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DE MOÏSE ET DU NARRATEUR : POUR UNE PENSÉE NARRATIVE DE

L'INSPIRATION

Jean-Pierre Sonnet

Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse

2005/4 - Tome 93
pages 517 à 531

ISSN 0034-1258

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Sonnet Jean-Pierre, « De Moïse et du narrateur : pour une pensée narrative de l'inspiration »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/4 Tome 93, p. 517-531.
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DE MOÏSE ET DU NARRATEUR :
POUR UNE PENSÉE NARRATIVE
DE L’INSPIRATION
Jean-Pierre SONNET
Institut d’Études Théologiques, Bruxelles

D e manière toujours plus aiguë, et sans doute très stimulante, la


théologie de l’inspiration se trouve mise au défi par les acquis de
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l’exégèse historique et critique. Si cette théologie emprunte désormais le

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chemin de l’intention des hagiographes, reconnus comme « vrais
auteurs » 1, il lui faut prendre acte, concurremment, de déplacements
significatifs dans la conception des dits auteurs. La perspective critique
exige en effet que les « langues de feu » se répartissent sur des interve-
nants toujours plus nombreux — et également anonymes —, les
« auteurs » prenant les traits de rédacteurs successifs, de compilateurs et
d’éditeurs, sans parler des traducteurs (dans le cas de la Septante) 2. Dans
un tel contexte, où situer et comment comprendre le phénomène de
l’inspiration ? Afin de démêler les choses, il est sans doute intéressant
d’interroger le texte inspiré lui-même : de précieuses analogies s’y pré-
sentent, qui permettent d’aborder la question de l’inspiration par son
biais « poétique » (le terme est ici entendu en son sens aristotélicien, la
« poétique » étant chez Aristote l’art de la composition des récits). Ces
pages, dans lesquelles je me limiterai aux leçons de l’Ancien Testament
(en présumant qu’il est, sur ce point également, la grammaire du Nou-

1. Dei Verbum, § 11. Pour une présentation des métamorphoses du concept d’« au-
teur » à propos des Écritures Saintes, voir L. ALONSO-SCHÖKEL, La Parole inspirée.
L’Écriture sainte à la lumière du langage et de la littérature, trad. de l’espagnol par
H. DE BLIGNIÈRES et P. HARDY, « Lectio Divina » 64, Cerf, Paris, 1971, pp. 41-81.
2. En cette matière, R. SIMON fut un incontestable précurseur ; à propos des
ajouts introduits par les rédacteurs secondaires des Écritures, il affirme ainsi : « Les
auteurs de ces additions ou changements ont été de véritables prophètes dirigés par
l’Esprit de Dieu. C’est pourquoi les changements qu’ils ont pu introduire dans les
anciens actes auront la même autorité que le reste du texte de la Bible » (cité par
P. GIBERT, « La différenciation moderne de la lecture biblique. Le conflit des
épistémologies », dans Recherches de Science Religieuse 92, 2004, pp. 109-110).

RSR 93/4 (2005) 517-531


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veau), doivent l’essentiel de leur proposition au poéticien israélien Meir


Sternberg et à son ouvrage The Poetics of Biblical Narrative, étude pionnière
qui n’a pas encore reçu en français l’écho qu’elle mérite 3. En prolon-
geant la pensée de M. Sternberg, je m’attacherai à montrer que le récit
biblique offre une double analogie ou, plus précisément, une analogie à
double foyer, à qui veut penser l’inspiration des auteurs de la Bible. Le
premier de ces foyers est occupé par la « figure » du narrateur, dont
j’indiquerai qu’elle manifeste la téléologie de toute inspiration, et le
second par celle de Moïse, dont je montrerai qu’elle met en abyme sa
dramatique.

1. La persona du narrateur
Il s’agira, dans un premier temps, de caractériser le narrateur biblique
dans ses œuvres, en d’autres termes, dans son office d’historien inspiré 4.
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On le sait : la dimension historiographique du récit biblique a donné lieu
à d’innombrables controverses ; notre point de départ sera fourni par
une intervention de M. Sternberg dans le débat, portant sur l’un de ses
développements récents 5. À la suite de Herbert Schneidau qui caracté-
risa le récit de la Bible en termes de « fiction historicisée » 6, les approches
exégétiques dites « littéraires » ont fait abondamment appel aux catégo-
ries de fiction, d’écriture et de pacte fictionnels pour décrire la proposi-

3. Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and the
Drama of Reading, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 1985.
Attaché au Département de poétique et de littérature comparée de l’Université de
Tel Aviv, M. STERNBERG dirige la revue Poetics Today (Yale) ; il est également l’auteur
de « Time and Space in Biblical (Hi)story Telling : The Grand Chronology », dans
The Book and the Text. The Bible and Literary Theory, R. SCHWARTZ (éd.), Basil Blackwell,
Oxford, 1990, pp. 81-145, et de Hebrews between Cultures. Group Portraits and National
Literature, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 1998.
4. Pour une présentation succincte du rôle du narrateur dans le récit biblique, on
pourra se reporter à mon essai : « Y a-t-il un narrateur dans la Bible ? La Genèse et
le modèle narratif de la Bible hébraïque », dans Bible et littérature. Dieu et l’homme mis
en intrigue, « Le livre et le rouleau » 6, Lessius, Bruxelles, 1999, pp. 9-27.
5. J’ai présenté les tenants et aboutissants de ce débat dans « ‘Il était un homme...’
Le récit biblique entre universalité poétique et particularité historique », dans
Littérature et savoir(s), S. KLIMIS et L. VAN EYNDE (éd.), Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002, pp. 175-187.
6. Herbert N. SCHNEIDAU, Sacred Discontent : The Bible and Western Tradition, Uni-
versity of California Press, Berkeley, 1977, p. 215. S’inspirant de SCHNEIDAU, R. AL-
TER a fait jouer les concepts de « fiction historicisée » et d’« histoire fictionnalisée »
dans L’Art du récit biblique, trad. de l’anglais par P. LEBEAU et J.-P. SONNET, « Le livre
et le rouleau » 4, Lessius, Bruxelles, 1999, p. 39.
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tion narrative des Écritures : comment ne pas caractériser en terme de


fiction des développements qui, à coup sûr, ont mis en jeu tant d’inven-
tivité de la part des auteurs ? Au seuil de son essai, M. Sternberg met
toutefois les chercheurs en garde contre l’utilisation du concept de
fiction à propos du pacte que le récit biblique établit avec son lecteur :
parce qu’il met en jeu le Dieu maître de l’histoire et qu’il sanctifie la
mémoire du passé, le récit biblique ne saurait s’accommoder d’aucun
statut de fiction. Dans sa démonstration, M. Sternberg commence par
débusquer « une erreur conceptuelle puissante et répandue selon la-
quelle l’écriture de l’histoire va de pair avec la vérité factuelle tandis que
l’écriture de fiction lui est opposée » 7. En réalité,

L’écrit historiographique n’est pas un compte rendu des faits — de ce qui


s’est ‘réellement passé’ — mais un discours qui revendique être un compte
rendu des faits [claims to be a record of fact]. L’écrit de fiction n’est pas
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davantage un tissu d’inventions libres [il peut y avoir beaucoup d’éléments
empruntés à l’histoire dans une fiction] mais un discours qui revendique la
liberté d’invention [claims freedom of invention]. L’antithèse ne réside pas
dans la présence ou dans l’absence de valeur de vérité, mais dans l’engage-
ment par rapport à la valeur de vérité 8.

Critiquée ou critiquable, une œuvre historiographique ne devient pas


pour autant une fiction : « Thucydides, Gibbon et même von Ranke,
l’historien du wie es eigentlich gewesen, ont été pris en défaut ou remis en
cause par leurs successeurs, mais personne ne pensera à reléguer leurs
œuvres dans un genre autre qu’historiographique » 9. On imagine le
cauchemar que deviendrait la vie des bibliothécaires si à chaque décou-
verte invalidant les thèses d’un ouvrage d’histoire ils devaient déclasser
l’ouvrage, le faisant passer de la section « histoire » à la section « fiction »
de leur bibliothèque. Le propre de la fiction est à situer ailleurs, dans « le
privilège de la libre invention et son affichage à volonté » 10. Sur la base de

7. STERNBERG, Poetics, p. 25 (ici et dans toutes les citations de l’anglais qui suivent,
je traduis).
8. Ibid.
9. Ibid.
10. STERNBERG, Poetics, p. 29. Dans son ouvrage Pourquoi la fiction ? (« Poétique »,
Seuil, Paris, 1999), Jean-Marie SCHAEFFER fait une mise au point intéressante à partir
non de la Bible mais d’un récit mythique du Proche-Orient ancien, l’épopée de
Gilgamesh. Il écrit : « Dire que Gilgamesh est une fiction, c’est émettre une contre-
vérité. En revanche, il est sans doute vrai que dans notre culture il fonctionne
comme une fiction : dans la mesure où nous vivons dans une société dans laquelle ce
récit ne trouve pas de point d’accrochage avec les croyances que nous tenons
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la définition donnée — « l’écrit historiographique est un discours qui


revendique être un compte rendu des faits » —, Sternberg peut répondre
à la question : « La Bible appartient-elle au genre historique ou au genre
fictionnel ? Le récit est bien sûr historiographique, il l’est immanquable-
ment du fait de sa téléologie, et il l’est d’autant plus vu son époque et son
environnement » 11.
Commençons par examiner « l’époque et l’environnement », auxquels
fait appel M. Sternberg. Si le récit biblique soutient raconter l’histoire du
ciel et de la terre, d’Israël et des Nations, il le fait en mettant en œuvre des
procédures qui sont celles de l’historiographie ancienne. Il n’y a pas à se
méprendre sur les voies et moyens de celle-ci. Thucydide et Hérodote
n’hésitaient pas à mettre dans la bouche de leurs héros des discours
inventés que leurs sources ne garantissaient pas, mais rendaient seule-
ment plausibles 12 ; les historiographes mésopotamiens, hittites et égyp-
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tiens faisaient de même 13. Et s’il est vrai que la narration anonyme et

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omnisciente est un signal de fictionnalité dans le récit moderne, ce même
modèle, dans la littérature ancienne, est investi d’une autorité surnatu-
relle, et contribue à l’autorité historiographique du récit (c’est le point
sur lequel je centrerai bientôt mon propos).
Plus décisif encore est l’argument téléologique. Dans le contexte des
historiographies antiques, l’historiographie biblique est pourvue d’une
finalité qui la distingue de toutes les autres :

généralement pour vraies ou fausses, nous avons spontanément tendance à le lire


sur le mode fictionnel » (p. 10).
11. STERNBERG, Poetics, p. 30. Je précise que le récit biblique historiographique
dont il est ici question est constitué avant tout par la fresque qui va du livre de la
Genèse au second livre des Rois. La présence d’un corpus historiographique dans le
canon hébraïque n’exclut pas la présence, dans le même canon, d’œuvres ayant un
statut distinct. Ainsi, les deux livres de Jonas et de Job sont reçus, dans la tradition
juive ancienne, comme meshalîm, c’est-à-dire comme paraboles fictionnelles didac-
tiques. Abolir la distinction entre discours fictionnel et non fictionnel, écrit J.-
M. SCHAEFFER, serait faire injure à la compétence littéraire des auteurs et lecteurs
anciens (voir Pourquoi la fiction, p. 151).
12. Voir Paul RICŒUR, Temps et récit 3. Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985, p. 338.
P. RICŒUR ajoute : « Les historiens modernes ne se permettent plus ces incursions
fantaisistes, au sens propre du mot. Ils n’en font pas moins appel, sous des formes
des plus subtiles, au génie romanesque, dès lors qu’ils s’efforcent de réeffectuer,
c’est-à-dire de repenser, un certain calcul de fins et de moyens. L’historien ne
s’interdit pas alors de ‘dépeindre’ une situation, de ‘rendre’ un cours de pensée, et
de donner à celui-ci la ‘vivacité’ d’un discours intérieur » (p. 338).
13. Voir l’enquête de J. VAN SETERS, In Search of History. Historiography in the Ancient
World and the Origins of Biblical History, Yale University Press, New Haven, 1983.
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Seul parmi l’Orient et les Grecs, [le récit biblique] s’adresse à un peuple
défini par son passé et mis en demeure de garder vive sa mémoire [...].
Parce qu’il énonce et l’identité du peuple et l’observance à laquelle il est
tenu, le récit rend illégitime toute pensée de fictionnalité sous peine
d’excommunication 14.

Présenter le récit comme fiction serait saper l’identité du peuple, qui se


définit en racontant : « Mon père était un Araméen errant, et avec peu de
gens il descendit en Égypte... » (Dt 26,5) ; ce serait miner l’autorité des
commandements, dont le récit établit l’origine divine, ou encore qu’il
assortit de motivations historiques. Ainsi la formulation du commande-
ment de la libération de l’esclave hébreu, en Dt 15,12-18, s’accompagne
de la motivation suivante : « Tu te souviendras que tu as été esclave au pays
d’Égypte et que YHWH ton Dieu t’a libéré ; voilà pourquoi je te donne
aujourd’hui ce commandement » (Dt 15,15). M. Sternberg dès lors d’af-
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firmer :

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Si le récit était écrit ou lu comme une fiction, alors Dieu passerait du
statut de maître de l’histoire à celui d’une créature de l’imagination, avec
les résultats les plus désastreux. [...]. D’où la détermination de la Bible à
sanctifier et rendre obligatoire la croyance littérale dans le passé. Elle ne
réclame pas seulement le statut d’histoire mais, comme Erich Auerbach le
soutient avec raison, elle prétend raconter l’histoire — la seule et unique
vérité qui, comme Dieu lui-même, ne supporte pas de rival [...]. Supposons
que le récit de la création fasse naître dans son public la réaction ‘Mais les
Babyloniens racontent une histoire différente !’ ou que le cycle de l’Exode
suscite la protestation ‘Mais les Égyptiens dénient toute l’affaire !’ Est-ce
que le narrateur biblique hausserait alors les épaules, comme le ferait tout
romancier qui se respecte ? Penser ainsi serait folie — et je veux dire folie
interprétative, téléologique autant que théologique 15.

Nos savoirs modernes — dérivés des sciences de la nature et de l’histo-


riographie critique — nous empêchent de faire désormais des Écritures
bibliques l’encyclopédie du réel empirique ; munis des caveat critiques,
nous pouvons néanmoins prendre acte de la prétention de ces Écritures
à raconter l’histoire, en accordant aux événements racontés comme une
« historicité de principe » 16. La Bible n’engagerait pas ses destinataires à

14. STERNBERG, Poetics, p. 31.


15. STERNBERG, Poetics, p. 32. Voir E. AUERBACH, Mimésis. La représentation de la
réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par C. HEIM, Gallimard, Paris,
1968, pp. 23-24.
16. Le modèle des « jeux de langage » que L. WITTGENSTEIN présente dans ses
Investigations philosophiques est sans doute le plus apte à rendre compte de l’hétéro-
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vivre autrement dans l’histoire (dans l’éthique des commandements ou


dans celle de l’évangile) sans fonder cette éthique en histoire, dans des
événements où, soutient-elle, le dessein de Dieu s’est trouvé engagé ou
accompli. « La spécificité rhétorique des textes bibliques est d’être para-
bole parce qu’ils sont une Histoire », écrit de son côté H. Meschonnic,
« c’est comme Histoire qu’ils sont une rhétorique » 17.
Cette prétention historiographique s’atteste notamment dans les ma-
nières de faire du narrateur — manières, on va le voir, étonnamment
paradoxales. D’une part ce narrateur ancre son récit historiographique
dans des aspects publics et accessibles de la réalité : « La Bible est la
première à anticiper l’appel à des documents survivants du passé, qui
caractérise l’historiographie moderne » 18. Des coutumes présentes sont
ainsi élucidées (Gn 32,33 : « C’est pourquoi les fils d’Israël ne mangent
pas le muscle de la cuisse qui est à la courbe du fémur, aujourd’hui
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encore »), des noms et des dictons en vigueur sont mis en rapport avec

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leur origine (Gn 28,19 : « Il appela ce lieu Béthel, mais auparavant le nom
de la ville était Louz » ; 1 Sm 10,12, cf. 19,24 : « Voilà pourquoi le mot est
passé en proverbe : ‘Saül est-il aussi parmi les prophètes ?’ »), des monu-
ments toujours visibles reçoivent une raison d’être ainsi qu’un ancrage
dans l’histoire (ainsi la stèle d’Absalom en 2 Sm 18,18) ; et il est fait appel
à des documents écrits tels que le livre du Juste (2 Sm 1,17) ou les annales
royales (1 R 11,41 : « Le reste des actes de Salomon, tout ce qu’il a fait, et
sa sagesse, cela n’est-il pas écrit dans le Livre des Actes de Salomon ? »).
Quoi qu’il en soit de la valeur de vérité des références et des explications

généité de nos rapports actuels au texte biblique. Un donné culturel (notamment


littéraire) peut être investi par un discours de type historico-critique ou confronté
au discours des sciences modernes ; le même donné peut, encore et toujours, être
reçu dans sa dimension symbolique, en tant que fondateur de croyance et de
cohésion sociale. Reçu en contexte d’épistémologie critique, le symbole, raisonna-
blement épuré, garde quelque chose de l’invincibilité de sa pertinence première.
17. H. MESCHONNIC, « Poétique du sacré dans la Bible », dans Pour la poétique II.
Épistémologie de l’Écriture. Poétique de la traduction, Gallimard, Paris, 1973, p. 289. Pour
le dire en termes aristotéliciens : explorant les possibles de l’existence, les œuvres de
fiction exposent « ce qui pourrait se passer », alors que l’historiographie soutient
dire « ce qui s’est passé ». Pour ARISTOTE, les œuvres de fiction sont « plus philoso-
phique[s] et de plus de valeur que l’histoire » : elles expriment « plutôt le général,
l’histoire le particulier » (La Poétique. Traduction, introduction et notes de Barbara
Gernez, Les Belles Lettres, Paris, 1997, p. 35 [§ 1451b, 5-7]). La Bible entend
manifester que les possibles les plus impossibles, les possibles de Dieu, « se sont
passés » dans la particularité de l’histoire.
18. STERNBERG, Poetics, p. 31.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 523

données, leur présence renforce la revendication du récit à la vérité


historique, en ancrant le discours dans des aspects notoires de la réalité.
Par ailleurs, le même narrateur met en avant, dans le même récit, des
aspects non publics et non vérifiables de la réalité : « les actes cachés de
Dieu, les pensées secrètes de tous les participants, les nombreuses scènes
de dialogue » 19, tant d’événements sans témoins — à commencer par les
cinq premiers jours de la création. « Comment la prétention du narrateur
à l’historicité s’accorde-t-elle avec l’incorporation de matériaux qui non
seulement ne sont pas documentés, mais qui, de soi, ne peuvent être
assortis de documents ? » 20. Comment expliquer la présence de ce maté-
riau abondant qui porte évidemment « les marques de l’invention » [de la
part des auteurs], et accomplit, dans le chef de cet historien qu’est le
narrateur, « le rôle de mise en lumière et d’exploration du réel [présenté
comme] historique » 21 ? D’où le narrateur tient-il sa compétence et son
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autorité en la matière ? Il est vain, explique M. Sternberg, de chercher à

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caractériser l’instance narratrice du récit biblique à partir de critères
empiriques ; le narrateur ne se pose jamais en témoin (matériel) de ce
qu’il raconte 22. La mobilité extrême dont il fait preuve, dans l’espace et
dans le temps, dans le monde social et le monde intérieur des personna-
ges, trahit la transcendance de son point de vue. Il a notamment cette
faculté singulière d’avoir accès à l’intériorité divine ; ainsi en Gn 6,6 :
« YHWH se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’affligea dans son
cœur. YHWH dit [= se dit] : ‘Je vais effacer l’homme...’ ». C’est un autre
modèle que celui du témoin empirique qu’il faut invoquer, continue
M. Sternberg, et c’est celui de l’inspiration prophétique. « Le locuteur
mis en place par les auteurs [the authorially devised speaker] [...] assume une
posture de type prophétique [a prophetlike stance] » 23. Bien que le narra-
teur ne formule aucune revendication en ce sens (fidèle en cela à sa
politique d’auto-effacement), sa manière ne laisse aucun doute quant à
un statut de type inspiré. À ce niveau, l’inspiration, écrit Sternberg, est
« une règle qui gouverne la relation entre écrivain et lecteur, légitimant

19. STERNBERG, Poetics, p. 32.


20. STERNBERG, Poetics, p. 32.
21. STERNBERG, Poetics, p. 34.
22. La posture du témoin a son illustration biblique dans les livres d’Esdras et de
Néhémie (de manière plus conséquente, il est vrai, en Néhémie), les deux person-
nages se présentant comme témoins oculaires des événements qu’ils racontent. Sur
ce point également, le canon hébraïque fait jouer, autour d’un modèle « standard »,
des contrastes stimulant l’intelligence du lecteur.
23. STERNBERG, Poetics, p. 33.
524 J.-P. SONNET

l’accès à un matériau privilégié (par exemple, les pensées) qui, autre-


ment, resterait hors de portée, et qui donne à tout matériau le sceau de
l’autorité » 24. De même que les prophètes peuvent dénoncer les pensées
secrètes des uns et des autres (ainsi en Is 29,15 : « Malheur ! Ils agissent
par-dessous pour cacher à YHWH leurs projets. Ils trament dans l’ombre et
ils disent : ‘Qui nous voit ? Qui nous connaît ?’ Quel renversement des
rôles ! », ou en Ab 1-3 : « Ainsi parle le Seigneur YHWH [à propos d’Édom]
[...] : ‘L’arrogance de ton cœur t’a dupé [...] toi qui dis en ton cœur : qui
me fera descendre à terre ?’ »), le narrateur a accès aux pensées des
personnages, humains et divin. Il est inconcevable, conclut M. Sternberg,
qu’un narrateur, plus proche de la perspective divine que les prophètes
eux-mêmes, soit moins inspiré qu’eux. Le narrateur (cette « voix »
narratrice mise en place par les auteurs) a part à la « science » de Dieu,
et c’est dans cet état qu’il est historien — un historien révélant le plus vrai
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de l’histoire du ciel et de la terre, d’Israël et des Nations, vécue face

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à Dieu.
Le modèle que met en jeu la narration biblique offre ainsi une pré-
cieuse analogie à la réflexion sur l’inspiration des Écritures. Pour mettre
à profit l’analogie, il faut toutefois prendre la mesure de la singularité de
la Bible dans son modèle narratif 25. Parler de « narrateur omniscient »,
c’est utiliser un concept de la théorie littéraire moderne, qui véhicule
avec lui une certaine conception de l’omniscience 26. C’est imaginer une
instance narratrice transcendante, transcendant notamment tous les per-
sonnages. Ce qui caractérise le modèle biblique est au contraire le fait que
l’un des personnages mis en scène — le personnage divin — soit la
« source » de la science du narrateur. Le savoir du narrateur, et donc son
autorité, est second par rapport à celui du personnage de Dieu — qui
transcende l’instance narratrice tout en étant compris dans le champ de
sa mise en scène. Si le narrateur fournit de loin en loin un point de
référence (notamment dans l’appréciation morale des choses), c’est en

24. STERNBERG, Poetics, p. 33.


25. Je me suis expliqué sur ce point dans « Narration biblique et (post)moder-
nité », dans La Bible en récits. L’exégèse biblique à l’heure du lecteur, « Le Monde de la
Bible » 48, Labor et Fides, Genève, 2003, pp. 253-262.
26. On peut faire remonter le concept à N. FRIEDMAN, « Point of View in Fiction :
The Development of a Critical Concept », dans Proceedings of the Modern Language
Association of America 70, 1955, pp. 1160-1184 ; voir aussi W. C. BOOTH, The Rhetoric of
Fiction, The University of Chicago Press, Chicago, 1961 (seconde édition en 1983)
et S. CHATMAN, Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film, Cornell
University Press, Ithaca, 1978.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 525

se référant au point de vue personnel de Dieu : « Dieu vit que la lumière


était bonne » (Gn 1,14) ; « Mais ce qu’avait fait David déplut aux yeux de
YHWH » (2 Sm 11,27). En ceci, le modèle biblique se distingue forcément
de la « narration omnisciente » mise en œuvre dans les récits du Proche
Orient ancien, puisque les dieux y sont multiples et, dans bien des cas,
antagonistes (sans parler de leurs déficiences personnelles ou occasion-
nelles en matière de savoir) 27. Le narrateur est alors une instance tierce
qui, dans l’unicité de son regard, surplombe les dieux. Il en est de même
dans le récit homérique où, ainsi que le souligne M. Sternberg, le
narrateur « se trouve au-dessus des dieux, donnant à leur accès au savoir
des statuts variés en fonction de ses propres requêtes » 28. Seul le récit
biblique, en raison de la révolution monothéiste qu’il promeut, fait
assister à un couplage entre la « science » d’un personnage — qui se
trouve être le Dieu unique, qui « voit le cœur » (1 Sm 16,7) — et celle de
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l’unique narrateur, qui lui aussi voit le cœur 29.

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Ainsi contemplée dans la manière du narrateur, l’inspiration apparaît
dans sa règle objective, dans le jeu bien réglé avec lequel elle se confond.
Elle se reconnaît dans l’art du narrateur de tenir ensemble (dans son
récit) et le dessein divin et la contingence historique des libertés humai-
nes ; elle réside dans la capacité de manifester ce vinculum et, plus
précisément, dans la capacité de le porter au langage sur le mode du récit
d’une manière qui ne télescope ni le dessein de Dieu ni la contingence
des libertés humaines, d’une manière également qui valorise l’office du
lecteur, tout à la fois impliqué et mis en liberté. C’est dès lors la téléologie
de l’inspiration que nous contemplons dans l’art du narrateur, qui est de
présenter, ainsi que l’écrit M. Sternberg, the story of History 30, « la mise en
histoire(s) de l’Histoire », de manière à faire grandir la foi et l’intelli-

27. Voir à ce propos STERNBERG, Poetics, pp. 87-88.


28. STERNBERG, Poetics, p. 89.
29. Si le narrateur fait preuve d’une superbe liberté de mouvement dans ce qu’on
pourrait appeler l’utilisation de sa « caméra », celle-ci reste néanmoins couplée à la
perspective divine. Le narrateur suit ainsi les personnages sur lesquels tombe
(précisément) le choix de Dieu, dans des « sauts » spatiaux et temporels dont ce
dernier seul a le secret (ainsi le passage des « hommes » de Babel en Gn 11,1-9 au
lignage d’Abraham en Genèse 11 et 12 ; ainsi la focalisation en 1 Sm 1,1 sur le père
de celui que, précisément, YHWH a appelé [Samuel]). Ou encore, le narrateur
opère, avec toutes les latitudes du storyteller, en fonction des réorientations du choix
divin (ainsi dans le jeu de cache-cache entre le messie déchu, Saül, et le messie
secret, David) — en poussant parfois le récit jusqu’à ses propres limites (ainsi dans
la double « première » entrée en scène de David en 1 Samuel 16 et 17).
30. Voir STERNBERG, Poetics, p. 45.
526 J.-P. SONNET

gence de la foi du lecteur 31. Ainsi abordée, de manière radicalement non


psychologique, l’inspiration apparaît dans son versant poiétique, comme
un « pouvoir raconter » 32, qui fournit le principe régulateur de toute
inspiration possible.

2. Moïse en dramatis persona


La manière du narrateur permet-elle à elle seule de penser l’inspira-
tion des auteurs ? Le jeu analogique est, en fait, plus riche encore. Si les
auteurs ont comme politique de s’effacer derrière la persona du narrateur,
avec, ainsi que l’écrit M. Sternberg, comme une rage pour l’anonymat 33,
ces auteurs projettent aussi leur silhouette dans le monde du récit à
travers des personnages eux-mêmes inspirés. L’analogie s’enrichit ainsi
d’un second foyer : l’inspiration se trouve également mise en scène et en
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intrigue à travers les vicissitudes de personnages prophétiques, et singu-

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lièrement de Moïse. La manière du narrateur nous a permis d’entrer
dans l’intelligence du « jeu réglé » de l’inspiration, ainsi que dans sa
téléologie ; l’itinéraire des personnages inspirés nous permet d’en décou-
vrir le moment subjectif. Alors que le narrateur intervient d’un bout à
l’autre du récit à la manière d’une figure sans visage, comme une voix
sans histoire personnelle, le personnage inspiré révèle la dramatique
historique et personnelle qu’implique toute forme d’inspiration. Par
ailleurs certains des personnages en question (sur la scène du récit) —

31. Cette perspective téléologique est celle qui se lit en 2 Tm 3,17 : « Toute
Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser,
pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit accompli, équipé pour
toute œuvre bonne. »
32. Approcher ainsi l’inspiration, c’est croiser les intuitions de K. RAHNER que
B. SESBOÜÉ ressaisit en écrivant : « le prophète est donc le croyant qui est en mesure
d’énoncer correctement son expérience transcendantale de Dieu. Il permet ainsi à
d’autres croyants de parvenir à une objectivation correcte et pure de la révélation
reçue. Ce ne peut être l’affaire de chacun pris individuellement. Car il appartient à
la révélation de se manifester dans l’histoire et donc dans l’histoire de la commu-
nication des hommes les uns avec les autres » (« La canonisation des Écritures et la
reconnaissance de leur inspiration », dans Recherches de Science Religieuse 92 [2004]
p. 32). Cf. également, dans le présent numéro, les réflexions de C. THEOBALD sur le
critère de la concordance entre contenu et forme dans le cas de la révélation
biblique : « ce qui est communiqué et la forme de la communication doivent absolu-
ment concorder » [Cf. plus loin p. 565]. Dans l’art du narrateur se cristallisent cette
énonciation « correcte » et cette concordance entre forme et contenu, en d’autres
termes la règle soutenant la tâche des auteurs prophétiques.
33. Voir STERNBERG, Poetics, p. 65.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 527

Moïse, Josué, Isaïe ou Jérémie, pour citer les plus insignes — ont en
commun avec les auteurs empiriques (dans les coulisses du récit) d’être
des écrivains : ils se rejoignent dans le geste éminemment corporel de
l’écriture, et se démarquent ainsi du narrateur dont le seul office est de
raconter, d’être le master of the tale. « Dans le Pentateuque, écrit M. Stern-
berg, les deux figures engagées dans l’acte d’écriture sont Dieu lui-même
(Ex 24, 12 ; 32, 16) et plus souvent Moïse, qui reçoit l’ordre divin de
produire des mémoriaux écrits, et qui est exalté comme celui qui parla à
Dieu ‘face-à-face’ (Ex 33, 11) ou même ‘bouche à bouche’ (Nb 12,8). Ce
qu’implique un tel lien entre écrit et autorité n’est pas que l’auteur doit
être Moïse, mais qu’il doit être comme Moïse [Moses like] » 34.
Arrêtons-nous sur cette Moses likeness, cet être-comme-Moïse : il repré-
sente, en tout auteur inspiré, le principe personnel de l’inspiration. Dans
une étude intitulée, précisément, Like unto Moses, James Nohrnberg a
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exploré les tenants et aboutissants de cette analogie régulatrice 35. Dans la

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lecture de J. Nohrnberg, la figure de Moïse récapitule symboliquement le
processus de la tradition rédactionnelle d’Israël, et se propose comme
une mise en scène narrative de toute inspiration possible : « ‘Moïse’ est la
création de la tradition littéraire et scripturaire d’Israël, une mémoire
réinventée » 36. En d’autres termes : l’itinéraire mosaïque réfléchit sub
modo unius, dans l’itinéraire d’un seul, le processus complexe, éminem-
ment diversifié, qui a donné naissance aux écrits inspirés d’Israël, et
d’abord à sa Torah.
Les parallèles entre le récit de la vocation de Moïse en Exode 3 et les
vocations prophétiques sont connus. Ainsi que l’a montré Hans Heinrich
Schmid, « Le récit de la vocation de Moïse en Ex 3 est un récit stéréotypé
d’une vocation prophétique, et il présuppose les récits de vocation encore
non stéréotypés d’un Esaïe ou d’un Jérémie 37 ». Dans la perspective de

34. STERNBERG, Poetics, p. 78. L’auteur continue : « Ce paradigme s’étend aussi,


par implication et par association, aux cycles narratifs subséquents. Le fait que les
livres qui suivent immédiatement, depuis Josué jusqu’aux Rois, aient été canonisés
sous la rubrique des ‘Premiers Prophètes’ parle pour lui-même. Et dans le tout
dernier livre du canon, la plupart des documents écrits nommés par le Chroniste
proviennent de voyants et de prophètes : les ‘actes’ de ‘Samuel le voyant’, ‘Natân le
prophète’ et ‘Gad le voyant’ (1 Ch 29, 29), ou ‘la prophétie d’Ahiyya de Silo et les
visions de Yéddo le voyant’ (2 Ch 9, 29) » (p. 78).
35. James NOHRNBERG, Like unto Moses. The Constituting of an Interruption, Indiana
University Press, Bloomington et Indianapolis, 1995.
36. NOHRNBERG, Like unto Moses, texte de présentation (voir aussi pp. 325-332).
37. A. de PURY et Th. RÖMER, Le Pentateuque en question. Les origines et la composition
des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des recherches récentes, « Le Monde de la
528 J.-P. SONNET

l’histoire de la rédaction, le récit de la vocation de Moïse est ainsi une


création littéraire récapitulative. Cette dimension récapitulative se re-
trouve dans d’autres phénomènes d’écriture attachés à la figure mosaï-
que, et notamment dans la tradition légale attachée au prophète. M. Fish-
bane et B. Levinson ont scruté de près l’« herméneutique de
l’innovation » qui permit aux scribes d’inscrire le nouveau dans l’ancien :
« Les auteurs bibliques », écrit B. Levinson, « développèrent ce qui peut
être le plus adéquatement décrit comme une ‘rhétorique de la dissimu-
lation’, qui a servi à camoufler l’histoire littéraire réelle des lois » 38. Ces
scribes glissèrent leur propre voix « sous la voix de Moïse dans le but
d’‘autoriser’, littérairement et métaphoriquement, leur reformula-
tion » 39. De la sorte, ils « attribuèrent le manteau de l’autorité prophéti-
que à leur propre composition littéraire en faisant de Moïse leur porte-
parole pseudépigraphique » 40. En Moïse se trouve ainsi hypostasiée et
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récapitulée la tradition légale de l’Israël biblique, la voix mosaïque
unifiant en elle toutes les voix anonymes de la tradition et leur offrant une
présence sur la scène de l’histoire fondatrice 41.

Bible » 19, Labor et Fides, Genève, 20023, p. 59 ; voir H. H. SCHMID, Der sogenannte
Jahwist. Beobachtungen und Fragen zur Pentateuchforschung, Theologischer Verlag,
Zürich, 1976, pp. 19-22. Pour une mise en lumière de la dimension prophétique du
personnage de Moïse, voir notamment J. BLENKINSOPP, Prophecy and Canon : A
Contribution to the Study of Jewish Origins, Notre Dame University Press, Notre Dame,
1977, notamment pp. 80-95 ; Lothar PERLITT, « Mose als Prophet », dans
Deuteronomium-Studien, « Forschungen zum Alten Testament » 8, Mohr, Tübingen,
1994, pp. 1-19 ; J. W. WATTS, Reading Law. The Rhetorical Shaping of the Pentateuch,
« The Biblical Seminar » 59, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1999, pp. 112-116.
38. B. M. LEVINSON, « You Must not Add Anything to What I Command You :
Paradoxes of Canon and Authorship in Ancient Israel », dans Numen 50, 2003, p. 24.
39. LEVINSON, « You Must not Add », p. 43.
40. B. M. LEVINSON, Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation, Oxford
University Press, Oxford, 1997, p. 145.
41. Dans une comparaison perspicace avec le statut anonyme du narrateur,
B. M. LEVINSON fait remarquer par ailleurs : « Si la convention d’anonymat caracté-
rise les textes narratifs de la Bible, comme Sternberg le souligne avec raison, ce qui
caractérise les textes légaux est la convention de la voix, l’attribution de la loi à une
voix divine ou prophétique. Chacune de ces conventions — voix et anonymat —
constitue à sa manière une revendication d’autorité textuelle ; de manière frap-
pante, ce résultat est obtenu dans l’un et l’autre cas en déniant l’authorship humain
effectif » (« The Right Chorale : From the Poetics to the Hermeneutics of the
Hebrew Bible », dans ‘Not in Heaven’ : Coherence and Complexity in Biblical Narrative,
J.P. Rosenblatt and J.C. Sitterson, Jr. (éds), Indiana University Press, Bloomington,
1991, pp. 146-147).
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 529

Dans une perspective plus narrative, remarquons combien la problé-


matique de l’inspiration soutient l’intrigue mosaïque, entre le livre de
l’Exode et celui du Deutéronome. L’un des éléments constitutifs de
l’inspiration prophétique — celui de la mise de l’oracle sur la « bouche »
(peh) du prophète — fournit en effet comme un fil rouge à l’ensemble du
cycle mosaïque. En Exode 4, écartant l’objection de Moïse — « J’ai la
bouche pesante et la langue pesante » (v. 10) —, Dieu lui répond qu’il est
celui qui donne à l’homme « une bouche » (v. 11), et il lui promet d’être
« avec [sa] bouche » (v. 12). Ce faisant, le personnage divin, écrit M. Stern-
berg, « fait littéralement écho à un motif de composition inspirée » 42.
Dans le monde mésopotamien comme dans le monde grec, mais plus
encore dans le monde biblique, le motif de la bouche est en effet associé
à la « physique » de l’inspiration ainsi qu’à la « phénoménologie de la
prophétie » 43. Ce motif assure de manière remarquable la cohésion du
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cycle de Moïse : il apparaît en effet aux points extrêmes — commence-
ment et fin — de la carrière de Moïse (Ex 4,10.12.15.16 ; Dt 34,5) ainsi
que dans sa péripétie « centrale », le péché qui lui vaut de ne pas passer
sur la terre (Nb 27,14). La symbolique de la bouche fait son entrée en
scène, on vient de le voir, lors de l’envoi de Moïse en Exode 4 (voir
notamment le v. 12 : « Je serai avec ta bouche » [‘im pîkhā]) ; on la
retrouve au terme de sa vie : « Moïse mourut là [...] sur la bouche [’al pî]
de YHWH » (Dt 34,5). L’obéissance extrême du prophète se donne à lire
dans cette affirmation du narrateur, d’autant plus que Moïse retourne par
là la pointe de l’accusation divine suite à son péché aux eaux de Mériba
(en Nombres 20). S’adressant à Moïse et à Aaron, Dieu avait alors signifié
aux deux frères qu’ils n’entreraient pas dans la terre promise, ajoutant
(en Nb 27,14) : « parce que vous vous êtes rebellés contre ma bouche (pî)
dans le désert de Tsin ». De la vocation à la mort du prophète, la carrière
de Moïse met ainsi en intrigue et en abyme un élément paradigmatique
de l’inspiration biblique.

42. STERNBERG, Poetics, p. 79 ; voir les exemples mésopotamiens et grecs donnés


par l’auteur.
43. Voir NOHRNBERG, « Like unto Moses », p. 190. Ce motif fonctionne en contre-
point avec celui de la descente de l’Esprit sur la personne du prophète. On pourrait
multiplier les exemples : « La parole que Dieu mettra dans ma bouche, c’est celle-là
que je dirai » (Nb 22,38) ; « YHWH avança la main et lui fit toucher ma bouche, et
YHWH me dit : ‘Voici que j’ai placé mes paroles dans ta bouche’ » (Jr 1,9) ; « Je leur
susciterai un prophète comme toi ; je placerai mes paroles dans sa bouche et il leur
dira tout ce que je lui commanderai » (Dt 18,18).
530 J.-P. SONNET

Ce qui s’observe au niveau du grand arc du récit mosaïque se retrouve,


de manière distributive, dans les épisodes de la vie de Moïse. Toutes les
péripéties, matérielles, psychologiques, spirituelles et sociales de l’inspi-
ration prophétique y trouvent place, qu’il s’agisse de la mise en place
d’une médiation prophétique secondaire, celle d’Aaron (Ex 4,14-16 ; voir
7,1), de la destruction du médium préservant le message inspiré (le bris
des tables de la Loi en Ex 32,19), du caractère impromptu de la révélation
(ainsi dans les adresses divines que racontent les livres du Lévitique et des
Nombres), des contestations du privilège prophétique (ainsi en Nombres
12 et 16), de la reformulation d’un donné déjà révélé (ainsi la réinterpré-
tation du code de l’alliance dans le code deutéronomique), ou de l’ajout
d’un supplément à un corpus déjà arrêté (le Cantique de Dt 32 joint par
écrit au livre de la Loi). L’épisode de la contestation du privilège mosaï-
que par Miryam et Aaron en Nombres 12 nous vaut au passage le portrait
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de l’inspiré : « L’homme Moïse était très humble, plus humble qu’aucun

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homme à la surface de la terre » (v. 3) ; elle nous vaut aussi ce sommet
dans le répertoire de l’inspiration : « Je lui parle », dit Dieu à propos de
Moïse, « bouche à bouche [peh ’el peh] »(v. 8), et c’est là une remarquable
formulation de la rencontre de l’énonciation humaine et de l’énoncia-
tion divine dans la parole inspirée. L’avant-dernière péripétie de l’itiné-
raire mosaïque, précédant la mort du prophète, évoque quant à elle un
thème qu’illustre également le livre d’Isaïe. En Dt 31,26, Moïse donne
l’ordre de mettre le « livre de la Loi » auprès de l’arche : « il sera là
comme un témoin contre vous ». Ce disant, le Moïse du Deutéronome fait
pour ainsi dire écho au livre d’Isaïe. En Is 30,8, le prophète reçoit en effet
de Dieu l’ordre d’inscrire l’oracle reçu « sur un livre, afin que ce soit pour
les jours à venir un témoin à jamais » (cf. 8,16.20) 44. Au terme de sa
carrière, c’est donc une fois encore un trope prophétique que Moïse fait
jouer, en sa qualité d’écrivain. Si Moïse, dans l’ordre du récit, anticipe, en
les transcendant (cf. Dt 34,10), tous les prophètes à venir, qui seront
« comme Moïse » (cf. Dt 18,18), c’est parce qu’il les récapitule dans
l’ordre de la rédaction. J. Nohrnberg parle ainsi d’une « rétroprojection
de la tradition littéraire des prophètes dans l’histoire » 45 fondatrice
d’Israël. Mais, au-delà des prophètes-écrivains (dont nous connaissons les
noms), c’est toute l’activité scribale anonyme d’Israël, celle qui a abouti
aux livres inspirés que nous lisons, qui trouve son récit étiologique dans

44. C’est là une analogie que B. PASCAL relève avec perspicacité dans ses Pensées
(Série VII, 422).
45. NOHRNBERG, « Like unto Moses », p. 274.
DE MOÏSE ET DU NARRATEUR 531

l’intrigue mosaïque. Ainsi que l’écrit J. Watts, « les figures de l’auteur, du


rédacteur secondaire et de l’éditeur s’unissent toutes en Moïse le scribe,
même si YHWH reste la source du don de la loi » 46. En Moïse se trouve
projetée littérairement et historiquement l’expérience de tous ceux qui
sont intervenus dans la formulation et l’écriture de la Torah. En d’autres
termes, être inspiré, c’est avoir eu part, d’une manière ou d’une autre, au
« caractère » mosaïque, humilité comprise 47.

Conclusion
La figure dédramatisée du narrateur et la figure éminemment drama-
tique de Moïse, la persona du narrateur et la dramatis persona de Moïse
fournissent ainsi les deux foyers d’une analogie permettant de penser
l’inspiration des auteurs. Cette dernière est un phénomène que nous ne
pourrons jamais aborder que de manière indirecte, mais le récit fournit,
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précisément, un précieux miroir à cette réflexion, un speculum porteur de
silhouettes et de formes aux contours déterminants. Dans l’art du narra-
teur se contemple le moment objectif de l’inspiration (le jeu réglé qu’elle
permet), ainsi que sa téléologie (construire la foi par des moyens langa-
giers) ; dans l’itinéraire de Moïse se recueille et se réfléchit son moment
subjectif : point d’inspiration sans avoir part à l’expérience mosaïque 48.
Si les données que l’exégèse historique et critique présente à la réflexion
théologique sur l’inspiration sont plus complexes (et stimulantes) que
jamais, cette réflexion trouve dans la facture littéraire des Écritures des
analogies dont elle ne devrait se passer. L’attention critique à l’imagina-
tion littéraire dont est issue la Bible met en lumière, en effet, et sur des
points qui défient parfois la rationalité spéculative, l’intelligence théolo-
gique des anciens. ¶

46. WATTS, Reading Law, p. 117.


47. Dans sa comparaison avec Homère, E. AUERBACH n’a pas manqué de relever
le relief propre aux trajectoires des personnages bibliques : « Et combien plus
ample leur destin que celui des héros homériques ! Car ils sont les porteurs de la
volonté divine, et pourtant faillibles, soumis au malheur et à l’abaissement — et c’est
au sein de leur malheur et de leur humiliation que leurs actes et leurs paroles
manifestent la majesté de Dieu. Il n’en est presque pas un qui, tel Adam, ne
connaisse la plus profonde humiliation, presque pas qui ne soit digne de l’interven-
tion personnelle et de l’inspiration personnelle de Dieu » (Mimésis, p. 28).
48. Le Nouveau Testament illustre ce principe de manières diverses, notamment
en présentant Jésus comme le prophète semblable à Moïse (Ac 3,22 ; 7,37), ou
encore en inscrivant l’itinéraire de Jésus dans le paradigme mosaïque (Lc 9,31 et
par.).

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