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3, 295–307
doi:10.1093/fs/knp065
Résumé
Avec la phénoménologie, la psychanalyse constitue l’autre point d’entrée dans l’œuvre
de Maurice Merleau-Ponty qui demeure sans doute le seul philosophe français
d’importance à avoir entretenu un dialogue ininterrompu avec la pensée freudienne.
Merleau-Ponty n’adopte pas la perspective clinicienne et son point de vue sur la psy-
chanalyse n’est pas toujours orthodoxe. C’est une lecture tantôt critique, tantôt intem-
pestive, de la démarche freudienne à laquelle il nous convie. Le nouveau défi consiste
à soutenir que la phénoménologie husserlienne et la psychanalyse freudienne n’entre-
tiennent qu’un minimum de contradictions, et à la limite qu’elles abordent les mêmes
domaines d’étude à travers une problématisation incessante de la conscience. Nous
verrons comment le lexique merleau-pontien se développe au contact de la psychana-
lyse (pulsion, ambiguı̈té, chiasma, investissement, culture – nature, etc.) et comment
aussi la psychanalyse permet à Merleau-Ponty de faire avancer ses thèses phénoméno-
logiques (monde, autrui, corps propre, perception, chair, etc.). Pour ce faire, nous ana-
lyserons la percée des années 1940 (distinction entre pulsions et instincts), ainsi que les
recherches des années d’enseignement à la Sorbonne (psychologie de l’enfant) et au
Collège de France (psychanalyse de la nature).
Introduction
Plusieurs commentaires ont analysé des aspects spécifiques des rapports de
Maurice Merleau-Ponty au freudisme.1 Nous souhaitons ici donner une cohér-
ence à l’entièreté du parcours de Merleau-Ponty en la situant dans le contexte de
la psychanalyse freudienne. Si la tentative de renouvellement de la phénoménolo-
gie à la lumière des thèses psychanalytiques, de même que la réforme de la
théorie des pulsions constituent des aspects relativement bien connus de
la pensée de Merleau-Ponty, il n’en va pas de même de ses études consacrées à
la psychologie de l’enfant et à la psychanalyse de la nature. En effet, les cours de
Merleau-Ponty sur l’enfant demeurent le plus souvent, et injustement, relégués
au second plan par la littérature secondaire, tandis qu’on commence à peine à
reconnaı̂tre toute la richesse de l’invention merleau-pontienne d’une psychana-
lyse de la nature. C’est en vue de combler la lacune reliée à la fragmentation de
la compréhension des liens de la pensée de Sigmund Freud au travail de
Merleau-Ponty que nous analyserons cette dernière dans une perspective holis-
tique qui inclut la phénoménologie, les pulsions, l’enfant et la nature. Ce qui per-
mettra de dégager une nouvelle unité dans l’œuvre de Merleau-Ponty.
1
Une première version de cet article a été présentée au colloque ‘100 Years of Merleau-Ponty: A Centenary
Conference’ à l’Université de Sofia (Bulgarie) le 14 mars 2008.
# The Author 2009. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies.
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Phénoménologie et psychanalyse
Merleau-Ponty avoue candidement: ‘je ne suis ni analysé, ni analyste.’2 Son
intérêt pour la psychanalyse demeure cependant constant, mais aussi étrange-
Merleau-Ponty’, Chiasmi international, 7 (2006), 75 –89; Jean-Bertrand Pontalis, ‘Note sur le problème de l’incons-
cient chez Merleau-Ponty’, Les Temps modernes, 184 (1961), 287 –303; repris dans Pontalis, Après Freud (Paris,
Gallimard, 1968), pp. 76 –97.
8
Voir notamment M. Merleau-Ponty, Nature: cours au Collège de France 1956–1960 (Paris, Seuil, 1994), p. 347
(abréviation: N ); id., PD, p. 340; id., Merleau-Ponty à la Sorbonne: résumé de cours 1949 –1952 (Grenoble, Cynara,
1988), p. 305 et p. 359 (abréviation: MPS).
9
Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan: esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée (Paris, Fayard, 1993), p. 368.
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10
Merleau-Ponty, il faut signaler que le modèle merleau-pontien de réversibilité
du dedans– dehors, envers– endroit, senti –sentant, etc. a été une source d’inspi-
ration pour la topologie lacanienne des années 1960. En ce sens, les paradoxes
23
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Paris, Gallimard, 1945), p. 185 (abréviation: PP).
24
Merleau-Ponty, PP, p. 197.
25
Ibid., p. 184.
26
Sur l’appropriation par Merleau-Ponty de la notion freudienne d’investissement (Besetzung), voir
Merleau-Ponty, PD, p. 5; M. Merleau-Ponty, Signes (Paris, Gallimard, 1960), p. 288 (abréviation: S); id., Le Visible
et l’invisible (Paris, Gallimard, 1964), p. 290 et p. 309 (abréviation: VI).
27
Merleau-Ponty, PP, p. 182. Voir aussi Merleau-Ponty, VI, p. 281 qui évoque ‘le rapport de Kopulation où
deux intentions ont une seule Erfüllung’. Ce qui n’est pas sans rappeler la Paarung ou l’‘accouplement originel’ hus-
serlien; voir Husserl, Méditations cartésiennes (Paris, Vrin, 1992), §51. Sur les rapports entre Eros et Psyché, voir
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monde sexuel et la variété des manières d’exister qui le compose font partie inté-
grante d’une phénoménologie de la perception.
David M. Levin, ‘Eros and Psyche: A Reading of Merleau-Ponty’, Review of Existential Psychology and Psychiatry, 18
(1982 –83), 219 –39.
28
Les notes de cet ensemble de huit cours ont été rassemblées dans Merleau-Ponty, MPS; réédité sous le titre
Psychologie et pédagogie de l’enfant: cours de Sorbonne 1949 –1952 (Lagrasse, Verdier, 2001). Ces deux éditions utilisent
la même pagination. Quelques versions sensiblement différentes de ces cours ont été reproduites dans les 2
volumes de Parcours (Lagrasse, Verdier, 1997 et 2000).
29
E. Husserl, La Crise des sciences européennes, trad. G. Granel (Paris, PUF, 1976), p. 23.
30
Merleau-Ponty, MPS, p. 171.
31
Merleau-Ponty, interventions suite à la conférence L’Homme et l’adversité (1951), dans PD, p. 338.
32
Merleau-Ponty, MPS, pp. 101 –02.
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‘inauthentiques’ et ‘non convaincantes’ les ‘hypothèses’ freudiennes relatives au
totémisme présentées dans Totem et tabou. Que le totémisme s’explique par un
parricide originaire, voilà ce qui ne repose sur ‘aucune preuve historique’.33 À
Vers une psychanalyse de la nature (les années Collège de France: 1952 –61) 42
Avant d’en arriver aux leçons de 1956 –60 consacrées à la nature, disons un mot
au sujet du cours de 1954 – 55 intitulé ‘Le Problème de la passivité: le sommeil,
l’inconscient, la mémoire’ qui offre la première confrontation détaillée avec le
texte de Freud, en particulier avec la Traumdeutung. Avant 1954, Merleau-Ponty
se référait au ‘freudisme’ et à la ‘psychanalyse freudienne’ sans commenter le
détail des cas étudiés par Freud. Avec le cours sur la passivité, il scrute les ana-
lyses freudiennes, n’hésite pas à exercer sur elles une certaine violence interprét-
ative, et en tire la conception d’une zone de brouillage entre les états de veille et
de sommeil. Le rêve inconscient et la réalité consciente ne forment pas un
couple d’opposés, mais ils entretiennent une indépassable relation d’ambiguı̈té
laissant apparaı̂tre une seule (in)conscience à la fois présente et absente à elle-
même. En d’autres termes, le je pense (du psychanalyste/herméneute) n’est pas
premier par rapport au je rêve (du patient). La veille est elle-même une conscience
onirique diffuse. Merleau-Ponty critique les fausses prétentions de la ‘rêverie her-
méneutique’ qui croit détenir les clés d’interprétation du rêve. ‘Il n’est pas ques-
tion’, soutient Merleau-Ponty, ‘de subordonner la vie éveillée à la vie onirique’.
40
Merleau-Ponty, S, p. 294.
41
Merleau-Ponty, MPS, pp. 380 –81 et p. 396.
42
Une partie seulement des notes de cours au Collège de France a été publiée: M. Merleau-Ponty, Nature:
cours du Collège de France 1956– 1960 (Paris, Seuil, 1994) (abréviation: N ); Notes des cours au Collège de France 1958 –
1959 et 1960 –1961 (Paris, Gallimard, 1996); Notes de cours sur ‘L’Origine de la géométrie’ de Husserl 1959 –1960
(Paris, PUF, 1998); L’Institution: la passivité: notes de cours au Collège de France 1954 –1955 (Paris, Belin, 2003) (abré-
viation: IP ). Voir aussi Résumés des cours: Collège de France 1952 –1960 (Paris, Gallimard, 1968). Les inédits sont
conservés à la Bibliothèque Nationale de France.
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Et plus loin: ‘Les deux modalités [réel et onirique] empiètent l’une sur l’autre.
Nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les autres ont par prin-
cipe un caractère onirique: les autres nous sont présents comme des rêves,
43
Merleau-Ponty, IP, pp. 204 –05 et p. 268.
44
Husserl, ID-II et ID-III; E. Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. D. Franck (Paris, Minuit, 1989).
45
Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S, pp. 201 –28. Voir aussi Merleau-Ponty, ‘Husserl et la
notion de Nature’, in PD, pp. 215 –34.
46
Husserl, ID-II, p. 151. L’entrelacement traduit ici l’allemand Verflechtung.
47
Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S, voir p. 215, p. 220, p. 225 et p. 228. Cette phénoménolo-
gie de la nature pourrait être complétée en comparant les ‘archi-objets’ de Husserl (ID-II, p. 41) aux ‘ultra-
choses’ qui peuplent le monde des enfants selon Merleau-Ponty (MPS, pp. 242 –44).
48
Merleau-Ponty, ‘De Mauss à Claude Lévi-Strauss’, in S, pp. 143 –57, voir en particulier p. 151. Notons que
Freud évoquait l’idée d’une ‘psychanalyse sauvage’ en l’attribuant de manière péjorative aux psychanalystes nat-
uralistes qui réduisent la sexualité au somatique en croyant pouvoir guérir les maux dès la première séance. Voir
S. Freud, ‘De la psychanalyse “sauvage”’, dans Œuvres complètes, X, trad. A. Bourguignon (Paris, PUF,
1993), pp. 201 –13.
49
Merleau-Ponty, N, pp. 269 –77.
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50
Ibid., p. 375.
51
Ibid., p. 370.
52
Ibid., p. 282; Merleau-Ponty, VI, p. 139, p. 209 et p. 223.
53
Merleau-Ponty, VI, p. 321.
54
Cette référence à la psychanalyse existentielle vaut aussi bien pour Jean-Paul Sartre que pour l’orthodoxie
freudienne et, de manière autocritique, pour le premier Merleau-Ponty.
55
Merleau-Ponty, N, pp. 343 –52.
56
Merleau-Ponty, VI, p. 324.
57
Les commentaires au sujet de la psychanalyse ontologique de Merleau-Ponty en sont à leurs premiers balbu-
tiements. Voir par exemple: Emmanuel de Saint Aubert, ‘La “Promiscuité”: Merleau-Ponty à la recherche d’une
psychanalyse ontologique’, Archives de philosophie, 69.1 (2006), 11 –35; Alexandra Renault, ‘L’Ontologie merleau-
pontyenne de la chair dans son rapport à la métapsychologie freudienne des pulsions’, Alter, 9 (2001), 171 –95.
58
Merleau-Ponty, VI, p. 184.
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bien qu’aucun texte ne rende explicite cette affirmation, un certain tournant
jungien dans le rapport de Merleau-Ponty à la psychanalyse.
59
M. Merleau-Ponty, ‘Préface’, in Angelo Hesnard, L’Œuvre et l’esprit de Freud et son importance dans le monde
moderne (Paris, Payot, 1960), pp. 5 –10; repris dans Merleau-Ponty, PD, pp. 276 –84.
60
M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur (Paris, Gallimard, 1947); id., Les Aventures de la dialectique (Paris,
Gallimard, 1955); ainsi que les chapitres ‘Autour du marxisme’ et ‘Marxisme et philosophie’, in
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens (Paris, Nagel, 1965), pp. 173 –241.