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VERS L'ECRANISATION

Il y a le grand écran du ciné et il y a les écrans domestiques. Entre les deux, le cceur de la
télé balance. Il ne faut pas se priver de la voir comme un cas particulier (et hybride) d'une
écranisation généralisée qui change évidemment notre rapport aux images.
Si le zappeur était tout a fait honnéte, il dirait ceci : A peine a-t-il détaché ses yeux de
l'écran de télévision qu'il les plonge dans la noirceur verdatre de la machine a traitement
de texte ot ce qu'il écrira ne manquera pas d’apparaitre. Autrement dit, il va d’un écran a
autre, de celui of clignotent des « images » A celui ot brillent les lettres. La télévision n'est
pas uniquement un cinéma plus petit, elle est létape intermédiaire entre l’écran des salles
et lécran domestique et désormais utilitaire. Il y passe des images, certes, mais il y passe
aussi beau- coup de choses écrites, donc lisibles. Si lon faisait la liste de tous les logos,
jingles, sous-titres et génériques qui se succédent a la télé, on verrait qu'ils occupent un
bon temps d’antenne et que sans eux, sans leur ponctuation incessante, les télé-
spectateurs seraient perdus face 4 des images rarement capables de « se passer de
commentaire ».
C'est peut-étre encore plus grave. Car tout, a la télé, a vocation A se ritua- liser, & se figer
dans son étre et dans son code, A faire signe et rien de plus. Il y a tres peu d'actions
humaines (c’est-a-dire exécutables par un corps humain) qui alent été apprivoisées par le
petit écran. Les facons de regarder, de lire, de se tenir assis ou debout, de rester dans le
champ, d’applaudir ou de faire tapisserie sont en nombre incroyablement limité. On a
beaucoup parlé des petites différences entre tel ou tel homme-trone télévisuel, mais on a
peu évoqué les grandes similitudes entre leurs fagons de parler et de se tenir, C'est au point
qu'il vaudrait mieux par- ler deux comme d'une héraldique moderne, une galerie de
blasons vivants, desti- née a étre décodée avant méme d’étre vue.
Etrangement, nous parlons beaucoup d’« images » alors que nous passons le plus clair de
notre temps a écouter et a décoder. Il a fallu, dans les années soixante, beaucoup de théorie
sémiologique, destinée a apprendre & « lire » les films, & les « décrypter », A ne pas étre
dupes des effets quils nous faisaient, pour que, vingt ans plus tard, l’ére du décodage ait
commencé pour de bon. Le nombre de choses que tout un chacun décode sans peine (de la
pub 4 la citation, du clin d’ceil au second degré) est devenu plus grand que le nombre de
celles qu'on accepte de ne faire que regarder (ou alors, on va A la Géode, ot on se gave
deffets spéciaux). Et du gain d’ntelligence ainsi acquis, il n'est pas stir que nous ne com-
mencions pas a étre sérieusement écceurés. C’est comme s’il y avait eu maldonne et quau
lieu de nous ramener — plus lucides que jamais — vers les images de ciné qui trompaient
nos parents, ce savoir-faire avec les codes nous avait préparés, sans le savoir, a regarder
toutes sortes d’écrans, y compris ceux ow seul le texte s’inscrit. La lecture « fait écran » a la
vision, le décodage express a la sensation brute, les rendez-vous fixes avec le code familier
a l'aventure de la rencontre avec du non- encore-codé. Or, ce qui définit une image, une
vraie, c'est le défi quelle lancera toujours a une lecture qui ne ferait que la décoder,
I] est, par ailleurs, tout a fait possible que sur ces autres écrans (comme celui sur lequel cet
article se frappe) nous assistions — au contraire — a un certain retour de l'image, retour
retors oi c'est. !imaginaire qui réclame son da. Les lettres, on le sait, sont aussi des images,
et si nous n’avions pas perdu art de la calligraphie, nous Opposerions moins abruptement
Timage a ’écrit. Et puis il y a la langue, cette langue commune 4 tous et que nous avions
accoutumé a faire nétre sous le prétexte que, écrivant 4 la main ou méme a la machine,
nous interposons entre elle et nous la matérialité de ’écriture (pleins et déliés, rubans
encrassés, coquilles et patés, ratures et inscriptions, papier et carbone, etc.). Entre la main
qui frappe
le texte et le regard qui voit la phrase, d'un no man’s land terriblement peuplé de tous les
autres énoncés possibles, la langue se met 4 fonctionner sans nous, comme l'image d'une
mémoire a laquelle nous ne ferions que puiser.
Pour comprendre les aventures-avatars de l'image contemporaine (celle que seuls
quelques cinéastes s‘obstinent a sauver du surcodage maniéré), il n’est pas inutile d'avoir
pianoté sur des claviers et dialogué avec des inconnus par mini- tel interposé. Les
messageries roses sont, on le devine, les plus pédagogiques puisque, dans ce jeu interactif
(et on sait 4 quel point la télévision, dans son désir de coller au public, se veut de plus en
plus interactive), c'est justement le manque dimage qui est la condition d'une débauche
imaginaire. Communiquer avec l'autre a travers ces deux éléments inconnus que sont la
facon dont il manie la langue (francaise) et celle dont il utilise(ra) son corps (sexuellement)
est comme l’horizon technologique, 4 la fois trop froid et trop chaud, d'un monde oi il n’y
aurait plus de temps pour passer par limage. Et ce temps « gagné » nous précipite encore
plus vite vers de plus grandes opacités.
(Libération, 23 décembre 1987)

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