cendance garante de permanence. Ce qui le mène à identifier les ten-
tatives de parvenir à cette fin. Le rituel n'a pas sa raison en lui-même
mais en l'expérience, universellement partagée, « croissance, repro-
duction et décomposition ». Par simplification de la démarche inter-
prétative on peut réduire l'opération en deux temps : dans le premier,
la vitalité d'origine (soumise à la déperdition et à la disparition appa-
rente) est symboliquement abandonnée, dans le second la vitalité est
conquise hors de l'univers humain. Par cette substitution dont le
rituel est l'opérateur, les humains peuvent rejoindre le transcendant,
accéder à la permanence institutionnelle, et réinjecter une vitalité
neuve dans la vie présente.
Ou, autre formulation, le transcendant se procure « l'énergie
nécessaire de substituer à la vitalité ordinaire éliminée une nouvelle
vitalité, une prise de force ». Il se produit ainsi un effet de « violence
en retour ». Cette énergétique symbolique renvoie à une sorte de vio-
lence constitutive, qui, par la transcendance, devient formatrice des
univers religieux et politique. Recourant à des exemples très diversi-
fiés et manifestant une exceptionnelle subtilité dans leur analyse,
Maurice Bloch recherche les réalisations de cette violence en retour,
indépendante de la spécificité culturelle. Il le fait en reprenant des
études relatives à l'initiation en Mélanésie, au sacrifice en Afrique et
en Asie, à la possession par les esprits en Afrique et aux Philippines,
aux cultes millénaristes de Madagascar et du Proche-Orient, aux
rituels de mariage du Tibet et de la Rome antique et aux systèmes
rituels totaux de l'Inde et du Japon.
La violence ainsi identifiée en des phénomènes qui peuvent sembler
disparates est reconnue comme révélant ses trois issues principales
dans la diversité même de ses manifestations. Elle contribue à l'« affir-
mation de la reproduction », elle l'oppose à l'œuvre de la décomposi-
tion et de la mort. Elle permet de légitimer un « expansionnisme » qui
se dirige vers l'intérieur avec des effets de hiérarchie et de domination,
vers l'extérieur en engendrant les agressions et les conquêtes.
On est à la fois séduit et interrogatif. La structure fondamentale
proposée n'est-elle pas un opérateur trop efficace en tant de circons-

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Chroniques

tances si diverses ? Cette structure, malgré la réserve formulée quant


à sa « cohérence absolue », ne masque-t‑elle pas la vulnérabilité des
systèmes qu'elle régit ? Maurice Bloch, il est vrai, associe sa tentative
à ce qu'il présente comme une hypothèse à vérifier, il rappelle par ses
précautions de langage les difficultés rencontrées. Sa conclusion
s'achève en ouverture. Si les « nombreuses formes de violence en
retour » sont la manière de construire l'image de la société « en tant
qu'ordre transcendant et légitime », cette légitimation de la domina-
tion et de la violence n'exclut pas la recherche de solutions diffé-
rentes. L'événement peut conduire à la critique du fondement même
de cette construction, et l'historique transformateur accomplit alors
son travail.
Le Monde, 18 juillet 1997.

BIBLIOGRAPHIE

Maurice Bloch, La Violence du religieux, Paris, Odile Jacob, 1997.

« LES ANDALOUSIES D'HIER ET DE DEMAIN »

Voilà peu, la conférence de Barcelone envisageait la création d'un


« espace économique euro-méditerranéen » et exprimait l'espérance
de le convertir en un « espace commun de paix et de stabilité ». La
Méditerranée, la « mer médiane », devait à nouveau réunir, recréer
des partenaires, non plus diviser dans l'affrontement et l'intolérance
mutuelle. Au mondialisme impérial des États-Unis, davantage ancré
à l'est de cette mer autrefois qualifiée de « latine », tente de répondre
l'initiative d'une Europe mieux capable de donner aux propositions
économiques une assise culturelle. Il est significatif que l'Espagne soit
le lieu de la réunion, comme si le rêve des Andalousies perdues pou-
vait fortifier la recherche du partage d'une modernité.

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En arrière-plan, il y a le monde arabe et sa longue histoire, l'islam


et les formes de civilisation qui en ont procédé. C'est à l'exploration
de ce monde, à la connaissance du message qui lui a donné naissance,
de la langue et de la pensée qui l'ont façonné, à la découverte d'un
parcours historique accompli durant quatorze siècles que l'ouvrage
collectif dirigé par Dominique Chevallier et André Miquel initie. Une
équipe d'une douzaine de chercheurs, alliant le savoir occidental et
l'érudition islamique, a composé le livre le plus nécessaire à la réduc-
tion d'une méconnaissance fatale. Ne serait-ce qu'en corrigeant les
simplifications néfastes, qui établissent la confusion entre monde
arabe et monde musulman.
À l'origine, la révélation divine reçue par le prophète Mahomet
présentée comme « l'ultime et définitif message divin » ; le Livre, la
Loi, la foi fondent la communauté des croyants. À l'origine aussi, une
« langue sacralisée », estimée « incomparable, révélatrice d'un destin
unique ». Le cheminement de la foi au pouvoir s'accomplit avec la
création d'ensembles politiques nouveaux, les premiers califats.
L'expansion conquérante et prosélyte élargit le domaine de l'islam de
l'orient à l'occident de la Méditerranée. C'est l'insertion dans une
histoire génératrice d'une haute culture et de turbulences, au cours de
laquelle des pouvoirs prestigieux se constituent, puis se défont, de
Damas et Bagdad à Cordoue et Grenade. Une histoire qui, après plu-
sieurs siècles, change de cours : à l'Est, sous la poussée de la « défer-
lante turque » ; à l'Ouest, sous celle des reconquêtes catholiques. La
seconde moitié de l'ouvrage traite de cette période qui, du XVe siècle
jusqu'à aujourd'hui, voit la fin d'une prééminence et la multiplication
des crises, des drames.
Cette partie-là est nécessaire à la compréhension d'une actualité
définie selon la géopolitique et la logique des intérêts ; elle rappelle
l'histoire des hégémonies occidentales, les effets de la première guerre
mondiale contribuant à l' « éveil des peuples » et des nationalismes, à
la renaissance modernisante, elle décrit les recompositions territo-
riales et l'émergence de l'arabisme, elle oriente la lecture de l'actuel
« espace de crise » – du Proche-Orient à l'Algérie déchirée. La pre-
mière partie, encore plus nécessaire, aide au décryptage d'un passé, à

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Chroniques

la reconnaissance d'un temps de civilisation partagée, de rencontre et


d'échange au-delà des affrontements. Une lecture qui permet de
découvrir davantage que les témoignages monumentaux et artistiques
prestigieux, que les traces littéraires et musicales : les assises profondes
d'une culture ouverte.
« La civilisation musulmane s'est ouverte, précise André Miquel, à
des cultures qu'elle trouvait sur place lors de son expansion » et elle
« récupérait des traditions disparues ». Dans ce processus, les lettrés
arabes ont joué un rôle décisif, ils ont réactivé la vie intellectuelle des
grandes cités et nourri la pensée de sources oubliées. C'est par eux que
la science et la philosophie grecques retrouvent vie. Ils en traduisent
les œuvres, contribuent à leur diffusion. Ce que l'Europe moderne a
pu appréhender comme un Moyen Âge encore obscur prend forme de
première Renaissance. Il y a, commencés au IXe siècle dans la Bagdad
des califes abbassides, poursuivis au XIIe siècle dans la Cordoue des
Almohades, transmission et renouvellement de la philosophie et des
sciences antiques. La pensée juive y contribue pendant la période
judéo-arabe qui s'achève avec Maïmonide, avant l'heure de la chré-
tienté.
La question centrale concerne le rapport de la philosophie à la
religion, de la connaissance acquise par la raison à la connaissance
reçue de la prophétie et de la révélation ; au-delà, comme l'a tenté
Al-Farâbî au Xe siècle, parvenir à l'élaboration d'une philosophie
politique compatible avec l'islam. Aristote d'une part, Platon et les
néo-platoniciens d'autre part, inspirent les controverses. Il faut lire
Avicenne, Maïmonide, Averroès. C'est par référence à ce dernier que
le « modèle andalou » est défini, il en constitue la figure embléma-
tique. Il contribue à entretenir la nostalgie de ce « paradis perdu », les
Andalousies au temps de la cohabitation féconde des trois religions
monothéistes, des trois traditions. Il aide à tirer de l'oubli les mondes
juif et musulman tenus en lisière du monde chrétien. Alain de Libera
ouvre le recueil collectif consacré à L'Héritage andalou par une pré-
sentation remarquable de l'œuvre d'Averroès, et une interprétation
du statut accordé au philosophe. Il lui attribue la position philoso-
phique la plus importante du Moyen Âge : en raison de ses Commen-

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taires sur l'œuvre d'Aristote, de cette relation par laquelle il incarne


avec le maître grec, pendant quatre siècles, « la rationalité philoso-
phique dans l'Occident chrétien ». Il montre comment, et en quoi,
Averroès « aborde avec un regard neuf la question du statut de la
philosophie comme science dans un monde… qui ne lui accorde pas
d'avance une parfaite légitimité ». La présence d'Averroès dans l'his-
toire de la philosophie à un caractère paradoxal. En Occident, il est
longtemps absent de la mémoire, Renan ne lui attribue qu'« une pen-
sée commune ». Dans l'univers arabo-musulman, il n'eut pas de
continuateur.
Mohamed Talbi, historien et philosophe tunisien, associe l'inter-
prétation de ce paradoxe à l'évaluation critique du « mythe anda-
lou ». Il exprime la nécessité de « voir les Andalousies réelles dans
leur complexité, leur richesse et leur foisonnement, leurs richesses et
leur violence ». Il met en garde contre la nostalgie des origines, contre
le recours à un passé supposé, l'abandon à la « cécité face à l'histoire
réelle ». Si l'Andalousie fut une bonne solution en son temps, elle ne
peut être désormais que « l'un des catalyseurs de l'avenir et non son
modèle ». La leçon ne s'adresse pas seulement au monde arabe, elle
invite justement à construire un avenir commun sur les deux rives de
la Méditerranée. Ce à quoi Jacques Berque a convié : « J'appelle à des
Andalousies toujours recommencées… »
Le Monde, 9 février 1996.

BIBLIOGRAPHIE

Dominique Chevallier, André Miquel (dir.), Les Arabes, du message à


l'histoire, Paris, Fayard, 1996.
Thierry Fabre (dir.), L'Héritage andalou, Paris, L'Aube, 1995.

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Chroniques

« LES ALENTOURS DU SACRÉ »

Le sacré revient fort, comme un retour de flammes que l'on disait


éteintes. Il nourrit chez certains un feu intérieur par l'œuvre des nou-
velles religiosités, des nouvelles mystiques. Il se fait flamme ravageuse
– du droit, de la tolérance, de la liberté – sous le souffle des inté-
grismes revigorés et totalitaires. Il est le feu destructeur d'un ordre qui
se croyait civilisé lors des conflits qui retrouvent l'aspect des guerres
de religion. Les événements eux-mêmes revêtent souvent l'habit du
sacré. Il est là, alors que la modernité et ses rationalités avaient
d'abord conduit à son oubli ou entretenu une large indifférence.
Un sacré servi par d'autres moyens mais que l'ambivalence gou-
verne toujours. Pour cette raison, il reste générateur d'effets
contraires, capable de servir l'homme ou de l'asservir. Le sacré n'est
pas l'équivalent de la religion, celle-ci ne se définit pas seulement par
le décret des Églises ou la formulation des sciences religieuses. Les
catégories sont floues, les frontières perméables. Carmen Bernand et
Serge Gruzinski, en alliant les anthropologies historiques et reli-
gieuses, se font avec grand savoir et talent les archéologues d'une
connaissance de ces univers confus où le théocentrisme a longtemps
exercé ses ravages. C'est un détour par le passé et l'ailleurs, temps de
la conquête du Nouveau Monde, de la découverte de civilisations
étonnantes qui ne sont pas d'abord réduites à l'état de sauvageries.
Bien que cette conquête prenne tôt ses trois visages, militaire, écono-
mique et spirituel, associés à trois formes de la violence.
Ce qui est en jeu, c'est l'irruption de l'« autre » et les discours qui
servent à l'identifier et à le situer. Le code du « religieux » sert à mar-
quer la différence, davantage que l'infériorité justifiée par une hiérar-
chie des cultures. La référence principale est le dominicain Las Casas,
auteur vers 1550 d'une histoire apologétique où il montre que les
Indiens d'Amérique ont atteint un degré de civilisation comparable à
celui des sociétés de notre Antiquité. Ce qui le conduit à fonder une

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Autour du sacré

anthropologie religieuse dont les outils intellectuels sont le thomisme,


l'aristotélisme et la confrontation avec les paradigmes antiques.
Le problème central devient celui de l'idolâtrie, la question de la
différence se réduit à « expliquer la frontière qui sépare la vraie de la
fausse religion ». En affirmant l'universalité du « religieux », Las
Casas utilise les concepts d'idolâtrie d'une façon qui « permet de pen-
ser à la fois l'universel et la diversité des cultures ». Il introduit une
différenciation de la connaissance en naturelle, divine et démoniaque.
L'idolâtrie n'est pas une manifestation minoritaire, mais celle qui
révèle le rapport religieux en l'absence de la foi et sous l'action de
démons qui brouillent les trois ordres de la connaissance.
Progressivement, l'idolâtrie intéressera moins que l'idolâtre, alors
situé dans la population des déviants, des exclus, des néfastes. Il
inquiète, il effraie ; son « extirpateur » réduit par des moyens rudes le
mal dont il est l'agent et le propagateur. La différence est devenue une
séparation sanctionnée par la religion, le culte des faux dieux ruine
une unité pensée dans la forme du monothéisme chrétien.
La possession, la transe se traduisent aussi en termes de coupure et
d'altérité. Le possédé, la possédée, sont d'abord exclus de la commu-
nauté avant d'y être rituellement réintégrés ; ils y paraissent étranges et
étrangers avant d'y être rapatriés. Ce que démontre Clara Gallini en
étudiant une variété du tarentisme méditerranéen, celle qui est appa-
rue en Sardaigne. Ici, un petit animal, araignée ou fourmi, est par sa
piqûre réelle ou supposée le déclencheur d'un danger, d'une crise indi-
viduels et collectifs. C'est l'argia, la « bariolée », dont l'agression
engendre un état toxique et un désordre psychique. Elle tient sa vic-
time, elle l'habite, elle parle par elle ; elle la réduit à une sorte de folie.
Durant trois journées, toute la vie s'organise autour de cette
intrusion en un drame collectif dont l'argia (« patronne » de tous) est
le centre. Le but est l'exorcisme, auquel contribuent une danse et des
thèmes musicaux spécifiques. Pour qu'il réussisse, il faut contraindre
l'esprit possesseur à révéler son identité : c'est la fonction de l'interro-
gatoire rituel. Découverte, l'argia est vaincue. Elle est l'une des
« mauvaises âmes » qui « projettent leur propre tourment sur la per-

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Chroniques

sonne qu'elles frappent ». Elle fait de l'accident un événement qui


réveille d'autres drames et engage la collectivité tout entière.
À cette occasion, la communauté lutte avec les moyens du sym-
bolique et du rite contre les désordres qu'elle porte cachés en son
sein. C'est un jeu où l'ordre ravivé surgit du désordre montré par le
recours aux procédés de l'inversion, de l'obscénité, de la provocation
et de l'agression. Un jeu qui débouche sur la fête, sur l'accord rétabli
et sur la réintégration de la victime qui retrouve sa norme et sa place
dans les rapports sociaux.
Avec les sorts et la sorcellerie, il s'agit encore de désordre, vu sous
les aspects de l'inexplicable, du mal et du malheur. Dominique Camus
se fait, à partir de minutieuses études de cas, le décrypteur des « pou-
voirs sorciers ». Il révèle les effets actuels de l'œuvre au « noir » dans
un paisible bourg breton où abondent les « guérisseurs et panseurs de
secrets ». Un combat incertain et risqué contre les forces qui portent
atteinte aux biens, aux bêtes et aux personnes touchées en ce qui est de
leur vie même. Un ultime recours, après que tout eut été essayé, afin de
parer à l'irruption des agressions insolites et des maux en chaîne.
Un drame se joue, où le secret, la peur et le soupçon font figure
d'acteurs, mettent en branle le diable, les âmes des morts et quelques
êtres surnaturels. Il faut attribuer des causes à ce qui ne paraît pas
« normalement » explicable. Une fois l'identification effectuée, la
guerre secrète devient possible où agresseurs et agressés s'enferment
dans une même logique, s'abandonnent à une même croyance. Alors,
tout porte coup, les regards, les mots, les artifices maléfiques et les rites.
Dans cette lutte, où « l'un des termes craque toujours », la victime
recherche le retour à l'équilibre perdu, à l'ordre commun, la possibilité
de retrouver ses relations sociales et de se lier aux autres sans suspicion.
L'idolâtre, le possédé, le sorcier ne sont pas uniquement des
figures du passé ou d'ailleurs. Dans les temps de transition et de bou-
leversement des codes, elles retrouvent vie par l'entreprise des mani-
pulateurs de l'incertitude et de l'anxiété. L'exclusion, le fanatisme, la
violence totalitaire leur donnent des habits neufs.
Le Monde, 14 avril 1989.

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Autour du sacré

BIBLIOGRAPHIE

Carmen Bernand, Serge Gruzinski, De l'idolâtrie, Paris, Seuil, 1988.


Clara Gallini, La Dande de l'argia, Paris, Verdier, 1988.
Dominique Camus, Pouvoirs sorciers, Paris, Imago, 1988.

« LES MONTREURS DE SURNATUREL »

C'était entendu, le « désenchantement du monde » avait pu


s'accomplir ; l'homme avait su se débarrasser des fables et conquérir
son autonomie, la science élargissait à une vitesse croissante les
espaces du vrai savoir, la technique conduisait à une maîtrise mieux
assurée de la nature et de la vie. Aujourd'hui, la conviction est moins
ferme : le temps des grands changements et des incertitudes oblige. Il
trouble les connaissances, mêle les repères et les codes, bouscule les
institutions et il rend plus confuses les identités. La raison et la foi
ont des assises mouvantes, ce mouvement même permet toutes les
errances entre le scepticisme généralisé et la croyance aveuglée. C'est
une recherche nomade et confuse du sens, des objets auxquels croire
et des raisons de croire, une quête des réponses. La tentation est forte
de trouver celles-ci ailleurs, dans un autre monde, d'accéder à des
connaissances « meilleures », mais encore occultées et en conséquence
non utilisées.
Les montreurs des choses cachées reparaissent ; ils désignent à
nouveau les chemins qui permettent d'y parvenir. Colin Wilson, pré-
senté comme l'une des « stars » de la littérature anglaise, recense les
bonnes raisons de s'intéresser au surnaturel, dans un livre déjà ancien
et réédité en français. Il nous presse de ne plus consentir à être des
« pygmées pensants », d'échapper à l'emprise du banal et de l'insigni-
fiant, de mettre en œuvre notre « faculté X » qui porte remède à
« l'étroitesse de la conscience » et à la non-utilisation de tous nos pou-
voirs. En bref, il s'agit de « reconnaître l'occulte au même titre que
l'énergie atomique » de recréer « la sensibilité aux forces invisibles ».

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Chroniques

Outre la commodité de rapporter à « X » tout un ensemble de phéno-


mènes disparates, il apparaît une incontestable habileté à donner du
crédit à l'entreprise. Notre guide en exploration de la voie intérieure,
des « sources cachées » de l'être, trace des limites, dénonce les charla-
tans et les aventuriers, multiplie les références positives. Il invite à une
quête de la réalité où l'intuition s'allie à l'intelligence, il se fait le
défenseur d'un évolutionnisme optimiste.
Wilson écrit un livre étrange, touffu, contradictoire, anecdotique,
qui est aussi un corpus de l'étrange. Tout y apparaît, depuis les « sor-
ciers » de la préhistoire jusqu'aux « mages » contemporains. Toutes
les cautions défilent, celles empruntées à notre passé et celles reçues
des autres civilisations ; et aussi les grands écrivains curieux de
l'occulte, les initiés et les mystiques, et les gens de sciences utiles à la
légitimation de l'entreprise. Il se retrouve ici une constante para-
doxale propre à ces sortes de démarches : la recherche de confirma-
tion par les savoirs plus ordinaires, la manifestation de preuves. Ce
sont non seulement les psychologues des marges – Jung principale-
ment, – mais aussi les logiciens – Russell – et les scientifiques qui sont
convoqués. Parmi ceux-ci, les cybernéticiens, dont le controversé doc-
teur Foster qui fait de l'univers (doté d'intelligence) le produit d'une
informatique qui dépasse l'intelligence humaine, sans pour autant y
réintroduire Dieu.
L'ouvrage-fresque peut séduire, provoquer le rejet aussi, en raison
de son système de références et de la légèreté de certains des arguments
sélectionnés. Il permet de mesurer les risques encourus, qui font surgir
une sorte de lumière noire par moments apparente. Lorsqu'il est
affirmé, au passage, que « le christianisme fut plus une épidémie
qu'une religion », que la civilisation a dépouillé l'homme d'un grand
nombre de ses « facultés les plus profondes » et que la conscience
rationnelle « coupe de la pleine puissance du courant de vie ». Il faut y
regarder à deux fois avant de proclamer que « l'homme est positive-
ment un dieu », qui « souffre de paresse, d'amnésie et de cauche-
mars ». Le temps n'est pas si éloigné où les sources occultes irriguaient
les sociétés de cauchemars réalisés.
Nous sommes invités à produire une nouvelle écologie de l'esprit

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alors que se multiplient les « savoirs » et les pratiques parallèles ;


jusque dans les arrières-scènes politiques et dans les services de recru-
tement des entreprises. L'Histoire désigne les périodes et les lieux
propices à la reviviscence de ces manifestations. Les sciences sociales
considèrent ce qui s'associe aujourd'hui aux croyances ressurgies et à
un sacré largement retourné à l'état diffus. Une ethnologue et ensei-
gnante de philosophie, Christine Bergé, vient de conduire l'explora-
tion d'un monde autre : celui du spiritisme, pays du voyage mental.
Un voyage qui commence par un détour au cimetière du Père-
Lachaise où se trouve la tombe d'Allan Kardec, foyer de pèlerinage et
référence du culte spirite si populaire au Brésil.
En Kardec (fils de bourgeois lyonnais) se mêlent nombre de cou-
rants d'idées du XIXe siècle, contradictoires, affrontés, lancés dans
l'œuvre de l'avancée du progrès et de la restauration d'un ordre. La
théorie spirite, élaborée tardivement, est un projet de conciliation : un
syncrétisme, car « elle tient à la fois de la révélation divine et de la
révélation scientifique » ; un moyen d'« acculturer » des valeurs de
l'époque, d'exercer une influence morale, d'aider à dépasser la misère
dans une société soumise à la loi d'airain. Christine Bergé, à juste
raison, situe le spiritisme sur l'arrière-plan du monde du travail ; elle
y reconnaît « une des voies suivies par le mouvement ouvrier » dans
sa recherche de solidarités. Et Guénon allait jusqu'à découvrir dans le
fondateur un « instituteur socialiste ».
L'originalité de l'étude réside en ce que l'auteur désigne comme la
« fascination pour cet autre nous-même, la machine ». Le spiritisme se
veut instrument de la communication avec le passé, avec les disparus,
véhicule permettant de franchir les limites du temps et de l'espace.
C'est durant cette même période que Charcot identifie certains de ses
malades comme des « automates ambulatoires ». Des savants et des
techniciens, dans la seconde moitié du XIXe siècle, font du phénomène
spirite un objet de recherche, imaginent des dispositifs techniques de
vérifications des effets, fréquentent à l'occasion les récentes sociétés
de recherche psychique. De leur côté, les spirites recourent aux méta-
phores de la science, de la technique, de l'outil, du travail ; les esprits
obéissent à une sorte de physique, le médium est une machine de

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« communication de la parole » et ses propres dispositifs, des instru-


ments destinés à transmettre les messages des « entités désincarnées ».
La machine (le magnétophone et l'écran vidéo aujourd'hui) est esti-
mée neutre et capable de faire preuve.
Christine Bergé oppose des bornes à son implication, elle ne cède
pas à la commodité des explications et des réfutations simples. Elle
montre bien ce que la symbolique attache à la machine, ce que l'ima-
ginaire du mal et de la mort doit à une certaine forme de sensibilité,
ce qui est en jeu dans la « consolidation du lien social ». L'idée de
transcommunication, située aux confins du spiritisme et de la science,
conduit à un nouvel emploi du techno-imaginaire, au dernier avatar
de la figure de l'ingénieur – devenu un technicien du caché et de
l'impossible. Ailleurs, ou autrefois, la transe-communication suffit ou
suffisait, à tenir le rôle.
Les anthropologues sont, d'une certaine façon, des experts de
l'incroyable ; elle n'est pas une simple question de « croyances appa-
remment irrationnelles » et leur art consiste à toujours la tenir
ouverte. La revue Terrain lui consacre un très remarquable numéro
spécial où l'évaluation et les propositions théoriques se lient à des
études de cas, à des « terrains » qui sont de notre voisinage et non
exotiques – la sorcellerie dans le bocage revisité, la transcommunica-
tion avec Claude François, les pratiques spirites d'un guérisseur
romain, les apparitions de la Vierge en Italie et en Yougoslavie, les
OVNI, etc. Il s'agit plus d'évaluer que d'étudier le mode du croire, de
saisir « les bonnes raisons qui poussent à croire à l'incroyable », de
reconnaître en la croyance « un produit de société et une production
de lien social ». Si les croyances sont des « monstres » pour les logi-
ciens, elles sont au moins des « monstres intéressants » pour les socio-
logues et les anthropologues qui refusent de céder à l'explication par
« l'irrationnel de l'autre ».
Ces études mettent en évidence des aspects déjà évoqués, et notam-
ment l'obsession de la preuve, le recours à l'argument que les croyants
empruntent à « l'air (scientifique) du temps ». Elles importent surtout
par le parti pris : redonner du crédit à la compréhension, montrer que
tous les savoirs ou discours sont dignes d'être étudiés, compris et

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expliqués – avant d'être triés et hiérarchisés. De l'anthropologie des


croyances, un glissement s'effectue vers une anthropologie de la
science. Non pas pour départager strictement les territoires, non pas
pour séparer l'illusion de l'œuvre de la raison, mais afin de repérer ces
lieux d'ambiguïté où se mêlent les désirs de connaissance.
Le Monde, 25 mai 1990.

BIBLIOGRAPHIE

Colin Wilson, L'Occulte, Paris, Philippe Lebaud, 1990.


Christine Bergé, La Voix des esprits, Paris, 1990.
« L'incroyable et ses preuves », Terrain, 1990, no 14, Paris, ministère de la
Culture et de la Communication.

« DES PROPHÈTES EN “ANTHROPOLOGUES” »

Prenons au sérieux la formule d'un lointain observateur arabe :


« Toujours l'Afrique apporte cas nouveau ». Elle invite à ne plus voir
le monde noir sous l'aspect d'une tradition qui se répète et de maux
qui restent sans remèdes. Elle manifeste un juste étonnement face à la
grande capacité d'innovation, de production d'inédit propre à ce
monde ; la fade répétition y est moins présente que la multiplication
des expériences, des recherches de réponses aux défis de l'Histoire et
aux aléas de la condition humaine. La constatation aide à ne pas se
méprendre quant à l'appréciation de l'actuel ; elle permet de com-
prendre que le temps de la modernité puisse être aussi celui des « pro-
phètes ».
Jean-Pierre Dozon, dans une étude complète et subtile consacrée
aux prophètes ivoiriens, traite de la « production religieuse de la
modernité » ; son mouvement le conduit à montrer que ces person-
nages hors du commun ne sont pas aussi exotiques et pittoresques

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qu'ils apparaissent. Ils portent « un regard aigu sur l'évolution et la


modernité » ; en ce sens, ils ont une fonction révélatrice qui concerne
bien davantage que le cercle de leur action. Ils sont, eux aussi, affirme
l'anthropologue les traitant en « collègues », des « bons analyseurs des
sociétés en train de se faire ». La Côte d'Ivoire leur a offert, leur offre
toujours, un terrain fertile : leurs accomplissements accompagnent le
« miracle ivoirien », transfiguration moderniste réalisée en quelques
décennies.
Le moment inaugural reporte au début de ce siècle, avec l'irrup-
tion d'un étranger venu du Liberia voisin : W. W. Harris. Il a la
Bible pour livre de tous les savoirs, la lutte contre les dieux du passé
et contre la sorcellerie pour principe, la guérison des croyants par la
confiance mise en un seul Dieu, source de toute puissance, pour
objectif. Il est dit « prophète des temps modernes », capable d'accé-
der à la connaissance du secret qui donne au colonisateur sa force et
ses machines.
Harris est à l'origine, toute une suite de prophètes entretiennent sa
parole, bâtissant des Églises dont la sienne reste le modèle. Mais cha-
cun d'eux impose sa marque, rivalise, contribue à la « libre produc-
tion » de cultes jouant de la nouveauté. Il en est un qui, ayant trouvé
sa montagne sacrée, y invente même une écriture, « machine » jugée
propice aux révélations et génératrice de toute-puissance.
Comment peut-on devenir prophète dans cet univers concurren-
tiel ? Le processus « n'a rien de bien original », il répète ce qui a
toujours été au commencement de toute innovation/révolution reli-
gieuse. Il faut associer des marques distinctives et des preuves d'effi-
cacité symbolique et rituelle. Les signes de naissance, la personnalité
hors du commun manifestée par une vie tourmentée, la rupture avec
le monde ordinaire provoquée par un appel ou un message divin sont
les conditions premières.
Au-delà, la démonstration par les épreuves et les preuves s'impose :
actions extraordinaires, guérisons miraculeuses, apaisement social en
éradiquant les pratiques de sorcellerie. Le succès attire les adhésions,
celles-ci donnent la possibilité de convertir un mouvement de croyants
en une institution, en une Église avec son lieu central et ses temples. La

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démonstration suprême, exceptionnelle, est apportée par une sorte de


« duel » des pouvoirs qui révèle l'impuissance des prêtres traditionnels
encore révérés et par la provocation des grands dignitaires du catholi-
cisme local.
En dernier lieu, ce qui devient constitutif du prophète, c'est son
propre récit, ce qui est relation de son aventure spirituelle et de ses
actes, ce par quoi il se persuade lui-même en élaborant continuelle-
ment sa propre image. Jean-Pierre Dozon souligne justement ce point.
Il convient cependant de rappeler, dans une Afrique actuelle héri-
tière des civilisations de l'oralité, la puissance de la parole. Là, plus
qu'ailleurs, « dire, c'est faire ». La maîtrise de la parole et du rite qui
l'accompagne peut encore rivaliser avec la maîtrise technique, puis
ouvrir l'accès à celle-ci. Le dire du prophète, les mots du culte et des
prières, les confessions publiques des adeptes qui font l'aveu de leurs
conduites néfastes, les paroles alliées à l'eau qui guérit de tous les
maux témoignent de cette suprématie.
Tous les prophètes ivoiriens affirment livrer un double combat :
contre les fétiches, contre la sorcellerie. C'est encore là une affaire de
langage. Ils désignent ainsi ce qui touche à la personne, à sa sauve-
garde et ce qui, abandonné à son libre mouvement, ravage les rela-
tions entre les personnes. Les Églises nouvelles sont d'abord des
« communautés thérapeutiques » ; le traitement des maux individuels
et celui du malheur partagé ont une même finalité : « traiter le lien
social ».
C'est en ce sens que les prophètes ivoiriens deviennent les « col-
lègues » de leurs anthropologues. Ils contribuent au décryptage de
l'actuel. Ils sont les révélateurs des changements : montée de la reven-
dication des jeunes et des femmes, protestation des oubliés du pro-
grès, formation d'une opinion publique et ouverture à ses demandes.
Ils indiquent des points critiques, notamment lorsqu'ils associent le
signe « argent » et les malheurs sociaux résultant de son extrême valo-
risation et de la compétition.
Mais on peut se demander si la qualité de prophète désigne au
mieux ces innovateurs religieux, qui allient en des proportions
variables le remploi de thèmes anciens et le recours à des thèmes

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empruntés aux Églises chrétiennes. Il ne suffit pas que leur organisa-


tion, leurs communautés préfigurent « un monde nouveau… sans féti-
ches ni sorcellerie ». Il manque cette affirmation de rupture historique,
cette annonce d'une destruction du monde présent et cette attente qui
ont caractérisé naguère les messianismes de l'Afrique centrale.
Les prophètes ivoiriens sont des clairvoyants et des guérisseurs ;
ils décryptent ce qui est en train de se faire plus que ce qui s'accom-
plira autrement dans le futur ; ils disent pouvoir porter remède aux
maux du présent. En ce sens, leur parole et leur action s'inscrivent
dans le contexte de l'histoire récente de la Côte d'Ivoire ; Jean-Pierre
Dozon en produit une remarquable démonstration. En ce sens aussi,
ce qu'ils entreprennent a une portée politique immédiate, et l'on com-
prend ainsi que le long règne du président Houphouët-Boigny ait été
entouré d'un halo prophétique. Les miracles des prophètes ne pou-
vaient opérer à l'encontre de celui que le « fondateur » réalisait.
Lorsque Marc Augé, en complément à l'étude de Dozon, exa-
mine « La leçon des prophètes », il éclaire de sa propre expérience
un enseignement partagé. L'anthropologue qui entre dans le cercle
prophétique ne cède pas à la fascination, mais à la passion intellec-
tuelle d'accompagner les lecteurs du social qui opèrent sur des voies
différentes. Il s'étonne de la force des intuitions, de l'acuité des
observations, de ce qui donne vigueur à une sorte d'utopie que la
bureaucratisation de ces Églises nouvelles ne peut entièrement
réduire. Il découvre, selon la formule de Marc Augé, que, dans un
monde bouleversé où tous les discours sont en forme de « pari sur
l'avenir », l'observation minutieuse de quelques prophétismes afri-
cains constitue « une bonne propédeutique à l'étude du monde
contemporain dans son ensemble ». C'est bien là l'efficacité de ce
détour 1 qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos incertitudes et à nos
attentes, et nous met en garde contre les risques de toutes les propo-
sitions simplificatrices.
Le Monde, 24 novembre 1995.

1. Georges Balandier, Le détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard (1985), 1997.

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BIBLIOGRAPHIE

Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique


contemporaine, suivi de « La leçon des prophètes » de Marc Augé, Paris,
Seuil, 1995.
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Figures du politique

« LA PENSÉE POLITIQUE EN BOUCLE »

Ils sont deux à diriger ce parcours en trente-neuf étapes, de


l'Antiquité grecque jusqu'au cœur agité du XXe siècle. Chacun des
moments du trajet est l'occasion d'une rencontre – guidée, orientée –
avec un philosophe du politique appartenant à la tradition occiden-
tale, exception faite de deux penseurs du Moyen Âge, le musulman
Al-Fârâbî et le juif Maïmonide. Ce pourrait être un itinéraire connu,
convenu, ce ne l'est pas. D'une part, parce que tous les accompagna-
teurs – à l'exception de Pierre Hassner qui mène à la découverte
« politique » de Kant et Hegel – appartiennent à la constellation de
la philosophie anglo-américaine. D'autre part, parce qu'ils sont tous
membres d'une même « famille » : celle de Leo Strauss, figure
majeure et dérangeante du paysage philosophique américain, que la
France découvrit tardivement, après que Raymond Aron en eut fait
le théoricien d'une juste position entre l'existentialisme radicalement
individualiste de Sartre et le marxisme dogmatique.
Devenu historien de la philosophie politique après voir établi son
diagnostic de la crise de l'Occident et de la modernité, Leo Strauss a
exercé une influence considérable sur les « libéraux » américains et a
contribué à la renaissance d'une pensée libérale en France, comme le
montre l'œuvre de Pierre Manent et son affirmation : le libéralisme
n'est pas un produit de l'Histoire, mais un projet conscient élaboré
par les premiers philosophes modernes, Machiavel, Bacon et Hobbes.

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Figures du politique

C'est justement à ce moment de la rupture et du commencement que


Strauss consacre l'une de ses contributions, en plus de son orientation
générale du parcours. Il traite de Machiavel qui a effectué « la coupure
moderne », séparé la pensée politique « de l'acte de foi », reconnu le
peu de probabilité de réaliser le meilleur régime, et préparé, par son
réalisme, l'avènement de Hobbes l'iconoclaste.
Dans l'affaire de famille qu'est la réalisation de cette Histoire de la
philosophie politique, Leo Strauss dirige et inspire, assisté par Joseph
Cropsey son collègue à l'université de Chicago et son exécuteur litté-
raire après 1973, année de sa mort. Ses collaborateurs sont presque
tous des anciens élèves ou des proches par affinité. Il n'est donc pas
surprenant que l'esprit du maître domine l'ouvrage. C'est en consé-
quence l'inversion de la prétention moderne, faussement assurée que
les œuvres du présent accomplissent les œuvres du passé et leur sont
supérieures. C'est aussi l'exigence de saisir d'abord comment chaque
philosophe comprenait sa propre œuvre, de bouleverser les interpré-
tations des textes couramment acceptées et de ne pas réduire l'apport
de chaque auteur à un moment de l'histoire intellectuelle ou sociale. Il
s'agit d'accomplir le parcours révélant combien « les questions posées
par les philosophes politiques du passé sont encore vivantes dans
notre propre société ». Ce qui est la façon d'accéder au « traitement
philosophique de questions permanentes ».
L'ouvrage résultant de la démonstration a pour objectif d'éveiller
l'intérêt pour la philosophie politique chez ceux qui se consacrent à la
science politique. Cette science, préfigurée par Aristote lui attribuant
trois « branches » – l'éthique, l'économie et l'art de gouverner –, qui se
forme à partir de la grande révolution intellectuelle du XVIIe siècle,
révolution qui dissocie la science de la philosophie. Mais c'est la
science politique de notre temps que Leo Strauss vise. Il la souhaite
différente, « inspirée de la politique d'Aristote », civique et empirique
à la fois, modératrice de nos attentes et espérances politiques.
À l'origine, dans le cadre d'une vie politique particulière, celle de
la Grèce antique, Platon et Aristote « inaugurent la philosophie poli-
tique classique », à la suite de Socrate, qui a nourri la préoccupation
des choses justes, bonnes et nobles pour l'homme en tant qu'homme.

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Chroniques

En épilogue, au terme du long cheminement de la pensée moderne


durant lequel continuité et rupture se mêlent et s'opposent. La grande
étude finale de Leo Strauss révèle le moment d'un retournement,
l'ébranlement de toutes les traditions et la crise de notre temps qui
ouvre la « possibilité d'une redécouverte authentique de la philoso-
phie classique ». Sans la nostalgie de la Cité antique que Machiavel,
Rousseau et Nietzsche ont nourrie.
Les deux directeurs de l'ouvrage justifient leur choix des auteurs
« revisités », tout en sachant qu'ils doivent faire place à ceux d'entre
eux qui occupent une position cardinale dans l'histoire de la philoso-
phie sans être, d'abord, des philosophes politiques. Ainsi Descartes,
dont la philosophie politique cachée est manifestée, en recherchant
les raisons de cette imposition d'un masque. Ainsi Heidegger, qui
affirme son peu d'intérêt pour l'éthique et la politique, mais décrit
« trois formes de vie politique de la fin de la modernité : l'américa-
nisme, le marxisme et le nazisme », trois variantes de la subjectivité
et du nihilisme dits « métaphysiquement identiques ». Heidegger qui
sape ainsi le fondement de toute différenciation entre régimes décents
et régimes monstrueux, qui ne critique jamais explicitement l'abomi-
nation nazie.
Il est plusieurs façons d'accéder au parcours philosophique et
politique dont Leo Strauss est l'inspirateur. L'une incite à respecter
l'ordre chronologique, à suivre les filiations, à découvrir les ruptures,
les rejets et les reprises, à identifier des moments privilégiés. L'autre
invite à une sorte d'errance, à une consultation davantage livrée au
hasard par un abandon à l'attrait inégal des textes réunis. On ren-
contre alors Marsile de Padoue, aristotélicien chrétien du XIVe siècle,
critique du pouvoir de l'Église, qui fait déjà de la loi humaine « la
seule loi proprement dite ». On peut s'arrêter à la présentation diffé-
rente de Rousseau que propose Allan Bloom. Ou bien s'étonner, une
fois encore, de la virulence conservatrice de Burke dénonçant « le mal
moral et politique qui découle de l'intrusion de la théorie dans la vie
politique ». Cet observateur de la Révolution française à peine ache-
vée présente le processus démocratique comme contraire à l'ordre
naturel des choses. Ou bien, à l'inverse, s'attarder à la découverte de

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Figures du politique

cet auteur collectif, le Fédéraliste, qui aide à l'établissement constitu-


tionnel du républicanisme américain.
Toutes les rencontres réveillent la curiosité et tous les croisements
thématiques deviennent possibles. Retenons deux de ceux-ci, qui ne
sont pas sans relation. La plupart des philosophes choisis, chacun
selon son mode de dévoilement du politique, posent la question de son
usage lorsqu'il est ainsi dévoilé. Montesquieu, qui a joué d'une cer-
taine obscurité, opte pour la réserve ; la nature des choses politiques
n'a pas à être révélée sans nécessité. Locke, « le philosophe de l'Améri-
que », veut à l'inverse rendre apparent le vrai fondement du gouverne-
ment, donner les moyens d'une libération à l'égard de toute forme de
pouvoir arbitraire absolu. Cette question de la mise en lumière ou du
maintien dans l'obscurité reste l'une des plus actuelles dans l'univers
médiatico-démocratique propice aux fausses transparences.
Les deuxièmes thèmes croisés sont ceux qui concernent la nature
des régimes et, de façon récurrente, la validité de l'option démocra-
tique. Spinoza est « le premier philosophe à avoir écrit une défense
systématique de la démocratie », à partir de sa répudiation explicite de
la philosophie politique traditionnelle. Il est aussi l'un de ceux qui ont
le mieux montré la difficulté de préserver la liberté. Ensuite, à mesure
que s'annonce et s'accomplit l'âge des révolutions, les passions entrent
davantage en jeu, expriment le désir de démocratie ou le souhait de
son éradication. Leo Strauss fait de la démocratie libérale une forme
de républicanisme. Mais il lui donne des couleurs antiques, avec
l'espérance qu'en naîtra un corps de citoyens « actifs et fiers ». C'est
pour leur éducation à venir, et pour la nôtre, qu'il inventorie les
richesses de la pensée politique.
Le Monde, 25 novembre 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Leo Strauss, Joseph Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie politique,


Paris, Puf, 1994.

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Chroniques

« L'INCOMMODE M. STRAUSS »

Leo Strauss, mort il y a vingt ans, n'était pas un penseur américain


bien tranquille. Il a choisi de déranger en se situant à contre-courant
des modes intellectuelles, en s'engageant dans la polémique, en
brouillant les pistes qui permettraient de le situer, de lui attribuer une
position précise dans l'histoire de la pensée. C'est un universitaire
– de qui l'université de Chicago conserve les archives – qui ne porte
pas une grande estime aux disciplines académiques. C'est un philo-
sophe qui se reconnaît aussi sociologue et se donne le projet de contri-
buer à la fondation d'une « sociologie de la philosophie ». C'est un
défenseur du rationalisme politique classique, qui propose une cri-
tique radicale de la modernité afin de mieux raviver la citoyenneté.
Si Leo Strauss a exercé une influence considérable sur les « libé-
raux » américains, il n'en a pas moins été malmené par l'effet des
mésinterprétations et des passions contraires. En tant que philosophe,
il est successivement qualifié de néokantien (sa formation initiale est
celle de l'école néokantienne de Marbourg), de heideggerien (son ana-
lyse des conséquences politiques de la pensée de Heidegger reste l'une
des meilleures), de platonicien et d'aristotélicien (sa définition de la
philosophie politique se caractérise par un retour résolu à la tradition
des « anciens » contre les « modernes »).
Son exigence le pousse à un parcours singulier, qui a pu conduire
à douter de la cohérence de son œuvre. En tant que penseur de la
« crise contemporaine de la civilisation occidentale », il est considéré
tantôt comme un nihiliste, tantôt comme un conservateur obsédé
par la « menace communiste » et prescrivant un « moralisme dogma-
tique ». Incontestablement, cet auteur dérange et il finit par imposer
son originalité en dépit des obstacles qui lui sont opposés.
En France, la reconnaissance est tardive : les publications de ses
ouvrages majeurs se multiplient en traduction française au cours de
ces dernières années. Comme si Leo Strauss, bien que disparu, deve-
nait une sorte d'auteur de secours pour temps de « pensée faible » et

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d'incertitude. C'est pourtant dès 1954, dans un contexte de guerre


froide et de vifs affrontements intellectuels, que paraissent en français
ses considérations sur la tyrannie et son livre Droit naturel et histoire.
Raymond Aron a alors vu, en cet ouvrage, l'expression d'une juste
position entre l'existentialisme radicalement individualiste de Sartre,
d'un côté, et le marxisme dogmatique et le moralisme de la loi natu-
relle, de l'autre. Puis, c'est une longue période de presque oubli. Il faut
d'autant plus porter l'attention, maintenant que le retour s'effectue,
sur le recueil d'essais et de conférences constitué et clairement présenté
par Thomas Pangle. C'est une introduction nécessaire à la pensée de
Leo Strauss et à sa façon de répondre à ce qu'il considère comme la
« crise spirituelle » de notre époque.
Il importe tout autant d'éclairer cet ensemble par la remarquable
postface de Pierre Guglielmina. Elle fait de l'œuvre tout entière, qui
reste largement ignorée, un « pari sur la censure ». Elle se fonde prin-
cipalement sur l'ouvrage, d'abord publié fin 1941, qui a le plus contri-
bué à la célébrité du penseur : La Persécution et l'Art d'écrire. Il y est
montré que la biographie n'explique pas la pensée – Leo Strauss n'a
pas subi personnellement les persécutions nazies, il avait quitté l'Alle-
magne en 1932, et il n'a jamais traité explicitement du phénomène
totalitaire. Mais sa réflexion sur l'expérience de la persécution, asso-
ciée à l'abandon de la « langue de la philosophie » au profit de
l'anglais, l'engage sur une « voie originale ». Elle le conduit à conden-
ser sa pensée du phénomène en se posant la question de l'art d'écrire
et, au-delà, celle de la lecture qui, affirme-t‑il, « précède l'écriture ».
Elle le mène aussi à considérer autrement les implications réciproques
de la philosophe et de la politique : ce qui est vu, dans d'autres textes,
comme un accomplissement de celle-ci ne pouvant se réaliser que
dans « la vie philosophique ».
Leo Strauss s'attache donc à une lecture nouvelle, ou hétérodoxe,
des ouvrages majeurs des philosophes ou théologiens du passé. Il veut
les aborder en étant « délivré des œillères des préjugés », en dialo-
guant avec ces penseurs, en entretenant une exigence de critique
interne qui est poussée jusqu'au point où il devient possible de « com-
prendre un auteur tel qu'il s'est compris lui-même ». Démarche dont

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Chroniques

on peut évaluer la force novatrice dans les essais du présent recueil


consacrés à Socrate (initiateur de la philosophie politique), à Thucy-
dide (accès à la signification de l'histoire politique), aux penseurs
médiévaux (occasion du dialogue entre le rationalisme classique et la
révolution) et à Heidegger, qui subvertit la philosophie et contraint à
questionner une « démocratie libérale incertaine d'elle-même et de
son avenir », inquiète du risque de « barbarisation ».
Les rejets sont fermement désignés : l'historicisme, contraire à
une philosophie politique classique qui reste « directement liée à la
vie politique » et ne prend sa distance qu'après avoir instauré cette
relation ; le relativisme, qui est à l'origine du « malaise d'aujour-
d'hui » ; la philosophie constituée après la rupture de la modernité,
parce qu'elle s'autodétruit en raison de sa vision historiciste de l'his-
toire moderne ; le positivisme, qui postule la neutralité à l'égard des
valeurs, fonde ses distinctions dans l'abstrait et se légitime par la
méthode. Les choix sont tout aussi fermement désignés : celui d'un
rationalisme classique, qui n'ignore pas ses propres problèmes et se
trouve en quelque sorte, « mis en tension » ; celui d'un retour au
passé, qui détache du repérage selon les seuls « signaux modernes »
et donne les moyens d'une libération ; celui qui vise « la liberté
d'esprit la plus parfaite possible ».
Puisque Leo Strauss se situe lui-même parmi les « sociologues occi-
dentaux », il convient de préciser sa conception de la science sociale et
d'indiquer comment, tout au long de ses commentaires, il parle pour le
présent et pour l'avenir. De la science moderne, en général, il pense
qu'elle « n'a pas tenu sa promesse » ; elle ne cesse d'accroître la puis-
sance, en restant dans l'incapacité de « dire en quel sens la science est
bonne ». Quant à la science sociale, il la voit dévoyée par la soumission
à l'exigence de scientificité imitative et à la spécialisation. Elle se trouve
face à l'impossibilité d'étudier la « société comme un tout, l'homme
social comme une totalité ». Elle doit contrebalancer ces dangers en
opérant « sciemment un retour au mode de penser du sens commun »,
elle doit effectuer ses choix « par rapport aux objectifs globaux de la
société entière », comprendre la réalité sociale « telle qu'elle est com-
prise dans la vie sociale par les hommes réfléchis et tolérants ». Elle n'a

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pas à se détacher des valeurs afin de s'en tenir aux seuls faits, mais, au
contraire, à les partager afin de « comprendre de l'intérieur », de prati-
quer la « compréhension bienveillante ». D'une certaine façon, Leo
Strauss pratique la lecture du social ainsi qu'il pratique la lecture des
grands penseurs, avec la politique comme horizon.
Dévoiler l'engagement et les croyances des autres requiert la pro-
fondeur de son « propre engagement ».– avec la réserve d'une capacité
critique qui ne tient pas à la distance établie pour garantir l'objecti-
vité, mais à l'usage de la critique rationnelle révélant la fausseté de ce
qui est compris avec bienveillance. Celle-ci fait place à une sorte de
passion ravageuse lorsque Leo Strauss considère l'héritage occidental
« en danger ». Il met en cause l'irruption incessante du nouveau, la
spécialisation toujours plus poussée, l'universalisme postulé sans pas-
sion véritable, le pluralisme culturel banalisant le conformisme. C'est
se placer en courant contraire pour retrouver des certitudes et des
vertus plus anciennes.
Leo Strauss invite à la redécouverte de la civilisation occidentale
« dans son intégrité prémoderne ». Il en appelle à un humanisme revi-
goré, à une exigence d'éthique – « reine des sciences sociales » – et de
moralité capable de faire prévaloir la justice sur la puissance. L'usage
réactionnaire de son œuvre est possible, on l'a accusé d'être le fonda-
teur d'une sorte de culte fondamentaliste qui corrige l'absence de
croyance en Dieu et en la loi naturelle. Il faut opposer à ce risque réel
l'incontestable attachement à la démocratie, exprimé en refusant de
la flatter ; ce par quoi Leo Strauss contribue à la défense de l'esprit
démocratique et au réveil des passions civiques. Cette leçon-là adou-
cit les désaccords.
Le Monde, 24 septembre 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Leo Strauss, La Renaissance du rationalisme politique classique, Paris,


Gallimard, 1989.

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Chroniques

« L'ÉTAT ÉCLAIRÉ PAR LA RAISON »

La philosophie politique retrouve une nouvelle ardeur ; dans son


sillage, paraît – enfin – en traduction française le dernier ouvrage
d'Ernst Cassirer écrit au cours des mois où le nazisme agonise. Et
alors que le philosophe s'avance vers sa mort, laissant à la charge de
ses amis cette publication posthume. Le Mythe de l'État est d'abord
connu dans la version abrégée qu'en donna la revue américaine For-
tune en 1944, l'année même ou Cassirer présente, dans son Essai sur
l'homme, une récapitulation de toute sa philosophie, un résumé de
son anthropologie philosophique. La guerre, sinistre révélateur, le
pousse à apporter sa réponse à cette redoutable question : qu'est-ce
donc que l'homme ? Il retrace alors son trajet, celui d'une quête de la
connaissance de soi à travers l'Histoire, afin de parvenir à une
meilleure compréhension de l'homme moderne. 1944, 1946, deux
moments dans la dernière étape de la carrière de l'un des grands pen-
seurs du siècle, deux livres complémentaires composées au temps de
la grande tragédie. Celui que l'on surnomma l'Olympien fut d'abord
un témoin sans illusions, mais non désespéré, de ce qui a rendu le
XXe siècle particulièrement tragique.
Le Mythe de l'État, clôture de l'œuvre, peut d'une certaine façon
être considéré comme le testament philosophique de Cassirer. C'est
une présentation de la pensée politique et à travers elle des avancées
et retombées fatales de la Raison. L'itinéraire propre s'y retrouve : la
position centrale attribuée au problème de la connaissance et de la
relation établie avec Kant, sans pour autant accepter d'être rangé
sous la bannière du néo-kantisme ; l'attachement à l'histoire de la
philosophie, en marquant une préférence pour la Renaissance et le
XVIIIe siècle. Cassirer est le fidèle héritier de la pensée du temps des
Lumières. Dans sa ligne générale, la démarche est ferme : relier tout
sujet à la totalité de l'expérience humaine – science, histoire, religion,
littérature, art ; montrer que tous les moyens d'expression culturelle

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concourent également à la connaissance que l'humanité peut avoir


d'elle-même, de son monde, de son époque.
C'est surtout par son exploration des « formes symboliques », en
les considérant successivement dans le langage, la pensée mythique et
la phénoménologie de la connaissance que le philosophe a accédé à la
célébrité. Mais, dès lors qu'il s'attache à l'histoire de la théorie poli-
tique, le mythe devient l'ennemi, l'agent néfaste générateur des perver-
sions du pouvoir et des égarements collectifs. Le Mythe de l'État, c'est
aussi une épopée philosophique, le récit des « luttes » conduites,
contre la pensée mythique et ses effets dans le mouvement même de la
pensée politique. Ernst Cassirer donne le ton dès l'ouverture du livre.
Il part d'un constat et d'une question : le mythe exerce une « domina-
tion manifeste » sur la rationalité dans plusieurs des systèmes poli-
tiques alors contemporains ; comment cette « victoire » a-t‑elle été
possible ? Il voit en cette « défaite totale et irrévocable » la source des
incitations et des contraintes, qui conduiraient l'homme moderne « à
régresser au stade les plus primitifs de la culture humaine ». Les mani-
festations de cette décivilisation se multipliaient, elles en annonçaient
d'autres, elles composaient l'horizon tragique du penseur.
Il s'attache à comprendre l'origine, le caractère et l'influence des
mythes politiques modernes, leur relation aux violences qui ont
ensanglanté le premier XXe siècle. Ce qui le mène, préalablement, à
recenser et à évaluer les interprétations concurrentes et contradic-
toires du mythe, à rappeler la théorie philosophique qu'il en a propo-
sée. Le débat ouvert avec les anthropologues « date », comme l'on
dit, parce que les informations accessibles étaient alors peu renouve-
lées (Frazer, Tylor, Lévy-Bruhl et Muller pour la mythologie compa-
rée) ; de même, la relation établie entre l'univers mythique et l'univers
théorique, scientifique, ne pouvait évidemment tenir compte des bou-
leversements récents du second, par exemple du rapport d'« intercri-
tique » entre la science et le mythe dont Henri Atlan a été l'artisan.
Selon Cassirer, ce qui importe dans le mythe, c'est la forme – par-
faitement logique –, et non pas le contenu ; c'est donc la capacité de
« s'appliquer à n'importe quel objet » et de brouiller le travail de la
Raison sur son propre terrain. Il ne surgit pas uniquement d'un pro-

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cessus intellectuel, « il plonge au plus profond de l'émotion


humaine », il est « l'expression même de l'émotion ». Le symbolisme
mythique « conduit à l'objectivisation des émotions ». C'est en ceci
qu'il devient politiquement néfaste. Il empêche la Raison d'être le
« souverain du monde » selon la formule de Hegel.
On ne comprend pas le choix fait de rapporter toutes les étapes de
la lutte occidentale contre la pensée mythique depuis le temps où les
Grecs excluent le « merveilleux » (Thucydide) et deviennent les pion-
niers de la pensée rationnelle et les premiers théoriciens de l'État
– notamment avec Platon, qui « opte pour une théorie de la politique
et non pour une simple routine de prescription empirique ». Dans le
sillage grec, la théorie médiévale définit l'État de droit, gouverné par
la loi, garant de la justice, mais elle fait dépendre le Bien d'une autorité
supra-humaine, de la volonté de Dieu. C'est l'arrachement rompant
cette dépendance qui est ensuite exposé, avec ses moments forts et ses
moments faibles. Durant la Renaissance, « l'esprit moderne com-
mence à trouver sa voie ». Machiavel élabore une nouvelle science
politique, produit une théorie de l'État séculier, ouvre le chemin aux
politiciens réalistes et à la rationalité calculatrice. Au XVIIIe siècle, pen-
dant la période des Lumières, la philosophie politique est vue comme
« le véritable centre de toutes les activités intellectuelles », mais l'inté-
rêt s'attache moins au renouvellement théorique qu'au « grand com-
bat politique » et à l'affirmation des droits de tout homme.
Le premier désenchantement post-révolutionnaire entraîne une
remise en cause. Alors que « le mythe est une chose barbare » pour la
pensée du XVIIIe siècle, il devient la principale source de la culture
humaine pour le romantisme allemand. Schelling voit en lui plus que
l'allié de la philosophie, son « achèvement ». La route est ouverte à
toutes les « glorifications du mythe » dans l'époque moderne. Cassirer
désigne deux coupables principaux : Carlyle, qui exalte le culte du héros
et de l'héroïsme dans l'Histoire, se constitue théoricien d'une sorte de
« héroarchie » ; Gobineau, qui allie le culte de la race au culte du héros,
affirme que les « meilleures qualités des grands hommes » sont celles de
leur race, et donne une apparence de fondement scientifique à cette
affirmation : l'Histoire n'existe que chez les nations blanches. Hegel est

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à part, d'une autre taille : aucun système philosophique n'a, autant que
le sien, « exercé une influence aussi forte sur la vie politique ». Mais sa
conception de l'Histoire et de l'État fait de celui-ci « l'essence même de
la vie historique », « la réalité suprême et parfaite » ; et surtout, alors
que sa pensée semblait être le triomphe de la Raison, elle a contribué à
« déchaîner inconsciemment les pouvoirs les plus irrationnels ».
À des « situations désespérées », il a été répondu par des « moyens
désespérés », qui ont transformé le mythe en un instrument de « réar-
mement mental » et contribué à ce que la puissance du désir collectif
puisse s'incarner dans un chef. Cassirer tire une leçon pour tous les
temps : dès que les forces intellectuelles, éthiques et artistiques fai-
blissent, « le chaos revient ». La menace reparaît, ici, ailleurs et, en ce
sens, cet enseignement retrouve toute sa vigueur ; même si l'on doute
que le gouvernement de la Raison puisse dissiper toutes les illusions
néfastes, et que le politique se maintienne sans une part de contribu-
tion du mythe, de l'imaginaire et des passions.
Le Monde, 29 janvier 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Ernst Cassirer, Le Mythe de l'État, Paris, Gallimard, 1993.

« LA DÉMOCRATIE, PRÉCISÉMENT »

Dans le grand tohu-bohu de ce temps, la démocratie est la proie


de toutes les confusions. Ceux qui en bénéficient la trouvent défici-
taire, déforcée ou pervertie. Ceux qui en rêvaient sous l'oppression la
découvrent en difficulté d'être, alors que la sujétion totalitaire a été
abolie. Ceux qui l'attendaient comme l'achèvement des décolonisa-
tions sont, pour la plupart, de plus en plus impatients sous le régime
du clientélisme d'État.

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La confusion affecte aussi les notions et les théories, les discours


qui les valident : ainsi, lorsque la démocratie directe est opposée à la
démocratie par délégation, la démocratie décrétée populaire à la
démocratie postulée formelle, la démocratie représentative à la démo-
cratie de masse fondée sur les médias et les mesures de l'opinion
publique. Il semble que le régime démocratique s'identifie plus claire-
ment par différence, par ce qu'il n'est pas, par ce qui lui est propre
dans la diversité de ses réalisations historiques et actuelles. La démo-
cratie est d'ailleurs bien davantage qu'un régime politique, qu'un
système d'institutions : la pluralité des points de vue dont elle relève
le manifeste suffisamment. L'ambition de Jean Baechler le conduit à
se placer à un niveau tel qu'il deviendrait possible de proposer « une
analyse vraie de la nature de la démocratie en général », en nourris-
sant la théorie « des expériences démocratiques de l'humanité »
– bref de donner une forme à une « science de la démocratie » dont ce
précis est la première figuration.
Il s'agit ici de retrouver une tradition, prédominante jusqu'au
XVIIIe siècle inclus, qui reconnaissait la « centralité du politique » dans
les affaires humaines. Pour Jean Baechler, il n'y aucun doute : le poli-
tique est l'ordre qui rend possible tous les autres. L'état politique
s'oppose à l'état de nature, il ouvre la possibilité d'actualiser les vir-
tualités humaines sous forme de cultures. Dès l'origine, la condition
de l'homme « est d'abord politique ». Les spécialistes de l'anthropolo-
gie politique exprimeront un large accord sur ce point initial. L'auteur
s'engage bien au-delà : la nature du politique est de caractère démo-
cratique ; en ce sens, « la démocratie n'est pas une découverte moderne
ni une invention grecque », « elle a été trouvée par personne et par
tout le monde ». Elle est présente dès le commencement : la bande, la
horde proposent « une transcription exceptionnellement pure des
principes démocratiques » ; ce sont des institutions sans rapport avec
celles produites par la modernité, mais elles n'en sont pas moins
démocratiques. La forme idéale, épurée, de la démocratie se retrouve-
rait alors dans les états premiers du politique.
Toute la démarche de Jean Baechler le conduit à construire un
modèle idéal de la démocratie, et à le confronter aux réalisations qui

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en sont les actualisations plus ou moins approchées, plus ou moins


faussées ou perverties. Il procède par mise en évidence « de prin-
cipes », par définitions et déductions, en excluant tout ce qui tient
aux opinions, aux passions, aux idéologies, en refusant de départager
les savoirs particuliers qui multiplient les points de vue sur la démo-
cratie, en rejetant une partie du vocabulaire spécialisé et en le rempla-
çant par des néologismes. C'est le cas de politie – qui n'est pas le
simple substitut d'« unité politique » – ou d'agorie – qui désigne les
espaces sociaux où se confrontent les intérêts particuliers. Mais est-il
possible de traiter du politique, et pas seulement de la politique avec
ses ambiguïtés et ses ruses, sans prendre en compte les symbolisa-
tions, les dramatisations, les effets d'influence et d'emprise qui en
sont aussi constitutifs ? En d'autres termes, une appréhension, une
idée première du politique et donc de la démocratie peut-elle être
purement rationnelle ?
L'édifice théorique construit par Jean Baechler emprisonne par sa
rigueur, on ne parvient pas facilement à s'en déprendre. À la base,
une définition de l'Homme qui réunit liberté, rationalité et finalité.
La première est liée à la « nature problématique de l'espèce », dont
les virtualités s'actualisent dans une culture. La seconde fait de
l'homme un calculateur, inventant de « bonnes solutions » pour les
problèmes qui se posent à lui. Toutes deux lui permettent de pour-
suivre des fins déterminées. Il doit être « social » pour les réaliser, et
dès lors il ne peut échapper à « la contrainte imparable des conflits ».
C'est l'obligation vitale de ne pas laisser ceux-ci se transformer en
lutte mortelle qui fait apparaître ce groupe spécifique, la politie, qui
pacifie en son sein et oriente la violence vers les dangers extérieurs.
La paix intérieure recherchée « par la justice et par la justesse », tel
est l'objectif.
L'instauration de cette paix ne va pas sans pouvoir. Trois formes
– ou modes – sont distinguées : la puissance, qui implique la menace
et la capacité de recourir à la violence ; l'autorité, qui repose sur un
« charisme », supériorité reçue d'un principe transcendant ; la direc-
tion, qui met en œuvre la compétence servant l'intérêt de ceux qui
obéissent. Ces modalités se combinent de manière spécifique selon les

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régimes politiques, avec un mode dominant et valorisé qui les carac-


térise : l'autocratie par la puissance, l'hiérocratie par le charisme, la
démocratie par la direction, chacun de ces types se diversifiant dans
ses réalisations et corruptions historiques. Le régime démocratique
est celui « dont la nature est la plus appropriée à la solution des
problèmes posés aux hommes par leur nature ». C'est tout le sens de
la démonstration conduite en fonction du « modèle de la démocratie
pure et parfaite » et non de l'étude des démocraties réelles.
Trois moments principaux rythment l'argumentation.
La différenciation du privé et du public, des intérêts particuliers
et des intérêts communs pour commencer : les premiers ne peuvent
coexister que dans la mesure où se forment des équilibres ou « inté-
rêts moyens » ; les seconds sont présents dans chaque intérêt particu-
lier et y prévalent, ils ne se réduisent pas à un « intérêt général »
qualifié de fictif. Les intérêts communs étant la condition de réalisa-
tion des intérêts particuliers, ils doivent être « réalisés en commun » ;
ce qui requiert un espace social où toutes les interprétations de l'inté-
rêt, ou du bien commun, puissent se confronter et orienter les choix.
Dans cette double acception, la démocratie pénètre progressivement
tous les ordres d'activités.
Deuxième moment : le statut du pouvoir et des dirigeants en
démocratie. Tout pouvoir y est une délégation « circonscrite, tempo-
raire, réversible », accordée par les « obéissants », comme « acteurs
concrets singuliers » et non comme collectif fictif. C'est à partir de ces
exigences que s'évaluent les institutions démocratiques, leur degré
d'authenticité.
Le troisième moment considère les vertus qu'exige la démocratie
et les conditions qui la rendent possible. En tête des première, se situe
la disposition permanente à faire prévaloir l'intérêt commun sur
l'intérêt particulier. Viennent ensuite les vertus civiques qui règlent
l'exercice de la liberté, et les vertus politiques où figurent les « esprits »
de concorde, de tolérance, de compromis et de justice. Il est sain,
opportun en ce temps de complaisances, de rappeler les contraintes
qu'impose la démocratie. Les conditions qui la font être et se mainte-
nir sont la pluralité des centres autonomes de décision, la capacité

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Figures du politique

d'opposer des contre-pouvoirs au pouvoir, la possibilité de se tenir


dans un système de relations extérieures qui n'engendre pas la concen-
tration du pouvoir, l' « impérialisation ».
La démocratie est belle, idéale, exposée sous la lumière de la pure
raison. Jean Baechler n'ignore ni les déficits ni les corruptions, il sait
que les démocraties comme les civilisations sont mortelles. Mais il
tient fermement à ses certitudes. Celle de l'historien : le mouvement
de démocratisation est « la cause ultime de la modernité », conviction
qui occulte les puissances que la surmodernité oppose à l'exercice de
la démocratie. Et surtout celle du philosophe : la démocratie est le
régime « le plus approprié aux fins du politique ». En période de
doute et de scepticisme, l'affirmation détonne, mais elle peut réveiller
l'intérêt pour la chose publique.
Le Monde, 23 septembre 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Jean Baechler, Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy/UNESCO,


1994.

« L'USAGE POLITIQUE DES PASSIONS »

Les émotions, les passions n'ont jamais cessé d'accompagner la


vie politique. On le sait, mais il y a souvent eu réticence à leur
reconnaître la place qu'elles y occupent. Elles mettent en mouvement
des forces obscures, elles brouillent le jeu des intérêts, perturbent les
calculs et les stratégies, elles se libèrent durant les périodes critiques
ou sont au service de régimes funestes les utilisant afin de mieux
asservir. Elles n'ont pas une bonne renommée sous le regard des
politiques qui se veulent, se disent, raisonnables, compétentes, équi-
tables. Elles semblent, faisant irruption dans l'espace politique, rele-

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Chroniques

ver de la considération clinique plus que des préoccupations du bon


pouvoir…
La permanence des passions politiques est déconcertante ou, plu-
tôt, énigmatique. Elles résistent à tout, au mouvement historique qui
leur donne d'autres formes en les maintenant, au progrès et aux avan-
cées de la raison visant à les déforcer, aux mutations des régimes
politiques les canalisant peu à peu par les contraintes du droit et de la
règle. Dans les sociétés de la tradition, les grands dispositifs symbo-
liques et rituels les contenaient en maîtrisant leurs débordements et en
orientant leurs manifestations. Aujourd'hui, elles sont repoussées
dans l'arrière-scène des pouvoirs, qui s'efforcent de les rendre dis-
crètes. Le passé récent – le souvenir des totalitarismes les utilisant à
des fins funestes – les a condamnées en les alliant aux fanatismes
meurtriers. La place croissante accordée à l'expert, aux moyens tech-
niques du gouvernement, à la gestion bureaucratique et à la sur-
veillance de l'opinion publique les a réduites en apparence à une sorte
d'existence résiduelle.
Pierre Ansart, sociologue des idéologies et de l'imaginaire social,
vient de clore le savant parcours accompli avec dix auteurs ayant
décrit les passions en des périodes et des sociétés très différentes. Il
justifie d'entrée ce « grand parcours » ouvert par la rencontre de
Confucius et fermé par la relecture des textes politiques de Raymond
Aron. Il fallait révéler, et c'est là le thème insistant, que toute approche
est celle du clinicien. Les passions politiques ne permettent guère la
neutralité indifférente des observateurs et des analystes, les uns
recherchent les moyens de les pondérer, de les domestiquer, les autres
les traitent comme des instruments du pouvoir. Et tous ne peuvent se
détacher de leur propre investissement passionnel.
Chacun des auteurs retenus, situé avec rigueur par rapport à son
œuvre, à son époque, à son engagement dans la société et la vie poli-
tique, permet de manifester un aspect du régime des passions et de
leur mise en œuvre à des fins politiques. Pierre Corneille sert l'amour
du roi, fait du pouvoir monarchique le « lieu décisif de la passion », le
lieu de la tragédie. Karl Marx incite à « repenser les passions poli-
tiques par le révélateur des périodes révolutionnaires ». Alexis de Toc-

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Figures du politique

queville identifie les « passions générales et dominantes » et recherche


en quels sentiments s'enracine la passion de la liberté politique. Si
Freud sert à décrypter l'inconscient politique, Charles de Gaulle appa-
raît sitôt après afin de montrer comment les épreuves de la nation
conduisent à fortifier la passion nationale, à devenir le théoricien de
la nation et de la légitimité politique entraînées dans les tourmentes.
Les premières étapes du parcours effectuent le détour par les
œuvres fondatrices, celles qui révèlent à la fois l'ancienneté du pro-
blème et la défiance à l'égard des passions politiques. Confucius
recherche la conformité émotionnelle par le formalisme des rites. Pla-
ton considère les passions en les rapportant au cycle des régimes poli-
tiques, il les lie à l'insatisfaction des désirs et à l'imperfection de la
Cité, il recherche les conditions « permettant d'éviter les troubles des-
tructeurs » qu'elles engendrent. Saint Augustin, en opposant la Cité
terrestre à la Cité céleste, affirme l'impossibilité où se trouve la pre-
mière de parvenir à la conciliation des passions ; il admet qu'elle peut
réaliser des finalités qui entrent dans le dessein divin, mais la pacifica-
tion vraie réside « dans le cœur de chacun ». Pierre Ansart s'attarde
davantage en la compagnie de deux cliniciens qui se veulent détachés
des préjugés.
Machiavel fait de Florence l'observatoire des passions politiques,
et du Prince le bénéficiaire des leçons qu'il tire de l'expérience et de la
référence à l'histoire de la Rome antique. Il constate que les passions
sont toujours en jeu dans l'action politique tout en restant soumises
aux conditions historiques et aux conjonctures. Il en restitue la dyna-
mique en étudiant l'exercice du pouvoir, « les relations entre les
acteurs passionnés », les moments critiques – guerres et révoltes – qui
exaspèrent les passions. Il s'attache à deux questions : le pouvoir joue
des passions, mais quelles sont celles qu'il porte en lui-même ? Tous
les systèmes politiques font face aux passions, mais quel est celui qui
assure le mieux leurs équilibres ? La réponse est : la république.
C'est en Raymond Aron, « spectateur engagé », que Pierre Ansart
reconnaît celui qui, inspirateur d'une « politique raisonnée et raison-
nable », contribue le plus à une possible « clinique des passions ».
Celui qui considère ces dernières non en elles-mêmes, mais en leurs

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Chroniques

effets acceptables ou néfastes, avec la distance critique qui libère des


illusions. Deux « situations exemplaires » sont retenues : le totalita-
risme nazi, le régime soviétique et la relation aux communistes natio-
naux. La première étudie la genèse d'un fanatisme, d'une pathologie
politique. La seconde envisage surtout la fascination exercée par le
communisme sur les intellectuels en période de guerre froide et d'idéo-
logisation extrême. Pierre Ansart expose sans passion ce qui fut le
moment passionnel de confrontations intellectuelles presque oubliées.
Au terme de ces dix leçons, on est convaincu par tant d'arguments
réunis durant le parcours et perplexe à la fois. On continue à douter
que les passions puissent être durablement soumises ou qu'il n'y ait
aucun risque à vouloir trop les assagir et que leur clinicien puisse être
agréé comme efficace « conseiller du Prince ».
Le Monde, 25 avril 1997.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre Ansart, Les Cliniciens des passions politiques, Paris, Seuil, 1997.

« LES RECOMPOSITIONS DE LA MÉMOIRE »

Du passé, nul ne fait table rase, en aucun temps. Il est toujours


présent, toujours actif. Tout forme mémoire, autour de nous, en
nous, non pas seulement en ces conservatoires que sont les divers
patrimoines. Mémoire multiple, diffuse, masquée aussi, mutilée sou-
vent, que les circonstances conduisent à utiliser, à « programmer » à
la façon d'une mémoire informatique. Aucun peuple, aucune société,
aucun individu ne saurait exister et définir son identité en état
d'amnésie ; la mémoire trouve des refuges lorsque les pouvoirs
veulent la rendre captive ou l'abolir. Mais, les sciences sociales et
l'histoire nous l'apprennent, la relation des hommes à la mémoire est

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Figures du politique

toujours complexe, ambiguë, affectée par les calculs et les émotions.


Elle ne va pas sans oubli, refoulement, tri sélectif. Elle s'inscrit dans
l'espace de l'imaginaire et du symbolique, elle les nourrit. Surtout,
elle est constamment un enjeu politique ; elle se trouve sous la sur-
veillance du pouvoir en place, et les adversaires de celui-ci lui
empruntent certaines de leurs armes.
La chute des totalitarismes de l'Est européen redonne à la mémoire
collective le plus vaste et le plus foisonnant des champs de manifesta-
tion. Le grand dégel la fait surgir de toutes les fractures d'un monde
que le communisme stalinien avait unifié et figé par tous les moyens
de la violence. C'est à ces pays des renaissances et des combats de la
mémoire qu'est consacrée une série d'études, due à un groupe alliant
des témoins de l'événement et des spécialistes des sciences humaines.
La mémoire collective – dont l'Europe orientale devient la « terre
élective » – est le centre de ces recherches, non pas l'analyse politique
des situations. Une fois les maîtres de l'oubli « abattus », ouvertes les
prisons où elle était enfermée, elle envahit un monde en fusion et
d'un coup « possédé par le passé ». C'est du rapport de la mémoire
au pouvoir totalitaire et à l'événement libérateur, de la relation de la
mémoire à l'histoire immédiate qu'il est ici question. Et, dans ce mou-
vement, la connaissance s'effectue en quelque sorte à chaud, dans les
turbulences, les ambiguïtés, les incertitudes identitaires, les rivalités et
les conflits. Il faut, selon la formule des présentateurs de l'ouvrage, se
transformer en « chasseur de mémoire ».
En cette chasse, la mémoire se saisit sous trois aspects principaux :
« effacée, manipulée, disputée ». L'effacement affecte plus que les
sources d'information alimentant la conscience historique, il atteint
les lieux, leur dénomination, leur dramatisation ritualisée. Les topo-
nymes deviennent un enjeu politique. Les célébrations du régime nou-
veau se transforment d'autant plus en une liturgie que sa légitimité est
déficitaire que son enracinement historique est faible. Certains des
lieux – comme le manoir polonais, le dwor, objet de l'un des articles –
sont voués à la destruction parce qu'ils évoquent une « mauvaise
tradition ». Les mythes anciens contraires doivent périr avec leurs
supports.

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Chroniques

La mémoire manipulée se montre pleinement dans l'organisation


du culte des fondateurs. Mais, si la libération entraîne une désacralisa-
tion et une passion iconoclaste, il n'en subsiste pas moins une relation
ambivalente. Les statues de Staline sont abattues, mais la pratique
populaire entretient encore la « religion léninienne », une sorte de
dévotion accordée à une icône. Le rejet actuel ne peut tout abolir, pas
plus que la révolution n'avait pu imposer une rupture totale avec le
passé. De même, la commémoration s'ajuste aux circonstances, se
charge d'apports opportuns ; jusqu'à en être paradoxale. Ainsi en
RDA, où la capitulation allemande devint la référence fondatrice, le
signe des résistances héroïques au régime nazi, le moment originaire
d'une communauté d'hommes « victimes du fascisme et du milita-
risme ». L'une des études de ce bel ensemble rapporte et interprète des
histoires de vie : celle de ceux qui souffrirent doublement, avant l'avè-
nement du communisme, après leur éviction du pouvoir sous l'effet
du stalinisme. Il s'y montre un affrontement de la mémoire person-
nelle et de la mémoire « officielle », une inhibition où tout s'annule
afin de taire la servilité, la peur, la répression subie. La clôture de la
mémoire se traduit en règle du silence.
Les événements de l'année passée ont imposé, entre autres revendi-
cations, celle du « droit à la mémoire ». Dès la fin des années soixante-
dix en Union soviétique, des écrivains, des créateurs, et non plus les
seuls dissidents, commençaient à en faire le thème de leurs œuvres. Ils
osaient « explorer les taches blanches de leur histoire ». C'est mainte-
nant, et pour tous, que l'heure est à la mémoire – cet « océan sans
rivages ». Le passé revient par élargissements successifs, par vagues
qui se contrarient et se mélangent, qui entraînent des recompositions
changeantes..On aperçoit malgré tout ce qui est en jeu. Et, tout
d'abord, une thérapie ou, mieux, une catharsis par laquelle la société
se libère d'un passé oppressant, marque la fin du temps de la soumis-
sion et de l'oubli. C'est, ensuite, une reconquête mise au service du
rétablissement d'une identité et d'une généalogie collectives altérées
par le stalinisme, une entreprise nécessaire au refaçonnage du lien
social. La mémoire apparaît ainsi comme la reprise d'un « acquis » et
la condition de l'action.

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Mais, il faut le souligner, le singulier est trompeur. La renaissance


est celle de mémoires affrontées, engagées dans de véritables batailles,
« vendettistes » parce que liées à des enjeux différents ou contraires.
La mémoire est toujours plurielle, fragmentée ; en URSS, les mouve-
ments Mémorial et Pamiat sont à cet égard des révélateurs. Le pre-
mier lutte contre l'oubli des victimes de la période stalinienne, tente
de redonner une vigueur au civisme, de contribuer à une transforma-
tion démocratique ; tant il apparaît que la démocratie ne va pas sans
mémoire libre. Le second vise la sauvegarde de l'héritage, provoque le
retour des traditions, réactive les différents courants du nationalisme
russe – et même les exclusions dont ceux-ci étaient porteurs. D'un
part une mémoire antistalinienne, d'autre part une mémoire natio-
nale, qui obéissent à deux logiques radicalement distinctes. Dans les
turbulences et les incertitudes du présent, les recompositions de la
mémoire peuvent aussi exacerber les divisions, les particularismes et
les confrontations, ranimer les passions néfastes.
Les responsables de cet ouvrage collectif – essentiel pour la compré-
hension des événements de l'Est – ne manquent pas de nous rappeler
que la question de la mémoire est aussi la nôtre. La modernité nous a,
pour des raisons autres, évidemment moins tragiques, mis en état de
déficit. Certains n'hésitent ni à proclamer la déroute de notre mémoire,
ni à dénoncer la substitution de multiples mémoires artificielles à la
mémoire vivante. L'« obsession commémorative » manifeste un senti-
ment d'arrachement au passé, un affaiblissement de la légitimation par
la tradition, une inquiétude face à une histoire immédiate éclatée et
d'orientation incertaine. Les donneurs de certitude en peuvent d'autant
mieux tendre leurs pièges à mémoire afin d'imposer leur ordre.
Le Monde, 22 juin 1990.

BIBLIOGRAPHIE

Alain Brossat, Sonia Combe, Jean-Yves Potel, Jean-Charles Szurek (dir.),


À l'Est, la mémoire retrouvée, Paris, La Découverte, 1990.

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Chroniques

« VUES D'EN BAS »

Il commence à s'éloigner le temps où les gagneurs occupaient la


scène, où le récit des performances s'imposait à la façon d'une épopée
contemporaine. La misère – et les petites misères qui corrodent les
existences – semblaient alors en voie de disparition ; au moins dans les
pays que l'on disait riches et capables de devenir toujours plus riches.
Le paysage social a changé, les malheurs et les maux ne peuvent plus
être cachés par les apparences. Ils sont encore apaisables, mais l'effort
de l'État-providence et les solidarités privées approchent de leur limite.
La nouvelle pauvreté, l'exclusion et la marginalisation, la mise hors
travail et le mal-être ne sont plus réductibles à une formule générale
qui en fait des abstractions, des problèmes : des « malaises sociaux ».
Les politiques le savent, à qui il est reproché de rester trop loin
des préoccupations et des difficultés de vie quotidienne des gens
ordinaires, de les connaître surtout par des médiations – données
statistiques, rapports des commissions et des experts, informations
bureaucratiques. L'événement seul les met en relation directe, en
situation de connaissance immédiate et d'urgence. Ils sont régulière-
ment invités à être présents sur le « terrain », à accueillir la « parole »
de ceux qu'ils représentent, à être attentifs à ce qui se voit d'en bas.
Les sociologues ne peuvent ignorer cet appel qui les concerne
aussi en les incitant à briser la clôture du métier et à réduire la dis-
tance que leur impose l'exigence scientifique. Ils n'ont pas à être
l'impuissant remède des défaillances, mais des facteurs de compré-
hension et d'interprétation tout en préservant la rigueur de la
méthode. Ils contribuent à faire apparaître, à rendre manifestes, à
multiplier les points de vue que cachent l'accoutumance à l'ordre des
choses et le masque des intérêts.
Aujourd'hui, parce que les situations critiques sont nombreuses, la
sociologie retrouve les démarches qui ont été les siennes au temps des
grandes crises sociales. Au XIXe siècle, lorsque le sociologue se faisait
– selon le mot de Gérando, observateur de la condition indigente – le

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Figures du politique

« visiteur du pauvre ». Au cours des années 1920 et 1930 de ce siècle en


Amérique lorsque la « grande dépression » répandait par contagion les
misères individuelles et les violences collectives. Alors, Chicago deve-
nait le site d'une École sociologique influente. C'est le lieu de naissance
de l'écologie urbaine, et d'une pratique qui allie la démarche sociolo-
gique et l'« observation participante » des anthropologues, qui recueille
les témoignages personnels et reconstitue les « histoires de vie ».
Il s'agit de rassembler directement, par contacts et entretiens répé-
tés, des observations multiples et de les organiser ensuite à l'aide
d'une progression théorique qui en épouse le mouvement. Dans des
circonstances différentes, mais sur un même fond de misère sociale,
par un recours à des méthodes semblables, mais avec des moyens
nouveaux et un équipement théorique élaboré lors de précédentes
enquêtes, l'équipe dont Pierre Bourdieu a été à la fois l'animateur et le
principal acteur a opéré derrière « les écrans qui cachent les vraies
raisons de la souffrance ». De cette recherche collective, ouvrant
nombre de perspectives, il résulte un imposant ouvrage fait pour être
lu et vu. C'est un recueil d'histoires individuelles, mises en situation,
construites à partir du « discours naturel » de chaque interlocuteur,
éclairées par les commentaires qui démocratisent la « posture hermé-
neutique » en la tenant à propos des « récits ordinaires d'aventures
ordinaires ». Ces histoires aident à comprendre pourquoi les gens
sont ce qu'ils sont, et font ce qu'ils font. Chacune d'entre elles peut se
lire comme une petite nouvelle ; Bourdieu a raison de le signaler,
d'évoquer à cette occasion Faulkner, Virginia Woolf et Flaubert qui
enseignait d'apprendre à porter sur Yvetot le regard accordé plus
volontiers à Constantinople.
Le livre est aussi fait pour être vu, adapté à une culture où le
visuel prévaut. Il l'est non pas pour des raisons iconographiques,
mais typographiques. La mise en page se transforme en mise en
scène ; les récits se lient comme dans un film à personnages multiples
illustrant les multiples visages des misères actuelles ; le rythme lui est
donné par les changements du caractère retenu pour l'impression,
selon la nature du texte, et par les citations en gros corps qui
signalent des enchaînements de séquences.

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Chroniques

Pour celles-ci, quatre titres principaux : l'espace des points de vue,


les effets de lieu, la démission de l'État, les déclins, que conclut un
épilogue à la fois scientifique et politique. L'ouverture se fait sur les
espaces qui rapprochent, obligent à cohabiter, difficiles à vivre parce
qu'ils imposent l'affrontement de "visions du monde" et d'usages mal
compatibles – et que l'interaction sociale y révèle quotidiennement la
« misère de position ». C'est là où les « misères de la coexistence »
renforcent les « misères de chacun ». Les étrangers, les jeunes, les chô-
meurs et les mal-payés, les gardiens de cités pauvres, les travailleurs
sociaux et la commerçante « pillée », animatrice d'un comité de
défense, en sont des figures illustratives. Ainsi que le sont leurs contra-
dictions : ils ont le désir d'être entendu, mais « ils » n'écoutent pas ; la
volonté d'être intégré, mais le racisme exclut les tentatives d'effacer
l'image du ghetto, mais les gens « plus ou moins bien » s'en vont ou
rêvent de vivre ailleurs ; la tentation d'agir, de retrouver l'initiative,
mais les uns sont en attente d'un populisme musclé et les autres sont
convaincus que c'est seulement une façon de « déguiser la pauvreté ».
Les lieux dits « difficiles » sont d'abord difficiles à décrire et à
penser. Dans une comparaison esquissée entre les situations améri-
caines et françaises, il est mis en garde contre l'effet des fantasmes,
des images et des émotions qui conduisent à assimiler les unes aux
autres. C'est une invitation à repousser « le spectre du syndrome
américain », à voir plutôt dans l'Amérique – comme dans une « uto-
pie négative » – ce qui pourrait se produire. Comprendre ce qui
s'observe sur le « terrain » requiert le détour par l'État, la reconnais-
sance des enchaînements qui vont de ce centre « jusqu'aux régions les
plus déshéritées du monde social ».
Il faut partir de ce qui compose la « vision d'État » et de sa
construction par les médias selon leur propre logique, de ce qui
concourt à transformer les problèmes personnels en problèmes de
société relevant d'une responsabilité peu localisable. Ensuite, la
sociologie de proximité inverse le parcours : elle découvre l'échec
scolaire et les ratés de l'institution pédagogique, le malaise des juges
et le double jeu institutionnel, le « désordre chez les agents de
l'ordre » et la misère de la « police des pauvres », la « double

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Figures du politique

contrainte » subie par les travailleurs sociaux et l'institution placée


sous l'effet de la peur des gens dans la rue.
Les « images » de la dernière séquence, les récits de vie qui leur sont
associés, sont ceux qui jalonnent les étapes des déclins engendrés par
les grandes transformations à l'œuvre durant les récentes décennies.
Illustrations du haut coût social des mutations. Des agriculteurs qui se
trouvent en difficulté de vivre, ou d'assurer leur succession en raison
des désertions de la descendance. Des ouvriers de la sidérurgie que la
fin de leur monde emporte dans son effacement, et tous ceux dont le
travail se déqualifie, se réduit à des activités intérimaires, dont le tra-
vail n'entretient plus la conscience ouvrière ni le militantisme. Des
licenciés pour cause économique, cadres y compris, dont les carrières
sont brisées et qui souffrent souvent du « désaveu de leur entourage ».
Des gens dont les métiers disparaissent, comme les petits commerçants,
ou se déclassent alors que les difficultés de les exercer s'accroissent,
comme les enseignants confrontés aux violences scolaires. Et tous ceux
qui expriment leur certitude qu'« il y a tout qui va pas ».
Ce n'est pas l'inventaire des complaintes, mais les formes d'un
même appel : être vu, entendu, compris ; ne pas être abandonné et
anonyme dans le fourre-tout des malaises sociaux. Pierre Bourdieu
précise bien qu'il ne s'agit pas de considérer des « cas cliniques », mais
de comprendre et d'interpréter dans un même mouvement. Il faut pou-
voir se mettre en pensée à la place de l'autre, avoir le « regard compré-
hensif ». Bourdieu va jusqu'à entraîner la méthode dans ce qu'il
qualifie d'« exercice spirituel par oubli de soi ». Ce qui est aussi une
invitation à faire la politique autrement, en échappant à l'« alternative
de l'arrogance technocratique » et de la « démission démagogique ».
Le Monde, 26 février 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.


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Défis et risques

« LA PUISSANCE APPRIVOISÉE »

U n couple ambigu anime les jeux du tragique sur les scènes de ce


temps : celui de la puissance mariée à l'impuissance. Jamais le
pouvoir-faire humain n'a été porté précédemment au niveau qui est
maintenant le sien. Il repousse toujours plus vite et plus loin les fron-
tières de l'impossible. Il multiplie les réseaux qui relient et lient, les
automates qui opèrent, les organisations qui rationalisent et défi-
nissent pour chacun des fonctions professionnelles, les choses et les
imageries qui séduisent – et les instruments dont s'arment les affronte-
ments nés du désir de puissance, des intérêts et des passions. La capa-
cité du savoir et la capacité du pouvoir se développent ensemble ; elles
valorisent la réussite, la performance, jusque dans leurs excès ; elles
imposent la croyance que ceux-ci seront effacés par de nouvelles avan-
cées, par plus de science, de technique, de loi et de raison les corrigeant
et réduisant leurs effets néfastes. C'est la vision optimiste qui fait de
l'homme le maître de ses œuvres, et de celles-ci ses servantes.
À l'inverse, c'est l'impuissance face aux désordres, à la complexité,
aux risques par défaut de maîtrise, aux dominations insidieuses, à la
puissance débridée et aux violences multiformes qui se trouve souli-
gnée. Dans un emportement contraire, la surmodernité se découvre
sous l'aspect de ses dégâts, sous les formes de l'arrogance techniciste
et du calcul cynique dont elle fait ses justifications. Le monde tend à
se transformer en une sorte de méga-machine, l'homme contemporain

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Défis et risques

à devenir un être mal identifié et le lien social à se distendre, souvent


jusqu'au point de rupture qui signifie l'ignorance ou le rejet de l'autre.
Les images qui illustrent cette vision sont révélatrices : elles montrent
la dénaturation du milieu, la montée des dangers, la brutalité des
inégalités, les poussées de l'exclusion, le désarroi individuel face aux
incertitudes et à la précarité, les régressions – par passivité ou par
violence – sous l'effet d'une fatalité imputée à des sortes d'entité hors
de la portée des gens ordinaires. Les démons de la puissance disposent
de moyens accrus, le sentiment d'incapacité en augmente d'autant.
Cette tension n'a jamais été absente, bien qu'elle ait gagné en
intensité, qu'elle soit aujourd'hui vécue comme un décalage mal sup-
portable entre le pouvoir-faire et la multiplication des problèmes sans
solution immédiate, qui se traduisent en nombre de vies abîmées.
C'est, une nouvelle fois, la découverte, après la chute des illusions
– celle de la croissance économique continue et toujours mieux parta-
gée ; celle de la grande transformation accomplie par le volontarisme
révolutionnaire –, qu'aucune société ne laisse de répit aux hommes
qui la composent. Elle est toujours à faire, à parfaire sans qu'il y ait
d'achèvement. Denis Duclos, dans son ouvrage, part justement de
cette constatation : les êtres humains ont la capacité de « rétroagir sur
leur histoire ». Il est fermement convaincu que notre seule puissance
ne peut « répondre aux méfaits de la puissance ».
Il recherche d'autres issues, des passages plus discrets, des lieux où
il est possible de jouer sur « la tension entre les représentations glo-
bales (identité, État, science, marché…) et ce qui insiste pour les faire
bouger ». Ce qui est, selon son propre concept, constitutif d'une civi-
lité que les grandes institutions et les médias font oublier. Il ne s'agit
plus de tout recenser et ordonner, de tout gérer avec le concours de
commandes et d'automates de plus en plus efficaces, de tout régle-
menter pour corriger les abus et contenir les risques. Il ne s'agit plus,
à l'inverse, de raviver l'espérance d'une rupture radicale et d'une his-
toire totalement autre. Les acquis ne sont pas niés et les emballements,
qui engendrent l'« hystérisation de la puissance », ne le sont pas
davantage. Denis Duclos entreprend l'exploration aventureuse de ce
qui peut permettre de « demeurer humain dans des sociétés com-

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Chroniques

plexes ». Il relève les possibilités de « jouer avec les interstices entre les
institutions, les lois, les ordres sociaux, les traditions ou les identités »,
d'échapper à l'enfermement et aux pièges du « consentement caché ».
Il demande que soit « modéré tout enthousiasme pour une icône :
identité ethnique, utopie technique, État de droit ou société préré-
glée ». Aux techniques de la puissance, il oppose celles de la civilité.
Celle-ci ne se substitue pas à la critique sociale tempérée ou radi-
calisée. Elle est d'une autre sorte, qui se révèle mal définissable et
impose pourtant sa présence, sa force, afin qu'il y ait du social et
qu'il « tienne ». Elle résulte du constat que « nous sommes toujours
pour quelque chose » dans ce qui advient. Elle est une aptitude, une
vigilance, une capacité modératrice, une faculté de « civiliser » tout
ce qui est astreinte d'ordre. La civilité, c'est ce qui nourrit les « résis-
tances multiples » du corps social, ce qui conduit à la reconnaissance
des limites et, ainsi, à ne pas laisser les « instances de toute culture »
dévoyer leur propre force. Denis Duclos identifie des pièges et des
stratégies possibles, en considérant la civilité dans ses rapports à
l'identité et aux images qu'elle met en œuvre, à la loi et à l'ordre
qu'elle définit, à la science et aux techniques et aux formes d'organi-
sation qu'elle dote de nouveaux moyens.
L'identité est manifestée dans ce qu'elle a de paradoxal : elle répond
à une nécessité, à un « besoin », mais elle peut entraîner un renforce-
ment simplificateur et « déclencher les agressions de la puissance ». Le
travail de la civilité, sans nier ou occulter l'affirmation identitaire,
consiste à réinscrire celle-ci « dans les limites d'un usage négocié, sans
subir ses dérives spontanées ». Après l'identité, la loi, entendue dans
son acception large comme ce qui, par « convention », « organise les
hommes en fixant leurs implications mutuelles » – dans les domaines
du politique, du juridique et de l'économique. La règle conventionnelle
s'exprime par des contraintes, « à la fois nécessaires et sources de déri-
ves que la civilité doit tempérer ». Celle-ci le peut en jouant sur ce que
la « convention » implique d'arbitraire, d'ambiguïté et de contradic-
tion, et sur l'incapacité de tout régler qui concède des espaces à la
transgression, à l'initiative et au droit de se tenir en dehors.
La science contribue à entretenir l'illusion de la maîtrise, l'image

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Défis et risques

d'un monde qu'il est possible de manipuler, de simuler, de trans-


former ; en négligeant ce que le réel comporte « de caché et d'irré-
ductible ». Il s'est constitué un « champ socio-technique machinisé
qui repousse les pratiques hors commande » : une « sociologie de
l'emprise » est désormais à son service et fait oublier la part d'incerti-
tude présente en toute action. La conséquence a la forme d'un double
paradoxe : l'entreprise humaine devient « incontrôlable dans sa
volonté de contrôle », le monde entièrement imputable à l'homme est
confronté au « risque du renversement vers l'inhumain ». La réponse
à ces deux défis n'est pas à chercher dans une culture du retrait, du
renoncement au savoir. Elle est d'ordre culturel, afin « de se garder de
la puissance » et de ne pas s'engloutir dans les « mirages d'emprise ».
Au cours de son argumentation, Denis Duclos dit de la civilité
qu'elle est « une veille culturelle ». Il n'est pas toujours aisé de le suivre
dans les multiples trajets où il recherche les raisons et les moyens de
cette veille. Ses rejets sont néanmoins apparents : la pensée du global
et ses clôtures, la conception machiniste de la société, la fascination
exercée par un monde toujours plus « chosifié », la mésinterprétation
du rapport à la nature et les égarements des « écocrates », l' « halluci-
nation » imputable aux « grandes idoles », la crispation sur la puis-
sance et « les arrogances déguisées en pseudo-connaissances ». Ce qui
est proposé : un rationalisme tempéré qui ne tue pas l'aptitude à jouer
des savoirs et des règles : une « présence » qui permette de moins
« traiter nos affaires » par « la délégation ou la machine » ; une modé-
ration et une retenue qui peuvent se transformer en « contre-puissance
effective ». Mais la civilité et ses ruses, face à la rudesse contagieuse
des maux actuels, risque de faire figure de médecine douce…
Le Monde, 23 avril 1993.

BIBLIOGRAPHIE

Denis Duclos, De la civilité. Comment les sociétés apprivoisent la puissance,


Paris, La Découverte, 1993.

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Chroniques

« DIRE LE SIDA »

C'était en 1975. Malraux signalait dans un entretien la peur de


« voir arriver quelque chose comme les épidémies d'autrefois ». La
« chose » est là, établie, conquérante. Chacune de ses progressions
multiplie les peurs, celles qu'elle fait naître en attaquant, celles qu'elle
réveille. Identifiée, pourvue d'une image, elle est mise en observation
et manipulée dans les laboratoires qui recherchent les moyens de la
vaincre. Nommée scientifiquement sida, elle a pour agent un virus
que l'on peut dire pervers, disposant d'une extraordinaire capacité de
camouflage et d'attente, tuant par délégation en ruinant les défenses
de l'organisme. Un virus d'autant plus pervers qu'il emploie ce qui
produit de la vie, de l'amour et de la jouissance pour faire de la mort.
La science a permis de déceler sa présence, mais elle n'a pas encore
acquis les moyens d'annuler sa nuisance fatale. La médecine freine ses
effets, mais elle ne peut réduire l'impuissance thérapeutique. Le mal
invaincu, transmis, multiplié, devient alors innommable. On ruse
d'abord avec des formules : « bête immonde », « nouvelle peste »,
« épidémie du siècle ». Mais la peur de la contagion réveille toutes les
inquiétudes, elle corrode les relations sociales en les marquant des
signes du doute et du soupçon, en ouvrant la voie aux rumeurs.
L'autre peut être suspect et il faut alors se protéger de son contact :
la socialité se dégrade en rapports d'évitement. Les effets du mal ne
restent pas un défi auquel seules la science et la médecine se trouvent
confrontées, dans une urgence toujours plus pressante, ils imposent
une interrogation totale. Tout s'y trouve en jeu, du biologique et du
sexuel, du social et du culturel, du politique et de la morale. Le mal
opère, éprouve, frappe et agit aussi comme un révélateur.
Objet scientifique reconnu, il n'est pas maîtrisé par les savoirs
jusqu'à présent. Objet sociologique incomplètement défini, le sida
laisse peu de liberté au « détachement académique » et conduit à ren-
contrer constamment les détresses et la mort. La recherche qui s'y
attache diffère de toutes les autres, elle engage, elle emporte vers les

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Défis et risques

limites. Michaël Pollak, récemment disparu, a travaillé en pionnier


dans ce domaine 1. Il a osé observer le premier les mouvements de la
dérive sociale du mal biologique. Il les a vécus par implication per-
sonnelle. Il en a effectué un déchiffrement scientifique et son apport
nourrit désormais la réflexion sur le mal. C'est à la célébration de sa
mémoire que Bernard Paillard, également sociologue, consacre son
dernier ouvrage, l'Épidémie.
Au terme de trois années d'enquêtes conduites dans la région de
Marseille, qui appréhendent le sida dans ses multiples manifestations
et effets, il avoue avoir l'« impression de déserter ». Il entre dans
« une longue période de crise », doute de son métier, supporte mal
cet échec répété que chaque mort signifie. Il a le sentiment d'avoir
buté sur deux lignes infranchissables, celle qui empêche de parvenir
à la pleine clarté de la connaissance, celle qui ferme l'accès à l'action
rapidement salvatrice. Il trouve insuffisant d'avoir contribué à
« humaniser la maladie ». Il évoque cette « recherche bouleversante »
qui l'a contraint à faire face à des « réalités très loin de son propre
univers ». Son livre entraîne dans l'exploration d'autres mondes où
la peur, le malheur et la mort font irruption, mais où se forment des
solidarités méconnues et où certains êtres sont transfigurés avant de
s'effacer. On ne sort pas de cette lecture tel qu'on y est entré. L'avan-
cée s'accomplit par épreuves successives et initiatrices.
Bernard Paillard n'a pas choisi la forme scientifique canonique, il
a organisé son ouvrage en une suite de « témoignages » qui font che-
miner de l'extérieur – espace des rumeurs et des faux savoirs – vers
l'intérieur, là où la mort est prise en charge et où s'accomplit la lutte
contre l'oubli. C'est une exploration des lieux où le sida impose sa
présence réelle ou fantasmée, où le risque devient obsessionnel et
entretient la méfiance, des lieux où la prévention organise ses cam-
pagnes d'information et d'alerte et de ceux aussi où les marchands
d'illusion établissent leur commerce, de ceux aussi où le mal conduit à

1. Michaël Pollak, qui est mort du sida en 1992, a publié Les Homosexuels et le Sida
(Paris, Métailié, 1988).

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Chroniques

vivre autrement la sexualité, qui s'intègre dans des formes culturelles


inédites autant que dans un autre codage des relations et des mœurs.
Le mal touche bien davantage que les personnes dont il s'empare
par son agression imparable et son expansion, il ne laisse rien en
l'état. Il choque. Il provoque la remontée de l'archaïque. Il engendre
une peur qui résume toutes les autres, une angoisse qui amplifie toutes
celles résultant des crises actuelles. Plusieurs historiens l'ont observé,
les temps de « grandes transformations » sont souvent associés aux
« temps de la peste », des désordres et de la contagion.
Le mal réactive une culpabilité enfouie ; il devient pour certains
un avertissement, l'annonce du châtiment ; il convertit la libéralisa-
tion sexuelle en un désordre amoureux qu'il faut endiguer pour des
raisons de sauvegarde ; il réactive le processus de la victime émis-
saire, la désignation affolée ou folle de ceux par qui le malheur est
arrivé et poursuit sa progression. Il est d'une certaine façon le scan-
dale résultant de la mise en échec d'une société, où le pouvoir-faire
et le pouvoir-protéger paraissaient prémunis contre les défaillances
majeures.
Ce que montre avec force et émotion Bernard Paillard, c'est
l'ambiguïté des situations. Les campagnes de prévention doivent
« alerter sans trop dramatiser », se situer entre « information et
panique », donner de l'efficience aux messages préventifs. Mais il
n'est pas facile d'avoir prise sur ce qui est d'abord une « affaire per-
sonnelle » et sur ce qui relève d'une intimité pouvant se conjuguer à la
marginalité. Il ne l'est pas davantage de réduire les interférences. Et
d'abord celles qui résultent des enjeux politiques, de la compétition
entre les institutions spécialisées et les associations, des rivalités de
personnes et de la confrontation des pouvoirs ou des compétences.
Le Monde, 8 avril 1994.

BIBLIOGRAPHIE

Bernard Paillard, L'Épidémie, carnets d'un sociologue, Paris, Stock, 1994.

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Défis et risques

« L'EXPLORATEUR DE VISAGES »

Le visage est « une terre que l'on est jamais las d'explorer », Carl
Dreyer l'affirme avec la compétence du métier et la force de la pas-
sion ; une terre qui est aussi une matière animée de l'intérieur. La
double métaphore exprime les deux aspects du visage, celui que lui
impose le rapport social et celui que lui donne la montée des senti-
ments, des émotions et des passions. David Le Breton, à la recherches
des significations, des valeurs, des imaginaires associés aux visages
fait également de celui-ci un lieu qui est dit « le plus humain de
l'homme ». Il le considère alors comme une « scène » où la vie inté-
rieure de la personne se donne à voir, avec ses ambiguïtés et ses ruses.
Explorateurs de visages, il nous entraîne dans le plus fascinant des
parcours. Et tout d'abord dans le mouvement d'une histoire qui
conduit à « l'invention du visage ». Il faut que l'individu se différencie
du collectif, que le corps soit reconnu avec sa valeur propre – et non
plus en tant qu'abri précaire de l'âme – pour que le visage acquiert lui
aussi toute sa valeur. Il se singularise ; il indique les différences, celles
qui sont d'ordre physique et celles qui tiennent à la condition. Le
portrait, dès lors qu'il est une représentation détachée de toute réfé-
rence religieuse, assure en quelque sorte sa « célébration sociale »,
après avoir été le mémorial par lequel les puissants inscrivent leur
présence dans la durée. Bien plus tard, la photographie permet l'avè-
nement d'une « démocratie du visage » ; elle donne à chacun un autre
accès à sa propre image et à son histoire personnelle jalonnée de sou-
venirs, elle contribue à la reconnaissance de son identité.
La passion de lire le visage est ancienne, bien antérieure à la
découverte des multiples particularités individuelles qu'il révèle. Les
Grecs – Aristote, Pythagore, Hippocrate – ont tenté d'associer la
définition des caractères humains, la première élaboration d'une
caractérologie, à l'observation des traits du visage. Au Moyen Âge,
la physiognomonie s'allie à la recherche des signes et des analogies

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Chroniques

par lesquelles se révèle la correspondance entre l'ordre du monde et


l'être même de l'homme.
À partir des XVIIe et XVIIe siècles, la lecture se donne une allure
scientifique ; elle se présente comme un déchiffrage des apparences et
le visage se réduit à une figure décryptable. Le Suisse Lavater a mené
l'entreprise au succès, entraîné l'adhésion de nombreux contempo-
rains et d'écrivains qui en reçoivent les clés de leurs personnages
– notamment Balzac, qui fait du visage des protagonistes l'annoncia-
teur du drame romanesque.
Chaque époque scientifique façonne la lecture, lui impose sa
propre grille. Darwin, dans son étude intitulée L'Expression des émo-
tions chez l'homme et l'animal, préfigure la démarche des éthologues.
La gestuelle devient spécifique et le visage apparaît alors comme le
« miroir de l'espèce ».
Plus tard, c'est l'interprétation expérimentale qui prévaut, elle
conduit à une physiologie des passions ou à une explication méca-
niste des expressions. Et maintenant, après que la science de la
langue et l'analyse structurale ont dominé la scientificité, alors que la
communication est la référence, la symbolique du corps – et donc du
visage – se place sous ce double éclairage. Elle révèle l'étude propre à
ajouter un nouveau chapitre à la linguistique et à la sémiologie, est-il
dit, mais en négligeant le fait que l'analogie est pour une part trom-
peuse : les expressions corporelles et les jeux du visage ne se réduisent
pas à une combinatoire d'éléments.
David Le Breton est anthropologue, il refuse les simplifications. Il
restitue au visage humain son ambivalence. Il montre la difficulté
qu'éprouve tout homme à se « saisir », à « se ressembler soi-même », à
« se reconnaître dans une seule figure » à laquelle il pourrait attacher
son identité. Il met en évidence « la confrontation de soi à son image », à
ces « projections du visage » qui sont les perceptions que les autres en
ont. C'est dans les multiples interactions sociales que le visage se conver-
tie en « face », par son apparence au regard d'autrui et par la façon dont
celui-ci le modèle, lorsqu'est recherchée la ressemblance à une figure
prestigieuse ou plus banalement la conformité au look du moment.
Dans le face‑à-face, le regard devient le moyen principal de la

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Défis et risques

relation ; il lui donne son intensité et sa valeur ; il n'est jamais neutre,


il agit directement selon sa qualité (sa beauté) et selon ce qu'il
exprime ; il a une force propre qui contribue à la fusion amoureuse
ou qui, à l'inverse, agit dans le sens de la soumission ou de l'effroi
imposés à autrui. On comprend alors toute l'importance attribuée
aux yeux, dont on a pu dire qu'ils « font » le visage – en lui permet-
tant de mieux « parler ».
Le visage n'acquiert sa capacité expressive que dans le rapport à
l'autre, avec qui s'échangent des significations, avec qui s'établit le
recours au symbolique et à l'imaginaire. Lorsque cette relation
n'existe pas, ou ne se constitue pas, le façonnage du visage ne peut
parvenir à s'accomplir. L'enfant sauvage, privé d'entourage humain,
reste « sans sourire, sans rire, sans larmes » ; seule la reprise par la
société lui donnera les moyens de s'exprimer. L'enfant autiste a « un
visage socialement inachevé », son « idiome corporel » n'a de sens
que pour lui. David Le Breton le répète avec insistance : « le visage
n'est jamais une nature mais une composition ». Le maquillage – dont
Baudelaire a formulé l'éloge – le transforme en une scène, le voile le
soustrait à la convoitise tout en excitant le désir, le masque le méta-
morphose dans le rituel ou délivre du servage du moi dans la fête.
La perte du visage, la défiguration accidentelle, est un drame et
l'équivalent d'une demi-mort sociale. Ce qu'exprime fortement l'écri-
vain japonais Abé Kôbô : « on se sent comme si la moitié du monde
avait été arrachée ». La laideur peut être un stigmate, elle fait attribuer
des qualités négatives, jusqu'à entraîner, à la façon du criminologue
Lombroso l'assimilation du laid au délinquant potentiel. Mais la dégra-
dation de la figure expose aux violences insidieuses. Ce handicap
engendre une continuelle curiosité, un malaise qui se renouvelle à
chaque rencontre et la personne dont les trais ont été ravagés a le senti-
ment que son identité elle-même s'en trouve mutilée. Tout se passe
comme si les relations ne s'effectuaient que par « attitudes composées ».
La haine de l'autre conduit à sa défiguration, la négation de
l'homme « passe par celle de son visage », c'est ce qui le tire hors de
l'univers humain, ce par quoi se justifie la contrainte le soumettant
aux humiliations, aux sévices, à la servitude fatale. Les camps de la

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Chroniques

mort, qui ont organisé une destruction systématique de l'homme,


« commencent par lui ôter toute figure humaine », par effacer de ses
traits toute marque identitaire. Le boureau veut imposer sa domina-
tion à un peuple de « sans visage ». À l'opposé de cette négation bar-
bare, l'amour conduit au ravissement par le visage de l'autre, à une
relation où le corps désirant tout entier et le visage se confondent.
Le Monde, 23 octobre 1992.

BIBLIOGRAPHIE

David Le Breton, Des visages. Essai d'anthropologie, Paris, Métailié, 1992.

« MOTS DE DISPUTE ET MOTS D'AMOUR »

Ce temps est rude pour les sociologues, ils se découvrent plus


démunis, plus assaillis par l'événement, plus sollicités. L'usure des
dispositifs théoriques hérités les contraint à l'innovation, à la recom-
position de leur discipline. Le cours des choses bouscule les objets
auxquels s'attachaient leurs recherches : les groupes sociaux, les
classes, les institutions et les appareils de pouvoir, les idéologies et les
machineries de l'imaginaire. Les illusions perdues, les incertitudes
multipliées conduisent à des interrogations plus fondamentales, à la
découverte de ce qui peut faire lien social sous le règne du mouvement
généralisé, malgré les déconstructions. Sous la surface des transforma-
tions, il s'agit alors de trouver ce qui reste fondateur, ce qui lie les
personnes, ce qui leur permet de communiquer et de donner du sens à
leurs relations. Dans cette entreprise d'analyse et de recomposition du
social, le savoir sociologique tente de se refaçonner.
C'est là ce qui fait la force du dernier ouvrage de Luc Boltanski. Un
livre ambitieux, multiple, nourri des connaissances les plus actuelles,
informé par les résultats d'une étude empirique exigeante. Son pré-

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Défis et risques

texte peut paraître ordinaire, mineur : la considération des disputes,


des « affaires » où des personnes s'estiment victimes d'un traitement
anormal, d'un déni de justice, et en débattent publiquement. Le maté-
riau principal est constitué par des dossiers de presse – lettres accom-
pagnées de documents, de témoignages, de « preuves » où les auteurs
s'efforcent de rallier les journalistes à leur argumentation et de lui
donner un retentissement.
L'objectif premier de la recherche : une « analyse de la façon dont
les personnes confectionnent des causes, des bonnes causes, des
causes collectives ». Mais, au-delà, il s'agit de dépasser les cas particu-
liers, d'accéder à du général, de montrer l'affaire comme une « forme
sociale » et la justice « comme une façon parmi d'autres de soutenir le
lien social ». Et, par un déplacement logique, de progresser de l'exa-
men des situations de dispute vers l'analyse des situations où les rela-
tions sont pacifiées par l'amitié et, plus encore, transformées par un
« basculement dans l'amour » où « rien ne peut être calculé, ni
imposé, ni produit par imitation ».
Un discours de la méthode plusieurs fois repris accompagne le
parcours. Il marque les distances à l'égard des sociologies devenues
(trop) classiques, de la philosophie politique également classique fas-
cinée par l'horizon de la « société juste », aussi de la sociologie cri-
tique dénonciatrice des apparences, à laquelle est substituée une
« sociologie de la société critique ». Le sociologue se place en position
d'extrême extériorité, moins attentif aux acteurs qu'aux discours et
aux « mises en intrigue » (selon le mot de Paul Ricœur) que ceux-ci
produisent ; il effectue un travail de clarification, de traduction, ins-
crit « dans le cadre d'une herméneutique » ; il élabore les moyens qui
donnent une rigueur distante à ce décryptage et révèle ce qui est en
jeu dans les situations observées.
Simplifions encore davantage le rapport d'une démarche com-
plexe, aux références parfois faiblement compatibles : sociologies de
l'interaction, sociologies phénoménologiques, courants structura-
listes, sémantique du social. Il s'agit de construire les modèles appli-
cables à des « personnes en actes » dans des situations soumises à des

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Chroniques

contraintes, des modèles capables d'expliciter les « opérations aux-


quelles se livrent ces acteurs ».
L'application aux « prétentions à la justice dans la vie quoti-
dienne » ne reporte ni à la justice en tant qu'institution ni à une
théorie de la justice à la façon de John Rawls. Ce qui est principale-
ment considéré, c'est l'idéal de justice des gens, les justifications qu'ils
présentent et les dispositifs sur lesquels ils prennent appui ; bref, la
« compétence » qu'ils mettent en œuvre. Ce qui est montré, c'est la
nécessité de faire appel à « quelque chose qui dépasse les personnes »
et les situations. Il faut une référence commune, un « principe d'équi-
valence », qui établisse en justesse (plus qu'en justice) leurs positions
respectives : une certaine idée de la Cité, un idéal que le cours de la
vie collective met à l'épreuve. Alors, la « justesse du monde » devient
objet de critique, la dispute surgit qui ne peut être abandonnée à la
seule force, puisque le lien social doit être maintenu par accords révi-
sables. Boltanski ne fréquente pas l'utopie, il sait qu'un monde tout
en justice est aussi impossible qu'un monde tout en violence.
Aux états de dispute il oppose les « états de paix ». La question
est celle de l'alternative à la violence. La justice ou l'abandon passif
à la paix des choses. La réponse considérée est celle de l'amour ; en
excluant les lieux communs du discours amoureux, en rejetant avec
quelque mépris l'« exhibition littéraire », en marquant la différence
avec les travaux sociologiques antérieurs (Simmel, Rougemont,
Barthes, etc.). Dans l'opposition d'erôs à agapê, c'est le second
terme qui est retenu en le dépouillant de son habillage philosophique
et théologique.
Le désir n'est pas au centre du propos, pas plus que l'altruisme
issu de la moralisation de la société à la façon de Durkheim. Pas plus
que les résultats d'une recherche empirique qui aurait décrypté les
conduites amoureuses. Il y a ici, par la relecture des grands textes de
la tradition, par le recours à une démarche analytique, la tentative
de construire un « modèle d'agapê pure », de le confronter au modèle
explicatif des revendications de justice, de saisir le double passage de
l'amour à la justice – et inversement. C'est la possibilité des relations

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Défis et risques

sans recherche d'équivalence, sans calcul, et compatibles avec l'insou-


ciance, qui est soumise à l'examen.
Boltanski le fait sans trop d'illusions, avec la certitude, cependant,
que l'amour épuré trouve seulement son expression dans la tension
entretenue avec la justice.
Sa démarche l'a éloigné de la considération de l'amour comme
passion. Niklas Luhmann, sociologue allemand fort en vue, a choisi
la position inverse voilà quelques années, dans l'ouvrage qui a pour
titre, L'Amour comme passion. Avec une même intention : contribuer
à la construction d'une autre sociologie. Il met à l'épreuve une théori-
sation inspirée de la théorie des systèmes et d'une théorie de la com-
munication « généralisée au plan symbolique », orientée par la prise
en compte de l'évolution en longue durée des codes, des idées et des
formes sociales, des modes de relations personnelles et imperson-
nelles. En l'occurrence, il est traité de l'apparition d'une sémantique
de l'amour et de ses transformations par le passage des sociétés hié-
rarchisées, stratifiées, aux sociétés modernes constituées par une dif-
férenciation fonctionnelle toujours plus poussée. L'attention portée
au « médium amour », à cette communication « extrêmement person-
nelle », entraîne vers d'autres et fructueux débats : sur la constitution
de l'individualité, sur la définition de l'intimité impliquant les repré-
sentations du corps et de la sexualité, sur les formes paradoxales de
l'amour – notamment dans son rapport au mariage.
Luhmann prend appui sur la littérature romanesque du XVIIe au
XIXe siècle en la soumettant à l'éclairage de sa théorie et d'une culture
quasi encyclopédique, en explorant des corrélations, des variations
complexes et les effets des transformations historiques. Son parcours
ne se rapporte pas en un résumé sommaire, mais le fil conducteur est
donné au départ. L'amour est moins traité en tant que sentiment,
sinon de façon oblique, qu'en tant que code symbolique « qui encou-
rage à former des sentiments qui lui sont conformes » et « se réfléchit
depuis longtemps dans la sémantique amoureuse ». Dès le XVIIe siècle,
malgré l'accent porté sur l'amour-passion, « on a pleinement
conscience qu'il s'agit d'un modèle de comportement […] qu'on a
sous les yeux avant de s'embarquer à la recherche de l'amour » ; un

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Chroniques

modèle disponible « comme orientation et comme savoir », comme


langage aussi, avant même d'avoir trouvé le (la) partenaire.
C'est à la constitution de ce codage, à la sémantique qui l'exprime,
aux déplacements historiques de leur « centre de gravité » que l'étude
est consacrée ; en montrant l'incorporation progressive de plus d'indi-
vidualisation, d'intimité, de sexualité. Il faut corriger la simplification
en signalant la richesse des analyses consacrées, entre autres, à la
« liberté en amour », à la galanterie, à la relation du plaisir à l'amour
et aux assauts contre la raison. Il faut lire ce livre, sans décourage-
ment lors de passages en haute abstraction, pour mieux savoir ce
qu'est la communication par l'amour.
Le Monde, 28 septembre 1990.

BIBLIOGRAPHIE

Luc Boltanski, L'Amour et la justice comme compétences. Trois essais de


sociologie de l'action, Paris, Métailié, 1990.

« UN DRAME SOCIOLOGIQUE À MULTIPLES PERSONNAGES »

Il fallait y penser, l'idée est séduisante et pédagogiquement utile :


donner à la réflexion et à la controverse sociologiques une forme
dramatique. Ce qui revient à décomposer leur mouvement en actes et
scènes, jusqu'à un dénouement qui permet à l'auteur d'avoir l'avan-
tage des mots de la fin. Le procédé d'exposition paraît d'autant plus
justifié que le sociologue étudie les « acteurs » sociaux, les logiques
régissant leur « action », que certaines des théories sociologiques
considèrent le social sous l'aspect du drame ou du texte. Bernard
Lahire est le premier à avoir pris le risque de construire son dernier
ouvrage – où il ouvre aux sociologues, en partant de sa propre expé-
rience, une voie désertée – selon ce mode d'argumentation. Après la

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Défis et risques

présentation des « avant-scènes », l'action démonstrative et critique se


déroule en quatre actes et onze scènes. Le titre de la pièce : L'Homme
pluriel. Il y est montré que les acteurs sociaux sont ce que leurs mul-
tiples expériences font d'eux ; ils se trouvent continuellement en voie
de se « produire » sous l'effet des situations.
La mise en scène exige des « éclairages ». Ils sont surtout demandés
aux sociologues reconnus, du moins à certains d'entre eux : à Dur-
kheim qui marque la place du psychologique dans la lecture du social ;
à Halbwachs qui traite de la mémoire collective ; à Goffman qui révèle
« un soi fluctuant selon les situations » et incidemment à quelques
autres. Ils sont également empruntés aux philosophes afin de mieux
manifester l'implicite des théories et de mieux signaler le parcours
« d'un retour à la sociologie psychologique ». Ce qui permet de faire
apparaître Bachelard, en exergue, avec l'injonction de « reconstruire
tout son savoir », suivi par Bergson, Bouveresse, Deleuze, Foucault,
Merleau-Ponty, Piaget, Wittgenstein et par des spécialistes des
sciences de l'esprit. L'éclairage est aussi littéraire, apporté par d'utiles
références dont l'une est principale : celle qui retient « le modèle prous-
tien de l'acteur social », reconnaissant en chaque homme « plusieurs
personnes superposées ». On le voit, la méthode aussi est plurielle. Ce
qui se révèle nécessaire lorsque l'acteur social ne se réduit pas à la
somme des rôles assumés, ou à l'état de prisonnier des structures
sociales qui le contraignent.
La pièce fait apparaître nombre de personnages. Certains n'effec-
tuent qu'une entrée discrète ; la plupart des acteurs ayant proposé
une théorie de l'action ont, en quelque sorte, une présence indirecte ;
ils ne sont pas des partenaires majeurs dans la confrontation.
D'autres ont déjà été évoqués, ce sont ceux qui soutiennent les prises
de position du personnage principal – l'auteur – et arment sa cri-
tique. Ce dernier est celui qui parle, face à celui qu'il fait constam-
ment parler, Pierre Bourdieu. Toute la tension dramatique tient à
cette opposition. Elle n'est pas sans « tiraillements », voulant éviter
les pièges de la détestation ou de la vénération, permettre de « penser
à la fois avec et contre » le partenaire principal. Bourdieu, que
l'auteur connaît bien, dont il situe l'œuvre dans « le grand courant

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Chroniques

des sociologies critiques », est crédité d'avoir proposé « l'une des


orientations théoriques les plus stimulantes et les plus complexes en
sciences sociales ». L'éloge contribue à mieux préparer les rudes
attaques.
Chaque « scène » est, pour Bernard Lahire, l'occasion d'avancer
ses propres propositions et de démonter pièce par pièce la construc-
tion théorique édifiée par son partenaire supposé et constamment
cité. Rien n'est épargné, ou presque. Ni les études plus empiriques,
celles où Bourdieu traite de la reproduction sociale en relation avec
les systèmes d'enseignement, de la production et de la consommation
culturelles, des mécanismes déterminant les évaluations sociales et les
critères de la distinction, etc. Ni les concepts et notions qui sont les
marques distinctives de cette sociologie : schèmes, champs, transfert,
illusio, ou les métaphores utilisées et notamment celle du jeu. C'est la
théorie de l'habitus qui se présente comme l'objectif principal à
démanteler : elle unifie par le moyen d'un prétendu « programme de
socialisation incorporé » ce que les acteurs sociaux vivent dans la
dispersion de leurs pratiques, elle ignore les désajustements engendrés
par les crises que ceux-ci sont appelés à vivre. Ce qui est dénoncé
rudement, c'est la « jouissance théorique » éprouvée « à sillonner
avec la même charrue » des terrains différents, et l'obsession de consi-
dérer seulement les « bons objets » sociaux. Il faudrait bien sûr éva-
luer en détail l'évaluation. Il faut rappeler que le parcours
scientifique de Pierre Bourdieu ne s'est pas effectué sans détours et
variations entre le moment où il traite du Déracinement (Éditions de
Minuit, 1977) et celui où il interprète La Misère du monde (Seuil,
1993).
La polémique anime le parcours, derrière les excès elle révèle le
rejet des théories à prétention universelle, elle en appelle à la stricte
délimitation des « champs de pertinence des théories ». Ce qui n'est
pas vraiment nouveau sinon entièrement respecté. Dans sa pro-
pre contribution, en accompagnant le mouvement imposé par la
construction dramatique de l'ouvrage, Bernard Lahire fait apparaître
les figures successives de son argumentation. Ainsi se succèdent : la
fausse unicité (de l'acteur social), la pluralité (des contextes sociaux,

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Défis et risques

des habitudes, des logiques d'action), l'analogie pratique (entre situa-


tions), l'incorporation (des habitudes), les degrés de conscience (des
types d'action), l'objectivité (du subjectif), l'ambiguïté (de la pra-
tique).
Ce sont là autant de scènes entre lesquelles l'auteur insère ce qui
résulte de ses recherches personnelles. Avec intermèdes, en quelque
sorte. L'un, consacré à l'école, permet d'insister sur « les conditions
concrètes de la construction sociale d'un rapport au langage » ; ques-
tion reprise ensuite dans une convaincante démonstration du fait que
le langage ne peut être isolé, qu'il est présent au cœur de toute pratique
et ne saurait être lié aux seules « habitudes réflexives ». L'autre traite
des pratiques ordinaires d'écriture, du sens de l'écrit banal en tant que
moyen de soulager la mémoire, de calculer et organiser les activités.
On ne s'ennuie pas à la lecture de ce drame sociologique, on
s'irrite parfois, mais l'auteur, au talent polémique certain, a choisi de
bousculer les dévotions et les affiliations, de « muscler la sociologie ».
On adhère lorsqu'il présente l'individu non comme l' « atome »,
s'imposant à toute analyse sociologique, mais comme le produit com-
plexe de multiples processus sociaux, de multiples déterminismes, et
fait de cet état la condition de sa liberté. Il faut cependant rappeler à
Bernard Lahire que, si l'homme est pluriel, la société l'est tout autant,
et que son entreprise de refondation du savoir sociologique pourrait
aussi bien s'inspirer de cette constatation.
Le Monde, 24 juillet 1998.

BIBLIOGRAPHIE

Bernard Lahire, L'Homme pluriel, les ressorts de l'action, Paris, Nathan,


1998.

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Chroniques

« L'INDIVIDU COMME PRODUIT SOCIAL »

Encore un effort, pour être libre. Il y a, d'un côté, le discours de


la globalisation qui porte sur les grands ensembles matériels et imma-
tériels issus de l'actuelle modernité, sur les effets de contrainte et de
domination en résultant. Il y a, d'un autre côté, le discours qui porte
sur l'individu et son action, sur la production du social dont celui-ci
est à la fois le moyen et le produit. Entre les deux, la représentation
de la société comme totalité déjà constituée, et disposant de la capa-
cité de se « reproduire », est en voie d'effacement. Depuis le moment
où il a étudié l'échec scolaire, Bernard Lahire n'a pas cessé d'étendre
ses recherches relatives à la socialisation de l'individu, à la mise en
évidence du fait que si le monde social est hors de nous il est tout
autant en nous. Il est donc partie prenante dans le débat, dans le
travail de redéfinition de la science sociale qui le manifeste.
Deux livres notamment signalent le parcours : L'Homme pluriel
(Nathan, 1998), surtout fondé sur la critique des élaborations théo-
riques de Pierre Bourdieu et, aujourd'hui, ces Portraits sociologiques
qui proposent une large démonstration empirique. Bernard Lahire a
une exigence de rigueur servie par un talent polémique incontestable.
Il brocarde les sociologues qui n'ont que des idées et dénoncent la
faiblesse de la recherche empirique. Il s'en prend tout autant aux
pratiques sociologiques qui, in fine, laissent aux enquêtés « le soin de
trancher entre les “bonnes” et les “mauvaises” interprétations ». Il
bouscule les certitudes d'École – celles des théories de l'habitus et de la
reproduction sociale, de l'individualisme méthodologique, de l'ethno-
méthodologie et d'autres – en affirmant qu'il n'y a pas une seule vérité
possible sur le monde social. Il revendique cette attitude de curiosité
que le qualificatif d'« expérimentale » peut suggérer. Ce qui est art à
côté de la recherche de rigueur, qui entretient, constamment reprise,
la question de savoir « ce qu'est une connaissance sociologique ».
Dans ces conditions, les idéologies de l'individualisme, actuelle-
ment en vogue, ne sont pas recevables, pas plus que les représentations

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Défis et risques

de l'individu comme « réalité empirique complexe » conduisant à la


définition unifiante et illusoire des personnes singulières. L'individu
est un « objet construit ». Et cette construction relève d'une sociologie
qualifiée d'un terme nouveau-venu : elle est dite dispositionnelle. Elle
ne postule pas la cohérence, l'unité de l'action individuelle, de la per-
sonne. L'image de l'homme pluriel reparaît en révélant les limites
opposées aux institutions sociales qui contribuent à forcer l'unité de
la personne. Les individus, singularisés par leurs « dispositions »,
agissent dans des contextes qui mettent en œuvre ces dernières sur une
pluralité de scènes. Les dispositions, dont les acteurs individuels sont
porteurs en fonction de leur parcours biologique, de leurs expériences
socialisatrices, de leurs représentations, de leurs pratiques, imposent
de faire apparaître les principes par lesquels elles agissent et régissent
les comportements.
Il n'y a pas de « programme » intériorisé par l'individu qui lui
donnerait unité et continuité ; les multiples contextes de l'action solli-
citent différemment ses dispositions. On pourrait dire, selon cette vue,
que l'économie des dispositions et l'économie des contextes sont en
continuelle interaction. En ce sens, l'individu n'est jamais le même, il
n'existe pas « une seule formule » déterminant ses comportements, ses
choix, ses décisions, ses croyances. Ce qui conduit à imbriquer lecture
psychologique et lecture sociologique. Mais Bernard Lahire doit
démontrer empiriquement ce qu'il propose en théorie. À la façon des
ethnologues, il se donne un terrain sur lequel il conduit sa recherche
avec une équipe de collaborateurs.
Le terrain est constitué par huit « enquêtés » sans liens entre eux,
cinq femmes et trois hommes, privilégiés plus que démunis, jeunes
plus qu'avancés dans le cours de l'âge. Ils sont astreints à six entre-
tiens séparés, de façon à faire apparaître leurs comportements, leurs
manières de voir, de sentir, d'agir dans « des domaines de pratiques
ou des micro-contextes différents ». On obtient ainsi « une série
d'informations sur les mêmes individus susceptibles d'être compa-
rées ». La méthode évoque celle des ethnologues, en recourant à un
guide, à des grilles d'orientation des entretiens, en détournant l'élabo-
ration des récits de vie afin de produire les portraits sociologiques de

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Chroniques

personnes aux histoires singulières. Des portraits comparables aux


œuvres de l'art cinétique, puisque chacun d'entre eux a pour fonction
l'étude de la « variation intra-individuelle » des comportements, des
attitudes, des goûts, etc.
Les études de cas représentent les trois quarts du texte, sans que
chacun prenne la forme d'une narration linéaire. Il ne s'agit pas de
rapporter des parcours de vie révélant une continuité, mais de faire
apparaître des principes de comportement à partir de thèmes révéla-
teurs – école, famille, travail, amitiés, santé, loisirs, etc. Si l'individu
est capable de décrire ce qu'il fait, il est rarement conscient des déter-
minations internes et externes qui l'ont conduit à agir comme il l'a
fait. Le but des entretiens répétés, diversifiés, est donc de provoquer
ce surgissement, de manifester la variation des comportements selon
les individus et les modes de leur socialisation, leurs relations inter-
individuelles respectives, les contextes et les problèmes posés par
l'adaptation ou le décalage des dispositions requises.
Chacun des cas traités assure, autant que l'accès aux interpréta-
tions orientées par la méthode, l'intrusion dans des vies qui se
dévoilent par fragments comme dans l'ébauche d'une œuvre litté-
raire. Cet aspect séduit, plus que le tableau récapitulatif qui conclut
chaque cas à la façon dont le ferait un profiler. La démarche dans son
ensemble conduit au centrage sur la socialisation, sur la constatation
que le social marque sa présence dans les aspects les plus singuliers de
chaque individu et que les dispositions individuelles comportent une
part d'héritage. Mais cette approche tient nécessairement à distance
ce qui relève des phénomènes sociaux constitués à grande échelle et
tout autant ce qui résulte des effets de pouvoir et de domination. La
leçon principale est d'une autre nature. Sur elle doit se porter l'atten-
tion. L'individu, s'il est pris dans un jeu de forces et de contre-forces
internes (les dispositions) et externes (les contextes), est continûment
en voie de se faire. C'est en cet état que réside sa liberté, à condition
de pouvoir en user et de vouloir en user.
Le Monde, 26 avril 2002.

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Défis et risques

BIBLIOGRAPHIE

Bernard Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations indivi-


duelles, Paris, Nathan, 2002.
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INDEX

Adorno, Theodor W., 229 Bergson, Henri, 17, 110, 119, 133, 305
Al-Fârâbî, 264 Bernand, Carmen, 71, 252, 255
Althusser, Louis, 12 Bernard, Claude, 11
Ansart, Pierre, 87-88, 280-282 Berque, Jacques, 69, 251
Arendt, Hannah, 233 Bloch, Marc, 179
Aristote, 3, 70, 79, 250, 265, 297 Bloch, Maurice, 67, 246-248
Aron, Raymond, 16, 21, 80, 87-88, Bloom, Allan, 266
126, 143, 264, 269, 280-281 Boas, Franz, 171
Atlan, Henri, 273 Boltanski, Luc, 107-108, 300, 302-304
Augé, Marc, 59, 231-232, 234, 262-263 Bouglé, Célestin, 166
Augustin (saint), 281 Bourdieu, Pierre, 21-23, 81, 92-93, 110-
Averroès, 70, 250 111, 129, 145-149, 287, 289, 305-
Avicenne, 70, 250
306, 308
Bourg, Dominique, 45, 199, 201-202
Bachelard, Gaston, 110, 225, 305 Bourne, Randolphe, 122
Baechler, Jean, 84-85, 276-277, 279 Bouveresse, Jacques, 305
Bailly, Jean-Christophe, 67, 244-245 Breytenbach, Breyten, 122
Baldwin, James, 233 Brossat, Alain, 89, 285
Barel, Yves, 26-28, 160-164 Brown, Richard, 20, 140-141, 178, 224
Barley, Nigel, 42-44, 192-197
Brumble, David, 52, 217-220
Bastide, Roger, 34-37, 169-170, 174-
Buber, Martin, 122
176
Bataille, Georges, 30
Bateson, Gregory, 32, 34, 156, 170-174 Caillois, Roger, 30
Bateson, Mary Catherine, 33, 170-171, Cameron, James, 99
174 Camporesi, Pietro, 40, 187-191
Beauvoir, Simone de, 122 Camus, Albert, 122
Benda, Julien, 13, 121 Camus, Dominique, 254
Benedict, Ruth, 171, 173, 179 Canfora, Luciano, 164
Bergé, Christine, 74, 257-259 Carlyle, Thomas, 82, 274

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Du social par temps incertain

Cassirer, Ernst, 81-82, 210, 272-273, Eastman, Charles Alex, 219


275 Eliade, Mircea, 246
Chalvon-Demersay, Sabine, 61, 235, Elias, Norbert, 23-25, 149-157
237-238 Éluard, Paul, 205
Champagne, Patrick, 19 Erikson, Erik, 171
Champion, Françoise, 243 Evans-Pritchard, Edward, 36, 177, 207
Chartier, Roger, 151, 153
Chateaubriand, François-René, 56, 222 Faulkner, William, 220, 287
Chevallier, Dominique, 249, 251 Fischler, Claude, 186-187
Claudel, Paul, 223 Flaubert, Gustave, 149, 287
Comte, Auguste, 143 Fortes, Meyer, 37, 177
Conan, Michel, 200 Foster, Georg, 73
Condillac, Étienne Bonnot de, 6 Foucault, Michel, 13, 122, 305
Confucius, 281 Fournier, Marcel, 30-31, 120, 167-168,
Corneille, Pierre, 280 170
Critias, 164 Frazer, James George, 82, 177, 273
Croce, Benedetto, 49, 210 Freeman, Derek, 171
Cropsey, Joseph, 265 Freud, Sigmund, 22, 87, 92, 136, 178,
281
Darwin, Charles, 298
Davis, Mike, 59, 228-230 Galey, Jean-Claude, 199
de Gaulle, général, 87, 281 Gallini, Clara, 253, 255
de Libera, Alain, 70, 250 Geertz, Clifford, 25, 207
De Martino, Ernesto, 49, 209-212 Gérando, Joseph-Marie de, 92, 286
Deleuze, Gilles, 119, 305 Gluckman, Max, 37
Descartes, René, 47, 174, 204, 266 Gobineau, 82, 274
Descombes, Vincent, 144-145 Goffman, Erving, 110, 305
Devereux, Georges, 35-36, 174-176 Good, Kenneth, 192-193
Diderot, Denis, 4, 6, 31 Goody, Jack, 37-38, 176-182, 184
Dogan, Mattei, 143-144 Gramsci, Antonio, 49, 122-123, 210
Douglas, Mary, 46, 201 Granet, Marcel, 129
Dozon, Jean-Pierre, 75-76, 259, 261- Grossein, Jean-Pierre, 127-128
263 Gruzinski, Serge, 71, 252, 255
Dreyer, Carl, 104, 297 Guglielmina, Pierre, 269
Duclos, Denis, 96-97, 291-293 Gurvitch, Georges, 14, 30, 166
Duhamel, Georges, 223
Dumézil, Georges, 215 Halbwachs, Maurice, 110, 305
Dumont, Louis, 30 Harris, W. W., 75, 260
Durkheim, Émile, 4, 10-12, 14-17, 20, Harrison, Robert, 46-47, 203-204, 206
22, 29-31, 110, 117-120, 125, 128, Hassner, Pierre, 264
133, 135, 143, 166-168, 302, 305 Hegel, Georg Wilhem Friedrich, 82,
264, 274

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Index

Heidegger, Martin, 80, 210, 266, 268, Luhmann, Niklas, 27-28, 107, 303
270 Lukács, Georg, 17, 134
Héraclite, 3
Hervieu-Léger, Danièle, 65-66, 245 Machiavel, 3, 77, 79, 87, 109, 264, 266,
Hippocrate, 297 274, 281
Hirschman, Albert O., 25-26, 157-160 Mahomet, 249
Hobbes, Thomas, 4, 264-265 Maïmonide, 70, 78, 250, 264
Hobsbawn, Eric, 178 Malinowski, Bronislaw, 37, 177
Hölderlin, Friedrich, 64, 242 Malraux, André, 294
Homère, 38, 163, 180 Mancini, Silva, 211
Hume, David, 4 Manent, Pierre, 264
Mannheim, Karl, 150
Johnston, William, 62-63, 238-241 Marcuse, Herbert, 122
Joyce, James, 220 Marineau, René, 136
Jung, 256 Marsile de Padoue, 266
Marx, Karl, 15, 22, 87, 92, 125-126,
Kaesler, Dirk, 126 128, 143, 178, 280
Kant, Emmanuel, 144, 264, 272 Mauss, Marcel, 15, 29-32, 34-37, 49, 81,
Karady, Victor, 30, 166 103, 118, 120, 126, 129, 166-170, 175
Kardec, Allan, 74, 257 Mead, Margaret, 32-34, 170-174, 179
Ki-Zerbo, Joseph, 199 Merleau-Ponty, 110, 305
Kôbô, Abé, 299 Métraux, Alfred, 30
Kroeber, Alfred Louis, 175 Miquel, André, 70, 249-251
Kuhn, Thomas, 143 Momaday, Scott, 220
Montaigne, 3
Montesquieu, 4, 12, 79, 267
Laburthe-Tolra, Philippe, 169-170 Moreno, 135-136
Lahire, Bernard, 109-111, 304, 306- Morin, Edgar, 22
309, 311
Las Casas, 71, 252-253
Lawrence, 220 Napoléon III, 19, 138
Le Breton, David, 104-105, 297-300 Nietzsche, Friedrich, 15, 58, 64, 67,
Leach, Edmund, 37 119, 126, 226, 242, 266
Leiris, Michel, 30
Lejeune, Philippe, 216 Orwell, George, 122
Lévi-Strauss, Claude, 4, 22, 30-31, 34,
207 Pahre, Robert, 143-144
Lévy-Bruhl, 82, 273 Paillard, Bernard, 100-101, 295-296
Le Play, Frédéric, 19, 138 Pangle, Thomas, 269
Locke, John, 4, 7, 79, 267 Parsons, Talcott, 28, 126, 178
Louis, Michel, 205 Passeron, Jean-Claude, 127-128
Louis XVI, 56 Paulme, Denise, 30, 184
Lourau, René, 140-141 Péguy, Charles, 29, 167

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Du social par temps incertain

Pétrarque, 204 Strauss, Leo, 78-80, 264-271


Piaget, Jean, 305 Studeny, Christophe, 55-56, 221-222,
Platon, 3, 70, 79, 87, 250, 265, 274, 281 224
Pollak, Mickaël, 295
Pons, Philippe, 199 Talayesva, Don, 53, 217, 219
Proudhon, Pierre-Joseph, 143 Talbi, Mohamed, 251
Pythagore, 297 Tarde, Gabriel, 11-12, 20, 117-120,
138
Rawls, John, 12, 302 Thomas, Nicholas, 48, 206-207, 209
Renoir, Auguste, 223 Thucydide, 80, 270, 274
Richthofen, Else von, 125 Tincq, Henri, 243
Ricœur, Paul, 108, 301 Tocqueville, Alexis de, 12, 87, 281
Roudinesco, Élisabeth, 175 Turner, Victor, 39, 184-185, 187
Rousseau, Jean-Jacques, 4-6, 8, 31, 77, Tylor, 82, 273
84, 204, 266
Russell, Bertrand, 73, 256 Veyne, Paul, 142
Voltaire, 7-8
Sahlins, Marshall, 51, 208, 213-216
Saint-Simon, Jean-Baptiste, 142 Wacquant, Loïc, 145, 149
Sansot, Pierre, 57-58, 225-227 Walzer, Michael, 13, 121-123
Sartre, Jean-Paul, 122, 149, 264, 269
Weber, Max, 12, 14-17, 22, 125-131,
Schelling, 274
133-134, 142-143, 150, 233
Sennett, Richard, 58, 232, 234
Wiener, Norbert, 171
Silone, Ignazio, 122
Wilson, Colin, 73, 255, 259
Simmel, Georg, 14, 16-18, 133-136,
Wittgenstein, Ludwig, 110, 305
302
Woolf, Virginia, 287
Simmons, Léo, 53, 219
Simon, Pierre-Jean, 142-143
Socrate, 3, 80, 121, 265, 270 Xénophon, 164
Spinoza, 79, 119, 267
Staline, Joseph, 89, 284 Zola, Émile, 56, 168, 222
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TABLE

I. DU SOCIAL PAR TEMPS INCERTAIN

1. Le chemin de la science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
2. Sciences du social, critique sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
3. La trilogie fondatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
4. Héritiers et dissidents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
5. Naissance sociologique de l'anthropologie . . . . . . . . . . . . 29
6. Classiques, moins classiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
7. Temps et imaginaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
8. Autour du sacré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
9. Figures du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
10. Défis et risques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
11. Fin du parcours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112

II. CHRONIQUES

1. Sciences du social et critique sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . 117


« Gabriel Tarde, le sociologue retrouvé » . . . . . . . . . . . . . 117
« Dure, dure, la critique sociale » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

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Du social par temps incertain

2. La trilogie fondatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125


« Max Weber ou le désenchantement à l'œuvre » . . . . . . . 125
« Max Weber fait le détour par la Chine » . . . . . . . . . . . . 129
« La sociologie subversive de Georg Simmel » . . . . . . . . . . 133
3. Héritiers et dissidents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
« Le regain sociologique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
« Des arpenteurs du social » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
« Le pari de Bourdieu » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
« Norbert Elias chasseur de mythes » . . . . . . . . . . . . . . . . 149
« Le testament de Norbert Elias » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
« L'œuvre revisitée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
« La vision paradoxale d'Yves Barel » . . . . . . . . . . . . . . . . 160
4. Naissance sociologique de l'anthropologie . . . . . . . . . . . . 166
« Le neveu de Durkheim » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
« Margaret Mead et Gregory Bateson : l'anthropologie
comme passion » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
« Bastide et Devereux, frontaliers des savoirs » . . . . . . . . . 174
« L'anthropologue confessé » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
« À fleur de mots » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
« Le rite et la fête selon Turner » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184
« La provocation du baroque » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
« Ailleurs, loin de la modernité » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
« L'anthropologie comme gai savoir ». . . . . . . . . . . . . . . . 195
5. Classiques, moins classiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198
« La nature dans tous ses états » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198
« L'imaginaire hors les murs » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
« Un anthropologue à la recherche du temps perdu » . . . . 206
« Ernesto De Martino, un décrypteur de crises » . . . . . . . . 209
« La dernière aventure du capitaine Cook » . . . . . . . . . . . 213
« Paroles indiennes, récits de vie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
6. Temps et imaginaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
« La lenteur perdue ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
« Sensuelle et rêveuse sociologie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224

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Table

« Le roman noir de Los Angeles » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228


« Lieux et non-lieux » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
« Fictions de crise » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234
« L'âge des anniversaires ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
7. Autour du sacré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
« L'ombre de Dieu ? » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
« Le prix de la transcendance » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246
« Les Andalousies d'hier et de demain » . . . . . . . . . . . . . . 248
« Les alentours du sacré » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
« Les montreurs de surnaturel ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
« Des prophètes en “anthropologues” » . . . . . . . . . . . . . . 259
8. Figures du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
« La pensée politique en boucle » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
« L'incommode M. Strauss » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 268
« L'État éclairé par la Raison » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 272
« La démocratie, précisément » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
« L'usage politique des passions » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
« Les recompositions de la mémoire » . . . . . . . . . . . . . . . . 282
« Vues d'en bas ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
9. Défis et risques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
« La puissance apprivoisée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
« Dire le sida ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294
« L'explorateur de visages ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297
« Mots de dispute et mots d'amour » . . . . . . . . . . . . . . . . 300
« Un drame sociologique à multiples personnages » . . . . . 304
« L'individu comme produit social » . . . . . . . . . . . . . . . . . 308

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313
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à L’Isle-d’Espagnac (16)
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