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L'INSPIRATION
Jean-Pierre Sonnet
2005/4 - Tome 93
pages 517 à 531
ISSN 0034-1258
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Pour citer cet article :
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Sonnet Jean-Pierre, « De Moïse et du narrateur : pour une pensée narrative de l'inspiration »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/4 Tome 93, p. 517-531.
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DE MOÏSE ET DU NARRATEUR :
POUR UNE PENSÉE NARRATIVE
DE L’INSPIRATION
Jean-Pierre SONNET
Institut d’Études Théologiques, Bruxelles
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chemin de l’intention des hagiographes, reconnus comme « vrais
auteurs » 1, il lui faut prendre acte, concurremment, de déplacements
significatifs dans la conception des dits auteurs. La perspective critique
exige en effet que les « langues de feu » se répartissent sur des interve-
nants toujours plus nombreux — et également anonymes —, les
« auteurs » prenant les traits de rédacteurs successifs, de compilateurs et
d’éditeurs, sans parler des traducteurs (dans le cas de la Septante) 2. Dans
un tel contexte, où situer et comment comprendre le phénomène de
l’inspiration ? Afin de démêler les choses, il est sans doute intéressant
d’interroger le texte inspiré lui-même : de précieuses analogies s’y pré-
sentent, qui permettent d’aborder la question de l’inspiration par son
biais « poétique » (le terme est ici entendu en son sens aristotélicien, la
« poétique » étant chez Aristote l’art de la composition des récits). Ces
pages, dans lesquelles je me limiterai aux leçons de l’Ancien Testament
(en présumant qu’il est, sur ce point également, la grammaire du Nou-
1. Dei Verbum, § 11. Pour une présentation des métamorphoses du concept d’« au-
teur » à propos des Écritures Saintes, voir L. ALONSO-SCHÖKEL, La Parole inspirée.
L’Écriture sainte à la lumière du langage et de la littérature, trad. de l’espagnol par
H. DE BLIGNIÈRES et P. HARDY, « Lectio Divina » 64, Cerf, Paris, 1971, pp. 41-81.
2. En cette matière, R. SIMON fut un incontestable précurseur ; à propos des
ajouts introduits par les rédacteurs secondaires des Écritures, il affirme ainsi : « Les
auteurs de ces additions ou changements ont été de véritables prophètes dirigés par
l’Esprit de Dieu. C’est pourquoi les changements qu’ils ont pu introduire dans les
anciens actes auront la même autorité que le reste du texte de la Bible » (cité par
P. GIBERT, « La différenciation moderne de la lecture biblique. Le conflit des
épistémologies », dans Recherches de Science Religieuse 92, 2004, pp. 109-110).
1. La persona du narrateur
Il s’agira, dans un premier temps, de caractériser le narrateur biblique
dans ses œuvres, en d’autres termes, dans son office d’historien inspiré 4.
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On le sait : la dimension historiographique du récit biblique a donné lieu
à d’innombrables controverses ; notre point de départ sera fourni par
une intervention de M. Sternberg dans le débat, portant sur l’un de ses
développements récents 5. À la suite de Herbert Schneidau qui caracté-
risa le récit de la Bible en termes de « fiction historicisée » 6, les approches
exégétiques dites « littéraires » ont fait abondamment appel aux catégo-
ries de fiction, d’écriture et de pacte fictionnels pour décrire la proposi-
3. Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and the
Drama of Reading, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 1985.
Attaché au Département de poétique et de littérature comparée de l’Université de
Tel Aviv, M. STERNBERG dirige la revue Poetics Today (Yale) ; il est également l’auteur
de « Time and Space in Biblical (Hi)story Telling : The Grand Chronology », dans
The Book and the Text. The Bible and Literary Theory, R. SCHWARTZ (éd.), Basil Blackwell,
Oxford, 1990, pp. 81-145, et de Hebrews between Cultures. Group Portraits and National
Literature, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 1998.
4. Pour une présentation succincte du rôle du narrateur dans le récit biblique, on
pourra se reporter à mon essai : « Y a-t-il un narrateur dans la Bible ? La Genèse et
le modèle narratif de la Bible hébraïque », dans Bible et littérature. Dieu et l’homme mis
en intrigue, « Le livre et le rouleau » 6, Lessius, Bruxelles, 1999, pp. 9-27.
5. J’ai présenté les tenants et aboutissants de ce débat dans « ‘Il était un homme...’
Le récit biblique entre universalité poétique et particularité historique », dans
Littérature et savoir(s), S. KLIMIS et L. VAN EYNDE (éd.), Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002, pp. 175-187.
6. Herbert N. SCHNEIDAU, Sacred Discontent : The Bible and Western Tradition, Uni-
versity of California Press, Berkeley, 1977, p. 215. S’inspirant de SCHNEIDAU, R. AL-
TER a fait jouer les concepts de « fiction historicisée » et d’« histoire fictionnalisée »
dans L’Art du récit biblique, trad. de l’anglais par P. LEBEAU et J.-P. SONNET, « Le livre
et le rouleau » 4, Lessius, Bruxelles, 1999, p. 39.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 519
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davantage un tissu d’inventions libres [il peut y avoir beaucoup d’éléments
empruntés à l’histoire dans une fiction] mais un discours qui revendique la
liberté d’invention [claims freedom of invention]. L’antithèse ne réside pas
dans la présence ou dans l’absence de valeur de vérité, mais dans l’engage-
ment par rapport à la valeur de vérité 8.
7. STERNBERG, Poetics, p. 25 (ici et dans toutes les citations de l’anglais qui suivent,
je traduis).
8. Ibid.
9. Ibid.
10. STERNBERG, Poetics, p. 29. Dans son ouvrage Pourquoi la fiction ? (« Poétique »,
Seuil, Paris, 1999), Jean-Marie SCHAEFFER fait une mise au point intéressante à partir
non de la Bible mais d’un récit mythique du Proche-Orient ancien, l’épopée de
Gilgamesh. Il écrit : « Dire que Gilgamesh est une fiction, c’est émettre une contre-
vérité. En revanche, il est sans doute vrai que dans notre culture il fonctionne
comme une fiction : dans la mesure où nous vivons dans une société dans laquelle ce
récit ne trouve pas de point d’accrochage avec les croyances que nous tenons
520 J.-P. SONNET
tiens faisaient de même 13. Et s’il est vrai que la narration anonyme et
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omnisciente est un signal de fictionnalité dans le récit moderne, ce même
modèle, dans la littérature ancienne, est investi d’une autorité surnatu-
relle, et contribue à l’autorité historiographique du récit (c’est le point
sur lequel je centrerai bientôt mon propos).
Plus décisif encore est l’argument téléologique. Dans le contexte des
historiographies antiques, l’historiographie biblique est pourvue d’une
finalité qui la distingue de toutes les autres :
Seul parmi l’Orient et les Grecs, [le récit biblique] s’adresse à un peuple
défini par son passé et mis en demeure de garder vive sa mémoire [...].
Parce qu’il énonce et l’identité du peuple et l’observance à laquelle il est
tenu, le récit rend illégitime toute pensée de fictionnalité sous peine
d’excommunication 14.
firmer :
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Si le récit était écrit ou lu comme une fiction, alors Dieu passerait du
statut de maître de l’histoire à celui d’une créature de l’imagination, avec
les résultats les plus désastreux. [...]. D’où la détermination de la Bible à
sanctifier et rendre obligatoire la croyance littérale dans le passé. Elle ne
réclame pas seulement le statut d’histoire mais, comme Erich Auerbach le
soutient avec raison, elle prétend raconter l’histoire — la seule et unique
vérité qui, comme Dieu lui-même, ne supporte pas de rival [...]. Supposons
que le récit de la création fasse naître dans son public la réaction ‘Mais les
Babyloniens racontent une histoire différente !’ ou que le cycle de l’Exode
suscite la protestation ‘Mais les Égyptiens dénient toute l’affaire !’ Est-ce
que le narrateur biblique hausserait alors les épaules, comme le ferait tout
romancier qui se respecte ? Penser ainsi serait folie — et je veux dire folie
interprétative, téléologique autant que théologique 15.
encore »), des noms et des dictons en vigueur sont mis en rapport avec
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leur origine (Gn 28,19 : « Il appela ce lieu Béthel, mais auparavant le nom
de la ville était Louz » ; 1 Sm 10,12, cf. 19,24 : « Voilà pourquoi le mot est
passé en proverbe : ‘Saül est-il aussi parmi les prophètes ?’ »), des monu-
ments toujours visibles reçoivent une raison d’être ainsi qu’un ancrage
dans l’histoire (ainsi la stèle d’Absalom en 2 Sm 18,18) ; et il est fait appel
à des documents écrits tels que le livre du Juste (2 Sm 1,17) ou les annales
royales (1 R 11,41 : « Le reste des actes de Salomon, tout ce qu’il a fait, et
sa sagesse, cela n’est-il pas écrit dans le Livre des Actes de Salomon ? »).
Quoi qu’il en soit de la valeur de vérité des références et des explications
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caractériser l’instance narratrice du récit biblique à partir de critères
empiriques ; le narrateur ne se pose jamais en témoin (matériel) de ce
qu’il raconte 22. La mobilité extrême dont il fait preuve, dans l’espace et
dans le temps, dans le monde social et le monde intérieur des personna-
ges, trahit la transcendance de son point de vue. Il a notamment cette
faculté singulière d’avoir accès à l’intériorité divine ; ainsi en Gn 6,6 :
« YHWH se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’affligea dans son
cœur. YHWH dit [= se dit] : ‘Je vais effacer l’homme...’ ». C’est un autre
modèle que celui du témoin empirique qu’il faut invoquer, continue
M. Sternberg, et c’est celui de l’inspiration prophétique. « Le locuteur
mis en place par les auteurs [the authorially devised speaker] [...] assume une
posture de type prophétique [a prophetlike stance] » 23. Bien que le narra-
teur ne formule aucune revendication en ce sens (fidèle en cela à sa
politique d’auto-effacement), sa manière ne laisse aucun doute quant à
un statut de type inspiré. À ce niveau, l’inspiration, écrit Sternberg, est
« une règle qui gouverne la relation entre écrivain et lecteur, légitimant
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à Dieu.
Le modèle que met en jeu la narration biblique offre ainsi une pré-
cieuse analogie à la réflexion sur l’inspiration des Écritures. Pour mettre
à profit l’analogie, il faut toutefois prendre la mesure de la singularité de
la Bible dans son modèle narratif 25. Parler de « narrateur omniscient »,
c’est utiliser un concept de la théorie littéraire moderne, qui véhicule
avec lui une certaine conception de l’omniscience 26. C’est imaginer une
instance narratrice transcendante, transcendant notamment tous les per-
sonnages. Ce qui caractérise le modèle biblique est au contraire le fait que
l’un des personnages mis en scène — le personnage divin — soit la
« source » de la science du narrateur. Le savoir du narrateur, et donc son
autorité, est second par rapport à celui du personnage de Dieu — qui
transcende l’instance narratrice tout en étant compris dans le champ de
sa mise en scène. Si le narrateur fournit de loin en loin un point de
référence (notamment dans l’appréciation morale des choses), c’est en
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Ainsi contemplée dans la manière du narrateur, l’inspiration apparaît
dans sa règle objective, dans le jeu bien réglé avec lequel elle se confond.
Elle se reconnaît dans l’art du narrateur de tenir ensemble (dans son
récit) et le dessein divin et la contingence historique des libertés humai-
nes ; elle réside dans la capacité de manifester ce vinculum et, plus
précisément, dans la capacité de le porter au langage sur le mode du récit
d’une manière qui ne télescope ni le dessein de Dieu ni la contingence
des libertés humaines, d’une manière également qui valorise l’office du
lecteur, tout à la fois impliqué et mis en liberté. C’est dès lors la téléologie
de l’inspiration que nous contemplons dans l’art du narrateur, qui est de
présenter, ainsi que l’écrit M. Sternberg, the story of History 30, « la mise en
histoire(s) de l’Histoire », de manière à faire grandir la foi et l’intelli-
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lièrement de Moïse. La manière du narrateur nous a permis d’entrer
dans l’intelligence du « jeu réglé » de l’inspiration, ainsi que dans sa
téléologie ; l’itinéraire des personnages inspirés nous permet d’en décou-
vrir le moment subjectif. Alors que le narrateur intervient d’un bout à
l’autre du récit à la manière d’une figure sans visage, comme une voix
sans histoire personnelle, le personnage inspiré révèle la dramatique
historique et personnelle qu’implique toute forme d’inspiration. Par
ailleurs certains des personnages en question (sur la scène du récit) —
31. Cette perspective téléologique est celle qui se lit en 2 Tm 3,17 : « Toute
Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser,
pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit accompli, équipé pour
toute œuvre bonne. »
32. Approcher ainsi l’inspiration, c’est croiser les intuitions de K. RAHNER que
B. SESBOÜÉ ressaisit en écrivant : « le prophète est donc le croyant qui est en mesure
d’énoncer correctement son expérience transcendantale de Dieu. Il permet ainsi à
d’autres croyants de parvenir à une objectivation correcte et pure de la révélation
reçue. Ce ne peut être l’affaire de chacun pris individuellement. Car il appartient à
la révélation de se manifester dans l’histoire et donc dans l’histoire de la commu-
nication des hommes les uns avec les autres » (« La canonisation des Écritures et la
reconnaissance de leur inspiration », dans Recherches de Science Religieuse 92 [2004]
p. 32). Cf. également, dans le présent numéro, les réflexions de C. THEOBALD sur le
critère de la concordance entre contenu et forme dans le cas de la révélation
biblique : « ce qui est communiqué et la forme de la communication doivent absolu-
ment concorder » [Cf. plus loin p. 565]. Dans l’art du narrateur se cristallisent cette
énonciation « correcte » et cette concordance entre forme et contenu, en d’autres
termes la règle soutenant la tâche des auteurs prophétiques.
33. Voir STERNBERG, Poetics, p. 65.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 527
Moïse, Josué, Isaïe ou Jérémie, pour citer les plus insignes — ont en
commun avec les auteurs empiriques (dans les coulisses du récit) d’être
des écrivains : ils se rejoignent dans le geste éminemment corporel de
l’écriture, et se démarquent ainsi du narrateur dont le seul office est de
raconter, d’être le master of the tale. « Dans le Pentateuque, écrit M. Stern-
berg, les deux figures engagées dans l’acte d’écriture sont Dieu lui-même
(Ex 24, 12 ; 32, 16) et plus souvent Moïse, qui reçoit l’ordre divin de
produire des mémoriaux écrits, et qui est exalté comme celui qui parla à
Dieu ‘face-à-face’ (Ex 33, 11) ou même ‘bouche à bouche’ (Nb 12,8). Ce
qu’implique un tel lien entre écrit et autorité n’est pas que l’auteur doit
être Moïse, mais qu’il doit être comme Moïse [Moses like] » 34.
Arrêtons-nous sur cette Moses likeness, cet être-comme-Moïse : il repré-
sente, en tout auteur inspiré, le principe personnel de l’inspiration. Dans
une étude intitulée, précisément, Like unto Moses, James Nohrnberg a
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lecture de J. Nohrnberg, la figure de Moïse récapitule symboliquement le
processus de la tradition rédactionnelle d’Israël, et se propose comme
une mise en scène narrative de toute inspiration possible : « ‘Moïse’ est la
création de la tradition littéraire et scripturaire d’Israël, une mémoire
réinventée » 36. En d’autres termes : l’itinéraire mosaïque réfléchit sub
modo unius, dans l’itinéraire d’un seul, le processus complexe, éminem-
ment diversifié, qui a donné naissance aux écrits inspirés d’Israël, et
d’abord à sa Torah.
Les parallèles entre le récit de la vocation de Moïse en Exode 3 et les
vocations prophétiques sont connus. Ainsi que l’a montré Hans Heinrich
Schmid, « Le récit de la vocation de Moïse en Ex 3 est un récit stéréotypé
d’une vocation prophétique, et il présuppose les récits de vocation encore
non stéréotypés d’un Esaïe ou d’un Jérémie 37 ». Dans la perspective de
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récapitulée la tradition légale de l’Israël biblique, la voix mosaïque
unifiant en elle toutes les voix anonymes de la tradition et leur offrant une
présence sur la scène de l’histoire fondatrice 41.
Bible » 19, Labor et Fides, Genève, 20023, p. 59 ; voir H. H. SCHMID, Der sogenannte
Jahwist. Beobachtungen und Fragen zur Pentateuchforschung, Theologischer Verlag,
Zürich, 1976, pp. 19-22. Pour une mise en lumière de la dimension prophétique du
personnage de Moïse, voir notamment J. BLENKINSOPP, Prophecy and Canon : A
Contribution to the Study of Jewish Origins, Notre Dame University Press, Notre Dame,
1977, notamment pp. 80-95 ; Lothar PERLITT, « Mose als Prophet », dans
Deuteronomium-Studien, « Forschungen zum Alten Testament » 8, Mohr, Tübingen,
1994, pp. 1-19 ; J. W. WATTS, Reading Law. The Rhetorical Shaping of the Pentateuch,
« The Biblical Seminar » 59, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1999, pp. 112-116.
38. B. M. LEVINSON, « You Must not Add Anything to What I Command You :
Paradoxes of Canon and Authorship in Ancient Israel », dans Numen 50, 2003, p. 24.
39. LEVINSON, « You Must not Add », p. 43.
40. B. M. LEVINSON, Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation, Oxford
University Press, Oxford, 1997, p. 145.
41. Dans une comparaison perspicace avec le statut anonyme du narrateur,
B. M. LEVINSON fait remarquer par ailleurs : « Si la convention d’anonymat caracté-
rise les textes narratifs de la Bible, comme Sternberg le souligne avec raison, ce qui
caractérise les textes légaux est la convention de la voix, l’attribution de la loi à une
voix divine ou prophétique. Chacune de ces conventions — voix et anonymat —
constitue à sa manière une revendication d’autorité textuelle ; de manière frap-
pante, ce résultat est obtenu dans l’un et l’autre cas en déniant l’authorship humain
effectif » (« The Right Chorale : From the Poetics to the Hermeneutics of the
Hebrew Bible », dans ‘Not in Heaven’ : Coherence and Complexity in Biblical Narrative,
J.P. Rosenblatt and J.C. Sitterson, Jr. (éds), Indiana University Press, Bloomington,
1991, pp. 146-147).
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 529
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cycle de Moïse : il apparaît en effet aux points extrêmes — commence-
ment et fin — de la carrière de Moïse (Ex 4,10.12.15.16 ; Dt 34,5) ainsi
que dans sa péripétie « centrale », le péché qui lui vaut de ne pas passer
sur la terre (Nb 27,14). La symbolique de la bouche fait son entrée en
scène, on vient de le voir, lors de l’envoi de Moïse en Exode 4 (voir
notamment le v. 12 : « Je serai avec ta bouche » [‘im pîkhā]) ; on la
retrouve au terme de sa vie : « Moïse mourut là [...] sur la bouche [’al pî]
de YHWH » (Dt 34,5). L’obéissance extrême du prophète se donne à lire
dans cette affirmation du narrateur, d’autant plus que Moïse retourne par
là la pointe de l’accusation divine suite à son péché aux eaux de Mériba
(en Nombres 20). S’adressant à Moïse et à Aaron, Dieu avait alors signifié
aux deux frères qu’ils n’entreraient pas dans la terre promise, ajoutant
(en Nb 27,14) : « parce que vous vous êtes rebellés contre ma bouche (pî)
dans le désert de Tsin ». De la vocation à la mort du prophète, la carrière
de Moïse met ainsi en intrigue et en abyme un élément paradigmatique
de l’inspiration biblique.
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homme à la surface de la terre » (v. 3) ; elle nous vaut aussi ce sommet
dans le répertoire de l’inspiration : « Je lui parle », dit Dieu à propos de
Moïse, « bouche à bouche [peh ’el peh] »(v. 8), et c’est là une remarquable
formulation de la rencontre de l’énonciation humaine et de l’énoncia-
tion divine dans la parole inspirée. L’avant-dernière péripétie de l’itiné-
raire mosaïque, précédant la mort du prophète, évoque quant à elle un
thème qu’illustre également le livre d’Isaïe. En Dt 31,26, Moïse donne
l’ordre de mettre le « livre de la Loi » auprès de l’arche : « il sera là
comme un témoin contre vous ». Ce disant, le Moïse du Deutéronome fait
pour ainsi dire écho au livre d’Isaïe. En Is 30,8, le prophète reçoit en effet
de Dieu l’ordre d’inscrire l’oracle reçu « sur un livre, afin que ce soit pour
les jours à venir un témoin à jamais » (cf. 8,16.20) 44. Au terme de sa
carrière, c’est donc une fois encore un trope prophétique que Moïse fait
jouer, en sa qualité d’écrivain. Si Moïse, dans l’ordre du récit, anticipe, en
les transcendant (cf. Dt 34,10), tous les prophètes à venir, qui seront
« comme Moïse » (cf. Dt 18,18), c’est parce qu’il les récapitule dans
l’ordre de la rédaction. J. Nohrnberg parle ainsi d’une « rétroprojection
de la tradition littéraire des prophètes dans l’histoire » 45 fondatrice
d’Israël. Mais, au-delà des prophètes-écrivains (dont nous connaissons les
noms), c’est toute l’activité scribale anonyme d’Israël, celle qui a abouti
aux livres inspirés que nous lisons, qui trouve son récit étiologique dans
44. C’est là une analogie que B. PASCAL relève avec perspicacité dans ses Pensées
(Série VII, 422).
45. NOHRNBERG, « Like unto Moses », p. 274.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 531
Conclusion
La figure dédramatisée du narrateur et la figure éminemment drama-
tique de Moïse, la persona du narrateur et la dramatis persona de Moïse
fournissent ainsi les deux foyers d’une analogie permettant de penser
l’inspiration des auteurs. Cette dernière est un phénomène que nous ne
pourrons jamais aborder que de manière indirecte, mais le récit fournit,
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précisément, un précieux miroir à cette réflexion, un speculum porteur de
silhouettes et de formes aux contours déterminants. Dans l’art du narra-
teur se contemple le moment objectif de l’inspiration (le jeu réglé qu’elle
permet), ainsi que sa téléologie (construire la foi par des moyens langa-
giers) ; dans l’itinéraire de Moïse se recueille et se réfléchit son moment
subjectif : point d’inspiration sans avoir part à l’expérience mosaïque 48.
Si les données que l’exégèse historique et critique présente à la réflexion
théologique sur l’inspiration sont plus complexes (et stimulantes) que
jamais, cette réflexion trouve dans la facture littéraire des Écritures des
analogies dont elle ne devrait se passer. L’attention critique à l’imagina-
tion littéraire dont est issue la Bible met en lumière, en effet, et sur des
points qui défient parfois la rationalité spéculative, l’intelligence théolo-
gique des anciens. ¶