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Usages et mésusages de la notion


de précurseur en histoire des sciences
et des techniques, en particulier
en histoire de la psychiatrie :
À propos d’un échange épistolaire
entre Henri Ellenberger
et Georges Canguilhem (1967)
Emmanuel DELILLE *

Résumé : À partir de la correspondance échangée entre le philosophe


Georges Canguilhem et l’historien Henri Ellenberger, cet article revient
sur la figure controversée du « précurseur » en histoire des sciences,
particulièrement en histoire de la psychiatrie (symposium de Yale
« Psychiatry and its history : Methodological problems in research »,
1967). D’une part, nous rappelons que Canguilhem a forgé progressi-
vement sa position sur la question des précurseurs et des continuateurs
en histoire des sciences – une position qu’il ne faut pas confondre
avec celle, plus radicale, d’Alexandre Koyré. D’autre part, notre étude
s’appuie sur l’exploration systématique des occurrences du mot pré-
curseur dans les travaux majeurs de Canguilhem et d’Ellenberger. En
effet, si Canguilhem restreint de plus en plus les conditions de possibi-
lité de véritables précurseurs en histoire des sciences, nous soulignons
cependant qu’il considère que la notion reste légitime en histoire des
techniques. Enfin, contrairement aux idées reçues, nous apportons la
démonstration qu’Ellenberger restreint de manière réflexive la notion à
la description de processus collectifs d’accumulation des connais-
sances et, surtout, il la qualifie de construction « rétrospective », dans
le cadre d’une recherche sur les phénomènes de transmission de
savoirs et de filiations entre savants.

Mots-clés : archive ; Georges Canguilhem ; Henri Ellenberger ; précur-


seur ; historiographie ; psychiatrie.

* Emmanuel Delille, Centre Marc-Bloch, Friedrichstraße 191, 10117 Berlin, Allemagne.


E-mail : deem@cmb.hu-berlin.de

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Emmanuel DELILLE

Summary : Based on the letters exchanged by philosopher Georges


Canguilhem and historian Henri Ellenberger, this paper looks back on
the controversial topic of the « forerunner » in the history of science
and more particularly in the history of psychiatry (see Ellenberger’s
conference in Yale : « Psychiatry and its History : Methodological
Problems in Research », 1967). On the one hand, we recall Canguil-
hem’s unfolding attitudes to the question of forerunners and conti-
nuators in the history of science – a stance one should not confuse
with the more radical position of Alexandre Koyré. On the other
hand, our study draws on the systematic exploration of the use of the
word « forerunner » in the main works of Canguilhem and Ellenber-
ger. In fact, although Canguilhem reduces the possibilities of the exis-
tence of real forerunners in the history of science, we highlight the
fact that he continues to grant legitimacy to this notion in the history
of techniques. Lastly, contradicting common misconception, we
bring evidence that Ellenberger, in a reflective stance, restricts the no-
tion to the description of collective processes of knowledge accumu-
lation. Even more importantly, he describes it as a « retrospective »
construct as part of a framework of research on the phenomena of
transmission of knowledge and filiation between scholars.

Keywords : archive ; Georges Canguilhem ; Henri Ellenberger ; forerun-


ner ; historiography ; psychiatry.

Introduction
Il est de bon ton en histoire des sciences de condamner
l’emploi du terme « précurseur » et de recommander l’étude
des réalisations de chaque savant dans leur contexte. Cette
règle méthodologique est pourtant peu observée en histoire de
la médecine et de la santé, particulièrement dans le champ de
la santé mentale, où il est encore courant de prendre fait et
cause pour un maître et de construire une chronologie rétros-
pective à partir des idées du grand homme. Sigmund Freud ou
Jacques Lacan en psychanalyse, Emil Kraepelin ou Henri Ey en
psychiatrie, les exemples ne manquent pas. Mais le problème
inverse, c’est-à-dire l’abus du concept de « rupture épistémo-
logique », est aussi répandu et on continue à lire des récits arti-
culés à des dichotomies simplistes, par exemple pré-freudien
versus freudien. Or l’histoire n’est pas seulement une étude des
changements, mais aussi des continuités et des cycles histo-
riques, thématisés par les historiens de l’école des Annales sous
la forme de la « longue durée ». Ce qui signifie que le pro-
blème méthodologique posé par les figures de précurseurs est
loin d’être simple, et que les historiens n’ont pas seulement à

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

choisir entre deux types de récits, linéaires ou discontinus,


mais devraient questionner à chaque fois les filiations et les dis-
continuités de manière réflexive, en fonction de leur objet et de
la chronologie observée.

Pour poser le problème méthodologique impliqué par l’usage de la


notion de précurseur en histoire des sciences de manière générale, et
en histoire de la psychiatrie en particulier, il nous a paru intéressant
de présenter une archive qui documente cet enjeu historiogra-
phique : un échange épistolaire entre Henri Ellenberger (1905-1993)
et Georges Canguilhem (1904-1995), préparatoire au premier sym-
posium consacré aux enjeux méthodologiques de l’histoire de la
psychiatrie, à l’université de Yale 1, auquel Ellenberger a participé en
1967. Car le débat a déjà eu lieu quand les enseignements d’histoire
de la psychiatrie se sont développés dans les universités nord-améri-
caines (États-Unis et Canada) dans les années 1950-1960. Après
avoir rappelé le projet d’histoire de la psychiatrie dynamique d’Ellen-
berger et les arguments très nuancés de Canguilhem 2 dans ses tra-
vaux d’histoire et de philosophie des sciences, nous étudierons les
solutions adoptées par Ellenberger lorsqu’il s’est affronté à la problé-
matique de la transmission, de la circulation et de la réappropriation
des savoirs sur l’inconscient psychologique au tournant des XIXe et
e
XX siècles. En dernière analyse, cet échange épistolaire méconnu est
l’occasion de rappeler que l’archive, en histoire de la psychiatrie, est
trop souvent limitée à l’histoire des grandes institutions asilaires et au
genre biographique, alors qu’elle est aussi susceptible de documen-
ter les problèmes méthodologiques de la recherche historique, ainsi
que le dialogue entre historiens, qui n’apparaît pas toujours claire-
ment dans les textes publiés.

La correspondance Ellenberger-Canguilhem :
Les abus de la notion de précurseur
Henri Frédéric Ellenberger est né en 1905 en Afrique, à Nalolo
(une localité située aujourd’hui en Zambie) 3, au sein d’une
1 - George Mora et Jeanne Brands (dir.), Psychiatry and its history : Methodological pro-
blems in research (Springfield : Charles C. Thomas, 1970).
2 - Cet article a été conçu au cours d’un dialogue avec le professeur Camille Limoges
(Montréal), responsable de l’édition des volumes 3 à 6 des Œuvres complètes de
Georges Canguilhem (Paris : Vrin). Je tiens à lui exprimer ma gratitude pour son inté-
rêt, sa lecture minutieuse des sources et ses remarques critiques.
3 - Voir Andrée Yanacopoulo, Henri F. Ellenberger : Une vie (Montréal : Liber, 2009).

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Emmanuel DELILLE

famille de missionnaires protestants d’origine suisse. Après une


scolarité à Paris et Londres pendant la Grande Guerre, il fré-
quente un lycée de Mulhouse, puis étudie la médecine à Stras-
bourg. Il entreprend ensuite une spécialisation à Paris en
psychiatrie, qu’il exerce tour à tour à Poitiers, Schaffhausen
(Suisse), Topeka (Kansas) et Montréal (Québec), où il s’installe
définitivement et entreprend une carrière universitaire. D’abord
professeur associé de psychiatrie à McGill en 1959, il est
nommé professeur à l’université de Montréal en 1962 (titularisé
en 1965), où il enseigne la criminologie à la faculté des
sciences sociales, tout en publiant des articles d’histoire de la
médecine. Il accède à une véritable reconnaissance internatio-
nale en 1970 avec un livre paraissant en anglais aux États-Unis :
The Discovery of the unconscious : The history and evolution of
dynamic psychiatry (traduit en français en 1974, réédité, revu et
corrigé en 1994 4). Mais, atteint d’une forme précoce et maligne
de la maladie de Parkinson, Ellenberger devra ensuite abandon-
ner plusieurs projets éditoriaux et cette monographie restera son
seul grand livre d’histoire de la psychiatrie. Cependant, ses
articles démystifiants sur les « histoires de cas » Anna O. (1972) 5,
Emmy von N. (1977) 6 et Hélène Preiswerk (1991) 7 confirmeront
la percée d’un récit historique qui s’affranchit de la célébration
du génie des grands hommes, pour favoriser au contraire un tra-
vail critique basé sur l’examen minutieux des sources. Cet itiné-
4 - Henri Ellenberger, The Discovery of the unconscious : The history and evolution of
dynamic psychiatry (New York : Basic Books, 1979) ; trad. fr. de Joseph Festhauer, La
Découverte de l’inconscient : Histoire de la psychiatrie dynamique (Lyon : SIMEO,
1974) ; nouvelle éd. revue et corrigée, présentation par Élisabeth Roudinesco, Histoire
de la découverte de l’inconscient (Paris : Fayard, 1994). Gregory Zilboorg, auteur de
plusieurs ouvrages d’histoire de la médecine aux États-Unis, a déjà employé le terme
« dynamique » à propos de la psychiatrie contemporaine ainsi que l’expression
« découverte de l’inconscient », dans les années 1930-1940 ; il ne s’agit donc pas d’un
cadre créé de toutes pièces par Ellenberger. Voir Gregory Zilboorg, A history of medi-
cal psychology (New York : Norton, 1941).
5 - Henri F. Ellenberger, The story of « Anna O. » : A critical review with new data, Jour-
nal of the history of the behavioral sciences, 8 (1972), 267-279 ; trad. fr., L’histoire
d’« Anna O. » : Étude critique avec documents nouveaux, L’Évolution psychiatrique,
37 (1972), 693-717.
6 - Henri F. Ellenberger, L’histoire d’« Emmy von N. » : Étude critique avec documents
nouveaux, L’Évolution psychiatrique, 42 (1977), 519-540.
7 - Henri F. Ellenberger, The story of Helene Preiswerk : A critical study with new docu-
ments, History of psychiatry, 2/1 (1991), 41-52 ; trad. fr. de Sophie Noël, revue et cor-
rigée par Élisabeth Roudinesco, Carl Gustav Jung et Hélène Preiswerk. Étude critique
avec documents nouveaux, in Id., Médecines de l’âme : Essais d’histoire de la folie et
des guérisons psychiques, textes réunis et présentés par Élisabeth Roudinesco (Paris :
Fayard, 1995), 375-388.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

raire intellectuel, qui a connu plusieurs étapes sur le plan de la


méthode entre les années 1930 et 1970, et qui a aussi marqué
l’historiographie à partir de 1970, ne s’est pas construit seul ;
bien au contraire, il s’est nourri d’échanges incessants avec le
monde savant des sciences médicales et des sciences sociales,
comme en témoigne la correspondance professionnelle d’Ellen-
berger. La brève correspondance avec Canguilhem fait partie
des échanges méconnus qui ont contribué à préciser sa
démarche historique et affirmer ses partis pris méthodologiques
en histoire de la psychiatrie.

Réciproquement, l’étude de ce matériau épistolaire nous offre la


possibilité de réexaminer l’idée que l’on se fait communément
des positions de Canguilhem. Car celles-ci se sont transformées
au cours de sa carrière et, contrairement à Gaston Bachelard, il a
considéré l’implication du présent dans les constructions narra-
tives des historiens, dont il a souligné le caractère rétrospectif 8.
Rappelons aussi que Canguilhem est une figure intellectuelle
déjà reconnue dans le monde académique à l’époque où Ellen-
berger lui écrit (1967), qu’il est professeur en Sorbonne et direc-
teur de l’Institut d’histoire des sciences de l’université de Paris.
Canguilhem a une double formation en médecine et en huma-
nités. Outre des livres majeurs comme Le Normal et le patholo-
gique (1943) 9 et La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles (1955) 10, il est l’auteur d’une conférence très cri-
tique sur la psychologie et son histoire, intitulée « Qu’est-ce que
la psychologie ? » (prononcée en 1956), qui a fait grand bruit,
notamment grâce à sa réédition en 1966 dans une revue de
l’École normale supérieure 11. Enfin, Canguilhem publiera ses
Études d’histoire et de philosophie des sciences en 1968,
quelques mois seulement après son échange épistolaire avec
Ellenberger. L’introduction de cet ouvrage est tirée de sa confé-
rence à Montréal intitulée « Réflexions sur la délimitation de
8 - Sur la question du présentisme et la position de Canguilhem, voir Laurent Loison,
Forms of presentism in the history of science, Studies in history and philosophy of
science, 60 (2016), 29-37.
9 - Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le patho-
logique (Clermont-Ferrand : La Montagne, 1943) ; Id., Le Normal et le pathologique
(Paris : Presses Universitaires de France, 1966).
10 - Georges Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles
(Paris : Presses Universitaires de France, 1955), 2e éd. (Paris : Vrin, 1977).
11 - Georges Canguilhem, Qu’est-ce que la psychologie ?, Cahiers pour l’analyse,
2 (1966), 75-91.

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Emmanuel DELILLE

l’objet en histoire des sciences » 12, prononcée le 28 octobre


1966 dans le cadre de la Société canadienne d’histoire et de
philosophie des sciences, alors présidée par Raymond Kli-
bansky 13, professeur à l’université McGill. C’est parce qu’Ellen-
berger y a assisté qu’il s’adresse à Canguilhem. Je reproduis ici
un extrait de son premier courrier, daté du 4 avril 1967, qui pré-
cède de peu l’organisation du symposium de Yale :

« Je suis en train d’écrire une histoire de la psychiatrie dyna-


mique sur laquelle je travaille depuis bien des années, et qui
approche de sa terminaison. J’ai remarqué souvent l’abus qu’on
fait de la notion des “précurseurs”. C’est pourquoi j’ai été bien
intéressé de vous entendre parler de cette question. Si je me le
rappelle bien vous avez dit que certains “précurseurs” d’une
théorie en sont les vrais fondateurs, tandis que d’autres n’ont
joué aucun rôle dans la découverte en question 14. »

Canguilhem répond le 18 avril 1967 ; voici un extrait significatif


de sa lettre :

« Je vous remercie de votre lettre du 4 avril. Je suis très sensible


au bon souvenir que vous avez bien voulu garder de ma confé-
rence sur la délimitation de l’objet en histoire des sciences. En ce
qui concerne le “précurseur”, j’ai en effet dénoncé le précurseur
fabriqué par une certaine façon d’écrire l’histoire sans critique
épistémologique. Le type de ce précurseur est, pour moi, Léonard
de Vinci. Un tel précurseur ne commence, à proprement parler,
rien de ce qu’est venu après lui. À quoi j’ai opposé le précurseur
12 - Canguilhem a repris certaines idées directrices de sa conférence pour en faire le texte
d’introduction à son recueil d’études publié en 1968 ; voir Georges Canguilhem,
L’objet de l’histoire des sciences, in Id., Études d’histoire et de philosophie des
sciences (Paris : Vrin, 1968), 7e éd. augm. (Paris : Vrin, 1994), 9-23.
13 - Pour plus d’informations sur Klibansky et ses relations avec Ellenberger, voir Emma-
nuel Delille, [compte rendu de] Georges Leroux (dir.), Raymond Klibansky 1905-
2005 : La bibliothèque d’un philosophe, Montréal, Bibliothèque et Archives natio-
nales du Québec, 2013, 176 p., Revue de Synthèse, 137/1-2 (2016), 220-223.
14 - Les lettres sont archivées en double dans deux collections distinctes : au Centre
d’archives en philosophie, histoire et édition des sciences (CAPHÉS, fonds Canguil-
hem, cote : GC.22.1.2) et dans le fonds Ellenberger, conservé au Centre de documen-
tation Henri-Ellenberger (Centre hospitalier Sainte-Anne, Paris). C’est cette seconde
version qui a été retenue ici, car la lettre de Canguilhem comporte des corrections
manuscrites. De plus, il existe une deuxième lettre d’Ellenberger (remerciements
d’usage et envoi de tirés à part), présente dans le fonds Ellenberger, mais qui est
absente du fonds Canguilhem. Je remercie d’une part Catherine Lavielle et Nadine
Rodary (bibliothèque médicale Henri-Ey), ainsi qu’Irène et Michel Ellenberger ;
d’autre part, Nathalie Queyroux et David Denéchaud, en charge du centre documen-
taire du CAPHÉS (UMS 3610, CNRS – ENS Paris).

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

de type Gregor Mendel qui est en fait un fondateur ignoré, pour


un temps, de la postérité, parce que incompris des contempo-
rains. Quand on redécouvre Mendel, au début du XXe siècle, on
constate qu’il a, à son époque et avec ses moyens, fait le même
chemin qui s’est imposé à d’autres plus tard. Sur ces problèmes,
je me permets de vous signaler deux études […] 15. »

Cet échange épistolaire ne porte pas sur l’ensemble du sujet que


Canguilhem a choisi de traiter à Montréal, mais sur un point de
méthodologie qu’il a abordé à cette occasion et qui préoccupe
alors beaucoup Ellenberger : la difficile question des précur-
seurs en histoire des sciences. Certes, il s’agit d’un problème
classique, mais difficile à éviter quand on s’affronte aux ques-
tions spécifiques de transmission, d’école et de communauté
scientifique en histoire – et pas seulement à l’« influence » des
auteurs les uns sur les autres de manière générale. Dans son
épître, Canguilhem s’appuie sur les prises de position classiques
d’Arnold Reymond (1951) et Joseph T. Clark (1959) ; puis, dans
la version publiée de son texte qui sert d’introduction aux
Études d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Canguil-
hem s’appuie aussi sur Alexandre Koyré (1961) 16, qui oppose
une critique radicale à la notion de précurseur, et fait référence
à l’ouvrage de Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966) 17.
On le sait, Canguilhem a hérité d’une conception discontinue
de l’histoire des sciences de Bachelard 18, pour qui le progrès
scientifique passe par des ruptures épistémologiques ; mais nous
ne pouvons pas nous livrer ici à une analyse comparée de
Bachelard, Koyré, Canguilhem et Foucault, qui se poursuivrait
avec Louis Althusser 19 et ses élèves 20. Ellenberger, quant à lui,
s’exprime sur le problème dans un symposium qui a lieu à Yale
15 - Les deux études sont les suivantes : Arnold Reymond, Brèves remarques sur « influence et
précurseurs », Archives internationales d’histoire des sciences, 4/15 (1951), 363 ; Joseph
T. Clark, Philosophy of science and history of science, in Marshall Clagett (dir.), Critical
problems in the history of science (Madison : University of Wisconsin Press, 1959), 103-
140.
16 - Alexandre Koyré, La Révolution astronomique (Paris : Hermann, 1961).
17 - Foucault critique la recherche de précurseurs de Darwin dans Les Mots et les choses
(Paris : Gallimard, 1966) et Canguilhem y fait référence dans une note de bas de page
(n. 21).
18 - Voir Dominique Lecourt, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard (Paris :
Vrin, 1969 ; rééd., 2002).
19 - Voir Cristina Chimisso, Narrative and epistemology : Georges Canguilhem’s concept
of scientific ideology, Studies in history and philosophy of science, 54 (2015), 64-73.
20 - Voir Étienne Balibar, Le concept de coupure épistémologique de Gaston Bachelard à
Louis Althusser, in Id., Écrits pour Althusser (Paris : La Découverte, 1991), 9-57.

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Emmanuel DELILLE

les 25-26 avril 1967, intitulé Methodological problems in the


history of psychiatry, et dont les actes publiés en 1970 21 consti-
tuent un jalon dans l’historiographie. Si Ellenberger prend sa
plume quelques semaines avant le symposium, c’est donc pour
préparer son intervention.

Une histoire de la psychiatrie dynamique


Depuis ses premiers travaux historiques développés en Suisse au
début des années 1950 22, Ellenberger s’intéresse à une dimen-
sion de la psychiatrie qu’il appelle « psychiatrie dynamique ».
Cette locution désigne la médecine mentale qui s’est inspirée
des pratiques psychothérapeutiques et des conceptions de
l’inconscient psychologique pour renouveler les modèles de
compréhension des troubles mentaux et les soigner. Henri Ey
(1900-1977), médecin psychiatre dont Ellenberger a été proche
dès ses années d’internat à Paris – mais aussi auteur de réfé-
rence cité par Canguilhem dans Le Normal et le pathologique –,
s’est fait le chantre de la psychiatrie dynamique dès la fin des
années 1930. Toutefois, Ey et Ellenberger ne sont certainement
pas les premiers : l’origine de cette locution n’est pas claire,
mais elle est déjà dans l’air du temps dans l’entre-deux-guerres,
et elle s’appuie sur l’émergence de la neurologie à la fin du
e
XIX siècle. Ellenberger en avait conscience, et il rappelle dans
ses premiers cours d’histoire de la psychiatrie aux États-Unis en
1956 23 que Jean-Martin Charcot a déjà défendu l’idée de
lésions dynamiques du système nerveux pour expliquer cer-
taines affections rencontrées en neurologie sous la forme de
troubles fonctionnels. Cependant, même si Ellenberger avance
une définition dans certains de ses écrits, en réalité la « psychia-
trie dynamique » est le plus souvent définie par opposition à la
« psychiatrie classique », laquelle aurait été essentiellement une
21 - Henri Ellenberger, Methodology in writing the history of dynamic psychiatry, in Mora
et Brands, op. cit. in n. 1, 26-40. Une version française a été ensuite publiée au
Canada, voir Henri F. Ellenberger, Méthodologie dans l’histoire de la psychiatrie
dynamique, in Id., Les Mouvements de libération mythique (Montréal : Quinze/Cri-
tère, 1978), 117-131.
22 - Emmanuel Delille, Henri Ellenberger in Schaffhausen (1943-1953) : Die Geschichte
der dynamischen Psychiatrie als Exilliteratur, in Jörg Püschel (dir.), 125 Jahre psychia-
trische Klinik Breitenau (Schaffhausen : Schaffhauser Beiträge zur Geschichte, à
paraître en 2017).
23 - Voir Emmanuel Delille, Teaching the history of psychiatry in the 1950s : Henri Ellen-
berger’s lectures at the Menninger Foundation, Zinbun [Kyoto University], 47 (2016),
109-124.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

« psychiatrie organiciste » (c’est-à-dire biologique), à l’époque


des aliénistes. Bien sûr, il faut se garder de prendre au pied de
la lettre la dichotomie classique versus dynamique : la psychia-
trie classique est une tradition inventée, au sens de l’historien
britannique Eric Hobsbawm 24, car les aliénistes n’ont guère uti-
lisé cette dichotomie au XIXe siècle ni fait front commun pour
défendre une forme de classicisme. De plus, les médicaments
psychotropes ne jouent aucun rôle dans cette dichotomie car la
génération d’Ellenberger a été formée bien avant leur décou-
verte et la prise de conscience des changements qu’ils impli-
quent. En somme, la psychiatrie classique est une invention
rétrospective, devenue intelligible surtout après que la psycha-
nalyse soit devenue une culture de masse dans la société
d’après-guerre, en particulier à partir des années 1960.

La situation du problème en 1967 est donc surtout celle du sta-


tut de Freud dans l’histoire de la psychiatrie, parce qu’il occupe
alors une position centrale dans la culture. Faut-il considérer
une rupture épistémologique avant et après Freud ? Et selon la
solution adoptée, sur quel critère se baser, quelles sources,
quelle méthode historique ? Rappelons ici le verdict sans appel
de Koyré, repris par Canguilhem : « La notion de précurseur est
pour l’historien une notion très dangereuse. […] Il est toutefois
évident – ou il devrait l’être – que personne ne s’est jamais
considéré comme précurseur de quelqu’un d’autre ; et n’a pas
pu le faire 25. » Parler de précurseur serait donc un vulgaire ana-
chronisme. En outre, cette notion met l’historien des sciences en
danger. Mais c’est un point qui mériterait un développement
plus long, car la mise en danger n’est pas forcément un critère
exclusif ni une expérience à rejeter : la prise de risque et la
créativité vont de pair, et s’opposent au conformisme. Il s’agit
donc d’un problème méthodologique complexe.

Face à ce problème, la position adoptée par Ellenberger en his-


toire de la psychiatrie est aussi bien connue : il considère une
histoire linéaire sur la longue durée, depuis la seconde moitié
du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale, et surtout un
groupe de quatre figures majeures à l’articulation des XIXe et
24 - Eric Hobsbawm et Terence Ranger, L’Invention de la tradition, trad. fr. de Christine
Vivier, nouvelle éd. augm. (Paris : Éditions Amsterdam, 2012).
25 - Koyré, op. cit. in n. 16, 79.

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Emmanuel DELILLE

e
XX siècles : Alfred Adler, Sigmund Freud, Pierre Janet et Carl
G. Jung – mais sans privilégier l’une par rapport aux autres.
Cette solution à quatre « pionniers » est en soi un tour de force,
parce qu’elle relativise pour la première fois la place de Freud
par rapport à des contemporains dans la manière dont on peut
écrire l’histoire de la psychiatrie, sans dénigrement ni hagiogra-
phie à l’égard d’un autre acteur majeur.

Cependant, cette prise de position ne règle pas la question de


la transmission des savoirs, de l’invention des techniques thé-
rapeutiques et des filiations entre savants. Peut-on parler de
précurseurs quand on écrit l’histoire des techniques psychothéra-
peutiques ? Faut-il considérer certains médecins ou psycholo-
gues avant Freud comme des précurseurs de la psychanalyse ou
bien doit-on les étudier en se gardant d’établir des liens ? Dans
son introduction aux Études d’histoire et de philosophie des
sciences, Canguilhem souligne surtout le processus de
recherche de légitimité des scientifiques lorsqu’ils se posent
dans une posture d’inventeur : « C’est en cherchant à accréditer
sa découverte dans le passé, faute momentanément de pouvoir
le faire dans le présent, qu’un inventeur invente ses prédéces-
seurs. C’est ainsi que Hugo de Vries a redécouvert le mendé-
lisme et découvert Mendel 26. » Mais dans sa lettre à Ellenberger,
Canguilhem ne refuse pas pour autant un statut heuristique à la
notion de précurseur en histoire des sciences ; il appelle plutôt
à établir une distinction épistémologique entre faux et vrais pré-
curseurs. Les premiers ne joueraient aucun rôle dans le dévelop-
pement d’une science (exemple de Léonard de Vinci), tandis
que les seconds pourraient se voir attribuer un véritable statut
de manière rétrospective, après que les historiens aient établi
après coup que d’autres scientifiques avaient emprunté le même
chemin pour développer un nouveau type de savoir (c’est
l’exemple de Johann Gregor Mendel en génétique, mais nous
reviendrons plus loin sur ce cas). Pour étayer son propos, Can-
guilhem se réfère notamment à l’article de Reymond (1951), qui
établit une distinction entre le précurseur d’un nouveau type de
savoir et le précurseur d’un auteur : « Un autre point doit être
souligné. Un savant consigne une découverte dans des notes
qu’il ne communique à personne. Quelques années après, un
autre savant publie la même découverte. Le premier peut bien
26 - Canguilhem, op. cit. in n. 12, 11.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

être appelé le précurseur, mais non le précurseur du second.


Gauss, comme on le sait, pour ne pas être en butte aux cla-
meurs des Béotiens, garda pour lui les réflexions qu’il avait
consignées sur les géométries non euclidiennes. Il n’en fit part
à Bolyai que lorsque celui-ci lui communiqua sa propre
découverte. On ne peut donc pas dire que Gauss a été le pré-
curseur du savant hongrois 27. » Dans ce cas, selon Reymond,
Gauss pourrait être légitimement considéré comme le précur-
seur d’une découverte scientifique, mais pas le précurseur de
Bolyai, parce qu’il n’a pas communiqué ses résultats. Mais
s’agissant de Reymond, il faut noter que Canguilhem cessera
de s’y référer par la suite, et que cet auteur ne jouera plus de
rôle dans les données du problème.

En résumé, loin des idées reçues, l’examen de la correspon-


dance de Canguilhem permet d’établir le constat qu’il n’a pas
toujours condamné l’usage de la notion de précurseur, mais
qu’il a tenu à en réserver l’usage pour certains cas de figure par-
ticuliers. C’est pourquoi nous allons revenir sur les distinctions
qu’il opère dans ses travaux publiés, car en réalité Canguilhem
n’a pas toujours défendu la même position et il a clairement
affiné son point de vue étape par étape, depuis les années 1950
jusqu’aux années 1980, surtout après la conférence de Montréal
de 1966 (qui est aussi l’année de publication du livre de
Foucault, Les Mots et les choses).

Cas d’études dans les travaux de Canguilhem :


Précurseurs versus continuateurs
Une archive, comme la correspondance échangée avec Ellen-
berger, n’a aucune valeur en soi : les informations qu’elle
contient sont relatives par rapport à d’autres documents, publiés
ou restés à l’état de manuscrit. Il revient à l’historien de les
comparer et de recouper les informations issues d’autres
sources, de nature hétérogène. Or, sur la question qui nous
occupe, l’examen des œuvres de Canguilhem nous enseigne
que le terme de précurseur se retrouve dans plus d’une ving-

27 - Reymond, op. cit. in n. 15, 363. Canguilhem ne fait plus référence à ce texte dans
son introduction aux Études d’histoire et de philosophie des sciences.

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Emmanuel DELILLE

taine de textes publiés ou manuscrits 28. On peut alors distinguer


trois grandes périodes : d’abord, à la fin des années 1930,
Canguilhem emploie çà et là le terme « précurseur » de manière
non critique, par exemple à propos de Descartes 29 et La Roche-
foucauld 30, mais sans y insister. Ensuite, on constate que
Canguilhem a encore recours à cette notion dans des textes des
années 1950-1960, mais alors de manière critique et restreinte,
en envisageant des cas de figure limités. Enfin, comme nous
l’avons annoncé, il est revenu sur ses propres positions dans les
années 1970-1980, surtout à propos du cas Mendel, en s’oppo-
sant à toute forme d’anachronisme en histoire des sciences, tout
en laissant une ouverture en ce qui concerne l’histoire des
techniques.

Donnons quelques exemples. Dans les années 1950, Canguil-


hem parle de précurseurs dans La Connaissance de la vie
(1952) 31 et surtout dans La Formation du concept de réflexe
(1955) 32 ; mais il rappelle aussi que des chercheurs contempo-
rains n’appartiennent pas forcément à la même communauté
épistémique, qu’il peut y avoir des décalages importants entre
chercheurs membres d’une même classe d’âge, tandis que des
chercheurs de générations différentes peuvent parfois se recon-
naître davantage d’affinités – une problématique que l’historien
allemand Reinhart Koselleck a thématisée dans le champ de l’histo-
riographie sous la forme du caractère de « non contemporanéité du
contemporain » (Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen 33). Les
années 1955-1956 sont celles qui voient l’émergence d’un cadre
d’analyse des cas de précurseurs dans l’œuvre de Canguilhem :
d’une part, dans La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et
28 - Cette estimation est basée sur les recherches de Camille Limoges, qui m’a communi-
qué son relevé des occurrences et des passages relatifs à la notion de précurseur dans
les écrits de Canguilhem. Les manuscrits en question sont tirés de l’enseignement de
Canguilhem à l’Université, mais nos exemples se limitent ici aux textes publiés et
accessibles au public.
29 - Georges Canguilhem et Camille Planet, Traité de logique et de morale (Marseille :
Imprimerie F. Robert et fils, 1939) ; éd. présentée par Xavier Roth, in Georges Can-
guilhem, Œuvres complètes, vol. 1 : Écrits philosophiques et politiques 1926-1939,
sous la direction de Jean-François Braunstein et Yves Schwartz (Paris : Vrin, 2001),
744.
30 - Ibid., 828.
31 - Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie (Paris : Hachette, 1952), 2e éd. revue
et augmentée (Paris : Vrin, 1965).
32 - Canguilhem, op. cit. in n. 10.
33 - Reinhart Koselleck, Zeitschichten : Studien zur Historik (Frankfurt am Main : Suhr-
kamp Verlag, 2000).

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

XVIIIesiècles (1955), il explique pour la première fois clairement


que le problème des précurseurs dépend de la manière dont
l’historien construit son objet, puisqu’il n’est pas le même en
fonction du niveau d’échelle que l’historien adopte, micro- ou
macroscopique ; d’autre part, en 1956, dans une émission
radiophonique sur l’aliéniste Philippe Pinel, Canguilhem prend
position pour analyser les filiations de manière chronologique,
en identifiant une figure d’imitateur ou d’élève (ici d’« émule »)
plutôt que de précurseur :

« De ce point de vue, Pinel, s’il est bien le précurseur de Xavier


Bichat et du Traité des membranes (1799-1800), est avant tout
l’émule de Linné et de Buffon, c’est-à-dire des grands natura-
listes systématiciens du XVIIIe siècle. Il étend au domaine des
maladies les principes de la classification botanique et zoolo-
gique selon les ordres et les classes 34. »

Mais c’est surtout à partir de 1959, dans son compte rendu du


livre Forerunners of Darwin, 1745-1859 (dirigé par Bentley Glass,
Owsei Temkin et William L. Straus, Jr.), que Canguilhem se fait
plus critique et condamne l’usage du terme de précurseur au
nom du contexte historique et de l’ordre chronologique :

« D’une façon générale, il y a une différence très nette, quels


qu’en soient les auteurs, entre les articles qui concernent les
“précurseurs” du XVIIIe siècle (Maupertuis, Diderot, Kant) et ceux
qui concernent les “précurseurs” du XIXe siècle (Lamarck, von
Baër, Chambers, J. V. Carus, Bernhard Cotta). C’est que, dans le
premier cas, la comparaison porte sur les idées, au sens de
visions plutôt que concepts, dans le second cas la comparaison
porte sur des concepts, c’est-à-dire à la fois sur des faits ordon-
nés et sur des méthodes d’investigation. La comparaison de
Darwin avec tous les “précurseurs” du XIXe siècle fait surgir, aus-
sitôt et partout, des différences de contextes qui convertissent
les ressemblances partielles de textes isolés en oppositions de
principes et de conclusions 35. »

34 - Intervention radiophonique de juillet 1956. Voir Georges Canguilhem, Philippe Pinel,


fondateur de la psychiatrie française, in Id., Œuvres complètes, vol. 4 : Résistance,
philosophie biologique et histoire des sciences 1940-1965, sous la direction de
Camille Limoges (Paris : Vrin, 2015), 717.
35 - Voir Georges Canguilhem, [compte rendu de] Forerunners of Darwin, 1745-1859,
Bentley Glass, Owsei Temkin et William L. Straus, Jr. (dir.), The John Hopkins Univer-
sity Press, 1959, in Id., op. cit. in n. 34, 923.

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Emmanuel DELILLE

Parler d’anticipation serait donc une aberration historique et,


dans la suite de ce texte, Canguilhem affirme avec humour :
« Dire qu’Érasme, Darwin ou Buffon ou Maupertuis ont anticipé
Charles Darwin n’a pas plus de sens qu’affirmer des écrivains de
science-fiction qu’ils ont inventé la bombe atomique 36. » Mais
la même année, à l’occasion d’une conférence sur Darwin et
Wallace, il module à nouveau son point de vue : « Il est rare
que la recherche des précurseurs ne soit pas payante, mais il est
aussi rare qu’elle ne soit pas artificielle et forcée 37. » On peut
comprendre ici que la recherche de filiations reste bien une par-
tie intégrante du travail de l’historien des sciences, mais qu’il ne
faut pas en abuser. Dans un article portant sur l’œuvre de
Bachelard publié en 1963, Canguilhem souligne ainsi qu’écrire
l’histoire des sciences sans rupture invite à multiplier les précur-
seurs : « À vouloir obtenir des filiations sans rupture, on confon-
drait toutes les valeurs, les rêves et les programmes, les
pressentiments et les anticipations ; on trouverait partout des
précurseurs pour tout 38. » En outre, toujours en 1963, il exprime
à nouveau son point de vue en approuvant l’identification de
« continuateurs » en histoire des sciences, plutôt que de précur-
seurs, c’est-à-dire de figures narratives qui respectent la flèche
du temps et ne peuvent être taxées d’anachronisme :

« Ce sont pourtant des Anglais, Charles Bell (1774-1842) et


Marshall Hall (1790-1857) qui ont posé au début du siècle les
bases de la neurophysiologie. Mais ils font figure plutôt de
continuateurs de Robert Whytt que de précurseurs de Langley
ou de Sherrington. Entre eux et les physiologistes de la fin de
siècle, on perçoit une coupure dans les techniques et les
méthodes, coupure dont la responsabilité, on l’a vu, doit être
cherchée ailleurs que sur le sol national 39. »

On retrouve ici l’affirmation que le rôle des émules ou conti-


nuateurs n’est pas négligeable pour comprendre des phéno-
mènes de filiation entre chercheurs.

36 - Canguilhem, op. cit. in n. 35, 923.


37 - Georges Canguilhem, Les concepts de lutte pour l’existence et de sélection naturelle
en 1858 : Charles Darwin et A. R. Wallace, in Id., op. cit. in n. 12, 100.
38 - Georges Canguilhem, L’histoire des sciences dans l’œuvre de Gaston Bachelard, in
Id., op. cit. in n. 12, 184.
39 - Georges Canguilhem, La constitution de la physiologie comme science, in Id., op. cit.
in n. 12, 255.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

Dans la lettre à Ellenberger, Canguilhem délimite différemment


les conditions de possibilité de la figure du précurseur en his-
toire des sciences en identifiant clairement Mendel comme pré-
curseur, sous la forme d’un fondateur. Mais dans la version
publiée de la conférence de Montréal, sans plus parler de fon-
dateur, Canguilhem amorce un virage plus radical, à partir
duquel il n’y a plus de place pour la figure du précurseur en his-
toire des sciences, les notions de précurseur et de rupture épis-
témologique se révélant incompatibles. C’est le souvenir de
cette critique radicale que la postérité a conservé, alors qu’elle
apparaît en fait tardivement dans l’œuvre de Canguilhem, à par-
tir de 1968 :

« Un précurseur serait un penseur, un chercheur qui aurait fait


jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre.
La complaisance à rechercher, à trouver et à célébrer des pré-
curseurs est le symptôme le plus net d’inaptitude à la critique
épistémologique. Avant de mettre bout à bout deux parcours sur
un chemin, il convient d’abord de s’assurer qu’il s’agit bien du
même chemin 40. »

Mais, comme dans la lettre à Ellenberger, Canguilhem laisse


encore tout de même une ouverture pour envisager un cas de
figure particulier, relatif aux chercheurs qui empruntent le
« même chemin ». On conviendra que cette terminologie est
pour le moins floue. Canguilhem précisera plus tard ce qu’il
entend par là, mais encore faut-il souligner qu’il ne le fera que
dans un entretien réalisé dans les années 1980.

Après cette conférence, à partir des années 1970, Canguilhem


affirmera désormais que Mendel ne peut être tenu ni pour un
précurseur, ni pour un fondateur : en 1971, dans sa communi-
cation de Moscou sur « L’histoire des sciences de la vie depuis
Darwin », il déclare :

« Aucune des catégories usuelles ne convient au cas de Mendel.


Ce n’est pas un précurseur. Précurseur est, sans doute, celui qui
court devant tous ses contemporains, mais c’est aussi celui qui
s’arrête sur un parcours où d’autres, après lui, courront jusqu’au
terme. Or, Mendel a couru la course. Ce n’est pas un fondateur,

40 - Georges Canguilhem, L’objet de l’histoire des sciences, in Id., op. cit. in n. 12, 21.

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Emmanuel DELILLE

puisqu’un fondateur ne saurait être ignoré de ceux qui élèvent


un édifice sur les bases qu’il a posées 41. »

Enfin, dernier tournant dans la pensée de Canguilhem : en


1984, dans un entretien avec Jean-Pierre Chrétien-Goni et
Christian Lazzeri, il admet qu’on peut parler de prédécesseurs
dans l’histoire des techniques, parce que l’imitation y joue un
rôle, et considère alors la possibilité d’étudier de « petites
lignées » entre acteurs sociaux de l’activité technique, alors
qu’il refuse cette forme de filiation en histoire des sciences de
manière générale :

« Il y a peut-être des petites lignées, il y a peut-être des lignées


courtes dans certaines inventions où l’on pourrait dire : X a eu
l’idée, il n’est pas allé jusqu’au bout, tandis que Y a continué, il
a vu ce que X soupçonnait mais n’avait pas vu. Jusqu’au milieu
du XIXe siècle, les techniques ne procèdent pas d’une sorte de
parti pris systématique de rationalisme. Il y a probablement
davantage d’imitations. Pourquoi ? Parce qu’après tout ce qui
dirige l’activité technique c’est la satisfaction d’un besoin, et
d’un besoin permanent. Avant que les techniques aient créé des
besoins, elles sont d’abord, si je puis dire, au service de besoins
préexistants. Alors il est possible qu’il y ait une plus grande
continuité des tentatives et une plus grande continuité d’utilisa-
tion des résultats antérieurs dans les techniques que dans les
sciences. Je dis qu’à la rigueur peut-être il serait raisonnable
d’être moins affirmatif et moins systématique en ce qui
concerne les techniques qu’en ce qui concerne les sciences 42. »

On retrouve ici le cas des émules ou continuateurs identifiés


dans les années 1950, mais limité à l’histoire des techniques, où
l’imitation jouerait un rôle particulier, notamment dans le per-
fectionnement des techniques. En 1987, dans son discours de
réception de la Médaille d’or du CNRS, Canguilhem revient sur
le cas de Mendel, pour à la fois réaffirmer qu’il a été sans pré-
curseur, et assurer qu’il ne saurait pas non plus être tenu pour
un précurseur : « Mendel n’est pas un précurseur puisqu’il a dit
exactement tout ce qu’ont retrouvé après lui ceux pour qui il
41 - Georges Canguilhem, L’histoire des sciences de la vie depuis Darwin, in Id., Idéolo-
gie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : Nouvelles études d’histoire et
de philosophie des sciences (Paris : Vrin, 1977) ; 2e éd. revue et corrigée (Paris : Vrin,
2009), 140.
42 - Jean-Pierre Chrétien-Goni et Christian Lazzeri, Entretien avec Georges Canguilhem,
Cahiers STS, 1 (1984), 30.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

n’existait pas encore et qui ont eu la noblesse et l’humilité de


donner son nom, comme adjectif de paternité, aux lois qu’ils
redécouvraient 43. » À la lecture de ces dernières lignes, on
constate que Canguilhem a eu plus à cœur de rectifier ses
propres positions que de critiquer d’autres historiens des
sciences. Précisons les deux dimensions historiographiques de
cette rectification : premièrement, Canguilhem a essayé de dis-
tinguer de manière stricte deux problèmes, à savoir le contexte
dans lequel Mendel a fait ses découvertes et le récit rétrospectif
des historiens ; deuxièmement, Canguilhem s’est opposé en
définitive à la notion de précurseur en histoire et philosophie
des sciences, mais il a continué à envisager son usage pour
l’histoire des techniques.

Occurrences et attributions de la notion


de précurseurs dans L’Histoire de la découverte
de l’inconscient d’Henri Ellenberger
Ellenberger s’est-il réapproprié le cadre d’analyse de Canguil-
hem ? L’échange épistolaire n’est pas explicitement cité dans les
travaux d’Ellenberger, mais ce dernier s’en est visiblement ins-
piré pour préciser sa démarche en tant qu’historien de la psy-
chiatrie dans sa contribution aux actes du colloque de Yale 44.
En effet, il ne condamne pas tout à fait l’usage de la notion
mais, comme Canguilhem, il propose aussi en quelque sorte
d’établir des distinctions en identifiant des cas de figure : soit
l’« initiateur réel » (qui correspond peut-être à la figure du
« fondateur » de Canguilhem), soit une chaîne d’acteurs de la
science dont les travaux cumulatifs ont amené à une décou-
verte : « En réalité, le prétendu précurseur est en général soit
l’initiateur réel, soit une individualité parmi une série de cher-
cheurs dont l’effort cumulatif a conduit à la découverte 45. »
Cependant, nous avons vu que Canguilhem a plus tard, après
leur échange épistolaire de 1967, renoncé à la possibilité de
fondateurs ignorés et redécouverts après coup (cas de Mendel),
puisqu’un chercheur ne peut faire figure de fondateur s’il a été
43 - Georges Canguilhem, Discours de Monsieur Georges Canguilhem prononcé le
1er décembre 1987 à l’occasion de la Médaille d’or du CNRS (1987), verso. Ce docu-
ment existe sous la forme d’une feuille recto verso dans le fonds Canguilhem du
CAPHÉS (cote : GC. 1. 3.).
44 - Ellenberger (1970 ; 1978), op. cit. in n. 21.
45 - Ibid., 126.

Revue d’histoire des sciences I Tome 70-2 I juillet-décembre 2017 343


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Emmanuel DELILLE

ignoré, sans quoi l’historien des sciences retombe dans l’ana-


chronisme.

L’intérêt de la correspondance échangée entre Ellenberger et


Canguilhem est aussi d’éclairer sous un jour nouveau ce qui est
passé jusqu’ici pour une contradiction malheureuse chez les
commentateurs d’Ellenberger : comme Mark Micale 46 et Élisa-
beth Roudinesco 47 l’ont souligné tour à tour dans leurs travaux
d’édition critique, la notion de précurseur fait partie des instru-
ments d’analyse qu’Ellenberger a régulièrement mobilisés, alors
qu’il en condamne les mésusages dans sa contribution à Yale et
dans d’autres textes. Ce paradoxe n’est qu’apparent. En vérité,
comme Canguilhem, il n’a pas totalement renoncé à identifier
des précurseurs, mais, il a tenu à distinguer des cas et à limiter
l’usage du terme, en considérant surtout des figures de conti-
nuateurs. J’ai relevé les occurrences du terme « précurseur »
dans la dernière édition française 48 du livre d’Ellenberger : on
en compte vingt-deux. Mais en réalité, très peu correspondent à
un usage actif du concept : cinq seulement, les autres usages
étant en fait des attributions sur le mode du discours indirect, du
type « untel a dit que ce savant était le précurseur d’un autre ».
Par conséquent, il est faux d’affirmer qu’Ellenberger a fait un
usage irréfléchi de la notion de précurseur pour écrire l’histoire
de la psychiatrie. Quelles sont les cinq occurrences ? Quatre
décrivent un processus cumulatif de développement des savoirs.
On trouve, premièrement, une assertion à propos du concept de
pulsion de mort chez Freud : « La notion freudienne de pulsion
de mort avait eu, elle aussi, bien des précurseurs. Parmi les
romantiques, von Schubert l’avait clairement exprimée, essen-
tiellement sous la forme du désir de mourir qui survient norma-
lement dans la dernière partie de la vie 49. » Ensuite, on peut
relever des affirmations du même ordre à propos de concepts
d’Adler et de Jung : « Pour Adler, la volonté de puissance n’est
que l’une des déviations possibles d’une tendance plus fonda-
mentale vers la supériorité. Sur ce point aussi, Adler avait eu
46 - Henri Ellenberger, Beyond the unconscious : Essays of Henri Ellenberger in the his-
tory of psychiatry, éd. par Mark S. Micale (Princeton : Princeton University Press,
1993) ; Mark S. Micale, Henri F. Ellenberger, The history of psychiatry as the history
of the unconscious, in Mark S. Micale et Roy Porter (dir.), Discovering the history of
psychiatry (New York : Oxford University Press, 1994), 112-134.
47 - Ellenberger (1994), op. cit. in n. 4 ; Ellenberger (1995), op. cit. in n. 7.
48 - Ellenberger (1994), op. cit. in n. 4.
49 - Ibid., 550.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

des précurseurs. Un psychologue français, Prosper Despine,


avait décrit l’“ascendant des personnes animées de sentiments
puissants sur celles dont les sentiments ont une puissance
moindre” 50 » ; « Les écrivains ont souvent exprimé l’idée que
les hommes conduisent leur vie selon une opinion fictive, qu’ils
se font sur eux-mêmes et sur les autres. […] Ces faits posent
nécessairement le problème de la méthode à employer pour
évaluer le véritable caractère de l’homme, et, sur ce point
encore, Adler a eu des précurseurs 51 » ; « Les philosophes
romantiques, qui figurent parmi les sources directes de Jung,
avaient eu eux-mêmes une longue suite de précurseurs, depuis
les gnostiques et les alchimistes jusqu’à Paracelse, Boehme,
Swedenborg, Saint-Martin, von Baader et Fabre d’Olivet. En cer-
tains de ces hommes, Jung se plaisait à saluer les pionniers de
la psychologie de l’inconscient 52. » Enfin, il existe une affirma-
tion à propos d’une source d’influence méconnue de Freud,
mais elle est nuancée : « La notion de la bisexualité fondamen-
tale de l’être humain, avec celle de la libido, servit de base à
une classification et à une théorie plus complète des anomalies
sexuelles, exposée par G. Herman dans Libido et manie. Ce
petit livre ne fut guère remarqué à l’époque, mais nous apparaît
rétrospectivement comme un précurseur des Trois Essais de Sig-
mund Freud 53. » Une relecture attentive du livre d’Ellenberger
permet donc de conclure qu’un seul énoncé – le dernier cité –
attribue un précurseur du type initiateur/fondateur à Freud, alors
que les quatre énoncés précédents renvoient au cas de figure
d’un savoir cumulatif. Encore faut-il souligner que l’interpréta-
tion historique est ici mise en récit de manière objective,
puisqu’Ellenberger précise bien que cette conjecture est une
reconstruction rétrospective : le précurseur « apparaît rétrospec-
tivement », nous dit le texte.

Dans sa conférence de Yale, Ellenberger prend un exemple qui


n’est pas très éloigné et qu’il développe dans plusieurs écrits : la
filiation entre la psychologie de Johann Friedrich Herbart (1776-
1841) et la conception freudienne de l’inconscient. Ellenberger
n’a pas été le seul à être intrigué par les similitudes entre les
idées de Herbart et celles de Freud, et le psychanalyste scandi-
50 - Ellenberger (1994), op. cit. in n. 4, 657.
51 - Ibid., 659.
52 - Ibid., 753.
53 - Ibid., 807.

Revue d’histoire des sciences I Tome 70-2 I juillet-décembre 2017 345


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Emmanuel DELILLE

nave Ola Andersson a déjà identifié Freud au début des années


1960 comme un continuateur de Herbart, dans son travail de
généalogie des concepts freudiens 54. Professeur de philosophie
et successeur d’Emmanuel Kant à l’université de Königsberg,
Herbart a enseigné une psychologie qui est devenue, dans
l’Empire austro-hongrois de la fin du XIXe siècle, le canon de la
psychologie scientifique enseignée dans l’enseignement secon-
daire – que Freud avait aussi apprise. Ellenberger l’identifie for-
mellement comme « précurseur » du freudisme, non pas pour
faire l’éloge de cette tradition scientifique, mais au contraire
pour critiquer le fait que Freud ne cite pas ses sources, sans
pour autant faire de l’un le disciple actif de l’autre :

« Sources non mentionnées par l’auteur, mais dont on peut éta-


blir une certitude qu’elles ont été utilisées. Exemple : Herbart
pour Freud. Les parallèles entre certains concepts fondamentaux
de Freud et les idées de Herbart avaient frappé certains auteurs.
La solution a été trouvée pas S. Bernfeld qui a découvert dans
les archives du Sperlgymnasium à Vienne la liste des ouvrages
utilisés lorsque Freud y était élève. Parmi eux figurait le manuel
de psychologie de Lindner, qui était un compendium de philo-
sophie herbartienne 55. »

En résumé, on retombe ici sur le cas de l’« émule » mentionné


par Canguilhem dans son allocution sur Pinel : Pinel est avant
tout l’émule de Linné, comme Freud serait l’émule de Herbart.

Épilogue
Que retenir de cette discussion ? Nous pouvons affirmer
qu’Ellenberger a contribué à la réflexion méthodologique dans
les années 1960 en expulsant Freud du centre de l’histoire de la
psychiatrie dynamique et en évitant un usage abusif de la notion
de précurseur. Pour autant, comme Canguilhem, il n’a pas
renoncé à élaborer une problématique des phénomènes de filia-
tion. Ses jugements sont très nuancés et se limitent soit à une
54 - Voir Ola Andersson, Studies in the prehistory of psychoanalysis : The etiology of
psychoneuroses and some related themes in Sigmund Freud’s scientific writings and
letters, 1886-1896 (Stockholm : Svenska Bokförlaget, 1962), trad. fr. de Sylvette
Gleize, Freud avant Freud. La préhistoire de la psychanalyse : 1886-1896 (Le Plessis-
Robinson : Synthélabo, 1997) ; et plus récemment, Carole Maigné, La psychologie
dynamique de J. F. Herbart, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 36
(2001), 105-125.
55 - Ellenberger (1978), op. cit. in n. 21, 129.

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Un échange épistolaire entre Ellenberger et Canguilhem

démarche d’élucidation des sources non citées ou méconnues


dans le corpus qu’il analyse, soit à identifier des savants impli-
qués dans des savoirs cumulatifs. Sur ce dernier point, on peut
à nouveau établir un rapprochement avec ce que Canguilhem a
appelé des « lignées courtes dans certaines inventions », notam-
ment en histoire des techniques. De fait, l’histoire de la psychiatrie
est aussi l’histoire des techniques thérapeutiques, qu’Ellenberger a
tenté de décrire dans ses travaux, avant que les méthodes soient
standardisées au XXe siècle. De mon point de vue, ces lignées
courtes doivent être thématisées aujourd’hui de manière plus
large, en englobant la question des transferts de savoirs, car il
ne s’agit pas que d’inventions techniques. Si la continuation est
une dimension essentielle chez Ellenberger et si elle est encore
intéressante aujourd’hui, c’est parce qu’elle pose des jalons
pour comprendre la transmission et la circulation des savoirs
dans l’histoire de la psychiatrie contemporaine 56.

En outre, j’ai tenu à rappeler que la psychiatrie dynamique est


une construction rétrospective, tout comme la notion de précur-
seur, et qu’Ellenberger s’est montré très attentif aux illusions
rétrospectives dans sa manière d’écrire l’histoire, en insistant sur
les figures de continuateurs dans sa mise en récit d’une histoire
sans rupture épistémologique forte, plutôt que sur les précur-
seurs. Certes, la visée d’Ellenberger reste pour une part finaliste :
le parti pris de la continuité entre le milieu du XVIIIe et le milieu
du XXe siècle vise à comprendre le succès de quatre modèles
explicatifs contemporains de l’inconscient psychologique pen-
dant la première moitié du XXe siècle, ceux d’Adler, Freud, Janet
et Jung. Mais c’est bien aussi parce que ces modèles explicatifs
ont surtout favorisé le développement de pratiques psychothéra-
peutiques, et non pas une psychiatrie comme science expéri-
mentale 57, que l’histoire de la psychiatrie dynamique ne se
prête pas à un récit rythmé par des ruptures épistémologiques,
ni à un repérage de discontinuités majeures entre méthodes,
concepts et protocoles expérimentaux.
56 - Ces questions méthodologiques rejoignent celles, plus récentes, de la localisation et
de la spatialisation des savoirs en histoire des sciences. Voir Simon Schaffer, The
eighteenth Brumaire of Bruno Latour, Studies in the history and philosophy of
science, 22/1 (1991), 174-192.
57 - Le premier médicament psychotrope, le Largactil®, est mis au point par un labora-
toire de Rhône-Poulenc en 1951, après la période considérée par Ellenberger dans
son histoire de la psychiatrie dynamique. Il en va donc de même de la psychophar-
macologie, qui prend son envol à la fin des années 1950.

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Emmanuel DELILLE

Enfin, reconstruire les positions de Canguilhem entre les années


1930 et 1980 permet aussi de rappeler qu’il s’est reconnu des
prédécesseurs dans le débat : Koyré avant tout ; de son côté,
Ellenberger a également invoqué des prédécesseurs, notamment
Andersson. Mais le recours à l’archive démontre de surcroît que
les questions méthodologiques en histoire des sciences et en
histoire de la psychiatrie étaient déjà connectées il y a déjà un
demi-siècle. Il ne s’agit pas d’un acquis de l’historiographie
récente et cette piqûre de rappel devrait inciter philosophes et
historiens de la psychiatrie à rouvrir quelques boîtes d’archives.
Grâce à l’examen de ce type de source, il est désormais possible
d’étudier le réseau professionnel d’Ellenberger et de reconstruire
son cheminement intellectuel à travers le dialogue qu’il a ins-
tauré avec d’autres historiens dans les années 1960 – un dialo-
gue qui n’apparaît pas de manière explicite dans les actes 58 du
symposium organisé à Yale en 1967 sur les problèmes métho-
dologiques de l’histoire de la psychiatrie.

58 - Mora et Brands, op. cit. in n. 1.

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