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Résumé
La constitution d'un État national constitue-t-il une finalité universelle et sa réalisation le critère pertinent pour évaluer les
histoires des pays européens ? À partir de l'analyse de l'ouvrage d'Helmuth Plessner et des débats sur le Sonderweg, Reinhart
Koselleck remet en cause cette vision téléologique de l'histoire et cherche dans le fédéralisme du Saint Empire Romain
Germanique une autre tradition pour penser le devenir de l'Europe.
Abstract
Is the building of a national state an universal finality and its materialization the valid criterion to evaluate the histories
ofeuropean countries ? From the analysis of Helmuth Plessner's work and of the debates around the Sonderweg, Reinhart
Koselleck calls into question this teleological sight of history and seeks into the federalism of the Holy Roman Germanic Empire
another tradition to think the future of Europe.
Koselleck Reinhart. Les ressorts du passé. In: Espaces Temps, 74-75, 2000. Transmettre aujourd'hui. Retour vers le futur. pp.
144-159;
doi : https://doi.org/10.3406/espat.2000.4096
https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2000_num_74_1_4096
:
Groningue lors de son exil aux Pays-Bas. Par delà la frontière
politique qui avait dans un premier temps empêché la diffusion du livre 1 "Le destin de l'esprit allemand au
en Allemagne, la sémantique du titre répond tout à fait à l'usage terme de son époque bourgeoise ; titre
original" • Helmuth Plessner, Dos
linguistique qu'en faisaient aussi les nazis. Parler du destin ou de l'esprit Schicksal des deutschen Geistes im
:
allemand était alors à la mode et l'adieu à l'époque bourgeoise faisait Ausgang seiner bûrgerlichen Epoche,
partie de ces lieux communs maintes fois évoqués chez les gens Zurich und Leipzig : Niehans, 1935,
190 p.
cultivés qui tout en prenant leurs distances avec le marxisme pensaient
être d'accord avec lui sur ce point.
Ce qui distingue Plessner, c'est qu'il a envisagé l'histoire des idées
allemandes dans sa totalité et qu'il a vraiment essayé de la Parler du destin ou
comprendre dans le but de la soumettre à la critique de la façon la plus de l'esprit allemand était
argumentée. Il ne craignait d'ailleurs pas de parler de "nous", ce à alors à la mode.
quoi son statut d'émigré ne devait guère l'inciter a priori. Philosophe,
anthropologue et phénoménologue, il se sait impliqué dans
l'événement qu'il analyse, mais jamais il ne prend la pose du moralisateur
quand il interroge quelques quatre siècles de l'histoire passée afin d'y
déceler les raisons à long terme qui ont pu mener les Allemands à
l'aveuglement dont il est le témoin. Pas d'évocation de noms mais des
descriptions de structures : celles de la société et des courants
intellectuels tout comme le jeu de leurs influences réciproques. C'est ainsi
qu'est né un ouvrage qui mérite d'être cité au même titre que deux
autres, contemporains et nés de la même situation, rédigés eux aussi
par deux philosophes également disqualifiés comme juifs par les
nazis : il s'agit de La crise des sciences européennes et de la
phénoménologie transcendantale, qui paraît en 1936 à Belgrade, d'Edmund
Husserl2, qui fut l'un des maîtres de Plessner, et De Hegel à Nietzsche, 2 Voir "Krise der Wissenschaften -
cours tenu en 1939 par Karl Lôwith3 au Japon, dédié à Husserl et Wissenschaft der Krisis ?" in
•Edmund Husserl Gedenken an
:
publié deux ans plus tard en Suisse. Pour les lecteurs allemands, ces Husserls Krisis-Abhandlung (1935-
ouvrages restaient quasiment inaccessibles. 19S>6) / Wiener Tagungen zur
Phânomenologie, éd. par Helmuth
Ces trois auteurs sont maîtres en matière d'histoire des idées Vetter, Frankfurt am Main et al. Lang,
philosophiques. Husserl l'est en adoptant une perspective universelle et 1998 [note des traducteurs].
téléologique dont le point de référence est sa propre philosophie ; 3 «Karl Lôwith, Von Hegel zu
Lôwith se limite aux grandes figures intellectuelles allemandes du Nietzsche. Der revolutionàre Bruch im
siècle passé, les interrogeant systématiquement et les confrontant à Denken des neunzehnten
Jahrhunderts, Stuttgart : Kohlhammer,
l'impossible résurrection de leur passé antique ou chrétien. Quant à 1950 (dernière édition 1995) [note des
Plessner, il est le premier à impliquer l'ensemble de l'histoire traducteurs].
européenne pour jauger l'histoire allemande mais aussi pour indiquer là
où l'histoire allemande peut être représentative de l'histoire
européenne. Lui aussi constate en 1933 une tendance irréversible
marquée par la décadence de la philosophie classique qui avait libéré
toutes les prétentions pseudo-philosophiques des doctrines racistes
vaguement biologiques. La méthode de travail de Plessner est le
:
La notion de "retard" : une notion téléologique.
Tandis que le texte paru pour la première fois en 1935 puis en 1959,
c'est-à-dire vingt-quatre ans plus tard, est resté inchangé, le titre et lui
seul a été modifié. De ce fait, les analyses subtiles de l'histoire
allemande, toujours menées dans une démarche comparative avec les nations
voisines, se rangent soudain dans une perspective téléologique. Seul
prend du retard celui qui ne respecte pas son horaire. Mais qui décide
de l'horaire qui doit être respecté même par une "nation" ? Est-ce que Existe-t-il un indicateur
ce sont les nations voisines ou est-ce la nation elle-même qui se plie aux d'horaires valable pour
normes de ses voisines ? Est-ce la nation elle même qui s'impose ses l'histoire universelle auquel
propres buts ? Existe-t-il un indicateur d'horaires valable pour l'histoire devraient se conformer
universelle auquel devraient se conformer toutes les nations - si jamais toutes les nations ?
elles sont considérées comme les acteurs principaux ?
Du point de vue moral et normatif, la formule "nation attardée" est
à la fois suggestive et efficace. Mais sur le plan de la théorie de
l'histoire, elle est extrêmement faible. Elle proclame une téléologie
exclusive ex post qui ne laisse place qu'à une seule alternative :
accomplissement ou échec. Et cette alternative contraignante a, de surcroît,
l'avantage argumentatif que celui qui la soutient, a toujours raison. Ou
bien on respecte l'horaire imposé par la norme ou bien on arrive en
retard. Tertium non datur. De par son nouveau titre, le texte si
mesuré de Plessner a acquis une vigueur qui n'était pas dans le texte lui-
même. Mais c'est bien ainsi que ce texte a depuis été perçu : comme
jugement normatif. C'est la faute aux Allemands s'ils n'ont pas su, à
l'instar de leurs voisins français, hollandais, anglais, former un État-
:
dans l'histoire allemande tout en ouvrant des chemins nouveaux. De (1ère éd. 1996). [note de l'éditeur]
telles constellations dépendent aussi des constellations que
connaissent les pays voisins et leurs peuples, de sorte qu'il faut envisager un
minimum d'interactions, afin de pouvoir prendre la mesure exacte de
l'unicité ou du caractère spécifique de la situation historique d'une
nation donnée.
Que ce soient justement les structures fédérales qui permettent de
caractériser l'histoire allemande comme pré-moderne et, comme on
aime le dire aujourd'hui, aussi comme post-moderne doit nous inciter
à d'autres réflexions. Car ces structures contiennent des variantes
d'action que nous n'avons pas créées nous mêmes, mais qui peuvent
néanmoins inciter à agir. Nulle part il est écrit que la nation est un but
de l'histoire et que l'atteindre est un devoir temporel qui ne tolère Nulle part il est écrit que la
point de retard. Ce qui est sûr, c'est que la liberté d'action en matière nation est un but de l'histoire
politique ne saurait être maintenue sans une certaine capacité de et que l'atteindre est
compromis et que la reconnaissance de minorités, donc l'égalité de un devoir temporel, qui
ceux qui ne sont pas des égaux, est un des préalables de la ne tolère point de retard.
communauté des peuples européens : deux vieilles règles qui nous viennent
d'une histoire marquée par des structures fédérales.