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Yves Meessen
2005/3 - Tome 93
pages 331 à 353
ISSN 0034-1258
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Pour citer cet article :
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Meessen Yves, « Un monde sépare tout cela d'héraclite »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/3 Tome 93, p. 331-353.
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UN MONDE SÉPARE
TOUT CELA D’HÉRACLITE
Yves MEESSEN
Université de Metz
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s’oppose à une conception de l’histoire qui fonderait la « classicité » 2 de
la philosophie grecque à partir de la Vérité révélée dans le Christianisme.
Selon cette conception, le λόγος d’Héraclite serait précurseur du Λόγος
johannique et l’être de Parménide, une notion nécessaire qui ne serait
devenue réalité que dans le Christianisme 3 . Toute la philosophie grec-
que trouverait son accomplissement dans la Révélation. Si la « métaphy-
sique de l’Exode » 4 a été la réponse la plus pertinente à un moment
donné du dialogue entre la philosophie et la théologie, l’apport de la
science phénoménologique nous propose d’opter aujourd’hui pour une
autre voie.
La phénoménologie étudie avant tout, non pas ce qui se manifeste,
mais le mode de la manifestation, la loi de l’apparaître. Son but n’est donc
pas de démontrer mais de montrer 5 . La démonstration utilise la causalité
tandis que la « monstration » (Ausweisung) s’en tient à la mise en lumière
du « phénomène » (uαινόµενον vient du verbe uαινεσθαι qui veut dire se
1. « Eine Welt trennt all dieses von Heraklit » (M. HEIDEGGER, Einführung in die
Metaphysik (1935), Niemeyer, Tübingen, 1952, p. 103 ; trad. fr. par G. Kahn, Intro-
duction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p. 142).
2. Ibid., p. 97 ; trad. fr., p. 135.
3. Cf. E. GILSON, Constantes philosophiques, Vrin, Paris, 1983, p. 193.
4. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Vrin, Paris, 2e éd., 1944,
p. 50. Cf. P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Heidegger, Cerf, Paris, coll.
« Philosophie & Théologie », Nouvelle éd., 2001, pp. 80-83.
5. Sur cette distinction entre démontrer et montrer, cf. J.-L. MARION, Étant donné,
Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, Paris, coll. « Epithémée », pp. 13-17.
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cohérence avec l’Écriture. Ce critère fondamental doit aussi être appli-
qué avec la méthode phénoménologique, mais cela suppose un renouvel-
lement de mentalité.
Pour le phénoménologue, l’être ne peut se trouver dans une région
au-delà de l’apparence. L’enjeu de l’être se situe à même son apparaître.
Dès lors, se pose la question pour le théologien : un tel axiome est-il
applicable à l’interprétation de l’Écriture ? Autrement dit, le texte de
l’Écriture peut-il devenir le lieu d’une exploration particulière et même
privilégiée du mode de manifestation de l’être ? Que Dieu se révèle
signifie non seulement qu’il se montre dans cet « étant » particulier, qui
est le Christ, mais aussi qu’il advient selon un mode de dévoilement dont
lui seul a le secret. Il n’est donc pas question de lui appliquer une grille
d’interprétation qui viendrait d’ailleurs, mais de le laisser exprimer son
« dévoiler » le plus lumineux.
En posant cette affirmation, nous nous sommes déjà avancés sous le feu
de la critique heideggérienne. Heidegger dénie au Λόγος johannique la
possibilité de présenter une phénoménologie digne de ce nom. Le Λόγος
de saint Jean est discrédité d’emblée au profit du λόγος héraclitéen. La
raison qu’en donne Heidegger est que le Λόγος de Jean ne signifie pas
« la recollection des forces antagonistes, mais un étant particulier : le Fils
6. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit (1927), Niemeyer, Halle, 1941, § 7, p. 28 ; trad. fr.
par R. Bœhm et A. Waelhens, L’Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 45. Cf. aussi le
commentaire de M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Epithémée »,
1990, p. 112s.
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7. « Logos meint im Neuen Testament von vornherein nicht wie bei Heraklit das
Sein des Seienden, die Gesammeltheit des Gegenstrebigen, sondern Logos meint
ein besonderes Seiendes, nämlich den Sohn Gottes » (M. HEIDEGGER, Einführung in
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8. Ibid., p. 95 ; trad. fr., p. 132.
9. « Weil λόγος in der griechischen Übersetzung des Alten Testaments (Septua-
ginta) der Name für das Wort ist und zwar ‘Wort’in der bestimmten Bedeutung des
Befehls, des Gebotes ; οι δέκα λόγοι heiβen die zehn Gebote Gottes (Dekalog). So
bedeutet λόγος : der κη̃ρυξ, α γγελος, Künder, Bote, der Gebote und Befehle
vermittelt ; λόγος του̃ σταυρου̃ ist das Wort vom Kreuz » (M. HEIDEGGER, Einführung
in die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142).
10. Les affirmations de Heidegger appellent quelques éclaircissements. Dans
l’Ancien Testament, les récits du Sinaï emploient le mot debarîm, au pluriel, pour
désigner soit la législation (Ex 34), soit le Code de l’alliance (Ex 20). Dans l’ensem-
ble deutéronomique, l’expression « la parole » (adabar), au singulier, fait son
apparition (Dt 4, 2 ; 30, 14 ; 42, 47) pour signifier que les lois sont données dans une
relation d’alliance qui se raconte dans un récit. Cette nouvelle signification se
prolonge dans les écrits prophétiques où l’usage du terme dabar est nettement
majoritaire (216x contre 6x dans la Tôrah). La parole y présente un « double aspect
dynamique et noétique : le dabar fait l’histoire et la rend intelligible » (A. ROBERT,
article « Logos » in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1957, c. 449).
Ensuite, le vocabulaire sapientiel remplace l’expression « Dieu dit » par l’usage du
substantif « parole » (19x), ce qui favorisera ultérieurement le processus de person-
nification que la synagogue ne suivra pas. Il faut aussi ajouter que le dabar de l’A.T.
côtoie le Memrâ du judaïsme palestinien qui exprime l’oracle divin sans pour autant
atteindre le statut d’hypostase divine (cf. J. STARCKY, article « Logos » in Ibid., c.
472). Quant à l’influence du λόγος de Philon sur le Λόγος de saint Jean, elle doit
être relativisée en raison des différences essentielles qui séparent les deux doctri-
nes : 1) Alors que le λόγος de Philon est un mixte entre l’entité stoïcienne qui assure
la cohésion du monde et l’idée platonicienne d’un monde intelligible, le Λόγος de
saint Jean est le Fils de Dieu incarné (Jn 1, 14). 2) Tandis que le λόγος de Philon est
un démiurge utilisant une matière préexistante, le Λόγος johannique est créateur
de toutes choses (Jn 1, 3). 3) Le λόγος de Philon est fils de Dieu au même titre que
le monde, tandis que le Λόγος de saint Jean est le fils unique de Dieu, le monogène
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de la « double tâche » annoncée dans Sein und Zeit 15 .
Si nous voulons faire valoir que la dimension kérygmatique du Λόγος
n’est pas seulement limitée à la transmission des commandements et des
ordres de Dieu, mais que le λόγος του̃ σταυρου̃ a une véritable portée
phénoménologique, nous devrons à la fois nous expliquer avec la face
destructive et avec la face constructive de l’élaboration de la question de
l’être. Pour effectuer cette explication, nous procéderons en deux étapes.
Dans la première, nous optons pour une relecture du chapitre IV de
l’Introduction à la métaphysique. Ce cours du semestre d’été 1935, où
Heidegger traite de « la délimitation de l’être » (Die Beschränkung des
Seins), nous apparaît comme le plus explicite et le plus élaboré concer-
nant la position de Heidegger vis-à-vis de la métaphysique qu’il entend
(Jn 1, 18). Il est sans doute plus probable que saint Jean ait emprunté le terme
Λόγος au mouvement gnostique, en lui donnant une signification spécifiquement
chrétienne, de manière à mieux le combattre (cf. Ibid., c. 479).
11. P. CAPELLE, op. cit., p. 45.
12. Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957) ; trad. fr. par A. Préau,
« Identité et Différence », in Questions I, Gallimard, p. 290 et 306. Le mot « onto-
théologie » est inventé par Kant pour désigner un certain panthéisme ontologique.
Cf. KANT, Kritik der Reinen Vernunft, éd., Académie de Berlin, III, 420, l. 28 ; trad.
A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1950, p. 447. Le concept d’onto-théologie
apparaît chez Heidegger dès 1930-31 dans le cours intitulé « Hegels Phänomenologie
des Geistes », GA 32, p. 140.
13. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in Questions I, p. 40.
14. Ibid., p. 41.
15. Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 5 et 6, p. 15-27 ; trad. fr., pp. 31-43.
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dépasser. Bien que Sein und Zeit fasse déjà référence à Parménide et
Héraclite, ce cours amorce de façon décisive le retour au « commence-
ment de la philosophie grecque », lequel est en même temps un « retour
de la grandeur » 16 . Nous continuerons cette approche par une petite
incursion dans un cours de 1939 sur La Physique d’Aristote 17 . L’articula-
tion entre ces deux textes nous est suggérée par Heidegger lui-même.
Avant de développer la délimitation de l’être, Heidegger le définit
comme « la rétention à partir de la limite, le se-posséder dans lequel le
stable se tient » 18 . Dans une seconde étape, nous procéderons à une
lecture phénoménologique de l’Évangile de saint Jean en considérant le
Prologue comme son portail herméneutique. Nous sommes redevable à
Michel Henry, mais aussi Jean-Luc Marion, Paul Ricœur, et d’autres, de
nous être avancé dans une phénoménologie qui scrute le texte de l’Écri-
ture 19. Dans une réflexion à leur suite, il nous paraît important de
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entre une phénoménologie herméneutique, à la manière de P. Ricœur, et une
phénoménologie matérielle, à la manière de M. Henry. Le texte de l’Écriture
nous met en présence d’un cadre spatio-temporel concret. Nous avons
donc accès à une expérience matérielle à travers une herméneutique. L’une
ne va pas sans l’autre. Leur intrication est vecteur de vérité. C’est dans ce
vecteur que nous voulons nous tenir, nous rappelant par-dessus tout que
« Christ est mort et ressuscité ».
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1. Le λόγος héraclitéen et le « se-posséder »
La métaphysique heideggérienne s’est érigée en opposition à la scis-
sion (χωρισµός) platonicienne de l’être en deux régions 20 . Reprenant
une expression de Nietzsche, Heidegger considère que le christianisme
n’est pas autre chose qu’un « platonisme pour le peuple » parce qu’il
installe sa doctrine de l’être dans l’intervalle entre le « ici-bas » et le
« là-haut » 21 . Pour répondre à cette métaphysique qu’il qualifie de
« dimorphe » (zweigestaltig), Heidegger est revenu à l’intuition originaire
des Grecs, c’est-à-dire à Parménide et à Héraclite. Son tour de force
majeur est de les réunir en affirmant qu’ils disent « la même chose » 22 .
Par là, Heidegger tourne le dos à la coutume d’opposer brutalement l’être
de Parménide, « la solidité propre du stable rassemblé sur soi », au devenir
d’Héraclite pour qui « tout est écoulement » (πάντα ρει̃) 23 .
Pour exposer la métaphysique dans laquelle l’être et le devenir ne se
limitent pas l’un par l’autre, Heidegger s’en prend d’abord à une autre
20. « Die Kluft, χωρισµός wird aufgerissen zwischen dem nur scheinbaren Seien-
den hier unten und dem wirklichen Sein irgendwo droben, jene Kluft, in der dann
die Lehre des Christentums unter gleichzeitiger Umdeutung des Unteren zum
Geschaffenen und des Oberen zum Schöpfer sich ansiedelt, mit den also umgesch-
miedeten Waffen sich gegen Antike (als das Heidentum) stellt und sie verstellt.
Nietzsche sagt daher mit Recht : Christentum ist Platonismus fürs Volk » (Ibid.,
p. 80 ; trad. fr., p. 114. Nous soulignons).
21. Ibid.
22. Ibid., p. 74 ; trad. fr., p. 106.
23. Ibid.
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Il s’agit de la scission entre être et penser. Chez Héraclite, la pensée, ou
λόγος, correspond à la « recollection » (Sammlung) qui rassemble tout ce
qui se perd en s’écoulant dans « l’Un (qui) est le Tout » 27. Chez Parmé-
nide, l’être est « la perdominance εν ξυνεχές, se tenant ensemble en
soi » 28 . Ces deux notions se conjuguent dans le dict parménidien : τὸ
γὰρ αυτὸ νοει̃ν Qεστίν τε καὶ ει̃ναι 29 . Pour Heidegger, ce dict revient à
dire que « appréhension et être sont dans un lien d’appartenance réci-
proque » 30 . En effet, identique (τὸ αυ Qτό) à l’être (ειναι) dont la défini-
tion est la perdominance dans l’unité, le penser (νοει̃ν) de Parménide
s’enrichit de son rapprochement avec le λόγος d’Héraclite. Penser
consiste donc, pour l’homme, à vouloir appréhender la totalité de l’être
en le colligeant en soi. Mais, il faut faire encore un pas de plus en arrière,
car « l’appréhension n’est pas un mode de comportement que l’homme
24. « Wir beschlieβen die Aufhellung des Gegensatzes, d. h. zugleich der Einheit
von Sein und Schein mit einem Wort Heraklits (Frg. 123) : uύσις κρύπτεσθαι uιλει̃ :
Sein (aufgehendes erscheinen) neigt in sich zum Sichverbergen » (Ibid., p. 87 ;
trad. fr., p. 122).
25. « Das aufgehend-verweilende Walten ist in sich zugleich das scheinende
Erscheinen » (Ibid., p. 77 ; trad. fr., p. 109).
26. « Andererseits gehört jedoch das Werden als ‘Aufgehen’zur uύσις » (Ibid.,
p. 87 ; trad. fr., p. 123).
27. « Eines ist alles (Frg. 50) » (Ibid., p. 98 ; trad. fr., p. 136).
28. Ibid., p. 104 ; trad. fr., p. 144.
29. Ibid.
30. « Zusammengehörig sind Vernehmung wechselweise und Sein » (Ibid.,
p. 111 ; trad. fr., p. 153).
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cette identité du penser et de la totalité dans l’Un. C’est même un axiome
fondamental du patrimoine philosophique grec. Le « parricide » 33 , loin
de détruire cet axiome, ne fait que confirmer cette dimension du rassem-
blement de l’être dans l’Un. L’admission du non-être comme délimita-
tion de l’être 34 se présente au niveau de l’« un qui est », la seconde
hypothèse du Parménide 35 . L’« Un » de la première hypothèse est laissé
intact dans sa réalité indivise 36 . Dans cette alternative, Aristote opte pour
l’identité de l’Un et de l’être 37 . Le néo-platonisme, quant à lui, s’orga-
nise autour de la transposition en hypostases des hypothèses du Parmé-
nide 38 . Le fait que l’Un ou le Bien soit « au-delà de l’essence » ne signifie
pas pour autant l’abandon du rassemblement dans l’Un. Que, chez
Plotin, le dict parménidien « être et penser sont en effet la même chose »
31. « Vernehmung ist nicht eine Verhaltungsweise, die der Mensch als Eigens-
chaft hat, sondern umgekehrt : Vernehmung ist jenes Geschehnis, das den Mens-
chen hat » (Ibid., p. 108 ; trad. fr., p. 148).
32. Cf. E. LÉVINAS, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et temps », in Entre nous.
Essais sur le penser à l’autre, Grasset & Fasquelle, éd., Livre de Poche, Paris, 1991,
p. 143-164.
33. PLATON, Sophiste, 241 d.
34. Ibid., 257 b.
35. PLATON, Parménide, 142 d
36. Ibid., 137 d.
37. ARISTOTE, Métaphysique, G, 2 1003 b 23-24.
38. PLOTIN, Ennéades, V, 1, 8, 24-29. Cf. P. AUBIN, Plotin et le christianisme, Beau-
chesne, Paris, 1992, pp. 52-54.
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nécessité de sa limite, πέρας. Celle-ci n’est rien qui ne vienne d’abord de
l’extérieur s’ajouter à l’étant. Elle est encore bien moins un manque, une
amputation. L’arrêt, la rétention dans la limite, le se-posséder (das Sich-
Haben) dans lequel le stable se tient, c’est cela qui est l’être de l’étant, et
qui constitue d’abord l’étant comme tel, en le différenciant du non-étant.
Venir à stance signifie par suite : conquérir pour soi une limite, se
délimiter. C’est pourquoi un caractère fondamental de l’étant est : τό
τέλος. Et cela ne signifie ni le but visé ni le propos mais le terme.
‘Terme’n’est nullement compris ici en un sens négatif, comme si par là
quelque chose n’allait pas loin, ne marchait plus, s’arrêtait. Le terme est
terminaison au sens d’accomplissement. La limite et le terme sont ce par
quoi l’étant commence à être. C’est à partir de là qu’il faut comprendre
l’appellation suprême utilisée par Aristote pour l’être, l’εQντελέχεια – le
se-tenir-(garder)-dans-la-terminaison (limite) » 42 .
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(εQνέργεια). « Dans le repos de cette station (Stand) se rassemble et se
possède comme sa fin l’être-approprié (δύναµις) de ce qui est appro-
prié » 47 . Le rapport entre repos et mouvement chez Aristote permet de
mieux percevoir le rapport être et temps chez Heidegger. Parce que « le
se-posséder-en-fin (εQντελέχεια) est le déploiement intime de la mobi-
lité » 48 , il faut dire que l’être se déploie à travers le temps. L’être ne se
situe jamais en deçà ou au-delà des étants mais à même leur ek-sistence.
L’être ne peut en aucun cas se présenter comme un visage (ειδος)
permanent. Il faut renoncer à quitter le « commencement » de la philo-
den τὸ τέλος, was nicht Ziel und nicht Zweck, sondern Ende bedeutet. ‚Ende’ist hier
keineswegs im verneinenden Sinne gemeint, als ob mit ihm etwas nicht mehr weiter
gehe, versage und aufhöre. Das Ende ist Endung im Sinne Vollendung. Grenze und
Ende sind jenes, womit das Seiende zu sein beginnt. Von daher ist der höchste Titel
zu verstehen, den Aristoteles für das Sein gebraucht, die Q εντελέχεια,- das Sich-in-der-
Endung (Grenze)-halten (wahren) » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,
p. 46 ; trad. fr., p. 70).
43. M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la uύσις », in Questions
II, p. 165-276.
44. ARISTOTE, Physique, B, I, 193 b 7-8, cite in Ibid., p. 243.
45. « La mobilité d’un mouvement consiste alors éminemment en ceci que le
mouvement de ce qui est mû se reprend en sa fin, τέλος, et en tant qu’ainsi repris,
dans la fin, se « possède » : Q εν τέλει Q
εχει : Q
εντελέχεια — « se-posséder-dans-la-fin »
(M. HEIDEGGER, Questions II, p. 246).
46. Ibid., p. 246.
47. ARISTOTE, Physique, G, I, 201 b 4, cité in Ibid., p. 248. Nous soulignons.
48. M. HEIDEGGER, Questions II, p. 249.
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présocratiques. La στέρησις fait intimement partie du déploiement de la
uύσις. Pour que l’être paraisse, il faut qu’un retrait, une « dépossession »,
lui laisse place. Cette « dépossession » est nécessaire à l’entrée en présence
(στέρησις zur Anwesung) 51 .
Étonnamment, nous voici chez Heidegger avec un double mouve-
ment : possession et dépossession. Le τέλος de l’être est de se-posséder
dans le rassemblement dans l’Un. Mais, le mouvement vers la possession
serait exclu sans une dépossession préalable. Comme Heidegger n’hésite
pas à le rappeler à partir d’Héraclite : « L’être aime son propre retrait »
(Φύσις κρύπτεσθαι uιλει̃) 52 .
Ce double mouvement de l’être annonce le drame de l’homme. Parce
que l’homme « este » dans le devenir, son effort d’appréhension doit
affronter la résistance de l’être qui apparaît en se cachant. Comme pour
le Λόγος héraclitéen, le recueillement n’est pas une simple mise ensem-
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faut renoncer à tout vouloir, à toute pensée représentative : « dans la
Gelassenheit la pensée se transforme, passant d’une telle activité représen-
tative à l’attente tournée vers la libre Étendue » 59 . Comme l’homme est
déjà « ap-proprié » (Ge-eignet) à la « libre Étendue » (Gegnet), il n’a plus
qu’à se laisser « assimiler » (ver-gegnen) par elle 60 . Pour que cette Vergegnis
puisse avoir lieu, une passivité est nécessaire.
Cette attitude de déprise que manifeste la Gelassenheit doit être ratta-
chée à l’analyse heideggérienne de la uύσις. Si, d’une part, l’être se
temporalise en étants par une « dépossession », et que, d’autre part, le
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de rétablissement ultérieur mais seulement le jeu intime du néant au
cœur de l’être, indissociable de son événement-avénement (Ereignis). La
dépossession est le mouvement privatif nécessaire à la possession. Elle est
l’absentement de la mise en présence, le retrait corrélatif de la monstra-
tion.
Il y a une donation, Es gibt. Cette donation est là comme l’événement
qui desserre l’entrave de l’être pour qu’il puisse se temporaliser en étants.
Mais, l’étant n’a d’autre possibilité que ce qu’il est lui-même : compren-
dre. De ce fait, pris avant de prendre, il n’a d’autre issue pour faire
advenir le projet qu’il est à lui-même que de se laisser prendre 63 .
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temps par un « se-dessaisir ». De ce fait, l’acte de foi, qui est une forme de
déprise, se situe dans la logique même du « Je suis » vers lequel il se
tourne. Selon cette hypothèse, la foi ne serait pas un mode de connais-
sance pauvre en attente de compréhension. La foi conviendrait au « Je
suis » parce qu’elle le rejoindrait dans l’acte même qu’Il est. Si la foi doit
déboucher sur une vision, c’est seulement dans la mesure où elle aban-
donnerait toute compréhension.
Sachant la place que Heidegger réserve à l’« écoute » au détriment du
« voir » dans son analyse phénoménologique 65 , n’est-ce pas le moment
de mettre ce principe en application ? Nous pouvons rester fidèle au dict
de Parménide, mais d’une manière inversée. Par la foi, l’ontologie et la
noétique coïncident, non dans la Vernehmung comme le voudrait Heideg-
ger, mais dans le dessaisissement. Il convient donc de se mettre à l’« é-
coute » du Λόγος qui se dit à travers l’Écriture. Loin de nous situer face à
« être-constamment-sous-les-yeux » 66 , nous nous laissons interpeller par
la « manifestation » du Λόγος (1Jn 1, 1-2).
être permanent situé dans une région ontologique séparée des étants.
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Mais, en accueillant le Λόγος dans le « comment de sa monstration »,
nous devons avancer dans une autre direction. En effet, pour le croyant,
l’Incarnation n’est ni un accident, ni une quelconque réduction de Dieu
à un état inférieur à ce qu’il est en lui-même. S’il est véritablement le
Λόγος de Dieu, le fait qu’il se manifeste comme un étant fait partie de
l’expression de Dieu. Le mouvement par lequel l’être immuable se fait étant
éphémère n’est pas à excepter de l’exégèse du Λόγος. Au contraire, aussi
déroutant que cela puisse paraître, la venue du Λόγος dans le monde doit
être considéré comme telle, dans sa « donation » 67 .
Dans l’Évangile de saint Jean, le terme Λόγος est uniquement employé
dans le Prologue 68 . Ailleurs, il est question du Fils et de sa relation au
Père. Cette transition s’amorce déjà au dernier verset du Prologue. Le
Fils, par sa vie, a fait l’exégèse (εQξηγήσατο) de celui que personne n’a jamais
vu (Jn 1, 18). Parce qu’il est l’expression du Père, le Fils s’identifie au
Λόγος. C’est en tant que Fils monogène qu’il est véritablement Λόγος.
Notre méthode phénoménologique, à la fois herméneutique et maté-
rielle, consiste à mettre en évidence comment la « Parole », qui est de
l’ordre du dire et donc corrélativement de l’écoute, s’envisage en même
temps comme une « chair » qui se montre et qui donne à voir. Le Prologue
annonce que cet entrelacement entre le dire et le voir sera une constante
du quatrième Évangile.
À Philippe qui lui demande « montre-nous le Père », Jésus répond :
« Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : « Montre - nous le Père » ?
Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les
paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est le
Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres » (Jn 14, 10).
Dans un raccourci étonnant, ce texte nous donne à entendre que voir le
Fils, c’est aussitôt voir le Père 69 . Est-ce aussi immédiat ? La suite du texte
nous apprend que l’écoute des « paroles » prononcées et la vue des
« œuvres » opérées par Jésus renvoient au dire-action du Père. Dans son
comportement visible, le Fils est complètement transparent à l’action du
Père invisible. Cette dépendance dans le comportement renvoie à une
dépendance ontologique, le « demeurer » réciproque du Père et du Fils
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(Jn 14, 10). Le Λόγος nous raconte le Père en montrant qu’il demeure
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constamment en lui. Aucun des actes humains de Jésus n’échappe à cette
dépendance : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même mais seulement ce
qu’il voit faire au Père ; car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement »
(Jn 5, 19).
Le fait que le Fils soit « élevé » sur la Croix ne fait pas exception à sa
dépendance ontologique mais, au contraire, l’exprime avec plus de
luminosité : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaî-
trez que ‘Je suis’et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père
m’a enseigné » (Jn 8, 28). Pour que le Fils de l’homme puisse être
« élevé », il faut qu’il se soit livré volontairement aux hommes, qu’il se soit
« dessaisi » librement de sa vie (Jn 15, 13). L’élévation dont parle saint
Jean est à la fois le dessaisissement de la vie de Jésus, son anéantissement,
et la révélation de « Je suis » (’Eγώ ειQµι) 70 , sa stabilité éternelle. Quelle
est l’intention de l’Évangéliste lorsqu’il rassemble ces deux mouvements
(anéantissement-stabilité) en un seul terme : « élevé » (υψώσητε) ?
Voudrait-il révéler qu’il s’agit d’une seule et même réalité vue sous deux
angles différents ?
Pour analyser cette question, la terminologie johannique de la
« Gloire » (δόξα) est primordiale. Ce terme apparaît déjà au verset 14 du
Prologue : « Et le Λόγος fut chair et il a habité parmi nous et nous avons
vu sa gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père »
(Jn 1, 14). Si nous nous en référons à Heidegger, la δόξα θεου, « c’est, en
∩
69. Cf. aussi Jn 12, 45 : « celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ».
70. L’expression ’Eγώ ειQµι renvoie à Ex 3, 14 : ’Eγώ ειQµι ο ω
ν.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 347
pensant grec : installer dans la lumière et, par là, procurer la stabilité
(Ständigkeit), l’être » 71 . Or, Jésus insiste pour dire qu’il ne tient pas sa
gloire de lui-même mais d’un autre, qui est le Père : « Si je me glorifiais
moi-même, ma gloire ne signifierait rien. C’est mon Père qui me glorifie,
lui dont vous affirmez qu’il est votre Dieu » (Jn 8, 54).
En déclarant qu’il ne se glorifie pas lui-même mais qu’il est glorifié par
le Père, le Fils affirme en même temps qu’il tient sa « stabilité » sans se
contenir dans sa propre limite. La glorification du Fils ne serait rien
(ουQδέν Qεστιν) s’il se la donnait à lui-même en propre. Le Fils tient sa gloire
du Père, de toute éternité (Jn 17, 5). C’est ainsi que le Fils peut, à son tour,
glorifier le Père, c’est-à-dire montrer aux hommes en quoi consiste la
« stabilité » de Dieu.
Il y a là quelque chose de déroutant pour la métaphysique grecque.
L’être parménidien n’admet aucune altérité en lui. Il ne doit sa stabilité
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qu’au fait d’être « tout entier, d’un seul tenant »(ξυνεχές) 72 . De ce fait,
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il n’a d’autre acte, pour se tenir dans sa limite (πείρατος) 73 , que de se
posséder lui-même, en se colligeant en soi. Le Λόγος johannique dévoile
une tout autre logique. L’être dont il est question à partir du Λόγος se
révèle comme présentant une altérité à l’intérieur de son unité : « le Père
et moi, nous sommes un (εν Qεσµεν) » (Jn 10, 30). En effet, à partir du
moment où il y a « parole », il y a, non seulement un « dire » et un
« dit » 74 , mais également une sortie de soi vers l’autre, ce qui suppose
une relation de personne à personne. C’est pourquoi, l’être johannique
ne se révèle jamais comme un neutre impersonnel, un « cela est » (ως
εστιν) 75 , mais sous la forme d’un « Je suis » (’Eγώ ειQµι). Ce « Je suis » est
prononcé par le Λόγος, en tant qu’il est Dieu et auprès de Dieu. Si « Je
suis » est prononcé simultanément par le Père et par le Fils, il est aussi
prononcé par Celui que saint Jean ne mentionne pas lorsqu’il parle de la
demeure réciproque du Père et du Fils. Ce non-dit est la manière dont le
71. « In der hellenistischen Theologie und im Neuen Testament ist δόξα θεου̃,
gloria Dei, die Herrlichkeit Gottes. Das Rühmen, Ansehen zuweisen und aufweisen,
heiβt griechisch : ins Licht stellen und damit Ständigkeit, Sein verschaffen. »
(M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 78 ; trad. fr., p. 111).
72. PARMENIDE, Fragm. VIII, 25.
73. PARMENIDE, Fragm. VIII, 31.
74. Sur la distinction entre de « dire » et le « dit », cf. E. LÉVINAS, Autrement qu’être
ou au-delà de l’essence, Kluwer Academics Publisher, Dordrecht, 1991, p. 47-49. A la
différence de Lévinas pour qui le « dit » échappe au « dire », en raison de sa
transcendance, le Λόγος se maintient dans le « dire », parce qu’il est Dieu, auprès
de Dieu.
75. PARMENIDE, Fragm. VIII, 2.
348 Y. MEESSEN
Père sans quoi il ne pourrait s’adresser à lui en lui disant : « Père ». Quant
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à la solution heideggérienne, l’Ereignis comme « appropriation » (Zu-
eignung) par une « désappropriation » (Ent-eignung), elle demande en-
core à être reconsidérée. En effet, un passage de l’Évangile de Jean, où se
présente l’alternance entre « se-dessaisir » et « (re)prendre », pourrait
faire question :
« Le Père m’aime parce que je me dessaisis (τίθηµι) de ma vie pour la
prendre (λάβω) ensuite. Personne ne me l’enlève mais je m’en dessaisis
(τίθηµι) de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir (θει̃ναι) et j’ai le
pouvoir de la prendre (λαβει̃ν) : tel est le commandement que j’ai reçu
de mon Père » (Jn 10, 17-18).
L’alternance des verbes τίθηµι et λαµβάνω peut nous introduire dans
une conception dualiste contraire à la simplicité de Dieu. Comment
expliquer ces deux mouvements qui semblent contradictoires ? Le Fils ne
peut faire autrement, pour nous rejoindre, que de raconter Dieu invisible
76. « L’Esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient
ni où il va » (Jn 3, 8).
77. Chez Parménide, l’être « est tout entier identique » (πα̃ν Q εστιν οµοι̃ον) sinon
cela empêcherait sa « cohésion » (συνέχεσθαι) (Fragm. VIII, 22). Chez Platon,
l’« autre » (ετερον) désigne le « non-être » (µὴ ον) (Sophiste, 257 b). Chez Plotin,
l’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité : « ου Q δὲ νόησις, ινα
µὴ ετερότης » (Enn. VI, 9, 6, 42).
78. Emmanuel Lévinas a été attentif à la mise en lumière de ce vocabulaire de la
« possession » pour caractériser la pensée du « Même » (Hegel, Husserl, Heideg-
ger) qui suspend la relation à l’« Autre ». Cf. E. LÉVINAS, Totalité et Infini, Martinus
Nijhoff, La Haye, 2e éd., 1965, p. 8s.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 349
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La polysémie des verbes τίθηµι et λαµβάνω vient encore compléter
cette interprétation. Le verbe τίθηµι signifie à la fois poser (un fondement)
et déposer. Le verbe λαµβάνω, quant à lui, signifie aussi bien prendre que
recevoir ou accueillir. Dans la simplicité de son acte, en déposant sa vie, Dieu
pose le fondement de son être. Pas plus que deux actes antithétiques en
alternance (Hegel), il ne s’agit de deux actes opposés qui se co-
appartiennent (Heidegger). Cela n’est intelligible qu’à une seule condi-
tion. Il faut sortir de la conception qui veut que l’être soit « Un » solitaire,
autrement dit, du présupposé de l’être comme « se-posséder ». En effet, si
l’être est seul, il ne doit sa stabilité qu’à lui seul. Or, le message de
l’Évangile est inverse. Le Fils manifeste qu’il ne fait rien et n’est rien par
lui-même. S’il a le pouvoir de prendre sa vie après s’en être dessaisi, c’est
uniquement parce qu’il n’a cessé de la recevoir du Père dans un engendre-
ment permanent. Se conjuguent ainsi les deux acceptions du verbe
λαµβάνω.
Jusqu’à présent, nous avons cherché à montrer, à partir de la manifes-
tation du Λόγος, que le « se-posséder » était absent de « Je suis », et donc,
que « Je suis » et le « se-dessaisir » n’entretenaient pas d’antagonisme l’un
par rapport à l’autre. Il reste maintenant à nous avancer vers une autre
question fondamentale : comment expliquer cette bipolarité (être/se-
dessaisir) du même acte ? À travers cette question, c’est le problème du
rapport entre être et temps qui est posé.
Le rapprochement paradoxal des verbes τίθηµι et λαµβάνω fait perce-
voir que la vie du Λόγος fait chair ne débouche pas purement et simple-
ment sur le néant mais dans la Gloire. Chez saint Jean, la manifestation de
350 Y. MEESSEN
Λόγος est dans le devenir, c’est-à-dire ce qui n’est pas encore au terme,
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mais en route vers son accomplissement. Ce qui « devint » (εQγένετο) est
en tension vers la plénitude ontologique. Nous pouvons appliquer un
raisonnement analogue à celui que nous avons appliqué avec la uύσις
aristotélicienne 80 . Le devenir n’est possible que là où la stabilité n’est pas
installée, c’est-à-dire là où une privation existe par rapport à l’acte. Chez
Aristote, la privation est une « dépossession ». Or, chez saint Jean, le
Λόγος révèle que le « se-dessaisir » n’est pas contraire au « Je suis ». Par
conséquent, s’il doit y avoir une force privative, elle ne doit pas être
cherchée du côté de la « dépossession » mais, au contraire, du côté de la
« possession ». La « possession » impose une délimitation qui empêche
l’unification dans l’être. Il s’agit donc d’un retournement radical de l’être
grec.
Quand le Λόγος est venu dans le monde, « le monde ne l’a pas
reconnu », « les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1, 10-11). Cela veut dire
que le monde n’a pas voulu de la dépendance ontologique manifestée
par le Λόγος. Au contraire du Λόγος qui agit continuellement « tourné »
vers Dieu, le monde a voulu trouver sa stabilité, sa gloire, en lui-même. Le
Λόγος fait chair se retrouve donc au cœur de cette tension. Il en est le
révélateur. Le Λόγος révèle les deux forces antagonistes, le se-posséder
*
* *
De la logique héraclitéenne et de la logique johannique, découlent
deux conceptions de la vie bien différentes. Nous avons déjà touché un
mot de la conception héraclitéenne à travers le combat du Da-sein pour la
compréhension. Le combat se gagne par une défaite de l’homme qui n’a
plus qu’à entrer dans une dépossession. Ce laisser, ou cette Gelassenheit,
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dont Heidegger reprend le terme à Eckhart, vient en quelque sorte en
contrepoint du Es Gibt pour que l’être puisse se colliger dans son Λόγος.
Pour Héraclite, la défaite et la victoire coalisent dans une agitation
antagoniste. De la sorte, « l’être de la vie est en même temps mort... et la
mort est en même temps vie » 83 . La beauté est un combat gagné sur le
désordre : « le monde très beau est semblable à un tas de fumier répandu
en désordre » 84 .
Rien de comparable chez saint Jean ! L’être s’y dit comme « Je suis ». Il
ne doit pas sa stabilité au fait de se maintenir dans une limite qui le
séparerait des étants limités. Il n’est pas l’être permanent de l’onto-
théologie, tout simplement parce qu’il rompt totalement avec la concep-
tion de l’être comme « se maintenir dans sa limite, se-posséder ». En
lui-même, déjà, cette limite éclate par la présence du Λόγος, l’autre en
Dieu. Cette limite est aussi rompue entre le monde et Dieu, le Λόγος se
trouvant à la fois dans l’un et l’autre. Se dévoilant dans l’acte du dessai-
sissement, le Λόγος johannique exprime quelque chose de ce rapport
étrange qui n’est pas fondé sur la rétention dans la limite. C’est par le
81. « Heraklit sagt Frg. 8 : ‘Das Gegeneinanderstehende trägt sich, das eine zum
anderen, hinüber und herüber, es sammelt sich aus sich’. Das Gegenstrebige ist
sammelnde Gesammeltheit, Λόγος » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,
p. 100 ; trad. fr., p. 139).
82. « Sein ist die Gesammeltheit dieser gegenwendigen Unruhe » (Ibid., p. 102 ;
trad. fr., p. 141).
83. Ibid., p. 100 ; trad. fr., p. 139.
84. HÉRACLITE, Fragm. 124, in Ibid., p. 102 ; trad. fr., p. 141.
352 Y. MEESSEN
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la pensée sont effectivement appelés à coïncider mais d’une manière qui
déroute la logique grecque. En effet, le Λόγος est proféré par Dieu, non
seulement comme sa pensée ou sa raison, mais véritablement comme un
autre en lui-même. Le fait que le Fils puisse s’adresser au Père dans une
relation je-tu (Jn 17) manifeste cette altérité personnelle. En raison de
leur unité ontologique, le Fils n’a pas de connaissance de « Je suis »
indépendamment du Père. Autrement dit, le Λόγος manifeste que l’iden-
tité de l’être et du penser passe par sa relation au Père et, de ce fait, ne se
clôt pas sur une limite. Cette identité de l’être et du penser se révèle à
travers l’innommé du don réciproque du Père et du Fils. L’effacement de
l’Esprit dit, mieux que toute explication, combien l’identité de l’être et
du penser est réalisée dans le don ou l’amour. La manifestation suprême
de cet amour est le dessaisissement du Christ sur la Croix. De ce fait, par
l’amour qui est « se-dessaisir » pour l’autre, l’ontologie et la noétique
coïncident dans une voie qui diffère du désir de se colliger dans un
« se-posséder ».
Le Λόγος révèle « le chemin » (η οδὸς) à suivre pour que tout ce qui est
en devenir arrive « là où je suis » (οπου ειQµὶ Qεγὼ) : « Père, je veux que là où
je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi, et qu’ils contem-
plent la gloire que tu m’as donnée » (Jn 17, 24). « Contempler la gloire »
que le Fils a reçue du Père, consiste à être parvenu dans la stabilité de
Dieu, dans la « demeure ». Pour parvenir à cette stabilité, tout homme est
invité à entrer dans le même mouvement que le Fils : « Celui qui aime sa
vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour
la vie éternelle » (Jn 12, 25).
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 353
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85. « Dans cet Un (c’est-à-dire dans l’image, dans le fond de l’âme), le Père
engendre son Fils en la source la plus intime. Là s’épanouit l’Esprit Saint » (MAÎTRE
ECKHART, Sermon 5b ; trad. fr. par J. Ancelet-Hustache, t. I, Seuil, Paris, 1974, p. 79).
Cf. préface de M.-A. Vannier in MAÎTRE ECKHART, Sur la naissance de Dieu dans l’âme,
trad. par G. Pfister, Arfuyen, 2004, pp. 25-31.
86. MAÎTRE ECKHART, Granum sinapis, I, 6-8 ; trad. fr. par K. Ruh, in Initiation à
Maître Eckhart, Editions Universitaires/Fribourg, Cerf/Paris, 1997, p. 61.