Professional Documents
Culture Documents
Yves-Marie Blanchard
2005/4 - Tome 93
pages 497 à 515
ISSN 0034-1258
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Blanchard Yves-Marie, « « Toute Écriture est inspirée » (2 TM 3,16) les problématiques de la canonisation et de
l'inspiration, avec leurs enjeux respectifs »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/4 Tome 93, p. 497-515.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
« TOUTE ÉCRITURE
EST INSPIRÉE » (2 TM 3,16)
LES PROBLÉMATIQUES
DE LA CANONISATION
ET DE L’INSPIRATION,
AVEC LEURS ENJEUX RESPECTIFS
Yves-Marie BLANCHARD
Institut Catholique de Paris
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
«T oute Écriture est inspirée » (2 Tm 3,16). L’affirmation du rédac-
teur paulinien de la seconde lettre à Timothée surprend par son
caractère exceptionnel dans l’ensemble du Nouveau Testament. Non
seulement l’emploi du mot Écriture avec une extension large (« toute
Écriture », au singulier indéfini), plutôt qu’en dépendance directe d’un
fragment vétéro-testamentaire, comme c’est le cas par exemple dans la
présentation des citations d’accomplissement 1, est rare, mais l’adjectif
« inspiré » (theopneustos) est lui-même un hapax dans l’ensemble de la
Bible grecque. Il paraît donc prudent de relativiser la portée d’une telle
affirmation et, d’un point de vue historique, ne pas en généraliser la
portée, au point d’imaginer que nous aurions là l’expression d’une
théologie de l’inspiration scripturaire allant de soi à la fin de l’époque
dite apostolique. En revanche, dans une perspective théologique, rien ne
nous interdit de partir d’une telle assertion, afin de réfléchir, à la suite de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
des pages fort éclairantes, dont je me permets de saluer tant l’érudition
confondante que la belle rigueur démonstrative 4.
I. Canonisation
Commençons donc par le commencement : que peut-on mettre sous la
rubrique « toute Écriture » ? Autrement dit, que savons-nous du proces-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
les) 7. Enfin, il apparaît qu’une telle référence aux Écritures juives peut
s’honorer de la pratique même de Jésus, comme l’atteste par exemple
5. Il s’agit du fameux livre Die Entstehung des christlichen Bibel, Tübingen, 1968 ;
trad. franç. : La formation de la Bible chrétienne, Neuchâtel, 1971. A. LE BOULLUEC, art.
cit., p. 65 note 79, signale à juste titre que la thèse imputant à Marcion un rôle
déterminant dans le processus de formation du Canon néo-testamentaire « est
aujourd’hui nuancée, voire contestée, par la critique ». De fait, l’importance recon-
nue à Irénée, en tant que témoin et sans doute aussi, pour une bonne part, acteur
décisif du processus de canonisation, paraît relativiser l’importance de Marcion. En
effet, si le grand évêque de Lyon connaît Marcion et le dénonce au passage, ce
dernier n’est pourtant pas l’adversaire déclaré du théologien soucieux d’orthodo-
xie. C’est bien d’abord contre la gnose valentinienne que s’acharne Irénée, sur un
terrain qui concerne moins les frontières canoniques que les clés d’interprétation
appliquées aux textes et traditions évangéliques.
6. Les notes accompagnant l’article d’A. LE BOULLUEC comportent toutes les
références bibliographiques nécessaires pour traiter du sujet dans l’état actuel des
connaissances. Voir également B. SESBOÜÉ, art. cit., pp. 21-24. À simple titre d’illus-
tration de la problématique ici mise en œuvre, je me permets de renvoyer à un
précédent essai : « Naissance du Nouveau Testament et Canon biblique », in L’auto-
rité de l’Écriture, J.-M. POFFET, éd., « Lectio divina », Cerf, Paris, 2002, pp. 23-50.
7. Typologie et accomplissement constituent deux modes distincts de pensée —
mais complémentaires — disposant l’un et l’autre de fondements néo-
testamentaires explicites. Tandis que Paul inaugure la voix typologique, qui sera
incessamment reprise par la littérature patristique, les rédactions évangéliques de
Matthieu, Luc et Jean recourent au verbe « accomplir » (litt. : remplir) pour penser
le rapport établi entre la mémoire des Écritures juives et la prédication de Jésus
elle-même confiée à l’écriture. Sur cette double question, voir les articles mention-
nés dans la note 1.
500 Y.-M. BLANCHARD
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
tation du Christ dans son humilité par la reprise quasi intégrale du
4e chant du Serviteur, selon le 2e Isaïe 8. Autrement dit, le texte prophé-
tique tient simplement lieu de récit chrétien de la Passion : la liturgie
catholique d’aujourd’hui ne fait guère autrement lorsqu’à la célébration
du Vendredi saint elle proclame ledit chant d’Isaïe 52-53 aux côtés de la
Passion selon saint Jean 9.
À ce déplacement herméneutique, revenant à produire un texte, sinon
différent formellement, du moins distinct sémantiquement, s’ajoutent
deux indices matériels, confirmant la thèse selon laquelle l’Ancien Testa-
8. Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 16, A. JAUBERT, éd., « Sources chré-
tiennes », Cerf, Paris, 1971. La longueur de la citation et la référence explicite à
l’exemple du Christ serviteur invitent à considérer cette référence vétéro-
testamentaire comme pleinement délibérée. Il est clair qu’à la fin du 1er siècle, quoi
qu’il en soit de l’état de diffusion des récits évangéliques de la Passion, ce que nous
appelons Ancien Testament est globalement reçu comme Écriture « chrétienne »,
c’est-à-dire susceptible d’être interprétée d’un point de vue christologique. L’évan-
gile de Luc n’a-t-il pas déjà « canonisé » cette pratique, d’une part en en attribuant
l’initiative au Ressuscité le soir même de Pâques (Luc 24), d’autre part en suggérant
que ce type de lecture pouvait se recommander de l’enseignement de Jésus lui-
même, dès le temps du ministère en Galilée (Luc 4) ?
9. A. JAUBERT, op. cit., pp. 125-126 note 3, suppose un tel usage liturgique dès
l’époque de Clément. Cela n’est pas prouvé, mais la pratique ultérieure atteste la
possibilité d’un tel fonctionnement. En tout cas, l’interrelation des deux Testa-
ments est tellement constitutive du mode d’écriture évangélique, notamment par le
biais des citations d’accomplissement, qu’elle s’impose aux premiers auteurs chré-
tiens, pour ainsi dire de l’intérieur du message, quoi qu’il en soit des applications
liturgiques.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 501
ment chrétien n’est pas la simple reprise de la Torah d’Israël, mais une
construction nouvelle, certes largement tributaire de la première Al-
liance mais également porteuse d’une spécificité propre. Le premier
indice est l’attachement indéfectible à la version grecque des Écritures,
en quelque sorte par différenciation de la Torah juive, en cours de
re-hébraïsation dès la fin du 1er siècle. Pour justifier leur entreprise, les
chrétiens s’approprient la légende juive des Septante, fréquemment citée
dans le christianisme ancien depuis Justin 10. Le deuxième indice réside
dans l’élaboration d’une structure quadripartite de l’Ancien Testament,
sur la base d’une typologie littéraire, ajoutant au Pentateuque les livres
dits historiques, puis poétiques, enfin prophétiques, alors même que le
modèle ternaire, embryonnaire au temps de la rédaction évangélique
(voir à nouveau Luc 24), s’impose progressivement en milieu juif, en
raison de sa convenance avec la pratique synagogale d’une lecture « éta-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
gée », fondée sur la Torah, elle-même actualisée par les Prophètes, puis
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
complétée par certains Écrits, à commencer par les psaumes dont le chant
venait habituellement clore le rassemblement liturgique 11. Il est donc
clair à mes yeux que l’Ancien Testament chrétien et la Torah juive (le
TaNaK tripartite) sont à la fois proches et distincts, à la mesure du
processus de différenciation réciproque ayant affecté les communautés
juive et chrétienne, à partir de la fin du 1er siècle. À titre quasiment
anecdotique, ajoutons le fait que, dans les listes canoniques des 4e et
5e siècles, alors même que la langue hébraïque conserve un grand pres-
tige — à preuve les acrobaties arithmétiques tentées par certains, afin
d’obtenir un Ancien Testament de 22 livres, en référence au nombre des
lettres de l’alphabet hébraïque — l’ordonnancement du corpus n’en est
pas moins toujours quadripartite, avec la même permanence de l’usage
de la seule langue grecque pour les deux Testaments 12. On sait par
ailleurs la pertinence herméneutique d’une structure biblique ordonnée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
est bien de mettre terme au débat en proposant des listes fixées. Reste la
question des critères invoqués à titre de justification des choix alors
affirmés : nous y reviendrons plus tard, à propos de l’inspiration... En
revanche, si l’on remonte au début du processus, soit le milieu et la fin du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
revenant sur les conditions de rédaction des livres néo-testamentaires,
avec la volonté affirmée de retrouver, sinon la main d’un apôtre, du moins
son engagement de témoin à la source même de la tradition attestée par
le texte en débat. La perspective est alors diachronique ; elle affirme
l’apostolicité des livres pratiqués par la Grande Église, tout particulière-
ment dans le contexte de l’affrontement avec les mouvement gnostiques,
prônant un modèle ésotérique justifiant le canal de révélations privées et
placées sous l’autorité de maîtres contemporains, prétendus porteurs
d’une perception nouvelle et plus authentique de la Révélation chré-
tienne. La difficulté pour des lecteurs modernes est de faire la part entre
les matériaux narratifs mis en œuvre dans ces récits étiologiques et les
réalités historiques sous-jacentes. Il n’est pas assuré que les informations
données par Irénée ou le Fragment de Muratori 15 aient une valeur
historique et puissent être utilisées dans la perspective historico-critique
14. Voir à nouveau A. LE BOULLUEC, art. cit., pp. 45-70, ainsi que mon livre Aux
sources du Canon, le témoignage d’Irénée, « Cogitatio Fidei », Cerf, Paris, 1993, notam-
ment tout ce qui concerne la relation des premiers Pères à ce que nous appelons
Nouveau Testament. Dans ce travail, il m’était apparu que, dans la plupart des cas,
la référence scripturaire relevait d’un processus plus complexe que la simple
citation littéraire, à laquelle nous sommes habitués du moment que nous disposons
d’un texte canonique tenu pour normatif.
15. Comme le rappelle justement A. LE BOULLUEC, art. cit., p. 83 note 156,
références bibliographiques à l’appui, le statut du Fragment de Muratori est loin
d’être clair. Outre la datation contestée, on peut mettre en doute l’évidence des
premiers éditeurs, selon laquelle ils s’agirait d’un « Canon », à la façon des listes
canoniques bien attestées dans la deuxième moitié du 4e siècle. À bien des points de
504 Y.-M. BLANCHARD
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
vue, l’énigmatique fragment ressemble davantage au récit étiologique d’Irénée,
relatif aux quatre rédactions évangéliques.
16. Il me semble que, faute d’une réflexion préalable sur le statut de tels récits
étiologiques, on risque fort d’en tirer des conclusions historiques indues. Ainsi,
quand il s’agit de la Lettre d’Aristée, il ne fait de doute pour personne que l’objet en
est d’abord apologétique, visant à justifier le recours aux Écritures de langue
grecque dans le milieu juif alexandrin. D’ailleurs le récit lui-même comporte trop
d’invraisemblances pour être tenu comme une source fiable d’informations histo-
riques relatives à la genèse de la version grecque de la Torah. Le texte ne dit pas le
« comment » mais le « pourquoi » de la duplication des Écritures juives. Toutes
proportions gardées, ne devrait-on pas faire preuve de semblable prudence, quand
il s’agit du témoignage d’Irénée relatif aux rédactions des quatre évangiles, tenus
pour lui comme seuls normatifs ? Le but d’Irénée n’est certainement pas de
répondre aux questions du « comment » portées par l’exégèse historico-critique
moderne. Il est donc sans doute de mauvaise méthode d’utiliser le texte d’Irénée
comme une source historique directement exploitable dans la perspective de
l’histoire des rédactions évangéliques. En revanche, il est clair qu’Irénée cherche à
justifier la valeur « canonique » reconnue aux quatre figures de l’unique évangile
tétramorphe. Pour ce faire, il s’efforce d’établir des liens de dépendance formelle
entre les trois évangiles que nous appelons synoptiques, et l’autorité apostolique par
excellence que constitue le duo Pierre et Paul. Dans le cas du quatrième évangile,
Irénée identifie purement et simplement le Disciple bien-aimé, présenté dans
l’évangile même comme l’autorité de référence, avec l’apôtre Jean, l’un des proches
du Seigneur, selon les informations des évangiles synoptiques. La finalité d’un tel
discours est bien d’affirmer l’apostolicité des quatre livrets, tenus pour les représen-
tants exclusifs d’une tradition évangélique plurielle, donc appelés à devenir cano-
niques, au détriment d’autres textes dès lors dépourvus du double label d’aposto-
licité et canonicité.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 505
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
ciable unissant les deux Testaments au sein de l’unique livre chrétien, la
Bible au sens fort du terme.
Bref, de ce premier parcours au sein du christianisme ancien, polarisé
sur la question de la canonisation affectant aussi bien, quoique différem-
ment, l’Ancien et le Nouveau Testament, il me paraît possible de conclure
que la question historiquement première, sinon peut-être théologique-
ment primordiale, est bien celle de la canonicité 18. De son côté, la
II. Inspiration
Venons-en donc au deuxième volet de notre propos, avec la question
suivante : qu’est-ce que l’inspiration ou, si l’on veut s’en tenir à l’expres-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
toute Écriture ? Bernard Sesboüé 19 nous a redit combien cette question
avait préoccupé les théologiens du monde occidental, avec souvent la
tentation d’apporter des réponses de type instrumental, afin de clarifier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
côté de la source — comment penser la double origine d’un texte hu-
main qui soit en même temps parole de Dieu ? — mais du côté de la
réception 20, en l’occurrence le profit pour un lecteur destiné à devenir
« homme de Dieu », ajusté à la volonté divine et appareillé en vue
d’accomplir des œuvres bonnes, accordées à sa condition propre.
De même, en 2 Pierre 1,20-21 — autre passage régulièrement allégué
— l’objet du discours n’est pas d’abord de rendre compte de la source du
texte biblique, mais de rappeler que son interprétation ne relève pas de la
sphère privée, engageant donc la référence à une tradition de lecture
portée par la communauté ecclésiale. Et c’est à nouveau à titre second et
comme en justification de l’assertion première que l’auteur en vient à
évoquer ce que nous appelons « inspiration », à savoir la collaboration de
l’auteur divin et de l’écrivain humain. Le texte est parfaitement clair :
« Aucune prophétie de l’Écriture — il s’agit évidemment de ce que nous
20. Cette remarque est importante ; elle rejoint, pour une part, ce qui sera dit
plus tard au moyen des listes canoniques. En effet, sans exclure les éléments de
contenu, relatifs à l’orthodoxie des livres examinés, les deux premiers critères
seront de l’ordre de la réception, insistant sur la publicité et l’unanimité des livres,
autrement dit leur usage liturgique (publicité) généralisé (unanimité), fruit d’un
réel consensus ecclésial, les listes elles-mêmes n’ayant d’autre objet que d’aider à la
régulation des points encore incertains. Dans ce contexte, il ne sera pas étonnant de
rencontrer un vocabulaire juridique, en appelant à la « reconnaissance » ou à la
« contestation » de certains livres. Ainsi chez Eusèbe de Césarée : voir A. LE BOUL-
LUEC, art. cit., en finale, pp. 84-87 et moi-même : « Naissance du Nouveau Testa-
ment et Canon biblique », art. cit., no 4 de la conclusion, pp. 46-47. Cf. ci-dessous,
l’article de J.-P. Sonnet, p. 526, n. 31.
508 Y.-M. BLANCHARD
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
l’Esprit Saint 21.
De même encore, en 1 Pierre 1,10-12 — phrase embrouillée au possi-
ble ! — il paraît possible de comprendre que les prophètes de l’ancien
Israël sont bien les porte-parole de l’Esprit du Christ qui « témoignait en
eux au sujet des souffrances du Christ et des gloires conséquentes ». Or,
cette fois encore, le charisme de l’interprétation est énoncé, non pour
rendre compte de l’origine de la parole prophétique 22, mais pour affir-
mer sa pertinence en tant qu’elle touche l’événement de salut en Christ,
lequel fait aussi l’objet d’une proclamation exercée par les prophètes
chrétiens, qui eux-mêmes annoncent l’évangile « dans » ou « par » — les
manuscrits autorisent les deux lectures — « l’Esprit Saint qui a été envoyé
du ciel, lui devant qui les anges désirent se prosterner ». Citons rapide-
ment la fin du texte (verset 11), dans une traduction aussi littérale que
possible :
« Il leur fut révélé — aux prophètes de l’Ancien Testament — que le
service qu’ils rendaient — litt : la diaconie — n’était pas pour eux-mêmes
mais pour vous, puisqu’ils [annonçaient] ce qui de nos jours vous a été
annoncé par ceux qui vous ont évangélisés, dans/par l’Esprit Saint envoyé
du ciel, lui devant qui les anges désirent se prosterner ».
On le voit, l’inspiration est double : elle atteint aussi bien les mission-
naires chrétiens de la première génération, donc le Nouveau Testament
en son stade embryonnaire, que les prophètes de l’Ancien Testament 23.
Dans les deux cas, l’inspiration n’est rien d’autre que l’accompagnement
par l’Esprit, reconnaissable à la conjonction de l’un et l’autre Testaments,
en quelque sorte réunis ou articulés dans la proclamation — a priori ou a
posteriori — du commun événement central, le mystère pascal de Jésus,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
À ce stade de notre réflexion, nous pourrions revenir sur la notion
d’Esprit dans l’ensemble de l’Ancien Testament 24. Il nous suffira de
redire que l’esprit ou souffle (ruah ; pneuma) désigne la vie humaine, en
tant que celle-ci se manifeste à la possibilité de respirer et à la capacité de
parler. L’esprit est bien ce souffle qui gonfle nos poumons et, passant par
nos gorges et nos bouches, bref ce qu’on appelle aujourd’hui l’appareil
phonatoire, produit les sons articulés par lesquels se réalise tout langage
proprement humain. Dès lors, pour signifier qu’un être humain parle au
nom de Dieu, l’Ancien Testament lui impute une part personnelle de
l’esprit ou souffle divin. C’est bien l’homme qui parle, c’est son appareil
phonatoire qui forme les sons, mais le souffle préalable à toute émission
verbale est le souffle même de Dieu. On peut encore dire, en filant la
métaphore, que l’inspiration biblique ne se situe alors ni au niveau du
mental, ni à celui de la volonté, mais au cœur même de l’action de
parler, dans ce souffle porteur de la parole — nous retrouvons le verbe
tête du peuple élu, mais bien davantage encore le Messie des derniers
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
temps, donc Jésus lui-même. Il serait facile d’évoquer les récits du bap-
tême de Jésus qui, avant même de constituer une théophanie trinitaire,
ont d’abord valeur d’intronisation royale d’un Messie mandaté par Dieu
et, à ce titre, revêtu de l’Esprit sans lequel sa parole ne pourrait prétendre
à l’autorité divine qui lui est pourtant dévolue. Il serait encore plus facile
de revenir sur la scène inaugurale à Nazareth selon Luc 4 : l’onction
royale et le don de l’Esprit disent doublement la condition messianique
de Jésus, sous le signe d’une parole autorisée et immédiatement efficace,
comme le souligne la mention de l’oracle d’Isaïe, relatif aux transforma-
tions profondes introduites par l’année de grâce 26. Bref, comme l’a
25. À nouveau, l’on peut dire que le retour sur l’origine d’une telle parole — ce
qu’on entend généralement par « inspiration » — est présenté comme conséquent
à la prise en compte des effets de la parole. On retrouve l’idée selon laquelle ce qui
est reconnu comme « canonique » devient de facto « inspiré » : autrement dit, la
parole porteuse de l’action divine ne peut venir que de Dieu lui-même, quoi qu’il en
soit des émetteurs de la parole en question. En des termes simples et concrets, la
deuxième Lettre de Pierre suggère que les locuteurs de la Parole divine sont comme
« portés » par l’Esprit Saint. La métaphore n’est pas si mauvaise, ne serait-ce qu’en
raison de son imprécision...
26. Il est bien connu que les textes évangéliques ici suggérés jouent sur plusieurs
niveaux de sens. Ainsi au baptême de Jésus, la descente de l’Esprit a pour effet, non
seulement de qualifier Jésus dans sa condition de Messie pleinement investi de
l’esprit ou souffle divin donnant force et autorité à sa parole, mais encore d’inscrire,
quasiment en prologue de l’évangile, la figure explicitement trinitaire du Dieu
chrétien tel qu’il advient à la connaissance des disciples à partir de la pleine
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 511
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
parole, on trouve deux formes de la conjugaison du verbe dire, le
participe aoriste passif to rhêten (ce qui a été dit, un jour du temps), et le
participe présent actif legontos (ce que le prophète dit aujourd’hui, du
moment que le texte est lu, donc énoncé à frais nouveaux et, en quelque
sorte, actualisé). Le premier participe, de forme passive, suggère un
locuteur invisible et ineffable, Dieu lui-même, selon la symbolique usuelle
dite du passif divin. En revanche, le second participe, de forme active,
impute au prophète une véritable action de parole concomitante à l’acte
de lecture par lequel le texte reprend vie, au présent de son lecteur. Mais
ce n’est pas tout : entre un premier locuteur, innommé puisque étant
Dieu lui-même, et un second locuteur, à savoir le prophète biblique relayé
par le lecteur qui redonne vie et voix à l’oracle conservé par écrit, figure
l’œuvre même du prophète, non pas comme instrument de la parole
divine (on aurait un datif instrumental), ni même comme le milieu au
sens du biotope permettant l’éclosion d’une vie venue d’ailleurs (ou
aurait la préposition locative en + datif, selon un usage figuré présent à
toutes les pages du Nouveau Testament), mais comme le « média » (au
sens des moyens de communication), c’est-à-dire la médiation à travers
livre, sa parole retentit à nouveau au travers d’un acte de lecture qui n’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
jamais qu’une nouvelle effectuation de l’unique et toujours vive parole.
Bref, il me semble que, plutôt que de recourir à des métaphores instru-
mentales comme celles de la plume ou du calame au service d’une dictée,
la linguistique moderne 29 peut nous offrir de grands moyens pour
penser à frais nouveaux ce que nous appelons « inspiration », par simple
reproduction de l’expression biblique, plus ou moins déconnectée de son
milieu porteur.
Dans ce contexte, il serait intéressant de vérifier comment par exemple
nos évangiles gèrent la pluralité auctoriale 30 qu’ils revendiquent par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Disciple bien-aimé, qui a toutes les chances d’être un personnage histo-
rique influent au sein du milieu johannique, est désigné comme l’auteur
au sens technique du terme : à la fois témoin oculaire, garantissant la
vérité de la tradition véhiculée par l’évangile : « Celui qui a vu témoigne,
et son témoignage est vrai » (19,35) et maître d’œuvre de la composition
littéraire : « C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a
écrites » (21,24). Or, dans ces deux passages, la qualification auctoriale
est elle-même validée par l’appel à d’autres instances de vérification et
confirmation : ainsi en 19,35, la phrase continue ainsi : « Et celui-là
(démonstratif d’éloignement : ekeinos) sait qu’il dit vrai, afin que vous
aussi vous croyiez ». On peut légitimement se demander qui se cache
derrière « Celui-là » : une autorité ecclésiastique postérieure à la rédac-
tion d’ensemble ou bien — pourquoi pas ? — le Seigneur lui-même. De
même, en 21,24, on voit réapparaître le « nous » du prologue, comme
ultime sanction apportée à la validité du témoignage porté par le disciple
bien aimé : « Et nous savons que son témoignage est vrai ». Enfin, au tout
dernier verset (21,25) entre en scène un « je » du locuteur, qui n’est
peut-être pas seulement rhétorique : « Il y a encore beaucoup d’autres
choses qu’a faites Jésus ; si on les écrivait une par une, je pense que pas
même le monde ne contiendrait les livres ainsi écrits » 32.
Le dernier mot du 4e évangile est consacré aux livres écrits, réels ou
virtuels, concomitants à toute lecture — car lire c’est toujours réécrire —
mais il reste extrêmement flou sur la notion d’auteur. Ou plutôt, il y a une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
qu’on ne sait plus très bien à qui revient la responsabilité de l’écriture.
J’ose penser que la linguistique moderne, tout particulièrement selon la
perspective narratologique désormais familière à bon nombre de biblis-
tes, pourrait nous aider à différencier les pôles respectifs du destinateur,
du narrateur, du locuteur et, peut-être en fin de chaîne, de l’auteur ou
autorité qualifiante : bref toutes notions que je crois susceptibles de nous
aider à penser l’inspiration biblique, non pas d’abord en amont, du côté
de la conscience des écrivains bibliques, ni même seulement en aval,
selon la figure historique du Canon scripturaire en tant que phénomène
32. Ce n’est pas ici le lieu d’assurer le traitement exégétique détaillé des multiples
apories du texte johannique. Il suffira d’avoir suggéré la fécondité d’une approche
narratologique, attentive aux conditions et composantes de l’acte de communica-
tion opéré du fait même du mode narratif caractérisant l’écriture évangélique (y
compris celle de Jean). De telles considérations devront désormais être prises en
compte au sein d’une réflexion centrée sur la notion d’inspiration biblique. Cette
dernière, en effet, ne saurait plus être pensée exclusivement en amont du livre, dans
une sorte d’arrière-monde intérieur préalable à l’acte même de parole porté par le
livre, du double point de vue de son écriture et de sa lecture, avec les pôles
interactifs de l’auteur et du lecteur implicites. C’est bien dans et par le livre, non
comme un produit mort, mais en tant qu’il est lui-même sans cesse ravivé par des
lectures pouvant être conçues comme autant de réécritures (voir à ce sujet le
dernier verset de l’évangile selon saint Jean : 21,25 !), que s’atteste et se vit la nature
inspirée d’une Écriture ayant qualité pour être reconnue comme parole de Dieu.
Dans ce domaine, voir le collectif : Raconter, voir, croire. Parcours narratifs du quatrième
évangile, par Y.-M. BLANCHARD, É. LATOUR, F. MIRGUET, B. OIRY, Cahiers de la Revue
Biblique, no 61, Gabalda, Paris, 2005 ; sur le sujet ici évoqué, tout particulièrement
pp. 69-81.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 515
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.29.29 - 03/06/2012 19h09. © Centre Sèvres
sus historique (la canonisation) ; d’autre part, l’élaboration d’un langage
adapté au statut propre des Écritures chrétiennes (l’inspiration). Puisse
donc cette distinction épistémologique aider à maintenir une réelle
tension dialectique au sein du couple canonisation — inspiration ! ¶