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(seconde partie)
Ernst Cassirer, traduit par Françoise Delignon et Hédi Kaddour
Belin | « Po&sie »
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Godofredo Iommi Amunátegui
Laurent Jenny
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Pierre Legendre
On trouvera ci-après la suite1 de notre traduction du grand article2 de Cassirer paru en deux livrai-
sons à partir de 1917 à Tübingen, dans la revue Logos, Internationale Zeitschrift fur Philosophie der
Kultur. Ce texte n’avait jamais été traduit en français. Il s’inscrit dans le débat entre poésie et philo-
sophie, plus particulièrement autour de la figure de Hölderlin. Rappelons que celui-ci fit ses études
au séminaire protestant de Tübingen, entre 1788 et 1793, en compagnie de Schelling et Hegel, dont il
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partageait la chambre. Ernst Cassirer met ici en exergue le rôle joué par Hölderlin dans le mouvement
intellectuel à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.
Nous faisons suivre ce texte par la traduction, également inédite en français, d’une « version mé-
trique » (Metrische Fassung) et d’une « esquisse en prose » (Prosa-Entwurf) du roman de Hölderlin,
Hypérion.
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FD & HK
Chez tout grand poète, la vision lyrique, dans ce qu’elle a de déterminé et de spéci-
fique, se manifeste autant à travers le sentiment qu’il a de la nature qu’à travers celui qu’il
a de la forme et des événements de l’âme. Ce n’est que dans la rencontre de ces deux
éléments et dans leur interaction que surgissent la créativité et l’expressivité lyrique qui
lui sont propres. Dans la poésie allemande de l’époque classique s’ajoute un troisième
facteur qui n’est pas moins décisif pour la vision du monde dans son ensemble : c’est
la volonté de ne pas se contenter d’exercer cette créativité lyrique, mais de s’en rendre
conscient et de la justifier intérieurement. Au-delà des formes poétiques objectives dans
lesquelles le sentiment originel de la vie veut s’exprimer, il cherche aussi à se saisir dans
l’origine et la source de sa propre subjectivité. « L’intérieur » et « l’extérieur », la loi qui
régit le Moi et celle qui s’applique au monde ne cherchent pas seulement à s’entremêler
mais elles se mesurent réciproquement à tour de rôle, et chacune tente de comprendre
l’autre à partir de soi. Ce n’est qu’ainsi que le poète devient tout à fait conscient de l’unité
de tout l’univers vivant : la fusion – à l’intérieur de lui-même – des éléments de la vie, lui
donne la certitude intime de l’harmonie objective de l’existence.
C’est à Goethe qu’il fut donné de ne pas seulement représenter cette harmonie en tant
que poète, mais de la percevoir et de la formuler également en naturaliste. La grande
image de la métamorphose dans laquelle il saisit la nature devint en même temps le
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de la vie de Hölderlin et de la manière dont lui-même saisissait et façonnait ce tragique,
ne réside donc pas dans le manque d’équilibre interne entre sujet et objet, entre Moi et
monde. Elle doit être recherchée dans les éléments mêmes de cette relation et dans la
manière dont Hölderlin les ressentit et les interpréta. Pour Goethe, c’est dans la mutation
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et la transformation inlassable des formes que se révèle l’ultime unité de la nature que
notre regard et notre pensée arrivent à saisir : sa systole et sa diastole éternelles. Sa per-
ception théorique et poétique ne va pas au-delà de ce phénomène premier de la vie. Il se
réjouit de cette apparence vraie sans vouloir en connaître le « pourquoi » ni les ultimes
« fondements ». À l’opposé, chez Hölderlin, la vision de la nature s’oriente dès le départ
dans une toute autre direction. Il cherche en elle moins le Devenir que l’Être ; ce n’est pas
dans son mouvement, c’est dans son calme qu’elle se dévoile en s’offrant à lui.
Le chant Au silence que Hölderlin écrit à dix-huit ans apporte à sa poésie de jeunesse,
encore abstraite et conventionnelle, un ton plus libre, plus individuel. On y sent l’écho
d’une expérience fondatrice de ses jeunes années. Et Hypérion s’achève tout à fait dans
le sentiment par lequel Hölderlin lui-même avait débuté.
Ô toi, Nature, toi et tes dieux ! pensai-je. Je l’ai rêvé de part en part, le rêve des choses
humaines, et je dis que toi seule vis; et ce que les êtres sans paix ont acquis par force ou
inventé, cela fond comme des perles de cire et s’en va dans tes flammes ! Combien de
temps cela fait-il qu’ils sont privés de toi ? Combien de temps que leurs foules t’insultent
et te méprisent, toi et tes dieux, les vivants, les calmes bienheureux2 ! 3
C’est peut-être à cause de l’inclination de son esprit que chez Hölderlin – dans sa
perception de la nature et dans sa manière de la recréer – l’intuition de la vie organique
s’efface, alors que chez Goethe, elle ne cesse d’être sous-jacente. Lorsque ce dernier se
plonge dans une image de la vie organique – comme par exemple dans le poème « Les
1. Note des traducteurs : toutes les notes et références de ce texte sont de nous. FD & HK.
2. Hölderlin, Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe, W. Kohlhammer Verlag, 1957, Band 3, Hyperion (dernière
lettre, Hypérion à Bellarmin) p. 159, trad. FD & HK (les italiques sont de Cassirer).
3. Note des traducteurs : nous avons traduit la plupart des citations de Hölderlin faites par Cassirer, mais, comme dans
la première partie de l’article, nous avons tenu à conserver – à titre d’hommage – un exemple des versions données par
Geneviève Bianquis, Gustave Roud, Jean-Pierre Lefebvre et Philippe Jaccottet. FD & HK.
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Las du labeur de mille mains, désert, le marché dort
Mais au cœur des jardins s’éveille et tremble une musique lointaine,
Là-bas joue un amant, qui sait ? ou peut-être un homme saisi de solitude
Qui se souvient de ses amis perdus, de sa jeunesse, et dans l’arôme
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Mais à la vision de la nature qui s’exprime dans ces vers correspond chez Hölderlin
une certaine conception, une certaine sensibilité à la succession temporelle des évé-
nements. En s’abandonnant au flot de ces événements, en s’y plongeant, il cherche
pourtant constamment un point qui se situerait pour ainsi dire au-delà du temps. Par un
tel dépassement de tout le tumulte du devenir, il croit vraiment saisir toute l’intériorité
de l’être. Il implore ainsi le dieu du temps qu’il sent agir au-dessus de sa tête, de ne pas
s’emparer de lui avec trop de force ni de violence.
1. Pain et Vin, v. 7-18, traduction Gustave Roud, in Hölderlin, Œuvres, Philippe Jaccottet éd., Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 808.
2. Hölderlin, Gedichte 1784-1800, Der Zeitgeist, in Friedrich Hölderlin: Sämtliche Werke, Band 1, Stuttgart 1946, p. 296,
trad. FD & HK.
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Est-il notre élément, ce crépuscule? Pourquoi ne puis-je m’y reposer? J’ai vu il n’y
a guère un garçon couché en bordure du chemin; sa mère, qui le veillait, avait, pleine
d’attention, étendu une couverture sur lui pour qu’il dorme paisiblement dans l’ombre,
et que le soleil ne l’éblouisse pas. Mais le garçon ne voulut pas rester tranquille et il
arracha la couverture; je le vis essayer de regarder la lumière amicale, essayer tant et
plus, jusqu’à ce que les yeux lui fassent mal et qu’il tourne son visage en larmes vers
le sol. Pauvre garçon, pensai-je, d’autres n’ont pas meilleur sort ! Et je me proposais
presque de renoncer à ma curiosité téméraire. Mais je ne le peux pas, je ne le dois pas !
Il doit surgir, le grand secret, qui me donnera la vie, ou la mort1.
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doit pas se restreindre à une signification individuelle : celle-ci est universelle, elle ne
résulte pas de quelques conditions particulières des personnes ou des caractères, mais
de la totalité de l’être. Hölderlin le dit, jusque dans un sens purement théorique : il
faudrait se figurer Empédocle insatisfait, intranquille et souffrant, même dans de belles
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1. Hölderlin, Fragment von Hyperion (Fragment d’Hypérion), in Hölderlin Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe,
W. Kohlhammer Verlag, 1957, Band 3, p. 184, trad. FD & HK.
2. Hölderlin, La Mort d’Empédocle, 3e version, Acte 1, scène 3, Empédocle à Manès, in Friedrich Hölderlin : Sämtliche
Werke, Stuttgart, 1962, Band 4, p. 145, trad. FD & HK.
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Le tragique est, dans son ton fondamental, idéel, et toutes les œuvres qui en relèvent
doivent être fondées sur une vision intellectuelle qui ne peut être autre que celle d’une
unité avec tout ce qui vit; cette unité ne peut pas être perçue par un esprit limité; dans les
aspirations les plus élevées on ne peut que la pressentir, mais elle peut être reconnue par
l’esprit, et résulte de l’impossibilité d’une séparation et d’un isolement absolus1.
Cette notion de vision intellectuelle nous ramène au point central des spéculations
philosophiques de l’époque, aux théories de Fichte et Schelling. Pour déterminer la re-
lation de Hölderlin à ces spéculations, pour décider jusqu’à quel point il dépend d’elles
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– et jusqu’à quel point au contraire il les enrichit et remodèle à partir de la conception
et de la représentation poétiques qui lui sont propres – nous devons revenir aux ori-
gines historiques et aux fondements systématiques du mouvement idéaliste en général.
L’idéalisme critique de Kant part de l’opposition entre le « général » et le « particulier »
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mais il n’appréhende cette opposition qu’au sens de la conformité logique. Son pro-
blème n’est pas l’origine de l’être et de l’expérience, mais la valeur et la nécessité des
jugements d’expérience. C’est même le nouveau sens du pur questionnement « trans-
cendantal » : qu’il n’a pas affaire aux seuls objets mais à notre façon de reconnaitre les
objets, à condition que cette reconnaissance soit possible a priori.
Comment la perception peut devenir expérience, et comment dans chaque proposition
apparemment singulière de l’expérience une forme constante de celle-ci et un système de
principes sont malgré tout à l’œuvre : c’est ce que veut démontrer la critique kantienne de
la raison. La possibilité des jugements synthétiques a priori implique la possibilité d’un
tel lien originaire entre toutes les singularités, elle implique aussi que celles-ci soient, dès
le départ, aptes à la forme logique d’une expérience totale et qu’elles nous signalent que
les règles ordonnant ce tout sont la condition de tout savoir particulier.
De même, l’éthique de Kant, sa doctrine de la liberté, se situent dans cette orientation
critique transcendantale. Car il ne s’agit pas ici de se demander comment la liberté est
possible et de quel fondement métaphysique ultime elle découle : Kant a au contraire
toujours réfuté toute « théorie » à ce sujet. Il ne s’agit que d’établir ceci : comment, du fait
d’une conscience morale, on peut déduire la validité inconditionnelle d’une loi morale su-
prême, et comment, en vue de cette loi, par la subordination des motivations empiriques à
la maxime de l’impératif catégorique, la volonté particulière acquiert une nouvelle valeur,
celle de la volonté générale. Ainsi, dans le domaine de la logique comme dans celui de
l’éthique, dans celui de la raison théorique comme dans celui de la raison pratique, il ne
s’agit pas, pour Kant, de savoir comment le particulier résulte du général, mais comment,
dans chaque particulier, se trouve latente une relation idéelle à une nécessité et à une
validité générale, relation qui est développée et conceptualisée par la philosophie critique.
1. Hölderlin, Über den Unterschied der Dichtarten [Sur la différence des genres poétiques] ibid., p. 279, trad FD & HK.
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Fichte, en revanche, pensait encore se trouver sur le chemin critique-transcendantal,
dans la mesure où – posant lui aussi la question de la possibilité de l’existence du monde
– il lui donnait pourtant une réponse qui n’était plus formulée dans les catégories de la
métaphysique pré-kantienne. Selon lui, le dogmatisme commence à partir du moment où
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l’on situe, comme le faisaient tous les enseignements pré-kantiens, l’origine de l’exis-
tence empirique dans une existence autre, absolue. La philosophie critique, la philosophie
de la liberté prend par contre un autre chemin. Pour elle, la véritable source de toute
chose, le véritable absolu, ne se trouvent pas dans l’être mais dans l’agir, pas dans des
faits mais dans des actes. La question de savoir comment une chose absolue sort d’elle-
même et se déploie dans une multitude de choses particulières ne peut en effet être posée.
Mais on peut très bien, et on doit, donner une réponse à la question de savoir ce que sont
les actes fondamentaux de l’intelligence nécessaires à une représentation de la réalité
« objective », et à la pensée d’un Non-moi et des règles qui l’ordonnent. La totalité de ces
actes fondamentaux forme une chaîne ininterrompue dans laquelle chaque chaînon est
conditionné par le précédent et mis en place par lui. Dans cet enchaînement déductif de
conditions que la théorie de la science nous présente, se referme la faille entre l’infini et
le fini, entre l’être inconditionné et l’être conditionné et empirique. Car il apparaît mainte-
nant que c’est la norme propre à l’agir lui-même qui demande sa limitation progressive.
C’est seulement en s’imposant une limite que l’agir peut, à l’intérieur de cette limite, se
rendre conscient de lui-même et de son but premier. Ce n’est que dans l’image de l’être
empirique qu’il pose devant lui, que le pur devoir, et par conséquent le pur moi, peut se
reconnaître : car ce n’est qu’à partir de la représentation de la limite, qu’il est capable de
s’assurer de sa force originelle pour dépasser cette limite par ses propres moyens et pour
avancer, au-delà de cette limite, vers l’infini. Ainsi, au sens de la théorie de la science, le
fini ne saurait s’« expliquer » d’un point de vue temporel et génétique, car cela signifierait
qu’on le rapporte à quelque chose d’autre qui serait à son tour fini, alors qu’on doit le
rapporter, téléologiquement, au fondement ultime de sa signification, et alors que cette
signification doit être ancrée dans une norme absolue. Ce n’est que dans cette norme,
dans l’inconditionnelle conscience que le devoir a de lui-même, que cesse de se poser
la question « pourquoi ? ». L’antinomie que la métaphysique dogmatique n’arrivait pas à
résoudre trouve son dépassement dans l’éthique critique. Car le fini doit tout à la fois être
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saisissons dans la fonctionnalité interne de la vie organique. En elle, l’étape de la chose
en soi est dépassée, sans pour autant que la forme de la nature soit dissoute dans celle
de la volonté ou des normes morales. D’objet pur, qu’elle était chez Fichte, la nature est
élevée au rang de sujet-objet ; du produit d’un agir elle est redevenue processus interne
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d’une création ; un processus qui reste lui-même inconscient tant qu’il n’est pas achevé
et qu’il ne s’est pas reconnu lui-même dans son résultat suprême, l’intelligence libre.
Ainsi se confirme ici la phrase qui dit qu’on ne peut véritablement savoir ce qu’est une
production de la nature que si l’on se met, au travers du produit, à l’intérieur de l’acte
même de produire et de ses conditions. C’est justement ce que « la vision par l’intellect »
doit permettre. La perception sensorielle et le concept empirique (qui se sert d’elle et
qui la suit) ne captent la nature que comme agrégat de ce qui est advenu et donc comme
simple côte-à-côte d’éléments particuliers sans liens entre eux ; la vision par l’intellect, en
revanche, pénètre au sein même de la dynamique du devenir, et nous la présente sous la
forme d’une succession ininterrompue, d’une évolution qui va du général au particulier,
du tout à l’unique. Depuis les mousses qui laissent à peine percevoir la trace d’une orga-
nisation, jusqu’à la figure noble qui semble s’être libérée des entraves de la matière, nous
reconnaissons maintenant un même effort qui cherche à travailler selon le même idéal
fonctionnel, à se poursuivre vers l’infini et à exprimer la même figure première, la forme
pure de notre esprit. Mais cette forme, si nous la regardons de cette manière à travers le
médium de la nature et de la vie organique, se révèle à nous, dans son origine, moins
comme forme morale que comme forme esthétique.
Ce que nous appelons nature est un poème qui repose caché, en une écriture secrète
et merveilleuse ; mais si l’énigme pouvait se dévoiler, nous y reconnaîtrions l’Odyssée
de l’esprit qui, merveilleusement trompé, se fuit lui-même en se cherchant : car au
travers du monde sensible ne s’offre que le pays de l’imaginaire auquel nous aspirons,
à travers une brume à moitié transparente, comme le sens au travers des mots1.
1. Schelling, Système de l’Idéalisme transcendantal, 6e partie, §3 (Corollaires), alinéa 2, in Friedrich Wilhelm Joseph
von Schelling, Werke, Band 2, Leipzig, 1907, p. 302, trad. FD & HK.
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de l’esprit de Hegel et sa Logique, à partir de différents points d’attaque et à l’aide de
différents moyens.
Les formes de la conscience et les formes pures du concept seraient ici mises en
une telle relation qu’on verrait clairement comment chacune tend vers la suivante, plus
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Je suis sûr, écrit Hölderlin à Hegel (de Waltershausen, en juillet 1794), qu’il t’est
arrivé de penser à moi depuis que nous sommes quittés sur cette devise: Royaume
de Dieu!1 Une devise au travers de laquelle nous devrions pouvoir nous reconnaître
quelle que soit notre métamorphose. J’en suis sûr, quoiqu’il t’arrive, le temps n’effa-
cera pas ces traits qui sont les tiens. Je pense que ce sera aussi le cas pour moi. Ces
traits sont ce que nous chérissons l’un chez l’autre, et c’est ainsi que nous sommes sûrs
de l’éternité de notre amitié2.
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Hegel, lui aussi, rappela bien plus tard à Hölderlin – dans le poème « Éleusis »
qu’il lui envoya à Francfort – le vieux lien qui liait leurs âmes. De ce fond commun
se détachent d’autant plus clairement et de manière d’autant plus frappante les traits
distinctifs de chacun. Nous nous servons ici d’un procédé qui, au-delà de sa valeur
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historique particulière, est d’un intérêt fondamental pour la méthode générale de l’his-
toire des idées. Ce que l’on observe de manière convaincante, en un exemple signifi-
catif, c’est la manière dont l’universel se reflète dans l’individuel et s’y manifeste, la
manière dont un système d’idées – qui, dans son époque, joue un rôle caractéristique
et essentiel – revêt des apparences différentes selon les grandes individualités dans
lesquelles il trouve sa forme concrète. On ne peut opposer à cela qu’il manquerait
dès le début entre Hölderlin et Hegel, entre le philosophe et l’artiste, un vrai point de
comparaison. Car Hölderlin lui-même dément une telle séparation, dans la mesure où,
dans son développement, les éléments purement intellectuels et ceux qui sont pure-
ment poétiques s’entrelacent d’étrange façon. Il ne saisit pas la vie et la pensée comme
des domaines séparés mais des domaines qui se réfèrent l’un à l’autre et qui sont unis
dans une corrélation. Dans le poème « Socrate et Alcibiade » il énonce lui-même cette
relation : « Celui qui a les pensées les plus profondes aimera ce qui est le plus vivant ».
Et pourtant, son chemin se sépare, dès ce moment, de celui de la spéculation idéaliste
qui lui est contemporaine. Car s’il ne cesse de revenir de manière purement théorique
sur le conflit entre fini et infini et sur la dialectique générale de l’Un et du multiple, sa
pensée est tout autant déterminée et animée par une tendance différente. Nous avons
déjà vu avec quelle force cette contradiction fondamentale surgit des profondeurs de
sa conception lyrique. Sa forme lyrique le mène à un point où le mouvement et le
repos semblent se confondre, où la sensation la plus pure de la nature et de la vie de
l’âme jaillit, là même où le flux des figures de la nature et de l’âme est pour ainsi dire
immobilisé.
1. Note des traducteurs: cette formule biblique avait été ironiquement transformée en mot de ralliement secret par les
séminaristes de Tübingen partisans de la Révolution.
2. Lettre de Hölderlin à Hegel du 10 juillet 1794, in Hölderlin, Sämtliche Werke und Briefe, hrsg. von Franz Zinkernagel,
Insel Verlag, Leipzig, 1914, p. 169.
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vide des événements, que se manifeste alors, d’autant plus implacable et douloureuse,
la malédiction qui pèse sur chaque existence particulière. Ce sentiment fondamental
traverse Hypérion de part en part :
N’être qu’un avec tout ce qui vit ! À ces mots la vertu se débarrasse de sa cui-
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rasse de colère, et l’esprit humain de son sceptre ; toutes les pensées s’effacent devant
l’image du monde éternellement un […] Je me tiens souvent sur ce sommet, mon
Bellarmin ! Mais un instant de réflexion m’en fait tomber. Je me ravise et me retrouve
tel que j’étais, seul, avec tous les tourments d’un mortel, et c’en est fait de l’asile de
mon cœur, du monde à jamais unique. La nature me ferme ses bras, je suis là, devant
elle, comme un étranger, et je ne la comprends pas1.
1. Hyperion, Livre 1, Lettre 2, Hyperion à Bellarmin, in Hölderlin, Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe,
W. Kohlhammer Verlag, 1957, Band 3, p. 9, trad. FD & HK.
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Dans sa plénitude repose maintenant le jour d’automne,
Le raisin est purifié et le verger rouge de fruits,
Même si certaines belles fleurs
Sont tombées pour rendre grâce à la terre.
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1. « Abendphantasie » (« Fantaisie du soir »), in Anthologie bilingue de la poésie allemande, trad. Jean-Pierre Lefebvre,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 463.
2. Hölderlin, « Mein Eigentum » (« Mon domaine »), Gedichte 1784-1800, in Friedrich Hölderlin, Sämtliche Werke,
Band 1, Stuttgart 1946, p. 302-305, trad. FD & HK.
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Ainsi parle Hypérion, en tant que sage et maître, dans le fragment métrique du
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poème. Le sentiment s’est ici comme libéré de tout substrat, il ne vibre qu’en lui-même
et écoute sa propre mélodie. Le poète ne ressent plus le plaisir et la souffrance en tant
que tels, comme des états psychiques détachés : il les saisit comme moments de même
valeur, car tous deux indispensables à l’image de l’existence qu’il capte de manière
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purement objective et qu’il recrée hors de lui. Il peut ainsi immédiatement consentir
aux deux états sans abolir leur opposition dans une médiation quelconque de la pensée,
justement parce que plaisir et souffrance sont, pour lui, contenus de manière égale dans
cette image.
À Hypérion qui demande à Diotime ce qu’est pour lui un rêve, est-ce sa souffrance
ou sa joie ? Diotime répond : « Tous deux existent, et il est bon qu’ils existent tous
deux. » Car ce n’est que dans leur entrelacement que nous percevons et saisissons la ré-
alité la plus profonde de l’esprit, dans la nature comme dans notre propre Moi. Comme
le rossignol dans l’obscurité, le chant du monde ne résonne divinement en nous qu’au
sein d’une profonde souffrance. C’est la théodicée véritable que le poète peut nous
offrir, et l’ultime justification de cette souffrance : le monde n’obtient que par elle son
chant le plus pur, c’est là qu’il commence à vraiment retentir pour nous. Car c’est
la conviction générale qui domine la poésie et l’esthétique théorique de Hölderlin :
la rythmique immanente aux événements du monde ne fait que se prolonger dans le
poète. Même pendant la période de la folie il n’a cessé – au témoignage de Bettina –
de se débattre avec cette pensée fondamentale de la « métaphysique du rythme » : elle
traverse et envahit ses annotations des traductions de Sophocle. C’est le pur mouve-
1. Hyperion, Metrische Fassung (Version métrique) v. 99-101, in Hölderlin, Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe,
W. Kohlhammer Verlag, 1957, Band 3, p. 193, trad FD & HK
2. Hölderlin, « Die Heimat » (« Pays natal »), in Hölderlin, Poèmes, introduction, traduction et notes par G. Bianquis,
Aubier-Montaigne, coll. Bilingue, 1943, p. 201
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Par le mot et l’image bienheureuse
Me dévoilait l’énigme de la vie1.
Mais c’est justement dans cette solution suprême et dans cette intensification de
toute existence que se montre à nouveau le tragique qui traverse l’être. Car ce n’est
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C’est la récompense immanente que reçoit le poète pour s’être détaché du substrat
de toute existence empirique-finie, de l’opposition entre plaisir et souffrance. Ce n’est
pourtant pas sans résistance intérieure que Hölderlin s’abandonne à ce destin qu’il sait
inévitable. Il ne cesse d’implorer les dieux de lui retirer le cadeau sous lequel il ploie ;
car pour le mortel soumis à cette force du destin, la possibilité qu’ont reçue les hommes
de vivre sans destin devient sa ruine.
1. Hölderlin, La Mort d’Empédocle, 3e version, Acte 1, scène 3, Empédocle à Manès, in Friedrich Hölderlin : Sämtliche
Werke, Stuttgart, 1962, Band 4, p. 143, trad. FD & HK.
2. Hölderlin, La Mort d’Empédocle, 3e version, Acte 1, scène 2, Empédocle à Pausanias, ibid., p. 137, trad. FD & HK.
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Mais c’est encore une autre contradiction plus concrète qui domine l’esquisse du
drame d’Empédocle. L’opposition entre le monde du poète et le monde empirique des
hommes se présente sous la forme d’un combat mené par ce monde poétique contre les
réalités historiques et politiques. Dans l’essai Fondement d’Empédocle, Hölderlin lui-
même a désigné ce conflit comme étant le noyau véritable de son drame :
[Empédocle] semble avant tout être né poète […] Le conflit qui met aux prises,
d’une part l’art, la pensée, l’ordre, les facultés créatrices de l’homme, et d’autre
part la nature inconsciente, parut se résoudre en lui, tous ces éléments se réunissant
jusque dans leurs extrêmes et dans un échange de leurs formes respectives. Ce fut
la magie propre à Empédocle quand il apparut dans son monde. La nature – qui,
par sa force et ses attraits, dominait d’autant plus puissamment ses contemporains
libres-penseurs qu’ils en faisaient abstraction au point de la rendre méconnaissable
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– apparut avec toutes ses mélodies dans l’esprit et la bouche de cet homme, de façon
si intérieure, chaleureuse et personnelle, que leurs deux cœurs paraissaient n’être
qu’un, et que l’esprit de l’Élémentaire semblait habiter sous forme humaine parmi
les mortels2.
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Mais l’erreur tragique d’Empédocle consiste maintenant en cela qu’il croit pouvoir
mettre en évidence cette unité interne qu’il a trouvée dans le commerce avec la nature,
et la réaliser en une image historique, étatique singulière. En cela, son plan est poussé
au-delà de sa propre sphère et ne peut être rétabli dans sa pureté, ni à partir du monde
de la poésie ni à partir de son extrême opposé, le monde de l’activité politique. Seul
le sacrifice d’Empédocle rétablit l’unité de son être et ainsi la force spirituelle-morale
originaire qui lui est propre.
Le destin de son époque, les paroxysmes violents entre lesquels il avait grandi ne
requéraient pas le chant […] Le destin de son époque ne requérait pas non plus la véri-
table action, qui intervient et secourt d’emblée mais de manière plus exclusive […] Ce
destin requérait un sacrifice3 […]
1. Hölderlin, « Der blinde Sänger » (« Le chanteur aveugle »), Gedichte 1800-1804, in Friedrich Hölderlin: Sämtliche
Werke, Band 2, Stuttgart 1953, p. 58, tr. FD & HK.
2. Hölderlin, La Mort d’Empédocle, Deuxième version, Fondement d’Empédocle, in Friedrich Hölderlin : Sämtliche
Werke, Stuttgart, 1962, Band 4, p. 166, traduction FD & HK.
3. Hölderlin, La Mort d’Empédocle, Deuxième version, Fondement d’Empédocle, ibid., p. 162-163, traduction FD & HK.
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Cela doit bientôt se décider, écrivait-il en 1792 à sa sœur, après les premiers rap-
ports sur les combats entre Autrichiens et Français, crois-moi, nous allons avoir des
temps difficiles si les Autrichiens gagnent. L’abus du pouvoir princier deviendra ter-
rible. Crois-moi et prie pour les Français, défenseurs des droits de l’homme1.
Mais peu de temps après, ses relations avec Fichte montrent que l’idée abstraite
de liberté ne suffit plus vraiment à son esprit. Comme pour les droits de la « nature »
contre le pur devoir, il prit aussi position, de manière de plus en plus consciente et
décidée, pour les droits de l’individu contre la collectivité et contre la toute-puissance
de l’État. Et ce changement, que l’on a essayé de faire remonter à Humboldt ou à
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Schelling, émane pour l’essentiel d’une exigence fondamentale de sa propre nature. Il
affirme désormais que l’homme est d’autant plus libre qu’il a moins d’expérience et
de connaissance de l’État – quelle que soit la forme de celui-ci. La première version
achevée d’Hypérion le dit déjà sans ambiguïté :
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Par le ciel ! Il ne se rend pas compte de son péché, celui qui veut faire de l’État une
école des mœurs. C’est, après tout, ce qui a fait de l’État un enfer, que l’homme ait
voulu en faire son ciel. L’écorce rugueuse autour du noyau de la vie, et rien d’autre,
voilà ce qu’est l’État. Il est le mur autour du jardin des fruits et légumes cultivés par
l’homme, mais à quoi sert un mur autour d’un sol désséché2 ?
1. Hölderlin, Lettre à Rike (Heinrike), in Hölderlin, Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe, W. Kohlhammer
Verlag, 1954, Band 6, p. 77, trad. FD & HK.
2. Hypérion, Livre 1, lettre 7, Hypérion à Bellarmin, in Hölderlin, Sämtliche Werke, Grosse Stuttgarter Ausgabe,
W. Kohlhammer Verlag, 1957, Band 3, p. 32, trad. FD & HK.
3. Empédocle, Première version, acte II, scène 4, in Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
p. 522, trad. Philippe Jaccottet.
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Une fois de plus, nous est montré, par ce dernier trait, le rapport intime de Hölderlin
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avec son époque, et avec les forces intellectuelles de son époque. Le panthéisme qu’il
partage avec ses contemporains prend chez lui une empreinte nouvelle et particulière
parce qu’il vient du fond même de son individualité poétique. Il utilise, certes, pour la
représentation de ce panthéisme des concepts et des catégories que l’idéalisme philoso-
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phique a créés à cette fin. Mais en même temps ils prennent chez lui un sens nouveau,
justement parce qu’ils ont une autre origine. À la place de la dialectique du concept
apparaît, sous une forme de plus en plus pure et décidée, la dialectique du sentiment,
un sentiment poétique du monde, cohérent et contradictoire à la fois. Il ne ressent son
Moi que comme une note qui disparaît dans le jeu des cordes du monde. Mais tout en
disparaissant, cette note garde une tonalité qui lui est irréductiblement propre. L’indi-
vidualité ne se dissout pas en tout et pour tout dans un universel : même quand elle se
fond dans la vie de l’univers et semble disparaître en elle, elle se sait encore souveraine
et une. Ainsi sa vision garde la double orientation qu’il a inscrite dans l’épigraphe
d’Hypérion : « non coerceri maximo, contineri tamen minimo divinum est 2. »
Lorsque Hegel essaie, par un travail intellectuel incessant, de résoudre la dialectique
du général et du particulier, du fini et de l’infini, nous admirons ce combat gigantesque
qui embrasse toute l’étendue de la vie intellectuelle et la fait apparemment surgir du
pur mouvement de l’esprit. Mais le sentiment fondamental de Hölderlin nous touche
de manière plus profonde et plus personnelle. C’est un sentiment qui ne prétend pas
trouver une solution à ce conflit originel mais cherche seulement à le mesurer et à le
représenter dans toute sa profondeur par des moyens poétiques.
1. Empédocle, Première version, acte II, scène 4, in Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
p. 526, trad. Philippe Jaccottet.
2. « Ne pas être enfermé par le plus grand, et être pourtant contenu par le plus petit, voilà qui est divin ». La formule
provient de l’Imago primo saeculi Societatis Iesu, recueil d’emblèmes parus pour le premier centenaire de la Compagnie de
Jésus, en 1640 à Anvers. À l’époque de Hölderlin elle était diffusée via les Scintillae Ignatii, recueils de sentences baroques
attribuées à Ignace de Loyola, mais dues à Hevenesi, père jésuite hongrois (ndt).
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