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« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » (2 TM 3,16) LES

PROBLÉMATIQUES DE LA CANONISATION ET DE L'INSPIRATION,


AVEC LEURS ENJEUX RESPECTIFS

Yves-Marie Blanchard

Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse

2005/4 - Tome 93
pages 497 à 515

ISSN 0034-1258

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Pour citer cet article :
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Blanchard Yves-Marie, « « Toute Écriture est inspirée » (2 TM 3,16) les problématiques de la canonisation et de
l'inspiration, avec leurs enjeux respectifs »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/4 Tome 93, p. 497-515.
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« TOUTE ÉCRITURE
EST INSPIRÉE » (2 TM 3,16)
LES PROBLÉMATIQUES
DE LA CANONISATION
ET DE L’INSPIRATION,
AVEC LEURS ENJEUX RESPECTIFS
Yves-Marie BLANCHARD
Institut Catholique de Paris
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«T oute Écriture est inspirée » (2 Tm 3,16). L’affirmation du rédac-
teur paulinien de la seconde lettre à Timothée surprend par son
caractère exceptionnel dans l’ensemble du Nouveau Testament. Non
seulement l’emploi du mot Écriture avec une extension large (« toute
Écriture », au singulier indéfini), plutôt qu’en dépendance directe d’un
fragment vétéro-testamentaire, comme c’est le cas par exemple dans la
présentation des citations d’accomplissement 1, est rare, mais l’adjectif
« inspiré » (theopneustos) est lui-même un hapax dans l’ensemble de la
Bible grecque. Il paraît donc prudent de relativiser la portée d’une telle
affirmation et, d’un point de vue historique, ne pas en généraliser la
portée, au point d’imaginer que nous aurions là l’expression d’une
théologie de l’inspiration scripturaire allant de soi à la fin de l’époque
dite apostolique. En revanche, dans une perspective théologique, rien ne
nous interdit de partir d’une telle assertion, afin de réfléchir, à la suite de

1. Sur la question de l’accomplissement, je me permets de renvoyer à plusieurs de


mes travaux antérieurs : « Ancien et Nouveau Testament dans le cycle liturgique »,
in La Liturgie, interprète de l’Écriture, Conférences Saint-Serge, 48e semaine d’études
liturgiques, A.M. TRIACCA et A. PISTOIA éd., Rome, 2002, pp. 221-233 ; « L’accom-
plissement des Écritures : une herméneutique du passage », in Le souci du passage,
Mélanges offerts à Jean Greisch, Cerf, Paris, 2004, pp. 271-287.

RSR 93/4 (2005) 497-515


498 Y.-M. BLANCHARD

Bernard Sesboüé et Alain Le Boulluec 2, sur les relations réciproques


entre canonisation et inspiration 3.
Il apparaît, en effet, que l’énoncé repris de 2 Tm 3,16 est lui-même
composé de deux éléments : le prédicat « toute Écriture » auquel se
trouve conjoint le syntagme « est inspirée ». Or, ces deux éléments parais-
sent correspondre aux deux versants du dilemme : non seulement la
question de l’inspiration, dont Bernard Sesboüé nous a fort justement
rappelé sa récurrence dans le champ théologique, notamment occiden-
tal, disons depuis la fin du 4e siècle jusqu’à nos jours avec la référence tout
à fait pertinente à Dei Verbum ; mais encore la question de la canonisation,
suggérée par la citation paulinienne — en effet, l’indéfini « toute Écri-
ture » n’est en rien l’équivalent du pluriel défini « toutes les Écritures »,
malencontreusement retenu par plusieurs traductions — majoritaire
dans l’espace des 2e- 4e siècles, c’est-à-dire le plus fort de la période
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patristique, ainsi que l’a magistralement exposé Alain Le Boulluec, dans

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des pages fort éclairantes, dont je me permets de saluer tant l’érudition
confondante que la belle rigueur démonstrative 4.

I. Canonisation
Commençons donc par le commencement : que peut-on mettre sous la
rubrique « toute Écriture » ? Autrement dit, que savons-nous du proces-

2. Le présent exposé doit beaucoup aux textes de B. SESBOÜÉ, « La canonisation


des Écritures et la reconnaissance de leur inspiration » et d’A. LE BOULLUEC, « Le
problème de l’extension du Canon des Écritures aux premiers siècles », in Recherches
de Science Religieuse, dossier : La réception des Écritures inspirées, tome 92/1,
janvier-mars 2004, pp. 13-44 et 45-87. Plus qu’une « réponse », laquelle supposerait
une divergence principielle, il s’agit là d’un libre « essai », sans autre ambition que
de décliner sur un mode tant soit peu différent un certain nombre de données bien
connues des deux auteurs et déjà mises en valeur selon leur génie propre.
3. Le texte ici présenté reproduit intégralement la conférence prononcée lors du
Colloque des RSR des 28-30 juin 2004, dans les locaux du Centre Sèvres à Paris. En
revanche, les notes ont été rédigées ultérieurement : elles s’efforcent de tenir
compte des échanges tenus lors du Colloque ; elles sont aussi l’écho de réflexions et
travaux personnels menés depuis lors. En tout cas, elles se veulent au service d’une
recherche encore inchoative et consciente de ses insuffisances.
4. Le plan de mon exposé sera donc inverse à l’ordre de succession des deux
articles évoqués : comme je souhaite le montrer, la question historique de la
canonisation me paraît précéder la problématique théologique de l’inspiration,
sans qu’il faille pour autant déduire l’une de l’autre selon un schéma purement
diachronique. En réalité, les deux points de vue s’engendrent réciproquement et se
conditionnent mutuellement.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 499

sus de canonisation biblique, mené progressivement selon une durée


allant du milieu du 2e siècle à la fin du 4e siècle, voire le 5e siècle, en tout
cas selon un modèle de développement continu, et non pas sous la forme
d’une réaction ponctuelle et datée, par exemple en réponse à Marcion,
d’après la thèse de Harnack, encore soutenue par Hans von Campenhau-
sen 5 ? Pour faire bref et ne pas répéter — en moins bien — le bel exposé
d’Alain Le Boulluec 6, je noterai seulement les trois points suivants.
1. Le premier groupe d’Écritures chrétiennes est naturellement cons-
titué de textes ou de livres hérités du judaïsme ancien. La composition
même du Nouveau Testament est largement redevable d’Écritures juives
auxquelles sont empruntées maintes figures, tant littéraires que symboli-
ques ou théologiques. De plus, dès les épîtres de Paul et tout au long des
évangiles, la relation entre le message chrétien et les Écritures juives fait
l’objet d’un traitement spécifique, soit en termes de typologie (Paul), soit
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à travers la relation dynamique qualifiée d’accomplissement (évangi-

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les) 7. Enfin, il apparaît qu’une telle référence aux Écritures juives peut
s’honorer de la pratique même de Jésus, comme l’atteste par exemple

5. Il s’agit du fameux livre Die Entstehung des christlichen Bibel, Tübingen, 1968 ;
trad. franç. : La formation de la Bible chrétienne, Neuchâtel, 1971. A. LE BOULLUEC, art.
cit., p. 65 note 79, signale à juste titre que la thèse imputant à Marcion un rôle
déterminant dans le processus de formation du Canon néo-testamentaire « est
aujourd’hui nuancée, voire contestée, par la critique ». De fait, l’importance recon-
nue à Irénée, en tant que témoin et sans doute aussi, pour une bonne part, acteur
décisif du processus de canonisation, paraît relativiser l’importance de Marcion. En
effet, si le grand évêque de Lyon connaît Marcion et le dénonce au passage, ce
dernier n’est pourtant pas l’adversaire déclaré du théologien soucieux d’orthodo-
xie. C’est bien d’abord contre la gnose valentinienne que s’acharne Irénée, sur un
terrain qui concerne moins les frontières canoniques que les clés d’interprétation
appliquées aux textes et traditions évangéliques.
6. Les notes accompagnant l’article d’A. LE BOULLUEC comportent toutes les
références bibliographiques nécessaires pour traiter du sujet dans l’état actuel des
connaissances. Voir également B. SESBOÜÉ, art. cit., pp. 21-24. À simple titre d’illus-
tration de la problématique ici mise en œuvre, je me permets de renvoyer à un
précédent essai : « Naissance du Nouveau Testament et Canon biblique », in L’auto-
rité de l’Écriture, J.-M. POFFET, éd., « Lectio divina », Cerf, Paris, 2002, pp. 23-50.
7. Typologie et accomplissement constituent deux modes distincts de pensée —
mais complémentaires — disposant l’un et l’autre de fondements néo-
testamentaires explicites. Tandis que Paul inaugure la voix typologique, qui sera
incessamment reprise par la littérature patristique, les rédactions évangéliques de
Matthieu, Luc et Jean recourent au verbe « accomplir » (litt. : remplir) pour penser
le rapport établi entre la mémoire des Écritures juives et la prédication de Jésus
elle-même confiée à l’écriture. Sur cette double question, voir les articles mention-
nés dans la note 1.
500 Y.-M. BLANCHARD

l’épisode programmatique de Luc 4 (homélie à la synagogue de Naza-


reth), en parfaite inclusion avec le tableau de Luc 24, nous montrant le
Ressuscité en situation d’interprète chrétien de la Loi de Moïse, des
prophètes et des psaumes.
Les Écritures juives font donc, dès l’origine, l’objet d’une réception
chrétienne, non seulement passive, mais fortement active et novatrice.
D’une part, nous venons de le voir avec le récit pascal de Luc, la fidélité
aux Écritures juives va de pair avec un infléchissement herméneutique
radical puisque, dès le début, les disciples de Jésus prétendent y lire
l’histoire même de Jésus, non plus seulement celle de la première Al-
liance en Israël. À titre d’exemple, rappelons le cas de Clément de Rome :
dans les années 95, alors même que les récits évangéliques de la Passion
sont probablement achevés et que, en tout cas, les traditions orales
relatives à la Passion de Jésus sont très largement répandues dans les
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communautés chrétiennes, Clément de Rome illustre son appel à l’imi-

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tation du Christ dans son humilité par la reprise quasi intégrale du
4e chant du Serviteur, selon le 2e Isaïe 8. Autrement dit, le texte prophé-
tique tient simplement lieu de récit chrétien de la Passion : la liturgie
catholique d’aujourd’hui ne fait guère autrement lorsqu’à la célébration
du Vendredi saint elle proclame ledit chant d’Isaïe 52-53 aux côtés de la
Passion selon saint Jean 9.
À ce déplacement herméneutique, revenant à produire un texte, sinon
différent formellement, du moins distinct sémantiquement, s’ajoutent
deux indices matériels, confirmant la thèse selon laquelle l’Ancien Testa-

8. Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 16, A. JAUBERT, éd., « Sources chré-
tiennes », Cerf, Paris, 1971. La longueur de la citation et la référence explicite à
l’exemple du Christ serviteur invitent à considérer cette référence vétéro-
testamentaire comme pleinement délibérée. Il est clair qu’à la fin du 1er siècle, quoi
qu’il en soit de l’état de diffusion des récits évangéliques de la Passion, ce que nous
appelons Ancien Testament est globalement reçu comme Écriture « chrétienne »,
c’est-à-dire susceptible d’être interprétée d’un point de vue christologique. L’évan-
gile de Luc n’a-t-il pas déjà « canonisé » cette pratique, d’une part en en attribuant
l’initiative au Ressuscité le soir même de Pâques (Luc 24), d’autre part en suggérant
que ce type de lecture pouvait se recommander de l’enseignement de Jésus lui-
même, dès le temps du ministère en Galilée (Luc 4) ?
9. A. JAUBERT, op. cit., pp. 125-126 note 3, suppose un tel usage liturgique dès
l’époque de Clément. Cela n’est pas prouvé, mais la pratique ultérieure atteste la
possibilité d’un tel fonctionnement. En tout cas, l’interrelation des deux Testa-
ments est tellement constitutive du mode d’écriture évangélique, notamment par le
biais des citations d’accomplissement, qu’elle s’impose aux premiers auteurs chré-
tiens, pour ainsi dire de l’intérieur du message, quoi qu’il en soit des applications
liturgiques.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 501

ment chrétien n’est pas la simple reprise de la Torah d’Israël, mais une
construction nouvelle, certes largement tributaire de la première Al-
liance mais également porteuse d’une spécificité propre. Le premier
indice est l’attachement indéfectible à la version grecque des Écritures,
en quelque sorte par différenciation de la Torah juive, en cours de
re-hébraïsation dès la fin du 1er siècle. Pour justifier leur entreprise, les
chrétiens s’approprient la légende juive des Septante, fréquemment citée
dans le christianisme ancien depuis Justin 10. Le deuxième indice réside
dans l’élaboration d’une structure quadripartite de l’Ancien Testament,
sur la base d’une typologie littéraire, ajoutant au Pentateuque les livres
dits historiques, puis poétiques, enfin prophétiques, alors même que le
modèle ternaire, embryonnaire au temps de la rédaction évangélique
(voir à nouveau Luc 24), s’impose progressivement en milieu juif, en
raison de sa convenance avec la pratique synagogale d’une lecture « éta-
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gée », fondée sur la Torah, elle-même actualisée par les Prophètes, puis

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complétée par certains Écrits, à commencer par les psaumes dont le chant
venait habituellement clore le rassemblement liturgique 11. Il est donc
clair à mes yeux que l’Ancien Testament chrétien et la Torah juive (le
TaNaK tripartite) sont à la fois proches et distincts, à la mesure du
processus de différenciation réciproque ayant affecté les communautés
juive et chrétienne, à partir de la fin du 1er siècle. À titre quasiment
anecdotique, ajoutons le fait que, dans les listes canoniques des 4e et
5e siècles, alors même que la langue hébraïque conserve un grand pres-
tige — à preuve les acrobaties arithmétiques tentées par certains, afin
d’obtenir un Ancien Testament de 22 livres, en référence au nombre des
lettres de l’alphabet hébraïque — l’ordonnancement du corpus n’en est
pas moins toujours quadripartite, avec la même permanence de l’usage
de la seule langue grecque pour les deux Testaments 12. On sait par
ailleurs la pertinence herméneutique d’une structure biblique ordonnée

10. B. SESBOÜÉ et A. LE BOULLUEC soulignent également ce fait, procédant d’une


volonté de christianisation des Écritures juives de langue grecque. Ainsi, les pre-
miers Pères non seulement s’approprient ce corpus, auquel ils appliquent une grille
de lecture christologique, mais ils ont également recours à la légende juive supposée
capable de fonder l’autorité de telles Écritures, donc leur caractère inspiré, comme
le souligne B. SESBOÜÉ, art. cit., p. 18, note 8.
11. Voir, en résumé de travaux plus importants, l’article suggestif de Ch. PERROT :
« La lecture de la Bible dans les synagogues au 1er siècle de notre ère », in La
Maison-Dieu, 126, 1976, pp. 24-41.
12. Cela ressort de la collection de textes rassemblés par J.-D. KAESTLI et O. WER-
MELINGER, Le Canon de l’Ancien Testament, sa formation et son histoire, Labor et Fides,
Genève, 1984, pp. 135-151. Pour plus de précision, outre A. LE BOULLUEC, art. cit.,
502 Y.-M. BLANCHARD

autour de la « pliure » entre prophètes et évangiles, les deux corpus


paraissant aptes à synthétiser les contenus propres à chaque Testament
ainsi que leur rapport mutuel en termes d’accomplissement 13.
2. Le second groupe de textes est naturellement celui du Nouveau
Testament, collection d’écrits apostoliques, dont le temps de rédaction
ne va guère au-delà de la fin du 1er siècle et du début du 2e siècle. Là
encore, la réception est un phénomène actif, supposant tout un travail de
collation par sélection et du même coup élimination. L’achèvement du
processus n’est pas acquis avant les 4e et 5e siècles : en font preuve les
listes canoniques apparues seulement à ce moment précis et habitées du
souci de clore une liste quasiment établie mais comportant encore quel-
ques incertitudes. Or, les listes elles-mêmes, ainsi que les modèles édito-
riaux conservés par les grands manuscrits de l’époque, attestent la per-
manence de variantes notables. Le processus n’est donc pas totalement
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achevé, mais la conscience canonique est évidente : le désir des auteurs

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est bien de mettre terme au débat en proposant des listes fixées. Reste la
question des critères invoqués à titre de justification des choix alors
affirmés : nous y reviendrons plus tard, à propos de l’inspiration... En
revanche, si l’on remonte au début du processus, soit le milieu et la fin du

pp. 71-82, se reporter à mon article « Naissance du Nouveau Testament et Canon


biblique », notamment pp. 33-40.
13. Il est à remarquer qu’un tel modèle herméneutique s’éloignerait des travaux,
au demeurant remarquables et tellement suggestifs de P. BEAUCHAMP. Selon qu’on
privilégie la structure tripartite des Écritures hébraïques menant aux Écrits — dont
le livre de Daniel aux accents déjà pleinement apocalyptiques — ou la disposition
quadripartite selon le modèle grec imputé aux Septante, la théologie de l’accom-
plissement revêt des accents différents. Dans le second cas, l’articulation se fait entre
les prophètes et les évangiles. Ou mieux, si l’on suit par exemple l’ordre des livres
selon l’édition de la Bible de Jérusalem, le Nouveau Testament commence là même
où s’achève l’Ancien Testament. En effet, les dernières pages du prophète Malachie
appellent tout à la fois l’avènement du Messie et la préparation de sa venue à travers
la manifestation d’Élie. De même, on le sait, les premières pages de l’évangile selon
Matthieu insistent sur la condition messianique de Jésus et présentent Jean-Baptiste
comme le nouvel Élie, précurseur de l’avènement messianique annoncé par les
prophètes de l’ancien Israël. Plus qu’un phénomène littéraire, proprement rédac-
tionnel (composition par entrelacement ; voir par exemple l’articulation entre
l’évangile de Luc et les Actes des Apôtres), il s’agit là d’une donnée riche d’effets
théologiques. On peut donc continuer de s’interroger sur l’origine historique
d’une telle disposition, distincte de l’ordre hébraïque manifestement inspiré de la
liturgie synagogale : le plus important à nos yeux tient aux conséquences propre-
ment théologiques de l’une ou l’autre organisation de la Bible chrétienne en deux
volets.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 503

2e siècle, on constate à la fois des évolutions rapides — ainsi de Justin à


Irénée — et des résistances fortes : ainsi chez Irénée, à la fois usager d’un
corpus presque semblable au nôtre et acteur d’une herméneutique bibli-
que relativement libre des contraintes canoniques, qu’il s’agisse de la
littéralité des citations, de l’unité du Nouveau Testament, ou encore de la
dualité des Testaments 14.
Ces questions ont été évoquées par les deux auteurs : il n’est donc pas
besoin d’y revenir longuement... En revanche, il peut être utile de souli-
gner la différence entre les problématiques développées dans les textes de
la fin du 2e siècle — disons Irénée et, vraisemblablement, le Fragment de
Muratori — et dans les listes canoniques des 4e et 5e siècles. Dans ces
dernières, le propos est clairement canonique : il s’agit de tracer les
frontières du corpus ; l’argumentation s’appuie sur l’état présent de la
réception desdits textes ; la perspective est proprement synchronique. En
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revanche, au 2e siècle, on est en présence de légendes étiologiques,

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revenant sur les conditions de rédaction des livres néo-testamentaires,
avec la volonté affirmée de retrouver, sinon la main d’un apôtre, du moins
son engagement de témoin à la source même de la tradition attestée par
le texte en débat. La perspective est alors diachronique ; elle affirme
l’apostolicité des livres pratiqués par la Grande Église, tout particulière-
ment dans le contexte de l’affrontement avec les mouvement gnostiques,
prônant un modèle ésotérique justifiant le canal de révélations privées et
placées sous l’autorité de maîtres contemporains, prétendus porteurs
d’une perception nouvelle et plus authentique de la Révélation chré-
tienne. La difficulté pour des lecteurs modernes est de faire la part entre
les matériaux narratifs mis en œuvre dans ces récits étiologiques et les
réalités historiques sous-jacentes. Il n’est pas assuré que les informations
données par Irénée ou le Fragment de Muratori 15 aient une valeur
historique et puissent être utilisées dans la perspective historico-critique

14. Voir à nouveau A. LE BOULLUEC, art. cit., pp. 45-70, ainsi que mon livre Aux
sources du Canon, le témoignage d’Irénée, « Cogitatio Fidei », Cerf, Paris, 1993, notam-
ment tout ce qui concerne la relation des premiers Pères à ce que nous appelons
Nouveau Testament. Dans ce travail, il m’était apparu que, dans la plupart des cas,
la référence scripturaire relevait d’un processus plus complexe que la simple
citation littéraire, à laquelle nous sommes habitués du moment que nous disposons
d’un texte canonique tenu pour normatif.
15. Comme le rappelle justement A. LE BOULLUEC, art. cit., p. 83 note 156,
références bibliographiques à l’appui, le statut du Fragment de Muratori est loin
d’être clair. Outre la datation contestée, on peut mettre en doute l’évidence des
premiers éditeurs, selon laquelle ils s’agirait d’un « Canon », à la façon des listes
canoniques bien attestées dans la deuxième moitié du 4e siècle. À bien des points de
504 Y.-M. BLANCHARD

de l’histoire rédactionnelle des livres du Nouveau Testament 16. En revan-


che, leur intention théologique est claire : il s’agit bien d’affirmer l’apos-
tolicité des écrits, selon une perspective, certes complémentaire, mais
aussi différente de celle présidant à la confection des listes canoniques
apparues à la fin du processus de canonisation.
3. Entre les débuts et l’achèvement du processus de canonisation figure
l’immense chantier d’exégèse et herméneutique bibliques déployé tout
au long du 3e siècle, à l’initiative et à la suite d’Origène. Ce travail
scientifique, portant aussi bien sur l’édition des textes que sur leur
explication grammaticale, préalable à leur interprétation théologique, a
directement trait à la question qui nous occupe. En effet, la question
prioritaire pour Origène est bien celle des conditions et clés de lecture
permettant une appropriation chrétienne des textes reçus de l’ancien
Israël, sans pour autant exclure la possibilité d’une lecture juive, voire la
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validité permanente d’une telle lecture, en tant que sens « littéral » ou

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vue, l’énigmatique fragment ressemble davantage au récit étiologique d’Irénée,
relatif aux quatre rédactions évangéliques.
16. Il me semble que, faute d’une réflexion préalable sur le statut de tels récits
étiologiques, on risque fort d’en tirer des conclusions historiques indues. Ainsi,
quand il s’agit de la Lettre d’Aristée, il ne fait de doute pour personne que l’objet en
est d’abord apologétique, visant à justifier le recours aux Écritures de langue
grecque dans le milieu juif alexandrin. D’ailleurs le récit lui-même comporte trop
d’invraisemblances pour être tenu comme une source fiable d’informations histo-
riques relatives à la genèse de la version grecque de la Torah. Le texte ne dit pas le
« comment » mais le « pourquoi » de la duplication des Écritures juives. Toutes
proportions gardées, ne devrait-on pas faire preuve de semblable prudence, quand
il s’agit du témoignage d’Irénée relatif aux rédactions des quatre évangiles, tenus
pour lui comme seuls normatifs ? Le but d’Irénée n’est certainement pas de
répondre aux questions du « comment » portées par l’exégèse historico-critique
moderne. Il est donc sans doute de mauvaise méthode d’utiliser le texte d’Irénée
comme une source historique directement exploitable dans la perspective de
l’histoire des rédactions évangéliques. En revanche, il est clair qu’Irénée cherche à
justifier la valeur « canonique » reconnue aux quatre figures de l’unique évangile
tétramorphe. Pour ce faire, il s’efforce d’établir des liens de dépendance formelle
entre les trois évangiles que nous appelons synoptiques, et l’autorité apostolique par
excellence que constitue le duo Pierre et Paul. Dans le cas du quatrième évangile,
Irénée identifie purement et simplement le Disciple bien-aimé, présenté dans
l’évangile même comme l’autorité de référence, avec l’apôtre Jean, l’un des proches
du Seigneur, selon les informations des évangiles synoptiques. La finalité d’un tel
discours est bien d’affirmer l’apostolicité des quatre livrets, tenus pour les représen-
tants exclusifs d’une tradition évangélique plurielle, donc appelés à devenir cano-
niques, au détriment d’autres textes dès lors dépourvus du double label d’aposto-
licité et canonicité.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 505

« historique » préalable à une lecture « spirituelle » spécifiquement chré-


tienne. On aura reconnu une allusion au modèle origénien des trois sens
de l’Écriture qui, dans sa diversité même, tient à articuler un pôle
strictement christologique (sens « mystique ») et un pôle plus largement
anthropologique (sens « moral), soit dans la perspective apologétique
d’un dialogue avec la sagesse simplement humaine, soit dans le contexte
d’une cohérence de l’être chrétien, impliquant aussi bien l’actualisation
sacramentelle du salut célébré en Église que l’engagement du sujet dans
une vie éthique à l’exemple du Christ 17. Dans tous les cas de figure, une
constante apparaît clairement : l’herméneutique des sens de l’Écriture
contribue largement à la qualification théologique d’un Ancien Testa-
ment chrétien, certes redevable aux Écritures juives, non seulement en ce
qui concerne la lettre formelle mais encore le premier et incontournable
niveau de lecture, mais tout aussi bien différent des Écritures juives et
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susceptible de lectures totalement nouvelles, à la mesure du lien indisso-

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ciable unissant les deux Testaments au sein de l’unique livre chrétien, la
Bible au sens fort du terme.
Bref, de ce premier parcours au sein du christianisme ancien, polarisé
sur la question de la canonisation affectant aussi bien, quoique différem-
ment, l’Ancien et le Nouveau Testament, il me paraît possible de conclure
que la question historiquement première, sinon peut-être théologique-
ment primordiale, est bien celle de la canonicité 18. De son côté, la

17. On excusera la rapidité de ce renvoi à l’exégèse origénienne des trois sens de


l’Écriture (voir à ce sujet mon article : « La théorie des sens de l’Écriture », in La
Bible, parole adressée, J.-L. SOULETIE et H.-J. GAGEY éd., « Lectio divina », Cerf, Paris,
2001, pp. 119-138). Le propos n’est pas ici d’entrer dans le détail d’un dispositif
complexe, mais de suggérer que l’élaboration d’une herméneutique chrétienne
honorant à la fois l’unité de la Bible et la dualité des Testaments, avec l’incontour-
nable question de leur relation mutuelle, accompagne dans le temps le processus
formel d’établissement des limites du Canon. Autrement dit, la canonisation du
Livre chrétien n’est pas seulement éditoriale ; elle est du même coup d’ordre
herméneutique ; elle constitue donc une opération proprement théologique. En ce
sens, la Bible et les Pères ne sont pas d’abord dans un rapport de succession
chronologique : ils participent plutôt d’une synergie où l’un produit l’autre et
réciproquement, sans nier pour autant la priorité « logique » de l’Écriture. Sur ce
sujet, voir la mise au point œcuménique, opérée par le Groupe des Dombes, in « Un
seul maître » : l’autorité doctrinale dans l’Église, Bayard, Paris, 2005, pp. 24-28.
18. Je suggère de dépasser le modèle binaire articulant canonicité et inspiration,
en introduisant un troisième terme que serait alors l’apostolicité. En effet, si
canonicité et inspiration s’engendrent réciproquement avec, selon moi, priorité
« historique » au fait canonique sans exclure le primat « théologique » de l’inspira-
tion, de même apostolicité et canonicité se définissent mutuellement. Si, d’un point
506 Y.-M. BLANCHARD

problématique de l’inspiration, quelles que soient ses lettres de noblesse


dès l’Ancien Testament, n’en traduit pas moins un effort réflexif a
posteriori, possible et sans doute nécessaire du moment que le Canon
existe bel et bien et qu’il devient légitime de s’interroger fondamentale-
ment sur ce qui le constitue, l’autorise et le qualifie au regard de la foi
chrétienne en une Révélation assurée du sceau de la vérité, du fait du
plein engagement de Dieu dans la parole du Fils et selon la nouveauté de
l’Esprit.

II. Inspiration
Venons-en donc au deuxième volet de notre propos, avec la question
suivante : qu’est-ce que l’inspiration ou, si l’on veut s’en tenir à l’expres-
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sion audacieuse de 2 Tm 3,16, que signifie l’adjectif theopneustos imputé à

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toute Écriture ? Bernard Sesboüé 19 nous a redit combien cette question
avait préoccupé les théologiens du monde occidental, avec souvent la
tentation d’apporter des réponses de type instrumental, afin de clarifier

de vue historique, la revendication d’apostolicité est première (voir la notice


d’Irénée sur les quatre évangiles), d’un point de vue théologique c’est bien la
canonicité qui fonde d’abord l’autorité des Écritures. Peu importe au final que les
listes canoniques n’aient achevé leur fixation qu’aux 4e et 5e siècles : en tout état de
cause, elles procèdent de la reconnaissance d’apostolicité, opérée dès le 2e siècle,
en même temps qu’elles ont valeur de preuve à l’égard d’une apostolicité relevant
plus de l’affirmation ecclésiale que de la stricte vérification historique.
19. B. SESBOÜÉ, art. cit., particulièrement pp. 15-21 et le survol historique des
pp. 25-38. En ce qui concerne la distinction entre les inspirations vétéro et néo-
testamentaires, je ne suis pas sûr qu’il faille distinguer aussi nettement un premier
mouvement qui irait « de l’inspiration au canon de l’AT » (titre, p. 16) et, pour le
Nouveau Testament, une seconde démarche devant « partir de la constitution
progressive pour remonter à l’idée d’inspiration » (p. 21). En effet, si je consonne
parfaitement avec ce qui est dit du Nouveau Testament et, d’autre part, reconnais
volontiers que la théologie vétéro-testamentaire de la Parole de Dieu constitue un
fondement préalable à la composition des livres, il n’empêche que nous n’y avons
accès que par la médiation de livres dont la transmission même découle de leur
autorité canonique, tant juive que chrétienne. L’auteur écrit lui-même (p. 15) :
« L’inspiration est une conviction qui remonte à l’AT : elle est une conséquence
immédiate de l’expérience de révélation faite aux patriarches et aux prophètes ».
Certes, la théorie de l’inspiration se présente comme la « conséquence » d’une
expérience qui, pour nous, s’avère inséparable des livres canoniques, considérés
non seulement comme la trace seconde d’un événement antérieur, mais comme le
lieu même de la révélation, en tant que processus de communication participant de
son objet même.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 507

la part propre à Dieu et celle revenant aux hommes dans la production


commune d’une littérature biblique forcément humaine (on voit mal
Dieu s’astreindre au travail manuel de l’écriture sur parchemin) en
même temps que qualifiée comme Parole de Dieu.
Dans un premier temps revenons à la phrase de 2 Tm 3,16 : « Toute
Écriture est inspirée ». L’écrivain ne dit pas ce qu’il entend par là.
Remarquons seulement que, dans la suite de l’énoncé et sur le même plan
que le caractère inspiré de l’Écriture, il lui reconnaît une utilité « pour
l’enseignement, pour la réfutation, pour le redressement, pour l’éduca-
tion dans la justice », le but ultime étant la formation d’un « homme de
Dieu » qui soit littéralement « ajusté et équipé pour toute œuvre bonne ».
L’Écriture est donc à la fois inspirée et utile : on est même tenté de dire
que c’est son utilité qui, sinon justifie son inspiration, du moins l’atteste et
permet de la reconnaître. Bref, contrairement aux interrogations ulté-
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rieures, l’auteur de la 2e lettre à Timothée n’envisage pas l’inspiration du

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côté de la source — comment penser la double origine d’un texte hu-
main qui soit en même temps parole de Dieu ? — mais du côté de la
réception 20, en l’occurrence le profit pour un lecteur destiné à devenir
« homme de Dieu », ajusté à la volonté divine et appareillé en vue
d’accomplir des œuvres bonnes, accordées à sa condition propre.
De même, en 2 Pierre 1,20-21 — autre passage régulièrement allégué
— l’objet du discours n’est pas d’abord de rendre compte de la source du
texte biblique, mais de rappeler que son interprétation ne relève pas de la
sphère privée, engageant donc la référence à une tradition de lecture
portée par la communauté ecclésiale. Et c’est à nouveau à titre second et
comme en justification de l’assertion première que l’auteur en vient à
évoquer ce que nous appelons « inspiration », à savoir la collaboration de
l’auteur divin et de l’écrivain humain. Le texte est parfaitement clair :
« Aucune prophétie de l’Écriture — il s’agit évidemment de ce que nous

20. Cette remarque est importante ; elle rejoint, pour une part, ce qui sera dit
plus tard au moyen des listes canoniques. En effet, sans exclure les éléments de
contenu, relatifs à l’orthodoxie des livres examinés, les deux premiers critères
seront de l’ordre de la réception, insistant sur la publicité et l’unanimité des livres,
autrement dit leur usage liturgique (publicité) généralisé (unanimité), fruit d’un
réel consensus ecclésial, les listes elles-mêmes n’ayant d’autre objet que d’aider à la
régulation des points encore incertains. Dans ce contexte, il ne sera pas étonnant de
rencontrer un vocabulaire juridique, en appelant à la « reconnaissance » ou à la
« contestation » de certains livres. Ainsi chez Eusèbe de Césarée : voir A. LE BOUL-
LUEC, art. cit., en finale, pp. 84-87 et moi-même : « Naissance du Nouveau Testa-
ment et Canon biblique », art. cit., no 4 de la conclusion, pp. 46-47. Cf. ci-dessous,
l’article de J.-P. Sonnet, p. 526, n. 31.
508 Y.-M. BLANCHARD

nommons l’Ancien Testament — ne relève d’une interprétation privée,


car aucune prophétie n’a jamais été portée par une volonté d’homme,
mais c’est portés par l’Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de
Dieu ». Les hommes sont donc bien en position de sujets des paroles
prononcées, mais ces dernières ont Dieu lui-même pour source, elles sont
émises de la part de Dieu (apo theou). Entre Dieu et les hommes figure, en
position médiatrice l’Esprit Saint : sa fonction est de « porter » (verbe
pherô) les locuteurs humains d’une parole initiée en Dieu. Et, comme il a
été dit auparavant sous forme négative, « aucune prophétie n’a jamais été
portée (toujours le verbe phérô) par une volonté humaine ». Il faut donc
considérer que l’Esprit Saint, qui porte les locuteurs humains de la parole
divine, tient grosso modo la place de la volonté humaine, autonome
lorsqu’il s’agit de paroles ordinaires. Ou bien encore osera-t-on dire que,
dans le processus d’inspiration biblique, c’est l’homme qui parle, mais en
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dépendance de la volonté divine, laquelle s’exprime par la médiation de

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l’Esprit Saint 21.
De même encore, en 1 Pierre 1,10-12 — phrase embrouillée au possi-
ble ! — il paraît possible de comprendre que les prophètes de l’ancien
Israël sont bien les porte-parole de l’Esprit du Christ qui « témoignait en
eux au sujet des souffrances du Christ et des gloires conséquentes ». Or,
cette fois encore, le charisme de l’interprétation est énoncé, non pour
rendre compte de l’origine de la parole prophétique 22, mais pour affir-
mer sa pertinence en tant qu’elle touche l’événement de salut en Christ,
lequel fait aussi l’objet d’une proclamation exercée par les prophètes
chrétiens, qui eux-mêmes annoncent l’évangile « dans » ou « par » — les
manuscrits autorisent les deux lectures — « l’Esprit Saint qui a été envoyé
du ciel, lui devant qui les anges désirent se prosterner ». Citons rapide-

21. Naturellement, il faut éviter tout réalisme psychologique (voir B. SESBOÜÉ,


art. cit., p. 40). Là encore, le texte biblique ne dit rien du « comment » d’un
processus de parole associant le locuteur humain et le destinateur divin. La réfé-
rence explicite à l’Esprit Saint, analogiquement situé en lieu et place de la volonté
humaine, est évidemment capitale : elle éclaire la signification de l’hapax theopneus-
tos (2 Tm 3,16) et rend compte de l’étymologie du vocable « inspiration ».
22. On peut noter combien cette perspective rejoint un certain nombre de
données familières à l’épistémologie contemporaine des sciences de la communi-
cation. À titre d’illustration, rappelons le discours programmatique inscrit en
conclusion du quatrième évangile : « Ces choses (litt. : des signes) ont été écrites
pour que vous croyiez... et pour qu’en croyant vous viviez » (Jn 20,31). L’inspiration
du livre tient aussi à sa finalité : l’édification d’un sujet croyant qui soit habité de
l’Esprit et puisse, à ce titre, vivre de la vie divine au titre même de sa foi.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 509

ment la fin du texte (verset 11), dans une traduction aussi littérale que
possible :
« Il leur fut révélé — aux prophètes de l’Ancien Testament — que le
service qu’ils rendaient — litt : la diaconie — n’était pas pour eux-mêmes
mais pour vous, puisqu’ils [annonçaient] ce qui de nos jours vous a été
annoncé par ceux qui vous ont évangélisés, dans/par l’Esprit Saint envoyé
du ciel, lui devant qui les anges désirent se prosterner ».
On le voit, l’inspiration est double : elle atteint aussi bien les mission-
naires chrétiens de la première génération, donc le Nouveau Testament
en son stade embryonnaire, que les prophètes de l’Ancien Testament 23.
Dans les deux cas, l’inspiration n’est rien d’autre que l’accompagnement
par l’Esprit, reconnaissable à la conjonction de l’un et l’autre Testaments,
en quelque sorte réunis ou articulés dans la proclamation — a priori ou a
posteriori — du commun événement central, le mystère pascal de Jésus,
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littéralement : « les souffrances du Christ et les gloires conséquentes ».

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À ce stade de notre réflexion, nous pourrions revenir sur la notion
d’Esprit dans l’ensemble de l’Ancien Testament 24. Il nous suffira de
redire que l’esprit ou souffle (ruah ; pneuma) désigne la vie humaine, en
tant que celle-ci se manifeste à la possibilité de respirer et à la capacité de
parler. L’esprit est bien ce souffle qui gonfle nos poumons et, passant par
nos gorges et nos bouches, bref ce qu’on appelle aujourd’hui l’appareil
phonatoire, produit les sons articulés par lesquels se réalise tout langage
proprement humain. Dès lors, pour signifier qu’un être humain parle au
nom de Dieu, l’Ancien Testament lui impute une part personnelle de
l’esprit ou souffle divin. C’est bien l’homme qui parle, c’est son appareil
phonatoire qui forme les sons, mais le souffle préalable à toute émission
verbale est le souffle même de Dieu. On peut encore dire, en filant la
métaphore, que l’inspiration biblique ne se situe alors ni au niveau du
mental, ni à celui de la volonté, mais au cœur même de l’action de
parler, dans ce souffle porteur de la parole — nous retrouvons le verbe

23. Ainsi, dès sa première expression littéraire, la notion chrétienne d’inspiration


est étroitement liée à ce qui caractérise en propre le corpus chrétien d’Écritures, à
savoir la conjonction des deux Testaments et le déploiement de leur interrelation,
selon la modalité de l’accomplissement, c’est-à-dire le rapport entre « prophètes »
et « évangiles ». Nous retrouvons-là comme un écho à la Bible grecque dite des
Septante, dont le propre est justement de situer la « pliure du livre » au lieu même
de cette articulation, tant formelle que théologique.
24. Pour justifier ce survol beaucoup trop rapide, je renvoie à la « trilogie » de
M.-A. CHEVALLIER, Souffle de Dieu. Le Saint Esprit dans le Nouveau Testament, Le Point
théologique, 3 volumes, Beauchesne, Paris, 1978-1990-1991.
510 Y.-M. BLANCHARD

« porter », deux fois mentionné en 2 Pierre 1, 20-21 — sans lequel les


mots humains seraient dépourvus de l’énergie proprement divine, recon-
naissable à leurs effets mêmes (la parole divine est performative : Dieu dit
et cela fut) et dès lors susceptible d’être rétrospectivement imputée à une
source divine 25. Certes, la métaphore phonatoire pratiquée par les
auteurs bibliques comporte, comme toute image, ses limites. Avouons
cependant qu’elle vaut bien d’autres considérations, notamment du fait
qu’elle évite le point de vue strictement instrumental : le souffle venu des
poumons et l’appareil phonatoire, riche d’une infinité de combinaisons,
constituent en effet l’exemple même d’une synergie où rien n’est possible
sans l’autre, sans qu’on puisse séparer ou hiérarchiser ce qui vient de l’un
et de l’autre. Rappelons encore, pour faire bref, que si le souffle divin
caractérise le prophète, à plus forte raison il habite aussi le Messie,
porte-parole de Dieu, non seulement le roi historique placé par Dieu à la
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tête du peuple élu, mais bien davantage encore le Messie des derniers

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temps, donc Jésus lui-même. Il serait facile d’évoquer les récits du bap-
tême de Jésus qui, avant même de constituer une théophanie trinitaire,
ont d’abord valeur d’intronisation royale d’un Messie mandaté par Dieu
et, à ce titre, revêtu de l’Esprit sans lequel sa parole ne pourrait prétendre
à l’autorité divine qui lui est pourtant dévolue. Il serait encore plus facile
de revenir sur la scène inaugurale à Nazareth selon Luc 4 : l’onction
royale et le don de l’Esprit disent doublement la condition messianique
de Jésus, sous le signe d’une parole autorisée et immédiatement efficace,
comme le souligne la mention de l’oracle d’Isaïe, relatif aux transforma-
tions profondes introduites par l’année de grâce 26. Bref, comme l’a

25. À nouveau, l’on peut dire que le retour sur l’origine d’une telle parole — ce
qu’on entend généralement par « inspiration » — est présenté comme conséquent
à la prise en compte des effets de la parole. On retrouve l’idée selon laquelle ce qui
est reconnu comme « canonique » devient de facto « inspiré » : autrement dit, la
parole porteuse de l’action divine ne peut venir que de Dieu lui-même, quoi qu’il en
soit des émetteurs de la parole en question. En des termes simples et concrets, la
deuxième Lettre de Pierre suggère que les locuteurs de la Parole divine sont comme
« portés » par l’Esprit Saint. La métaphore n’est pas si mauvaise, ne serait-ce qu’en
raison de son imprécision...
26. Il est bien connu que les textes évangéliques ici suggérés jouent sur plusieurs
niveaux de sens. Ainsi au baptême de Jésus, la descente de l’Esprit a pour effet, non
seulement de qualifier Jésus dans sa condition de Messie pleinement investi de
l’esprit ou souffle divin donnant force et autorité à sa parole, mais encore d’inscrire,
quasiment en prologue de l’évangile, la figure explicitement trinitaire du Dieu
chrétien tel qu’il advient à la connaissance des disciples à partir de la pleine
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 511

souligné Bernard Sesboüé 27, les auteurs du Nouveau Testament ne man-


quaient pas de ressources vétéro-testamentaires pour exprimer le motif
théologique de l’inspiration : il n’en est que plus significatif qu’ils s’en
soient habituellement abstenus.
Très réservés quant à l’expression théorique de l’inspiration, sauf
lorsqu’il s’agit de désigner Jésus comme le grand « Inspiré », dont la
parole a pleine autorité divine, du moment que l’Esprit « descend et
demeure sur lui », selon la version johannique du baptême (Jn 1,31-32),
les évangélistes n’en ont pas moins parlé indirectement de l’inspiration, à
travers la récurrence de l’énoncé d’accomplissement du type : « afin que
s’accomplisse la parole de l’Écriture ». Ce n’est pas là le lieu d’étudier à
fond cette expression fort suggestive 28. Retenons seulement que, sous sa
forme majoritaire, l’énoncé se présente ainsi : « afin que soit accomplie la
chose ayant été dite par le prophète disant ». Le vocabulaire de la parole
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est pléthorique : outre le mot grec « prophète », littéralement porte-

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parole, on trouve deux formes de la conjugaison du verbe dire, le
participe aoriste passif to rhêten (ce qui a été dit, un jour du temps), et le
participe présent actif legontos (ce que le prophète dit aujourd’hui, du
moment que le texte est lu, donc énoncé à frais nouveaux et, en quelque
sorte, actualisé). Le premier participe, de forme passive, suggère un
locuteur invisible et ineffable, Dieu lui-même, selon la symbolique usuelle
dite du passif divin. En revanche, le second participe, de forme active,
impute au prophète une véritable action de parole concomitante à l’acte
de lecture par lequel le texte reprend vie, au présent de son lecteur. Mais
ce n’est pas tout : entre un premier locuteur, innommé puisque étant
Dieu lui-même, et un second locuteur, à savoir le prophète biblique relayé
par le lecteur qui redonne vie et voix à l’oracle conservé par écrit, figure
l’œuvre même du prophète, non pas comme instrument de la parole
divine (on aurait un datif instrumental), ni même comme le milieu au
sens du biotope permettant l’éclosion d’une vie venue d’ailleurs (ou
aurait la préposition locative en + datif, selon un usage figuré présent à
toutes les pages du Nouveau Testament), mais comme le « média » (au
sens des moyens de communication), c’est-à-dire la médiation à travers

révélation pascale, c’est-à-dire à l’heure de la Croix (pour reprendre la terminologie


johannique).
27. B. SESBOÜÉ, art. cit., pp. 15-16.
28. Pour le détail de cette démonstration, je renvoie aux deux articles signalés
dans la note 1, ainsi qu’à une version plus succincte : « Accomplissement des
Écritures et liturgie dominicale », in La Maison-Dieu, 110, « Christologie et litur-
gie », 1997/2, pp. 51-65.
512 Y.-M. BLANCHARD

laquelle passe la parole et sans laquelle elle ne pourrait passer, donc


s’exprimer comme parole et appeler une réception de l’ordre de
l’écoute, d’ailleurs à tous les sens du terme. De fait, on trouve habituelle-
ment l’expression : « ce qui a été dit (to rhêten) à travers le prophète (dia
tou prophêtou) disant (legontos) » ; suit alors la citation ou la référence
vétéro-testamentaire ayant trouvé son accomplissement dans telle ou telle
donnée du récit évangélique.
Nous avons bien là un modèle symbolique susceptible d’exprimer
métaphoriquement la notion d’inspiration biblique. De même que le
prophète ou le Messie ne parlent au nom de Dieu que dans la mesure où
le souffle de Dieu « porte » leur parole, de même le lecteur chrétien de
l’Ancien Testament reçoit au présent de sa lecture la parole divine,
naguère émise par la médiation d’un prophète, en position de locuteur,
non seulement au passé mais encore chaque fois que, par la magie du
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livre, sa parole retentit à nouveau au travers d’un acte de lecture qui n’est

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jamais qu’une nouvelle effectuation de l’unique et toujours vive parole.
Bref, il me semble que, plutôt que de recourir à des métaphores instru-
mentales comme celles de la plume ou du calame au service d’une dictée,
la linguistique moderne 29 peut nous offrir de grands moyens pour
penser à frais nouveaux ce que nous appelons « inspiration », par simple
reproduction de l’expression biblique, plus ou moins déconnectée de son
milieu porteur.
Dans ce contexte, il serait intéressant de vérifier comment par exemple
nos évangiles gèrent la pluralité auctoriale 30 qu’ils revendiquent par

29. Je me suis naguère essayé à penser le rapport d’accomplissement à lumière du


couple saussurien « langue et parole » (voir les articles mentionnés dans les notes 1
et 27). Naturellement, il ne faut pas durcir le propos : ce n’est qu’une analogie
parmi d’autres, née de l’insatisfaction à l’égard de « modèles » et représentations
privilégiant les registres psychologique et individuel, au détriment du caractère
social et communautaire affectant les Écritures bibliques.
30. Il s’agit là d’un nouveau champ de recherche, proche des perspectives de la
narratologie ou analyse narrative, de plus en plus pratiquée dans les milieux
exégétiques. L’accent est mis sur le fait même du livre comme lieu de communica-
tion, dans la relation savamment construite (et, en quelque sorte, « programmée »)
entre un « auteur implicite » interne au processus narratif, et un lecteur également
« implicite », en attente de lecteurs réels qui seront à la fois conditionnés par le
pacte de lecture inhérent à la narration, et engagés dans un acte de lecture
impliquant une part de liberté, donc de créativité. Dans cet esprit, les recherches sur
les pôles respectifs de l’auteur et du lecteur implicites, au sein même du texte,
peuvent aider à comprendre la spécificité des textes bibliques en tant qu’Écriture
inspirée, relevant des règles ordinaires de la communication en même temps que
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 513

ailleurs. Prenons comme exemple l’évangile de Jean. D’une part, dans le


prologue, il affirme d’un même coup les trois vérités suivantes : a) le
message évangélique est garanti par le « nous » d’une communauté
confessante, attachée au Christ Jésus et ayant reconnu en lui l’épiphanie
du Verbe incarné et Fils monogène : « Nous avons vu sa gloire, comme la
gloire qu’un Fils unique tient de son Père » (1,14) ; b) la parole évangé-
lique n’est possible qu’en conséquence d’une parole primordiale, celle
d’un Dieu ayant choisi de se révéler dès le premier instant de la création :
« Au commencement était le Verbe (...) ; tout a été fait par lui et sans lui
rien ne fut de ce qui est » (1,1-2) ; c) de ce fait, le Verbe incarné,
c’est-à-dire Jésus le Fils unique est le véritable narrateur d’un récit évan-
gélique dont il est aussi le protagoniste : « Dieu, personne ne l’a jamais
vu ; le Fils unique qui est Dieu, tout contre le sein du Père, lui l’a
raconté 31 » (1,18). Mais ce n’est pas tout : à deux reprises, après la mort
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de Jésus (19,35) et dans la deuxième conclusion de l’évangile (21,24), le

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Disciple bien-aimé, qui a toutes les chances d’être un personnage histo-
rique influent au sein du milieu johannique, est désigné comme l’auteur
au sens technique du terme : à la fois témoin oculaire, garantissant la
vérité de la tradition véhiculée par l’évangile : « Celui qui a vu témoigne,
et son témoignage est vrai » (19,35) et maître d’œuvre de la composition
littéraire : « C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a
écrites » (21,24). Or, dans ces deux passages, la qualification auctoriale
est elle-même validée par l’appel à d’autres instances de vérification et
confirmation : ainsi en 19,35, la phrase continue ainsi : « Et celui-là

porteuse d’une spécificité propre, au titre même de l’inspiration reconnue à la


Bible.
31. La traduction du verbe grec exègèsato par « raconter » paraît étymologique-
ment possible : le verbe en cause ne signifie-t-il pas conduire jusqu’au bout ? Ce peut
être dans l’ordre du raisonnement (expliquer) ou bien dans celui de la narration
(raconter) ; en tout cas, le sens paraît plus technique que la traduction vague par
« faire connaître ». À l’inverse, le verbe « révéler » s’avère impropre, en tant qu’il
renvoie au genre apocalyptique, inadapté pour un évangile. De plus, la version
latine enarravit plaide en faveur de l’interprétation narrative du verbe en question.
Malgré certaines idées reçues, l’évangile johannique relève globalement du genre
narratif ; le rédacteur lui-même, voulant rendre compte du contenu de son livre,
n’a-t-il pas écrit en finale de l’évangile : « Jésus a fait beaucoup d’autres signes, en
présence de ses disciples, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ceux-ci ont été écrits
pour que vous croyiez, etc. » (Jn 20,30-31) ? De l’aveu même du rédacteur, le
quatrième évangile est d’abord fait du récit des actions de Jésus, lesquelles sont
interprétées comme des signes, au moyen d’un dispositif herméneutique incluant
les discours et les dialogues ainsi qu’un certain nombre de procédés rhétoriques
comme « l’ironie » ou stratégie du double sens.
514 Y.-M. BLANCHARD

(démonstratif d’éloignement : ekeinos) sait qu’il dit vrai, afin que vous
aussi vous croyiez ». On peut légitimement se demander qui se cache
derrière « Celui-là » : une autorité ecclésiastique postérieure à la rédac-
tion d’ensemble ou bien — pourquoi pas ? — le Seigneur lui-même. De
même, en 21,24, on voit réapparaître le « nous » du prologue, comme
ultime sanction apportée à la validité du témoignage porté par le disciple
bien aimé : « Et nous savons que son témoignage est vrai ». Enfin, au tout
dernier verset (21,25) entre en scène un « je » du locuteur, qui n’est
peut-être pas seulement rhétorique : « Il y a encore beaucoup d’autres
choses qu’a faites Jésus ; si on les écrivait une par une, je pense que pas
même le monde ne contiendrait les livres ainsi écrits » 32.
Le dernier mot du 4e évangile est consacré aux livres écrits, réels ou
virtuels, concomitants à toute lecture — car lire c’est toujours réécrire —
mais il reste extrêmement flou sur la notion d’auteur. Ou plutôt, il y a une
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telle imbrication d’auteurs divins et humains, singuliers et collectifs,

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qu’on ne sait plus très bien à qui revient la responsabilité de l’écriture.
J’ose penser que la linguistique moderne, tout particulièrement selon la
perspective narratologique désormais familière à bon nombre de biblis-
tes, pourrait nous aider à différencier les pôles respectifs du destinateur,
du narrateur, du locuteur et, peut-être en fin de chaîne, de l’auteur ou
autorité qualifiante : bref toutes notions que je crois susceptibles de nous
aider à penser l’inspiration biblique, non pas d’abord en amont, du côté
de la conscience des écrivains bibliques, ni même seulement en aval,
selon la figure historique du Canon scripturaire en tant que phénomène

32. Ce n’est pas ici le lieu d’assurer le traitement exégétique détaillé des multiples
apories du texte johannique. Il suffira d’avoir suggéré la fécondité d’une approche
narratologique, attentive aux conditions et composantes de l’acte de communica-
tion opéré du fait même du mode narratif caractérisant l’écriture évangélique (y
compris celle de Jean). De telles considérations devront désormais être prises en
compte au sein d’une réflexion centrée sur la notion d’inspiration biblique. Cette
dernière, en effet, ne saurait plus être pensée exclusivement en amont du livre, dans
une sorte d’arrière-monde intérieur préalable à l’acte même de parole porté par le
livre, du double point de vue de son écriture et de sa lecture, avec les pôles
interactifs de l’auteur et du lecteur implicites. C’est bien dans et par le livre, non
comme un produit mort, mais en tant qu’il est lui-même sans cesse ravivé par des
lectures pouvant être conçues comme autant de réécritures (voir à ce sujet le
dernier verset de l’évangile selon saint Jean : 21,25 !), que s’atteste et se vit la nature
inspirée d’une Écriture ayant qualité pour être reconnue comme parole de Dieu.
Dans ce domaine, voir le collectif : Raconter, voir, croire. Parcours narratifs du quatrième
évangile, par Y.-M. BLANCHARD, É. LATOUR, F. MIRGUET, B. OIRY, Cahiers de la Revue
Biblique, no 61, Gabalda, Paris, 2005 ; sur le sujet ici évoqué, tout particulièrement
pp. 69-81.
« TOUTE ÉCRITURE EST INSPIRÉE » 515

de réception active, mais au cœur même de l’acte d’écriture consigné


dans les livres canoniques et réactivé chaque fois qu’un lecteur, s’empa-
rant du texte, ose s’aventurer sur les chemins certes balisés mais toujours
inconnus d’un livre destiné à l’édification des croyants, ces « hommes de
Dieu, ajustés et équipés pour toute œuvre bonne », ceux-là auxquels
prétend s’adresser « toute Écriture inspirée, donc utile pour l’enseigne-
ment, pour la réfutation, pour le redressement, pour l’éducation dans la
justice », celle même de Dieu naturellement.
Bref, je m’arrêterai là, laissant à la sagacité des dogmaticiens le soin
d’évaluer de quel profit proprement théologique peuvent s’avérer por-
teuses ces quelques considérations d’un modeste bibliste, nourri à la
double source historique et linguistique. En tout état de cause, le croise-
ment de ces deux approches me paraît d’autant moins incongru que les
deux notions débattues dans ce colloque relèvent initialement de deux
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ordres de réalités différents : d’une part, le développement d’un proces-

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sus historique (la canonisation) ; d’autre part, l’élaboration d’un langage
adapté au statut propre des Écritures chrétiennes (l’inspiration). Puisse
donc cette distinction épistémologique aider à maintenir une réelle
tension dialectique au sein du couple canonisation — inspiration ! ¶

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