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LE VIF DE LA CRITIQUE
2. ESTHÉTIQUE ET PHILOSOPHIE DE L’ART
Rainer Rochlitz
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Tous les articles reproduits dans ce volume
ont fait l’objet d’une première publication
dans la revue Critique (Éditions de Minuit).
Ils représentent, avec ceux réunis dans les
volumes I et III, la totalité des contributions
de Rainer Rochlitz à cette revue.
Rainer Rochlitz
ESTHÉTIQUE ET CRITIQUE 7
1. [Ces textes sont à l’origine du recueil réuni et préfacé par RAINER ROCHLITZ, Théories esthé-
tiques après Adorno (trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Arles, Actes Sud, 1990),
comprenant les textes de Bubner et Wellmer ici présentés et analysés (RÜDIGER BUBNER, ../..
La Théorie esthétique d’Adorno, chef-d’œuvre posthume paru en 1970,
reste l’ouvrage de référence des esthéticiens allemands, bien que ce soit
généralement pour s’y opposer. Adorno avait abordé les problèmes esthé-
tiques du point de vue du musicologue, voire du compositeur, et du philo-
sophe critique d’une société dominée par la raison instrumentale ; il voyait
dans l’art l’objectivation d’une rationalité originelle, mimétique, d’un langage
non significatif, proche de l’éloquence muette du beau naturel. Les esthé-
ticiens actuels sont des théoriciens de la littérature comme Hans Robert
Jauss, Peter Bürger ou Karl Heinz Bohrer, des philosophes comme Rüdiger
Bubner ou Albrecht Wellmer ; pour la plupart d’entre eux, la pensée de
Jürgen Habermas, sa théorie de l’activité communicationnelle développée
depuis près d’une vingtaine d’années, est une référence décisive. Habermas
18 y réhabilite le langage et la communication qu’Adorno jugeait définiti-
vement dégradés par la raison instrumentale et le principe de l’échange,
en leur restituant la valeur mimétique pour laquelle Adorno n’avait de
place que dans une métaphysique de la réconciliation héritée de Benjamin
et, à travers lui, de la mystique juive. Cette dimension transcendante de
l’art, l’ultime fondement religieux sans lequel, de Hegel à Adorno, en
passant par Max Weber, aucune valeur sociale ne paraissait légitime, dispa-
raît chez tous les auteurs actuels.
Ces débats théoriques n’ont pas encore abouti à l’interprétation de la
production artistique d’aujourd’hui ; on y trouve cependant une réflexion
sur la perception actuelle de l’art, sur les rapports que nous entretenons
avec lui, sur l’usage que nous en faisons. Dans l’ensemble, la théorie de
la « réception » l’emporte sur celle de la création ; les analyses d’œuvres
../.. « De quelques conditions devant être remplies par une esthétique contemporaine », p. 79-128 ;
ALBRECHT WELLMER, « Vérité – apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique
de la modernité », p. 247-293), un chapitre de Plötlichkeit de Bohrer (KARL HEINZ BOHRER,
« Esthétique et historisme. Le concept nietzschéen d’“apparence” », p. 129-169), un chapitre de
Zur Kritik der idealistischen Aesthetik de Bürger (PETER BÜRGER, « Pour une critique de l’esthé-
tique idéaliste. [À propos de quelques catégories de l’esthétique idéaliste] », p. 171-246) et enfin
un article de Jauss, extrait, non de l’ouvrage présenté ici, mais d’Adorno-Konferenz (op. cit.) (HANS
ROBERT JAUSS, « Le Modernisme : son processus littéraire de Rousseau à Adorno », p. 31-78) ;
Aesthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik a été, par ailleurs, partiellement traduit en
1988 par Maurice Jacob, sous le titre Pour une herméneutique littéraire (Paris, Gallimard). (N.D.É.)]
sont rares. Par rapport à la richesse de l’esthétique adornienne, il s’agit
indéniablement d’un appauvrissement, mais dans la mesure où les thèses
fondamentales d’Adorno sur le sens et la fonction métaphysiques de l’art
se sont avérées problématiques, intenables, empreintes d’un certain conser-
vatisme, ce rétrécissement, la recherche de nouvelles bases conceptuelles,
était un passage nécessaire.
Qu’ils rompent avec l’esthétique de la vérité, celle qui, des Romantiques
d’Iéna à Adorno, en passant par Schelling, Hegel, le jeune Lukács et
Benjamin, faisait de l’œuvre d’art un organe privilégié de la connaissance,
pour revenir à la théorie kantienne ou nietzschéenne, ou qu’ils reprochent
à Adorno de rester traditionaliste au regard des avant-gardes – les deux
choses vont d’ailleurs souvent ensemble –, tous ces esthéticiens renon-
cent à investir l’art de l’ambitieuse fonction d’ultime révélateur ou de 19
1. [Traduit par Claude Maillard dans : Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978
(p. 21-80) ; rééd. en collection « Tel » (Paris, Gallimard, 1990). (N.D.É.)]
de son apparition au Moyen Age et la nouveauté radicale que Baudelaire
cherche dans l’inconnu ; c’est là toute la différence entre l’esthétique de
la modernité chez Jauss, et chez Benjamin ou Adorno. La subversion de
l’art se limite chez Jauss à une contestation de la morale traditionnelle
qui freine l’émancipation de l’autonomie esthétique. Dans la négativité
radicale des avant-gardes, Jauss ne voit que partialité, aucune nécessité
historique. Pour Adorno, en revanche, l’évolution moderne de l’art juge
aussi l’art du passé. Le rapport à la tradition préconisé par Jauss et l’hermé-
neutique présuppose une continuité historique inacceptable pour Adorno.
Jauss lui-même aurait d’ailleurs du mal à concilier sa théorie de l’iden-
tification avec celle du caractère subversif de la modernité depuis Baudelaire,
qui exclut ce type de lecture. La légitimité historique de Jauss réside plutôt
22 dans la crise que connaît l’idée d’avant-garde depuis les années 1970. Le
retour au concept d’identification est « postmoderne » ; mais en même
temps Jauss reste fidèle à la créativité subversive de la modernité.
c’est pourquoi les analyses d’œuvres sont rares chez lui. « L’amour de
l’art » est absent de ses considérations, et ce qu’il critique le plus violem-
ment chez Adorno, c’est la défense de l’apparence comme source de bonheur
et médiatrice de la vérité et de l’utopie. Aux yeux de Bürger, la barbarie
du XXe siècle est incompatible avec le statut traditionnel de l’art dans la
société. C’est pourquoi il souligne plus encore qu’Adorno dont c’est l’un
des aspects, l’importance du contenu de vérité des œuvres.
Le pivot de l’argumentation de Bürger est le phénomène de l’esthé-
ticisme. Ce mouvement fait apparaître la rupture radicale entre l’art et la
vie sociale, suscitant ainsi la réaction des avant-gardes. L’échec des avant-
gardes historiques à réintroduire l’art dans la vie quotidienne serait dû à
l’héritage même de l’esthéticisme : la réconciliation de l’art et de la vie
aurait été au fond une sorte de projet d’œuvre d’art total. Malgré cet échec,
Bürger pense que l’idée fondamentale des avant-gardes, la revendication
d’une fonction sociale de l’art et le rejet de l’autonomie, reste actuelle et
doit être reprise. C’est ce qui le distingue fondamentalement d’Adorno et
de Habermas : l’un des enjeux centraux de l’esthétique actuelle est de savoir
si la remise en question de l’autonomie par les avant-gardes constitue un
progrès ou une régression. Pour Habermas, toute remise en question de la
différenciation des sphères (connaissance scientifique, morale et droit, art
et critique, en tant que spécialités séparées de la vie quotidienne des profanes)
ne peut que conduire à une régression : rendre à l’art une fonction sociale,
c’est freiner l’élan de l’art vers son autonomie, vers un subjectivité éman-
cipée des contraintes de la connaissance et de la morale, cette autonomie
étant solidaire du processus de rationalisation moderne. La rupture de
Habermas avec la position marxiste traditionnelle que Bürger (et Albrecht
Wellmer) s’efforcent encore de sauver, réside dans cette idée d’une diffé-
renciation irréversible. La seule réification inadmissible prive les indi-
vidus de leur reconnaissance réciproque par la parole, en y substituant
des mécanismes d’autorégulation, monétaires ou administratifs.
Comme l’a remarqué Albrecht Wellmer, tous les participants actuels
du débat esthétique en Allemagne peuvent légitimement se réclamer de
certains aspects d’Adorno ; on pourrait dire la même chose à propos de
Habermas ; tous se situent par rapport à sa réflexion et en déploient la
24 complexité ; d’ailleurs, Habermas lui-même se réfère à tous à tour de rôle,
n’ayant pas lui-même développé de théorie esthétique cohérente. Le livre
récent de Bürger sur « l’esthétique idéaliste » reprend même la forme
extérieure de la Théorie de l’activité communicationnelle (1981 1) de
Habermas.
La position de Bürger est paradoxale : l’autonomie de l’art lui paraît
intenable depuis sa contestation par les avant-gardes mais les deux tenta-
tives pour dépasser cette autonomie, celle du romantisme allemand pour
retrouver l’unité des sphères autonomes dans une mythologie esthétique,
et celle des avant-gardes pour réintégrer l’art dans la vie, lui semblent
avoir échoué. La solution qui se dessine dans la Critique de l’esthétique
idéaliste (dans laquelle Bürger inclut Adorno et Marcuse) est une trans-
formation de l’usage de l’art, de telle façon que son interprétation agisse
sur la vie sociale. Le contenu de vérité de l’art, qui mobiliserait ainsi les
facultés cognitives et morales, n’est pas d’ordre métaphysique mais résul-
terait d’un processus de discussion infini, dans lequel il se transformerait
lui-même.
Le paradoxe de Bürger, c’est de vouloir radicaliser une esthétique histo-
riquement datée et de poursuivre la critique de l’autonomie esthétique à
1. [Ouvrage traduit en français, en 1987, par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel sous le titre
Théorie de l’agir communicationnel (Paris, Fayard). (N.D.É.)]
l’époque d’un retour quasi général à cette autonomie. Comme l’a signalé
Albrecht Wellmer, Bürger ne tient pas compte du risque d’un « faux dépas-
sement » de l’autonomie, déjà signalé par Adorno et Habermas. La critique
de la philosophie au nom de la praxis, de l’art autonome au nom d’un
changement de la vie même, risque de conduire à la régression en cher-
chant à revenir sur des différenciations qui sont des acquis de la rationa-
lité : la culture de consommation s’efforce elle aussi d’abolir les distances
entre l’art et la vie, la pensée et le grand public, mais en sacrifiant l’exi-
gence de l’art et de la philosophie. Ce risque de régression, Bürger le
revendique ; il lui semble faire partie de la modernité.
Le paradoxe est objectif : les avant-gardes sont toujours plus modernes
que les productions actuelles qui reviennent aux formes traditionnelles,
et pourtant la radicalité des avant-gardes a vieilli et ne porte plus. Bürger 25
L’intérêt des écrits de Karl Heinz Bohrer (né en 1935, spécialiste du surréa-
lisme comme Peter Bürger), qui s’inspire de Bubner et du jeune Lukács
pour distinguer entre « l’événement perceptif » de la « réception » esthé-
tique et l’interprétation au nom d’une philosophie de l’histoire, c’est de
tenter une application à des œuvres concrètes et de donner un sens plus
précis à l’expérience esthétique restée vide chez Bubner. Pour Bohrer,
l’essence de cette expérience est la « soudaineté » d’une apparition, brusque
révélation pour l’esprit. En effet, si cette expérience est inséparable d’en-
jeux extra-esthétiques, Bohrer et Bubner ont raison de considérer que ces
enjeux ne sont pas spécifiques à l’art. L’essence proprement artistique
réside donc dans l’expérience de la perception et non dans la signification
idéologique ou philosophique de l’œuvre. En ce sens, même Habermas,
dans ses rares remarques sur l’esthétique, rejoint Bubner et Bohrer pour
définir l’expérience esthétique comme une sphère rigoureusement diffé-
renciée, indépendante de la vérité théorique et des normes éthiques. Faisant
abstraction de la philosophie de l’histoire dans l’horizon de laquelle Adorno
pense les œuvres de la modernité, Bohrer est ouvert aux expériences actuelles,
provocatrices, subversives, quelle que soit leur cible. Il oppose l’inces-
sante curiosité de Benjamin pour tout phénomène nouveau dans le domaine
littéraire, au conservatisme d’Adorno qui s’est rarement aventuré hors du
champ des « classiques » modernes : Schönberg et Berg, Boulez et
Stockhausen, Picasso et Klee, Proust et Joyce, Kafka et Beckett. La parti-
cularité de Bohrer est de séparer de la responsabilité historique, morale
et politique, l’aspect aventureux des découvertes fulgurantes et des illu-
minations, chez des auteurs comme le jeune Lukács, Benjamin et Adorno,
mais aussi Heidegger et Jünger. Dans cette expérience spécifiquement
esthétique de la révélation instantanée, soudaine, Bohrer inclut à la fois
la littérature et l’essai.
Reste à savoir s’il s’agit là d’une rupture actuellement nécessaire avec
un dogmatisme figé ou d’une distinction fondamentale, durable, si la
« soudaineté » fulgurante est l’essence permanente de l’expérience esthé- 29
achevée qui se déploie dans l’histoire. Selon Wellmer, l’œuvre d’art n’a
d’effet de vérité que par la transformation qu’elle opère dans le sujet récep-
teur ; en soi, elle n’est qu’un potentiel ou une exigence de vérité. L’art et
son apparence n’ont pas chez lui de signification philosophique autonome,
mais représentent une première mise en forme d’expériences jusque-là
diffuses et inassimilables : un élargissement du communicable, précisé-
ment au-delà de la limite qu’Adorno croyait imposée par la réification
croissante, par l’impuissance grandissante du sujet.
En remplaçant le rapport substantiel entre la cohérence esthétique et
la réconciliation utopique par un rapport fonctionnel, Wellmer franchit
les barrières qu’Adorno érigeait entre l’œuvre et le sujet récepteur, entre
la réification sociale et la subjectivité, mais il élimine une corrélation centrale
chez Adorno : celle entre la réussite technique et la vérité de l’œuvre.
Cette relation est un des aspects les plus énigmatiques de l’esthétique,
d’ailleurs peu éclairci par Adorno lui-même; en l’écartant, Wellmer contourne
le problème de la vérité de l’art pour autant qu’elle a son fondement dans
l’œuvre elle-même, avant toute proposition interprétative. L’énigme réside
dans le fait que les œuvres réussies, selon l’expression d’Adorno, ne peuvent
mentir, ou inversement, que l’intention idéologique de présenter un réel
comme plus substantiel qu’il n’est se traduit immédiatement par un échec
esthétique. Le « ton juste » n’est pas indépendant de la vérité énoncée.
Et pourtant il ne s’agit pas d’une vérité qui puisse tout aussi bien se formuler
en termes conceptuels. La difficulté est de penser l’art à la fois comme
une forme de connaissance et comme un libre jeu des facultés de l’ima-
gination et de l’entendement, polysémie absolue; car l’art est l’un et l’autre.
Adorno avait tendance à réduire le caractère polysémique, l’apparence
étant l’écran de notre esprit limité devant la vérité métaphysique ; l’es-
thétique actuelle, d’inspiration kantienne ou nietzschéenne, tend à réduire
la valeur de connaissance inhérente à l’art et à en faire un champ de projec-
tion et du libre jeu de l’interprétation ; elle tend à sous-estimer la rigueur
des œuvres exigeantes au profit d’une mythique idée de liberté ; en même
temps, cette définition de l’art sous-entend chez les esthéticiens philo-
sophes une revendication de sérieux et d’univocité à l’encontre des essayistes
disciples de Nietzsche ou d’Adorno. La difficulté consiste à saisir à la
fois l’aspect de contrainte qui émane de l’œuvre ou de l’objet esthétique,
et la liberté pourtant laissée aux facultés, indispensable même pour décou-
vrir la rigueur interne de la figure. L’une et l’autre, liberté et contrainte,
définissent l’espace des interprétations légitimement divergentes et le point
limite de la théorie qui comprend le phénomène esthétique de façon toujours
plus adéquate.
Critique, n° 457-458, juin-juillet 1985, p. 607-617
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Notes sur la littérature.
de faire surgir l’œuvre entière de la lecture d’un vers de Hölderlin, d’un
passage de Proust ou de Balzac. Barthes, lassé des démarches systéma-
tiques de la sémiologie, était revenu à ce genre de sondage, éloquence
soudaine d’un passage qui révèle – plus que le tout. C’est là aussi l’art
du lecteur qu’est Adorno. Mais Barthes ne faisait que revendiquer le droit
du critique au « plaisir du texte » ; chez Adorno, la philosophie de l’essai
vise le bonheur d’une connaissance sans limite ; à ses yeux le « savoir
absolu » était encore subjectivisme. Le fragment d’Adorno se veut au-
delà du système, non pas en deçà : comme chez les plus grands artistes,
dans les œuvres ultimes, inachevables ou traversées de fissures qu’au-
cune harmonie imposée de la forme ne peut faire disparaître, chez le dernier
Goethe, chez le dernier Hölderlin.
34 La traduction française est un choix d’essais extraits des quatre volumes
des Noten zur Literatur parus en Allemagne de 1958 à 1974. Le fait de
ne pas traduire la totalité de ces essais était justifiable; on aurait pu signaler
au lecteur français que certains d’entre eux – onze exactement (sur la
poésie d’Eichendorf, Henri Heine, la ponctuation et les mots étrangers
dans la langue allemande, le Second Faust de Goethe, Thomas Mann,
Balzac, Karl Kraus, Hans Günter Helms et la littérature d’avant-garde,
Dickens et le poète Borchardt) – ont été écartés pour des raisons écono-
miques ou autres. Devant le succès actuel d’Adorno, on peut espérer que
les magnifiques « restes » suivront bientôt.
En raison des coupures, la composition des trois premiers volumes,
édités par Adorno lui-même, n’est plus perceptible ; elle ne correspond
pas en effet à un ordre chronologique. Le premier tome des Noten asso-
ciait au « Discours sur la poésie lyrique et la société » les essais sur
Eichendorff et Heine et s’achevait par le premier essai sur Valéry; le second
tome s’ouvrait sur une lecture du Second Faust et se terminait par l’essai
sur Fin de partie ; le troisième commençait par « Titres » et finissait par
l’essai sur Hölderlin ; ainsi, l’ordonnance des textes mettait l’accent sur
Valéry essayiste, sur Beckett et Hölderlin, trois des « phares » d’Adorno
à côté de Proust et des philosophes ici évoqués : le jeune Lukács, Ernst
Bloch, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin. Avec l’introduction sur
la forme de l’essai, les textes sur Beckett et sur Hölderlin sont sans doute
les plus significatifs.
Ainsi, on trouve dans ce volume épais, non pas « l’essentiel », mais
tout de même l’indispensable. Inutile désormais d’insister sur la diffi-
culté de traduire Adorno, l’un des tout premiers stylistes de la langue alle-
mande, comparable en cela à Nietzsche ou à Walter Benjamin, et penseur
souvent acrobatique, aimant les raccourcis. Le courage des traducteurs
qui osent s’y attaquer mérite toujours d’être souligné, même s’il est prévi-
sible qu’une autre génération de traducteurs trouvera beaucoup à redire
à ces premiers essais. Signalons simplement que la distinction, centrale
pour l’esthétique d’Adorno, entre Inhalt et Gehalt, entre le contenu anec-
dotique, factuel, intentionnel, et le fond, la signification, la part de vérité,
n’apparaît pas dans cette traduction ; qu’en esthétique littéraire, Stoff ne
signifie ni matière ni matériau, mais le « sujet » traité ; que, là où le narra-
teur du roman moderne, depuis Kafka, réduit, supprime la distance esthé- 35
tique (Einziehung der Distanz), et, comme le train qui fond sur le spectateur
de cinéma, choque le lecteur, la traduction la lui fait malheureusement
« introduire ». En revanche, la traduction des textes sur Benjamin est
particulièrement admirable et précise.
Notes sur la littérature : un essai au milieu du livre (« Titres ») révèle
que le titre avait été trouvé par l’éditeur Suhrkamp ; Adorno lui-même –
il l’avoue en rougissant – pensait à « Paroles sans romances ». La musique
est toujours présente chez lui, même lorsqu’il s’agit de littérature : ses
essais sont des partitions composées en hommage à certaines lectures.
Mais s’il lit en musicien, ce n’est pas seulement parce qu’il ne peut faire
autrement ; sa démarche est philosophiquement réfléchie : « sur ce point
aussi l’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non
conceptuel du passage, pour assigner au langage du discours quelque chose
qu’il a perdu sous l’emprise de la logique discursive » ; l’essai « coor-
donne les éléments au lieu de les subordonner » (27) – démarche qui,
dans l’essai sur Hölderlin, sera appelée parataxique, par opposition à un
discours syntaxique, hiérarchisé.
Dans la tradition de la critique kantienne et hégélienne de l’entende-
ment, le concept philosophique est selon Adorno incapable de saisir l’es-
sence du réel, ce qui ne signifie pas qu’il faille abandonner les concepts :
il faut au contraire les multiplier, les mettre en constellation. La faculté
mimétique, refoulée dans la sphère de l’art et par-dessus tout de la musique
libérée des mots toujours signifiants, est aux yeux d’Adorno un moyen
de connaître le non-identique, le vrai qui échappe à la rationalité identi-
fiante; la forme essayiste tient de cette démarche artistique, sans s’y réduire :
elle demeure conceptuelle. L’essai sur l’essai, qui sert d’introduction aux
Notes, contient tout le programme de la pensé adornienne, tel qu’il sera
développé dans la Dialectique négative et la Théorie esthétique.
Comme chez le jeune Lukács ou chez Walter Benjamin, l’essai est
chez Adorno cette forme de philosophie qui déguise en petitesse et modestie
ses plus hautes ambitions : rendre le système superflu, désarçonner les
théories les plus sûres d’elles-mêmes en démontrant leur étroitesse. À
cette fin, il pratique à l’égard de ses objets un oubli de soi extrême, au
lieu de les soumettre à des idées préconçues; le risque couru par une pensée
36 qui avance « sans couverture » ; le principe du plaisir de la pensée jusqu’au
sophisme ; l’hérésie enfin et surtout, qui est la « loi de sa forme ». La
revendication du mimétique implique une dimension d’irresponsabilité,
de jeu, de non-sérieux, indispensables à la connaissance qui, sans l’idée
du bonheur, reste stérile aux yeux d’Adorno. C’est là, sans doute, la raison
de sa fidélité à Nietzsche, seul philosophe de la tradition allemande à
revendiquer le bonheur, celui aussi qui avant Adorno fut le plus musi-
cien. La musique, c’est aussi ce qu’Adorno retrouve chez les auteurs qu’il
aime ; impulsion musicale de la grande composition proustienne : « La
preuve la plus frappante en est ce paradoxe, que le grand projet de sauver
l’éphémère passe par l’éphémère lui-même, par le temps » (142). Sérialité
chez Hölderlin, déjà remarquée par Benjamin : « La grande musique est
une synthèse non-conceptuelle ; telle est l’image primitive de la poésie
dernière de Hölderlin, de même l’idée hölderlinienne du chant s’applique
rigoureusement à la musique : une nature qui s’épanche librement et qui,
n’étant plus captive de la domination exercée sur elle, peut alors se trans-
cender. Mais le langage, grâce à son élément de signification, qui est à
l’opposé de l’expression mimétique, est enchaîné à la forme apodictique
et thétique, et donc à la fonction synthétique du concept. À l’inverse de
la musique, en poésie la synthèse non-conceptuelle se retourne contre le
médium : elle devient dissociation constitutive. La logique traditionnelle
de la synthèse n’est donc que légèrement suspendue par Hölderlin. Benjamin
a justement décrit ce fait au moyen du concept de série (Reihe) » (330-
331). Affinités involontaires de Valéry et de George avec la musique : à
une époque où le sens fait problème, tout art se souvient de ses propres
sources musicales, mimétiques.
L’essai adornien ne dénonce pas le concept. De faux amis s’empa-
rent aujourd’hui d’Adorno pour le mettre au service de leur destruction
de la philosophie ; il leur adresse son refus catégorique : de l’art, l’essai
« se distingue toutefois par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par
le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique » (7).
Ici, Adorno se sépare aussi du premier Lukács qui avait assimilé l’essai
à une forme d’art qui ne viserait pas la vérité, mais la vie. C’est là égale-
ment la limite du nietzschéisme d’Adorno.
Le jeune Lukács et Walter Benjamin, dans une moindre mesure Ernst
Bloch et Siegfried Kracauer, sont les maîtres d’Adorno essayiste. C’est 37
de Lukács que lui viennent dans une large mesure la définition de la forme
de l’essai, la réflexion sur la forme romanesque ; et c’est au nom de cette
œuvre de jeunesse, dont il a nourri sa propre pensée, qu’il écrit les seuls
textes polémiques de ses recueils : les essais « Réconciliation extorquée »
et la « Lettre ouverte à Rolf Hochhuth » où il fait le procès de l’esthé-
tique conservatrice du vieux Lukács qui a renié les idées de sa jeunesse.
Benjamin est encore plus présent : deux essais lui sont consacrés, faisant
suite au « Portrait de Walter Benjamin » dans Prismes 1 ; c’est de lui
qu’Adorno tient les clés de sa lecture de Goethe et de Hölderlin et la
théorie de la narration ; c’est de Benjamin aussi que lui vient l’amour pour
la littérature française, la découverte de Proust, de Valéry, du surréalisme,
dont il déchiffre le contenu philosophique. Ainsi parle-t-il, dans l’un des
essais sur Valéry, de Benjamin « dont l’esthétique lui doit sans doute plus
qu’à qui que ce soit d’autre » (124), ce qui n’est pas peu dire. Il est par
ailleurs frappant de constater que les quelques citations de Valéry que
Benjamin a intégrées à ses derniers essais, dans des passages décisifs,
sont comme magnifiées par la traduction et le commentaire qui les entoure,
alors que l’énorme quantité de textes valéryens évoqués par Adorno
1. [THEODOR W. ADORNO, Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 201-
213. (N.D.É.)]
manquent la plupart du temps de relief et de force, parce qu’ils ne sont
pas employés de façon productive.
Malgré cela, la référence massive à Valéry – il faut ajouter aux deux
textes des Notes l’essai dans Prismes intitulé « Valéry Proust Musée » –
est très significative, à la fois pour la pensée d’Adorno et pour le monu-
ment franco-allemand que constituent les derniers essais de Benjamin,
les Passages parisiens et les Notes sur la littérature. « L’œuvre d’art objec-
tivée exige la durée ; l’utopie de la survie, si impuissante, si mortelle fût-
elle ; dans cette mesure Valéry réalise le programme nietzschéen d’une
philosophie à la fois antimétaphysique et esthétique », écrit Adorno (130).
Il s’agit de l’héritage franco-allemand de Nietzsche. Benjamin et Adorno
ont su concilier l’exigence allemande de la vérité, de la métaphysique
38 même, et la mystique juive, avec la pensée nietzschéenne, antimétaphy-
sique ou plutôt transposant toute l’énergie de la métaphysique perdue dans
une écriture artistique dont l’engagement total fait fusionner, comme chez
Hölderlin, Dionysos et le Crucifié. D’où l’ambiguïté de l’héritage actuel
d’Adorno en Allemagne et en France : en son nom s’opposent Habermas,
dont Adorno fut l’un des maîtres, et les nietzschéens français qui décou-
vrent leurs affinités avec l’admirateur de Valéry et de Proust. Il suffit
d’évacuer d’Adorno la tradition rationnelle et conceptuelle de Kant, de
Hegel, de Marx, pour faire de lui un disciple de Nietzsche, voire un heideg-
gérien malgré lui.
Adorno réfléchit d’ailleurs sur le statut différent du rationalisme et de
l’irrationalisme en France et en Allemagne, qui explique aussi la fonc-
tion inverse de « l’art pour l’art » et de « l’engagement » dans les deux
pays (302-303) : « en France leur position respective est inverse de celle
qu’ils ont en Allemagne. Chez nous, on a coutume de ranger le rationa-
lisme du côté du progrès, et l’irrationalisme, comme héritage du roman-
tisme, du côté de la réaction. Mais chez Valéry, le moment de la tradition
ne fait qu’un avec le moment cartésien et rationaliste, et l’autocritique du
cartésianisme est irrationaliste » (117). Mais si Adorno comprend la réac-
tion irrationaliste, qui se prolonge aujourd’hui dans « l’anarchisme insti-
tutionnel » des courants nietzschéens et heideggériens, alors que la structure
sociale de la France reste dominée par un ordre rationaliste ; s’il défend
contre le dogmatisme borné du vieux Lukács les courants irrationalistes
qui « exprimaient aussi, face à l’idéalisme académique, la révolte contre
la réification de l’existence et de la pensée, dont la critique était juste-
ment devenue l’affaire de Lukács » (172), il est évident que ces circons-
tances atténuantes ne lui rendent pas plus acceptables des pensées dont
il perçoit les limites et les risques. La « dialectique de la raison » n’est
pas un plaidoyer pour l’irrationalisme, mais un appel à l’autoréflexion de
la raison.
C’est en cela que Habermas, l’antinietzschéen par excellence, est l’au-
thentique héritier d’Adorno, de sa contribution à la « théorie critique » ;
mais parce qu’il substitue à la philosophie du langage mimétique, mystique
et esthétique, une théorie complexe de la communication, qui tient compte
de la philosophie analytique et rend à la raison pratique ce que la Théorie
esthétique réservait à la sphère de l’art, il ne peut espérer conquérir en 39
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974,
p. 327. [La Théorie esthétique, suivie des « Paralipomena » et de l’« Introduction première », a fait
l’objet d’une nouvelle édition dans une traduction revue de Marc Jimenez (avec la collaboration
d’Éliane Kaufholz pour les « Paralipomena » et l’« Introduction première »), Paris, Klincksieck, 1989,
puis d’une édition « nouvelle, revue et corrigée » (qui reprend la précédente dans une nouvelle
composition), Paris, Klincksieck, 1995, réimp. 2004. Le passage cité se trouve à la page 314 de
l’édition de 1989 et aux pages 342-343 des éditions suivantes. (N.D.É.)]
Benjamin qui avait déchiffré le contenu social de l’œuvre poétique de
Baudelaire. Les œuvres sont pour Adorno des gestes, des langages auto-
nomes qui attendent d’être interprétés ; même les réflexions parsemées
dans le roman proustien ou dans les poèmes de Hölderlin ne sont pas à
prendre à la lettre, mais doivent être lues comme éléments du geste des
artistes, qui ne coïncide pas avec leur conscience ou leur intention ; d’où
la possibilité de « sauver » des auteurs comme George, dont les inten-
tions étaient inacceptables pour Adorno. C’est en cela qu’il tire profit de
son expérience musicale. Il a la faculté de voir, par-delà la signifiance,
la dimension proprement poétique de la littérature. Il cherche à définir la
démarche spécifique de chaque écrivain, son rapport au langage et son
langage particulier, sa musique.
44 De style benjaminien sont encore certains textes comme « Titres » ou
« Caprices bibliographiques », réflexions marginales d’un bibliophile, révé-
latrices du soin d’Adorno dans l’emploi des mots et des formules, de son
« écoute » extraordinaire, sa perception des mille résonances et citations.
« Une bonne lecture serait celle qui devine les règles du jeu qu’elle observe,
et s’y soumet en douceur » (254). Ce qu’il dit de Benjamin vaut en grande
partie pour lui-même, pour l’idéal auquel il voulait ressembler : « Une
remarque en privé de Benjamin nous donne la clé du mystère de ses lettres :
je ne m’intéresse pas aux êtres, je ne m’intéresse qu’aux choses » (416).
Comme Benjamin, Adorno désespère de vaincre la réification des rela-
tions entre les hommes; il s’attache à préserver l’éloquence de leurs œuvres,
fruits de la solitude, et celle de la nature opprimée. Rien ne lui semble
aussi compromis que la communication entre les hommes, « la loi univer-
selle des clichés » réduction du langage au rang de marchandise en circu-
lation C’est pourtant l’irréductibilité de l’exigence de vérité dans la
communication qui sert de base à la critique de la réification par Habermas :
la recherche argumentée de l’entente est le seul rempart contre la violence
qu’Adorno ne peut suspendre que par la réceptivité esthétique.
La pensée d’Adorno est rarement argumentée. Comme Benjamin, il
procède souvent par affirmations et se fie à la force de l’évidence, ce qui
peut paraître autoritaire. Mais, et c’est là un atout dont ne dispose pas une
philosophie plus discursive, elle n’est jamais persuasive. « Ne sont vraies
que les pensées qui ne se comprennent pas elles-mêmes » – aucune idée
n’est aussi étrangère que celle-ci à la philosophie d’un Habermas : sans
renoncer au concept et à l’effort rationnel de la connaissance, cette idée
fait de la pensée philosophique quelque chose d’inépuisable comme une
œuvre d’art. Elle n’espère pas emporter l’adhésion en s’adressant direc-
tement aux hommes ; ce serait là commettre l’erreur de l’art engagé qui
impose ses thèses de façon autoritaire. D’où le refus de « l’esthétique de
la réception » par Adorno. Il est vrai, cependant, que si l’effet indirect
des œuvres qui agissent surtout par le choc de leur forme est authentique,
une théorie de la perception transformée par l’art doit être possible. Adorno
s’en tient à sa valeur de témoignage pour le vrai.
La pensée d’Adorno fascine par son intelligence toujours en éveil. Il
est vrai qu’il s’est peu aventuré dans la littérature d’après 1945 ; il n’y
trouvait guère de quoi l’enthousiasmer. Il n’est jamais vraiment revenu
sur son verdict à propos de la poésie après Auschwitz : Beckett et Celan
ne faisaient au fond que le confirmer. Mais au moins n’y a-t-il pas chez
lui de fausses valeurs. Son intelligence, reprenant le flambeau de
Benjamin, impressionne toujours à la façon dont il percevait son ami :
« Chaque instant passé avec lui a fait renaître ce qui est perdu à jamais,
la fête » (411-412).
Critique, n° 488-489, janvier-février 1988, p. 95-113
MARTIN SEEL, Die Kunst der Entzweiung : Zum Begriff der ästhe-
tischen Rationalität (L’art de scinder : le concept de rationalité
esthétique), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, 373 p. 1
1. [Cet ouvrage a entre-temps été traduit par Claude Hary-Schaeffer (L’Art de diviser. Le concept
de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, 1993), dans la collection « Théories » que Rainer
Rochlitz dirigea entre 1991 et 1996. Malheureusement, il a été retiré du catalogue d’Armand
Colin en 2003 et est définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. Cf. JÜRGEN HABERMAS, « La Modernité : un projet inachevé », trad. Gérard Raulet, in Critique,
n° 413, octobre 1981, p. 950-969.
dans la modernité la radicalité absolue des avant-gardes politiques et artis-
tiques et de leur surenchère permanente, surtout depuis le milieu du XIXe
siècle, qui opposent à la négativité apocalyptique des sociétés modernes
une exigence de réconciliation sans compromis. Dans ce dernier cas, on
observera, après les défaites successives des mouvements radicaux, l’ap-
parition d’une « postmodernité » déçue et amère, cynique ou désespérée,
et d’un réalisme sceptique qui finit par dénoncer comme utopistes les
perspectives de la modernité minimaliste 1.
La pensée d’Adorno se situe à mi-chemin entre ces deux définitions,
avec un fort penchant vers la seconde. Ce qui le sépare de la postmo-
dernité, c’est son effort paradoxal pour sauver la normativité et le poten-
tiel émancipateur d’une raison dont il dénonce pourtant la dérive
48 totalitaire. Chez ses successeurs, le principe de tout changement essen-
tiel est résolument confié à une force extérieure à la raison, et notamment
à l’imagination sans laquelle elle serait stérile et répressive.
Historiquement, la pensée d’Adorno part d’un triple échec : échec de
l’humanisme occidental à Auschwitz, catastrophe que la culture de Bach
et de Beethoven, de Goethe et de Hölderlin, de Kant et de Hegel n’a pas
su empêcher ; échec, dans le stalinisme, du mouvement politique qui avait
prétendu « réaliser la philosophie 2 » ; échec enfin de la culture occiden-
tale dans l’industrie culturelle dominée par le modèle américain. Dans
les trois cas, Adorno (et Horkheimer avec qui il rédige la Dialectique de
la raison achevée en 1944) voit triompher la raison instrumentale d’un
sujet moderne qui finit par s’abolir comme sujet.
Pourtant – et c’est ce qui rattache Adorno à la première définition de
la modernité – la philosophie « se maintient en vie » en raison même des
échecs pratiques. Elle s’efforce de sauver ce que la raison instrumentale
le tissu social ; c’est pourquoi elle tente d’y remédier par une approche
mimétique et une conceptualité fondée sur « l’affinité ». La théorie récente
qui fonde la société, le langage et l’identité personnelle sur l’activité de
la communication, antérieure à toute objectivation réifiante, peut éviter
cet écueil et situer plus justement les pathologies de la modernité. Elle
échappe aux apories du maximalisme et à ses conséquences postmodernes,
parce qu’elle n’est pas contrainte d’attribuer aux catastrophes du XXe siècle
une signification liée à l’essence totalitaire du sujet moderne.
Parmi les théories de l’art moderne, l’ambition du projet adornien est unique;
il n’est comparable qu’aux trois ou quatre grandes synthèses de la philo-
sophie allemande, aux esthétiques de Kant et de Schelling, de Hegel et
du jeune Lukács, et à l’ensemble des essais de Walter Benjamin qui ont
servi de modèle aux études musicales et littéraires d’Adorno lui-même.
De toutes ces théories, celle d’Adorno est la seule qui ait pu rendre compte,
non seulement du romantisme et du postromantisme, mais encore des
1. Ibid., p. 15.
2. Ibid., p. 12.
avant-gardes, de leur déclin et de leurs conséquences jusqu’au seuil du
postmodernisme.
Malgré la tonalité pessimiste qu’il adopte volontiers, Adorno parle
encore de la modernité artistique au futur. Pour lui, en 1969, cette aven-
ture menacée par l’industrie culturelle non seulement n’est pas close, mais
il y place son espoir pour la survie de l’esprit critique, puisque la pensée
dialectique relève elle-même, selon lui, d’un équivalent conceptuel de
l’attitude mimétique. Jusque dans sa négation par un art radicalement démys-
tifié, l’apparence esthétique est pour lui le support de l’espérance. C’est
elle, et elle seule, qui maintient la perspective d’un monde réconcilié que
la pensée philosophique est incapable de préserver sans l’aide de l’art 1.
Mythe démystifié et réconcilié, mimèsis rationnelle, l’art, et notamment
50 l’art désenchanté des avant-gardes, est la base normative de la philoso-
phie adornienne ; il est ce dont s’autorise sa critique de la société.
La Théorie esthétique, cette synthèse ultime et inachevée de tous ses
essais, tente de reconstruire toute la modernité artistique en fonction de
la même situation historique. Toutes les œuvres modernes doivent être
comprises comme des réponses à un seul et même problème, celui du
mythe, du désenchantement qu’est le processus des Lumières amorcé depuis
des millénaires, et enfin de la réconciliation. C’est une pensée de l’art vu
de l’intérieur, du point de vue de la création et de l’œuvre, avec toute la
complexité et tout le caractère réflexif que cela implique chez un artiste
moderne. C’est pourquoi la Théorie esthétique – avec sa structure concen-
trique et son écriture aphoristique – se rapproche elle-même d’une œuvre
d’art, rusant avec les concepts pour les rendre plus perméables à leurs
objets, et se refusant à la transparence d’une lecture linéaire. Aucune esthé-
tique ne lie aussi étroitement art et modernité ; l’art n’est devenu lui-même
qu’en se libérant de toute hétéronomie ; c’est l’art d’avant-garde qui révèle
l’essence de tout art, mais aussi ses apories.
1. La Théorie esthétique, définit le contenu de vérité des œuvres d’art comme le fait de « s’éman-
ciper du mythe et de se réconcilier avec lui » (trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 282*).
Cette définition est empruntée à l’essai de Walter Benjamin sur Goethe. Le schème est invariable-
ment appliqué dans toutes les interprétations concrètes d’Adorno, qu’il s’agisse de Goethe ou de
Balzac, de Schönberg, de Kafka ou de Beckett. [* p. 271 (1989) ; p. 294 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
Car la pensée d’Adorno est paradoxale. Tout entière vouée à la moder-
nité, elle en ronge en même temps les fondements; en dépit du bilan désas-
treux qu’il tire, Adorno refuse néanmoins d’abandonner le projet de la
modernité. C’est ce qui constitue sa position intermédiaire entre les deux
définitions du moderne. Il n’y a pas chez lui d’autre radical de la raison ;
si le concept dialectique tend à être mimétique, la mimèsis de l’art moderne
est rationnelle et – contrairement à ce qui se passe chez Nietzsche et
Heidegger – ne plonge pas ses racines dans un passé antérieur à la ratio.
C’est ce qui sauve Adorno de l’irrationalisme, sans cependant lui permettre
de différencier autant qu’il le voudrait, l’art et la philosophie.
On peut dire – en s’inspirant de l’analyse d’Albrecht Wellmer 1 – que
le paradoxe de la pensée d’Adorno est dû à la fusion, chez lui, entre deux
types de critique, celle d’une philosophie rationnelle de l’histoire et celle 51
1. C’est ce que Wellmer appelle la « dialectique de l’apparence esthétique », op. cit., p. 15 sq.
Cf. MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz,
Paris, Gallimard, 1974, p. 35-36.
2. « En tant qu’expression de la totalité, l’art revendique la dignité de l’absolu. C’est ce qui a
parfois incité la philosophie à lui accorder la primauté sur la connaissance. Selon Schelling, l’art
commence là ou le savoir fait défaut aux hommes. Pour lui, l’art est “le modèle de la science et
là où est déjà l’art, la science à encore à pénétrer”. Selon sa théorie, la séparation de l’image et
du signe est “complètement abolie chaque fois qu’il y a représentation artistique”. Le monde
bourgeois n’a été disposé que rarement à manifester une telle confiance dans l’art. »
(MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 36.)
instrumentale. En explorant le domaine refoulé du non-identique qu’il
s’agit de sauver, cet art incarne une raison qui ne serait plus instrumen-
tale. C’est ainsi qu’en parlant de la modernité artistique, Adorno ne cesse
de parler des problèmes actuels de la philosophie.
La dialectique de la mimèsis apparaît notamment à propos des concepts
de nouveauté et d’expérimentation; elle culmine dans ce qu’Adorno appelle
le « point subjectif », sorte de point de non-retour de la radicalité artistique.
Calquée sur le modèle de la marchandise qui doit affirmer sa diffé-
rence dans la concurrence, la nouveauté de l’œuvre moderne en est en
même temps la parodie mortelle jusqu’à l’autodestruction de l’art. Contrai-
rement aux apparences, l’œuvre nouvelle montre la réalité telle qu’elle
est, de plus en plus abîmée sous sa surface lisse, défigurée par le règne
universel de la marchandise, dernier avatar de l’antique domination. La 53
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 34. [p. 38 (1989) ; p. 41 (1995 ;
2004). (N.D.É.)]
2. On a souvent observé, à propos du jeune Marx, que sa critique du travail aliéné reposait sur
un modèle créativiste proche de l’idéal humain de la Renaissance et de l’idéalisme allemand. Si
ce modèle disparaît dans Le Capital, la Théorie esthétique revient à une base normative fondée
sur le modèle de la création artistique.
toute la violence, toute l’inhumanité, toute la réification qui se cristalli-
sent dans une marchandise produite par la société moderne 1. Reste à savoir
si l’art peut être aussi étroitement associé à la vérité et à une philosophie
de l’histoire univoquement réduite à la marche vers la catastrophe dont
l’image benjaminienne semble avoir profondément frappé Adorno 2.
La raison dominante étant irrationnelle – destruction de la nature et
des hommes –, l’apparente irrationalité de l’art moderne est selon Adorno
une forme de réaction rationnelle qui dénonce la fausse logique instru-
mentale. Plus précisément – et en cela Adorno pense sans doute rendre
compte de la systématique kantienne –, l’art oppose à la rationalité instru-
mentale la finalité même de la raison. Dans sa réaction continuelle au
développement des forces productives, l’art en suit la logique en antici-
54 pant le détournement des potentiels techniques à des fins humaines 3. C’est
à cette relation intime au mouvement de l’histoire que la nouveauté esthé-
tique doit son caractère « irrésistible ».
En établissant une relation aussi étroite entre l’art et la réalité histo-
rique, Adorno s’interdit la conception d’une logique propre de la créa-
tion artistique, fondée sur l’émancipation et la différenciation de la
subjectivité, au sens d’une théorie minimaliste de la modernité. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle il relativise l’autonomie de l’art, dès le
début de la Théorie esthétique 4. La force de séduction de l’esthétique
adornienne est liée au fait qu’un grand nombre d’artistes modernes s’étaient
eux-mêmes inscrits dans une logique de la surenchère en fonction du
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 39. [p. 43 (1989) ; p. 46 (1995) ;
2004). (N.D.É.)]
2. Id.
abandonnant tout contrôle préalable – dans la musique aléatoire, dans
l’Action Painting et dans l’écriture automatique –, le sujet s’expose à la
régression tout en s’efforçant de rester maître de lui au contact de ce qui
lui est le plus étranger 1. La modernité artistique est donc l’épreuve de la
souveraineté du sujet esthétique devant l’insignifiant et l’inesthétique ;
mais pour Adorno, l’élément irrationnel qui s’impose ainsi au sujet a les
traits de la vérité refoulée par la raison.
La théorie du « point subjectif » relève de la même problématique du
sujet : « Si l’art moderne dans son ensemble peut se comprendre comme
une intervention perpétuelle du sujet qui n’est plus du tout disposé à laisser
agir de manière non réfléchie le jeu de formes traditionnel des œuvres
d’art, alors, aux interventions permanentes du moi, correspond une tendance
56 à la démission par impuissance 2. Car lorsque tout est construction du sujet,
« il ne reste que l’unité abstraite, libérée du moment antithétique par lequel
seul elle devient unité 3 ». L’art est du même coup « rejeté au point de la
pure subjectivité 4 », au cri de l’expressionnisme, à la construction cubiste,
au geste de Dada, à l’intervention d’un Duchamp. Après avoir atteint ce
point extrême, l’artiste – Picasso et Schönberg eux-mêmes l’illustrent –
ne peut que revenir à un ordre plus traditionnel. Adorno y voit s’annoncer
une fin de l’art qui renonce à lui-même plutôt que de se compromettre ;
le contenu de vérité risque d’anéantir l’apparence esthétique. Seul Beckett
réussit le tour de force : « L’espace imparti aux œuvres d’art, entre la
barbarie discursive et l’édulcoration poétique, n’est guère plus vaste que
le point d’indifférence dans lequel Beckett s’est installé 5. »
Cette conception restrictive de la subjectivité comme force d’intégration
– qui dès qu’elle a perdu le secours de la tradition n’a le choix qu’entre
une domination stérile et l’abandon de soi – est due aux limites de la
philosophie du sujet dont relève encore la pensée d’Adorno 6. Selon cette
II
1. [Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Die Kunst der Entzweiung. (N.D.É.)]
telle mise en valeur est à la fois interprétation (commentaire) et actuali-
sation (confrontation, émotion immédiate), et devient critique en combi-
nant ces deux aspects. La critique précise le mode de perception qui révèle
la signification du phénomène esthétique (296) ; l’artiste, lui, ne commu-
nique pas de signification mais fait quelque chose qui est en soi signi-
fiant (291)
Pour Seel, l’art ne vise à rien d’autre qu’à nous faire connaître les
expériences possibles dans l’horizon d’un présent historique – et d’abord
à attirer notre attention distanciante sur l’expérience qui est la nôtre ; il
ne véhicule aucune autre utopie (330). Celle d’une communication élargie
intégrant ce qui était jusque-là inexprimable n’est pas spécifiquement esthé-
tique, mais politique. Ceux qui font l’expérience esthétique vivent la présence
fragile de la liberté, non son avenir toujours évanescent (332). Seel rejette 59
1. Cf. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Rainer Rochlitz et Alain Pernet,
Paris, Klincksieck, 1981, p. 159 sq.
2. JÜRGEN HABERMAS, Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1985, p. 117. [Ouvrage traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz sous
le titre Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988 (p. 116). (N.D.É.)]
de la moralité », et une voie qui conduit à une vie morale ; chez Adorno,
l’éloquence est paradoxalement univoque ; elle dit la souffrance que la
connaissance ne peut exprimer, et la différence entre les œuvres devient
secondaire par rapport à « l’irreprésentable » qu’est le contenu de vérité.
L’art – et notamment l’art moderne – est donc un langage, mais un
langage chargé d’énergie intense et qui se refuse à la communication 1.
L’éloquence esthétique se constitue ainsi en deux temps : par une rupture
avec les significations constituées du langage ordinaire et par la création
d’un langage singularisé et intensifié, d’un langage « pour un ». L’élabo-
ration de ce langage « pour un » en fait un langage « pour tous », virtuel-
lement universel par son intelligibilité qui nécessite un déchiffrement 2. La
compréhension esthétique – et la critique – est donc un art de la traduction
qui fait accéder l’apparente singularité de l’œuvre (et de l’expérience qui 61
1. ALBRECHT WELLMER souligne l’importance égale des aspects signifiants et énergétiques dans
l’objet esthétique (Zur Dialektik…, op. cit., p. 62 sq).
2. C’est de ce processus que traite la phénoménologie du processus créateur développée par
GEORG LUKÁCS dans sa Philosophie de l’art (op. cit., p. 41 sq).
3. « Le pouvoir de créer du sens, aujourd’hui en grande partie confine dans les domaines esthé-
tiques, reste contingent comme toute force véritablement novatrice », JÜRGEN HABERMAS, Der
philosophische Diskurs der Moderne, op. cit., p. 373. [trad. p. 380. (N.D.É.)] Pour la Philosophie
de l’art de Lukács, l’œuvre d’art est l’utopie d’un monde adéquat à nos attentes d’autoréalisation
intégrale ; une telle définition exclut de l’art les œuvres négatives, alors que la « proposition de
sens » admet l’affirmation d’une expérience du non-sens.
Les propositions de sens intensifié ne forment pas une tradition continue,
selon la conception de l’herméneutique ; elles ne révèlent pas non plus
une essence cachée, du type de la vérité de l’être, mais une construction
fragile dont la cohérence interne est toujours un peu forcée. Ce qui sauve
le sens – la denrée rare de la modernité post-métaphysique – de la contin-
gence et de l’arbitraire total, c’est le fait que son élaboration est souter-
rainement œuvre collective, constamment nourrie de l’échange social des
expériences, qui est la base des configurations artistiques ; aucune singu-
larité dépourvue de toute signifiance supra-individuelle ne peut se cris-
talliser en œuvre.
Les propositions de sens relèvent d’une interprétation et d’une
composition de la perception sensible pour lesquelles la justesse de ton
62 et le caractère inédit de l’expérience (et du langage trouvé pour la dire)
comptent plus que la conformité aux faits et aux normes. L’art est de
l’ordre du non-quotidien, même s’il cherche ses épiphanies dans la vie
la plus ordinaire ; il peut se permettre – et c’est même ce que l’on attend
de lui – de ne pas tenir compte des exigences intersubjectives dont se
constitue la vie quotidienne en société. C’est par là seulement qu’est possible
la stylisation de la proposition de sens. Chez les sujets récepteurs impres-
sionnés par cette ordonnance de sens acquise au prix d’un certain nombre
d’abstractions, la proposition sera confrontée aux expériences propres,
mais aussi aux exigences quotidiennes, et sa pertinence sera mise à l’épreuve
du vrai et du juste.
À partir de là, on peut tenter d’expliquer – sans référence prématurée
au réel historique – certaines caractéristiques de l’art moderne, notam-
ment le statut de la négativité et ses avatars. Selon notre hypothèse, la
proposition d’une cohérence de sens à partir d’une expérience absolu-
ment singulière met en jeu l’exigence d’une expression de soi radicale
qui – de Baudelaire à Beckett – heurte les structures sociales rigides et
intolérantes. C’est ce qui donne à la singularité esthétique l’apparence du
négatif destructeur, satanique, révolté. Elle rompt avec la quotidienneté
et les contraintes de la subjectivité rationnelle pour faire vivre un instant
de présence absolue. Le choc soudain de l’extase ou de l’horreur sacrée
l’arrache à toute habitude et à toute familiarité pour la plonger dans une
ivresse lucide. La singularité extrême blesse les attentes d’intégrité invio-
lable de la personne, dont elle dénonce les déformations pathologiques
tout en s’y attachant en tant qu’images de la singularité. Tant que la singu-
larité du sujet n’a pas droit de cité, elle paraît démoniaque, et l’art est
habité par un esprit de révolte ; dès qu’elle est reconnue – et c’est ce qui
semble aujourd’hui être le cas –, l’art perd son rôle de représenter la « part
maudite ». De subversif, l’artiste tend à devenir un personnage public
proposant sa singularité en modèle à travers les schèmes de son expé-
rience. Contrairement à ce que redoute la modernité maximaliste, ce n’est
pas la singularité absolue qui est menacée dans son existence et qui serait
mutilée, nivelée ou abîmée par la normalisation sociale. Ce qui risque de
se généraliser, c’est une singularité sans portée universelle, un pluralisme
des « différences » boursouflées et vides 1. À la limite, la culture actuelle
tend à multiplier les narcissismes sourds les uns aux autres et qui confon- 63
1. Michel Foucault avait observé ce phénomène d’une individuation trompeuse dans la société
actuelle, en l’attribuant unilatéralement à un effet de pouvoir (cf. MICHEL FOUCAULT, Surveiller
et punir, Paris, Gallimard, 1975, et La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976).
raineté de l’artiste se réduisent sans cesse à l’« essentiel » : à l’expres-
sion d’une singularité irréductible inexprimable par les langages artis-
tiques existants. Formes géométriques de base, traits primitifs, couleurs
pures ou élémentaires, bidimensionnalité, objets quotidiens distanciés, maté-
riaux bruts, mise en évidence du contexte d’exposition, peuvent jouer ce
rôle et susciter le choc de l’inartistique annexé par la souveraineté de la
sphère artistique.
« Proposition de sens » signifie enfin que le langage « pour un » – la
singularité de l’œuvre qui veut être reconnue comme universel singulier 1 –
doit se présenter à un public, afin de faire la preuve de son intelligibilité
virtuellement universelle, de son effet de cohérence esthétique en tant
que langage singularisé, et de sa faculté de faire résonner la singularité
64 de son expérience dans l’expérience historique des sujets récepteurs. Il
faut donc que l’œuvre surmonte au moins les trois écueils de la singula-
rité absolue – inintelligible ou dépourvue d’intérêt –, de l’incohérence
esthétique – ou d’une rupture de ton non maîtrisée –, et de l’inadéqua-
tion à l’attente historique du nouveau – ou de l’inactualité de la disso-
nance à laquelle elle répond.
À la différence de l’activité dramaturgique dans la vie quotidienne –
qui vise à influencer autrui pour atteindre un but précis –, la présentation
de l’œuvre devant un public anonyme – sorte d’Autrui généralisé – établit
un contrat entre l’œuvre et ses récepteurs 2. Rien, en effet, ne les oblige
à se soumettre à la discipline de l’œuvre, mais une fois qu’ils se sont
librement abandonnés à elle, ils en éprouveront – ou non – la nécessité
interne et la reconnaîtront par leur émotion esthétique et leur jugement
critique. C’est cette logique qui fait de l’art (et de l’expérience esthétique)
la sphère d’une exigence de validité analogue à celles qui définissent la
science et l’éthique, mais une exigence plus lâche, incapable d’assurer la
cohésion d’une société ; il s’agit d’une exigence sans « force illocutoire »
immédiate, sans conséquence nécessaire pour la vie quotidienne. Ce qui
Des fragments de Friedrich Schlegel aux essais de Henri Heine, des poèmes
en prose de Baudelaire ou de Rimbaud aux lettres d’Artaud, des apho-
rismes de Kafka aux Cahiers de Valéry, des romans de Flaubert, Proust,
Beckett, Faulkner aux récents monuments épiques de Peter Weiss et d’Uwe
Johnson – les formes de la prose moderne sont à tel point hétérogènes
qu’il y avait quelques risques à les réunir sous un titre commun, sans
même envisager une théorie des genres. De plus, trois des vingt-sept chapitres
sont dus à Christa Bürger – autre risque d’incohérence dans un ouvrage
lui-même en quête de son unité. Le nouveau livre de Peter Bürger, l’au-
teur notamment d’une Théorie de l’avant-garde (1974) et d’une Critique
de l’esthétique idéaliste (1983 2), est son ouvrage le plus ambitieux.
1. [Traduit par Marc Jimenez (La Prose de la modernité, Paris, Klincksieck, 1995, 422 p.). (N.D.É.)]
2. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 868-872. On trouve par ailleurs des textes de Bürger
en traduction française dans les numéros de la Revue d’esthétique consacrés à Adorno et à Benjamin,
et dans une anthologie de l’esthétique allemande contemporaine, à paraître aux éditions Actes Sud..
Comparable aux essais de Maurice Blanchot, d’ailleurs cités à plusieurs
reprises, le livre explore l’espace littéraire de la modernité afin d’y décou-
vrir un centre de gravité.
Sur plusieurs points, Bürger a changé de perspective, tout en réaffir-
mant une position de plus en plus contestée dans la pensée des dix dernières
années. Ces changements et cette réaffirmation sont liés et permettent à
la fois de situer Bürger dans le débat théorique sur la modernité et de
réévaluer la critique de la « philosophie du sujet », dont Bürger ne tient
guère compte.
Depuis le début des années 1970, Bürger avait élaboré – en s’opposant
notamment à la Théorie esthétique d’Adorno – une critique de « l’institu-
tion art » inspirée par les « avant-gardes historiques ». Elles avaient, certes,
70 échoué à introduire l’art dans la vie quotidienne, et les documents témoi-
gnant de leurs agressions contre l’art institutionnel avaient eux-mêmes fini
par rejoindre les musées. Il devait être néanmoins possible de maintenir
vivante leur entreprise de subversion, de la libérer de son esthétisme caché,
et d’œuvrer pour créer un « autre rapport à l’art ». Dans cette perspective,
radicalement opposée au concept de « génie » créateur, Bürger avait consi-
déré comme faisant partie de l’art, toutes sortes de productions d’amateurs.
La Prose de la modernité infléchit à la fois la revendication de l’hé-
ritage avant-gardiste et la critique du « grand artiste ». Bürger se rapproche
d’Adorno qui avait lui aussi fait de l’agression avant-gardiste une impul-
sion intra-esthétique, une auto-destruction de l’œuvre à la manière de Beckett.
Bürger se contente d’allonger la liste des œuvres canoniques, en faisant,
par exemple, du « réalisme » une catégorie de la modernité. Il prend peu
de risques en ce qui concerne la création contemporaine ; il évite en ce
sens le véritable problème du postmodernisme dont il admet pourtant qu’il
constitue le point de départ de ses réflexions. Comme Adorno encore, il
s’inscrit dans une tradition hégélienne, pour revenir sur cette contradic-
tion qui consiste à intégrer l’art à l’esprit absolu tout en proclamant la fin
de sa prétention à la vérité. Bürger veut rendre compte de la « fin de l’art »
et de l’exigence de vérité qui lui est inhérente. L’art moderne, écrit-il, est
« à la fois nécessaire et impossible » (447 1) ; c’est là son aporie. Il est
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Prosa der Moderne.
nécessaire « parce que l’individu, libéré de ses liens religieux, fait l’ex-
périence que le monde où il souhaite intervenir de manière créatrice est
déjà achevé, de telle sorte que son projet d’action libre se trouve changé
en son contraire. Il demande ainsi une sphère dans laquelle sa subjecti-
vité domine efficacement les résultats de son activité. Cette sphère, c’est
l’art » (447 ; voir aussi p. 14). Et il est impossible parce que la rencontre
de configurations parfaitement adéquates à l’attente du sujet contredirait
son expérience fondamentale du réel : ces œuvres ne pourraient être vraies.
Bürger reconstruit l’art moderne dans les termes de l’interprétation
que Lukács avait donnée de l’esthétique idéaliste, dans son essai sur la
réification. L’art apparaît comme la sphère de l’autoréalisation; mais dans
la mesure où l’individu sait que « l’unité des contraires » accomplie par
l’art est fausse, il est obligé d’admettre « la déchirure du sujet et de l’objet, 71
1. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 876 sq et n° 488-489, janvier-février 1988, p. 104 sq.
[supra p. 17-32 et p. 47-67. (N.D.É.)]
les voies tracées par Lukács, Benjamin et Adorno, mais aussi – et cela
est nouveau chez lui – selon des modèles proposés par Lacan, Blanchot,
Roland Barthes et d’autres penseurs français. Dans le contexte allemand
contemporain, un tel choix ne va pas de soi, et l’on s’attendrait à une
réfutation des théories inspirées par Habermas. Or, Bürger s’explique rapi-
dement dans quelques notes en bas de page. Les projets littéraires de la
modernité, lit-on dans le texte principal, protestent contre la rationalité
moderne, et à moins de vouloir périr, l’époque à besoin de ces protesta-
tions (17). Le concept de forme, constitutif de l’art, est « réfractaire au
principe de rationalité. L’histoire de l’art moderne est limitée par les possi-
bilités qu’offre cette constellation » (18).
Assez mal à l’aise, Bürger renvoie ici à une note qui commence de
façon ambiguë : « À première vue, cette thèse semble s’opposer aux théo- 73
II
plus encore que Heine – et c’est là en quoi il est plus moderne selon Bürger
–, Baudelaire déstabilise l’assurance du jugement. À la « politisation de
l’art » qui se dessine chez Heine, il oppose une technique du choc. S’inspirant
de Benjamin, Bürger interprète comme une provocation gratuite les décla-
rations du jeune Baudelaire en faveur d’une répression violente des « ennemis
du beau ». On voit mieux alors ce que Bürger oppose au discours philo-
sophique : il s’agit d’un effet de connaissance produit par l’écriture litté-
raire en tant que telle, par son style et sa rhétorique.
Entre Schlegel, le créateur du « fragment » moderne, Heine, l’ironiste
déchiré, Baudelaire, le provocateur, et Mallarmé, engagé au nom d’un
absolu inaccessible qui autorise un comportement d’échec – existe-t-il
un lien interne qui permette de distinguer ce groupe d’auteurs de ceux de
la section suivante (Rimbaud, Lautréamont…, Valéry, Artaud) ? Une telle
question ne se poserait pas dans les ouvrages critiques de Maurice Blanchot
qui peuvent se comparer au livre de Peter Bürger : L’Espace littéraire ou
Le Livre à venir. Blanchot se contente en effet de dégager des problé-
matiques : « Chaque poète dit le même, ce n’est pourtant pas le même,
c’est l’unique, nous le sentons 1. » Bürger, lui, est en quête de l’unité de
la modernité, au sein de ses différences.
1. MAURICE BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard (1959), « Idées », 1971, p. 61.
À la suite de Hegel, son modèle, Bürger devra rendre compte des œuvres
en leur singularité, tout en maintenant son idée « systématique » qui ne
peut se dégager que petit à petit. Déjà sur le fil du rasoir quant à sa cohé-
rence interne, la construction de Bürger est mise à rude épreuve par les
chapitres de Christa Bürger – en soi intéressants – qui ne s’intègrent pas
facilement à l’ensemble, dans la mesure où le souffle du développement
systématique leur fait défaut. Les quatre parties présentent néanmoins une
certaine symétrie : au groupe « Subjectivité, forme, quotidienneté » répond
celui de la mimésis et de la destruction de la forme ; à la longue série des
romans modernes correspond ensuite la dissolution de la narration roma-
nesque par la réflexion essayiste. Les analyses sont inégales, peu appro-
fondies, par exemple, pour Kafka et Joyce dont quelques aspects sont
78 effleurés en dix ou quinze pages, contre trente pour Uwe Johnson, l’écri-
vain de la mémoire allemande, alors que Thomas Mann et Thomas Bernhard
sont absents.
Si le livre est néanmoins d’un grand intérêt, c’est parce que Bürger
se livre réellement à la diversité des proses modernes, pour tenter à chaque
étape d’en ressaisir l’unité éclatée. En dépit de tous les déséquilibres du
livre, il faut saluer le courage d’entreprendre un tel projet. Il est vrai qu’on
ne saurait parler de rationalité esthétique à propos du seul débat critique,
sans la chercher aussi dans les œuvres significatives de la modernité, quelle
que soit leur résistance à l’idée classique de raison. Malgré lui, Bürger
est en quête d’une telle rationalité de l’art moderne ; sinon, il ne pourrait
concevoir l’idée d’une unité de la modernité. Explicitement, il pense la
trouver dans une certaine irréductibilité à la raison (instrumentale) ; mais
ce qui se dégage est néanmoins une logique, une démarche cohérente et
accessible à l’argumentation. Bürger cherche en effet les raisons qui font
de ces œuvres – ou de ces exercices qui s’en prennent à l’idée d’œuvre
– des réalisations spécifiques et réussies de la modernité littéraire, fruits
de la réflexion assidue de toute une vie d’écrivain.
Sans réussir à tout « synthétiser », Bürger s’approche d’une problé-
matique centrale et d’une série de polarités significatives. À la radicalité
intellectuelle de Paul Valéry, qui résiste à toute émotion, il oppose un
autre refus de l’œuvre comme fin en soi, chez Rimbaud, Breton ou Artaud
qui se méfient de toute écriture calculée. Or, dans les deux cas, le refus
de l’œuvre se change en œuvre et nécessite de nouvelles destructions.
Aux paris complémentaires de Proust et de Kafka qui chargent le narra-
teur ou le lecteur de reconstituer le sens total, Burger fait succéder, d’une
manière analogue, les efforts destructeurs de Musil et de Beckett.
Malgré un certain assouplissement du canon, on peut se demander si
Bürger sort réellement de l’horizon défini par la Théorie esthétique d’Adorno.
N’en maintient-il pas le schème conceptuel, celui d’une « scission » du
sujet et de l’objet et d’un « désir d’unité qui s’exprime dans le concept
de forme symbolique » (59) ? Devant la persistance réelle de la scission,
« le sujet sait que l’unité à laquelle il aspire est en même temps fausse.
Il est donc obligé de briser cette unité par l’auto-suppression de l’auteur,
à travers l’ironie et l’éclatement de l’unité du signe et de la signification,
dans la forme allégorique » (59). Mais les ruptures des prédécesseurs se 79
changent en unité pour chaque auteur nouveau, exigeant ainsi une nouvelle
rupture, selon la spirale interminable de la surenchère avant-gardiste. Il
s’avère finalement que « la forme symbolique est incontournable en tant
qu’arrière-plan devant lequel la modernité esthétique se met en scène comme
succession de ruptures » (59). Pour Adorno aussi, la « réconciliation »,
dans l’art moderne, ne se réalise qu’à travers son refus.
Bürger redécouvre ainsi l’horizon de l’esthétique adornienne – la pers-
pective apocalyptique d’une domination totale de la nature 1 – en situant
la destruction de « l’institution art » à l’intérieur même de cette « insti-
tution », et en élargissant la notion d’œuvre : il y inclut tous les efforts
de la modernité pour permettre au sujet de faire une expérience authen-
tique. Aux yeux d’Adorno, les marques de destruction dans l’art moderne
renvoyaient à la violence réelle, constitutive de la société. Bürger en souligne
la valeur de protestation en y percevant une entreprise de subversion à
l’égard de l’institution même de l’art. Ainsi, Adorno avait bien vu le comique
de Beckett, mais l’avait interprété comme une dérision du comique lui-
même en face du désastre accompli, le rire naïf n’ayant plus droit de cité
après Auschwitz. Dans ce même comique, réhabilité en tant que tel, Bürger
1. « Les hommes ont aujourd’hui le pouvoir de détruire toute vie sur terre. Dans les termes de
Kleist le mal absolu existe » (48).
voit une fois de plus une remise en question de la conceptualité philoso-
phique au nom de la « connaissance littéraire » (342). Il est à la fois plus
près d’Adorno qu’il ne semble le croire, et éloigné de lui, dans la mesure
où il cherche, dans les œuvres et les exercices modernes, moins l’image
vraie du réel négatif que l’intervention critique des auteurs.
Prosa der Moderne témoigne du plaisir d’une découverte : d’une rupture
jubilatoire avec certains tabous que Bürger s’était imposés vis-à-vis d’au-
teurs tels que Mallarmé, Valéry, Proust, Kafka, Joyce et Beckett, le jeune
Lukács et Musil, parfois traités avec une certaine condescendance dans
ses écrits antérieurs. Bürger y voit désormais des tentatives légitimes pour
répondre à une situation dans laquelle plusieurs attitudes extrêmes, contra-
dictoires entre elles, sont justifiées : la pureté obstinée par laquelle s’af-
80 firme un moi souverain, aussi bien que l’impureté par laquelle il s’efface
pour faire apparaître la réalité factuelle, irréductible à l’art ; le culte déses-
péré de l’œuvre et la sacralisation de la forme, aussi bien que son abandon
au profit de l’activité artistique comme forme de vie ou comme engage-
ment politique : toutes ces entreprises ne cessent de se contester et de se
renouveler avec une radicalité chaque fois accrue. L’œuvre est aussi impos-
sible que l’illusion d’une authenticité réalisée par son sacrifice et par une
expression immédiate.
La modernité, pour Bürger, c’est la découverte progressive de ces deux
apories : celle d’une authenticité qui ne peut être mise à l’abri de l’am-
biguïté des signes, et celle d’une médiation formelle qui risque d’étouffer
ce que l’expression contenait de révolte et de nouveauté. Reste la solu-
tion qui consiste à détruire la forme (271). Les artistes mimétiques commen-
cent ainsi par s’attaquer au moi souverain, puis à la cohérence logique
du langage, et enfin à l’œuvre dans son ensemble (292). Mais les « intel-
lectualistes » comme Valéry ou Musil détruisent eux aussi l’œuvre comme
fin en soi.
Reste à savoir dans quelles conditions une telle destruction présente
des caractères artistiques. Bürger évoque le fait que « nous sommes aujour-
d’hui capables de percevoir comme relevant de l’esthétique les fragments
d’affiches restés attachés à un mur » (35). Les nouveaux réalistes, dit-il,
nous ont appris à lire toutes sortes de configurations dans ces structures
formées par la superposition contingente d’affiches arrachées. Bürger semble
ainsi revenir à son idée antérieure d’une créativité générale indépendamment
de celle des artistes reconnus comme tels. Mais qu’est-ce qui distingue
alors l’acte destructeur d’un vandale et la destruction savante opérée par
un artiste qui fait lui aussi intervenir le hasard ? Non pas seulement le fait
que c’est sa propre œuvre qu’il atteint bien souvent, mais encore la sélec-
tion des matériaux selon certains critères descriptibles, choix aussi des
gestes dont les résultats sont les plus éloquents à ses yeux et qui se prêtent
donc à une « traduction discursive ».
L’authenticité indirecte d’une forme qui se suspend par la destruction
devient le critère de la modernité aboutie. Breton et Artaud restent en
deçà d’une telle destruction. Ils continuent de croire à une identité immé-
diate entre leur expression et une forme qui semble lui être consubstan-
tielle : l’« améliorer » serait la fausser. Par des voies opposées, Rimbaud 81
83
Qu’il fatigue, qu’il énerve, qu’il semble encore riche en promesses ; qu’il
paraisse démodé ou simplement victime d’une période de restauration,
l’art moderne reste un problème théorique. Après avoir été le fossoyeur
ironique ou désespéré d’un monde absurde ou monstrueux, il fait aujour-
d’hui partie d’une société plus réceptive, aux musées spacieux, qui se
demande que faire de cet héritage aussi fascinant qu’encombrant. Pour
le théoricien, il n’est guère possible de maintenir le projet de subversion
intégrale au nom d’un art porte-parole de la vraie vie. Il faut donc essayer
1. [Ouvrage traduit par Pierre Rusch dans la collection « Théories » dirigée par Rainer Rochlitz (La
Souveraineté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno et Derrida, Paris, Armand Colin, 1994,
312 p.), malheureusement retiré du catalogue, comme la plupart des titres de la collection, et
définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. [La référence est omise dans l’original. (N.D.É.)]
de redéfinir les rapports entre l’art contemporain, ses enjeux et ses publics.
Ou bien cet art souverain remplit malgré tout une fonction dans nos sociétés,
ou bien sa subversion sans compromis est le fait de créateurs qui, par un
décisionnisme insouciant de toute reconnaissance, tirent d’eux-mêmes leur
légitimité.
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages, dans la première section, de Die Souveränität
der Kunst et, dans la seconde section, d’Au nom de l’art.
pourrait expliciter cette différence par la distinction kantienne entre juge-
ments déterminants et jugements réflexifs : ces derniers ne s’appuient sur
aucune règle préexistante, mais sur un processus inductif inachevable et
dont les résultats, faute de critère universel, sont injustifiables.
Cette conception s’oppose à l’esthétique herméneutique selon laquelle
l’expérience esthétique est elle aussi un acte de compréhension réussie,
même si le sens à comprendre n’est pas dissociable de sa matérialité. D’une
manière conséquente, Menke-Eggers rejette la tentative de Wellmer pour
critiquer l’esthétique de la négativité au nom d’une herméneutique. La
formation du sens esthétique est selon lui un processus qui échoue systé-
matiquement (104). C’est ce que la Théorie esthétique d’Adorno décrit
sous le nom du « caractère énigmatique » de l’objet esthétique, qui scelle
la « déroute préétablie 1 » du regard. « L’herméneutique et l’esthétique 85
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989,
p. 161. [p. 175 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
2. Ibid., p. 165. [p. 179 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
elle finalise le processus de cette expérience en fonction d’une compré-
hension réussie, et elle justifie cette récupération, d’un point de vue exté-
rieur à l’expérience esthétique : « Au moment où l’esthétique herméneutique
devrait montrer que le devenir incessant dans lequel sont plongés les signes
esthétiques aboutit par sa propre logique à des effets sémantiques, elle
procède à un changement de perspective qui présuppose cela même qu’il
s’agissait de montrer » (117-118). Peut-être faudrait-il mieux distinguer
encore : Wellmer confond les effets sémantiques de l’expérience esthé-
tique et la fonction de cette signification dans le cadre de l’expérience
quotidienne : pour éviter cette confusion, Menke-Eggers pousse l’esthé-
tique « autonome » jusqu’à proscrire l’incidence de l’expérience esthétique
sur la vie quotidienne, à l’exception toutefois d’une incidence radicale
86 qui sera le pivot de l’ouvrage.
L’esthétique de la négativité, qui respecte l’autonomie du processus
mimétique par lequel nous reconstruisons l’objet esthétique, et qui souligne
la « souveraineté » irréductible de l’art, est « déconstructive », en un sens
qui n’a rien de prétentieux : elle déconstruit une compréhension appa-
remment réussie en montrant son échec effectif. Menke-Eggers peut ainsi
faire sienne la caractérisation de l’interprétation esthétique par Paul de
Man comme étant, simultanément, « aveuglement » et « intellection » :
« ce n’est que dans la mesure où les interprétations ont (et révèlent) une
tache aveugle, qu’elles peuvent se rapporter à des objets esthétiques, néga-
tions de toute compréhension, et exprimer une expérience esthétique »
(125). De telles interprétations présentent une « discontinuité configura-
tive » qui met en relief l’aveuglement de toute interprétation et par là la
négativité esthétique elle-même. D’ailleurs, cette distinction entre la
démarche interprétative de l’essai, constitué par un « aveuglement » ou
un malentendu, et la prétention herméneutique à une compréhension réussie
et adéquate, est déjà clairement établie dans les écrits du jeune Lukács
(La lettre à Leo Popper qui introduit L’Âme et les Formes, La philosophie
de l’art. 1912-1914), cités par Paul de Man et par Menke-Eggers : la
matière de l’art, ce qu’il s’agit d’interpréter, « n’est pas connaissable de
façon adéquate, écrit Lukács. L’artiste adopte par rapport à elle la seule
attitude adéquate – créatrice, et non pas de connaissance – en la prenant
comme substrat de son activité figuratrice […]. L’historien devrait trouver
un point de vue adéquat sur la matière, un point de vue de connaissance
qui n’existe ni ne peut exister, parce qu’il devrait pour cela vaincre le
malentendu – or celui-ci est invincible 1 ».
Il n’est donc pas étonnant que Menke-Eggers, comme le jeune Lukács,
croit pouvoir distinguer entre expérience et jugement esthétiques (140sq) :
selon lui aussi, le jugement esthétique vient après coup. Dans la mesure
où il ne peut y avoir de « critère positivement formulé de la réussite esthé-
tique » (141), la valeur d’une œuvre ne peut être déterminée qu’en fonc-
tion des expériences qu’elle rend possible : Menke-Eggers propose le critère
de la « rigueur » ou de la « cohérence » de l’expérience possible (144),
et celui du degré de cette cohérence. Du point de vue de l’esthétique néga-
tive, autonome et souveraine, aucun autre critère, qu’il relève d’une analyse
technologique ou d’une philosophie de l’histoire, n’est recevable. Est beau 87
1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 204.
Une telle conception du beau – c’est la conclusion philosophique de
ces développements – n’est pertinente que dans sa propre sphère ; elle ne
peut « entrer en concurrence avec les processus de compréhension auto-
matique qui s’orientent vers d’autres types d’évaluation (ceux du vrai, du
bien, de l’utile, etc.) » (174). Et pourtant il serait absurde que cette subver-
sion radicale des discours non esthétiques reste sans effet. Sans accepter
l’extension de la négativité esthétique à tous les genres de textes, selon
la théorie de Jacques Derrida, Menke-Eggers partage son refus d’une margi-
nalisation de l’expérience esthétique. Reconnue et circonscrite dans le
domaine de l’esthétique, elle est servile. L’art ne devient souverain que
lorsque l’expérience de sa négativité révèle en même temps la négativité
cachée dans les autres types de discours (177).
88 La Théorie esthétique d’Adorno fournit le modèle d’une esthétique
négative qui, sans fonder les autres types de discours, agit sur eux après
coup. Menke-Eggers interprète le théorème du « caractère énigmatique
de l’art » comme une interrogation sur la signification de l’expérience
esthétique pour nos autres expériences.
La déconstruction derridienne est plus radicale ; elle « vise une analyse
du fonctionnement de notre langue qui, par analogie avec l’expérience
de la négativité esthétique, découvre les éléments de son échec au sein
même de ce fonctionnement » (198). Dans la partie philosophique de son
livre, qui présuppose les développements esthétiques, Menke-Eggers tente
de montrer les faiblesses de l’approche derridienne, à propos de sa théorie
de la signification, telle qu’elle est exposée dans le débat avec Searle (Limited
Inc a b c). Selon Derrida, l’itérabilité d’un signe divise a priori son iden-
tité, dans la mesure où il est chaque fois transformé en fonction du contexte
(199) ; la différence illimitée des contextes est donc une subversion radi-
cale de l’identité des signes. Or, et c’est là l’objection de Menke-Eggers,
l’infinité des contextes possibles ne contredit en rien l’identité des règles
qui fixent l’emploi et la signification des signes ; le nombre illimité de
contextes d’emploi n’exclut pas que ces contextes présentent quelques
analogies. Pour Derrida, les interprétations possibles d’un contexte donné
peuvent elles aussi être infiniment diverses. Ici, Menke-Eggers reprend
l’argumentation de Habermas et de Wellmer pour critiquer les vestiges
de phénoménologie husserlienne dans la pensée de Derrida : « Même dans
leur diversité infinie, les contextes infiniment nombreux ne peuvent être
compris comme menaçant toute identité possible du signe, à moins d’ex-
clure par avance la possibilité de procédures de décision permettant de
trancher entre ces interprétations, ou d’entente à propos d’elles ». En d’autres
termes, « l’hypothèse de Derrida, selon laquelle la diversité des inter-
prétations d’un contexte désagrège en principe l’identité des signes, présup-
pose que la compréhension de ces signes consiste à leur attribuer – de façon
monologique – des significations en fonction d’interprétations des contextes
qui ne sont chaque fois partagées que de façon contingente » (202).
En déconstruisant la métaphysique de la présence, Derrida conteste
l’idée de l’identité d’un signe, quel qu’il soit : une telle identité voudrait
exclure la différence. Menke-Eggers peut montrer que Derrida passe à
côté de l’idée centrale d’Austin : « Il considère les concepts qui tentent 89
1. Cf. THEODOR W. ADORNO, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 340, et ALBRECHT
WELLMER, « Metaphysik im Augenblick ihres Sturzes », in DIETER HENRICH et ROLF-PETER
HORSTMANN (s.l.d.), Stuttgarter Hegel-Kongress 1987. Metaphysik nach Kant ?, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1988, p. 767-783.
non esthétiques aux signes, dans la mesure où elle en dément le fonc-
tionnement, de façon telle que la démonstration de leur validité ne peut
pas la convaincre (246). Selon Wittgenstein, il n’existe aucune expérience
qui puisse représenter une négation totale de nos certitudes. La folie n’est
pas un problème pour nos discours qu’elle ne peut contredire; les objec-
tions sceptiques ne constituent pas une négation totale de nos discours car,
en tant qu’arguments, elles s’inscrivent déjà dans l’ordre discursif. Seul
l’art, conclut Menke-Eggers, est une négativité totale qui constitue un
problème pour nos discours, étant leur négation à la fois totale et bien
fondée, sans pour autant être argumentée (et donc non réfutable, 248).
D’où la nécessité de formuler des prétentions absolues à l’encontre
de cette menace : « La raison de nos discours non esthétiques est sujette
92 à une dialectique négative, dans la mesure où elle répond au danger que
constitue l’expérience de la négativité esthétique, virtuellement omniprésente,
en donnant à penser qu’elle satisfait à des prétentions absolues quant à
sa connaissance des significations et quant à la fondation en raison. Le
danger que constitue l’expérience de la négativité esthétique et par suite
duquel le bon fonctionnement des discours rationnels tombe en panne,
ne peut être écarté par ceux-ci que dans la mesure où ils en demandent
trop à eux-mêmes » (249). C’est à ce danger que répond le dogmatisme,
la métaphysique inhérente à l’emploi non esthétique des signes : en préten-
dant neutraliser le danger ou en prétendant pouvoir y résister. Or, il faudrait
pour cela que la raison soit indépendante du langage dont les signes sont
déstabilisés par l’expérience esthétique. Les prétentions absolues de notre
raison seraient donc une conséquence de l’expérience esthétique, auto-
nome et virtuellement omniprésente.
Dans un dernier chapitre, Menke-Eggers oppose au romantisme inversé
de Derrida, qui continue de revendiquer pour l’expérience esthétique une
forme de connaissance privilégiée, la conception d’Adorno qui, en com-
prenant le statut moderne de l’art – celui d’une négativité souveraine –
reconnaît aussi la part de vérité que renferme la métaphysique. C’est en
méconnaissant le statut de l’esthétique moderne que Habermas et Wellmer
auraient tenté de réintégrer l’expérience esthétique à la vie quotidienne,
au lieu d’y voir une subversion absolue qui conduit la raison à élever, à
son tour, des prétentions absolues à caractère métaphysique.
II
1. Id.
2. Id.
3. Ibid., p. 80.
4. Id.
phrase suivante, par laquelle il semble vouloir faire barrage à la subver-
sion de Duchamp : « Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu’on
voie le travail », répète-t-il avec insistance. Et en recourant aux raison-
nements massifs des économistes classiques, il définit son dernier critère
de la valeur artistique : « c’est par la quantité de travail fourni par l’ar-
tiste, que l’on mesure la valeur d’une œuvre d’art 1. » Par conséquent, un
ready-made, cela ne vaut pas grand-chose ; le travail de l’artiste ne se voit
guère.
Apollinaire dispose néanmoins d’un moyen pour sauver la valeur des
ready-made de Duchamp. Il a une idée très précise de la fonction sociale
de l’art : « les grands poètes et les grands artistes ont pour fonction sociale
de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des
hommes 2. » L’art le plus énergique crée le « type » d’une époque, celui 99
1. Id.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 64.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., p. 111.
6. Id.
peut être comprise en un sens ironique, si l’on tient compte de l’exemple
de l’aéroplane, ready-made avant la lettre, qu’Apollinaire vient de citer,
un peu plus haut. Il entrevoit un art fonctionnaliste, « tout chargé d’hu-
manité, d’efforts millénaires, d’art nécessaire 1 ». Celui de Duchamp en
donnera la version ironique, à travers le machinisme humain du Grand
verre, à travers ses formes utilitaires et mécaniques, détournées de leurs
fonctions.
Pour Thierry de Duve, au contraire, le jugement esthétique ne dispose
plus d’aucun critère, depuis que l’art n’est plus un nom propre et ne peut
plus s’appuyer sur des critères conventionnels. Le jugement, selon lui,
relève désormais de la seule « jurisprudence » de chacun, puisque – dans
le meilleur des cas – elle ne crée que des précédents (50 sq). Cela dit,
100 l’idée d’art que chacun se fait n’est pas, en règle générale, « souveraine-
ment subjective » ; non pas parce qu’une telle subjectivité serait esthéti-
quement inadéquate, mais au contraire parce qu’elle est conditionnée et
ne relève pas d’elle-même : « Votre idée d’art est faite en majeure partie
d’habitus esthétiques, de valeurs culturelles incorporées et d’idées reçues.
Ce n’est que lorsque vous la confrontez au sentiment bouleversant de la
chose radicalement inattendue que vous en assumez la juridiction. Elle
est alors l’idée régulatrice de votre jugement » (50), – mais seulement du
vôtre. En effet « l’expérience esthétique ne se transmet pas, elle n’est pas
intersubjective » (53).
Du même coup, la critique d’art devient un exercice idiosyncrasique
ou autoritaire : il n’y a pas d’arguments qui puissent amener autrui à éprouver
des sentiments analogues (ou à interpréter ses sentiments de façon analogue).
Contrairement à ce que Kant entendait par le concept de sentiment (du
beau et du sublime), Thierry de Duve rejoint Jean-François Lyotard pour
faire du sentiment (non conditionné) une expérience solipsiste. L’objet
d’art est ainsi vidé de ses déterminations ; à la limite, on peut en dire ce
que l’on veut, ou : « n’importe quoi », de la même façon que l’artiste
peut faire « n’importe quoi (107 sq) : « l’Idée régulatrice de l’art moderne
et contemporain, après Dada, c’est le n’importe quoi » (142). De Duve
1. Id.
ne définit ainsi que l’absence de conditionnement préalable – une condi-
tion négative –, non ce qui constitue le travail de l’artiste : créer, à partir
de cette négativité, une nécessité sans laquelle le mot d’art n’a plus de
sens. De Duve n’a, pour exprimer cette nécessité, que le concept passe-
partout d’idée régulatrice : « fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé
art. Mais fais-le aussi de sorte qu’à travers ce que tu auras fait […] tu
fasses sentir que cette chose quelconque t’est imposée par une idée qui
est sa règle » (141). Plus précisément, le critique (ou le profane) ne peut
pas dire « ceci est beau », « ceci est sublime », « ceci est une œuvre
(réussie) », « ceci est de l’art », en parlant de sa propre expérience intrans-
missible – sans se contredire. Les mots beau, sublime, œuvre, art, sont
indissociables d’une idée d’expérience partagée. En prononçant ces mots
et ces phrases, nous prétendons qu’ils sont valables pour tous (Critique 101
de la faculté de juger, § 6 sq). Dire que je trouve ceci beau, que ceci est
de l’art, c’est susciter l’adhésion ou la contradiction.
Dans un commentaire du concept de sensus communis, tel qu’il appa-
raît dans la Critique de la faculté de juger, Jean-François Lyotard a décons-
truit cette idée de partage, en invoquant, d’une part, « toutes les illusions
ou les crimes politiques qui ont pu venir se nourrir de ce prétendu partage
immédiat des sentiments 1 » et, de l’autre, le fait que Kant fonde son idée
du sens commun sur une Idée : « Ce sensus n’est pas un sens, et le senti-
ment qui est censé l’affecter (comme un sens peut l’être), n’est pas commun,
mais seulement communicable en principe 2. » C’est bien ce que dit Kant :
le sentiment esthétique « est communicable universellement et cela sans
la médiation des concepts 3 ».
Ce qui manque à Kant et qui le conduit à penser le sens commun
esthétique à la fois en termes d’« immédiateté » et en termes de commu-
nication et de « comparaison » des jugements, c’est une philosophie du
langage et une herméneutique qui lui auraient permis d’expliciter ce que
Depuis Marcel Duchamp, le monde de l’art a été envahi par toutes sortes
d’objets que rien ne distingue de leurs répliques dans la réalité profane.
Sous le nom de Fountain, affublé d’une signature fantaisiste, l’urinoir a
fait irruption dans la sphère de l’art, entouré d’une ironie qui le transfi-
gure, la contestation dadaïste de l’art accédant au rang d’exercice artis-
tique. L’objet choque et provoque en vertu de ce qu’il évoque d’inesthétique,
de laid et de dégoûtant, mais le dégoût est encore une sensation forte,
d’ordre « esthétique ». Roue de bicyclette est un objet incongru, composé
de la roue et d’un tabouret sur lequel elle est montée. Là encore, deux
objets quotidiens sont arrachés au contexte de leur usage, mais c’est leur
combinaison qui étonne, les objets en eux-mêmes, banals, n’ayant rien
de choquant. La roue est assise sur le tabouret, rendant l’une et l’autre
inutilisables. Comme dans le cas de l’urinoir, la position renversée produit
un effet de vertige. Vus de cette façon, ces objets ne sont plus ce que sont
leurs doubles fabriqués en série. La pelle à neige, quant à elle, n’est ni
renversée ni montée sur autre chose ; seul son titre la rend étrange : In
Advance of the Broken Arm. Les ready-made de Duchamp renvoient toujours
à une activité dont l’absence ou l’impossibilité crée une distance, fait voir
ce qui disparaît dans l’usage 1. Spirituel et sournois, le non-art de Duchamp
est d’un grand raffinement.
Les Boîtes Brillo d’Andy Warhol ne doivent leur étrangeté qu’à une
abstraction une fois de plus radicalisée ; ni renversement, ni montage, ni
titre fantaisiste. Mais cet objet est lui aussi arraché à l’invisibilité de l’usage
quotidien. Il s’agit de cartons d’emballage, réalisés en contre-plaqué et
présentés dans une position bizarre.
La rencontre de ces objets est l’expérience archétypique de Danto en
matière de théorie esthétique. Lui-même peintre avant de devenir l’un
des principaux représentants de la philosophie analytique, il subit là un
choc dont vibre encore tout son livre : « Je me rappelle fort bien l’état d’in-
104 toxication philosophique – persistant malgré la répugnance esthétique –
dans lequel je me trouvais après avoir visité son exposition de 1964 à la
Stable Gallery, au 33 East sur la 74e rue : il y avait empilé des fac-similés
de cartons Brillo, comme si la galerie servait d’entrepôt pour des surplus
de tampons à récurer » (23 2). Comment de tels objets peuvent-ils faire
partie de la sphère de l’art ? Cette question, sur laquelle Danto fonde tout
son ouvrage, est cruciale, car si cela est possible, « toute définition de
l’art doit rendre compte des boîtes Brillo », ce qui veut dire du même
coup « qu’une telle définition ne saurait être fondée sur une inspection
directe des œuvres » (24), car rien, à première vue, ne distingue les cartons
Brillo de l’œuvre d’art signée Warhol.
1. Cf. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University
Press, 1986, p. 31. [Ouvrage également traduit depuis par Claude Hary-Schaeffer : L’Assujettissement
philosophique de l’art, Paris, Le Seuil, 1993 (ici, p. 53-54). (N.D.É.)]
2. « L’artiste Pop reproduit laborieusement à la main des objets de fabrication mécanique » « inver-
sion folle de la stratégie de Picasso »(ARTHUR C. DANTO, « Le Monde de l’art » (1964), in DANIELLE
LORIES (s.l.d.), Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Méridien-Klincksieck,
p. 193). Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de La Transfiguration du banal.
Jean-Marie Schaeffer dans sa préface, Danto n’accepte pas l’idée du carac-
tère indéfinissable de l’art, telle qu’elle est défendue par l’école de
Wittgenstein. À travers une série d’expériences de pensée et de digres-
sions, de réfutations de conceptions traditionnelles, de suspens et de décep-
tions, l’ouvrage nous conduit à la définition philosophique de l’art qui
est l’objet de l’enquête. « Depuis le début de cette recherche, lit-on au
beau milieu du livre, je suis hanté par des paires d’entités dont l’une seule-
ment est une œuvre d’art » (155).
Dès le premier chapitre, Danto ne cesse de construire des œuvres imagi-
naires possédant des répliques indiscernables, simples objets ou d’autres
œuvres, ayant des statuts et des significations très différents. Il y a là d’abord
ce carré rouge imaginé par Kierkegaard et intitulé La Traversée de la mer
Rouge par les Hébreux, la mer s’étant refermée sur les Égyptiens ; un 105
1. Voir aussi ARTHUR C. DANTO, « Approaching the End of Art », in The State of the Art, New
York, Prentice Hall Press, 1987, p. 202-218.
l’espace dans lequel les philosophes ont depuis toujours travaillé, il est
tout à fait normal que l’art ait une pertinence philosophique) » (143).
Contrairement à Adorno, cependant, Danto ne souligne pas suffisamment
la différence irréductible entre l’art et philosophie, en vertu de laquelle
ils appartiennent à des sphères tout à fait différentes; c’est ce qui le conduit
à annoncer leur confusion à l’époque contemporaine.
Origine commune, évolution vers une conscience de soi philosophique,
fin de l’histoire de l’art, telles sont donc les étapes au terme desquelles
on découvre Andy Warhol et son interprète. Une philosophie de l’art capable
de rendre compte des Boîtes Brillo doit disposer d’un concept d’art éman-
cipé de la perception, dans la mesure où celle-ci est incapable de distin-
guer entre les boîtes de Warhol et leur réplique banale. « Aucun examen
sensoriel ne m’indiquera qu’un objet donné est une œuvre d’art, puisque 107
chacune de ses qualités peut avoir un équivalent dans un objet qui n’est
pas une œuvre d’art » (167).
Danto se rend bien compte du danger que comporte une telle
approche, celui d’adopter un point de vue narcissiquement fixé sur l’ac-
tualité la plus immédiate, et de reconstruire l’histoire en fonction d’un
« terme » qui apparaîtra rapidement comme un moment transitoire. « Bien
entendu, écrit-il, toutes les œuvres d’art ne naissent pas à partir d’une
réplique non artistique et celles qui ont une telle origine peuvent presque
toujours être qualifiées de modernistes ». (234 sq). Néanmoins, ce scru-
pule est vite écarté, et Danto persiste à penser que les œuvres modernes
ne font que révéler un principe esthétique qui régit l’ensemble de la créa-
tion artistique. Comme Hamlet, l’œuvre de Warhol « est un miroir qui
se propose de piéger la conscience de nos rois » (322).
2. Les doubles
Si le degré zéro de l’art, atteint par les Boîtes Brillo, en révèle l’essence,
il est clair que la détermination de leur caractère artistique doit fournir
une clé pour la compréhension des grandes œuvres du passé. En un premier
temps, Danto s’efforce donc de répondre à la question des doubles dont
il a commencé par inventer toute une collection. Est-il vrai, pour les œuvres
du passé, que les qualités perceptibles ne sont pas constitutives de la signi-
fication artistique ? « Il s’agit de savoir si les considérations esthétiques
appartiennent à la définition de l’art. S’il s’avérait que cela n’est pas le
cas, elles seraient simplement associées au concept d’art sans être perti-
nentes pour sa logique interne » (156). Par « esthétique », Danto entend
des qualités purement sensorielles. C’est un fait que Fountain de Marcel
Duchamp n’est pas une œuvre d’art en vertu de ses « surfaces brillantes »
et de ses « reflets profonds » (159) ; sinon, tous les urinoirs de la même
série le seraient tout autant. Mais en est-il de même pour une œuvre de
la peinture classique, pour un tableau impressionniste ou pour un expres-
sionniste abstrait ? Là encore, Danto maintiendrait son théorème de la
copie exacte. L’une de ses expériences de pensée consiste à imaginer qu’un
tableau parfaitement identique au Cavalier polonais de Rembrandt « n’a
108 pas été peint, mais obtenu en déversant une grande quantité de couleur
dans une centrifugeuse, couleur qui a éclaboussé la toile après qu’on eut
mis la machine en marche, juste pour voir ce qui se passerait » (72). Danto
admettrait sans doute que la probabilité d’une telle identité est réduite,
mais ce n’est pas là sa question. Il se demande plutôt : comment identi-
fierions-nous l’œuvre d’art, si cela était possible ?
Car Danto n’admet pas l’équivalence entre le Rembrandt et les écla-
boussures miraculeuses. On peut néanmoins se demander si de tels exemples
réfutent réellement la théorie de la perception esthétique. Par la radicalité
avec laquelle Danto neutralise l’aspect matériel de l’œuvre d’art, il rappelle
certaines tendances de l’idéalisme allemand. Comme lui, Schelling et Hegel
avaient abandonné le terme d’« esthétique » pour ne plus l’employer que
dans un sens conventionnel ou pour parler de « philosophie de l’art ».
Comme Hegel encore, Danto voit l’art se rapprocher de la philosophie et
y disparaître; comme lui, et sans doute pour des raisons analogues, il annonce
la fin de l’histoire de l’art. Mais le rejet de la perception comme critère de
l’art, en matière d’arts plastiques, est-il vraiment justifié?
L’un de ceux dont Danto s’inspire le plus, Nelson Goodman 1, avait
contesté l’idée d’une indiscernabilité entre un original et un faux. Le fait
1. La traduction française de ses Languages of Art (Indianapolis, Hackett Publishing C°, 2e éd.,
1976) est annoncée aux éditions Jacqueline Chambon dans la collection « Rayon Art ». [NELSON
GOODMAN, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, présentation et trad.
Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. (N.D.É.)]
de savoir que l’un des objets est une contrefaçon lui semble suffire pour
nous amener à supposer qu’il existe une différence perceptible que nous
pouvons apprendre à discerner, de la même façon dont nous apprenons
à distinguer des jumeaux. Mais, surtout, l’argument de Goodman consiste
à soutenir que nous ne saurions jamais prouver qu’une différenciation par
la perception est par principe impossible. Tels les faux Vermeer de Van
Meegeren, « des objets qui nous paraissent indiscernables aujourd’hui
pourront demain se révéler si différents l’un de l’autre que rétrospecti-
vement on se demandera avec étonnement comment on a pu les
confondre » (Danto, 87; Goodman, 102 1). Selon Danto, la différence entre
un original et une copie n’est pas forcément de l’ordre du perceptible.
« On serait plutôt tenté de penser que le fait qu’un objet soit une contre-
façon est en relation avec son histoire, […] or les objets ne portent pas 109
leur histoire inscrite sur leurs surfaces » (89). Goodman dit la même chose 2,
mais il persiste à penser que la distinction doit être perçue pour avoir une
signification « esthétique » au sens large, dépassant la dimension de la
perception.
Danto n’est pas conséquent : ou bien il existe une différence percep-
tible, ou bien il faut abandonner, du point de vue de la philosophie de
l’art, la distinction entre l’original et le faux. Car devant deux objets tota-
lement indiscernables, une raison autre que perceptive ne peut guère nous
amener à éprouver autre chose devant « l’original » et devant la « contre-
façon » qui se confondent à nos yeux, même si nous savons que l’un des
deux objets est faux. Certaines œuvres de Duchamp, aujourd’hui présen-
tées comme des originaux, sont des répliques fabriquées par l’artiste ou
reconstituées par d’autres, l’identité n’ayant guère d’importance dans ces
cas. Danto écrit par ailleurs : « Quel que soit le style de l’œuvre originale,
sa reproduction sera logiquement dépourvue de style – elle pourra peut-
être exhiber un style, mais elle n’en possédera pas –, puisqu’elle doit son
existence à une formule » (315 sq). Or, si les deux œuvres sont indiscer-
nables et ne portent pas leur histoire inscrite sur leur surface, laquelle sera
dépourvue de style ? « Logiquement », Danto a raison, mais il n’y a aucun
3. Interprétation et intention
Si deux objets sont indiscernables par la perception, celui qui est supposé
être une œuvre d’art ne peut être différencié de l’objet pur et simple que
par une interprétation qui le constitue en œuvre. Mais une telle interpré-
tation n’est pas arbitraire; elle repose sur un savoir préalable : « Les qualités
esthétiques de l’œuvre dépendent aussi de leur identité historique, de sorte
que, à la lumière de ce qu’on apprend sur une œuvre donnée, on peut être
amené à réviser complètement le jugement qu’on a porté sur elle » (185).
Selon Danto, l’interprétation établit un rapport entre l’œuvre d’art et sa
réplique matérielle, rapport qui transforme ou plutôt « transfigure » l’objet,
en lui conférant un sens second, indépendant de sa réalité perceptible.
Danto cite l’exemple de la Chute d’Icare de Bruegel : « dès qu’on a iden-
tifié les jambes comme étant celles d’Icare, c’est tout le tableau qui change
de signification » (191). L’interprétation du tableau dépend donc, dans
ce cas, de la transmission de son titre. Cela n’est pas le cas de tous les
tableaux. Pour beaucoup d’entre eux, il n’existe qu’un titre conventionnel
qui n’aide guère à l’interpréter ; c’est le cas de la Joconde, de La Tempête,
ou encore de nombreux paysages. Inversement, le titre de La Chute d’Icare
serait insignifiant, voire mystificateur, sans son complément visible, les
jambes sortant de la mer (193).
Le titre, selon Danto, est « une directive pour l’interprétation » (195),
ni plus, ni moins. En principe, plusieurs interprétations sont toujours possibles,
chacune d’entre elles procédant d’une structuration différente des données,
chacune reposant sur une autre théorie quant au sujet de l’œuvre. Et, pour
112 justifier une interprétation, il faut passer par des opérations d’identifica-
tion, par exemple en attribuant les jambes à Icare (196). En interprétant
les éléments de l’œuvre, on les fait passer du domaine des simples objets
à celui de la signification (203). L’interprétation est donc constituante, à
tel point que l’objet n’est pas une œuvre avant cet acte qui équivaut à un
baptême (204). Cet acte se fonde sur le « est » transfigurant et magique
de l’identification artistique : ces jambes sont celles d’Icare, identification
qui permet de structurer l’ensemble des éléments du tableau. Il reste que
le tableau, à la différence des ustensiles détournés par les avant-gardes,
n’est pas le double d’un objet pur et simple, mais déjà une structure symbo-
lique. Danto établit ici un parallèle peu justifié entre ces répliques d’ob-
jets ordinaires et toute œuvre considérée en sa matérialité de chose.
Pour qu’une interprétation soit pertinente, il faut qu’elle soit plausible :
« l’œuvre qu’on construit à travers l’interprétation doit être telle que l’ar-
tiste qui est supposé l’avoir créée aurait pu vouloir qu’elle fût interprétée,
ceci en accord avec les concepts dont lui et son époque pouvaient disposer »
(210). Danto pense donc que l’interprétation doit respecter les limites de
la connaissance qui sont celles de l’époque du peintre : « on voit mal ce
qui pourrait déterminer ce qu’est une bonne ou une mauvaise interpréta-
tion si ce n’est la référence à ce qui a pu ou n’a pas pu être l’intention de
l’artiste » (210).
La formulation est prudente : il s’agit moins de prétendre accéder à
l’intention de l’artiste, qu’aux limites historiques de son savoir possible.
Il reste que, dans ce cadre, de multiples lectures sont toujours imaginables.
Danto aurait pu se passer d’un tel recours à une intention souvent inac-
cessible, s’il avait abandonné la conception monologique de l’interpré-
tation. Comme dans tout débat, la pertinence des arguments critiques à
propos d’une œuvre dépend à la fois de leur compatibilité avec les « faits »
qu’il s’agit d’interpréter, et de leur capacité à convaincre un auditoire
universel. Dans la situation monologique, seul l’horizon du savoir histo-
rique constitue un critère pour la validité de l’interprétation,non la logique
interne d’une lecture qui peut s’écarter de ce que nous croyions avoir
établi à propos d’un tel savoir, mais qui résiste à l’épreuve d’une confron-
tation entre différentes interprétations.
Dans un texte ultérieur – polémique à la fois à l’égard de toutes les
herméneutiques radicales qui font l’impasse sur l’intention de l’auteur, 113
1. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, op. cit., p. 44. [p. 64-65
de la trad. franç. (N.D.É.)]
2. Cf. ALBRECHT WELLMER, « Dialectique de la modernité et de la postmodernité », trad. Michèle
et Alain Lhomme, in Les Cahiers de philosophie, n° 5, printemps 1988, p. 117. Chez Danto, le
« savoir-faire » n’a que le statut traditionnel d’une maîtrise technique (312) et n’affecte pas l’in-
terprétation elle-même
emprise que l’œuvre elle-même sur l’esprit du récepteur qui participe à
sa constitution » ; car « c’est plutôt la puissance de l’œuvre qui est impli-
quée dans la métaphore, et la puissance est quelque chose qui doit être
senti (273). Reste à savoir quelle est l’incidence de la « puissance » sur
la signification. Dans la mesure où Danto ne voit là aucune interférence,
le sentiment ne se situe que du côté du récepteur, en s’ajoutant, comme
chez Kant, à une « réaction cognitive » (274) qu’il complète ; en revanche,
l’artiste semble maîtriser la signification et la puissance de la métaphore,
au point de contrôler les lectures adéquates qu’il est possible de faire de
son œuvre. Suivant la logique de l’intentionnalisme, toute réaction à une
œuvre est ainsi conçue comme une « référence implicite au fait que quel-
qu’un essaie de vous influencer rhétoriquement » (275), ce qui n’est sans
114 doute vrai que pour les œuvres médiocres dont les intentions ne sont pas
objectivées.
À travers le critère de l’intention attribuable à l’artiste dans le cadre
de son savoir, Danto impose des limites étroites à la variation des inter-
prétations au cours de l’histoire. Or, qu’il le veuille ou non, depuis leur
création, chaque époque a son Œdipe, son Antigone, son Hamlet, très
différents l’un de l’autre. Échaudé par les « contorsions herméneutiques »
de certains contemporains 1, Danto ne voit pas la légitimité des interpré-
tations parfois anachroniques (mais non irrationnelles), parce qu’il a de
la signification artistique une conception trop étroitement intentionnaliste
et cognitiviste. Selon lui, toute œuvre renvoie à une théorie déterminée :
« On ne peut voir quelque chose comme une œuvre d’art que dans l’at-
mosphère d’une théorie artistique et d’un savoir concernant l’histoire de
l’art » (217). Assurément, sans la connaissance des théories répandues
parmi les avant-gardes new-yorkaises et de leurs antécédents, les Boîtes
Brillo de Warhol ne peuvent guère être « perçues » comme une œuvre
d’art. Mais inversement, une telle théorie ne peut pas non plus contrôler
les significations qu’un autre contexte de création artistique et de vie histo-
rique peut attribuer à ces mêmes œuvres. Comme chez Hegel, c’est une
4. Le diagramme de Lichtenstein
temps pleine d’esprit, qui traite de la manière dont le plus grand peintre
des temps modernes a perçu le monde. En revanche, le graphique de Loran
n’est pas une œuvre d’art, c’est tout simplement le diagramme d’une pein-
ture. Le reproche de plagiat 2 n’est donc pas justifié, puisque les deux
objets appartiennent à des catégories différentes, même si tous les deux
sont des vecteurs de représentation » (229).
Nelson Goodman avait lui aussi opposé un électro-cardiogramme et
le dessin – identique – d’une montagne, mais il avait défini le caractère
artistique du dessin par la « saturation » du trait, la qualité du papier, la
couleur, etc. Danto renonce à ce genre de critère perceptible. L’identité
de l’œuvre ne repose que sur l’histoire de sa genèse, sur l’intention méta-
phorique de l’artiste qui consiste à « mettre en avant une idée » à propos
de son sujet : « L’œuvre de Lichtenstein utilise consciemment la forme
diagrammatique pour mettre en avant une idée, sans être elle-même un
diagramme » ; ou « le peintre utilise l’idiome des diagrammes de manière
rhétorique » (235). Il serait concevable qu’une telle analyse se contente
d’enrichir l’analyse du contenu : « Supposons qu’en plus d’être au sujet
de quelque chose les œuvres d’art se réfèrent à la manière dont elles trai-
1. PAUL RICŒUR présente ces théories dans son livre La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975.
2. Reproche que Loran avait fait à Lichtenstein.
tent cette chose – donc qu’elles aient pour ainsi dire des contenus de premier
et de deuxième ordre. Elles seraient sémantiquement complexes et compor-
teraient un subtil mécanisme d’autoréférence. Ce ne serait donc pas par
accident que le statut des œuvres d’art est indissociable du fait qu’elles
sont à propos de l’art, donc à propos d’elles-mêmes, et que, comme je
l’ai soutenu, le concept d’art est indispensable à leur existence » (238).
Au-delà de la théorie de la perception esthétique, Danto s’attaque ici à la
théorie mimétique, selon lui déjà dénoncée par Platon : « pour autant que
je sache, écrit-il fièrement, dans toute l’histoire de la philosophie de l’art,
la question n’a jamais encore été posée sous cette forme » (238). La réponse
de Danto consiste à dire que « les traits à l’aide desquels j’ai tenté de
distinguer l’œuvre de Lichtenstein du diagramme de Loran ne font pas
118 partie du contenu » ; car par contenu, il entend « tout ce qui provoque-
rait des stimuli équivalents à ceux que provoque l’objet représenté » (260).
En réduisant les stimuli à des fonctions symboliques, Goodman avait préparé
cette nouvelle lecture de l’œuvre d’art, sans rompre, aussi radicalement
que Danto, avec les critères de la perception : aux arts plastiques Goodman
réserve encore la caractéristique de l’autographe. Pour Danto, le diagramme
de Lichtenstein est un symbole pur, une métaphore de l’art. « Voir le
portrait comme diagramme, c’est voir Cézanne comme percevant le monde
sous l’aspect d’une structure schématisée » (271). Le tableau de
Lichtenstein peut ainsi être ramené à une théorie, à une intention univoque.
Mais à partir de l’idée wittgensteinienne du « voir… comme… », Danto
parvient à préciser ce que nous cherchons dans l’art.
C’est à propos de l’aspect « intensionnel » de la métaphore que son
apport est le plus original. Indépendamment des distinctions perceptibles,
il justifie le caractère non substituable de l’expression artistique. Le modèle
de l’« intensionnalité » est fourni par la citation, dans laquelle « les textes
atteignent une certaine densité comme choses » (294), une qualité intra-
duisible, proche de l’« exemplification » de Nelson Goodman. Comme
une citation, « une métaphore présente à la fois son sujet et la manière
selon laquelle elle le présente » (295). Ainsi, le tableau de Cézanne est-
il à la fois une métaphore et une instanciation de la peinture (302).
Dans le style, enfin, à un niveau ultime de spéculation, la métaphori-
cité inclut la relation de la représentation au créateur. À ce dernier stade,
Danto ne parle plus ni de théorie ni d’intention, il parle de croyance et
de personnalité. Le style imprègne une vision du monde, d’une manière
qui fait penser à une croyance : « Les croyances sont transparentes pour
celui à qui elles appartiennent : il lit le monde à travers elles sans les lire »
(319). Il ne s’en aperçoit qu’au moment où « la croyance échoue à s’ajuster
au monde » (319). La phénoménologie avait décrit la conscience suivant
un schème analogue : « la conscience n’est pas un objet pour elle-même
de la même manière que les choses du monde sont ses objets » (319).
Danto se réfère ici à Sartre ; comme une grande partie de la philosophie
américaine, il redécouvre la philosophie de la conscience que la pensée
analytique avait cru dépasser. Le style artistique apparaît comme une réalité
analogue à la conscience de soi – vision non objectivable d’un monde
dans lequel elle ne pourra jamais être projetée.
Si l’on tient compte du débat contemporain sur le concept de
conscience de soi, cette analyse est plus pertinente pour le « style » publi-
quement accessible et discutable, que pour la conscience. Le style résout
le paradoxe wittgensteinien du langage privé. Mode de schématisation
particulier qui ne doit ses règles qu’à lui-même, il devient communicable
à travers sa cohérence et sa capacité à pénétrer une réalité historique partagée.
Critique, n° 517-518, juin-juillet 1990, p. 559-574
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Schwere und Abstraktion.
2. HENRI MATISSE, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 50 et LEO POPPER,
Schwere und Abstraktion, op. cit., p. 27.
illustrer cet article, on trouve quelques reproductions d’œuvres de Matisse :
c’est ce qu’il fallait éviter. Car où se loge la paix dans ces traits déchirés,
tiraillés par la rage, – ceux-là seuls le savent à qui l’on n’a plus besoin
de le dire ; les autres ne l’apprendront jamais. Non, le règne de la paix
n’est pas encore advenu et n’adviendra guère, tant que subsiste un tel
abîme entre les intentions et les actions effectives » (27).
L’unique sujet des écrits de Popper est l’inadéquation entre l’inten-
tion et le résultat dans la création artistique. Inadéquation de la maladresse
ou de l’inconscience produisant des chefs-d’œuvre ; inadéquation entre
l’intention sublime et l’échec ; entre la tendance unilatérale et le correctif
interne, non conscient ; inadéquation, enfin, entre l’intention juste et le
contexte moderne qui la rend problématique. La fonction de son esthé-
tique est thérapeutique : ramener les artistes à des recherches conformes 123
aux matériaux. Tout malentendu n’est pas évitable ; il en est même qui
sont nécessaires à l’achèvement d’une œuvre.
Leo Popper est mort de la tuberculose en 1911, sans avoir atteint l’âge
de vingt-cinq ans. Sans doute ne parlerait-on plus guère de lui sans les
hommages que lui rendit Georg (György) Lukács, son ami. Juif hongrois
comme lui, traducteur des premiers essais de Lukács en langue allemande,
son correspondant et le dédicataire du célèbre essai qui sert d’introduc-
tion à L’Âme et les Formes, il apparaît encore dans l’esthétique de vieillesse
de Lukács, publiée en 1963. Charles de Tolnay avait réédité en 1971 deux
essais de Popper, sur Bruegel et sur Rodin, dans les Acta Historiae Artium
(XVII, Budapest). Une dizaine de ses lettres à Lukács figurent dans la
Correspondance de jeunesse de ce dernier 1, avec une vingtaine de lettres
adressées par Lukács à son ami. C’est tout ce que l’on connaissait avant la
parution, en 1987, de Schwere und Abstraktion (Pesanteur et abstraction).
Le style de Leo Popper a l’assurance, la rapidité, la partialité et le ton
catégorique de l’essayiste. Ses jugements semblent se fonder sur des normes
parfaitement établies. Ce que doivent être l’art et la pensée possède à ses
yeux une évidence absolue. Ce ton est caractéristique d’une génération
d’intellectuels – surtout de juifs allemands – qui ont consacré une grande
1. GEORG LUKÁCS, Correspondance de jeunesse. 1908-1917, choix de lettres annoté par Eva
Fekete et Eva Karádi, trad. collective, Paris, Maspéro, 1981.
partie de leur œuvre à la critique de la culture : Ernst Bloch, Georg Lukács,
Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Theodor W. Adorno. Tous ont été
précédés par celui qui est aussi le modèle de Leo Popper : Georg Simmel,
à la fois imité et contesté.
Dans ses essais, Simmel a inauguré une esthétique sensible au nouveau,
attentive aux phénomènes révélateurs, et un diagnostic du temps présent,
sous-tendu par une interprétation vitaliste de l’analyse marxienne, dans la
Philosophie de l’argent. C’est Simmel qui introduit la problématique de
l’objectivation, tendance de la culture moderne qui donne lieu à des lectures
contradictoires : l’objectivation du sujet dans l’œuvre déploie et intensifie
la vie subjective, mais elle comporte le risque de l’aliénation, de la réifi-
cation, de la formation d’une culture objectivée et qui nous devient étran-
124 gère. L’ambivalence de Simmel consiste à saluer cette réification d’un
point de vue économique et sociologique, tout en la déplorant pour des
raisons esthétiques : « la teneur concrète de l’existence devient de plus en
plus objective, impersonnelle, pour que se personnalise toujours davan-
tage le reste non réifiable de celle-ci, propriété d’autant moins contestable
du moi 1 ». Simmel regrette cette évolution mais tente d’y découvrir un
aspect positif : un accroissement de la liberté du sujet. Les marxistes parmi
ses élèves rejetteront cette positivité; la critique et la sociologie conser-
vatrices insisteront sur le caractère inéluctable de l’objectivation et sur les
avantages qui en résultent.
Leo Popper se distingue de Simmel et de Lukács par son indifférence à
l’aspect social de l’objectivation. Sa théorie du malentendu la légitime au
nom de l’œuvre qui mène une vie autonome, indépendante de la volonté
créatrice. La conception idéaliste de la culture, qui interprète l’expression et
l’objectivation de soi comme le déploiement de forces subjectives essentielles,
dans l’esprit de Goethe, de Humboldt, de Hegel, prend ici une forme tragique :
le sujet se perd dans l’objet qu’il crée, qui attire à lui toute perfection en
abandonnant le sujet à une solitude inaccomplie. Leo Popper donne un sens
affirmatif à cette « tragédie de la culture » stylisée par Simmel : seule l’œuvre
compte; il ne convient pas de s’attarder sur le sacrifice de l’artiste.
1. GEORG SIMMEL, Philosophie de l’argent, trad. Sabine Cornile et Philippe Ivernel, Paris, PUF,
1987, p. 602. On trouve cette même ambivalence dans la pensée de Max Weber.
La critique que Popper a faite de L’Âme et les Formes de Lukács illustre
bien cet esprit. Popper distingue entre critiques de la vie et critiques de la
forme. Les premiers cherchent à découvrir le lien entre l’art et la vie, entre
l’homme et son destin; ils cherchent l’ancrage de l’œuvre dans une réalité
qui la précède. Les derniers se désintéressent de cette vie et portent leur
attention sur la « vie » qui se développe au-delà de la forme. Ce type de
critique ne vise pas, dans l’écriture des œuvres, leur « contenu originel, histo-
rique ». « Il verra, certes, ce qui “sous-tend” l’écriture, il verra la volonté de
l’artiste; mais l’autre intention, celle qui est propre à la forme – intention
sauvage et autonome – effacera, faussera la volonté première qui lui a donné
naissance » (45).
Popper croit déceler une évolution de Lukács, du premier au second
type, d’une critique de la vie à une critique de la forme : « Un jour, les 125
écrits de György Lukács, aujourd’hui encore des traités sur la vie, qui,
pleins d’un savoir profondément triste, nous parlent des choses de l’âme,
seront une critique de la forme ; ils pénétreront alors, plus loin que tout
autre écrit, dans le secret des œuvres […]. Ainsi naîtra, des cendres de
toute tristesse et de tout isolement, une forme plus grande, embrassant
tout et comprenant toute la vie et toutes les voix transcendantes » (47).
Lukács cherchera à répondre aux exigences de son ami, en faisant de sa
Philosophie de l’art – construite à partir de l’idée poppérienne de malen-
tendu – le triomphe de toute « tristesse » et de tout « isolement », l’œuvre
étant un dépassement de la réification, bien qu’en dehors de l’expérience
esthétique, elle ne change rien à notre vie.
II
1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 13.
2. Ibid., p. 17.
3. Voir dans les Investigations philosophiques, les réflexions de Wittgenstein sur la communica-
bilité des sensations, des douleurs, etc.
ici suffisant, et c’est seulement en cas d’insuccès que peut surgir un problème
d’incompréhension 1. » L’intentionnalisme sémantique se double d’un mépris
de l’usage pragmatique du langage, considéré comme équivoque et incon-
trôlable.
Très logiquement, Lukács revient à une intuition de Kant pour faire
de l’esthétique le médium de la communauté. Selon la Critique de la faculté
de juger, la communication de la connaissance suppose que « l’état d’es-
prit, c’est-à-dire l’accord des facultés représentatives en vue d’une connais-
sance en général [… puisse] être communiqué universellement 2 ». « Cet
accord, poursuit Kant, ne peut pas être déterminé autrement que par le
sentiment (non d’après des concepts). Or, puisque cet accord lui-même
doit être communicable universellement, le sentiment de cet accord […]
doit également l’être – et la communicabilité universelle d’un sentiment 129
présupposant un sens commun, c’est avec raison que celui-ci pourra être
admis, sans que l’on s’appuie sur des observations psychologiques, comme
la condition nécessaire de la communicabilité universelle de notre con-
naissance 3. » Le sentiment esthétique remplit cette fonction du sens commun,
indispensable au « système » que forment les trois Critiques de Kant.
Chez le jeune Lukács, l’esthétique n’assure aucune communauté fonda-
mentale, bien que son rôle systématique soit tout aussi central. Dans la
Philosophie de l’art, ce n’est pas le beau qui suscite un sentiment commun,
mais le schème constitué par l’œuvre suggère une communication univer-
selle de l’expérience singulière. Cette suggestion est illusoire mais effi-
cace : le message reçu diffère d’un récepteur à l’autre, mais chacun d’entre
eux perçoit un message conforme aux attentes esthétiques ; cette sugges-
tion est un autre nom du malentendu poppérien. Ce qui donne lieu à une
esthétique immanente – à la place d’une esthétique transcendante suppo-
sant l’expression d’un message universel – c’est « l’œuvre mal entendue,
mais opérante 4 ». Tout un chacun peut se reconnaître dans le système de
signes chargé d’intensité qu’est une œuvre réussie, mais cette reconnaissance
est fictive : une projection opérée selon certaines règles.
« naturaliste » qui trouve le style sans l’avoir cherché, n’est pour Lukács
qu’un cas particulier.
Chez Lukács comme chez Popper, l’art ne doit pas devenir « abstrait »,
parce qu’il remplit une fonction quasi sacrée : celle du plus haut accom-
plissement – imaginaire – de l’homme. Il faut pour cela qu’il présente un
monde, qu’il surpasse en concrétude le monde empirique qu’il compense
l’insuffisance de la réalité quotidienne qui ne peut satisfaire le désir humain.
C’est pour cette raison que Lukács et Popper ne peuvent comprendre ce
qui s’annonce dans l’art d’avant-garde autour de 1910 ; le cubisme analy-
tique ou le ready-made rejettent précisément l’idée de monde artistique
destiné à satisfaire le désir humain. Cet art intellectualiste ne joue plus
de rôle compensateur, ne s’offre plus à la contemplation. Lukács donne
un fondement philosophique à une conception de l’œuvre qui est battue
en brèche par les avant-gardes, même en Hongrie.
III
Dans une lettre à Leo Popper 1, dans laquelle il cherche à tirer les consé-
quences philosophiques des idées de son ami, Lukács écrit que sa philo-
1. Ibid., p. 138.
2. Ibid.
3. Lettre à Popper du 26 octobre 1909, Ibid., p. 65.
une unité qui noie toutes les différences ultimes ; nous voyons qu’elles
sont toutes unifiées et ne font apparaître ce qu’elles étaient individuelle-
ment que par leurs couleurs et par leurs plis – comme par des noms. Mais
l’élément commun qu’elles ont conservé au moment où elles ont été privées
de l’élément ultime et propre, était plus grand que cet élément ultime.
Jamais le peintre ne l’aurait atteint sans cette intention profonde et déses-
pérée : celle de rendre l’élément le plus propre. Car cette intention l’a
amené à créer un corps, une base solide pour l’élément ultime. Cette base
est restée et a absorbé l’élément ultime et même l’air, devenant ainsi l’as-
pect le plus grand de son œuvre, celui qui a la forme d’un monde » (37sq).
Le grand « naturaliste » échoue à rendre la particularité de chaque
matière et débouche sur l’unité de l’air et de la couleur qui définissent
son style : « La même force avec laquelle ces corps ont absorbé l’air, les 133
« l’essence » de la sculpture.
IV
Lourdeur, solidité, tels sont donc les critères de Popper, dans l’art comme
d’ailleurs dans le domaine de la pensée. Avant de publier dans Die Fackel,
Popper écrit contre Karl Kraus un court texte d’une rare sévérité – jamais
publié de son vivant –, dans lequel, il définit son idéal de la pensée. La
structure en est rigoureusement analogue à celle de son idéal de la pein-
ture : « Quand on a des contenus, on fait des formes, sans s’interroger
sur les contenus que constituent ces formes. Quant on emprunte des contenus
à la forme, on obtient, certes, des contenus nouveaux et inouïs, mais jamais
plus que ce que la forme veut bien donner » (49). Le défaut de Karl Kraus
est de s’inspirer du langage, de sauter d’une idée à l’autre : « Kraus n’est
pas un penseur, il a des idées. […] S’il avait le souffle qu’il faut pour
penser, il n’écrirait pas d’aphorismes, ou bien il écrirait de longs essais
faits d’aphorismes. Il dit toujours que l’aphorisme demande le souffle le
plus long. Ce n’est pas vrai. L’aphorisme naît d’une richesse d’idées et d’une
paresse de la pensée. […] On dit que le nombre d’idées que lui inspire
un seul prétexte est extraordinaire. Ce serait plus extraordinaire s’il n’avait
qu’une seule idée, si forte et si riche en conclusions, si lourde d’arguments
et si organique qu’elle pourrait à tout jamais rejeter le prétexte » (48 sq).
Une fois de plus, Popper pourfend la virtuosité et le formalisme, et
par là la forme d’expression privilégiée par les modernes. Il dénigre aussi
la « forme de la satire, qui n’entraîne aucune obligation » (48 1). Ce n’est
pas un hasard, néanmoins, si Popper finit par publier dans Die Fackel. Il
partage avec Kraus la révolte contre la déclin des grandes traditions authen-
tiques, déclin qui est le prix de la modernité. C’est dans la revue de Kraus
que paraissent notamment – les essais sur « L’Art populaire » et sur « Le
Kitsch », textes qui montrent une certaine proximité entre Popper et les
artistes du Blaue Reiter. Kandinsky écrit dans l’Almanach de ce groupe
« que la question de la forme dans l’art est secondaire et que c’est avant
tout sur une question de contenu que repose le problème de l’art 2 ». Quant
à Franz Marc, il affirme que « le style artistique […], propriété inalié-
136 nable de la vieille époque, s’est effondré de manière catastrophique au
milieu du XIXe siècle. Il n’y a plus de style depuis ; il meurt, comme atteint
par une épidémie, dans le monde entier. Ce qui comme art sérieux a existé
depuis sont les œuvres de quelques-uns 3 » ; « en 1832 tout compagnon
et tout prince possédaient encore le même sentiment artistique 4 ». C’est
dans ce même esprit que Leo Popper découvre dans l’art paysan un accom-
plissement qui nous est inaccessible, une réponse à la question du style,
d’autant plus convaincante que cette question ne s’était jamais posée pour
les créateurs, de « l’art populaire » : « Là où nous sommes arrivés au
terme de longues errances, avec des sentiments raffinés à l’excès – aux
durs problèmes de l’expression sans objet et de l’ornement animé », l’art
populaire « était déjà prêt et nous attendait » (20). Et Popper conclut :
« Ici, où cette fin est réalisée de façon si pure, c’est certainement une
pensée plus profonde et plus féconde que la nôtre qui a dû agir » (21), –
pensée inconsciente qui ne pouvait surgir que là où le style était appelé
par une nécessité qui nous est étrangère.
1. Voir a contrario l’essai de Walter Benjamin sur Karl Kraus, qui sauve et défend le satiriste et
sa technique d’écriture : WALTER BENJAMIN, « Karl Kraus », trad. Éliane Kaufholz, in Cahiers
de l’Herne, n° 28, 1975, repris in KARL KRAUS, Cette grande époque, Paris, Rivages, 1990,
p. 13-87.
2. WASSILY KANDINSKY, FRANZ MARC, L’Almanach du Blaue Reiter, Paris, Klincksieck, 1981, p. 69.
3. Ibid., p. 91.
4. Ibid., p. 93
Le kitsch naît lorsqu’une forme « ne répond plus aux exigences qui
l’avaient produite » (56); il apparaît lorsqu’une attente minimale se substitue
à ces exigences : la recherche d’un plaisir au lieu d’une nécessité artis-
tique. C’est surtout avec Whistler que Popper voit naître le kitsch moderne.
À la forme de l’art se substituent l’individualisme et la machine, la repro-
duction mécanique (61), ces « puissances du mal ». « Le malheur a voulu
que ces deux horribles inventions, l’individualisme et la confection, se
soient abattues en même temps sur l’humanité » : « cachet et cliché » (62).
Fuyant cette décadence, Popper rejoint un thème courant de l’époque, de
Picasso à Frank Wedekind, d’Alban Berg à Adorno : « On cherche et on
cherche un art encore à l’abri de toutes ces misères, un art qui n’est. pas
encore affecté par le kitsch, et on trouve : le cirque » (62). Le cirque ne
connaît que l’exploit et n’admet pas la tricherie.
Dès 1911, Leo Popper résume bien, dans les quelques pages qu’il a
laissées, les thèmes d’une esthétique caractéristique de l’Europe centrale
et de l’Allemagne, à l’heure des avant-gardes : une modernité qui refuse
d’aller au-delà de Cézanne qui, bien que déjà « problématique », est encore
l’égal de Bruegel. Cette esthétique a pu être assouplie au point d’inverser
ses valeurs. Le jeune Lukács réhabilite le formaliste et le virtuose, tout
en gardant de la modernité une image peu différente de celle de Popper.
Walter Benjamin et Theodor W. Adorno se font les porte-parole de toute
la modernité artistique, sans abandonner le jugement poppérien sur l’époque
moderne : déclin du style et de la nécessité de l’art, triomphe du kitsch,
de l’individualisme et de la reproduction mécanique. Toute cette esthé-
tique – Popper le révèle sans ambiguïté demeure secrètement traditiona-
liste. Jusque dans son matérialisme, Popper associe à l’achèvement artistique
une confiance dans la tradition qui, comme chez Nietzsche, survit à la
transcendance. Ainsi, à propos de l’art « populaire » du tapis : « les sens
ne posent pas la question du sens, mais celle de l’apparence ; c’est alors
qu’ils offrent à l’apparence, leur propre sens » (22).
Critique, n° 521, octobre 1990, p. 785-801
ET LA TENTATION NÉO-CONSERVATRICE
1. LUC FERRY et ALAIN RENAUT, La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Paris,
Gallimard, 1985 ; 68-86, Itinéraires de l’individu, Paris, Gallimard, 1987 ; Heidegger et les modernes,
Paris, Grasset, 1988.
L’auteur interprète l’évolution culturelle à la lumière des tendances
de l’art moderne. La subjectivisation de l’art moderne et contemporain
semble traduire une subjectivisation de la société dans son ensemble, au
point de mettre sa cohésion en péril. Alors que, dans la Critique de la
faculté de juger, « c’est explicitement dans son rapport à ce que Kant
nomme “l’idée de monde” que l’activité esthétique pourra se concrétiser
dans la production d’une œuvre » (21), après Nietzsche et l’époque de
« l’épanouissement des avant-gardes » (20), l’équilibre entre subjectivi-
sation et référence à un ordre du monde est rompu : aujourd’hui, « il n’a
plus de monde univoque évident, mais une pluralité de mondes particu-
liers à chaque artiste, il n’y a plus un art, mais une diversité presque infinie
de styles individuels » (21). L’œuvre contemporaine n’est plus qu’« une
sorte de carte de visite particulièrement élaborée » (23). Dans le même 141
temps, l’histoire tend à supplanter les humanités, si bien que les sciences
exactes semblent constituer la dernière « résistance à la subjectivité » (25).
Le sens du terme « subjectivité » est fort différent selon le registre
dans lequel il est employé. Lorsque Heidegger parle d’une « métaphy-
sique de la subjectivité » – Luc Ferry le signale – il vise, tout à la fois, le
sujet de la science moderne, qui constitue la totalité de l’étant en objet
de domination rationnelle, le sujet moral, qui se réduit à une pure volonté,
et le sujet esthétique qui s’en remet à son jugement de goût subjectif.
Dans l’esprit de Kant, les deux premières formes de subjectivité sont à
l’abri de l’arbitraire, grâce aux concepts de causalité et de liberté sous le
signe de la Loi morale. Si la notion de sens commun intervient à propos
de l’esthétique, c’est parce que, dans le domaine du beau, il n’existe ni
loi ni concept, mais seulement un accord supposé par chacun dans un
sentiment partagé, à travers le jugement de goût. Là non plus, en défini-
tive, il n’y a pas d’arbitraire selon Kant, dans la mesure où le jugement
de goût comporte une nécessité et une prétention à l’universalité. La véri-
table fonction de la Critique de la faculté de juger est d’établir que la Loi
morale n’est pas totalement étrangère au règne de la causalité, bref, que
l’homme, tel qu’il tend à humaniser la nature, peut espérer y trouver des
conditions favorables à une telle entreprise : « Le concept de liberté, écrit
Kant, doit rendre réel dans le monde sensible la fin imposée par ses lois ;
et la nature doit en conséquence pouvoir être pensée de telle manière que
la légalité de sa forme s’accorde tout au moins avec la possibilité des fins
qui doivent être réalisées en elle d’après les lois de la liberté 1. » Le beau
est ce signe par lequel la nature semble nous promettre qu’un tel accord
est possible.
C’est à cette subjectivité kantienne que renvoie Luc Ferry pour l’op-
poser à « l’individualité » contemporaine. Comme Alain Renaut dans son
récent ouvrage L’Ère de l’individu 2, il interprète la pensée de la moder-
nité en fonction d’une double régression leibnizienne par rapport à Kant :
régression de Hegel vers la théodicée de Leibniz, à travers la philosophie
de l’histoire ; régression de Nietzsche vers la multiplicité leibnizienne des
monades comprises comme individus sans sujet et privés de Dieu. L’indivi-
dualisme moderne serait à la fois une conséquence et une trahison de l’as-
142 piration à l’autonomie telle qu’elle s’exprime aussi bien dans l’éthique
kantienne que dans la Révolution française, et telle qu’elle fonde nos démo-
craties. Avec Tocqueville et Max Weber, Luc Ferry et Alain Renaut inter-
prètent la naissance du sujet moderne et de la démocratie comme la source
d’une sorte de « dialectique de la Raison », d’une évolution autodestructrice :
une fois mise en marche, l’autonomisation ne s’arrête pas au développe-
ment des sujets pratiques ou de citoyens responsables. Le désir de se réaliser
l’emportant, l’individualisme croissant finit par balayer les conquêtes de
la subjectivité kantienne, d’une façon analogue au processus par lequel
l’éthique protestante, selon Max Weber, cède la place à une économie et
à une bureaucratie autoréglées, qui n’ont plus besoin, pour fonctionner,
de motivations éthico-religieuses : « L’érosion des traditions et des valeurs
communes, écrit Luc Ferry, ne vient peut-être pas, comme le croit Castoriadis,
d’une désaffection du politique liée au libéralisme, mais d’une revendi-
cation d’autonomie dont on voit mal, dès lors, comment elle pourrait être
le remède à une crise de la culture qu’elle aurait si puissamment contribué
à engendrer » (324 sq).
Les raisons d’un tel « pessimisme » (324 sq) s’éclairent lorsqu’on suit
l’argumentation initiale. Ce qui permet à Kant et à la critique esthétique
1. EMMANUEL KANT, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984, p.25.
2. ALAIN RENAUT, L’Ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gallimard,
1989.
de son temps de disposer de critères en fonction desquels apprécier la
beauté, c’est le fait de se référer à un monde objectif partagé : « Jusqu’à
une date récente – en philosophie jusqu’à Nietzsche, et, dans l’histoire
de l’art jusqu’à l’épanouissement des avant-gardes –, cette subjectivisa-
tion du monde ne signifie pas purement et simplement : disparition du
monde, Weltlosigkeit » (20). Aujourd’hui, par contre, « les critères font
défaut, non pas, comme on le dit sottement, parce que l’art échapperait
par essence à toute forme de critère – ce qui fut loin d’être toujours le
cas –, mais parce que aujourd’hui, coupé du monde, il ne peut plus relever
que de la pure intersubjectivité » (24).
C’est là sans doute la clé de tous les développements ultérieurs. Selon
Luc Ferry, il ne peut y avoir de critères esthétiques qu’en fonction d’un
référent qui n’appartient plus, aujourd’hui, qu’à la science : l’objectivité 143
1. Ibid., p. 129.
C’est que Ferry a de l’intersubjectivité une idée fort étroite. En fait, il
est singulier de constater qu’il ne tient compte, dans sa construction théo-
rique, ni des philosophies du langage développées depuis Humboldt (et
notamment depuis Wittgenstein, Gadamer et Habermas), ni des théories
de la société élaborées depuis Durkheim et Mead. La fiction idéaliste de la
« liberté infinie » et des limites qui lui sont imposées par les rapports sociaux,
ce modèle fichtéen d’une philosophie de la conscience ne permet pas, en
effet, de comprendre la réalité sociale. Or, ce n’est que dans un tel contexte
théorique que peut naître l’idée d’un rôle capital de l’art pour la cohésion
des sociétés. En fait, celle-ci est assurée sans aucune référence à un « ordre
naturel transcendant ». Selon les théories contemporaines du langage et de
la société, les sujets eux-mêmes sont constitués comme tels par l’intersub-
jectivité sociale, tandis que les sociétés en tant que structures symboliques 145
ne reposent pas simplement sur un ordre politique, mais d’abord sur l’en-
tente, indispensable à la transmission du savoir, à la socialisation, à la coopé-
ration et à l’intégration sociale. De plus, les mécanismes d’autorégulation
du marché et des administrations publiques prennent en charge les désé-
quilibres collectifs, laissant peu de place à la « liberté infinie » des individus.
L’erreur est de penser que l’art – par sa référence à une « idée cosmo-
logique » – aurait jusqu’à un certain moment, assuré la cohésion sociale,
et que l’expression gratuite d’une subjectivité sans critères pourrait mettre
en péril cette cohésion. En réalité, la société n’a guère besoin du jugement
de goût pour activer le sens commun; c’est au contraire l’art lui-même qui
suscite un tel jugement, indépendamment de tout souci d’intégration, dans
la mesure où il communique universellement un sentiment, et sans doute
davantage : Kant lui-même parle d’Idées esthétiques. En discutant d’œuvres
d’art radicalement individualisées, nous nous assurons d’une communauté
de signification et d’expérience, dans le cadre d’une histoire partagée. Le
débat sur l’art contemporain n’a jamais pu abandonner l’idée d’un tel sens
partageable des œuvres; si elles n’étaient plus que ce que Luc Ferry appelle
« cartes de visite », le concept d’art aurait déjà disparu. Rien ne permet de
diagnostiquer ou de pronostiquer une telle « fin de l’art ». Des écrivains
contemporains comme Thomas Bernhard, des cinéastes comme Peter
Greenaway ou Wim Wenders ont construit des œuvres qui ne se réduisent
pas à des cartes de visite.
II
1. Ces thèses sont douteuses, parce que Bäumler qualifie d’« irrationnel » ce qui ne peut être subsumé
sous les catégories de l’entendement, alors qu’il s’agit en fait du concept kantien de Raison. Une
certaine tradition allemande, dans laquelle s’inscrit Bäumler, n’a cessé d’opposer les concepts de
la troisième Critique kantienne – le sentiment, la totalité, l’organique – à esprit analytique de l’Occident.
Il suffisait alors de revendiquer positivement cet « irrationnel » à travers Nietzsche, pour s’opposer
à la modernité sociale, au nom d’un de ses aspects perçu comme l’envers pur et simple de la raison.
C’est ce qui pourrait, non pas expliquer, mais permettre de comprendre l’évolution ultérieure de
Bäumler vers un nietzschéisme irrationaliste et un engagement dans le national-socialisme. Cf. ALFRED
BÄUMLER, Kants Kritik der Urteilskraft ihre Geschichte und Systematik, t. I, Halle, Max Niemeyer,
1923. L’intention de Luc Ferry est à l’opposé de celle de Bäumler : il ne s’agit pas pour lui de
mettre en valeur l’individualisme rationaliste de l’esthétique (incarné pour Bäumler dans le grand
individu du type de Goethe), mais d’analyser le triomphe de cet individualisme sur la subjectivité
kantienne et d’attribuer ce triomphe à la logique même de l’autonomie démocratique.
2. Voir les recherches d’ARTHUR C. DANTO (La Transfiguration du banal, trad. Charles Hary-Schaeffer,
Paris, Le Seuil, 1989) et d’autres sur le « statut ontologique » de l’œuvre d’art, à la différence de
celui des « simples objets » ou des « simples représentations ».
Le livre de Luc Ferry se compose en fait de deux parties assez hété-
rogènes : d’une étude d’histoire de la philosophie et d’un exposé « non
technique » des problèmes actuels (voir l’« Avertissement », p. 9). Quant
à la partie actuelle, elle souffre du manque de compétence de l’auteur en
ce qui concerne la situation de l’art au XXe siècle, et le diagnostic formulé
est contestable. Reste donc la partie « technique », celle où l’auteur évolue
sur le terrain de sa compétence, l’histoire de la philosophie. Cette partie
est mieux fondée que l’essai d’actualité, mais peu originale; elle subit par
ailleurs les contraintes du contexte polémique dans lequel elle s’inscrit.
1 – À propos de la période prékantienne, Ferry s’appuie notamment
sur Bäumler pour dégager le problème de « l’irrationnel » qu’est le beau
pour le rationalisme classique, irrationalité due au caractère « subjectif »
du sentiment et du sensible. Complétée par les développements sur Kant 149
vérité, l’art et la science » (169). Or, pour des raisons qui ne sont pas
négligeables, Hegel (comme avant lui le premier romantisme et Schelling)
avait considéré la beauté comme une création de l’esprit. Restait à distin-
guer, dans le cadre de la faculté humaine de signifier, entre le registre
conceptuel et le registre de l’ouverture d’horizons de signification à travers
un langage individualisé. En dernière instance, Hegel ramène « l’esprit »
au concept ; il n’a pas réussi à franchir le pas de la philosophie de la
conscience à la philosophie du langage.
Faut-il cependant revenir à Kant pour sortir des impasses de Hegel ?
Si la référence à un élément « naturel » ne permet pas de rendre compte
du caractère historique de l’art, il faut bien chercher une solution à la fois
par-delà Kant et par-delà Hegel. Il faut alors rompre aussi bien avec la
Nature de Kant en tant que résidu métaphysique, qu’avec l’Histoire de
Hegel dans la mesure où elle s’avère être une simple historisation de la
théodicée leibnizienne ; il faut situer la spécificité du beau artistique dans
une dimension non conceptuelle de la faculté humaine de signifier, dimen-
sion où se rejoignent la métaphoricité et la contingence historique de l’ex-
périence, la cohérence transindividuelle d’une vision singulière et l’enjeu
de cette dissonance vécue, transcendant lieu, moment et personne, à laquelle
réagit chaque œuvre. L’intérêt de l’esthétique hégélienne pour une telle
conception réside dans le fait qu’elle prend au sérieux toute la dimension
sémantique des œuvres d’art, qui reste sous-déterminée chez Kant. En
revanche, l’esthétique kantienne souligne l’élément dynamique, le carac-
tère inépuisable de ces potentiels sémantiques qu’elle n’aborde guère :
l’art n’est pas un objet de connaissance pure.
4 – Hegel ayant historicisé la subjectivité artistique, Luc Ferry lui reproche
d’ouvrir « malgré lui, la voie à ce qui va se jouer dans l’esthétique de
Nietzsche, à savoir l’éclatement du monde en une infinité de points de
vue historiques, de « perspectives » […] (197), et ainsi de préparer la
« perte du monde » qui caractérise l’art contemporain. La différence est
cependant la suivante : philosophiquement, Hegel n’est pas perspecti-
viste ; les œuvres d’art le sont dès lors que l’on admet qu’il n’y a pas une
Nature qui parle à travers la diversité des œuvres belles ; Nietzsche, quant
à lui, se situe philosophiquement au niveau du perspectivisme propre à
152 la diversité des œuvres d’art, ce dont Hegel n’est guère responsable.
Selon Ferry, Nietzsche s’efforce, d’un côté, de reconquérir l’autonomie
de la sensibilité ; il se distingue toutefois de Kant en le faisant, non au
nom du sujet, mais au nom de l’individualité ou du « sujet brisé », selon
une formule peu claire par laquelle Luc Ferry désigne l’individu qui « n’est
plus clos sur lui dans l’identité de sa conscience » (210). D’un autre côté,
Nietzsche reste classique, voire « hyperclassique », dans la mesure où
comme le classicisme, il attribue à l’art la fonction de traduire la vérité :
non pas celle d’une identité harmonieuse, mais celle de la « différence »
(212). Ultra-individualisme de la différence, fonction de la vérité tradui-
sant une réalité illogique, chaotique, Nietzsche serait donc « le véritable
penseur de l’avant-gardisme » (212).
Cette thèse ne pourrait être corroborée que par une analyse sérieuse
de l’art d’avant-garde qui ne peut être entreprise dans le cadre de cet article,
mais que ne tente pas non plus Luc Ferry. On peut néanmoins se demander
s’il ne suit pas trop loin Heidegger en refusant de voir ce qui, dans la
pensée de Nietzsche, traduit la logique propre à un art émancipé de tout
critère cognitif et moral en ce sens radicalement autonome. L’erreur de
Nietzsche consiste à prendre cette logique de l’esthétique pour la logique
de la philosophie, à ne pas admettre que, dans la réalité moderne, plusieurs
logiques irréductibles s’entrecroisent, pour former le tout complexe d’une
raison composée de plusieurs rationalités. La société moderne suscite un
art qui ne se contente plus de réaffirmer une harmonie socialement exigée,
mais cherche à concevoir une réalisation de soi sans concession, en commu-
niquant l’expérience dissonante à travers laquelle s’affirme cette quête
radicale. Subversif à l’égard des traditions, un tel art ne sert plus de ciment
à la société, sauf à travers l’esprit critique qu’il éveille et que contraire-
ment à ce que croyait Nietzsche, est complémentaire d’une aspiration à
la démocratisation sociale.
5 – Dans un dernier temps, Luc Ferry tente d’analyser « La mort des
avant-gardes et l’avènement de la postmodernité » (4 sq, 255 sq). Critique
à l’égard des avant-gardes considérées comme nietzschéennes, son atti-
tude à l’égard de la postmodernité est étonnamment positive : « En poli-
tique comme en art, le avant-gardes se sont évanouies en cette fin du XXe
siècle. […] Nous entrons résolument, sinon joyeusement, dans l’ère de
la post-avant-garde, ou comme disent les architectes, de la “postmoder- 153
III
1. [Cet ouvrage a été traduit par Michel Gautier sous le titre Le Réalisme de Courbet (Esthétique
et origines de la peinture moderne, II), Paris, Gallimard, 1993, 424 pages + 64 p. hors texte. (N.D.É.)]
2. WALTER BENJAMIN, « Die Aufgabe des Übersetzers », in Gesammelte Schriften, IV, 1, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1972, p. 9 (passage omis dans la traduction française). [Cette omission
est comblée dans l’édition en trois volumes des Œuvres (Paris, Gallimard, 2000), traductions revues
par Rainer Rochlitz et Pierre Rusch (Œuvres, I, p. 244). Voir la correspondance des œuvres dans
la « Note Bibliographique » du tome 1 du Vif de la critique, p. 195-210. (N.D.É.)]
3. WALTER BENJAMIN, « La Tâche du traducteur », trad. Maurice de Gandillac, in Mythe et
Violence, Paris, Denoël, 1971, p. 261. [Œuvres, I, p. 244. (N.D.É.)]
on fait un tableau, on suppose des spectateurs, tout est perdu » (La Place
du spectateur [PS], 145). Ce n’est pas là, néanmoins, une position esthé-
tique qui aurait pu se défendre à toute époque. Dans son essai, Benjamin
évoque, comme allant dans le même sens, la philosophie du langage de
Mallarmé. Pour Michael Fried, cette conception est constitutive d’une
certaine modernité française postérieure à 1750, puis de la peinture moderne
en général.
La peinture antérieure a pu représenter l’« absorbement » des person-
nages dans l’action ou dans la pensée; elle a ignoré l’accent polémique
contre la théâtralité, tel qu’il se manifeste notamment dans l’action coor-
donnée à la fois de la critique et de la production picturale caractéristiques
du mouvement anti-rococo en France. Elle ne l’éprouvait pas comme un
158 problème inquiétant. Chez Bruegel, par exemple, on peut observer une
tendance à noyer dans une masse humaine et dans l’immensité d’un paysage,
des figures ironiquement décentrées par opposition à la centralité indivi-
dualisante des personnages, éprouvée comme théâtrale, dans la peinture
de la Renaissance italienne. La Chute d’Icare est, en ce sens, un monu-
ment de peinture antithéâtrale; la nature, tout comme les paysans et marins
qui en sont solidaires, ignorent l’infime incident vécu par un individu victime
de sa présomption. Dans la peinture française du XVIIIe siècle, c’est un
seul personnage central dont le regard et l’action peuvent nier la présence
du spectateur. Une telle mise en scène s’inscrit alors dans une stratégie
complexe, voire paradoxale – négation d’un spectateur qu’il s’agit par là
même de fasciner –, et visant à affirmer l’autonomie de l’espace pictural
par rapport à son regard. À un certain moment de l’histoire de la peinture,
l’attente inhérente au regard du spectateur devient une menace insoute-
nable pour l’artiste, une contrainte à déjouer. C’est alors que l’autonomie
de l’art commence à devenir un thème durable de la réflexion esthétique.
1. Cf. MICHAEL FRIED, « Art and Objecthood », trad. Claire Brunet et Catherine Ferbos, in Artstudio,
n° 6, automne 1987, p.1-27.
artistiques 1 ». Fried en veut pour preuve les efforts de Brecht et d’Artaud
pour « établir un rapport diamétralement différent avec le public 2 ». Il
tente d’appliquer les critères ainsi obtenus au débat contemporain sur le
minimalisme. Selon Fried, la « présence » de l’art « littéraliste » (mini-
maliste) « relève fondamentalement de l’effet ou du registre théâtral – c’est
en quelque sorte une présence scénique. Elle ne provient pas seulement
du caractère accrocheur, voire agressif de l’œuvre littéraliste mais de la
complicité particulière que celle-ci extorque à son spectateur 3. »
Fried formule ainsi trois postulats : « 1) Le succès ou même la survi-
vance des expressions artistiques dépend de plus en plus de leur capacité
à mettre en échec le théâtre » ; « 2) Les expressions artistiques dégénè-
rent à mesure qu’elles deviennent théâtre » ; « 3) Les concepts de qualité
160 et de valeur – et dans la mesure où ceux-ci sont essentiels à l’art, le concept
de l’art lui-même – ne sont signifiants que dans le cadre de chaque forme
d’art individuelle. Ce qui se situe entre les formes d’art est théâtre 4 ». C’est
en fonction d’un tel pari contemporain qu’il faut comprendre les recherches
historiques de Michael Fried. À travers les origines de l’art moderne – qu’il
situe précisément à l’époque de David, en étroite communication avec les
idées de Diderot –, à travers une généalogie très précise à la fois de l’idée
de modernité et des exigences qui la constituent, il tente d’apporter une
légitimation indirecte à sa position axiologique dans les querelles de l’art
contemporain. À de telles remarques, il répond à la fois par un démenti et
par un aveu indirect : « le but de mes lectures de la peinture française du
XVIIIe et du XIXe siècles n’a pas été de porter des jugements de valeur sur
la question litigieuse de la théâtralité; mais le fait que, comme je le montre,
des peintres de l’envergure de David, Géricault, Millet et Courbet aient
tous cherché à combattre le théâtral qu’il pouvait y avoir dans leur art, ne
peut manquer de donner à réfléchir » (Courbet’s Realism [CR], 51).
« Je fus très vite persuadé, écrit Michael Fried dans La Place du spec-
tateur, qu’en France seulement cette interrogation prit une importance telle
1. Ibid., p. 12.
2. Ibid., p. 22.
3. Ibid., p. 17.
4. Ibid., p. 23 sq.
qu’elle marqua toute la peinture de son sceau. Pourquoi en France spéci-
fiquement, et ce que cette interrogation signifia, cet ouvrage l’expliquera »
(PS, 12). Après la lecture du livre, on peut se demander s’il répond réel-
lement à ces deux questions : les raisons de la spécificité française restent
pratiquement inexplorées, et, en ce qui concerne la signification de cette
interrogation, Fried s’en tient à des observations assez techniques. Mais
cette attitude prudente constitue peut-être une force du livre. Indépendamment
de toute aventure exégétique, Fried met le doigt sur une problématique
dont la force contraignante, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, n’est
guère contestable, beaucoup moins, en tout cas, que ne le serait une interpré-
tation plus spéculative ou une explication psychologique ou sociologique.
Fried rejette même les explications externes avec une violence dont
il n’existe guère d’autre exemple dans son ouvrage : « Tout au long de 161
cette étude, je porte au contraire l’accent sur des effets d’un tout autre
genre afin de réfuter une bonne fois les interprétations sociales en histoire
de la peinture. Je tiens, en effet, à mettre fin aux confusions que ces inter-
prétations ont suscitées. Non pas que j’imagine que la peinture française
du début des années 1750 à 1781 ait évolué dans le vide, à l’écart de la
société et sans en subir de contraintes ; je considère plutôt que le carac-
tère constitutif et l’importance que j’accorde au rapport entre le tableau
et le spectateur permettent de penser différemment la manière dont le
développement « interne » de l’art de peindre et la réalité sociale et cultu-
relle de la France de la fin de l’Ancien Régime s’impliquaient l’un l’autre
et, pour ainsi dire s’entrelaçaient » (PS, 15). En fait, Fried ne donne pas
une telle interprétation non déterministe du lien entre l’art de peindre et
la réalité sociale et culturelle, mais son analyse devrait permettre de la
faire avancer. Pourquoi, à partir des années 1750, les peintres et les critiques
français se révoltent-ils contre la théâtralité en peinture? Pourquoi ne l’ont-
ils pas fait plus tôt ? À quoi est dû la crise qui, à la fin du siècle, inter-
rompt ce processus d’opposition à la théâtralité ? À ces questions et à
beaucoup d’autres du même type, Michael Fried n’a pas de réponse. Ses
observations sont néanmoins riches en indications révélatrices.
Dans un premier chapitre, Fried montre que le mouvement anti-rococo
de la peinture française est fondé sur la « primauté de l’absorbement » :
« rejet de la peinture exquise, sensuelle et décorative qui régnait depuis
une trentaine d’années », « insistance sur la nécessité d’en revenir au sérieux,
à la moralité et aux principes esthétiques atemporels du grand art » (PS,
44sq), mais aussi et surtout privilège des représentations de l’inconscience,
du sommeil, d’activités absorbantes, de la cécité enfin 1 (PS, 64 et 214).
C’est dans ce contexte que la peinture de Greuze, si souvent raillée pour
ses préoccupations morales, est réévaluée du point de vue de l’« absor-
bement » : dans le Baiser envoyé, « [c]e que Greuze cherche à représenter
et que Diderot fait apparaître, c’est proprement, à travers le désir sexuel,
l’abandon de soi, ce moment où la conscience s’éteint presque » (PS,
57). La femme, quoique faisant face au spectateur, « semble ne regarder
que son amant, ce qui, plus encore que son état, vise à nier la présence
du spectateur » (PS, 57).
162 Greuze représente bien une étape plus avancée du processus d’auto-
nomisation du tableau ; chez Chardin, en effet, « l’absorbement se résume
au simple rendu, apparemment objectif, d’états et d’activités ordinaire-
ment absorbants. Dans l’œuvre de Greuze, en revanche, l’absorbement
paraît être autre chose : un effet spécifiquement artistique que le peintre
est contraint de rechercher et pour ainsi dire d’élaborer dans ses tableaux.
[…] On dirait, pour résumer cela, que dans la première moitié des années
1760, si ce n’est auparavant, des mesures délibérées et extraordinaires
furent requises afin de persuader le public que les personnages étaient
absorbés dans le monde du tableau, et, en conséquence, que la vie ordinaire,
le quotidien lui-même ne seraient plus représentés. Cet événement capital
inaugure, dans la représentation, une série de disparitions qui, toutes en-
semble, constituent le fondement ontologique de l’art moderne » (PS, 58sq).
Avec une acuité extraordinaire, mais qui n’est due qu’à la découverte
d’un paradigme théorique – celui qu’indique le concept de l’absorbe-
ment opposé à la théâtralité –, Michael Fried décèle les premiers indices
de l’autonomie picturale au sens moderne, non pas à travers une manière
de peindre, mais à travers un mode de représentation, le refus d’un jeu
de regards entre personnages et spectateur, la constitution d’un espace
1. On trouve de larges échos des recherches de Fried in JACQUES DERRIDA, Mémoires d’aveugle.
L’autoportrait et autres ruines, Paris, RMN, 1990.
fermé de la représentation, d’où le spectateur se trouve exclu : « afin de
paraître absorbés, les personnages devaient avoir l’air d’oublier la
présence du spectateur » (PS, 62). Cette exclusion est perçue comme la
réponse à un danger : « D’un point de vue purement figuratif, tout se
passe comme si la présence du spectateur menaçait de distraire les dramatis
personæ de leurs états ou activités ordinaires, contraignant l’artiste à neutra-
liser la présence du spectateur par l’absorbement de ses personnages dans
le seul monde du tableau » (PS, 63).
Rien, dans le texte de Michael Fried, ne permet de comprendre cette
menace de distraction, cette exclusion calculée et systématique du spec-
tateur. Peut-être certaines catégories sociologiques et historiques, employées
avec une prudence extrême, seraient-elles malgré tout de quelque secours.
L’auteur ne souligne pas que le dispositif de l’absorbement et de l’auto- 163
1. Cf. DENIS DIDEROT, Œuvres esthétiques, édité par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1968, p. 712.
à la scène peinte » (PS, 95) ; au milieu du XVIIIe siècle, « les critiques et
les théoriciens français commencent à penser que c’est au tableau même
désormais, sinon de réaliser, du moins d’affirmer fortement la présence
devant lui du spectateur. Plus généralement, l’existence du spectateur (c’est-
à-dire la convention primordiale selon laquelle les tableaux sont faits pour
être vus) pose pour la première fois un véritable problème à la peinture »
(PS, 96). Il s’agit désormais de tout faire pour écarter le spectateur. De
même, dans les écrits de Diderot sur le théâtre, là où l’on voit générale-
ment une exigence de « réalisme scénique », Fried propose au contraire
de « lire un plaidoyer pour l’inexistence du public, une défense de l’illu-
sion qu’il n’y a aucun spectateur dans la salle, que nulle attention ne doit
lui être portée » (PS, 100).
Fried souligne le caractère paradoxal de cette exigence : « Un tableau, 165
II
1. VASSILY KANDINSKY, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, trad. Pierre Volboudt,
Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 34 sq.
suivante : « L’art de la peinture, de la sculpture, l’art verbal ont été jusqu’ici
un chameau bâté de tout un fatras d’odalisques, d’empereurs égyptiens
et perses, de Salomons, de Salomés, de princes, de princesses, avec leurs
toutous chéris, de chasses et de la luxure des Vénus. Jusqu’ici il n’y a
pas eu de tentatives picturales en tant que telles, sans toutes sortes d’at-
tributs de la vie réelle […]. On ne peut pas toute de même considérer une
composition avec des bonnes femmes débauchées dans les tableaux comme
création […]. Le futurisme, en interdisant de peindre les jambons fémi-
nins, de copier les portraits, a aussi éloigné la perspective 1. » Sous une
forme caricaturale, c’est là la manière dont les novateurs d’un courant
artistique affirment l’urgence de la réforme qu’ils proposent. Certains portraits
féminins se sont néanmoins avérés plus modernes qu’une radicalité dévas-
tatrice dont la pertinence critique était un peu courte. – À la différence 169
1. KASIMIR MALÉVITCH, De Cézanne au Suprématisme. Écrits sur l’art, tome 1, trad. Jean-
Claude et Valentine Marcadé et Véronique Schiltz, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974, p. 37 sq.
2. DENIS DIDEROT, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, textes établis par Gita
May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1984, Salon de 1761, p. 119 sq (cf. Œuvres esthé-
tiques, op. cit., p. 449 sq).
« Il est fait pour tourner la tête à deux sortes de personnes, les gens du
monde et les artistes. Son élégance, sa mignardise, sa galanterie roma-
nesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carna-
tions fardées, sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites
femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont
étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art.
Comment résisteraient-ils au saillant, aux pompons, aux nudités, au liber-
tinage, à l’épigramme de Boucher. Les artistes qui voient jusqu’où cet
homme a surmonté les difficultés de la peinture et pour qui c’est tout que
ce mérite qui n’est guère bien connu que d’eux, fléchissent le genou devant
lui. C’est leur dieu. Les autres n’en font nul cas 1. »
Dans la sensualité de Boucher, Diderot perçoit bien une double dimen-
170 sion : celle de la complaisance théâtrale envers un public voyeur, et celle
de l’artiste virtuose. À cette dernière qualité Diderot restera toujours sensible,
mais sa critique de Boucher se radicalise au fil des années. « Je ne sais
que dire de cet homme-ci, écrit-il en 1765. La dégradation du goût, de la
couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin, a
suivi pas à pas la dépravation des mœurs. […] il est sans goût […] Il y
a trop de mines, trop de petites mines, de manière, d’afféterie pour un art
sévère. […] Toutes ses compositions font aux yeux un tapage insuppor-
table. […] Eh bien mon ami, c’est au moment où Boucher cesse d’être
un artiste qu’il est nommé premier peintre du roi 2 » Diderot ne renie pas
son goût de l’art érotique : « N’allez pas croire qu’il soit en son genre ce
que Crébillon le fils est dans le sien, ce sont à peu près les mêmes mœurs,
mais le littérateur a tout un autre talent que le peintre. » Et, comme pour
définir l’absorbement et la théâtralité dans la peinture érotique : « cet
homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses.
Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre 3 ».
« [C]’est un faux bon peintre, conclut Diderot, comme on est un faux bel
esprit. Il n’a pas la pensée de l’art, il n’en a que le concetti 4 ».
1. Ibid., p. 120.
2. DENIS DIDEROT, Salon de 1765, édité par Else Marie Bukdahl et Annette Lorenceau, Paris,
Hermann, 1984, p. 54 sq.
3. Ibid., p. 56 et 59.
4. Ibid., p. 57.
Cela dit, du point de vue de la virtuosité picturale, il n’y a guère que
les natures mortes de Chardin qui lui arrachent de semblables cris d’en-
thousiasme : « C’est celui-ci qui est un peintre, c’est celui-ci qui est un
coloriste 1 », s’exclame-t-il en 1763 ; et à propos de la Raie dépouillée :
« L’objet est dégoûtant ; mais c’est la chair même du poisson. C’est la
peau. C’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autre-
ment 2 ». Pourtant, « si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de
Chardin serait misérable 3 ». Il sauve par « le technique », une concep-
tion du sujet qui reste en deçà des nouvelles exigences relatives à la néga-
tion de la présence du spectateur. Quant à Greuze, qui, selon Fried, appartient
quasiment à une autre époque de la peinture que Chardin 4, selon Diderot
« c’est vraiment là mon homme » ; « Quoi donc, le pinceau n’a-t-il pas
été assez longtemps consacré à la débauche et au vice ? Ne devons-nous 171
1. Ibid., p. 252.
2. Ibid., p. 321.
3. Ibid., p. 252.
« Peindre d’après la passion et l’intérêt, voilà son talent. De là, à chaque
instant, la nécessité de fouler aux pieds les choses les plus saintes, et de
préconiser des actions atroces. Il n’y a rien de sacré pour le poète, pas
même la vertu, qu’il couvrira de ridicule, si la personne et le moment
l’exigent. […] Il a introduit un méchant? Mais ce méchant vous est odieux.
[…] Pourquoi chercher l’auteur dans ses personnages ? Qu’a de commun
Racine avec Athalie, Molière avec le Tartuffe ? Ce sont des hommes de
génie qui ont su fouiller au fond de nos entrailles, et en arracher le trait
qui nous frappe. Jugeons les poèmes, et laissons là les personnes 1 ».
Dans un autre passage du même texte, Diderot pousse cette législa-
tion de l’autonomie esthétique, qu’il est l’un des premiers à établir, jusqu’à
la négation romantique de la vie quotidienne, ordonnée et ordinaire : « La
174 poésie, écrit-il, veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage.
C’est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes
de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier
d’Apollon s’agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les
temps de la paix et du loisir. […] Le génie est de tous les temps ; mais
les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des
événements extraordinaires n’échauffent la masse, et ne les fassent
paraître 2 ». Paradoxalement, c’est pour défendre le drame bourgeois, cet
équivalent des tableaux de Greuze, et contre la tragédie classique devenue
verbeuse et inefficace, que Diderot invoque un tel extrémisme. C’est qu’il
souhaite voir sur la scène, présentées de façon dramatique et intense, les
« points de morale » qui le préoccupent, « et cela sans nuire à la marche
violente et rapide de l’action dramatique 3 ».
Il y aurait donc une affinité entre l’art et l’extraordinaire, mais ce qui
sort de l’ordinaire semble être plus proche de la « nature » que ne l’est la
réalité tel que la conçoit le préjugé courant. La nature, c’est, comme chez
Rousseau, le monde tel qu’il est vécu par les intellectuels de l’époque,
monde qu’ils ne trouvent guère représenté par un art resté artificiel, par
un art de cour faussement théâtral. Or, selon Diderot, le public admet plus
1. Id.
2. Ibid., p.261 sq
3. Ibid., p. 197.
facilement cette nature vraie dans la peinture que dans une pièce de théâtre :
« Ô peuple plaisant et léger! quelles bornes vous donnez à l’art! quelle
contrainte vous imposez à vos artistes! et de quels plaisirs votre délica-
tesse vous prive! À tout moment vous siffleriez sur la scène les seules
choses qui vous plairaient, qui vous toucheraient en peinture. Malheur à
l’homme né avec du génie, qui tentera quelque spectacle qui est dans la
nature, mais qui n’est pas dans vos préjugés 1 ». L’autonomie radicale de
l’art semble plus facilement admise en peinture : d’une part, l’univers pictural
ne subit pas les fortes contraintes du réalisme théâtral, de l’autre, – l’ar-
tiste, à la différence du comédien, étant absent de son œuvre – il a plus de
facilité à nier la présence du spectateur. Cette observation peut contribuer
à expliquer pourquoi Diderot, après l’échec de ses drames bourgeois, a
accepté d’écrire les textes de ses Salons pour la Correspondance littéraire. 175
III
1. Ibid., p. 263.
propos de l’édition française de La Place du spectateur, n’était pas au
diapason de la peinture » (V). En témoigne le verdict baudelairien compa-
rant le réalisme de Courbet à la photographie méprisée, dépourvue d’ima-
gination. Bien au contraire, le « rapport extrêmement élaboré et structuré
entre le tableau et le spectateur » (V) que Fried découvre chez le peintre
« réaliste », lui semble correspondre aux exigences mêmes de Baudelaire
quant à la fonction de l’imagination dans l’art, exigences qu’en raison de
la surdétermination idéologique du concept de réalisme, le poète était inca-
pable de reconnaître dans la peinture de Courbet. Quant à Delacroix, le
peintre préféré de Baudelaire, il ne joue aucun rôle dans l’histoire de la
peinture que Fried esquisse en fonction de sa problématique du specta-
teur nié.
176 Reprenant les thèses de son livre sur La Place du spectateur et prolon-
geant l’analyse pour la période qui sépare David et Courbet, l’ouvrage
développe l’interprétation d’un des modèles proposés à la fois par Diderot
et par les peintres de son temps pour nier la présence du spectateur devant
le tableau : le modèle pastoral par lequel le regard se sent entraîné au
sein de l’univers pictural, au détriment du modèle dramatique par lequel
il se sent nié et exclu. De ce point de vue, Courbet’s Realism n’apporte
pas d’élément théorique nouveau au paradigme antithéâtral esquissé de
façon plus ou moins détaillée dans l’ouvrage précédent. Des deux livres,
l’un propose le schéma théorique d’un changement de structure histori-
quement daté mais ouvert sur notre présent ; l’autre se plonge dans l’uni-
vers singulier d’un peintre éminent, à l’intérieur de la structure nouvelle.
Du point de vue de l’analyse détaillée, liant subtilement les problèmes
formels et les résonances du contenu, le rapport spectateur-tableau et les
divers sujets caractéristiques du peintre, Courbet’s Realism dépasse de
loin les études de tableaux que l’on trouve dans La Place du spectateur.
À l’encontre des interprétations traditionnelles du « réalisme », c’est un
travail de détective qui, à propos de chaque peinture, ouvre de nouvelles
pistes, découvre des implications allégoriques et métaphoriques. En revanche,
leur portée théorique est plus limitée, n’explicitant que l’univers d’un artiste
et n’ayant guère de valeur normative.
Fried insiste avant tout sur deux tendances de l’art de Courbet : 1° l’ef-
fort pour évoquer l’absorbement du peintre dans sa présence corporelle :
suggérant l’effacement de la frontière entre l’espace pictural et l’espace
devant le tableau, il cherche à annuler son identité en tant que spectateur
extérieur et à rendre présente l’expérience intérieure du corps, en rappro-
chant ce corps de la surface picturale ; 2° la traduction métaphorique de
l’acte de peindre en tant qu’acte physique, violent, pénétrant dans la profon-
deur de l’espace pictural. Pour expliciter ces deux tendances, Fried mobi-
lise les traditions de la pensée française, de Maine de Biran et Ravaisson
à Foucault et Derrida, en passant par Sartre, Merleau-Ponty et Lacan.
Dans un chapitre sur la « féminité de Courbet », Fried fait resurgir, mécon-
naissable sous sa forme distanciée et répercutée par sa réception améri-
caine, tout le débat français sur la différence sexuelle, en en tirant
intelligemment parti pour sa lecture du peintre.
Il reste que toutes ces applications d’une exploration phénoménolo- 177
1. STANLEY CAVELL, The World Viewed: Reflections on the Ontology of Film, Cambridge et Londres,
Harvard University Press, 1979. [Trad. franç., La Projection du monde, trad. Christian Fournier,
Paris, Belin, 1999. (N.D.É.)]
peintures de Courbet, sans pour autant les réduire à de simples symp-
tômes. Il ne s’agit ni d’une « lecture psychanalytique de Courbet », ni
d’une « lecture politique », mais d’une analyse structurale et historique
de l’espace pictural, du jeu de regards sur lequel il repose et qu’il suscite,
du projet fondamental qui anime l’entreprise de Courbet et des problèmes
qu’il rencontre, étude « assistée », entre autres clés, par des concepts
empruntés à la psychanalyse, par la phénoménologie de la corporéité, par
une réflexion sur la situation sociale et politique 1, mais surtout par une
profonde connaissance des problèmes internes de l’art de peindre, entre
Millet et Manet.
Fried ne cherche pas à tirer des conclusions ultimes à propos de l’ima-
ginaire de Courbet, à propos de la clôture fantasmatique de son univers ;
il ne tente pas d’écraser l’œuvre d’art par la supériorité de sa force analy- 179
1. S’inspirant de Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) de MICHEL FOUCAULT, Fried inter-
prète l’attitude de Courbet comme une « résistance » (257 et 353 sq) ou comme une « insubor-
dination », telle qu’elle est corrélative de toute structure de pouvoir. Cette attitude esthétique —
le refus de se soumettre aux techniques de normalisation du corps — va de pair avec, l’absence
de toute critique politique clairement articulée dans l’œuvre du peintre, voire même avec un projet
réconciliateur dans L’Atelier.
version radicalisée de la phénoménologie existentielle que Fried parvient
à en exploiter toutes les ressources et à la laisser à sa place. Localisée
dans l’espace et dans le temps, cette manière de voir, d’évaluer, d’agir
n’est pas la vérité de l’existence ; elle s’inscrit dans un moment histo-
rique de la peinture et ne pouvait avoir ce sens ni plus tôt ni plus tard.
Courbet’s Realism impressionne par une imagination interprétative
toujours renouvelée, relancée par les ressources tout à la fois de l’érudi-
tion, des moindres faits et propos rapportés, de l’iconographie 1. Si la lecture
de L’Atelier, pour l’essentiel limitée aux principaux aspects du groupe
central, laisse comme une impression d’inachèvement, celles des auto-
portraits, de l’Enterrement à Ornans, des Cribleuses de blé, de La Curée
sont à la fois extraordinairement éclairantes et profondément déroutantes.
180 Notamment en ce qui concerne la notion même du Réalisme. Après la
lecture de Fried, que reste-t-il de ce mot d’ordre, de son opposition au
Romantisme ? Peu de chose, sinon une certaine représentation du corps
projeté dans la toile afin d’interdire tout rapport spectaculaire à l’image ;
mais ce n’est pas là ce que l’on entendait traditionnellement par «réalisme».
Fried dissout ce concept, selon la signification plate, à travers une lecture
intégralement métaphorique, allégorique, respectueuse néanmoins du
moindre détail « réaliste », mais qui toujours l’intègre à l’économie interne
de l’œuvre. À travers la diversité des « sujets » du peintre, il s’avère que
c’est là la seule façon de déceler une continuité cohérente de l’œuvre.
Il en est du « réalisme » de Courbet comme de celui de Flaubert (Lettre
à Louise Colet du 9 décembre 1852 2, citée par Fried) : « L’auteur, dans
son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible
nulle part. L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là
doit agir par des procédés analogues : que l’on sente dans tous les atomes,
à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L’effet, pour le spec-
tateur, doit être une espèce d’ébahissement » (CR, 268, 358 n. 84). Contrai-
rement à ce qui se passe dans la photographie (CR, 281), le réalisme pictural
1. Il n’y a guère que deux livres récents dont les méthodes de lecture puissent se comparer à
Courbet’s Realism : le Francis Bacon de Gilles Deleuze et le Matisse de Pierre Schneider.
2. GUSTAVE FLAUBERT, Correspondance, II, 1851-1858, édition établie et annotée par Jean
Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 204.
ne connaît pas de « point de vue ». Néanmoins, Fried souligne que réalisme
et photographie, à travers « l’automatisme » qui les caractérise l’un et
l’autre, appartiennent à une même époque (CR, 280, 282) ; automatisme
de la prise de vue dans la photographie, automatisme des états d’absorbe-
ment évoqués par Courbet, le travail du peintre n’étant suggéré que de façon
quasi-involontaire, comme s’il s’agissait d’une projection immédiate.
Les états d’absorbement « pastoral » – sommeil, réflexion, lecture,
écoute ou activité mécanique –, les lieux « privés », éloignés des regards
indiscrets : la forêt, le paysage, la chambre, ont pour fonction de neutra-
liser, au moins dans l’espace pictural, ce que Benjamin avait appelé la
« valeur d’exposition 1 ». Il reste que le tableau, en fin de compte, n’y
échappe pas, si bien que le peintre qui, comme Manet, prend conscience
de cette « exposition » inévitable, doit élaborer d’autres moyens pour 181
L’esthétique analytique
1. NELSON GOODMAN, Faits, fictions et prédictions, trad. Martin Abran, Paris, Minuit, 1984.
absolue fixant la signification et la référence de “la baleine blanche”. Cela
dépend de l’usage, du contexte, de l’histoire aussi bien que de la syntaxe
et de la sémantique des langages et des systèmes symboliques mis en jeu.
Le langage est trop subtil pour être pris au piège d’un système de règles
abstrait et général. […] La philosophie analytique ne prétend plus fournir
des descriptions complètes et finales de la signification » (EC, 90sq). D’où
une plus grande ouverture vis-à-vis de symboles comme ceux de l’art,
qui paraissaient ambigus, complexes, peu déterminés et autoréférentiels.
De tels symboles sont des « symptômes » de l’art, sans qu’il puisse jamais
y avoir de certitude absolue quant au caractère scientifique ou artistique
d’un symbole. Quitte à paraître désemparé devant la question des fron-
tières à tracer, Goodman préfère souligner les aspects communs, afin de
réhabiliter l’art aux yeux de ses collègues scientistes, trop enclins à ne 185
1. EMMANUEL KANT, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984,
p. 28 (souligné par moi. R. R.).
parvenons à associer le gris à l’expression de la tristesse – ce qui semble
aller de soi –, ni surtout à la manière dont nous parvenons, d’une façon
générale, de l’expression au prédicat qui la qualifie : comment « remonte »-
t-on de l’expression à « l’étiquette » qui la dénote ; autrement dit, comment
découvre-t-on la signification non seulement d’une exemplification en
général (d’un échantillon de tissu chez le tailleur), mais d’une œuvre d’art
en particulier? Goodman semble supposer que nous sommes toujours déjà
familiarisés avec la valeur habituelle des expressions artistiques : « Ce
qui compte n’est pas de savoir si tout un chacun qualifie l’image de triste,
mais si l’image est triste, si l’étiquette “triste” s’applique réellement »
(LA, 118). C’est ici que l’on aimerait savoir ce que veut dire « s’appli-
quer réellement » pour un prédicat. Goodman renvoie furtivement à « la
pratique ou la prescription » (LA, 118), avant de les remettre en question 187
L’appréciation
1. GÉRARD GENETTE, « Peut-on boucher une fenêtre avec un Rembrandt ? », Libération, 6 septembre
1990, p. 26.
un certain retard par rapport au reste de l’Europe), au moment précis où
les critères d’évaluation en matière d’art sont largement déstabilisés. Les
exigences normatives des avant-gardes n’ont plus d’autorité, sans que les
canons de la tradition soient de ce fait réhabilités. D’où l’attrait d’une
théorie descriptive qui met entre parenthèse toute approche normative ou
évaluative, pour laisser à chacun sa liberté d’appréciation ou seulement
d’attention esthétique. On échappe ainsi, non seulement au délicat problème
des idéologies et des écoles – de toute façon quasiment disparues –, mais
encore à celui de toute argumentation déchirante sur la valeur ou l’ab-
sence de valeur esthétique. Reste à savoir s’il est possible de décrire la struc-
ture de l’art, abstraction faite de toute dimension évaluative ; autrement
dit, si l’on peut dire ceci est une œuvre d’art, en fonction de caractéris-
194 tiques descriptibles en dehors de toute prise de position évaluative.
Gérard Genette parle d’un « relativisme » commun à Danto et à
Goodman. Dans Ways of Worldmaking ce dernier propose en effet de
remplacer la question « Qu’est-ce que l’art ? » par « Quand y a-t-il art ? »
Il pense ainsi répondre à une situation dans laquelle n’importe quel objet
devient une fonction de la relation instaurée par un créateur ou un récep-
teur avec un objet considéré comme esthétique ou artistique. Selon la
terminologie de Genette, le statut d’art est ainsi « conditionnel », et non
« constitutif », comme dans le cas des codes de la fiction ou de la diction,
et dépend de l’« attention », non de l’« intention » créatrice. – Mais que
veut dire ici « fonction » ? Le problème n’est-il pas simplement déplacé ?
Qu’est-ce qui fait de la relation fonctionnelle une relation esthétique ?
Cette question ne saurait dépendre à son tour de l’attention de chaque
récepteur ; sinon, « esthétique » ou « artistique » n’aurait plus le même
sens pour différents sujets. Goodman semble pousser ici le relativisme
jusqu’à une idiosyncrasie du goût qui, en effet, rendrait inutile toute discus-
sion philosophique sur l’évaluation. Mais dans la mesure où il s’efforce
d’élaborer une théorie des symboles, il ajoute à cela un certain nombre
de « symptômes » de l’esthétique, essentiellement la « densité » des symboles
et le primat de « l’exemplification » sur la dénotation, symptômes sur
lesquels il faudra revenir.
Littérarité et caractère artistique
1. Ibid., p. 8.
2. Ibid., p. 20.
des conventions de la fictionalité, se demande inévitablement si, ou jusqu’à
quel point, l’histoire est vraie, ce qui ne l’empêche nullement de lire d’abord
une œuvre littéraire.
Pour être littéraire, un récit, fictionnel ou non, doit simplement inté-
resser pour lui-même. La plupart du temps, la part de fiction dans une
œuvre littéraire est pour nous invérifiable et n’a donc que peu d’impor-
tance pour le statut littéraire ou artistique du texte. Même sans être fictif,
un récit peut employer des techniques narratives généralement réservées
à la littérature de fiction – l’auteur-narrateur qui raconte un incendie a pu
acquérir son « omniscience » en rassemblant les témoignages de plusieurs
intéressés et témoins, de même qu’un romancier peut tenter de légitimer
sa fiction en prétendant avoir rassemblé de tels témoignages –, et pour-
tant tout ceci ne fait pas forcément de l’histoire une œuvre d’art. Le fait 197
1. « Le fait de style, c’est le discours lui-même » GÉRARD GENETTE, Fiction et Diction, op. cit.,
p. 151.
il un texte sans style ? Genette ne le pense pas 1. Que l’on apprécie ou
non le style d’un texte, il peut faire l’objet d’une classification en fonc-
tion de l’époque, de la région, de l’école, de l’auteur (EC, 44). Là non
plus, il n’est donc pas nécessaire de faire intervenir des critères d’appré-
ciation ou de mérite : c’est une affaire de connaissance et d’attribution,
et si la sensibilité entre en jeu, c’est à titre de sensibilité « avertie », capable
de reconnaître, d’identifier, de situer. Tout ceci est évidemment vrai. Il
est souhaitable que le rapport à l’œuvre d’art soit aussi instruit et bien
préparé que possible. Et néanmoins, une telle approche induit une mécon-
naissance de l’art en en faisant un objet de savoir questionnable.
Qu’importe, à la rigueur, la connaissance exacte des circonstances exactes
dans lesquelles fut créée une œuvre, de l’école ou du mouvement auxquels
elle doit certains traits de son style, du type de notation qui définit sa 199
1. Voir le dossier de la revue Esprit, février 1992. [Ce dossier était intitulé « La Crise de l’art
contemporain. À partir du ready-made, de quelques supercheries : Buren, Dubuffet et les enfants
de Duchamp », et comportait des articles de Marc Le Bot, Jean-Philippe Domecq, Françoise Gaillard,
Jean Rastin, James Bloedé et Mathieu Kessler. (N.D.É.)]
n’aurait jamais dû exister – se transforme en machine à remonter le temps
pour atteindre leurs lointains ancêtres, les romantiques d’Iéna, voire Kant.
La contestation de l’esthétique romantique n’est pas nouvelle. Il y a
toujours eu des aristotéliciens, des kantiens, des empiristes et des traditio-
nalistes qui n’ont voulu entendre parler ni du modernisme radical des roman-
tiques ni de leurs conversions conservatrices. Cela dit, lorsque la théorie
romantique des genres, par exemple, a été critiquée par Gérard Genette 1,
cette critique ne remettait pas en cause les fondements philosophiques des
théories rejetées. Aujourd’hui, les critiques se font plus incisives. Il ne s’agit
plus simplement de signaler telle ou telle erreur du modernisme esthétique,
mais d’éradiquer le fondement même d’une attitude qui paraît de part en
part erronée. D’un côté, il n’est plus question de s’en prendre à un faux
202 diagnostic de l’époque, mais de réfuter la logique qui a régi l’esthétique de
toute une époque. De l’autre, on s’attaque globalement à une tradition euro-
péenne qui apparaît dans son ensemble, comme puritaine et ascétique, trop
théorique et trop élitiste. Ce qui rapproche ces deux positions par ailleurs
souvent incompatibles, c’est la revendication du plaisir comme enjeu central
de l’art et de l’esthétique. Du romantisme d’Iéna aux avant-gardes contem-
poraines, l’art a été soumis à des exigences et à des prétentions quasi théo-
logiques dont les bases semblent s’être effondrées en même temps que le
projet de changer de société. Au lieu de tendre, dans l’art ou à travers lui, à
un monde encore imperceptible dans le réel quotidien, l’esthétique hédoniste
réclame une satisfaction immédiate et dénonce « la polémique puritaine
contre l’“art culinaire” ou l’“industrie culturelle” » (Schaeffer 2), ou encore
elle rejette des utopies sociales pour lesquelles « les seuls plaisirs légitimés
sont ceux que l’on ne peut pas atteindre – du moins dans ce monde » (156 3).
II
1. Pour le domaine allemand, voir RAINER ROCHLITZ (s.l.d.), Théories esthétiques après Adorno,
trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Arles, Actes Sud, 1990.
et de Novalis, de Hegel, de Nietzsche et de Heidegger, renvoient au contexte
précis du nietzschéisme et du heideggérianisme français.
Comme Luc Ferry dans Homo Æstheticus, mais en esthéticien expé-
rimenté 1, Jean-Marie Schaeffer passe donc en revue quelques-unes des
grandes étapes théoriques qui ont fourni à la modernité artistique ses concepts
de base. Comme lui, il semble proposer un retour à Kant et une liquida-
tion des philosophies de l’histoire qui lui ont succédé. En fait, le rapport
à Kant est bien plus ambigu que chez Ferry. Schaeffer accepte un certain
nombre de thèses fondamentales de l’esthétique kantienne ; il en récuse
peut-être encore davantage ; et il attribue à Kant certaines thèses qui ne
sont pas formulées comme telles dans la Critique de la faculté de juger.
En fin de compte, Kant n’est pas moins « déconstruit » que Hegel ou
Heidegger. Il s’agit bien d’en finir avec deux cents ans d’esthétique roman- 205
1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 33.
et du suprasensible, fût-ce sur le simple mode du “comme si” » (AAM,
38 sq). C’est ce « comme si » – déjà chez Kant irréductible à une fiction
pure et simple – que supprimeront les romantiques en faisant de l’art le
moyen de connaître l’absolu. C’est sur cet accord secret entre la raison
humaine et la nature que repose la confiance kantienne en une universa-
lité du jugement de goût, dès lors que ce jugement est désintéressé et par
là, selon Kant, irréductible à un jugement privé. Le problème se pose tout
à fait différemment dans le cas de l’œuvre d’art. Ici, l’objet lui-même
n’est pas un phénomène contingent de l’univers qui présente certaines
caractéristiques conformes à notre goût, mais il nous est présenté avec la
prétention d’être digne de notre attention ou d’être une œuvre « réussie ».
Notre jugement réagit ici à une prétention à la validité émise sous forme
208 d’actes et d’œuvres analysables, de la même façon que notre jugement
moral porte sur des actes et des propos critiquables et justifiables. Y réagir
par notre plaisir ou notre déplaisir est une réaction légitime (dans la mesure
où l’attention artistique n’est jamais une obligation), mais ce n’est pas un
jugement esthétique.
Or, sous la forme d’une fausse ontologie exaltée, dans le cadre d’une
approche sacralisante de l’Art, les romantiques ont néanmoins, inauguré
un type d’argumentation justifiant leur jugement esthétique, qui n’a pas
perdu tout intérêt et dont on ne trouve pas d’exemple chez Kant. En fait,
si Kant et les romantiques ne sont pas comparables, c’est parce que l’un
s’intéresse aux fondements du jugement esthétique, dans le cadre d’une
théorie critique de la raison, tandis que les autres, à partir d’une concep-
tion poétisante de la raison, s’intéressent aux fondements de la critique.
Les deux approches sont irremplaçables ; l’une et l’autre sont riches en
intuitions justes et intéressantes ; ni l’une ni l’autre ne peut être actualisée
sans reconstruction rationnelle.
Après avoir reconstruit le système hégélien de l’Art dont il souligne
à la fois le caractère « puissant » et « fascinant » (AAM, 175, 186, 200)
et les contradictions (liées au fait que les distinctions sémiotiques entre
les arts sont supposées correspondre à une téléologie historique), Schaeffer
insiste à juste titre sur la rupture que signifie l’esthétique de Schopenhauer.
La tradition romantique et idéaliste était en effet « une philosophie du
logos » (AAM, 230), tandis qu’avec Schopenhauer, « c’est la notion de
vérité comme telle qui devient problématique. Il se pourrait fort bien qu’elle
ne fût en fin de compte qu’une fiction utile » (AAM, 231). De rationnelle,
la vie devient ici biologique, physiologique (AAM, 233). « Schopenhauer
marque une véritable fracture à l’intérieur de la tradition de la théorie
spéculative de l’Art, fracture que Nietzsche et Heidegger ne feront qu’ap-
profondir » (AAM, 23). Comme lui, ils renonceront à une théorie des arts,
pour se livrer à une « méditation critique d’œuvres exemplaires » (AAM,
23). La seconde moitié du livre sera donc consacrée à une critique sévère
de cette tradition irrationaliste, critique dont les arguments se rapprochent
des analyses récemment développées, en Allemagne et en France, à propos
du « discours philosophique de la modernité ». On conçoit aisément que
Jean-Marie Schaeffer ne trouve rien à apprendre auprès de Schopenhauer,
Nietzsche et Heidegger, sinon que, tout en prétendant rompre avec le roman- 209
1. Voir notamment les écrits de Siegfried Kracauer et de Walter Benjamin sur le cinéma, le roman
policier, etc.
Indépendamment de toute légitimation théorique « l’art quant à lui, j’en
suis persuadé, arrivera fort bien à se débrouiller tout seul » (AAM, 13).
Le désavantage de cette séparation, c’est qu’il n’est plus guère possible
de rendre compte de la signification de ces œuvres dont il serait difficile
d’affirmer qu’elle n’a rien à voir avec la « théorie spéculative de l’Art ».
Même si les écrits des artistes sont rarement aussi intéressants que leurs
œuvres, il faut malgré tout admettre que ces dernières doivent une part
décisive à la force motivante de la TSA. Il est évidemment possible
d’éprouver du « plaisir » en regardant un tableau de Kandinsky ou d’être
fasciné par une œuvre de Malévitch, sans adhérer aux intentions des artistes
et sans partager leurs arguments parfois spécieux contre la nullité de toute
figuration. Mais un plaisir plus instruit rencontrera fatalement les moti-
212 vations structurantes des avant-gardes qui ne sont pas non plus sans force
esthétiquement exaltante. L’intérêt que peut avoir pour nous, aujourd’hui,
un tableau de Kandinsky n’est pas radicalement isolable de ce contexte
de sa genèse, et il en va de même pour un nombre impressionnant d’œuvres
dont les justifications théoriques initiales peuvent nous paraître peu convain-
cantes, sans que l’intérêt des œuvres s’en trouve diminué, mais aussi sans
que la pratique artistique puisse être isolée d’un soubassement théorique
qui, après tout, était un puissant mobile de création. Il se pourrait que les
œuvres témoignent de principes constructifs plus judicieux que ceux que
l’on trouve exposés dans des écrits théosophiques ou révolutionnaires,
rédigés par des auteurs qui maîtrisaient moins bien les concepts que l’ou-
tillage du peintre.
Schaeffer reproche à la TSA d’être à l’origine de la « confusion épis-
témologique entre approche descriptive et approche évaluative » (AAM,
343) : « Loin de décrire les arts, la théorie spéculative construit un idéal
artistique » (AAM, 357). Il n’est en effet guère contestable que les diffé-
rents philosophes discutés établissent des hiérarchies fort discutables dans
le royaume des arts. Ce qui est plus problématique, c’est la conclusion
qu’en tire Schaeffer. Dans la tradition de la poétique structuraliste 1, il
1. La dualité entre une démarche « sémiologique » (de type linguistique et axiologiquement neutre)
et une réflexion sur « le plaisir du texte » (plaisir privé et qui ne correspond à aucun critère inter-
subjectivement défendable de qualité) est notamment caractéristique de l’œuvre de Roland Barthes.
propose de distinguer entre une description « neutre » (AAM, 360) et une
appréciation qui serait alors essentiellement d’ordre privé (AAM, 80, 380 sq).
Mais en inversant la théorie dogmatique de l’évaluation, il investit la descrip-
tion d’une prétention à l’objectivité qu’elle n’est guère capable d’honorer.
En effet si on se limite à décrire les phénomènes esthétiques, il faut procéder
en botaniste ou en linguiste en refusant tout choix et toute préférence parmi
les phénomènes décrits. Les choses se compliquent dès lors qu’il s’agit
de décrire des phénomènes artistiques. Car il faudrait alors disposer d’une
définition purement descriptive de ce qui relève de l’art ; autrement dit,
il faudrait pouvoir décrire l’invisible frontière entre un objet et un objet
artistique 1. La solution classique à cette aporie consiste à procéder en
fonctionnaliste : à considérer comme relevant de l’art ce qui est généra-
lement considéré comme relevant de l’art c’est-à-dire soit les grandes œuvres 213
1. La solution d’ARTHUR DANTO (La Transfiguration du banal, trad. Claude Hary-Schaeffer, Paris,
Le Seuil, 1989), qui consiste à fonder le statut artistique sur une théorie sous-jacente de ce qui
relève à chaque époque de l’art, est encore trop simple, car il ne suffit pas qu’un produit se
réclame d’une théorie pour que nous reconnaissions en lui une œuvre d’art acceptable.
aussi considérer d’un point de vue esthétique) –, on s’engage dans une
relation d’ordre normatif, ou dans une relation de reconnaissance d’une
prétention (ou de refus d’une telle reconnaissance). C’est pourquoi toute
description neutre d’une œuvre d’art ne peut pas la décrire comme œuvre
d’art. Ou bien elle la décrit comme un objet en faisant abstraction de son
ambition artistique (c’est évident si on se met à décrire les Boîtes Brillo
comme objet) ; ou bien elle fait jouer implicitement, à la fois l’interpré-
tation (ou la dimension herméneutique, simplement en construisant un
rapport entre les éléments, rapport qui n’est jamais donné à la descrip-
tion) et l’évaluation (en construisant un rapport entre l’œuvre et son ambi-
tion constitutive). Le parti pris pour la description neutre et pour la
privatisation aussi bien de l’interprétation que de l’évaluation pourrait
214 n’être en fin de compte qu’un héritage de l’esthétique spéculative : l’idéal
d’objectivité est déplacé vers la description neutre.
À plusieurs reprises (AAM, 30 sq, 80 sq, 380 sq), Schaeffer revient sur
les réflexions kantiennes à propos du jugement de goût. Kant ne parvient
pas à concilier une double exigence : 1° celle selon laquelle le prédicat
« beau » ne peut pas être érigé en doctrine de ce qui est beau – « aucune
théorie descriptive des arts ne saurait être dérivée d’une détermination
évaluative et inversement » (32) –, et 2° celle selon laquelle il implique
néanmoins une « universalité subjective », autrement dit une prétention
à la valeur universelle exigeant l’assentiment de chacun.
Or au lieu de reconstruire sur d’autres bases l’intuition juste de Kant
à propos de l’universalité du jugement esthétique, Schaeffer arrache la
théorie anti-doctrinale de Kant à son arrière-plan crypto-métaphysique et
ainsi ne conserve que le caractère privé du jugement esthétique. Il tranche
– dans le sens de l’idiosyncrasie – l’ambiguïté kantienne qui consiste à
postuler un sentiment universel qui ne serait fondé sur aucune raison (si
bien que, selon Kant, on peut vous donner toutes les raisons du monde
sans être à même de vous convaincre de la beauté d’une chose – mais en
est-il de même en ce qui concerne le caractère « réussi » d’une œuvre ?).
La formalisation analytique n’y change rien : en effet « a est beau » (AAM,
81) semble déterminer conceptuellement un objet ; alors que, selon Kant,
il s’agit d’un jugement réflexif qui n’a trait qu’à l’accord entre nos facultés
subjectives. Il reste que, d’un point de vue pragmatique, nous n’employons
pas la formule « c’est beau » (ou plus précisément : « ceci est une œuvre
réussie ») pour dire : « ceci me plaît », mais pour prétendre que tous
devraient adhérer à notre appréciation ; il s’agit donc d’une évaluation
qui ne s’appuie pas simplement sur notre plaisir privé – comme la préfé-
rence que nous avons pour le goût d’un fruit ou pour la lumière de telle
heure de la journée –, mais sur des raisons qui tiennent à différents aspects
de l’objet esthétique. Bien que ces raisons ne puissent pas être aussi contrai-
gnantes que des raisons théoriques ou éthiques – elles ne peuvent notam-
ment pas nous forcer à éprouver du plaisir – elles peuvent néanmoins
justifier l’affirmation selon laquelle une œuvre est réussie ; je peux en
effet reconnaître un tel jugement sans moi-même aimer l’œuvre en ques-
tion et sans adhérer à la vision du monde qu’elle traduit. Un tel jugement
ne peut être formulé qu’après coup : en effet – Kant l’affirme à juste titre –, 215
1. Cf. HILARY PUTNAM, Raison, vérité et histoire, trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Minuit, 1984,
p. 145 sq.
« La notion de plaisir (esthétique), encore centrale chez Kant, écrit Jean-
Marie Schaeffer, est presque totalement absente des différentes moutures
de la tradition spéculative de l’Art » (AAM, 376). À cela, il n’y a peut-
être pas que de mauvaises raisons. Le plaisir, et même le « plaisir esthé-
tique », est peut-être une notion trop indifférenciée pour rendre compte
de ce que nous éprouvons en lisant l’Iliade, Finnegans Wake, Les Revenentes
ou la suite d’Autant en emporte le vent; en écoutant le Requiem de Mozart,
le Marteau sans maître, Serge Gainsbourg ou Mireille Mathieu ; en regar-
dant Les Ménines, le Carré blanc sur fond blanc, une Crucifixion de
Grünewald ou de Francis Bacon, une photo de kitsch pornographique de
Jeff Koons. Si, comme Jean-Marie Schaeffer l’admet avec Kant, un élément
cognitif est inséparable du plaisir esthétique, alors notre jouissance est
conditionnée par certaines exigences intellectuelles. Nous n’éprouvons 217
un plaisir esthétique que dans la mesure où nous pensons avoir des raisons
de le faire. Lorsque ces raisons sont bonnes, il n’y a pas lieu – comme le
suggère Schaeffer en s’appuyant sur certaines observations psychologiques
de Santayana – de supposer que le fait de partager ces raisons relève du
conformisme (AAM, 380sq), même si cela n’est évidemment jamais exclu.
Défendre un produit artistique pour de mauvaises raisons (par exemple
un tableau qui nous rappelle un être cher) peut être original mais peu
convaincant. On peut évidemment renoncer à défendre les mauvaises raisons
que l’on a et se contenter de son plaisir privé.
III
1. RICHARD SHUSTERMAN est l’auteur de The Object of Literary Criticism, Würzburg, Könighausen
& Neumann, et Amsterdam, Rodopi, 1984 ; T.S. Eliot and the Philosophy of Criticism, New York,
Columbia University Press, 1988. Il a par ailleurs publié un recueil collectif : Analytic Aesthetics,
Oxford, Blackwell, 1989. L’Art à l’état vif est la traduction de Pragmatist Aesthetics. Living Beauty,
Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992, qui comprend trois chapitres supplémentaires non traduits
dans la version française et consacrés à l’« unité organique » de l’œuvre d’art et au problème de
l’interprétation.
2. JOHN DEWEY, Art as Experience (1934), New York, G.P. Putnam’s Sons, 1980, p. 274. [Édition
française, L’Art comme expérience, trad. coordonnée par Jean-Pierre Cometti, avec une préface
de Richard Shusterman et une postface de Stewart Buettner, Paris, Gallimard, 2010. (N.D.É.)]
3. Ibid., p. 137.
vitaux et un large public qui est ainsi privé à la fois des plus grandes satis-
factions de l’expérience et d’une vie sociale riche et intense. Ce qui distingue
cependant Dewey des romantiques, c’est le fait qu’il ne fétichise pas la
vérité dissimulée dans les grandes œuvres et qu’il s’agirait de révéler par
une interprétation philosophique. Il pense tout simplement qu’une expé-
rience esthétique plus largement partagée est un élément de cette démo-
cratisation générale à laquelle il aspire.
À la suite de Dewey, il y a chez Shusterman une forte revendication
du « méliorisme » (AÉV, 149) américain, la conviction que nos condi-
tions de vie, notre expérience, voire l’art lui-même (AÉV, 74), peuvent
être sans cesse « améliorés ». Cette revendication s’oppose notamment
à l’élitisme de l’esthétique européenne, tradition que Shusterman dénonce
donc pour des raisons tout à fait différentes de celles qui inspirent la critique 219
1. Dans la version américaine, le débat purement théorique de la première partie, notamment sur
l’interprétation — le pragmatisme défendant une voie moyenne entre intentionnalisme et décons-
tructivisme — change l’équilibre du livre par rapport à celui de la version française.
d’un art produit de façon industrielle comme le cinéma, les séries télévi-
sées ou la musique du Top 50. Un autre argument vise à ébranler l’iden-
tité de l’art élevé : de même que le « grand art n’est pas une collection
irréprochable de chefs-d’œuvre, de même […] l’art populaire n’est pas
un abîme indistinct livré au mauvais goût » (AÉV, 141). Comme Albrecht
Wellmer 1, Shusterman suggère de ne pas condamner de façon indiffé-
renciée les productions d’une industrie culturelle dont on ne peut pas affirmer
a priori qu’elles sont sans valeur et sans intérêt. En dépit d’un préjugé
favorable pour l’« art populaire » (notamment la musique populaire améri-
caine), Shusterman admet que ses effets sociaux peuvent être « très nocifs,
surtout quand on s’y livre passivement, en acceptant tout et n’importe
quoi » (AÉV, 148). Dans ce contexte, il cherche à mettre en relief le préjugé
tenace de théoriciens européens comme Adorno ou Bourdieu à propos 221
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de L’Œuvre d’art, tome 1.
2. Le second tome ne traitera pas mais « traiterait de la relation esthétique en général et de la
relation aux œuvres d’art en particulier » (p. 7, souligné par moi, R.R.).
C’est que, considéré comme un objet de connaissance parmi d’autres,
l’œuvre d’art non seulement n’a pas d’aura, mais n’a de valeur esthé-
tique qu’en fonction du jugement privé de chacun.
Il ne déplaisait pas à Heidegger lui-même d’attirer notre attention sur
le fait que l’« on expédie les œuvres comme le charbon de la Ruhr ou les
troncs d’arbre de la Forêt Noire », que « les hymnes de Hölderlin étaient,
pendant la guerre, emballés dans le sac du soldat comme les brosses et
le cirage », et que « les quatuors de Beethoven s’accumulent dans les
réserves des maisons d’édition comme les pommes de terre dans la cave ».
« Toutes les œuvres sont ainsi des choses par un certain côté, concluait
Heidegger. Que seraient-elles sans cela ? » Il ajoutait encore : « Le carac-
tère de chose est même à ce point dans l’œuvre d’art qu’il nous faut plutôt
dire : le monument est dans la pierre ; la sculpture sur bois est dans le 227
1. MARTIN HEIDEGGER, « L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part,
trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, 1980, p. 15 sq.
1. « Ontologie » de l’œuvre d’art
1. Peirce parle ainsi d’une « règle qui déterminera son interprétant » (CHARLES S. PEIRCE, Écrits
sur le signe, édité et trad. Gérard Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 161).
Gérard Genette exprime bien son embarras à définir l’existence » de
l’œuvre d’art, par sa façon d’introduire des parenthèses au « statut
(onto)logique » (14) des œuvres. En effet, il ne peut s’agir ni d’un statut
« ontique », qui confondrait la réalité physique et la réalité symbolique de
l’art, ni d’un statut « logique », qui rapprocherait le statut de l’œuvre d’art
d’une structure purement cognitive des symboles. Les symboles artistiques
ne « fonctionnent » pas de la même façon que les symboles cognitifs. Mais
dès lors que cette structure symbolique n’est appréhendée que du point de
vue « logique » de son identité, il est impossible de saisir ce qui, dans cette
structure symbolique, relève de l’art. Genette craint de mettre les traits
artistiques du côté de l’« ontologie », mais en abandonnant les traits artis-
tiques à la « relation », il fait de l’œuvre un prétexte de projections qui ne
232 sont d’aucune façon dirigées par la structure symbolique. De même que
ce statut « (onto)logique », on le verra, est partagé par des entités qui ne
sont pas artistiques (des unités linguistiques, des textes de lois, des scripts
de documentaires, des gravures illustrant des livres de botanique, des images
illustrant des catalogues de l’industrie automobile ou vestimentaire), de
même tout ce qui constitue le statut (onto)logique des œuvres d’art n’est
pas significatif pour leur dimension artistique. Le fait qu’un roman puisse
être classé dans la catégorie « allographique », son identité symbolique,
ne nous apprend rien sur ce qui fait de lui une œuvre d’art.
Que quelque chose qui présente les apparences formelles de ce qui
passe traditionnellement pour une œuvre d’art, puisse ne pas en être une,
cette éventualité n’entre pas dans l’horizon d’une théorie qui fait abstrac-
tion aussi bien de toute question d’évaluation que de toute interrogation
sur les frontières entre l’art et d’autres formes symboliques susceptibles,
entre autres, de perception esthétique. Une question intéressante serait donc
de demander en quoi l’analyse cognitive des phénomènes artistiques est
« esthétiquement » pertinente. On peut en effet concevoir des recherches
sur la composition chimique des peintures, sur les structures grammati-
cales des œuvres littéraires, sur les types de notation des partitions, qui
nous apprennent peu de choses sur les œuvres elles-mêmes. Toutes les
propriétés des objets que sont, entre autres, les œuvres ne sont pas des
propriétés esthétiquement significatives. On peut donc parler des objets
d’art sans parler de ce qui en eux relève de l’art, tout comme un oto-rhino-
laryngologiste et un poète peuvent parler différemment, et avec des préoc-
cupations toutes différentes, de la même oreille d’une femme.
Les choses sont cependant moins simples. Ce qui caractérise les œuvres
d’art peut leur être propre en tant qu’œuvres, sans pour autant jouer un
rôle significatif dans l’expérience que nous en faisons. Ainsi, par exemple,
nous ne connaissons de nombreuses œuvres plastiques que par leur repro-
duction (indépendamment de leur incarnation matérielle spécifique), tout
en nous en émerveillant ou en y découvrant des détails qui, en grandeur
nature, nous auraient échappés dans les hauteurs; ou encore nous ne connais-
sons pas toutes les versions d’une œuvre littéraire, sans nous interdire,
en dépit de notre connaissance fragmentaire, d’interpréter et d’apprécier
la version chaque fois lue.
Dans L’Œuvre de l’art, Gérard Genette ne s’intéresse ni à la théorie 233
2. « Individus idéaux »
234 Une fois admis le principe selon lequel les œuvres d’art ne sont suscep-
tibles, pour la théorie, que d’une connaissance classificatrice de leur mode
d’existence et qui reste à l’écart de toute expérience esthétique, la démarche
de Genette obéit à une logique irréprochable. L’enjeu de la démonstra-
tion est alors avant tout la définition de l’identité opérale, sur laquelle
Genette s’oppose à Nelson Goodman.
Gérard Genette précise la distinction goodmanienne entre l’autogra-
phique et l’allographique en distinguant entre l’identité numérique et l’iden-
tité spécifique des œuvres d’art : « Un objet physique (un tableau, une
cathédrale, un exemplaire d’un texte ou d’une partition) peut changer partiel-
lement d’identité spécifique sans changer d’identité numérique : un livre
ou un tableau peut brûler, une cathédrale peut s’écrouler, le tas de cendres
ou de pierres qui en résultera sera ce qu’est devenu, ou ce qu’il reste de
ce volume et non d’un autre, de cet édifice et non d’un autre, etc. […]
Au contraire, un objet idéal (un texte, une partition) ne peut changer, si
peu que ce soit, d’identité spécifique, sans devenir un autre objet idéal :
un autre texte, une autre partition. Disons donc […] que les objets d’im-
manence autographiques sont susceptibles de transformation, et que les
objets d’immanence allographiques ne peuvent se transformer sans alté-
ration, au sens fort, c’est-à-dire sans devenir (d’)autres » (28sq). Par rapport
à Goodman, Genette souligne avant tout la singularité de l’identité allo-
graphique : elle n’est identifiable à aucune de ses incarnations matérielles
qui n’en sont que des exemplaires. C’est ce qu’illustre la dégradation ou
la destruction d’un tableau original, à la différence de celle d’un livre ou
d’une partition. D’un tableau dégradé ou détruit nous ne faisons pas la
même expérience que du même tableau intact; en revanche, si nous faisons
des lectures différentes du même livre, le changement ne tient qu’à nous-
mêmes, non à une altération de l’objet. Mais la transformation d’un objet
matériel singulier n’a rien d’étonnant. « Ce qui est surprenant, et qui appelle
une explication, c’est plutôt qu’une pratique artistique produise ces objets
idéaux en quoi immanent les œuvres allographiques […], et aussi, et peut-
être davantage, ces objets matériels «identiques» en quoi immanent les
œuvres autographiques multiples » (52sq). Le caractère pluriel de certains
types d’œuvres d’art nous oblige à penser une individualité qui ne se ramène
pas à un objet matériel unique.
Les objets matériels « identiques » des œuvres autographiques mul- 235
Wittgenstein, croire qu’on obéit à la règle serait la même chose que lui
obéir 2. » Dès lors qu’on n’a pas d’explication de l’identité « mentale »,
on est évidemment amené à recourir à d’hypothétiques explications externes,
du genre du « versant neuronal [qui] nous est (pour l’instant) inaccessible »
(115).
Dans la mesure où l’objet d’immanence allographique partage les carac-
téristiques du mot de la langue, il n’y a, en principe, aucune raison de lui
attribuer un statut plus mystérieux que celui de l’usage du langage, qui
n’est pas purement « mental » et « intentionnel », mais symbolique et
soumis à un contrôle intersubjectif. En cela encore proche de Husserl,
Genette joue volontiers avec l’idée de la survie d’une œuvre allographique
grâce à la mémoire d’une seule personne (« l’immanence est la projec-
tion mentale d’au moins une manifestation », 115), mais il ne sera jamais
possible de savoir si cette projection mentale, qui ne possède plus aucun
support symbolique indépendant et donc aucun moyen de contrôle, est
identique à l’original. L’immanence ne pourra donc jamais avoir une exis-
tence purement mentale ; tant qu’elle est virtuelle, non symbolisée et donc
incommunicable, l’œuvre n’a pas de réalité, pas de statut « (onto)logique ».
Plus pertinente semble être une autre critique que Gérard Genette fait à
Nelson Goodman, à savoir celle de ne pas distinguer l’identité immuable
du texte d’un artefact et son statut fonctionnel en tant qu’œuvre. Cette
différence n’a rien à voir avec la distinction entre objet d’immanence et
manifestation, mais, selon la terminologie de Genette, entre objet et fonc-
tion. On entrerait donc ici dans la sphère de la « relation » à l’œuvre, ou
de la réception qui relève de la « transcendance » dans la mesure où elle
opère une sélection orientée dans l’intégralité du texte.
Or le reproche que Genette fait à Goodman, c’est de croire que l’œuvre
à laquelle nous avons affaire est identique à son texte. L’argument de
Goodman, écrit-il, « est que, tandis que nous n’avons jamais accès au 239
saurait en faire autant (il suffit d’avoir l’idée iconoclaste de faire allusion
à l’homosexualité de Léonard). L’affirmation contraire n’est pas tellement
différente de celle qui prétendrait qu’une gravure « ne constitue pas en
elle-même une œuvre d’art », parce qu’on peut en produire d’autres épreuves.
Pour Genette, « le ready-made est bel et bien, sinon l’objet, du moins
l’occasion d’une relation esthétique » (160) distinction intéressante à plus
d’un titre. Il « postule que l’objet de cette relation n’est pas l’objet exposé
lui-même » (160). Cela voudrait-il dire qu’en l’absence de l’objet exposé,
la relation esthétique s’établirait avec l’idée d’« exposer un porte-bouteilles
(un urinoir, etc.) » ? Il semble évident qu’un tel « ready-made intellec-
tuel » se rapprocherait de l’art conceptuel au sens strict, de celui qui se
contente de formuler une instruction. Mais il rapprocherait aussi l’art plas-
tique de la littérature, où tous les exemplaires conformes (quels que soient
leur typographie, leur papier et leur reliure) sont des occurrences de l’œuvre.
Tel n’est pas, cependant, le cas des ready-made de Duchamp dont les exem-
plaires (au moins supposés) autorisés possèdent une aura d’authenticité,
alors que les autres laissent sceptiques.
Gérard Genette souhaite distinguer la « signification esthétique d’un
événement » de « son accueil professionnel et de sa résonance média-
tique » qu’il considère comme des « aspects secondaires » (160). Cette
distinction montre bien qu’il ne cherche pas à saisir l’enjeu de ces formes
d’art récentes, qui ont effectivement à voir avec une thématisation artis-
tique du cadre institutionnel de l’art moderne, mais qu’il cherche à définir
un trait universel de l’art que l’art conceptuel sous sa forme historique se
contenterait d’actualiser. Genette admet qu’à côté de « l’acte d’exposer »
et de « l’objet exposé », on est obligé de tenir « un certain compte » du
« statut de l’auteur » du ready-made (161). Mais il recule aussitôt : « Il
ne suffit pas de déplacer le fait opéral de l’objet proposé vers l’acte (total)
de le proposer pour définir correctement le mode d’existence du ready-
made ; s’en tenir là reviendrait à ranger le ready-made parmi les arts (auto-
graphiques) de performance comme la danse ou l’exécution (ou
l’improvisation) musicale » (161). Cette remarque n’est pas tout à fait
juste, dans la mesure où, devant le ready-made, nous n’assistons à aucune
performance temporelle ; sinon il faudrait dire – et Genette n’en sera pas
246 loin que l’acte d’exposer Olympia est également une « performance »
conceptuelle ; mais c’est également le cas, avec autant d’audace peut-
être, du peintre qui expose un portrait du Christ à l’époque de l’icono-
clasme, de celui qui expose un autoportrait au lieu d’un portrait du Christ,
ou encore de celui qui, dans un contexte ou domine la peinture religieuse,
présente une nature morte profane et réaliste. En un sens, le fait d’ex-
poser un objet réel – et déjà un bouton ou un ticket de métro dans un
tableau cubiste – n’est qu’un tour d’écrou supplémentaire dans cet enchaî-
nement historique. Parler d’un geste « conceptuel » à propos de toute
initiative de ce type, c’est à la fois signaler un fait universel de l’art –
l’aspect de l’intention novatrice et plus ou moins explicite – et faire dispa-
raître la spécificité de l’art conceptuel : l’instruction, l’idée dont la réali-
sation matérielle est contingente ou variable.
La raison pour laquelle Gérard Genette refuse de compter le fait total
de l’exposition du ready-made parmi les performances est que, dans cette
hypothèse, le ready-made réclamerait « comme toute œuvre, autographique
ou allographique, une attention scrupuleuse au moindre de ses détails, et
donc ici une relation perceptuelle in praesentia, ou pour le moins à travers
une reproduction fidèle par enregistrement » (161 sq). Or, selon lui, « pas
plus qu’il n’est nécessaire, utile et pertinent de s’abîmer dans la contem-
plation extatique ou scrupuleuse du porte-bouteilles, il n’est nécessaire,
utile et pertinent, pour recevoir pleinement l’œuvre de Duchamp, d’avoir
assisté à l’ensemble des actes physiques, verbaux, administratifs et autres
par lesquels Il proposa un jour à l’appréciation du monde de l’art cet objet,
ou un autre. Que cet objet ait un jour abouti dans une galerie, et qu’il soit
aujourd’hui conservé dans un ou plusieurs musées, est la seule chose qui
nous importe. […] Quel que soit son médium de manifestation […], l’œuvre
conceptuelle consiste bien en un “geste” de proposition au monde de l’art,
mais ce geste n’exige nullement d’être considéré dans tous ses détails
perceptibles » (162). Ces affirmations dépendent étroitement de l’hypo-
thèse de départ selon laquelle le ready-made Porte-bouteilles se réduit
pour l’essentiel à la proposition « exposer un porte-bouteilles » qui est
ici « l’objet d’immanence » de chaque réception ou de chaque actualisa-
tion de la « fonction esthétique ». Il semble pourtant peu probable que
Duchamp reconnaîtrait son idée dans l’exposition d’un objet chromé des
années 1980 qui remplirait, de façon peut-être plus performante, la fonc- 247
5. Du symbole artistique
1. [Ce texte introduisait un dossier de la revue consacré aux « Stratégies de l’histoire de l’art »,
contenant des articles de GEORGES DIDI-HUBERMAN (« “Imaginum pictura … in totum exoleuit”.
Début de l’histoire de l’art et fin de l’époque de l’image », p. 138-150), ÉRIC DARRAGON (« Kirkeby-
Delacroix : l’art-histoire », p. 151-162), ÉRIC MICHAUD (« Nord-Sud [Du nationalisme et du
racisme en histoire de l’art. Une anthologie] », p. 163-187), ROLAND RECHT (« Une Bible pour
illettrés ? Sculpture gothique et “théâtre de mémoire” », p. 188-206) et RAINER ROCHLITZ lui-
même (« Le Philosophe des historiens de l’art », p. 207-219). (N.D.É.)]
propre fin, ce qui montre qu’elle est un des grands discours mythiques
de la tradition occidentale. Anticipé de loin par d’autres époques finis-
santes, ce discours a été récemment alimenté par l’ambiance générale de
désillusion à l’égard des espérances modernes, depuis les années 1970.
Selon Arthur Danto, par un hégélianisme au second degré, l’art lui-même
était arrivé à la fin de son histoire, dès lors qu’il était arrivé à la prise de
conscience de son essence, dans les années 1960 ; il avait atteint son but
et ne pouvait donc plus « progresser 1 ». Selon Hans Belting, « l’art contem-
porain reflète l’histoire de l’art connue mais ne la prolonge pas », et « l’his-
toire de l’art comme discipline ne propose plus de modèle nécessaire de
présentation de l’art historique 2 ». Dans les deux sens de la « fin », il
s’agit de la rupture avec une continuité, voire avec une téléologie. Mais
256 chez Belting, il est moins question du sentiment des artistes de ne plus
pouvoir prolonger une histoire, que de la conscience des historiens de ne
plus disposer d’aucun modèle théorique permettant d’inclure l’art contem-
porain dans une histoire qui ait un sens interne.
On trouve déjà, chez Vasari ou chez Winckelmann, l’idée d’un déclin
intervenu au moment où une forme parfaite a été atteinte, chez Michel-
Ange pour l’un, chez Phidias pour l’autre. Mais, cette fois, l’idée de la
fin n’est pas associée à celle d’une perfection telle qu’il ne pourrait y
avoir que déchéance. Il n’y a plus aucune perspective de « renaissance ».
Comme Hegel l’avait imaginé, les disciplines continuent à exister, mais
ne donnent plus lieu à rien de décisif, à rien de fondamentalement nouveau.
La représentation parfaite de la réalité, l’autonomie intégrale de l’œuvre
qui ne représente plus rien d’autre qu’elle-même, le rêve de transvaser
l’art dans la vie même et de la changer, la prise de conscience par elle-
même de la nature de l’opération artistique, tout ceci est en quelque sorte
derrière nous ; nous en disposons, les artistes en disposent comme d’un
réservoir de pratiques éprouvées, mais dont la finalité est désormais absente.
Posthistoriques, les artistes et leurs historiens s’affairent autour de ces
1. ARTHUR DANTO, La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art (1981), trad. Claude
Hary-Schaeffer, Paris, Le Seuil, 1989.
2. HANS BELTING, L’Histoire de l’art est-elle finie ? (1983), trad. Jean-François Poirier et Yves
Michaud, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989, p. 11.
lieux, biennales et rétrospectives, où le public célèbre la mémoire de l’art.
Pendant que de nombreux artistes contemporains parodient une histoire
de l’art vidée de son sens, les historiens éditent d’épais catalogues, aux
documentations de plus en plus complètes, aux illustrations de plus en
plus parfaitement reproduites. Dans ce contexte, l’histoire de l’art déve-
loppe un ensemble de stratégies théoriques qui vont de la déspécification
de la discipline traditionnelle à la respécification de nouveaux centres
d’intérêt.
Du côté de la despécification, c’est d’abord la chronologie classique
qui se trouve mise à mal. Certains tentent de montrer que, depuis le début,
ce que l’on considérait comme des audaces de l’actualité récente – coulures,
projections, drippings – s’annonce depuis toujours dans les marges de la
figuration ; ou encore que le sacré des origines subsiste, par une dialec- 257
1. « Alors que l’artiste contemporain s’approprie arbitrairement des œuvres du passé, l’historien
de l’art doit insister sur le profil historique unique de ces mêmes œuvres » (HANS BELTING,
L’Histoire de l’art est-elle finie ?, op. cit., p. 70 sq).
2. Cf. MICHAEL BAXANDALL, L’Œil du Quattrocento, trad. Yvette Delsaut, Paris, Gallimard, 1983 ;
SVETLANA ALPERS, L’Art de dépeindre, la peinture hollandaise au XVIIe siècle, trad. Jacques
Chavy, Paris, Gallimard, 1999 et L’Atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent, trad.
Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 1991.
3. MICHAEL FRIED, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad.
Claire Brunet, Paris, Gallimard, 1990 et Le Réalisme de Courbet (Esthétique et origines de la
peinture moderne, II), trad. Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1993.
étudie Courbet, il fait tant de découvertes que son hypothèse de départ
devient presque secondaire. En se demandant comment le phénomène
Manet est devenu possible, il se rend compte d’une sorte de recherche
collective autour de certaines problématiques communes aux peintres d’une
même génération.
Il n’y a pas de continuité simple entre de telles problématiques. Et il
s’avère impossible de les séparer d’une histoire sociale et individuelle au
sein de laquelle elles prennent forme. C’est dans le cadre de ces problé-
matiques collectives et de leurs contextes que se comprennent à la fois
l’ambition d’un artiste et la qualité de ses réalisations 1. Une telle histoire
de l’art cherche moins à connaître des intentions inaccessibles qu’à recons-
truire sur la base des données analysables les problèmes chaque fois posés
et les différentes solutions que les artistes y ont apportées. Elle ne part
plus d’aucun a priori quant au sens de l’histoire (de l’art), mais des enchaî-
nements irréversibles d’idéaux divers qui ont fait éclater une notion stéréo-
typée du « Beau » devenue aussi vide qu’un banal « formidable ! ».
Elle s’intéresse moins à des normes intemporelles de l’art qu’aux aspi-
rations historiques, à leur aboutissement et à l’admiration ou au rejet par
le jugement des connaisseurs, à travers lesquels la dimension normative
de l’art, jamais absente, s’actualise d’une manière toujours différente. Par
sa visée de « respécification », une telle histoire de l’art est en effet complé-
mentaire d’une théorie esthétique qui, tout en admettant la légitimité de
certaines approches « obliques » des œuvres, par lesquelles elles font figure
de documents éminents, s’intéresse avant tout à la dialectique de la préten-
tion ou de l’ambition des œuvres – c’est-à-dire à la fois des projets direc-
tement visés, des inventions élaborées à cette fin et des cohérences recherchées
et de la reconnaissance de cette ambition, telle qu’elle s’articule à travers
les formes historiques de la réception et des interprétations successives
dont le débat reste ouvert. Les œuvres d’art sont en ce sens, non seule-
ment des témoignages de pratiques passées où se révèlent des mentalités,
des fantasmes et des savoir-faire, mais encore des engagements ou des
promesses, et c’est à une lecture informée de leur offre de dire en quoi
elles les tiennent.
1. Pour ce concept, voir DANIEL ARASSE, L’Ambition de Vermeer, Paris, Adam Biro, 1993.
Critique, n° 586, mars 1996, p. 207-219
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages d’Écrits sur l’art.
d’objectivation. Mais l’homme doit payer ce gain d’une perte sévère. Son
expérience immédiate, concrète, de la vie s’évanouit dans la mesure même
où il s’approche de ses visées intellectuelles supérieures. Ce qui demeure
est un monde de symboles intellectuels – non pas un monde d’expérience
immédiate. Si cette approche immédiatement intuitive de la réalité doit
être préservée et réappropriée, elle a besoin d’une nouvelle activité et d’un
nouvel effort. Ce n’est pas par le langage, mais par l’art que cette tâche
doit être accomplie » (164).
Pour différencier les symboles cognitifs et les symboles artistiques,
Cassirer recourt au concept traditionnel d’intuition : « L’art n’est pas un
processus de classification de nos données sensibles. Loin de progresser
vers des concepts de plus en plus généraux, il est absorbé par des intui-
tions individuelles. Par l’art, nous ne conceptualisons pas le monde, nous 265
1. ERWIN PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique, trad. Guy Ballangé (s.l.d.), Paris,
Minuit, 1975.
2. Ibid., p. 78.
3. Comme le souligne FABIEN CAPEILLÈRES dans sa « Postface » aux Écrits sur l’art (p. 236) :
Panofsky « désigne en réalité une configuration particulière d’une qualité de relation, l’espace ».
fiant d’ordre intelligible » et « signe concret d’ordre sensible », il est à
la fois peu rigoureux et si général que l’on peut y rattacher toutes sortes
de « symboles », signalisations routières, logos publicitaires ou cartes à
jouer. Rien d’étonnant à ce que Nelson Goodman, dans ses Langages de
l’art dont le sous-titre annonce Une approche de la théorie des symboles 1,
mentionne à deux reprises le nom de l’auteur de La Philosophie des formes
symboliques, mais sans y trouver matière à développements. Le concept
de symbole reste, chez Cassirer, trop peu précis, trop tributaire des distinc-
tions de la philosophie de la conscience (sensible / intelligible, intuition /
concept, etc.) pour ouvrir des horizons à une théorie contemporaine des
différentes formes de symbolisation.
Comme Dilthey, Cassirer apporte peu d’éléments nouveaux à une théorie
266 de l’art. Comme Dilthey encore, il reste riche en enseignements grâce à
ses études historiques. Le rôle de philosophe de référence que Cassirer a
pu jouer pour un certain nombre d’historiens de l’art s’explique donc plutôt
par ces recherches-là, au premier rang desquelles il faut mentionner, à
côté d’un examen très éclairant de l’esthétique du XVIIIe siècle dans son
livre sur La Philosophie des Lumières, ses réflexions sur le destin para-
doxal du platonisme dans l’histoire de l’esthétique.
Panofsky ne risque pas de commettre une erreur, cette fois, lorsqu’il
ouvre son livre Idea sur cet hommage : « La présente étude est en étroit
rapport avec une conférence donnée par monsieur le professeur Ernst Cassirer
à la Bibliothèque Warburg, qui avait pour sujet “L’Idée du Beau dans les
dialogues de Platon” […] ; notre recherche se propose de suivre l’évolu-
tion historique d’un concept dont la conférence de Cassirer avait préci-
sément élucidé la signification systématique 2 ». Évolution historique qui
révélera l’inversion du sens de ce concept ; comme le souligne Panofsky,
au XVIe siècle, Melanchthon « trouve dès lors naturel de voir les Idées se
dévoiler de préférence dans l’activité de l’artiste. C’est au peintre, et non
1. NELSON GOODMAN, Langages de l’art. Une approche de ta théorie des symboles, trad. Jacques
Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 29 et 108.
2. ERWIN PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art,
trad. Henri Joly, Paris, Gallimard, 1983, p. 9.
plus au dialecticien, que l’on s’en remet au premier chef désormais, chaque
fois qu’il est question du concept d’“Idea” 1 ».
Interprète notamment des œuvres d’art de la Renaissance, Panofsky
ne peut que s’intéresser à une doctrine qui, en montrant qu’une esthé-
tique travaille malgré lui la pensée de Platon, confère aux œuvres d’art
– et indirectement à leur interprétation – un statut philosophique de première
importance. Relégué par Platon au rang de pâle copie des copies des Idées,
grâce au néoplatonisme l’art s’est hissé au niveau d’une activité au moins
aussi philosophique que la philosophie elle-même. Cassirer semble être
un allié dans la lutte menée pour la revalorisation de l’art et de l’histoire
de l’art. En soulignant les tensions, peut-être même les contradictions inhé-
rentes à la pensée de Platon, il semble ouvrir la voie à une réévaluation
spectaculaire de la théorie de l’art. 267
1. Ibid., p. 22 sq.
C’est donc son texte de 1924 – dont le titre complet est « Eidos et
eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon » –
qui constitue sans doute la contribution la plus importante de Cassirer à
(l’histoire de) la théorie esthétique. Platon précurseur malgré lui de l’hu-
manisme moderne et de Kant, ce n’est pas là une problématique origi-
nale, surtout dans le cadre de l’école de Marbourg où Cassirer fut le disciple
de Hermann Cohen et de Paul Natorp, l’auteur d’un célèbre ouvrage sur
La Théorie des Idées de Platon. Plus proche de l’autre école néokan-
tienne, celle de Heidelberg (Rickert, Lask, Weber), le jeune Lukács avait
lui aussi traité des questions très proches, notamment dans son Esthétique
de Heidelberg de 1916-1918, restée inédite à l’époque, mais il avait porté
un jugement beaucoup plus défavorable sur l’esthétique platonicienne.
268 Ce qui caractérise l’essai de Cassirer et ce qui a dû fasciner ses amis de
l’Institut Warburg, c’est le fait que Kant ne remporte pas ici de victoire
facile, mais que les forces internes du dialogue platonicien font apparaître
les raisons d’un combat bimillénaire où la pensée des présocratiques, celle
d’Aristote, du néoplatonisme, de Kant et du romantisme traversent comme
des éclairs un unique système de pensée. Une esthétique d’inspiration
purement kantienne n’aurait guère permis à Panofsky de rendre compte
du statut de l’Idée dans l’art et dans la théorie de l’art de la Renaissance.
La pensée de Cassirer lui apportait un modèle d’esthétique utilisable à
cette fin, une doctrine des Idées qui, à son insu, est elle-même profon-
dément esthétique.
Cherchant à rendre compte de l’unité de la pensée de Platon, de « ce
qu’il est et ce qu’il enseigne », Cassirer ne peut pas s’arrêter au théori-
cien de la science, de l’éthique, ni au penseur religieux. Il se voit renvoyé
à « l’artiste », au poète qu’il aurait été et qui aurait brûlé ses poèmes après
avoir rencontré Socrate. Le paradoxe est que, malgré le rejet le plus expli-
cite de l’art chez Platon lui-même, on n’exagère pas « en affirmant qu’au
fond toute esthétique systématique apparue jusqu’à présent dans l’his-
toire de la philosophie a été et est restée platonisme » (29). Mais cette
même esthétique systématique, fondée sur le concept platonicien de forme,
« se trouve toujours à nouveau confrontée à cette antinomie – à la ques-
tion de savoir comment l’idée fondamentale de forme, telle qu’elle a été
intuitionnée et déterminée par Platon, pourrait être féconde pour l’esthé-
tique sans pour autant dissoudre précisément l’objet spécifique de l’es-
thétique, sans dissoudre la manière et l’orientation particulières de la confi-
guration artistique dans un simple universel, dans une abstraction
englobant tout » (30). Deux antinomies se font face : l’exclusion de l’art
par le maître indépassable de l’esthétique, et l’autodestruction de l’es-
thétique par le concept platonicien de forme qui dissout l’œuvre dans l’uni-
versalité de la connaissance. Deux concepts, qui désignent deux qualités
opposées de la vision, semblent résumer ce conflit dans l’œuvre de Platon :
« Eidos et eidolon, figure et image – cette paire de concepts embrasse
pour ainsi dire toute l’étendue du monde platonicien et représente ses deux
limites extrêmes » (30). L’enjeu de cette polarité semble résider dans un
conflit insoluble entre la dignité cognitive et le pouvoir d’appréhension
et de présentation des Idées pures que vise la pensée platonicienne. 269
II
Après avoir opéré une rupture radicale avec ceux que nous appelons aujour-
d’hui les penseurs « présocratiques », en distinguant la nature sensible et
les Idées pures, Platon semble donc ne plus renvoyer la nature sensible
aux limbes de la science véritable, mais, selon Cassirer, admettre que « la
nature ne pourrait pas même être érigée en problème de la mathématique
si, même indépendamment de notre considération, de la réflexion subjec-
tive du dialecticien, une relation interne à la mathématique, une mesure
intrinsèque et une figure intrinsèque ne l’habitaient. Plus Platon se pénètre
de cette pensée, plus le chemin vers une construction scientifique de l’être
et du devenir naturels eux-mêmes s’ouvre à lui. […] Du Phédon à La
République et au Timée, on peut suivre le développement déterminé d’un
problème où s’accomplit, par le moyen de la mathématique, la réconci-
liation progressive entre le royaume de la nature et le royaume des formes
pures » (36). L’univers est donc lui-même configuré, et, dans le Timée,
Platon va jusqu’à risquer l’image du « monde comme dieu perceptible »
(38).
270 C’est à cette même époque, cependant, que la République présente
l’artiste, le miméticien, comme ce dangereux sophiste qui attire l’atten-
tion sur le « royaume de ce qui n’est que dérivé et médiatisé », qui nous
attache à la contingence et non aux « mesures objectives des choses », et
qui ignore donc les fondements mathématiques de la beauté contemplée.
Platon oppose radicalement l’art et le beau, que « toutes » les théories
ultérieures de l’art chercheront à rapprocher. Significativement, Cassirer
oublie ici les tensions entre l’art et le beau naturel qui caractérisent préci-
sément l’esthétique kantienne : « Toutes les grandes époques de la créa-
tion artistique et de la réflexion sur l’art sont toujours revenues à la théorie
platonicienne de l’Eros comme authentification proprement spéculative
et justification de toute configuration artistique. Mais la liaison ici opérée
par l’histoire n’existait pas sous cette forme pour Platon lui-même. L’art
de l’amour qu’il loue n’est pas celui du poète ou du créateur de formes,
mais c’est l’art socratique, l’art de la dialectique » (46).
Cassirer entreprend alors de faire ce qui, notamment dans les écoles
de la « déconstruction », est devenu la pratique favorite de la lecture philo-
sophique : il retourne contre le contenu sémantique du discours de Platon,
le message de son « discours » considéré en lui-même du point de vue
de sa rhétorique et de ses qualités esthétiques. « Et cependant, écrit-il, on
perçoit souvent, si on laisse agir sur soi les dialogues de Platon pris comme
un tout, un ton et un son autres, qui ne sont pas conformes à cette dispo-
sition. C’est là précisément ce qui constitue un charme essentiel du dialogue
platonicien, à savoir que tout orienté qu’il soit vers la présentation de
pensées objectives déterminées, il ne se résout pas intégralement en elles.
À côté de la systématique objective des concepts se forge en lui le mouve-
ment et la vitalité subjectives du processus de pensée, à côté de la teneur
universelle des problèmes se forge la problématique individuelle et psycho-
logique du penseur » (47). Comme par hasard, « ces différences, cette
tension intime se manifestent peut-être le plus clairement dans les juge-
ments de Platon sur les artistes et les œuvres d’art. Plus il met fermement
en garde contre l’œuvre illusionniste et magique de l’art, plus on sent
combien il est lui-même pris par cet effet magique et combien il lui est
difficile de s’en libérer » (47). Pourtant, ni le fait de chasser les poètes
de la cité par crainte de leur grande emprise sur les esprits, ni l’art de
l’écrivain qui, dans le Phèdre, peint un « paysage aux bords de l’Ilissos 271
III
À plusieurs égards, cette version des choses, qui aboutit au culte du Génie
et à la fiction d’une harmonie préétablie entre le Vrai, le Bien et le Beau,
est peu éclairante. Il s’agit de l’idéal de la « formation » universelle de
l’individu, tel que la bourgeoisie cultivée l’a développé au XIXe siècle,
Réhabilitée et célébrée au lieu d’être proscrite, classée active et non plus
passive, la nature de l’art n’est guère mieux comprise. Son caractère actif
et créateur ne le distingue plus, désormais, de la connaissance ; depuis le 273
1. C’est ce que tente de faire Fabien Capeillères, au nom du concept cassirerien de « pure signi-
fication » ou de « pure symbolisation » ; voir sa « Postface » aux Écrits sur l’art, p. 246-249 ; en
fait, Cassirer réserve la « pure signification » à la connaissance théorique et tente de définir l’art
comme la « synthèse » de la « pure expression » et de la « pure signification », autrement dit du
subjectif et de l’objectif (p. 97).
dualité artistique authentique. Une totalité et une individualisation de ce
genre sont interdites à l’œuvre technique » (96). Selon une construction
assez largement répandue, l’art serait donc une création de « pures signi-
fications » qui, bien qu’objectivées, sont indissociables de la subjectivité
créatrice et présentent le caractère de totalités individuelles. Conformément
au rôle qu’il joue dans la Troisième Critique kantienne, l’art apparaît comme
la réconciliation des contraires, du sensible et de l’intelligible, de même
qu’il concilie le mythe (l’imagination pure) et le langage (le logos pur)
(169). Il est ainsi chargé de compenser l’éclatement des fonctions qui
affecte la société moderne. L’assignation d’une telle fonction de récon-
ciliation entraîne toujours l’absence de concepts opératoires pour rendre
compte des œuvres dont se compose effectivement l’histoire des diffé-
rents arts. 275
1. GÉRARD GENETTE, L’Œuvre de l’art, tome 1, Paris, Le Seuil, 1994, p. 7. [Cf. supra, « L’Identité
de l’œuvre d’art », p. 225-254, où est présenté cet ouvrage. Ces deux tomes ont fait l’objet d’une
réédition les réunissant et les augmentant (GÉRARD GENETTE, L’Œuvre de l’art, Paris, Le Seuil,
2010, 816 p.). (N.D.É.)]
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de L’Œuvre de l’art, tome 2.
plutôt que l’art avait perdu son innocence. « Qui veut agir effectivement
sur l’état du monde, poursuit Genette, doit s’y prendre autrement – au
risque, d’ailleurs, d’échouer autrement… » (11). Adorno doutait que l’ac-
tion politique puisse changer quelque chose… La réduction à l’absurde
de sa pensée, à laquelle il y aurait des objections plus pertinentes à faire,
traduit un peu brutalement la piètre estime dans laquelle Genette tient
l’auteur de la Théorie esthétique. Il est sceptique en matière de politique
artistique et de politique tout court. L’esthétisme est encore trop idéolo-
gique à ses yeux. Au lieu de justifier ou de fustiger la relation esthétique,
il se propose donc de la « définir », de la « décrire » et de l’« analyser »
(11), ce qui n’empêcherait d’ailleurs pas de prêter attention aux éventuels
enjeux politiques. Mais Genette souhaite surtout donner à l’esthétique
278 des bases logiques enfin solides 1.
En fait, la « montée en abstraction » du théoricien de la littérature
commence dans Seuils [1987] : le statut du hors-texte ne pouvait être
défini que par rapport à celui de l’œuvre. On trouve, à la première page
de Fiction et Diction [1991], la définition ultérieure de l’œuvre d’art comme
« objet (verbal) à fonction esthétique », plus loin comme « production à
caractère esthétique intentionnel »; la dualité conceptuelle de l’intentionnel
et de l’attentionnel y est opératoire, tout comme celles, corrélatives, de
l’artistique et de l’esthétique, de la littérarité « constitutive » (en fonction
du genre) et de la littérarité « conditionnelle » (attention du récepteur, par
exemple au « style » d’un historien). Avec Goodman, Beardsley, Searle,
Strawson ou Margolis, la philosophie analytique est déjà présente dans
ce livre, même s’il s’agit encore d’emprunts de détail, le véritable débat
restant au niveau technique de la théorie littéraire.
L’Œuvre de l’art, le titre global de l’ouvrage, semble faire référence
à une distinction proposée par Nelson Goodman, entre la question essen-
tialiste quant à « ce qu’est l’art » et la question fonctionnaliste quant à
« ce que fait l’art 2 ». Dans un premier temps, en effet, Genette a été l’un
1. Le mot « évidemment », très suggestif en ce sens, est un des plus fréquemment employés de
l’ouvrage, jusqu’à quatre fois sur une même page (p. 22).
2. NELSON GOODMAN, « Quand y a-t-il art ? », in Manières de faire des mondes, trad. Marie-
Dominique Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 93.
de ceux qui ont énergiquement soutenu, en France, la diffusion de l’es-
thétique analytique et notamment de Goodman. C’est même l’un des prin-
cipaux mérites de L’Œuvre de l’art que de réconcilier l’esthétique française
avec l’esthétique américaine et avec le débat international.
Toutefois, l’attitude de Genette à l’égard de Goodman est devenue de
plus en plus polémique. Dans la logique d’une lecture critique de la « théorie
des symboles 1 », La Relation esthétique n’est pas loin d’apporter un démenti
à l’idée d’un faire, et donc aussi à l’idée d’une œuvre de l’art. Dans cet
ouvrage, tout l’effet que peut produire une œuvre d’art dépend des rela-
tions que les sujets engagent avec elle, et la « fonction artistique » où
l’opération de l’art se réduit donc finalement à l’activation subjective de
l’œuvre par un récepteur.
279
1. Gérard Genette observe que l’esthétique moderne dans son ensemble (147), et plus particu-
lièrement l’esthétique analytique, « dont [il se sent] par ailleurs le plus proche » (144) sont objec-
tivistes et voient dans le relativisme un danger pour la pensée ; c’est le cas, notamment, de Monroe
Beardsley (qui s’était efforcé de réfuter le relativisme de Stevenson), à propos duquel Genette
engage ici un procès en révision. En ce qui concerne Goodman, Genette pense que seule une lecture
subjectiviste peut « débarrasser cette théorie des aspects objectivistes qui la rendent selon moi inco-
hérente » (265). Voir aussi p. 42 : « l’esthétique » goodmanienne « est plus subjectiviste qu’elle
ne le veut ». Le subjectivisme kantien était compensé par la prétention à l’universalité du juge-
ment de goût ; cette prétention étant structurellement illusoire selon Genette, un subjectivisme
radical du « jugement de goût » lui semble être la seule option honnête en esthétique.
2. « J’appellerai donc aspectuelles les propriétés mobilisées dans ce type de relation [esthétique],
et la sorte d’attention qui les mobilise » (15). Le terme « mobiliser » est emprunté à JEAN-MARIE
SCHAEFFER, L’Art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, p. 385.
dit comme relatifs au « point de vue esthétique ». Goodman n’avait pas
tranché entre traits objectaux et traits subjectivement perçus dans une pers-
pective esthétique, soit parce que les caractéristiques symboliques d’un
objet penchaient elles-mêmes plutôt vers l’une ou l’autre fonction
(Langages de l’art), soit parce que les objets peuvent fonctionner de l’une
ou de l’autre façon. Genette ne peut pas se contenter d’une telle indéci-
sion entre objectivisme et subjectivisme, et il réintroduit donc « l’attitude
esthétique », souvent fustigée comme l’héritage schopenhauérien d’une
prétendue « connaissance non ordinaire ». Il est vrai que la distinction,
introduite par Genette, entre « objet d’immanence » (l’habitacle) et l’œuvre
en action, appelait logiquement une dualité des « points de vue » cogni-
tifs ; il se pourrait qu’elle appelle aussi – mais c’est là une conséquence
que Genette ne souhaite pas tirer – une dualité des modes de validité : 281
1. Dans son livre Les Célibataires de l’art (Paris, Gallimard, 1996, p. 333 sq) JEAN-MARIE
SCHAEFFER adopte le point de vue opposé : rejetant les idées de désintéressement et de « connais-
sance esthétique » spécifique, il fait de l’attention esthétique une « relation cognitive avec un
objet » au sens ordinaire, par conséquent non aspectuelle. Le problème est alors de savoir en quoi
l’œuvre d’art se distingue de « l’objet d’immanence » ou de l’habitacle que nous percevons hors
relation esthétique.
tent l’attention aux contraintes d’un partage possible non seulement des
objets, mais aussi des œuvres. Le point de vue esthétique devient alors
l’enjeu d’une connaissance intersubjective des œuvres selon leur mode
de validité, autrement dit leur intérêt et leur qualité justifiables. Hors rela-
tion esthétique, la description d’une pièce conçue comme une comédie
est incapable de dire si, et de quelle façon, elle est réellement comique ;
en revanche, le débat esthétique fait du prédicat « comique » un objet sur
lequel différents récepteurs peuvent s’entendre en dépit de l’hétérogé-
néité de leur « appréciation » individuelle : on peut admettre ou contester
le caractère hautement comique d’une pièce, que ce soit là, ou non, le
genre de comique que l’on préfère.
Chez Goodman et Danto, le processus esthétique se déroule entre un
282 symbole et ses références, entre une œuvre et l’interprétation qui la constitue;
le statut public du débat esthétique est ainsi présupposé, mais toute réflexion
sur le rôle des sujets qui mobilisent les œuvres est ici exclue ou mini-
misée. Genette, quant à lui, n’admet pas que la relation esthétique puisse
être autre chose que le rapport solitaire d’un sujet à un objet élu par lui,
redécoupé et apprécié en fonction des préférences irréductibles d’une sensi-
bilité unique, forgée par une biographie et une histoire. Il peut ainsi, certes,
éviter d’analyser les difficultés du débat esthétique sur la signification et
la valeur des œuvres, mais le contenu descriptif, empiriquement contrô-
lable, s’en trouve singulièrement appauvri. C’est ce que tentera de compenser,
au troisième chapitre, la technicité des analyses génériques.
II
III
d’art semble être une condition suffisante pour être une œuvre. Selon
cette séduisante théorie qui résout bien des problèmes, « “C’est nul” vaut
ici pour un brevet d’articité » (273). En effet, on ne juge pas « nul » un
arbre ou une chaise ; l’objet « nul » est « apprécié selon des critères artis-
tiques ». Mais pourquoi candidature vaudrait-elle ici admission? Pourquoi
quelqu’un qui aimerait être danseur ou chanteur, mais qui ne sait pas danser
ou chanter, serait-il du même coup (reconnu comme) danseur ou chan-
teur, uniquement en vertu de ses intentions? C’est qu’admettre qu’un hiatus
existe entre l’aspirant et l’artiste, entre objet candidat et œuvre homolo-
guée, ce serait accepter la différence entre objectivité (un objet, une inten-
tion factuels définis artistiques d’office) et validité (une œuvre d’art
publiquement considérée comme telle) et donc devoir résoudre le diffi-
cile problème de la légitimité des admissions et des exclusions. À défaut
de solution, il faut dissoudre le problème ; sans quoi il faudrait répondre
à la délicate question des raisons de l’admission ou de l’exclusion.
Ce problème existe, et aucun tour de passe-passe conceptuel ne le fera
disparaître. Même si on décide de transformer, par voie de définition, tout
candidat en reçu, tout objet conforme à la définition n’accède pas effec-
tivement au statut public d’œuvre d’art. Il est donc sans doute impossible
de régler le problème de l’identification des œuvres d’art par voie de défi-
nition objectale. Une œuvre d’art n’est pas œuvre en vertu de caractéris-
tiques descriptives, comme une chaise est un « siège à pieds, à dossier,
sans bras, pour une seule personne ». L’œuvre d’art n’est homologuée
qu’au terme d’un processus par suite duquel l’objet acquiert le statut public
d’œuvre, et ce processus ne s’effectue pas « automatiquement » en vertu
de caractéristiques définitoires ; il inclut une décision motivée. C’est que
l’œuvre d’art, en dehors de ses propriétés objectales, en a d’autres qui
relèvent d’une « subjectivité partagée » ou d’un statut public.
Les espaces institutionnels des arts, l’histoire des arts et de la littéra-
ture ne font pas de place à tous les candidats, et il est trop facile de dire
qu’elle devrait en principe le faire, que les sélections ne relèvent que de
l’arbitraire et des préférences contingentes. À égale distance d’un libé-
ralisme qui, les yeux fermés, décrète que toute candidature vaut homo-
logation et d’un dogmatisme qui prétend détenir la vérité quant aux frontières
286 de l’art, le tri s’opère en fait par le biais d’une multiplicité de jugements,
d’arguments, de sélections et de procès en révision, les œuvres étant homo-
loguées pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons, comme les lois ou
les décisions publiques.
« L’interprétation subjectivisante » de Genette (265), une fois de plus
développée en contradiction avec Nelson Goodman, n’a de sens que si
on prive le concept d’œuvre d’art de son statut public. Au lieu de dire :
« Quand y a-t-il art ? », Genette écrit donc : « Quand un objet est-il reçu
comme une œuvre d’art ? », c’est-à-dire reçu par une seule personne et
selon une signification privée. Chez Goodman, il y a art, dès lors qu’un
objet fonctionne publiquement comme œuvre ; c’est que le philosophe
américain ne confond pas validité publique (ou fonctionnement symbo-
lique) et objectivité. Or c’est, me semble-t-il, ce que fait Genette : si un
objet fonctionne à mes yeux, en privé, comme œuvre d’art, il est (reçu
comme) une œuvre d’art. Il n’y a ici ni objectivité ni validité publique du
statut artistique, il n’y a qu’une relation subjective factuelle, considérée
comme suffisante.
On voit clairement le défaut théorique de cette esthétique : c’est la
réduction empiriste de la validité intersubjective à la factualité des inten-
tions et des attentions, et c’est la disparition de toute validité publique
dès lors qu’il n’y a plus de statut objectif descriptible. Inversement, la
relation privée, qui n’entraîne aucune validité publique, est « objective »
car factuelle : si je crois que c’est une œuvre, rien ne peut annuler le fait
de cette croyance, sauf un autre fait : une autre disposition subjective sur
la base d’une information, qui m’apprend, par exemple, que l’animal perçu
dans le rocher n’a pas été sculpté par une main d’homme.
IV
tion de ces prédicats, c’est d’inscrire les œuvres dans l’histoire (notam-
ment dans celle des genres), où leur intérêt se justifie non par des jugements
de valeur, mais par leur caractère « standard » (pour un tableau : être bidi-
mensionnel), « variable » (pour un tableau : être un paysage ou un portrait)
ou « contre-standard » (pour un tableau : être tridimensionnel). S’ouvre
ainsi un champ illimité de recherches qui consistent à décrire les œuvres
selon ces différents traits, tout en faisant l’économie de tout « jugement
esthétique ». On peut dès lors rendre compte des innovations artistiques
comme d’« élargissements génériques » par intégration de traits contre-
standard. Une connaissance technique des enchaînements qui relient les
œuvres entre elles dans l’histoire des genres apparaît comme la voie la
plus sûre d’une esthétique étroitement associée à l’histoire des arts. En
fait, il s’agit là d’une étude rétrospective des processus d’innovation artis-
tique, sous le seul angle des modifications technico-génériques. Or, à chaque
étape, ces innovations, précédées par des essais et des erreurs, ont fait
l’objet de querelles esthétiques plus ou moins vives, jusqu’à ce que certaines
œuvres novatrices définissent à leur tour des traits « standard ». Ces batailles
critiques, qui ont en partie orienté l’histoire des arts, n’apparaissent plus ici.
1. Cf. KENDALL WALTON, « Catégories de l’art », trad. Claude Hary-Schaeffer, in GÉRARD GENETTE
(s.l.d.), Esthétique et Poétique, Paris, Le Seuil, 1992, p. 83-129.
L’histoire se réduit à un processus autosuffisant de révolutions techniques,
comme si celles-ci s’accomplissaient uniquement pour le plus grand bonheur
des récepteurs férus de diversité. C’est sans doute le contrecoup d’une histo-
riographie plus idéologique, celle d’Adorno, de Greenberg ou de Danto :
histoires sélectives du « matériau » ou de la connaissance mimétique, de
la « spécificité » ou de la « prise de conscience » des arts par eux-mêmes.
Mais la perspective purement technicienne n’est guère défendable, sinon
les ruptures radicales intervenues dans la plupart des arts depuis la fin du
XIXe siècle – et les résistances d’un type inédit, les débats qu’elles ont
suscité – cesseraient d’être intelligibles.
Dans une section intitulée « Niveaux de réception », Genette distingue
entre deux types d’appréciation, primaire et secondaire. La première est
288 surtout affective, la seconde s’appuie sur une compétence technique. L’une
et l’autre sont déclarées également légitimes, mais la seconde a un avan-
tage décisif : elle associe l’appréciation à la connaissance. La relation
purement affective à une œuvre est « esthétique » : elle en jouit comme
un non-botaniste prend plaisir à une fleur dont il ignore jusqu’au nom ;
la relation techniquement instruite est « artistique : elle tend à intégrer
tous les éléments du savoir, qui est sans limite.
Ce qui frappe ici, c’est l’idée que la relation artistique est incomplète
tant quelle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les versions d’une
œuvre 1 : « La relation artistique à ces œuvres plurielles n’est évidem-
ment pas complète tant que la totalité de leurs versions n’a pas été prise
en compte : esthétiquement, un Bénédicité peut suffire à mon plaisir […] ;
artistiquement, cette relation est insuffisamment informée […] (237 sq).
Or, dans ce même chapitre (256 sq), l’ignorance quant à l’intention artis-
tique d’un objet est admise pour la relation artistique ; celle-ci peut se
contenter d’une attribution d’intention. Comment peut-on dès lors consi-
dérer que cette même relation exige une parfaite érudition sur les diffé-
rentes versions de son objet ?
Cette inconséquence peut s’expliquer par le double souci de Genette :
légitimer une démarche « cognitive » au sens étroit, celle d’une esthé-
1. On retrouve ici les exemples du tome 1, Immanence et Transcendance, p. 230 sq. Voir aussi
ibid., p. 246, pour la distinction esthétique / artistique.
tique et d’une théorie littéraire fondées sur la connaissance positive ; et
délégitimer les démarches qui cherchent à fonder une argumentation esthé-
tique à propos de la validité des œuvres d’art (comme différentes des
documents ou des exercices scolaires). Cet effort de délégitimation pour-
rait expliquer la défense paradoxale de l’ignorance quant à l’identité artis-
tique de l’objet et l’exigence simultanée, pour la relation artistique, d’un
savoir sans limites. La connaissance quant à l’identité artistique de l’objet
devrait nécessairement inclure, non seulement un savoir historique, mais
aussi les raisons pour lesquelles l’œuvre a été, ou devrait être, reconnue
comme telle ; à l’inverse, la simple croyance d’avoir affaire à une œuvre
n’a besoin d’aucune justification : ses propres motivations lui suffisent.
Une fois de plus, les éléments cognitif et affectif, public et privé des
relations esthétiques et artistiques entrent ici en contradiction. Ces oppo-
sitions ne peuvent sans doute être surmontées que si nous concevons nos
catégories esthétiques et nos relations aux œuvres comme les éléments
d’une réception partagée et d’un débat critique, et non comme la confron-
tation de sujets solitaires avec des objets de description publique, mais
de connaissance aspectuelle et de plaisir privé, chacun étant renvoyé aux
limites de sa sensibilité et de son savoir personnels.
Critique, n° 611, avril 1998, p. 99-120
Des critiques de l’art contemporain se sont fait jour, depuis plusieurs décen-
nies et dans différents pays occidentaux, mais il n’y a rien eu de compa-
rable, en durée et en intensité, au débat auquel nous assistons en France,
depuis le début des années 1990. Rien d’équivalent dans les autres pays
à forte production d’art contemporain : les États-Unis, l’Angleterre, l’Alle-
magne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas; aucun auteur de premier plan n’y
parle de faillite, ou de crise radicale de l’art d’aujourd’hui. Les partis pris
de la dernière Documenta ont été contestés aux États-Unis et en Allemagne,
mais, à ma connaissance, personne n’en a déduit que l’art contemporain
était en crise. À moins que la France ne joue ici un rôle de précurseur, il
faut donc conclure qu’il s’agit d’une problématique hexagonale.
Trois livres, trois regards radicalement différents sur la situation de
« l’art contemporain » en France – disons, pour simplifier : un conser-
vateur, un moderne, un postmoderne – permettent d’en comprendre quelques
ressorts. Il n’est pas sûr qu’« art contemporain » signifie la même chose
pour ces trois auteurs : pour Jean Clair, c’est un art dogmatique qui prolonge,
sous un autre nom, les avant-gardes historiques ; pour Philippe Dagen,
c’est, depuis plus d’un siècle, ce qui se crée de nouveau qui est constam-
ment détesté ; pour Yves Michaud, c’est les deux choses à la fois : une
utopie en crise et un ensemble d’œuvres récentes qui reflètent la « vita-
lité » de la création. La divergence porte à la fois sur la menace que repré-
sente le credo sous-jacent à l’art contemporain et sur la valeur de la création
actuelle. Il n’y a pas non plus de convergence sur le diagnostic : faillite,
crise, ou haine de l’art contemporain ?
Alors même que l’Institution artistique est l’une des pommes de la
discorde, le débat ne se déroule pas entre observateurs, mais entre tenants
292 de positions importantes du monde de l’art français : directeur du musée
Picasso, critique d’art représentatif du journal Le Monde, ex-directeur de
l’École nationale supérieure des beaux-arts. Positions importantes, mais
relativement marginales : aucun des trois auteurs n’a, aujourd’hui, un pouvoir
décisionnel concernant l’art contemporain. Tous trois sont déjà intervenus
précédemment dans cette querelle de l’art contemporain : Jean Clair est
l’un de ceux qui l’ont déclenchée, Yves Michaud est notamment inter-
venu dans Esprit 1, et Philippe Dagen a réagi dans Le Monde aux polé-
miques contre l’art contemporain publiées par la revue Krisis 2.
Se tiennent à l’écart ceux qui, comme Paul Ardenne, acceptent le faible
rayonnement de cet art et considèrent les spirales de la radicalisation contem-
poraine comme un processus aussi inévitable qu’indispensable : c’est selon
lui le prix d’une quête du « fond obscur du sens » qui peut n’intéresser
que quelques-uns 3 ; mais s’abstiennent aussi ceux qui, ayant pris le parti
inverse du principe de leur plaisir, ont décidé de faire abstraction d’une
catégorie d’art qui les laisse de glace. Cette querelle concerne donc avant
tout les auteurs qui, quelle que soit leur position dans le débat, ne renon-
cent pas à l’idée d’une signification de l’art pour le grand public.
1. YVES MICHAUD, « Des beaux-arts aux bas arts. La fin des absolus esthétiques – et pourquoi
ce n’est pas plus mal », Esprit, décembre 1993.
2. PHILIPPE DAGEN, « L’Art contemporain sous le regard de ses maîtres censeurs », Le Monde,
15 février 1997.
3. PAUL ARDENNE, Art. L’âge contemporain, Paris, Éditions du Regard, 1997, p. 9 et 384.
1. Jean Clair ou les « compromissions » de l’avant-garde
Sous ses dehors savants, sous son apparence d’essai historique, le livre
de Jean Clair est d’une extrême radicalité, et les thèses des Considérations
sur l’état des beaux-arts [1983], dont le sous-titre était Critique de la
modernité, connaissent ici une étonnante dramatisation. Jean Clair apporte
sa nouvelle contribution à la controverse sur l’art contemporain par le
biais d’une généalogie des rapports pervers entre arts novateurs et pouvoirs
totalitaires. Il y renverse la thèse communément admise selon laquelle les
avant-gardes furent les victimes des totalitarismes ; selon lui, elles ont au
contraire contribué à leur genèse. À la différence des autres intervenants
du débat, Jean Clair ne pose pas un problème « français » – sinon il ne
pourrait pas centrer sa réflexion sur l’expressionnisme –, mais le problème 293
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux ouvrages dont il est rendu compte.
tantes. D’un autre côté, celui de la domination d’une langue universelle
et abstraite, garantie par la logique d’une “science unifiée” correspon-
dant à l’emprise planétaire du monde technique et visant une rationali-
sation intégrale de l’existence » (129 1). Entre ces deux tendances, Jean
Clair regrette la disparition de tout « style » qui réconcilierait l’expérience
de la « terre » d’origine d’un artiste avec l’humanité universelle.
Mais l’essentiel du livre est consacré à l’une de ces tendances seule-
ment : l’expressionnisme et ses résurgences récentes. Après une brève
redéfinition personnelle de la « modernité » comme « juste mesure »,
Jean Clair propose une analyse de la compromission des Expressionnistes.
Cette thèse, célèbre depuis Lukács, d’ailleurs cité, est illustrée par des
exemples connus et quelques compromissions plus récemment révélées.
294 Un aperçu de la politique culturelle de Goebbels, habile récupération d’ar-
tistes qui, peu après, se retrouveront parmi les « dégénérés », parachève
ce constat.
L’évocation de la critique lukácsienne fait cependant hésiter l’auteur :
si les Expressionnistes ont été « détournés » (53) par les nazis, comme
le furent Dürer et d’autres ; si des artistes pacifistes comme Meidner ont
peint des villes bombardées dès 1912 ; si d’autres, rationalistes issus du
Bauhaus ou fonctionnalistes issus du Werkbund, se sont à leur tour
compromis en sollicitant des commandes du régime nazi ; si, même dans
d’autres pays, jusqu’en Grande-Bretagne, la contamination a pu se répandre
(58), le jugement ne doit-il pas être plus nuancé ?
Bien au contraire, ces arguments, apparemment avancés pour relati-
viser la responsabilité des Expressionnistes, ne font que compromettre
un peu plus un nombre croissant d’artistes. Les Expressionnistes ne sont
plus seuls à être visés : ce sont, par extension, toutes les avant-gardes qui
se retrouvent sur le banc des accusés : « L’avant-garde, ce terme si fâcheu-
sement emprunté au vocabulaire de la guerre, loin de manifester une liberté
suprême de l’esprit, aura donc été le banc d’essai de l’intolérance spirituelle
et de la violence physique ? » (61). La question est rhétorique. Comment
1. JEAN CLAIR, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard,
1989, p. 185.
2. Poète et écrivain expressionniste, Benn avait publiquement soutenu le nazisme avant d’être
écarté et interdit de publication. C’est le critère exact au nom duquel Jean Clair jugeait plus haut
que la plupart des peintres expressionnistes avaient compromis l’idée d’avant-garde.
Jean Clair conteste cette intolérance et voudrait comprendre pourquoi
cette doctrine est toujours « chérie des programmes ministériels ». Au bout
du compte, il faut bien constater qu’il ne trouve pas de réponse. La violence
verbale se substitue alors au langage explicatif : il foudroie les misérables
productions et les futilités de l’art contemporain en France ; il réduit en
cendres le désert de l’art américain, cette « peinture de Réforme » à laquelle
il a été autrefois sensible (90). On comprend pourquoi il concentre sa critique
historique sur l’expressionnisme quasiment inexistant en France, et pour-
quoi il en fait l’avant-garde par excellence, oubliant presque le fauvisme,
le cubisme et le surréalisme. Ce n’est que dans l’expressionnisme compromis
par le nazisme, par Hitler en personne 1, ce n’est que dans le « Gottmensch »,
le faux dieu hurlant (39,139), que le métaphysicien de l’art trouve un ad-
298 versaire à sa taille : un Antéchrist. D’où les développements du début du
livre, selon lesquels les avant-gardes ont été faussement identifiées aux
Lumières, à l’esprit, à l’émancipation, alors que, selon lui, elles sont en
fait intimement liées à l’autoritarisme et à l’occultisme (16 sq).
Pour Jean Clair, l’expressionnisme est, dangereusement, un art du terroir;
mais l’art italien depuis Raphaël d’Urbin, Cima de Conegliano et Léonard
de Vinci, l’est tout autant, et avantageusement (86). En bien ou en mal,
l’art est à ses yeux provincial, avant d’être, parfois, universel. D’où le
refus de l’art abstrait et de la plupart des artistes américains, qui visent
directement l’universel. Jean Clair connaît l’objection, à laquelle répond
d’ailleurs tout son livre en retournant les accusations qui lui ont été adres-
sées au moment où son nom apparaissait au générique de Krisis. Son
appel à la terre, son mot d’ordre « peindre au pays », sa dénonciation de
« l’internationalisme », sa façon ambiguë de dénoncer la « germanité »
ou l’« italianité », revendiquée par certains peintres des pays voisins 2,
tout en appelant l’art français à retrouver sa propre identité, rappellent à
certains de mauvais souvenirs 3. Il tente de lever l’hypothèque de ces critiques
1. En réalité, Jean Clair a montré plus haut que le corrupteur nazi était Goebbels, alors que Hitler
détestait les expressionnistes et préférait le naturalisme munichois de Thoma et Leibl (p. 46 sq).
2. Pas forcément les plus importants : s’il arrive à Richter ou Pistoletto de méditer sur l’histoire
de leurs pays, l’art qu’ils produisent ne peut pas être qualifié de nationaliste.
3. Cf. PHILIPPE DAGEN, La Haine de l’art, op. cit., p. 48 et sa référence à L’Art de la défaite
de Laurence Bertrand-Dorléac.
en s’entourant de références irréprochables : Jean Clair se déclare plus
Européen que Français (85), opposé, certes, au nivellement « internatio-
naliste », mais cosmopolite (102), proche, enfin, de penseurs juifs comme
Levinas et d’artistes juifs revenus de l’abstraction après l’Holocauste.
Son livre traite des détournements et des compromissions de l’art d’avant-
garde par les totalitarismes. Mais en tentant de faire d’une pierre deux
coups : discréditer tout ce qui se rattache de près ou de loin aux avant-
gardes et réhabiliter la Tradition; en accusant les seules avant-gardes d’être
les responsables des perversions du siècle, sans évoquer leurs adversaires,
ceux qui les ont sans cesse mises au pas, qui en ont appelé au « réalisme »,
un art du terroir sans cosmopolitisme et sans radicalité avant-gardiste,
Jean Clair fausse la perspective. Quand l’Occupation est évoquée (75),
c’est à travers un acte de résistance de Jean Bazaine qui, en 1943, rappelle 299
1. Peintre que le directeur du musée du même nom défend à deux reprises dans La Responsabilité
de l’artiste, p. 19, pour Guernica, et p. 135, pour son refus réaliste de l’abstraction.
Les artistes d’aujourd’hui ne relèvent d’aucune « avant-garde » au
sens historique du terme. Ils n’ont plus d’idéologie collective, plus de
manifeste, plus d’« isme » militant, plus d’utopie sociale ou politique. Ils
ont hérité des expériences formelles du siècle et d’une sensibilité à fleur
de peau pour toutes les évolutions choquantes ou exaltantes qui nous éloi-
gnent irrémédiablement des formes de vie et d’expression plus anciennes.
Ils ont à leur disposition une « palette » de techniques que les inventeurs
de la Renaissance auraient eux aussi mises à profit s’ils les avaient connues.
Ces artistes contemporains montrent ce qu’ils vivent et qui échappe souvent
à la perception des générations plus anciennes. Celles-ci y réagissent alors
à la manière de Jean Clair ou de Marc Fumaroli.
Tout cela est compréhensible; le vocabulaire de la guerre civile masque
300 en grande partie un conflit de sensibilités. S’il prend des proportions aussi
dramatiques, c’est, peut-être, parce que d’autres débats, qui ne sont pas
menés assez ouvertement – sur Vichy, sur les limites de l’étatisme, sur
l’Europe se cherchent un exutoire dans le « monde de l’art ». C’est ce
qui expliquerait l’absence de tout débat comparable dans les autres pays
européens 1. Restent les questions auxquelles Jean Clair n’a pas trouvé
de réponse : pourquoi l’État français soutient-il une « avant-garde » vidée
de sa substance utopique ; et pourquoi l’art contemporain français n’ar-
rive-t-il pas à s’imposer sur la scène internationale ?
1. Les critiques américaines ou anglaises de l’art contemporain que rappelle Yves Michaud n’ont
pas durablement occupé le débat public, comme c’est le cas de la querelle française.
“vérités analytiques” » (210), on pourrait lui reprocher un léger anachro-
nisme. Il étend la situation actuelle au siècle dans son ensemble, comme
s’il n’y avait aucune différence entre l’époque des avant-gardes militantes
et la nôtre. Les artistes des avant-gardes historiques sont déjà pour lui,
comme les artistes d’aujourd’hui, des individus, non des défenseurs d’une
« ligne » commune ou d’une « logique » à la Greenberg ou Danto. Son
livre traite donc de ce qui lui paraît être la haine de « l’art vivant » en
France, depuis plus d’un siècle.
Contrairement aux essais de Clair et de Michaud, La Haine de l’art
n’a pas d’ambition philosophique. Son point de vue est plus empirique.
Dégagé de toute idéologie préconçue, son concept d’art vivant a néan-
moins une teneur normative. Dagen est le seul des trois auteurs à vouloir
maintenir une distinction nette entre l’art moderne et les pompiers acadé- 301
1. Ce dirigisme resurgit chez ceux-là mêmes qui en sont les critiques les plus acharnés. JACQUES
RIGAUD (L’Exception culturelle, Paris, Grasset, 1995) conteste l’emprise de l’État sur la culture :
« Ce n’est plus au ministère de la Culture de donner le la » (p. 242). Un peu plus loin, il « limite »
le rôle futur de l’État dans les termes suivants : « Se concentrer sur ses missions de conception,
d’impulsion, d’orientation, ainsi que d’évaluation et d’inspection » (p. 248)…
armées. Sa question principale est la suivante : que se passerait-il en l’ab-
sence de l’aide de l’État ? Contrairement à ce qu’on observe aux États-
Unis ou en Allemagne, la création française ne bénéficie pas du soutien
massif de collectionneurs ou de fondations privées. Sans le soutien de
l’État, une grande partie des recherches actuelles n’existeraient pas (129).
Rien ne garantit, par ailleurs, que le marché prendrait le relais si l’État se
désengageait : pendant l’entre-deux-guerres, lorsque l’État s’abstenait de
toute aide à la création contemporaine, les œuvres marquantes de
l’époque furent achetées, non par les grands industriels et financiers fran-
çais, amateurs des valeurs sûres du passé, mais par des étrangers. Après
la guerre, les musées français ont ensuite employé l’essentiel de leurs
moyens à rattraper ce retard. À ces arguments, les adversaires de l’art con-
temporain répondent que peu d’œuvres, actuellement, méritent l’enga- 303
gement des fonds publics. Le débat se déplace alors vers des questions
de jugement de valeur difficilement décidables 1.
Il y a là une réelle difficulté. Si le désengagement de l’État est diffi-
cile tant que le marché et le mécénat privé n’évoluent pas, on est dans
une impasse. L’engagement de l’État génère des effets pervers : artistes
officiels aux gloires artificielles, consécration trop rapide de jeunes créa-
teurs, répercussion aveugle des gloires éphémères venues d’ailleurs, forma-
tion datée des directeurs de centres, idéologiquement rigides. Comment
rendre les institutions publiques plus indépendantes et plus mobiles ?
Comment recréer l’espace d’une critique insoupçonnable de promotion ?
Comment rétablir la confiance d’un public qui oscille, minoritairement,
entre une révérence crédule pour tout ce qui est officiellement « contem-
porain » et, majoritairement, une irrévérence tout aussi convaincue de sa
« nullité » ? Comment le désir de l’art vivant peut-il s’exprimer dans ces
conditions ? La thèse qui consiste à prendre parti « pour l’art vivant »
contre ses détracteurs, conduit à minimiser ces problèmes.
Philippe Dagen s’étonne (169) que les intellectuels d’aujourd’hui dont
il a pu voir les intérieurs ne cherchent pas à en décorer les murs d’œuvres
1. Cf. PHILIPPE URFALINO, Les Fonds régionaux d’art contemporain. La délégation du jugement
esthétique, Paris, L’Harmattan, 1995.
de jeunes artistes, souvent peu onéreuses. Cette question est liée à la méfiance
que l’auteur exprime plus haut à l’égard du musée. Il donne cependant
lui-même un élément de réponse : l’art vivant est rarement « meublant ».
De nombreuses œuvres, ready-made, installations, vidéos, performances,
sont même conçues pour l’espace du musée.
Dans un deuxième temps, Dagen observe la disparition des critiques
« écrivains » au profit des intellectuels et du discours des sciences humaines.
Par le vide qu’elle crée, cette disparition lui semble favoriser le climat
général de « haine de l’art ». La figure emblématique de cette évolution,
à ses yeux, est Baudrillard qui, dans le cadre d’une théorie des simulacres
contemporains, affirme que l’art n’est plus porteur de vérité mais affaire
d’illusion, à plus forte raison depuis qu’il a rompu avec la représentation
304 figurative. Mais cette apparente disparition des critiques « écrivains » –
il y en a encore – est peut-être liée au déclin des esthétiques fortement
normatives, plus qu’au triomphe des sciences humaines qui n’implique
pas en lui-même une dépréciation de la puissance des œuvres.
Contester l’emploi du terme de « vérité » à propos des œuvres d’art
ne signifie ni que l’art est « illusion », ni un jugement déterminé, tel que
le formule Baudrillard, sur la « nullité » générale de l’art contemporain.
Que veut dire « vérité » à propos d’une œuvre d’art ? C’est là un terme
dont l’histoire est chargée de lourdes querelles, de la disqualification plato-
nicienne aux théories de Heidegger et d’Adorno qui accordent à l’art une
vérité supérieure. Philippe Dagen fait un usage plus terre à terre du concept.
Il cite l’exemple baudrillardien des émissions de CNN sur la guerre du
Golfe – guerre « virtualisée », expurgée de ses ruines et de ses morts.
« Mais où ces images dissimulatrices ont-elles été mises à la question ?
demande Dagen. Qui a le mieux montré le trucage ? Une photographe
comme Sophie Ristelhueber, une artiste » (194 1). En voyant la photo-
graphie d’une tranchée dans le désert, au bord de laquelle on aperçoit un
vêtement ou une couverture, sorte de linceul qui cache peut-être les restes
d’un corps, nul ne peut savoir où cette photo a été prise. Même si c’est
1. Une de ces photographies est reproduite dans le catalogue de l’exposition Face à l’histoire,
Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1996, p. 581.
une « photo de guerre », elle n’a pas de vérité documentaire. En revanche,
elle suggère paradoxalement la « réalité » de la guerre, un effacement de
la vie humaine qui dénonce le caractère « chirurgical » de cette guerre.
En ce sens, l’œuvre – qui ne montre presque rien – « révèle » une réalité
que les émissions télévisées cherchent à masquer. La « vérité » est donc
le caractère suggestif et convaincant du message plastique, non celle d’une
fidélité documentaire.
Si on examine d’autres exemples donnés par Philippe Dagen – le « retour
à la figure » d’Hélion comme « résistance au nazisme », et, « fausse oppo-
sition », dit le critique, l’abstraction de Barnett Newman, au service de
cette même résistance (205) –, on se rend compte de la polysémie du
concept de vérité en art. Il signifie à la fois authenticité, refus d’un confor-
misme, rejet de l’illusion, révélation de réalités masquées, notamment 305
Le livre d’Yves Michaud suscite, tout d’abord, l’espoir d’offrir une issue
à cette impasse. En présentant la crise française, dont il saisit bien le carac-
tère hexagonal, il la relativise par quelques rappels historiques, celui notam-
ment de critiques américains comme Harold Rosenberg, et en la situant
dans son contexte. À côté de l’analyse de Raphaël Lellouche 1, c’est sans
doute la meilleure présentation de la « crise » française, par un auteur qui
connaît bien le milieu de l’art dans lequel il a exercé différentes activités
et responsabilités 2. Michaud ne souhaite pas relancer cette crise, mais en
souligner en quelque sorte la vanité ; selon lui, la querelle se nourrit de
représentations qui ont perdu le contact avec la réalité.
Michaud renvoie les deux camps dos à dos. En retraçant la polémique
de ces dernières années, il cherche à montrer que défenseurs et adver-
saires de l’art contemporain sont prisonniers des mêmes représentations
1. De la sélection dans ta démocratie artistique, étude inédite, d’ailleurs citée par Michaud.
2. Critique d’art, il a aussi dirigé les Cahiers du Musée national d’Art moderne, puis L’École natio-
nale supérieure des beaux-arts.
en réalité désuètes. Lorsque les adversaires dénoncent, au nom d’une haute
idée de la mission sacrée de l’art, le triomphe du n’importe quoi et lorsque
les partisans de l’art contemporain défendent leur haute idée de la mission
critique de l’art, Michaud insiste sur la « liberté pour chacun d’affirmer
“ce qui lui plaît” » (27). Ce qui lui importe, c’est la liberté de l’individu
contemporain de disposer de ses loisirs et de ses goûts. D’où sa critique
virulente, d’ailleurs affirmée dès son livre sur L’Artiste et les commis-
saires (1989), des « apparatchiks de la culture » (45), des « fonction-
naires du goût standard » et autres « Ivanie de l’art officiel français »
(48). À ce système, il reproche son caractère bureaucratique. Il lui reproche
surtout, et à juste titre, de fonctionner en circuit fermé : « Soyez reconnu,
on vous découvrira » (49) et de générer des artistes obligés de produire
une image identifiable d’eux-mêmes, diplomates et prudents pour ne pas 307
1. Dans son chapitre sur l’échec des « sauvetages », Michaud me classe parmi les auteurs de
métathéories devant justifier globalement l’art contemporain. Bien que cette compagnie ne soit
pas infamante (de Duve, Didi-Huberman, Millet), il me semble que c’est une erreur, car j’es-
quissais une reconstruction du jugement esthétique en général, que l’œuvre soit contemporaine
ou non, et je n’avais pas à me prononcer pour ou contre l’art contemporain. Mon erreur (due au
contexte du débat et source de confusions) était d’appeler « critères » ce qui n’est qu’un ensemble
d’aspects sous lesquels nous analysons les œuvres d’art.
sont en train de s’émietter en publics multiples qui n’ont plus de réfé-
rence commune. Pour Michaud, le « multiculturalisme » pris au pied de
la lettre est un fait et a déjà aboli la communauté esthétique encore présup-
posée par les protagonistes de la querelle. De l’esthétique, il ne reste plus
dès lors qu’une étude anthropologique des comportements et des pratiques
artistiques (198-200) 1.
La crise de l’art contemporain est donc ici le prétexte pour en finir
avec un certain nombre d’« illusions tenaces » (3), celle notamment qui
consiste à « attendre de l’art la possibilité d’une communication égale
entre des citoyens égaux » (4). Michaud conteste ce qui lui apparaît comme
la projection, depuis Kant, d’un modèle politique sur la communauté de
goût. C’est l’objet de son sixième chapitre : « La Fin de l’utopie de l’art »,
308 où il expose sa philosophie et les idées théoriques qui justifient les critiques
développées dans les parties descriptives de son livre.
Ces idées se fondent notamment sur le concept de « démocratie radi-
cale » que Michaud emprunte à Habermas : « Pas une démocratie de citoyens
parfaits, éclairés, rationnels, éduqués, mais une démocratie véritable et
imparfaite, harmonieuse et cacophonique, où chaque citoyen prétend l’être
à part entière quelles que soient ses intermittences, ses lacunes, ses imper-
fections et ses erreurs » (223). Or, nous dit-il, « cette démocratie radicale
touche désormais aussi l’art et la culture. La déférence et la révérence
envers les goûts d’élite n’opèrent plus » (225).
Deux choses sont ici en jeu : la notion politique de démocratie radi-
cale, et son application à la sphère de l’art. Il me semble que Michaud ne
distingue pas assez clairement entre ces deux niveaux, ce qui est en contra-
diction avec son souhait de dépolitiser la sphère culturelle. De plus, la
« démocratie radicale », au sens de Habermas, n’est pas une notion descrip-
tive, mais un concept normatif. Il ne s’agit pas d’une caractérisation de
la société actuelle comme démocratie imparfaite et, le cas échéant, caco-
phonique. Il s’agit d’une analyse du type de régime dont les constitutions
occidentales définissent la norme. Le débat politique entre les citoyens
est censé faire place à l’expression de tous les points de vue, mais il suppose
4. Un problème d’exportation
Un des rares points d’accord entre les trois auteurs est le constat du peu
de considération dont jouit à l’étranger l’art qui se crée aujourd’hui en
France. Jean Clair : « En quelques années, les murs des musées améri-
cains, si rebelles à la peinture française en quoi ils ne voyaient que des
succédanés malhabiles de leur propre art, allaient accueillir les toiles »
de la trans-avant-garde italienne (98). Philippe Dagen, à propos des enchères
à New York ou à Londres : « L’absence des artistes français à l’étranger
traduit l’absence d’intérêt qui leur est réservé en France » (125). Yves
Michaud : « La controverse française actuelle produit un désastreux effet
d’autocritique sur un marché de la réputation et du désir où la confiance
en soi compte autant que la réalité des œuvres » (137).
Mis à part ce constat convergent, les diagnostics sont très différents.
Selon Jean Clair, l’art contemporain français est objectivement mauvais,
à la fois parce qu’il est doctrinaire et parce qu’il n’est pas assez français ;
mais cet argument n’est guère crédible, puisque Jean Clair pense que l’art
contemporain des autres pays est lui aussi « mauvais ». Philippe Dagen
pense qu’il est miné par la haine ancestrale de la modernité, que l’État
compense tant bien que mal ; cette thèse est en contradiction avec la faveur
dont jouissait à l’étranger, pendant la première moitié du siècle, un art
vivant français alors tout aussi détesté chez lui. Yves Michaud rend la
controverse elle-même responsable de la perte de crédibilité; mais la contro-
verse est plus récente que la désaffection.
La réponse pourrait être plus triviale. De l’impressionnisme au surréa-
lisme, l’art français ou made in France a été universel et considéré comme
tel. Jusqu’à ce que New York, à l’époque du nazisme et de l’Occupation,
cueille l’art moderne comme le fruit mûr tombé d’un arbre pourri, Paris
a été le centre cosmopolite du monde de l’art. Aujourd’hui, ce monde est
multipolaire. Différents centres s’y disputent l’influence de leur modèle
culturel, et de nombreux pays, États-Unis, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne,
etc., défendent très activement leurs artistes sur la scène internationale et 311
1. Cf. RAYMONDE MOULIN, L’Artiste, l’institution et le Marché, Paris, Flammarion, 1992, p. 68 sq.
2. C’est cette action de l’État que conteste Jean Clair sans le dire clairement.
limites 1. Habitué aux remises en question de la notion d’art, l’amateur
d’art s’intéresse d’avantage, aujourd’hui, à la force plastique et / ou à l’in-
telligence des transgressions éventuelles qu’au dernier tour d’écrou infligé
au concept d’art. Du même coup, le oui ou le non à l’art contemporain
en général perd beaucoup de son importance.
À côté de la querelle, devenue stérile sur la légitimité des subversions,
un débat critique existe sur l’apport des œuvres. En fin de compte, tout
artiste fait de l’éventuelle transgression à laquelle il tient, un instrument
de perception et de pensée dont la pertinence se monnaie en commen-
taires et jugements des récepteurs et des critiques, en fécondité pour d’autres
artistes. En dépit de la diversité des préférences, des accords finissent par
se faire sur l’intérêt durable ou la pauvreté des œuvres. C’est vrai dans
les domaines de la musique et de la littérature aussi bien que dans celui
du cinéma ; c’est vrai aussi pour l’art contemporain, même si ce débat est
aujourd’hui, soit inutilement polémique, soit étouffé et court-circuité par
« ceux qui savent ».
1. Cf. NATHALIE HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain : sociologie des arts plastiques,
Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998.
Critique, n° 634, mars 2000, p. 191-201
II
III
1. Un rejet
2. Un premier bilan
1. Il semble que ce soit dans cet ordre qu’il faille lire les ouvrages de Dominique Chateau, qui
ont cependant été publiés comme des livres indépendants.
traducteurs de Nelson Goodman : Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot
et Roger Pouivet 1. Les trois auteurs n’adoptent, cependant, aucune atti-
tude doctrinaire et ont assoupli leurs positions. Goodman – même s’il est
très présent – n’est plus tenu pour infaillible, ni considéré comme la seule
source d’inspiration. Le philosophe américain n’avait, d’ailleurs, pas cherché
à écrire un livre d’« esthétique », ce que tentent de faire, en revanche,
nos trois auteurs. Questions d’esthétique se distingue par son caractère
non polémique : l’esthétique analytique n’a plus à batailler pour se faire
une place ; elle a su se rendre indispensable. Il s’avère que la démarche
analytique n’est pas réductible à une attitude déterminée envers l’art ; elle
est plutôt une exigence et un parti pris pour l’argumentation rationnelle.
Questions d’esthétique – c’est là, entre autres, l’intérêt de ce livre de
deux cents pages publié dans une collection universitaire – n’est pas seule- 331
trois auteurs.
La réflexion sur les traits généraux l’emporte sur l’intérêt, historique
ou critique, pour certains arts ou œuvres en particulier. L’esthétique analy-
tique est « cognitive », non pas au sens où elle s’intéresserait en premier
lieu aux connaissances que nous apporte l’art (voir cependant 88-91), mais
où elle privilégie une approche distanciée, d’« analyse » justement, des
conditions et des modalités propres à l’expérience esthétique et à ses objets.
Le point de vue de la participation est ainsi considéré comme « naïf » à
plus d’un titre : a) il croit fréquemment remonter en deçà de l’approche
cognitive du monde vers une « perception pure » ; b) il croit que connais-
sance et émotion s’excluent ; c) il privilégie une approche herméneutique
et particulariste de l’art, à partir de ses traditions, en faisant abstraction
des aspects universels de la connaissance mise en jeu, des médias symbo-
liques, des genres ou des catégories mobilisés. L’approche analytique s’op-
pose point par point à cette attitude.
a) Elle ne cesse de s’interroger sur ce phénomène qui consiste à mobi-
liser des processus de connaissance du monde, détournés de leur fonc-
tion première et dont l’extrême diversité, selon les types de réalité évoquée,
1. C’est la thèse défendue par ROGER POUIVET, L’Ontologie de l’œuvre d’art. Une introduction,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.
les techniques, les arts, les œuvres, les sens et les facultés sollicités, fait
que le concept d’art n’est définissable qu’en termes de « ressemblance
de famille ». Le chapitre sur « Art et réalité » est, de ce point de vue,
exemplaire, qui traite trois questions largement débattues dans la littéra-
ture analytique. Il examine la part « biologique » (liée au fonctionnement
de la ressemblance) et la part conventionnelle de la perception, la place
de l’intention dans les symboles artistiques, et enfin le statut de la fiction.
L’art sert ici de révélateur de questions plus générales concernant la percep-
tion humaine, le rapport entre intention et signification, le rôle de la fiction
dans la vie humaine.
b) L’un des points sur lesquels insiste le plus l’esthétique analytique
est le caractère « cognitif » et non « émotif » de notre relation à l’art et
334 aux objets que nous investissons d’un intérêt esthétique. Comment, en
effet, qualifier l’attention que nous y consacrons autrement que comme
« cognitive », puisqu’il s’agit de perception, d’attention, d’identification,
de distinction et de discernement ? Cette qualification permet de situer le
débat esthétique sur un terrain familier de l’approche analytique : celui
de la signification, de la référence ou des différentes propriétés des objets.
Que faisons-nous lorsque nous nous intéressons aux œuvres d’art,
lorsque nous regardons un tableau ou un film, lisons un roman ou écou-
tons de la musique ? Nous activons nos facultés cognitives. Il ne s’agit
pas, à proprement parler, d’un savoir déterminé, bien qu’il semble que
les œuvres d’art puissent nous apprendre quelque chose sur la réalité,
mais plutôt d’une activation de nos facultés sans résultat cognitif bien
précis. Ainsi quelque chose de l’énigme reste intact : si, tout en « compre-
nant » éventuellement l’œuvre, nous n’apprenons pas nécessairement
quelque chose de définissable en nous y consacrant, si nous n’éprouvons
pas forcément du plaisir à son contact, mais toutes sortes de sentiments
et d’émotions, parfois mêlées et contradictoires, de la tension violente à
l’indifférence, du mépris à l’admiration, de l’attendrissement à l’épou-
vante ou au rejet, du rire ou de l’exaltation au sentiment d’enjeux graves,
qu’est-ce qui nous amène à nous intéresser à l’art ? Il semble que le simple
fait de traverser de telles situations émotives, plus ou moins bien identi-
fiées en tant que telles et révélatrices de situations de vie, soit une expé-
rience recherchée et valorisée en tant que telle. Nous sommes reconnaissants
aux œuvres d’art de nous faire accéder à de telles expériences, dissociées
de leurs enjeux réels.
c) On sait que la participation esthétique et les opérations herméneu-
tiques de compréhension et d’appréciation admettent des particularismes
extrêmes. L’amateur de Mozart peut être convaincu de la supériorité absolue
de la musique autrichienne sur toute autre création musicale ; l’amateur
de Léonard peut considérer que la peinture italienne n’a pas d’équivalent
dans d’autres cultures. L’occidental passionné de sculpture a pu long-
temps jeter un regard apitoyé sur les œuvres plastiques de l’Afrique ou
de l’Océanie. L’esthétique analytique, qui, déjà par sa méthode, tente d’éviter
l’ethnocentrisme, échappe à toute tentation de privilégier les arts d’une
sphère culturelle au détriment des autres. Le fait de se contenter d’ana-
lyser les procédures cognitives des relations esthétiques et artistiques, d’exa- 335
Un tableau de chevalet peut être copié; on obtient alors une copie, genre
d’œuvre pour lequel il existe un marché et des collectionneurs. Lorsque
l’original a disparu, une copie peut être mise sur le marché, officiel ou moins
officiel, afin d’être vendue au prix d’un original; on a alors affaire à un
faux. La manière d’un peintre peut elle aussi être imitée; il existe des peintres
de renom qui, sous l’influence d’un chef de file, ont créé des œuvres visi-
blement inspirées par un autre artiste et qui sont donc peintes « à la manière
de… ». Lorsqu’on attribue frauduleusement une telle œuvre au maître imité,
on obtient alors la contrefaçon d’une œuvre dont il n’existe pas d’original.
Dans tous ces cas, la question du prix joue un rôle important. Créer
des faux peut être une activité lucrative si experts et clients sont inca-
pables de les identifier et les prennent pour des originaux authentiques
du maître imité. La valeur marchande est ici liée à la rareté des originaux
qui n’existent, la plupart du temps, qu’en un seul exemplaire, parfois deux
ou plusieurs. Les œuvres dues à la main d’un maître sont en nombre limité
ADORNO, THEODOR W., 8, 10, 12, 17-45, 47-81, 83, 85, BELL, DANIEL, 154 345
87-88, 90-92, 94, 107, 124, 137-138, 146-147, 205, 212, BELTING, HANS, 256, 260
216, 221-223, 258, 277, 288, 301-303, 306, 328 BENJAMIN, WALTER, 8, 18, 19, 21-22, 26, 28, 30, 33, 34-
ALPERS, SVETLANA (LEONTIEFF), 260 37, 38, 40-42, 44, 45, 48, 49, 68, 71, 72, 76, 98, 124, 136,
APEL, KARL-OTTO, 89 138, 146, 147, 158, 182, 191, 192, 212, 258, 306
APPEL, KAREL, 295 BENN, GOTTFRIED, 296
ARASSE, DANIEL, 261 BERG, ALBAN, 29, 137
ARDENNE, PAUL, 291 BERNHARD, THOMAS, 66, 77, 146, 197
ARISTOTE, 268 BEUYS, JOSEF, 342
ARTAUD, ANTONIN, 68, 76, 77, 78, 80, 161 BLACK, MAX, 118
AUGUSTIN, (ÉVÊQUE D’HIPPONE), 272 BLANCHOT, MAURICE, 69, 72, 77, 225
AUSTIN, JOHN, 89 BLOCH, ERNST, 34, 37, 123
AUTANT EN EMPORTE LE VENT (MARGARET BOHRER, KARLHEINZ, 18-19, 28-30, 54
MITCHELL), 217 BOÎTES BRILLO (ANDY WARHOL), 105, 107, 108, 116,
BACH, J. S. (JEAN-SÉBASTIEN), 47 207, 215
BACON, FRANCIS, 63, 181, 217, 295 BORCHARDT, RUDOLF, 34
BALTHUS, 299 BORGES, JORGE LUIS, 111
BALZAC, HONORÉ DE, 33, 34, 49, 149 BOTTLERACK (MARCEL DUCHAMP), 230
BARTHES, ROLAND, 33, 72, 81, 97, 182, 183, 214, 225 BOUCHER, FRANÇOIS, 170, 171
BASQUIAT, JEAN-MICHEL, 342, 344 BOULEZ, PIERRE, 29
BATAILLE, GEORGES, 57, 167 BOURDIEU, PIERRE, 74, 221, 223
BAUDELAIRE, CHARLES, 20, 21, 42, 44, 62-63, 66, 68, BRECHT, BERTOLT, 43, 161
76, 97, 147, 177, 231 BRETON, ANDRÉ, 78, 80
BAUMEISTER, THOMAS, 26 BROCH, HERMANN, 292
BAUMGARTEN, ALEXANDER G., 146, 149-150, 273 BROODTHAERS, MARCEL, 342
BÄUMLER, ALFRED, 148, 149 BRUEGEL, PIETER (L’ANCIEN), 113, 122, 123, 133, 134,
BAXANDALL, MICHAEL, 260 135, 137, 159
BAZAINE, JEAN, 298 BRUNO, GIORDANO, 272
BEARDSLEY, MONROE, 194, 278, 280 BUBER, MARTIN, 292
BECKETT, SAMUEL, 29, 34, 39, 41, 43, 45, 49, 51, 56, 62, BUBNER, RÜDIGER, 17, 18, 26-30, 53, 57, 73, 75
63, 66, 68, 69, 76, 78, 79, 81 BUREN, DANIEL, 202, 308, 341, 342
BECKMANN, MAX, 295 BÜRGER, CHRISTA, 69, 78
BEETHOVEN, LUDWIG VAN, 47, 151, 227, 229 BÜRGER, PETER, 17-25, 28, 29, 30, 53, 68-81, 212
BÉLISAIRE AVEUGLE RECEVANT L’AUMÔNE (JACQUES- BURKE, EDMUND, 146
LOUIS DAVID), 167 CAGE, JOHN, 249
CAPEILLÈRES, FABIEN, 263, 265, 274 FAULKNER, WILLIAM, 68, 76
CAPOTE, TRUMAN, 196 FERRY, LUC, 24, 50, 139-157, 205-206, 212
CARO, ANTHONY (SIR), 160 FICHTE, JOHANN GOTTLIEB, 140, 156
CASSIRER, ERNST, 149, 258, 263-276 FICIN, MARSILE, 272
CASTORIADIS, CORNELIUS, 142, 155 FINNEGANS WAKE (JAMES JOYCE), 217
CAVELL, STANLEY, 180 FLAUBERT, GUSTAVE, 21, 68, 76, 182
CELAN, PAUL, 45 FOUCAULT, MICHEL, 30, 62, 70-71, 148, 178, 180, 258
CÉZANNE, PAUL, 118-20, 122, 135, 137, 170, 304 FRAGONARD, JEAN-HONORÉ, 160
CHARDIN, JEAN SIMÉON, 160, 163-164, 172, 177, 260 FRANCFORT, (ÉCOLE DE), 9
CHATEAU, DOMINIQUE, 325 FRANCIS, SAM, 181, 217, 299
CHRISTO (ET JEANNE-CLAUDE JAVACHEFF), 248 FRANK, MANFRED, 137
CIMA, (DE CONEGLIANO), 297 FREUD, SIGMUND, 258, 275, 283
CLAIR, JEAN, 290-311 FRIED, MICHAEL, 158-183, 260
CLERT, IRIS, 340 FRIEDEBURG, LUDWIG VON, 17, 73
COHEN, HERMANN, 205, 268 FUMAROLI, MARC, 299, 301
COHEN, JEAN L., 205, 268 GADAMER, HANS GEORG, 20, 26, 128, 145
COMETTI, JEAN-PIERRE, 220, 325, 330 GAINSBOURG, SERGE, 217
COURBET, GUSTAVE, 158, 159, 160, 162, 165, 167, 177- GAUGUIN, PAUL, 122
179, 180-182, 260-261, 280 GENETTE, GÉRARD, 194-199, 203, 225-253, 277-289, 307,
346 DAGEN, PHILIPPE, 290-305, 308-310 329
DAMISCH, HUBERT, 259 GEORGE, STEFAN, 36, 44
DANTO, ARTHUR C., 104-120, 149, 194-195, 199, 214, 230, GÉRICAULT, THÉODORE, 162, 165
242, 244, 256, 282, 288, 300, 326, 338 GIACOMETTI, ALBERTO, 299
DARRAGON, ÉRIC, 255, 257 GILSON, ÉTIENNE, 332
DAVID, JACQUES-LOUIS, 160-161, 164, 167, 177, 260 GIORGIONE, (GIORGIO BARBARELLI, DIT), 106
DAVIDSON, DONALD, 185 GLOTZ, PETER, 157
DE DUVE, THIERRY, 83, 95-97, 100-102, 307 GOEBBELS, JOSEPH, 293, 297
DE MAN, PAUL, 86, 107, 160, 167, 179, 319 GOETHE, JOHANN WOLFGANG, 34, 37, 47, 49, 124, 146,
DÉJEUNER SUR L’HERBE (ÉDOUARD MANET), 179, 249 148, 149, 273
DELACROIX, EUGÈNE, 177, 328 GOMBRICH, ERNST, 258
DELEUZE, GILLES, 30, 148, 181 GOODMAN, NELSON, 10, 110, 111, 112, 116-117, 118, 120,
DER BLAUE REITER, 136, 295 184-201, 225-227, 229, 233-242, 251, 253, 263, 266, 273,
DERRIDA, JACQUES, 83, 88-94, 163, 178, 258 278-283, 286, 326, 330, 332, 338, 339
DEWEY, JOHN, 219, 220, 221, 224 GORKY, ARSHILE, 295
DICKENS, CHARLES, 34 GREENAWAY, PETER, 146
DICKIE, GEORGE, 280 GREENBERG, CLEMENT, 260, 288, 294, 300
DIDEROT, DENIS, 158, 161, 163, 165-178, 301 GREUZE, JEAN-BAPTISTE, 160, 163, 164, 172, 174, 175,
DIDI-HUBERMAN, GEORGES, 255, 257, 307 176, 260
DIE FACKEL, 135-136 HABERMAS, JÜRGEN, 9, 11, 17-20, 22, 23-24, 26, 28, 30,
DILTHEY, WILHELM, 126, 266 38, 39, 40, 44-50, 56-57, 59, 61, 64, 70-74, 88, 92, 145,
DIX, OTTO, 295 154, 157, 307, 308, 326
DON QUICHOTTE (MIGUEL DE CERVANTÈS), 241 HAMANN, JOHANN GEORG, 205, 296
DOSTOÏEVSKI, FIODOR MIKHAÏLOVITCH, 147 HAYDN, (FRANZ) JOSEPH, 190, 249, 251, 339
DUBUFFET, JEAN, 202, 299 HEGEL, GEORG WILHELM FRIEDRICH, 18, 19, 26, 28,
DUCHAMP, MARCEL, 23, 53, 55, 91, 93, 95, 98-99, 104, 35, 38, 40, 47-48, 50-69, 77, 87, 107, 109, 116, 124, 142,
109-12, 151, 202, 223, 230, 244-245, 247-248, 250, 327, 146, 151-152, 204, 206, 208, 209, 211, 256, 257, 273,
330, 341, 343 326, 328
DÜRER, ALBRECHT, 293 HEIDEGGER, MARTIN, 26, 29, 33, 41, 42, 50, 51, 57, 74,
DURKHEIM, ÉMILE, 145, 210 87, 140-141, 143, 148, 150, 153, 204, 206, 210-211, 227,
ECHENOZ, JEAN, 312, 313, 315, 316, 317, 318, 322 258, 275, 292, 294, 303
EICHENDORFF, JOSEPH VON, 34 HEINE, HEINRICH (HENRI), 34, 68, 76, 212
ELGIN, CATHERINE, 184 HÉLION, JEAN (JEAN BICHIER, DIT), 299, 304
ELIOT, T. S. (THOMAS STEARNS), 219, 223 HELMS, HANS GÜNTER, 34
ENZENSBERGER, HANS MAGNUS, 294 HENRICH, DIETER, 91
HERDER, JOHANN GOTTFRIED VON, 296 LE BAISER ENVOYÉ (JEAN-BAPTISTE GREUZE), 163
HITLER, ADOLF, 297 LEIBNIZ, GOTTFRIED WILHELM, 142, 150
HOKUSAI (HOKUSAI KATSUSHITA), 226 LELLOUCHE, RAPHAËL, 305
HOLBEIN, HANS (LE JEUNE), 258 LÉONARD, (DE VINCI), 245, 297, 328, 334
HÖLDERLIN, (JOHANN CHRISTIAN) FRIEDRICH, 33- LES CRIBLEUSES DE BLÉ (GUSTAVE COURBET), 181
38, 41-43, 47, 227 LES MÉNINES (DIEGO VELÁSQUEZ), 217, 258
HOMÈRE RÉCITANT (JACQUES-LOUIS DAVID), 167 LES REVENENTES (GEORGES PEREC), 217
HORKHEIMER, MAX, 19, 47, 50, 51 LESSING, GOTTHOLD EPHRAIM, 146
HUMBOLDT, WILHELM VON, 124, 145 LEVINAS, EMMANUEL, 292, 298
HUME, DAVID, 279, 326 LEVINSON, JERROLD, 332
HUSSERL, EDMUND, 89, 236, 237 LEWITT, SOL, 342
ILIADE, (HOMÈRE), 217 LICHTENSTEIN, ROY, 118, 119, 248
IN ADVANCE OF THE BROKEN ARM (MARCEL LORAN, ERLE (ERLELORAN JOHNSON, DIT), 118, 119
DUCHAMP), 104 LORIES, DANIELLE, 105
IVERNEL, PHILIPPE, 124 LOUIS-PHILIPPE, 314, 315, 316, 322
JAUSS, HANS ROBERT, 17-18, 20-22, 30, 59, 125-127, 211 LUKÁCS, GEORG (GYÖRGY), 8, 19, 27, 28, 34, 36-38, 48,
JE M’EN VAIS (JEAN ECHENOZ), 312-323 59-61, 65, 70-72, 76, 79, 86, 87, 121-132, 135, 137, 147,
JENCKS, CHARLES, 154 208, 268, 293, 295
JOHNS, JASPER (JR), 248 LYOTARD, JEAN-FRANÇOIS, 47, 70, 101, 102, 139, 154
JOHNSON, UWE, 68, 76, 77 MACKE, AUGUST, 295
347
JORN, ASPER, 295 MAILLOL, ARISTIDE, 122, 135
JOYCE, JAMES, 29, 76, 77, 79, 151, 214 MAINE DE BIRAN, (MARIE FRANÇOIS) PIERRE, 178
JÜNGER, ERNST, 29 MALEVITCH, KASIMIR SEVERINOVITCH, 213
KAFKA, FRANZ, 29, 35, 39, 49, 51, 66, 68, 76, 77, 78, 79, 80 MALLARMÉ, STÉPHANE, 76, 79, 159
KANDINSKY, VASSILY, 136, 169, 170, 213, 298 MALRAUX, ANDRÉ, 167, 301
KANT, EMMANUEL, 13, 19, 22, 26-28, 32, 35, 38, 47, 48, MANET, ÉDOUARD, 63, 165-169, 179, 180, 182, 260
53, 57, 58, 60, 84, 90-91, 93, 101, 102, 115, 117, 127, MANN, THOMAS, 34, 77, 292, 298
129-130, 132, 139-152, 155, 156, 187, 188, 189, 193, MARCUSE, HERBERT, 22, 24
194, 197, 203-206, 208-209, 211, 215, 217, 217, 230, MARIN, LOUIS, 332
240, 263, 267-268, 270, 272-275, 276, 279, 280, 283, MARX, KARL, 21-24, 38, 50, 53, 124, 154, 210, 212, 224,
284, 307, 326 255, 257, 283
KIERKEGAARD, SØREN, 106 MATHIEU, MIREILLE, 217
KING KONG (FILM DE M.C. COOPER ET MATISSE, HENRI, 106, 122, 181
E.B. SCHOEDSACK), 116 MAUCLAIR, CAMILLE, 300
KIRCHNER, ERNST LUDWIG, 295 MEAD, GEORGE HERBERT, 145
KIRKEBY, PER, 295 MENKE-EGGERS, CHRISTOPH, 83-97, 103
KLEE, PAUL, 29, 274, 295, 298 MERLEAU-PONTY, MAURICE, 178
KLEIN, YVES, 340, 341, 344 MICHAUD, ÉRIC, 255-257
KLEIST, (BERND) HEINRICH (WILHELM) VON, 79 MICHAUD, YVES, 290-310
KLOSSOWSKI, PIERRE, 237 MICHEL-ANGE, (MICHELANGELO DI LODOVICO
KOONS, JEFF, 217 BUONARROTI SIMONI), 256
KRAUS, KARL, 34, 122, 135, 136 MILLET, JEAN-FRANÇOIS, 162, 180, 260, 307
L.H.O.O.Q. (MARCEL DUCHAMP), 245 MOLIÈRE, (JEAN-BAPTISTE POQUELIN DIT), 175
L’ATELIER (GUSTAVE COURBET), 180-181, 260 MONDRIAN, PIET, 169, 304
LA CURÉE (GUSTAVE COURBET), 181 MORIZOT, JACQUES, 110, 184, 266, 283, 325, 330, 339
LA DISPARITION (GEORGES PEREC), 249 MOZART, WOLFGANG AMADEUS, 217, 249, 334
LA JOCONDE (LÉONARD DE VINCI), 113, 226 MUSIL, ROBERT, 76, 78, 79, 80, 81, 214, 292
LA TEMPÊTE (GIORGIONE), 113 NATORP, PAUL, 268
LACAN, JACQUES, 72, 178, 258 NEWMAN, BARNETT, 304
LAMBERT, JOHANN HEINRICH, 149 NIETZSCHE, FRIEDRICH, 30, 32, 35, 36, 38, 39, 41, 50,
LASK, EMIL, 268 57, 59, 74, 87, 118, 132, 138, 140, 141, 142, 143, 147,
LAUTRÉAMONT, COMTE DE (ISIDORE DUCASSE, 148, 152, 153, 155, 204, 206, 210, 211, 212
DIT), 76, 77 NOLAND, KENNETH, 160
LAVIER, BERTRAND, 343 NOVALIS, 206, 207, 211
OLDENBURG, CLAES, 247 SCHNABEL, JULIAN, 295
OLITSKI, JULES, 160 SCHÖNBERG, ARNOLD, 29, 49, 51, 55, 66, 147, 231
OLYMPIA (ÉDOUARD MANET), 179, 246, 249 SCHOPENHAUER, ARTHUR, 87, 205, 208, 209, 211
PANOFSKY, ERWIN, 258, 263, 265, 266, 267, 268, 272, 275 SEARLE, JOHN ROGERS, 88, 278
PEIRCE, CHARLES SANDERS, 231, 236 SEEL, MARTIN, 46, 57, 58, 71, 72, 74, 84, 212
PEREC, GEORGES, 249 SEMIN, DIDIER, 337, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 344
PHILONENKO, ALEXIS, 102, 129, 139, 142, 187 SHAFTESBURY, (ANTHONY ASHLEY-COOPER,
PICASSO, PABLO, 29, 55, 99, 105, 137, 190, 291, 298 COMTE DE), 146, 272
PIERO (DELLA FRANCESCA), 199 SHAKESPEARE, WILLIAM, 191, 207
PLATON, 27, 119, 132, 266-273, 276 SHUSTERMAN, RICHARD, 202, 203, 217-224
PLOTIN, 272 SIMMEL, GEORG, 122, 124
POE, EDGAR ALLAN, 225 SMITH, ADAM, 160
POLLOCK, JACKSON, 295 SMITH, DAVID, 160
POPPER, KARL, 258, 296 SOLGER, KARL WILHELM FERDINAND, 146
POPPER, LEO, 86, 121-137 SONTAG, SUSAN, 114
PORTE-BOUTEILLES (MARCEL DUCHAMP), 95, 97, SOURIAU, ÉTIENNE, 332
230, 231, 244, 245, 247, 248 STEVENSON, CHARLES LESLIE, 279, 280
PORTRAIT DE MADAME CÉZANNE (ROY STOCKHAUSEN, KARLHEINZ, 29
LICHTENSTEIN), 118 STRAVINSKY, IGOR, 25
POUIVET, ROGER, 184, 283, 325, 330, 333 STRAWSON, PETER FREDERICK, 278
PROUST, MARCEL, 20, 29, 33, 34, 37, 38, 68, 76, 78, 79, SYMPHONIE LONDONIENNE (JOSEPH HAYDN), 190, 199,
80, 214 339
QUINE, WILLARD VAN ORMAN, 185 SZONDI, PETER, 207, 212
RACINE, JEAN, 175 TOCQUEVILLE, ALEXIS DE, 140, 142
RAPHAËL (RAFFAELLO SANZIO, DIT D’URBIN), 297, 305 TOLNAY, CHARLES DE, 123
RAUSCHENBERG, ROBERT, 223 TURBAYNE, COLIN MURRAY, 118
RAVAISSON, FÉLIX, 178, 179 TWOMBLY, (EDWIN PARKER) CY (JR), 344
RECHT, ROLAND, 255, 260 UTITZ, EMIL, 205
REMBRANDT, 109, 191, 194, 226, 231, 251, 260, 327, 328, VALÉRY, PAUL, 34-38, 43, 57, 68, 76-81, 126, 225, 301
339 VAN LOO, CARLE, 160
RENAUT, ALAIN, 139, 140, 142 VASARI, GIORGIO, 256
REVAULT D’ALLONNES, OLIVIER, 332 VERMEER, JOHANNES, 110, 261
RICHARDS, IVOR ARMSTRONG, 118 VIALLAT, CLAUDE, 308
RICKERT, HEINRICH, 268 VICO, GIAMBATTISTA, 296
RICŒUR, PAUL, 59, 71, 118 WAGNER, RICHARD, 59, 147
RIEGL, ALOIS, 122 WALTON, KENDALL, 287
RILKE, RAINER MARIA, 122 WARBURG, (INSTITUT), 263, 266, 268
RIMBAUD, ARTHUR, 68, 76, 77, 78, 80 WARHOL, ANDY, 105, 108, 111, 116, 118
RISTELHUEBER, SOPHIE, 304, 305 WATTEAU, (JEAN) ANTOINE, 179
RODIN, AUGUSTE, 122, 123, 135 WEBER, MAX, 18, 124, 142, 210, 268
RORTY, RICHARD, 219 WEDEKIND, FRANK, 137
ROUE DE BICYCLETTE (MARCEL DUCHAMP), 104 WEINER, LAWRENCE, 245, 248, 342
ROUSSEAU, JEAN-JACQUES, 18, 41, 144, 173, 176 WEISS, PETER, 68
SALIGER, IVO, 295 WEITZ, MORRIS, 194
SANDERS, AUGUST, 231 WELLMER, ALBRECHT, 1-20, 24, 29, 30-31, 47, 50-60,
SANTAYANA, GEORGE, 217 71, 73, 74, 84-92, 115, 154, 212, 222
SARTRE, JEAN-PAUL, 21, 43, 63, 81, 120, 178 WENDERS, WIM, 146
SCHAEFFER, JEAN-MARIE, 104, 106, 202-217, 220-221, WHISTLER, JAMES ABBOTT MCNEILL, 137
224, 280-281, 307, 330 WINCKELMANN, JOHANN JOACHIM, 256, 272
SCHELLING, FRIEDRICH WILHELM JOSEPH VON, 19, WITTGENSTEIN, LUDWIG, 66, 90, 92, 106, 128, 145, 189,
26, 28, 48, 51, 109, 151, 208, 211 197, 236, 237, 326
SCHLEGEL, (KARL WILHELM) FRIEDRICH, 24, 50, 68, WORRINGER, WILHELM, 122
76, 206, 207, 210 ZOLA, ÉMILE, 76
SCHLEGEL, AUGUST WILHELM, 210
TABLE
JACINTO LAGEIRA
Esthétique et critique au sein de la raison argumentative . . . . 7
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN OCTOBRE 2010