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French Studies, Vol. LXIII, No.

3, 295–307
doi:10.1093/fs/knp065

LES DÉMÊLÉS DE MERLEAU-PONTY AVEC FREUD: DES


PULSIONS À UNE PSYCHANALYSE DE LA NATURE

Downloaded from https://academic.oup.com/fs/article-abstract/63/3/295/548671 by McGill University Library user on 16 January 2019


ALAIN BEAULIEU

Résumé
Avec la phénoménologie, la psychanalyse constitue l’autre point d’entrée dans l’œuvre
de Maurice Merleau-Ponty qui demeure sans doute le seul philosophe français
d’importance à avoir entretenu un dialogue ininterrompu avec la pensée freudienne.
Merleau-Ponty n’adopte pas la perspective clinicienne et son point de vue sur la psy-
chanalyse n’est pas toujours orthodoxe. C’est une lecture tantôt critique, tantôt intem-
pestive, de la démarche freudienne à laquelle il nous convie. Le nouveau défi consiste
à soutenir que la phénoménologie husserlienne et la psychanalyse freudienne n’entre-
tiennent qu’un minimum de contradictions, et à la limite qu’elles abordent les mêmes
domaines d’étude à travers une problématisation incessante de la conscience. Nous
verrons comment le lexique merleau-pontien se développe au contact de la psychana-
lyse (pulsion, ambiguı̈té, chiasma, investissement, culture – nature, etc.) et comment
aussi la psychanalyse permet à Merleau-Ponty de faire avancer ses thèses phénoméno-
logiques (monde, autrui, corps propre, perception, chair, etc.). Pour ce faire, nous ana-
lyserons la percée des années 1940 (distinction entre pulsions et instincts), ainsi que les
recherches des années d’enseignement à la Sorbonne (psychologie de l’enfant) et au
Collège de France (psychanalyse de la nature).

Introduction
Plusieurs commentaires ont analysé des aspects spécifiques des rapports de
Maurice Merleau-Ponty au freudisme.1 Nous souhaitons ici donner une cohér-
ence à l’entièreté du parcours de Merleau-Ponty en la situant dans le contexte de
la psychanalyse freudienne. Si la tentative de renouvellement de la phénoménolo-
gie à la lumière des thèses psychanalytiques, de même que la réforme de la
théorie des pulsions constituent des aspects relativement bien connus de
la pensée de Merleau-Ponty, il n’en va pas de même de ses études consacrées à
la psychologie de l’enfant et à la psychanalyse de la nature. En effet, les cours de
Merleau-Ponty sur l’enfant demeurent le plus souvent, et injustement, relégués
au second plan par la littérature secondaire, tandis qu’on commence à peine à
reconnaı̂tre toute la richesse de l’invention merleau-pontienne d’une psychana-
lyse de la nature. C’est en vue de combler la lacune reliée à la fragmentation de
la compréhension des liens de la pensée de Sigmund Freud au travail de
Merleau-Ponty que nous analyserons cette dernière dans une perspective holis-
tique qui inclut la phénoménologie, les pulsions, l’enfant et la nature. Ce qui per-
mettra de dégager une nouvelle unité dans l’œuvre de Merleau-Ponty.

1
Une première version de cet article a été présentée au colloque ‘100 Years of Merleau-Ponty: A Centenary
Conference’ à l’Université de Sofia (Bulgarie) le 14 mars 2008.

# The Author 2009. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies.
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Phénoménologie et psychanalyse
Merleau-Ponty avoue candidement: ‘je ne suis ni analysé, ni analyste.’2 Son
intérêt pour la psychanalyse demeure cependant constant, mais aussi étrange-

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ment extérieur à elle en étant fortement marqué par la phénoménologie husserli-
enne.3 On ne saurait expliquer l’attrait simultané de Merleau-Ponty pour
Edmund Husserl et Freud en se contentant de rappeler la fameuse ‘année 1900’
qui voit paraı̂tre les Logische Untersuchungen de Husserl et la Traumdeutung de
Freud, ni même en invoquant les similarités dans les parcours de Husserl et
Freud qui les amènent à délaisser leur formation ‘objectiviste’ (mathématiques
pour l’un, médecine biologique pour l’autre) à la faveur de l’exploration d’un
‘autre monde’ sans attache objective (phénoménal pour le premier, psychique
pour le second). De plus, on ne peut inscrire Merleau-Ponty dans le courant de
la psychiatrie phénoménologique qui a été le destin dominant de la rencontre
entre la phénoménologie et la psychanalyse. L’intérêt de Merleau-Ponty pour la
psychanalyse n’est pas simplement d’ordre historico-théorique pas plus qu’il ne
débouche sur un art thérapeutique. Le défi nouveau consiste plutôt à soutenir
que la phénoménologie et la psychanalyse n’entretiennent qu’un minimum de
contradictions, et à la limite qu’elles abordent le même domaine d’étude à
travers une problématisation incessante de la conscience.
Comme on le sait, l’inconscient ne joue aucun rôle dans la phénoménologie
husserlienne où tout est en quelque sorte donné à la conscience. Conformément
au ‘principe des principes’,4 tout ce qui apparaı̂t originairement à l’intuition est
une source pour la connaissance. Puisqu’on ne peut avoir un accès direct aux
contenus non conscients (compris en un sens freudien), ceux-ci ne peuvent être
connus du phénoménologue. Ce qui n’empêche pas Merleau-Ponty de tenter
une interprétation psychanalytique du travail husserlien d’introspection en tirant
de nouvelles conséquences du fait que les phénomènes soient, comme le sou-
ligne Husserl, ‘caractérisés comme irréels’ et que ‘la “fiction” constitue l’élément
vital de la phénoménologie’.5 Husserl a toujours distingué l’accès au monde
phénoménal de tout psychologisme non rigoureux et de toute ‘construction psy-
chique’ qu’il renvoie à l’arbitraire pseudo-scientifique.6 Et pourtant l’investigation
freudienne des productions inconscientes, non totalement issues de la conscience
volontariste, pourrait bien reconduire à un tel niveau d’irréalité fondamentale.
C’est du moins le pari que relève Merleau-Ponty en pensant l’inconscient
comme une non présence irréductible où s’entremêlent le réel et l’imaginaire.7
2
M. Merleau-Ponty, Parcours deux: 1951–1961 (Lagrasse, Verdier, 2000), p. 211 (abréviation: PD).
3
Ce qui n’a pas empêché les thèses de Merleau-Ponty de contribuer au renouvellement de la pratique psycha-
nalytique. Voir à ce sujet Martin Dillon, ‘The Implications of Merleau-Ponty’s Thought for the Practice of
Psychotherapy’, Journal of Phenomenological Psychology, 14.1 (1983), 21 –41; Dillon, ‘Merleau-Ponty and the
Psychogenesis of the Self ’, Journal of Phenomenological Psychology, 9.2 (1980), 84 –98.
4
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, I, trad. P. Ricoeur (Paris, Gallimard, 1950), §24 (abréviation:
ID-I).
5
Husserl, ID-I, p. 7 et p. 227.
6
Voir, entre autres, Husserl, ID-I, p. 75.
7
Sur la conception merleau-pontienne de l’inconscient, voir Renaud Barbaras, ‘Le Conscient et l’inconscient’,
in Notions de philosophie, éd. par D. Kambouchner, I (Paris, Gallimard, 1995), pp. 489 – 551; Jacques Garelli, ‘La
Remise en cause de l’inconscient freudien par Merleau-Ponty et Simondon, selon deux notes inédites de
MERLEAU-PONTY ET FREUD 297
Les écrits de Merleau-Ponty opèrent un double geste audacieux: rendre le
freudisme compatible avec le projet husserlien visant à décrire le monde ‘fan-
tasmagorique’ des phénomènes, tout en refusant d’adhérer à la partition entre

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l’inconscient et le conscient qui constituent non pas deux ‘scènes’, mais plutôt
les deux faces d’une même médaille. Ce qui ne peut se réaliser qu’à condition
que la phénoménologie perde son statut de ‘science rigoureuse’ où la con-
science entre en contact avec des ‘intuitions donatrices originaires’. Il y a une
sorte de synonymie entre, d’une part, l’identité Husserl – Freud produite par
Merleau-Ponty, et d’autre part, l’affirmation selon laquelle percevoir n’est pas
connaı̂tre. Le croisement des pensées de Husserl et Freud ouvre, en outre, sur
une zone de brouillage de la conscience désormais dépourvue de toute trans-
parence à elle-même. Une série d’analyses novatrices naı̂t de cette rencontre
qui permet à Merleau-Ponty d’étudier les états où la conscience, sans être
dépassée (Martin Heidegger), demeure néanmoins privée de toute substance
prédéfinie. Ces analyses concernent l’enfance, l’univers du sommeil et du rêve,
la relation avec la corporéité, l’entre-appartenance avec autrui, la perception
hallucinée, l’intégration dans la nature, etc., bref tous les états de présence –
absence à soi où, fait capital, subsiste l’attache à l’expérience commune du
monde. Freud n’a cessé de situer son questionnement à la frontière entre les
gestes les plus familiers et la plus parfaite étrangeté à soi. En ce sens, il serait
la source d’inspiration majeure pour Merleau-Ponty. Mais voilà que
Merleau-Ponty décèle une logique similaire à l’œuvre chez Husserl. Ce qui
l’amène à provoquer l’histoire des idées jusqu’à associer un Freud ‘dé-clinicisé’
au mouvement phénoménologique.
On ne peut terminer cette brève introduction sans mentionner deux autres
éléments marquants dans le rapport de Merleau-Ponty aux psychanalystes. Tout
d’abord, on doit à Merleau-Ponty d’avoir introduit à la francophonie les impor-
tants travaux de Mélanie Klein. Non seulement cette dernière a-t-elle été une
référence de premier ordre dans les cours de Merleau-Ponty consacrés à la psy-
chologie des enfants (nous y reviendrons), mais elle lui fournit aussi la distinc-
tion centrale entre ambivalence et ambiguı̈té,8 c’est-à-dire entre l’expérience de la
disjonction exclusive (ex.: moi– mère) et l’expérience fusionnelle des opposés qui
demeure pour Merleau-Ponty constitutive du monde. Et deuxièmement, il faut
rappeler la profonde amitié qui a lié (tardivement) Merleau-Ponty à Jacques
Lacan. Sur le plan biographique, on raconte que Lacan aurait versé des larmes
devant la sépulture de Merleau-Ponty en 1961 alors qu’il serait demeuré insensi-
ble à la mort de son propre père survenue quelques mois plus tôt.9 Sur un plan
plus théorique, outre le fait que Lacan ait consacré quelques textes à

Merleau-Ponty’, Chiasmi international, 7 (2006), 75 –89; Jean-Bertrand Pontalis, ‘Note sur le problème de l’incons-
cient chez Merleau-Ponty’, Les Temps modernes, 184 (1961), 287 –303; repris dans Pontalis, Après Freud (Paris,
Gallimard, 1968), pp. 76 –97.
8
Voir notamment M. Merleau-Ponty, Nature: cours au Collège de France 1956–1960 (Paris, Seuil, 1994), p. 347
(abréviation: N ); id., PD, p. 340; id., Merleau-Ponty à la Sorbonne: résumé de cours 1949 –1952 (Grenoble, Cynara,
1988), p. 305 et p. 359 (abréviation: MPS).
9
Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan: esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée (Paris, Fayard, 1993), p. 368.
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10
Merleau-Ponty, il faut signaler que le modèle merleau-pontien de réversibilité
du dedans– dehors, envers– endroit, senti –sentant, etc. a été une source d’inspi-
ration pour la topologie lacanienne des années 1960. En ce sens, les paradoxes

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lacaniens qui font émerger tout un réseau de contradictions apparentes (‘ce
qu’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir’, ‘il n’y a pas de rapport sexuel’,
‘aimer c’est donner ce que l’on n’a pas’, ‘l’objet a se manifeste dans son
absence’, etc.) peuvent être lus comme des prolongements de la pensée merleau-
pontienne. Ajoutons toutefois que Merleau-Ponty a toujours résisté à la thèse de
Lacan selon laquelle l’inconscient serait structuré comme un langage rendu
transparent et intelligible par la vision du psychanalyste.11 Pour Merleau-Ponty,
le primat est toujours accordé à la perception ‘semi-consciente’ au détriment des
idéaux de transparence et d’intelligibilité.12

Pulsions et instincts (les années 1940)


L’entrée de Merleau-Ponty sur la scène philosophique est marquée, entre autres,
par un retour à Freud visant à neutraliser les dérives béhavioristes qui réduisent
le fonctionnement de la psychè humaine à une série d’habitudes empiriquement
apprises.13 Pensons ici aux travaux réalisés dans la lignée du pavlovien John
Watson. Freud peut nous aider, croit Merleau-Ponty, à penser le comportement
autrement qu’en appliquant la grille behavioriste qui explique le comportement
humain en termes de conditionnement et d’automatisme. Délivrer l’existence de
la mécanique béhavioriste revient aussi à clarifier la distinction entre instinct
(Instinkt) et pulsion (Trieb) qui a animé une partie des recherches freudiennes et
continue encore aujourd’hui à alimenter les discussions. Toute la question con-
siste à savoir si ce qui habite l’inconscient a une nature biologique. Si c’est le cas,
la réalité humaine serait tout entière somatique et il n’y aurait rien de ‘métaphysi-
que’ en l’homme, rien au-delà ou en-deça du corps physique. Dans cette optique
matérialiste (par rapport à laquelle Merleau-Ponty prend ses distances, comme
nous le verrons), on décrit les motivations dans les termes d’une physiologie des
instincts et rien d’essentiel ne distingue alors le comportement humain de celui
de l’animal. Si toutefois on pose l’existence d’une poussée irréductible à la méca-
nique corporelle des réflexes, alors intervient la notion ambiguë de ‘pulsion’
10
J. Lacan, ‘Maurice Merleau-Ponty’, Les Temps modernes, 184 (1961), 245 –54; repris dans Lacan, Autres écrits
(Paris, Seuil, 2001), pp. 178 –82; id., ‘Du regard comme objet a’ (1964), in Lacan, Le Séminaire XI: les quatre con-
cepts fondamentaux de la psychanalyse (Paris, Seuil, 1973), pp. 65 –109.
11
Merleau-Ponty, PD, p. 212 et pp. 273 –75. Cette dernière référence est tirée d’une intervention de
Merleau-Ponty au VIe colloque de Bonneval consacré à l’inconscient et organisé en 1960 par Henry Ey. Les
actes ont été publiés dans Henry Ey (éd.), L’Inconscient (Paris, Desclée de Brouwer, 1966). Le récit de ces joutes
théoriques qui réunissaient représentants des sociétés de psychanalyse, philosophes et psychiatres est donné par
Roudinesco, Histoire de la psychanalyse, II (Paris, Seuil, 1994), pp. 317 –28.
12
Sur les rapports théoriques entre Lacan et Merleau-Ponty, nous renvoyons à Bernard Baas, ‘L’Élaboration
phénoménologique de “l’objet a”: Lacan avec Kant et Merleau-Ponty’, in Baas, De la chose à l’objet: Jacques Lacan
et la traversée de la phénoménologie (Leuven, Peeters, 1998), pp. 41 – 87; Guy Félix Duportail, ‘Le Chiasme d’une
amitié: Lacan et Merleau-Ponty’, Chiasmi international, 6 (2005), 345 –67; Alexandra Renault, ‘Merleau-Ponty et
Lacan: un dialogue possible?’, dans Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible, éd. par M. Cariou et al. (Milan,
Mimesis, 2003), pp. 117 –29.
13
Sur la critique du béhaviorisme, voir notamment M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, 6e éd.
(Paris, PUF, 1967), pp. 196 –99 (abréviation: SC); id., PD, pp. 211 –12 et p. 276.
MERLEAU-PONTY ET FREUD 299
située à mi-chemin du spirituel et du somatique. Il s’agit toutefois d’une conven-
tion à laquelle Freud lui-même, et quelques-uns de ses traducteurs, ne demeur-
ent pas toujours fidèles. En effet, dans une lettre à Wilhelm Fliess datant du 15

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octobre 1897, Freud utilise le terme Instinkt pour décrire la poussée humaine de
procréation, et la Standard Edition des œuvres de Freud traduit indistinctement
Instinkt (dont on ne trouve qu’une demi-douzaine d’occurrences dans l’œuvre
freudienne) et Trieb par l’anglais instinct.14 Peut-être aurait-il mieux fallu créer le
néologisme de pulsion (inexistant dans la langue anglaise) ou rendre le sens de
poussée inhérent au verbe treiben (pousser) par drive qui, en anglais, n’échappe
que secondairement et métaphoriquement à l’idée d’une action extérieure (to
drive a car) ou à celle d’une contrainte ( you drive me crazy). Ce qui dans tous les
cas aurait cependant pour effet d’altérer la pensée freudienne.
Dans ses travaux des années 1940, Merleau-Ponty en vient graduellement à
réaffirmer dans ses propres termes l’opposition entre instinct et pulsion.15 Ce
qui lui permet de reformuler la réponse freudienne apportée à la question du
rapport entre la relation entre le corps et l’esprit en s’inspirant librement de
la distinction husserlienne établie entre le corps physique (Körper) et le corps
vivant ou corps propre (Leib).16 Le texte de référence issu du corpus freudien
est ici ‘Pulsions et destins des pulsions’.17 Au début de cet essai, Freud dis-
tingue excitations pulsionnelles et excitations physiologiques. Les deux types
de stimulations ont la capacité d’agir sur le psychique, mais seules les exci-
tations pulsionnelles trouvent leur origine à l’intérieur de l’organisme. Les pul-
sions (de vie, de mort, sexuelles, d’agression, etc.) ne proviennent pas du
monde externe (ex.: un objet de désir) et leur satisfaction ne peut jamais être
atteinte de manière définitive. Contrairement à l’excitation physiologique qui
peut être satisfaite (temporairement à tout le moins) par la force de l’instinct
(ex.: combler la faim, la soif, etc.), l’excitation pulsionnelle ne peut jamais être
assouvie complètement, bien que la psychanalyse freudienne puisse exercer
sur elle un contrôle partiel. La pulsion est un concept-limite ayant une double
nature psychique et somatique qui impose un plus grand défi à l’analyse que
le simple instinct biologique. Non seulement les pulsions sont-elles complexes
par leur source interne et leur caractère psychosomatique, mais elles le sont
également par le destin qui les gouverne et qui peut les amener à être renver-
sées en leur contraire, retournées sur l’objet de désir, refoulées ou
14
Le responsable de la traduction anglaise explique ce choix dans la préface générale aux œuvres de Freud.
Voir James Strachey (éd.), The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, I (London,
Hogarth Press, 1966), pp. xxiv–xxvi.
15
Sur la conception merleau-pontienne de la pulsion, voir Joseph Kockelmans, ‘The Function of Psychology
in Merleau-Ponty’s Early Works’, Review of Existential Psychology and Psychiatry, 18 (1982 –83), 119 –42; Renaud
Barbaras, ‘Pulsion et perception’, Alter, 9 (2001), 13 –26; Nathalie Depraz, ‘Pulsion, instinct, désir: que signifie
Trieb chez Husserl? A l’épreuve des perspectives de Freud, Merleau-Ponty, Jonas et Scheler’, Alter, 9 (2001),
113 –25.
16
Sur le Leib chez Husserl, voir notamment E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, II,
trad. E. Escoubas (Paris, PUF, 1982), pp. 91 –136 et pp. 205 –27 (abréviation: ID-II); Idées directrices pour une phé-
noménologie, III, trad. D. Tiffeneau (Paris, PUF, 1993), pp. 139 –51 (abréviation: ID-III).
17
S. Freud, ‘Pulsions et destins des pulsions’, in Freud, Métapsychologie (Paris, Gallimard, 1968), pp. 11 –43
(abréviation: M ).
300 A. BEAULIEU
18
sublimées. L’une des tâches du psychanalyste consiste précisément à identi-
fier l’alliance psychosomatique toujours particulière des pulsions et à en
sonder les métamorphoses.

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Un danger subsiste, cependant, qui est de confondre la doctrine des pulsions
avec une forme de mécanique causale téléologiquement orientée. Cette con-
fusion est issue d’une lecture trop rapide du texte freudien qui explique le plus
souvent, il est vrai, le comportement pulsionnel en termes d’échange énergétique
(investissement, résistance, transfert, refoulement et retour du refoulé, trans-
formation du latent en manifeste, etc.). Si, pour Merleau-Ponty, Freud est un
allié de premier ordre pour comprendre la structure du comportement, il faut
aussi montrer que cette énergétique demeure irréductible à une physique du
corps. Ce dont discute Merleau-Ponty dans une section de La Structure du compor-
tement intitulée ‘Contre la pensée causale en psychologie: interprétation du
Freudisme en termes de structure’. Il souligne d’emblée les équivoques possibles
inhérentes à la doctrine freudienne des pulsions: ‘Ce que nous voudrions nous
demander [. . .] c’est si les conflits mêmes dont il [Freud] parle, les mécanismes
psychologiques qu’il a décrits, la formation des complexes, le refoulement, la
régression, la résistance, le transfert, la compensation, la sublimation exigent
vraiment le système de notions causales par lequel il les interprète.’19 La psycha-
nalyse mobilise-t-elle une grille interprétative ‘scientifiquement’ conçue? Y a-t-il
une correspondance entre chaque traumatisme et une attitude déterminée?
Y a-t-il un symbolisme prédéfini qui domine le monde des rêves? Bien entendu,
Merleau-Ponty souhaite sauver le freudisme de ce type d’interprétation objecti-
viste qui réduit la psychè humaine à une simple mécanique. La vie psychique
n’obéit pas à la même logique de fonctionnement que la réalité somatique. Un
détour par les ‘métaphores énergétiques’20 est inévitable, mais ce ne sont préc-
isément que des métaphores et elles ne sauraient en aucun cas déboucher sur
une ‘science exacte’ de l’homme. En d’autres termes, l’existence échappe à la
connaissance: les énergies pulsionnelles se laissent saisir qualitativement sans se
laisser expliquer à la manière d’une réalité physique. L’intuition demeure donc
toujours première par rapport à l’idéal de mesure. Dans La Structure du comporte-
ment, Merleau-Ponty écorche au passage Watson et la méthode béhavioriste en
soulignant bien le fait que le comportement échappe au mécanisme et au fina-
lisme.21 Mais il ne parvient pas à développer une alternative valable quant au
mode particulier de fonctionnement et à la compréhension des ambiguı̈tés de
l’existence. Ce qu’il fera par la suite à l’aide de la doctrine husserlienne de l’incar-
nation afin de libérer définitivement l’énergétique freudienne des positions phy-
siologistes avec lesquelles elle risque d’être confondue. Il ne s’agit pas pour
Merleau-Ponty, comme le fera Paul Ricoeur, d’assimiler le discours psychanaly-
tique sur l’‘appareil psychique’ à une herméneutique.22 Ce type d’approche
18
Freud, M, p. 24.
19
Merleau-Ponty, SC, p. 192.
20
Ibid., p. 194.
21
Ibid., pp. 196 –99.
22
P. Ricoeur, ‘Énergétique et herméneutique: le problème épistémologique du freudisme’, in Ricoeur, De
l’interprétation: essai sur Freud (Paris, Seuil, 1965), pp. 75 –169.
MERLEAU-PONTY ET FREUD 301
compréhensive qui considère la psychanalyse comme un art de l’interprétation
demeure, pour Merleau-Ponty, trop abstrait parce que purement discursif et
désincarné. La doctrine freudienne est à la fois autre chose et plus qu’un déchif-

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frage infini de symboles. Afin de surmonter le modèle de l’échange économique,
il est impératif pour Merleau-Ponty de maintenir une attache avec l’expérience
de la corporéité charnelle.
Dans le chapitre de Phénoménologie de la perception intitulé ‘Le corps comme être
sexué’, Merleau-Ponty pousse sa réflexion encore plus loin en montrant
comment Freud peut être considéré comme un allié dans son entreprise phé-
noménologique. Il reprend certains acquis antérieurs et innove par rapport à ses
anciens thèmes de réflexion en abordant de front la question de la sexualité:
‘Chez Freud lui-même, le sexuel n’est pas le génital [. . .] la libido n’est pas un
instinct, c’est-à-dire une activité orientée naturellement vers des fins détermi-
nées.’23 Merleau-Ponty considère désormais la sexualité décrite par Freud
comme une expérience existentielle, vitale et atmosphérique. ‘Prise ainsi,
c’est-à-dire comme atmosphère ambiguë, la sexualité est coextensive à la vie.
Autrement dit, l’équivoque est essentielle à l’existence humaine.’24 Les analyses
freudiennes des rêves, des gestes, des paroles, des attitudes, des symptômes, etc.
reconduisent invariablement à la vie sexuelle. Mais la réalité de ces ‘objets’
d’analyse, tout comme ce vers quoi ils sont orientés, ne se laissent approcher
que par une sorte d’intuition constituante. C’est pourquoi Merleau-Ponty
n’hésite pas à affirmer: ‘on aurait tort de croire que la psychanalyse [. . .]
s’oppose à la méthode phénoménologique.’25 En outre, Merleau-Ponty présente
la doctrine freudienne comme venant ajouter une dimension aux descriptions
husserliennes du corps vivant (Leib). L’aspect sexuel de l’existence, refoulé ou
occulté par Husserl, est pleinement assumé par Merleau-Ponty qui demeure ainsi
fidèle à ses deux maı̂tres à penser tout en ouvrant de nouvelles avenues à leur
expérience respective du corporel en faisant de la sexualité une modalité du
corps propre. En tant qu’expression d’une manière d’être-au-monde, la sexualité
n’est pas considérée par Merleau-Ponty comme une relation entre deux corps
physiques, mais plutôt, pour reprendre une notion freudienne réhabilitée par
Merleau-Ponty, comme un investissement originaire et désirant (désir entendu en
un sens classique associé au manque) entre les êtres et le monde qui leur
apporte une valeur ou une signification libidinale.26 Merleau-Ponty ouvre ainsi la
perspective d’une érotisation du monde où les regards s’interpénètrent à la
manière des fils qui font tenir un tissu. ‘Il faut’, écrit Merleau-Ponty, ‘qu’il y ait
un Eros ou une Libido qui anime un monde original.’27 Bref, la description du

23
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Paris, Gallimard, 1945), p. 185 (abréviation: PP).
24
Merleau-Ponty, PP, p. 197.
25
Ibid., p. 184.
26
Sur l’appropriation par Merleau-Ponty de la notion freudienne d’investissement (Besetzung), voir
Merleau-Ponty, PD, p. 5; M. Merleau-Ponty, Signes (Paris, Gallimard, 1960), p. 288 (abréviation: S); id., Le Visible
et l’invisible (Paris, Gallimard, 1964), p. 290 et p. 309 (abréviation: VI).
27
Merleau-Ponty, PP, p. 182. Voir aussi Merleau-Ponty, VI, p. 281 qui évoque ‘le rapport de Kopulation où
deux intentions ont une seule Erfüllung’. Ce qui n’est pas sans rappeler la Paarung ou l’‘accouplement originel’ hus-
serlien; voir Husserl, Méditations cartésiennes (Paris, Vrin, 1992), §51. Sur les rapports entre Eros et Psyché, voir
302 A. BEAULIEU

monde sexuel et la variété des manières d’exister qui le compose font partie inté-
grante d’une phénoménologie de la perception.

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Psychologie de l’enfant (les années Sorbonne: 1949 –52)
Avant d’être élu au Collège de France, Merleau-Ponty a occupé la chaire de psy-
chologie de l’enfant et de pédagogie à la Sorbonne.28 Les sources utilisées par
Merleau-Ponty dans ces cours sont nombreuses. Elles vont des psychologues et
psychanalystes (Freud, Jean Piaget, Klein, Lacan, etc.) jusqu’aux phénoménolo-
gues (Husserl, Heidegger, Max Scheler, etc.) en passant par les anthropologues,
les linguistes et les ‘gestaltistes’. Les thèmes de prédilection développés par
Merleau-Ponty dans ses ouvrages antérieurs (autrui, langage, perception, corps
propre, etc.) sont revisités et appliqués au monde de l’enfance, c’est-à-dire à ce
stade préindividuel, prélangagier et fusionnel où la conscience est, plus qu’à
aucun autre moment de l’existence, en processus de formation. On reconnaı̂t
évidemment les préoccupations de Merleau-Ponty pour l’univers de la préobjec-
tivité où les identités (de soi, des autres, des choses, etc.) entrent dans une zone
d’indétermination. À ce titre, l’expérience du monde chez l’enfant devient para-
digmatique pour les descriptions phénoménologiques. Ce ne sont pas les philo-
sophes de formation devenus phénoménologues qui se voient attribuer le titre
de ‘Fonctionnaires de l’Humanité’,29 et encore moins les Présocratiques qui
fournissent, selon la thèse heideggerienne bien connue, l’exemple oublié d’une
pensée authentique. C’est plutôt l’enfant avec ses perceptions singulières, présent
de manière universelle en l’homme, qui devient la référence pour l’expérience
phénoménologique. Ce privilège accordé à l’enfance durant la période 1949 – 52
est clairement affirmé ici: ‘L’enfant n’est pas [. . .] un “adulte en miniature”, avec
une conscience semblable à celle de l’adulte, mais inachevée, imparfaite [. . .]
L’enfant possède un autre équilibre, il faut traiter la conscience enfantine comme
un phénomène positif.’30 Ailleurs il ajoute: ‘Quand un enfant commence à
parler, son langage est beaucoup plus intéressant et significatif que lorsque nous
parlons avec un système de mots et un système d’idées déjà établis.’31
Plusieurs descriptions surprenantes dans les cours de Merleau-Ponty à la
Sorbonne, comme par exemple celles qui concernent le rapport phénoménologi-
que de la femme enceinte à son enfant, valent le détour.32 Nous nous limiterons
cependant à quelques éléments nouveaux concernant Freud. Fait unique dans
l’itinéraire merleau-pontien, on y retrouve certaines positions critiques à l’égard
du freudisme. Merleau-Ponty juge par exemple comme ‘insuffisantes’,

David M. Levin, ‘Eros and Psyche: A Reading of Merleau-Ponty’, Review of Existential Psychology and Psychiatry, 18
(1982 –83), 219 –39.
28
Les notes de cet ensemble de huit cours ont été rassemblées dans Merleau-Ponty, MPS; réédité sous le titre
Psychologie et pédagogie de l’enfant: cours de Sorbonne 1949 –1952 (Lagrasse, Verdier, 2001). Ces deux éditions utilisent
la même pagination. Quelques versions sensiblement différentes de ces cours ont été reproduites dans les 2
volumes de Parcours (Lagrasse, Verdier, 1997 et 2000).
29
E. Husserl, La Crise des sciences européennes, trad. G. Granel (Paris, PUF, 1976), p. 23.
30
Merleau-Ponty, MPS, p. 171.
31
Merleau-Ponty, interventions suite à la conférence L’Homme et l’adversité (1951), dans PD, p. 338.
32
Merleau-Ponty, MPS, pp. 101 –02.
MERLEAU-PONTY ET FREUD 303
‘inauthentiques’ et ‘non convaincantes’ les ‘hypothèses’ freudiennes relatives au
totémisme présentées dans Totem et tabou. Que le totémisme s’explique par un
parricide originaire, voilà ce qui ne repose sur ‘aucune preuve historique’.33 À

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maintes reprises, Merleau-Ponty reprend cette critique en opposant à Freud cer-
taines études anthropologiques qui lui permettent d’invalider l’universalité sup-
posée du complexe d’Œdipe.34 Pour ce faire, Merleau-Ponty s’appuie
notamment sur les analyses du célèbre anthropologue Bronislaw Malinowski et
considère le complexe d’Œdipe comme un produit de la civilisation occidentale
difficilement transposable aux autres cultures ou au reste de l’humanité.
À cet argument critique s’ajoute le fait que la psychanalyse freudienne, même
si elle considère comme cruciales les premières années de la vie, a moins
cherché à comprendre la réalité de l’enfance pour elle-même qu’à ouvrir des
voies de guérison de la psychè adulte35 (ce que Freud pourrait admettre). Le
fonctionnement psychologique, c’est-à-dire les mécanismes de censure, la verba-
lisation des conflits, la proximité à l’inconscient, les rapports entre le réel et
l’imaginaire, etc., sont pourtant bien différents chez l’enfant et chez l’adulte (ce
que Klein et d’autres ont perçu mieux que Freud). Merleau-Ponty commente
abondamment ces différences. En somme, le freudisme s’adresse en premier lieu
à l’adulte occidental et il demeure moins efficace pour comprendre le vécu de
l’enfance de même que celui des cultures extra-occidentales.
Merleau-Ponty juge la doctrine freudienne comme incomplète et imparfaite.
Toutefois, en marge de ces critiques, il maintient un profond attachement à
l’inventeur de la psychanalyse. Les vues freudiennes sur le totémisme paraissent
certes dogmatiques et naı̈ves, mais Merleau-Ponty se montre élogieux devant
l’ouverture par Freud d’une nouvelle voie de réflexion sur la culture. Direction
que les anthropologues ont pu corriger ou améliorer. ‘Malgré son dogmatisme’,
écrit Merleau-Ponty, ‘Freud a le mérite de poser des amorces; il a eu l’intuition
de ce qui, dans les phénomènes pathologiques, se rapprochait des faits sociologi-
ques.’36 Merleau-Ponty relativise aussi sa critique en soulignant que, même si sa
distinction entre psychologie de l’enfant et psychologie de l’adulte souffre d’un
manque de nuance, Freud demeure ‘l’un des premiers à prendre l’enfant au sérieux’.37
En outre, Merleau-Ponty réactualise ses anciennes thèses qui font de Freud un
penseur de l’incarnation ayant rompu avec la perspective physiologique tout en
proposant une alternative au causalisme et au finalisme afin de mieux approcher
l’existence.38
Un texte de 1951 intitulé ‘L’Homme et l’adversité’39 résume assez bien la pos-
ition de Merleau-Ponty par rapport à Freud durant les années d’enseignement à
33
Ibid., p. 94.
34
Ibid., pp. 116 –27 et pp. 290 –91. Pour une autre critique de l’interprétation subjectiviste du destin œdipien
par la psychanalyse freudienne, voir Jean-Pierre Vernant, ‘Œdipe sans complexe’, Raison présente, 4 (1967), 3 –20.
35
Notons tout de même S. Freud, ‘La Sexualité infantile’, in Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle,
trad. P. Koeppel (Paris, Gallimard, 1987), pp. 91 –140.
36
Merleau-Ponty, MPS, p. 291.
37
Ibid., p. 351.
38
Ibid., pp. 334 –35, p. 349 et p. 505.
39
Merleau-Ponty, ‘L’Homme et l’adversité’, in S, pp. 284 –308 (voir principalement pp. 284 –94).
304 A. BEAULIEU

la Sorbonne. Tous les thèmes principaux du freudisme merleau-pontien s’y trou-


vent rassemblés, notamment en ce qui concerne la rupture avec la théorie des
instincts à la faveur d’une approche plus ‘spiritualiste’ où l’inconscient charnel

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est associé à une dynamique des pulsions en mesure de contester les dichoto-
mies de l’âme et du corps, du moi et d’autrui. C’est d’ailleurs dans ce bref essai,
en dialogue avec Freud, que Merleau-Ponty présente pour la première fois la
notion de ‘chiasma’.40
La question de la culture s’impose graduellement comme l’un des motifs cen-
traux des cours de Merleau-Ponty sur l’enfance. Merleau-Ponty la définit comme
une médiation entre la vie psychique et la vie sociale. L’abandon du causalisme
et du finalisme signe la fin de l’explication du comportement par une origine
unique (psychique ou sociale) et ouvre sur une perspective ‘chiasmique’ qui
amène Merleau-Ponty à se réclamer d’une forme de culturalisme.41 Est-ce à dire
que le monde phénoménologique doit être considéré comme un produit cul-
turel? Qu’au-delà ou à côté de la culture, il n’y rien, aucune nature?
Merleau-Ponty apportera des éléments de réponse à ces questions dans une
optique encore plus étrangement freudo-husserlienne: tout n’est pas culture et il
y a de la nature, tout n’est pas civilisationnel et il y a de la vie sauvage. Et cette
nature sauvage doit maintenant être psychanalysée.

Vers une psychanalyse de la nature (les années Collège de France: 1952 –61) 42
Avant d’en arriver aux leçons de 1956 –60 consacrées à la nature, disons un mot
au sujet du cours de 1954 – 55 intitulé ‘Le Problème de la passivité: le sommeil,
l’inconscient, la mémoire’ qui offre la première confrontation détaillée avec le
texte de Freud, en particulier avec la Traumdeutung. Avant 1954, Merleau-Ponty
se référait au ‘freudisme’ et à la ‘psychanalyse freudienne’ sans commenter le
détail des cas étudiés par Freud. Avec le cours sur la passivité, il scrute les ana-
lyses freudiennes, n’hésite pas à exercer sur elles une certaine violence interprét-
ative, et en tire la conception d’une zone de brouillage entre les états de veille et
de sommeil. Le rêve inconscient et la réalité consciente ne forment pas un
couple d’opposés, mais ils entretiennent une indépassable relation d’ambiguı̈té
laissant apparaı̂tre une seule (in)conscience à la fois présente et absente à elle-
même. En d’autres termes, le je pense (du psychanalyste/herméneute) n’est pas
premier par rapport au je rêve (du patient). La veille est elle-même une conscience
onirique diffuse. Merleau-Ponty critique les fausses prétentions de la ‘rêverie her-
méneutique’ qui croit détenir les clés d’interprétation du rêve. ‘Il n’est pas ques-
tion’, soutient Merleau-Ponty, ‘de subordonner la vie éveillée à la vie onirique’.

40
Merleau-Ponty, S, p. 294.
41
Merleau-Ponty, MPS, pp. 380 –81 et p. 396.
42
Une partie seulement des notes de cours au Collège de France a été publiée: M. Merleau-Ponty, Nature:
cours du Collège de France 1956– 1960 (Paris, Seuil, 1994) (abréviation: N ); Notes des cours au Collège de France 1958 –
1959 et 1960 –1961 (Paris, Gallimard, 1996); Notes de cours sur ‘L’Origine de la géométrie’ de Husserl 1959 –1960
(Paris, PUF, 1998); L’Institution: la passivité: notes de cours au Collège de France 1954 –1955 (Paris, Belin, 2003) (abré-
viation: IP ). Voir aussi Résumés des cours: Collège de France 1952 –1960 (Paris, Gallimard, 1968). Les inédits sont
conservés à la Bibliothèque Nationale de France.
MERLEAU-PONTY ET FREUD 305
Et plus loin: ‘Les deux modalités [réel et onirique] empiètent l’une sur l’autre.
Nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les autres ont par prin-
cipe un caractère onirique: les autres nous sont présents comme des rêves,

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comme des mythes.’43 Ce qui confirme l’aspect non clinique de la perspective
merleau-pontienne sur la psychanalyse.
La déhiérarchisation des rapports entre la veille et le sommeil est réalisée au
nom d’une semi-conscience mythique et partiellement aculturée. Elle permet à
Merleau-Ponty de revitaliser la nature. La nature merleau-pontienne se distingue
bien sûr de la res extensa étudiée par les sciences physiques. En ce sens,
Merleau-Ponty demeure fidèle à la conversion du regard réclamée par la
méthode husserlienne qui appelle une ‘mise entre parenthèses’ des objectivités
(bloße Sachen). Dans les Ideen, Husserl avait d’ailleurs lui-même ouvert la voie à
une nouvelle méditation sur la nature ‘charnelle’ et ‘sentie’ composée non pas
d’entités sensibles et isolées dans l’espace tridimensionnel, mais plutôt de sen-
sations kinesthésiques à travers lesquelles l’homme, l’animal, les plantes, et tout
le vivant communiquent dans le monde fusionnant.44 Dans un texte tardif de
1959 intitulé ‘Le Philosophe et son ombre’,45 Merleau-Ponty rend hommage à la
conception husserlienne de la nature où l’âme est ‘entrelacée’ avec la matière
animée.46 Merleau-Ponty évoque alors la vie anonyme d’un être brut et sauvage
qu’il rattache, incidemment, au monde de l’enfant et à une certaine conception
romantique (plus précisément schellingienne) de la nature.47
Les cours de Merleau-Ponty sur la nature prolongent non seulement les médi-
tations husserliennes, mais ils s’inspirent à nouveau de l’anthropologie qui se
donne également comme tâche d’étudier la vie sauvage et mythique.48
Merleau-Ponty participe au mouvement de revitalisation de la nature en retirant
à ‘l’homme rationnel et cultivé’ le privilège sur la perception pour mieux situer
la vision anonyme dans le monde. Du point de vue du monde non mécanique
et vivant, l’homme, l’animal et la nature en général vivent dans un rapport
d’‘Ineinander’. Il y a un ‘entrelacement humanité – animalité’, dont la pensée
mythique détient les secrets, et qui considère erronée la définition de l’homme
comme un l’animal doué de raison.49 La philosophie merleau-pontienne de la
nature pense une ‘participation de l’animal à notre vie perceptive’ et une ‘partici-
pation de notre vie perceptive à l’animalité’ qui empêchent de ‘concevoir

43
Merleau-Ponty, IP, pp. 204 –05 et p. 268.
44
Husserl, ID-II et ID-III; E. Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. D. Franck (Paris, Minuit, 1989).
45
Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S, pp. 201 –28. Voir aussi Merleau-Ponty, ‘Husserl et la
notion de Nature’, in PD, pp. 215 –34.
46
Husserl, ID-II, p. 151. L’entrelacement traduit ici l’allemand Verflechtung.
47
Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S, voir p. 215, p. 220, p. 225 et p. 228. Cette phénoménolo-
gie de la nature pourrait être complétée en comparant les ‘archi-objets’ de Husserl (ID-II, p. 41) aux ‘ultra-
choses’ qui peuplent le monde des enfants selon Merleau-Ponty (MPS, pp. 242 –44).
48
Merleau-Ponty, ‘De Mauss à Claude Lévi-Strauss’, in S, pp. 143 –57, voir en particulier p. 151. Notons que
Freud évoquait l’idée d’une ‘psychanalyse sauvage’ en l’attribuant de manière péjorative aux psychanalystes nat-
uralistes qui réduisent la sexualité au somatique en croyant pouvoir guérir les maux dès la première séance. Voir
S. Freud, ‘De la psychanalyse “sauvage”’, dans Œuvres complètes, X, trad. A. Bourguignon (Paris, PUF,
1993), pp. 201 –13.
49
Merleau-Ponty, N, pp. 269 –77.
306 A. BEAULIEU

hiérarchiquement les rapports entre les espèces ou entre les espèces et


l’homme’.50 Toutes les espèces, incluant l’homme, sont animées dans la Nature
charnelle, par un ensemble de mouvements pulsionnels et sensoriels.

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L’étude de la nature, et non celle de Dieu ou de l’homme, constitue le préam-
bule pour l’ontologie merleau-pontienne51 qui, comme on le sait, est demeurée à
l’état de projet. L’analyse de la vie naturelle devait ouvrir sur une ontologie de
l’être brut52 distincte de toute ‘métaphysique de la présence’. La nature merleau-
pontienne n’est peuplée ni de matière physique ni d’entités métaphysiques, mais
de figures mythiques, de consciences oniriques, d’investissements corporels, de
devenirs non humains, de forces imaginaires et d’énergie libidinales latentes et
situés à la frontière du visible et de l’invisible. C’est pourquoi Merleau-Ponty a
cru bon de présenter son étude de la psychè de cette vie primitive et imperson-
nelle dans les termes d’une ‘psychanalyse de la Nature’.53 C’est pourquoi aussi
Merleau-Ponty en vient à opposer sa ‘psychanalyse ontologique’ (impersonnelle et
charnelle) à la psychanalyse existentielle54 (individuelle).
Le cycle des cours sur la nature culmine dans une explication avec la psycha-
nalyse sur le statut à accorder au corps libidinal,55 et Freud demeure omnipré-
sent dans les notes de travail jointes au Visible et l’invisible où on peut lire
notamment: ‘La philosophie de Freud n’est pas une philosophie du corps mais
de la chair.’56 L’état d’ébauche des dernières notes de Merleau-Ponty ne permet
pas de déterminer avec précision la place et le rôle du freudisme dans une telle
‘psychanalyse ontologique de la nature’.57 On sait tout de même que les cas
étudiés par la psychanalyse freudienne sont déjà habités par une présence
animale (l’homme aux loups, l’homme aux rats, le cheval du petit Hans, etc.).
On perçoit aussi clairement, chez le dernier Merleau-Ponty, une tentative visant
à radicaliser cette perspective afin de désanthropomorphiser la psychanalyse qui
n’aspire plus à sonder les conflits enfouis dans la profondeur de la psychè indivi-
duelle et humaine, mais plutôt à explorer les soubassements de la vie naturelle,
extra-personnelle, sauvage et mythique. Le mythe fondateur n’est plus Œdipe,
mais il renvoie maintenant à la Chair comme ‘cinquième élément’ ajouté à la par-
tition des naturalistes ioniens.58 Du premier au dernier Merleau-Ponty, le boule-
versement de l’opposition entre psychique et corporel se transporte du côté de
la division entre humanité et naturalité. Peut-être pourrions-nous y voir alors,

50
Ibid., p. 375.
51
Ibid., p. 370.
52
Ibid., p. 282; Merleau-Ponty, VI, p. 139, p. 209 et p. 223.
53
Merleau-Ponty, VI, p. 321.
54
Cette référence à la psychanalyse existentielle vaut aussi bien pour Jean-Paul Sartre que pour l’orthodoxie
freudienne et, de manière autocritique, pour le premier Merleau-Ponty.
55
Merleau-Ponty, N, pp. 343 –52.
56
Merleau-Ponty, VI, p. 324.
57
Les commentaires au sujet de la psychanalyse ontologique de Merleau-Ponty en sont à leurs premiers balbu-
tiements. Voir par exemple: Emmanuel de Saint Aubert, ‘La “Promiscuité”: Merleau-Ponty à la recherche d’une
psychanalyse ontologique’, Archives de philosophie, 69.1 (2006), 11 –35; Alexandra Renault, ‘L’Ontologie merleau-
pontyenne de la chair dans son rapport à la métapsychologie freudienne des pulsions’, Alter, 9 (2001), 171 –95.
58
Merleau-Ponty, VI, p. 184.
MERLEAU-PONTY ET FREUD 307
bien qu’aucun texte ne rende explicite cette affirmation, un certain tournant
jungien dans le rapport de Merleau-Ponty à la psychanalyse.

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Conclusion
Merleau-Ponty n’est pas l’unique philosophe français à proposer une réinterpré-
tation du freudisme, mais il est sans doute le seul à faire de Freud un complice
de chaque instant qui l’accompagne dans les étapes les plus décisives de sa
pensée. Jusqu’à la fin, Merleau-Ponty témoigne de son admiration pour l’œuvre
freudienne en cherchant inlassablement à montrer et/ou à créer des liens de
convergence entre la psychanalyse et la phénoménologie qui lui permettent
d’ébranler les convictions de l’‘idéologie scientiste’.59 Incidemment, cette critique
de l’’idéologie scientiste’, développée au nom d’une expérience plus ‘charnelle’
de l’être humain avec lui-même et avec le monde, est non seulement dirigée
contre la psychanalyse matérialiste, mais aussi contre le matérialisme dialectique
et le stalinisme.60 Comme on a pu le voir, une partie du lexique merleau-pontien
se développe au contact de la psychanalyse (pulsion, ambiguı̈té, chiasma, inves-
tissement, rapports culture– nature, etc.) et la psychanalyse lui permet de faire
avancer ses thèses phénoménologiques (sur le monde, les relations avec autrui,
le corps propre, la perception, la chair, etc.). Husserl a pu fournir à
Merleau-Ponty l’impulsion nécessaire à une expérimentation du monde de la vie
et de la nature. Freud lui a permis d’envisager l’expérience sexuelle comme sous-
traite à tout déterminisme biologique. Ce qui amène Merleau-Ponty à érotiser le
monde phénoménal husserlien et à rendre charnel le monde psychique freudien.
De cette conjonction, fondamentale dans l’œuvre merleau-pontienne, nait
l’exploration d’un monde où tous les regards se croisent et s’investissent mutuel-
lement pour ainsi donner tout son sens à l’univers chiasmique que l’on habite et
que l’on anime, qui nous habite et qui est lui-même animé.

UNIVERSITÉ LAURENTIENNE (CANADA)

59
M. Merleau-Ponty, ‘Préface’, in Angelo Hesnard, L’Œuvre et l’esprit de Freud et son importance dans le monde
moderne (Paris, Payot, 1960), pp. 5 –10; repris dans Merleau-Ponty, PD, pp. 276 –84.
60
M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur (Paris, Gallimard, 1947); id., Les Aventures de la dialectique (Paris,
Gallimard, 1955); ainsi que les chapitres ‘Autour du marxisme’ et ‘Marxisme et philosophie’, in
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens (Paris, Nagel, 1965), pp. 173 –241.

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