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UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D'HÉRACLITE

Yves Meessen

Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse

2005/3 - Tome 93
pages 331 à 353

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :
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Meessen Yves, « Un monde sépare tout cela d'héraclite »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/3 Tome 93, p. 331-353.
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UN MONDE SÉPARE
TOUT CELA D’HÉRACLITE
Yves MEESSEN
Université de Metz

«U n monde sépare tout cela d’Héraclite » 1 affirme Heidegger dans


son Introduction à la métaphysique pour dire combien le Λόγος de
la Croix est éloigné du λόγος grec. Par cette affirmation, Heidegger
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s’oppose à une conception de l’histoire qui fonderait la « classicité » 2 de
la philosophie grecque à partir de la Vérité révélée dans le Christianisme.
Selon cette conception, le λόγος d’Héraclite serait précurseur du Λόγος
johannique et l’être de Parménide, une notion nécessaire qui ne serait
devenue réalité que dans le Christianisme 3 . Toute la philosophie grec-
que trouverait son accomplissement dans la Révélation. Si la « métaphy-
sique de l’Exode » 4 a été la réponse la plus pertinente à un moment
donné du dialogue entre la philosophie et la théologie, l’apport de la
science phénoménologique nous propose d’opter aujourd’hui pour une
autre voie.
La phénoménologie étudie avant tout, non pas ce qui se manifeste,
mais le mode de la manifestation, la loi de l’apparaître. Son but n’est donc
pas de démontrer mais de montrer 5 . La démonstration utilise la causalité
tandis que la « monstration » (Ausweisung) s’en tient à la mise en lumière
du « phénomène » (uαινόµενον vient du verbe uαινεσθαι qui veut dire se

1. « Eine Welt trennt all dieses von Heraklit » (M. HEIDEGGER, Einführung in die
Metaphysik (1935), Niemeyer, Tübingen, 1952, p. 103 ; trad. fr. par G. Kahn, Intro-
duction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p. 142).
2. Ibid., p. 97 ; trad. fr., p. 135.
3. Cf. E. GILSON, Constantes philosophiques, Vrin, Paris, 1983, p. 193.
4. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Vrin, Paris, 2e éd., 1944,
p. 50. Cf. P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Heidegger, Cerf, Paris, coll.
« Philosophie & Théologie », Nouvelle éd., 2001, pp. 80-83.
5. Sur cette distinction entre démontrer et montrer, cf. J.-L. MARION, Étant donné,
Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, Paris, coll. « Epithémée », pp. 13-17.

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montrer en venant dans la lumière) 6 . La « métaphysique de l’Exode »


restait attachée à la démonstration, d’où la difficulté d’entrer dans un
véritable dialogue avec la phénoménologie. L’autre voie, pour le théolo-
gien d’aujourd’hui, consiste à se situer de plain-pied avec la méthode
phénoménologique. Cela pose une question épistémologique. Une
science peut-elle adopter la méthode d’une autre science sans se dénatu-
rer ? En préambule, il nous faut d’abord dire que la méthode précédente
utilisée par la théologie, à savoir, la démonstration, était déjà un emprunt
à la philosophie. La démarche d’emprunter une méthode à la philoso-
phie n’est donc pas une nouveauté radicale qui serait à proscrire d’em-
blée. Cela dit, la manière d’intégrer la méthode d’une science dans une
autre science est primordiale. En adoptant la notion de causalité, la
théologie n’a pas identifié Dieu à une cause purement immanente. Dieu
ne peut être appelé « cause » que dans la mesure où cette notion reste en
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cohérence avec l’Écriture. Ce critère fondamental doit aussi être appli-
qué avec la méthode phénoménologique, mais cela suppose un renouvel-
lement de mentalité.
Pour le phénoménologue, l’être ne peut se trouver dans une région
au-delà de l’apparence. L’enjeu de l’être se situe à même son apparaître.
Dès lors, se pose la question pour le théologien : un tel axiome est-il
applicable à l’interprétation de l’Écriture ? Autrement dit, le texte de
l’Écriture peut-il devenir le lieu d’une exploration particulière et même
privilégiée du mode de manifestation de l’être ? Que Dieu se révèle
signifie non seulement qu’il se montre dans cet « étant » particulier, qui
est le Christ, mais aussi qu’il advient selon un mode de dévoilement dont
lui seul a le secret. Il n’est donc pas question de lui appliquer une grille
d’interprétation qui viendrait d’ailleurs, mais de le laisser exprimer son
« dévoiler » le plus lumineux.
En posant cette affirmation, nous nous sommes déjà avancés sous le feu
de la critique heideggérienne. Heidegger dénie au Λόγος johannique la
possibilité de présenter une phénoménologie digne de ce nom. Le Λόγος
de saint Jean est discrédité d’emblée au profit du λόγος héraclitéen. La
raison qu’en donne Heidegger est que le Λόγος de Jean ne signifie pas
« la recollection des forces antagonistes, mais un étant particulier : le Fils

6. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit (1927), Niemeyer, Halle, 1941, § 7, p. 28 ; trad. fr.
par R. Bœhm et A. Waelhens, L’Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 45. Cf. aussi le
commentaire de M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Epithémée »,
1990, p. 112s.
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de Dieu » 7 . Préalablement, Heidegger a montré que, plus originaire-


ment que la notion de « raison » ou de « parole » à laquelle l’opinion le
ramène, la signification fondamentale du terme λόγος est « collection »
(Sammlung) 8. Le verbe λέγειν signifie à l’origine : cueillir, récolter, colli-
ger, rassembler. La notion de « langage » ou de « discours » s’en trouve
relativisée au point d’être dévaluée. Or, comme le rappelle Heidegger, le
terme λόγος utilisé dans les Septante désigne la « parole » dans sa fonction
de commandement 9 . Le Λόγος johannique, en personnifiant la « pa-
role » via l’influence de Philon, serait alors ramené au rôle de héraut
(κη̃ρυξ), celui qui annonce les commandements de Dieu 10 .

7. « Logos meint im Neuen Testament von vornherein nicht wie bei Heraklit das
Sein des Seienden, die Gesammeltheit des Gegenstrebigen, sondern Logos meint
ein besonderes Seiendes, nämlich den Sohn Gottes » (M. HEIDEGGER, Einführung in
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die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142).

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8. Ibid., p. 95 ; trad. fr., p. 132.
9. « Weil λόγος in der griechischen Übersetzung des Alten Testaments (Septua-
ginta) der Name für das Wort ist und zwar ‘Wort’in der bestimmten Bedeutung des
Befehls, des Gebotes ; οι δέκα λόγοι heiβen die zehn Gebote Gottes (Dekalog). So
bedeutet λόγος : der κη̃ρυξ, α  γγελος, Künder, Bote, der Gebote und Befehle
vermittelt ; λόγος του̃ σταυρου̃ ist das Wort vom Kreuz » (M. HEIDEGGER, Einführung
in die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142).
10. Les affirmations de Heidegger appellent quelques éclaircissements. Dans
l’Ancien Testament, les récits du Sinaï emploient le mot debarîm, au pluriel, pour
désigner soit la législation (Ex 34), soit le Code de l’alliance (Ex 20). Dans l’ensem-
ble deutéronomique, l’expression « la parole » (adabar), au singulier, fait son
apparition (Dt 4, 2 ; 30, 14 ; 42, 47) pour signifier que les lois sont données dans une
relation d’alliance qui se raconte dans un récit. Cette nouvelle signification se
prolonge dans les écrits prophétiques où l’usage du terme dabar est nettement
majoritaire (216x contre 6x dans la Tôrah). La parole y présente un « double aspect
dynamique et noétique : le dabar fait l’histoire et la rend intelligible » (A. ROBERT,
article « Logos » in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1957, c. 449).
Ensuite, le vocabulaire sapientiel remplace l’expression « Dieu dit » par l’usage du
substantif « parole » (19x), ce qui favorisera ultérieurement le processus de person-
nification que la synagogue ne suivra pas. Il faut aussi ajouter que le dabar de l’A.T.
côtoie le Memrâ du judaïsme palestinien qui exprime l’oracle divin sans pour autant
atteindre le statut d’hypostase divine (cf. J. STARCKY, article « Logos » in Ibid., c.
472). Quant à l’influence du λόγος de Philon sur le Λόγος de saint Jean, elle doit
être relativisée en raison des différences essentielles qui séparent les deux doctri-
nes : 1) Alors que le λόγος de Philon est un mixte entre l’entité stoïcienne qui assure
la cohésion du monde et l’idée platonicienne d’un monde intelligible, le Λόγος de
saint Jean est le Fils de Dieu incarné (Jn 1, 14). 2) Tandis que le λόγος de Philon est
un démiurge utilisant une matière préexistante, le Λόγος johannique est créateur
de toutes choses (Jn 1, 3). 3) Le λόγος de Philon est fils de Dieu au même titre que
le monde, tandis que le Λόγος de saint Jean est le fils unique de Dieu, le monogène
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En réduisant le Λόγος à la position d’un « étant particulier » (ein


besonderes Seiendes) chargé d’annoncer la Rédemption, la science théolo-
gique est aussitôt réduite à une science « positive » de la foi, c’est-à-dire à
une science qui s’occupe exclusivement d’un positum historique. Orien-
tée uniquement sur « ce qui se montre », la théologie se trouve donc
disqualifiée concernant la recherche phénoménologique qui s’attache au
« comment de la monstration » 11 . Pour Heidegger, il ne s’agit pas là d’une
simple pétition de principe. Cette affirmation s’enracine dans sa dénon-
ciation de « la constitution onto-théologique de la métaphysique » 12 . En
présentant « d’une double manière l’étantité de l’étant » 13 , le Christia-
nisme développerait une pensée qui fait elle-même obstacle à l’épreuve
de l’être. A l’opposé de ce « dimorphisme » 14 , seul le λόγος d’Héraclite,
corrélatif à la uύσις, permettrait au questionnement de l’être de se
déployer de manière authentique. Le discrédit du Λόγος johannique
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pour une véritable phénoménologie est, en fait, une conséquence directe

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de la « double tâche » annoncée dans Sein und Zeit 15 .
Si nous voulons faire valoir que la dimension kérygmatique du Λόγος
n’est pas seulement limitée à la transmission des commandements et des
ordres de Dieu, mais que le λόγος του̃ σταυρου̃ a une véritable portée
phénoménologique, nous devrons à la fois nous expliquer avec la face
destructive et avec la face constructive de l’élaboration de la question de
l’être. Pour effectuer cette explication, nous procéderons en deux étapes.
Dans la première, nous optons pour une relecture du chapitre IV de
l’Introduction à la métaphysique. Ce cours du semestre d’été 1935, où
Heidegger traite de « la délimitation de l’être » (Die Beschränkung des
Seins), nous apparaît comme le plus explicite et le plus élaboré concer-
nant la position de Heidegger vis-à-vis de la métaphysique qu’il entend

(Jn 1, 18). Il est sans doute plus probable que saint Jean ait emprunté le terme
Λόγος au mouvement gnostique, en lui donnant une signification spécifiquement
chrétienne, de manière à mieux le combattre (cf. Ibid., c. 479).
11. P. CAPELLE, op. cit., p. 45.
12. Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957) ; trad. fr. par A. Préau,
« Identité et Différence », in Questions I, Gallimard, p. 290 et 306. Le mot « onto-
théologie » est inventé par Kant pour désigner un certain panthéisme ontologique.
Cf. KANT, Kritik der Reinen Vernunft, éd., Académie de Berlin, III, 420, l. 28 ; trad.
A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1950, p. 447. Le concept d’onto-théologie
apparaît chez Heidegger dès 1930-31 dans le cours intitulé « Hegels Phänomenologie
des Geistes », GA 32, p. 140.
13. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in Questions I, p. 40.
14. Ibid., p. 41.
15. Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 5 et 6, p. 15-27 ; trad. fr., pp. 31-43.
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dépasser. Bien que Sein und Zeit fasse déjà référence à Parménide et
Héraclite, ce cours amorce de façon décisive le retour au « commence-
ment de la philosophie grecque », lequel est en même temps un « retour
de la grandeur » 16 . Nous continuerons cette approche par une petite
incursion dans un cours de 1939 sur La Physique d’Aristote 17 . L’articula-
tion entre ces deux textes nous est suggérée par Heidegger lui-même.
Avant de développer la délimitation de l’être, Heidegger le définit
comme « la rétention à partir de la limite, le se-posséder dans lequel le
stable se tient » 18 . Dans une seconde étape, nous procéderons à une
lecture phénoménologique de l’Évangile de saint Jean en considérant le
Prologue comme son portail herméneutique. Nous sommes redevable à
Michel Henry, mais aussi Jean-Luc Marion, Paul Ricœur, et d’autres, de
nous être avancé dans une phénoménologie qui scrute le texte de l’Écri-
ture 19. Dans une réflexion à leur suite, il nous paraît important de
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coupler deux approches phénoménologiques. Il n’y a pas lieu de choisir

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entre une phénoménologie herméneutique, à la manière de P. Ricœur, et une
phénoménologie matérielle, à la manière de M. Henry. Le texte de l’Écriture
nous met en présence d’un cadre spatio-temporel concret. Nous avons
donc accès à une expérience matérielle à travers une herméneutique. L’une
ne va pas sans l’autre. Leur intrication est vecteur de vérité. C’est dans ce
vecteur que nous voulons nous tenir, nous rappelant par-dessus tout que
« Christ est mort et ressuscité ».

16. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 12 ; trad. fr., p. 28. Otto


Pöggeler fait remonter la « crise essentielle » de Heidegger à la parution de Qu’est-ce
que la métaphysique ? en 1929 (Cf. « Die Krise des phänomenologischen Philosophie-
begriffs » (1929), in Ch. Jamme et O. Pöggeler (dir.), Phänomenologie im Widerstreit,
Suhrkamp, Francfort, 1989, pp. 255-276). Entre 1929 et la parution de l’Introduction
à la métaphysique, on constate un trou dans la « production scientifique » de Heideg-
ger. Ce silence serait significatif d’une remise en question essentielle et d’un
nouveau départ. C’est aussi de cette période que date l’élaboration du concept
d’onto-théologie (cf. note 8). Cf. J. GRONDIN, Introduction à la métaphysique, Les
presses de l’Université de Montréal, 2004, pp. 315-119.
17. M. HEIDEGGER, Die Physis bei Aristoteles (1939) ; trad. fr. par F. Fédier, « Ce
qu’est et comment se détermine la uύσις », in Questions II, pp. 165-276.
18. « Der von der Grenze her sich bändigende Halt, das Sich-Haben, vorin das
Ständige sich hält » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 46 ; trad. fr.,
p. 70).
19. Citons par ex., J.-L. MARION, Dieu sans l’être, Communio/Fayard, Paris, 1982 ;
M. HENRY, C’est moi la vérité, Seuil, Paris, 1996. Cf. aussi P. GILBERT, « Un tournant
métaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et P. Ri-
cœur », Nouvelle Revue Théologique, 124 (2002), pp. 597-617.
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À travers ce parcours, nous chercherons à mettre en évidence en quoi


la définition de l’être comme « se-posséder », qui perdure à travers toute
la pensée occidentale, colore la phénoménologie de Heidegger par son
alliance avec le λόγος héraclitéen. Au contraire d’une « recollection » en
soi, le Λόγος johannique se manifeste comme « parole » qui sort vers
l’autre, dans un « se-dessaisir » qui rompt avec la définition de l’être grec.
Par cette distinction, nous voulons faire valoir que le christianisme peut
élaborer une métaphysique qui ne se laisse pas enfermer dans la dénon-
ciation de l’onto-théologie. S’il existe une phénoménologie de l’appré-
hension et de la compréhension, elle ne domine pas tout le champ du
possible. Une phénoménologie basée sur la foi présente une logique dont
la cohérence échappe d’emblée à l’appréhension. L’enjeu du choix entre
ces deux logiques est radical. Il en va du τέλος de l’existence.
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1. Le λόγος héraclitéen et le « se-posséder »
La métaphysique heideggérienne s’est érigée en opposition à la scis-
sion (χωρισµός) platonicienne de l’être en deux régions 20 . Reprenant
une expression de Nietzsche, Heidegger considère que le christianisme
n’est pas autre chose qu’un « platonisme pour le peuple » parce qu’il
installe sa doctrine de l’être dans l’intervalle entre le « ici-bas » et le
« là-haut » 21 . Pour répondre à cette métaphysique qu’il qualifie de
« dimorphe » (zweigestaltig), Heidegger est revenu à l’intuition originaire
des Grecs, c’est-à-dire à Parménide et à Héraclite. Son tour de force
majeur est de les réunir en affirmant qu’ils disent « la même chose » 22 .
Par là, Heidegger tourne le dos à la coutume d’opposer brutalement l’être
de Parménide, « la solidité propre du stable rassemblé sur soi », au devenir
d’Héraclite pour qui « tout est écoulement » (πάντα ρει̃) 23 .
Pour exposer la métaphysique dans laquelle l’être et le devenir ne se
limitent pas l’un par l’autre, Heidegger s’en prend d’abord à une autre

20. « Die Kluft, χωρισµός wird aufgerissen zwischen dem nur scheinbaren Seien-
den hier unten und dem wirklichen Sein irgendwo droben, jene Kluft, in der dann
die Lehre des Christentums unter gleichzeitiger Umdeutung des Unteren zum
Geschaffenen und des Oberen zum Schöpfer sich ansiedelt, mit den also umgesch-
miedeten Waffen sich gegen Antike (als das Heidentum) stellt und sie verstellt.
Nietzsche sagt daher mit Recht : Christentum ist Platonismus fürs Volk » (Ibid.,
p. 80 ; trad. fr., p. 114. Nous soulignons).
21. Ibid.
22. Ibid., p. 74 ; trad. fr., p. 106.
23. Ibid.
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scission, aussi ancienne que la première, la scission de l’être et de l’appa-


rence. L’être ne se situe pas au-delà de l’apparence, il s’y épanouit. L’être
s’exprime dans le déploiement de son apparaître. Mais, cet épanouisse-
ment de l’être se réalise toujours par un retrait dans la latence. Heidegger
fait sienne la déclaration d’Héraclite selon laquelle « la uύσις aime se
cacher » 24 . Dès lors, pour atteindre l’être dans son dé-voilement (α Q-
λήθεια), il faut le chercher dans « ce qui perdure dans l’épanouisse-
ment » 25 . Ce qui perdure n’est pas à confondre avec un Être permanent
qui se situerait dans un « au-delà ». Le « perdominant » (Durch-walten) est
le stable qui domine (walten) le temps en se déployant à travers (durch)
chacun de ses moments. De ce fait, la scission entre l’être et l’apparence
est ramenée à la scission entre l’être et le devenir. En effet, « le devenir, en
tant qu’« épanouissement », appartient à la uύσις » 26 .
Sur ces deux premières scissions, s’articule une troisième scission où le
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rapprochement entre Parménide et Héraclite se fait davantage explicite.

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Il s’agit de la scission entre être et penser. Chez Héraclite, la pensée, ou
λόγος, correspond à la « recollection » (Sammlung) qui rassemble tout ce
qui se perd en s’écoulant dans « l’Un (qui) est le Tout » 27. Chez Parmé-
nide, l’être est « la perdominance εν ξυνεχές, se tenant ensemble en
soi » 28 . Ces deux notions se conjuguent dans le dict parménidien : τὸ
γὰρ αυτὸ νοει̃ν Qεστίν τε καὶ ει̃ναι 29 . Pour Heidegger, ce dict revient à
dire que « appréhension et être sont dans un lien d’appartenance réci-
proque » 30 . En effet, identique (τὸ αυ Qτό) à l’être (ειναι) dont la défini-
tion est la perdominance dans l’unité, le penser (νοει̃ν) de Parménide
s’enrichit de son rapprochement avec le λόγος d’Héraclite. Penser
consiste donc, pour l’homme, à vouloir appréhender la totalité de l’être
en le colligeant en soi. Mais, il faut faire encore un pas de plus en arrière,
car « l’appréhension n’est pas un mode de comportement que l’homme

24. « Wir beschlieβen die Aufhellung des Gegensatzes, d. h. zugleich der Einheit
von Sein und Schein mit einem Wort Heraklits (Frg. 123) : uύσις κρύπτεσθαι uιλει̃ :
Sein (aufgehendes erscheinen) neigt in sich zum Sichverbergen » (Ibid., p. 87 ;
trad. fr., p. 122).
25. « Das aufgehend-verweilende Walten ist in sich zugleich das scheinende
Erscheinen » (Ibid., p. 77 ; trad. fr., p. 109).
26. « Andererseits gehört jedoch das Werden als ‘Aufgehen’zur uύσις » (Ibid.,
p. 87 ; trad. fr., p. 123).
27. « Eines ist alles (Frg. 50) » (Ibid., p. 98 ; trad. fr., p. 136).
28. Ibid., p. 104 ; trad. fr., p. 144.
29. Ibid.
30. « Zusammengehörig sind Vernehmung wechselweise und Sein » (Ibid.,
p. 111 ; trad. fr., p. 153).
338 Y. MEESSEN

possède comme une propriété, mais inversement : l’appréhension est


l’événement qui possède l’homme » 31 .
En faisant cette relecture, nous ne pouvons pas ne pas être frappé par sa
tonalité déterminante : « être » (Sein) et « appréhension » (Vernehmung)
sont identiques. Cette identité est la conséquence à la fois d’une rupture
et d’une continuité avec la philosophie antérieure. D’une part, il y a
rupture parce que Heidegger refuse que « être » et « penser » se situent
l’un face à l’autre comme dans la tradition occidentale redevable de la
cassure platonicienne. Outre la scolastique médiévale, la dialectique hé-
gélienne et même l’intentionnalité husserlienne sont particulièrement
visées par ce refus. D’autre part, il y a continuité parce que Heidegger ne
peut envisager le « penser » autrement que comme le « rassemblement »
de la totalité dans l’Un. Par là, Heidegger est résolument parménidien,
mais il n’est pas le seul. En effet, comme en témoigne Emmanuel Lévi-
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nas 32 , la pensée philosophique occidentale ne remet pas en question

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cette identité du penser et de la totalité dans l’Un. C’est même un axiome
fondamental du patrimoine philosophique grec. Le « parricide » 33 , loin
de détruire cet axiome, ne fait que confirmer cette dimension du rassem-
blement de l’être dans l’Un. L’admission du non-être comme délimita-
tion de l’être 34 se présente au niveau de l’« un qui est », la seconde
hypothèse du Parménide 35 . L’« Un » de la première hypothèse est laissé
intact dans sa réalité indivise 36 . Dans cette alternative, Aristote opte pour
l’identité de l’Un et de l’être 37 . Le néo-platonisme, quant à lui, s’orga-
nise autour de la transposition en hypostases des hypothèses du Parmé-
nide 38 . Le fait que l’Un ou le Bien soit « au-delà de l’essence » ne signifie
pas pour autant l’abandon du rassemblement dans l’Un. Que, chez
Plotin, le dict parménidien « être et penser sont en effet la même chose »

31. « Vernehmung ist nicht eine Verhaltungsweise, die der Mensch als Eigens-
chaft hat, sondern umgekehrt : Vernehmung ist jenes Geschehnis, das den Mens-
chen hat » (Ibid., p. 108 ; trad. fr., p. 148).
32. Cf. E. LÉVINAS, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et temps », in Entre nous.
Essais sur le penser à l’autre, Grasset & Fasquelle, éd., Livre de Poche, Paris, 1991,
p. 143-164.
33. PLATON, Sophiste, 241 d.
34. Ibid., 257 b.
35. PLATON, Parménide, 142 d
36. Ibid., 137 d.
37. ARISTOTE, Métaphysique, G, 2 1003 b 23-24.
38. PLOTIN, Ennéades, V, 1, 8, 24-29. Cf. P. AUBIN, Plotin et le christianisme, Beau-
chesne, Paris, 1992, pp. 52-54.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 339

continue à fonctionner au niveau de la seconde hypostase, le Νου̃ς 39 ,


signifie plutôt que cette dualité doit être dépassée pour une unité ineffa-
ble de laquelle tout provient et où tout retourne.
Avec Heidegger, on assisterait à l’affleurement explicite d’une notion
qui dominerait dans toute la tradition philosophique grecque. L’être
parménidien doit sa stabilité au fait d’être « tout entier, d’un seul tenant »
(ξυνεχές) 40 . De ce fait, il n’a d’autre acte, pour se tenir dans sa limite
(πείρατος) 41 , que de se posséder lui-même, en se colligeant en soi. « Le
se-posséder » (das Sich-Haben), tel est l’acte que Heidegger dévoile en
analysant « la grammaire et l’étymologie du mot ‘être’ » au chapitre II de
l’Introduction à la métaphysique. L’importance de ce texte nous semble telle
que nous ne pouvons que le citer largement.
« Mais ceci, le fait de se tenir là dressé de soi, de venir à stance et de
demeurer en stance, les Grecs le comprennent comme être. Ce qui venant
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en stance devient en soi stable, s’installe par là de soi-même dans la

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nécessité de sa limite, πέρας. Celle-ci n’est rien qui ne vienne d’abord de
l’extérieur s’ajouter à l’étant. Elle est encore bien moins un manque, une
amputation. L’arrêt, la rétention dans la limite, le se-posséder (das Sich-
Haben) dans lequel le stable se tient, c’est cela qui est l’être de l’étant, et
qui constitue d’abord l’étant comme tel, en le différenciant du non-étant.
Venir à stance signifie par suite : conquérir pour soi une limite, se
délimiter. C’est pourquoi un caractère fondamental de l’étant est : τό
τέλος. Et cela ne signifie ni le but visé ni le propos mais le terme.
‘Terme’n’est nullement compris ici en un sens négatif, comme si par là
quelque chose n’allait pas loin, ne marchait plus, s’arrêtait. Le terme est
terminaison au sens d’accomplissement. La limite et le terme sont ce par
quoi l’étant commence à être. C’est à partir de là qu’il faut comprendre
l’appellation suprême utilisée par Aristote pour l’être, l’εQντελέχεια – le
se-tenir-(garder)-dans-la-terminaison (limite) » 42 .

39. Ibid., V, 1, 8, 15-20.


40. PARMENIDE, Fragm. VIII, 25.
41. Ibid., 31.
42. « Dieses aber, das in sich hoch gerichtete Da-stehen, zum Stand kommen und
im Stand bleiben, verstehen die Griechen als Sein. Was dergestalt zum Stand
kommt, in sich ständig wird, schlägt sich dabei von sich her frei in die Notwendig-
keit seiner Grenze, πέρας. Diese ist nichts, was zum Seienden erst von auβen
hinzukommt. Noch weniger ist sie ein Mangel im Sinne einer abträglichen Bes-
chränkung. Der von der Grenze her sich bändigende Halt, das Sich-Haben, vorin
das Ständige sich hält, ist das Sein des Seienden, macht vielmehr erst das Seiende zu
einem solchen im Unterschied zum Unseienden. Zum stand kommen heiβt dar-
nach : sich Grenze erringen, er-grenzen. Deshalb ist ein Grundcharakter des Seien-
340 Y. MEESSEN

Cette notion de l’être comme « rétention dans la limite » et « se-


posséder » est prolongée par l’interprétation que fait Heidegger de la
uύσις chez Aristote. Pour que l’être puisse aller à son τέλος, c’est-à-dire à
son « accomplissement » (Vollendung), il doit « se-tenir-(garder)-dans-la-
terminaison (limite) ». L’être n’est pas une entité neutre, inactive. Il se
présente comme un acte. Heidegger a poursuivi cette recherche le semes-
tre suivant dans son cours sur La Physique d’Aristote 43 .
La uύσις caractérise l’ου Qσία dans sa mobilité, dans son entrée dans la
présence. L’étant est « véritablement étant lorsqu’il est sur le mode de
l’εQντελέχεια, plutôt que lorsqu’il est sur le mode de la δύναµις » 44 . Or, se
faisant encore plus explicite que précédemment, Heidegger traduit
l’εQντελέχεια par « se-posséder-dans-la-fin » (εQν τέλει Qεχει) 45 . Le τέλος ne
signifie pas l’arrêt du mouvement mais l’« emprise (Anfang) de la mobi-
lité comme reprise et sauvegarde du mouvement » 46 . Ni conclusion
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finale, ni clôture, le τέλος signifie l’œuvre dressée dans sa plénitude

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(εQνέργεια). « Dans le repos de cette station (Stand) se rassemble et se
possède comme sa fin l’être-approprié (δύναµις) de ce qui est appro-
prié » 47 . Le rapport entre repos et mouvement chez Aristote permet de
mieux percevoir le rapport être et temps chez Heidegger. Parce que « le
se-posséder-en-fin (εQντελέχεια) est le déploiement intime de la mobi-
lité » 48 , il faut dire que l’être se déploie à travers le temps. L’être ne se
situe jamais en deçà ou au-delà des étants mais à même leur ek-sistence.
L’être ne peut en aucun cas se présenter comme un visage (ειδος)
permanent. Il faut renoncer à quitter le « commencement » de la philo-

den τὸ τέλος, was nicht Ziel und nicht Zweck, sondern Ende bedeutet. ‚Ende’ist hier
keineswegs im verneinenden Sinne gemeint, als ob mit ihm etwas nicht mehr weiter
gehe, versage und aufhöre. Das Ende ist Endung im Sinne Vollendung. Grenze und
Ende sind jenes, womit das Seiende zu sein beginnt. Von daher ist der höchste Titel
zu verstehen, den Aristoteles für das Sein gebraucht, die Q εντελέχεια,- das Sich-in-der-
Endung (Grenze)-halten (wahren) » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,
p. 46 ; trad. fr., p. 70).
43. M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la uύσις », in Questions
II, p. 165-276.
44. ARISTOTE, Physique, B, I, 193 b 7-8, cite in Ibid., p. 243.
45. « La mobilité d’un mouvement consiste alors éminemment en ceci que le
mouvement de ce qui est mû se reprend en sa fin, τέλος, et en tant qu’ainsi repris,
dans la fin, se « possède » : Q εν τέλει Q
εχει : Q
εντελέχεια — « se-posséder-dans-la-fin »
(M. HEIDEGGER, Questions II, p. 246).
46. Ibid., p. 246.
47. ARISTOTE, Physique, G, I, 201 b 4, cité in Ibid., p. 248. Nous soulignons.
48. M. HEIDEGGER, Questions II, p. 249.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 341

sophie grecque comme le fait Platon. Le visage existe à l’intérieur même


du mouvement vers la possession complète. Il est µορuή, c’est-à-dire être-
en-chemin.
En relisant Aristote à travers Heidegger, nous constatons à quel point
l’avènement de l’être est déterminé par le « se-posséder ». Mais, nous en
tenir au seul versant de la « possession » serait falsifier l’interprétation
heideggérienne d’Aristote. Chez le Stagirite, le déploiement de la uύσις
est « double » (διχω̃ς) 49 . Le mouvement de l’être vers sa pleine « posses-
sion » implique, corrélativement et nécessairement, une « privation », un
« dépouillement » (στέρησις). Sans la « privation », la « possession » se-
rait pleinement accomplie et le « devenir » n’aurait pas lieu. Le devenir
advient par une contrariété 50 . Sans cette contrariété, on serait dans une
constance, une stabilité, sans devenir. Autrement dit, on s’en tiendrait au
versant parménidien en oubliant le versant héraclitéen. Heidegger voit
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donc à travers la στέρησις aristotélicienne le moyen de concilier les deux

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présocratiques. La στέρησις fait intimement partie du déploiement de la
uύσις. Pour que l’être paraisse, il faut qu’un retrait, une « dépossession »,
lui laisse place. Cette « dépossession » est nécessaire à l’entrée en présence
(στέρησις zur Anwesung) 51 .
Étonnamment, nous voici chez Heidegger avec un double mouve-
ment : possession et dépossession. Le τέλος de l’être est de se-posséder
dans le rassemblement dans l’Un. Mais, le mouvement vers la possession
serait exclu sans une dépossession préalable. Comme Heidegger n’hésite
pas à le rappeler à partir d’Héraclite : « L’être aime son propre retrait »
(Φύσις κρύπτεσθαι uιλει̃) 52 .
Ce double mouvement de l’être annonce le drame de l’homme. Parce
que l’homme « este » dans le devenir, son effort d’appréhension doit
affronter la résistance de l’être qui apparaît en se cachant. Comme pour
le Λόγος héraclitéen, le recueillement n’est pas une simple mise ensem-

49. « L’installation qui se compose dans le visage (µορuή), cependant, et cela


veut maintenant aussi dire uύσις – elle est interpellée doublement ; car la ‘dépos-
session’ (στέρησις) aussi est quelque chose comme un visage (ειδος) » (ARISTOTE,
Physique, B, I, 193 b 18-20, cité in HEIDEGGER, Questions II, p. 177).
50. « La contrariété première est la possession et la privation, non pas toute
privation mais celle qui est privation parfaite. Tous les autres contraires dérivent de
cette contrariété première » (Métaphysique, I, 4, 1055 a 33-35). Cette contrariété
première est « l’impossibilité absolue de posséder » (Métaphysique, I, 4, 1055 b 4).
51. Ibid., p. 269.
52. HÉRACLITE, Fragm. 123, cité in Ibid., p. 275.
342 Y. MEESSEN

ble pacifique mais « la recollection de forces antagonistes » 53 . Dans ce


combat inégal, seul l’être peut sortir vainqueur. Mais, en tant qu’il est le
« Là » de l’être (Da-sein), l’homme est justement la seule possibilité pour
l’être de se recueillir. La recollection contre et pour le prépotent est donc
une nécessité qui incombe à l’homme 54 . En tant qu’il est sa possibilité,
l’être-Là ne peut que se briser sur l’être 55 . Pour les Grecs, en dehors de
toute connotation optimiste ou pessimiste, c’est dans cette défaite de
l’être-Là que se situe la victoire de l’être 56 .
Dans le passage de sa possibilité à la compréhension, ce qui va désor-
mais retenir l’attention de Heidegger, c’est le mouvement que doit
opérer le Da-sein. Peu à peu se fait jour l’usage d’un nouveau vocabulaire
que Heidegger emprunte à Maître Eckhart. Il s’agit de la Gelassenheit 57 .
Cette référence à Eckhart doit être lue « à la conjonction de ces deux
plans : celui du diagnostique onto-théologique et celui d’une nouvelle
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quête du divin » 58 . Par la Gelassenheit, on s’engage sur un chemin où il

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faut renoncer à tout vouloir, à toute pensée représentative : « dans la
Gelassenheit la pensée se transforme, passant d’une telle activité représen-
tative à l’attente tournée vers la libre Étendue » 59 . Comme l’homme est
déjà « ap-proprié » (Ge-eignet) à la « libre Étendue » (Gegnet), il n’a plus
qu’à se laisser « assimiler » (ver-gegnen) par elle 60 . Pour que cette Vergegnis
puisse avoir lieu, une passivité est nécessaire.
Cette attitude de déprise que manifeste la Gelassenheit doit être ratta-
chée à l’analyse heideggérienne de la uύσις. Si, d’une part, l’être se
temporalise en étants par une « dépossession », et que, d’autre part, le

53. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 103 ; trad. fr., p. 142.


54. « Λέγειν und νοει̃ν, Sammlung und Vernehmung, sind eine Not und eine
Gewalt-tat gegen das überwältigende, dabei aber immer auch nur für dieses » (Ibid.,
p. 135 ; trad. fr., p. 181).
55. « Das Dasein hat diese Möglichkeit nicht als leeren Ausweg, sondern es ist
diese Möglichkeit, sofern es ist ; denn als Dasein muβ es in aller Gewalt-tat am Sein
doch zerbrechen » (Ibid., p. 135 ; trad. fr., p. 182).
56. Ibid.
57. Sur l’importance de ce terme chez Heidegger, cf. E. BRITO, Heidegger et l’hymne
du sacré, University Press & Peeters, Leuven, 1999, pp. 451-453.
58. P. CAPELLE, « Heidegger et Maître Eckhart », in Revue des Sciences Religieuses
70/1 (1996), p. 120. Les premiers écrits sur la Gelassenheit datent de 1944-45 : « Zur
Erörterung der Gelassenheit », in Gelassenheit, Neske, Pfullingen, 1959, pp. 29-73 ;
trad. fr. par A. Préau, « Pour servir de commentaire à Sérénité », in Questions III,
Gallimard, 1966, pp. 183-225.
59. M. HEIDEGGER, « Pour servir de commentaire à Sérénité », in Questions III,
p. 204.
60. Ibid., pp. 203-204.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 343

τέλος de l’être est la « possession », il faut nécessairement retrouver une


forme de « dépossession » dans le mouvement de l’étant vers l’être.
Autrement dit, au lâcher de l’étant par l’être doit correspondre un lâcher
de l’étant pour l’être. Voilà qui situe le rôle de la Gelassenheit. Sur ces bases,
on peut considérer l’avènement de l’Ereignis comme allant de soi dans
l’évolution de la pensée de Heidegger.
Dans son tournant herméneutique, Heidegger découvre qu’une « dé-
sappropriation » (Ent-eignung) doit précéder l’« appropriation » (Zu-
eignung) pour que l’être-là soit ouvert à la grâce de l’« événement »
(Er-eignis) 61 . On retrouverait ici, mais selon un mode tout différent,
quelque chose de similaire à la double Entäusserung hégélienne 62 . Il ne
s’agit pas, dans la Gelassenheit, de surmonter le moment négatif, comme
c’est la cas chez Hegel. Le travail nécessaire du négatif est inséré dans
l’advenue de l’être à lui-même sans qu’il ne soit un moment. Il n’y a plus
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de rétablissement ultérieur mais seulement le jeu intime du néant au
cœur de l’être, indissociable de son événement-avénement (Ereignis). La
dépossession est le mouvement privatif nécessaire à la possession. Elle est
l’absentement de la mise en présence, le retrait corrélatif de la monstra-
tion.
Il y a une donation, Es gibt. Cette donation est là comme l’événement
qui desserre l’entrave de l’être pour qu’il puisse se temporaliser en étants.
Mais, l’étant n’a d’autre possibilité que ce qu’il est lui-même : compren-
dre. De ce fait, pris avant de prendre, il n’a d’autre issue pour faire
advenir le projet qu’il est à lui-même que de se laisser prendre 63 .

61. « A l’appropriation-Ereignis comme telle appartient la désappropriation »


(M. HEIDEGGER, Zeit und Sein (1962) ; trad. fr. par F. Fédier, « Temps et Être », in
Questions IV, p. 45).
62. Chez Hegel, pour aboutir au Concept, la substance doit se dessaisir pour
devenir conscience de soi et inversement, selon une double Entäusserung. Cf.
G.W.F. HEGEL, Des Phänomenologie des Geistes, Meiner, 1807, p. 525b. Chez Heidegger,
l’être et la pensée sont co-propriés l’un à l’autre. Mais, à la donation de l’Ereignis, doit
répondre un « détachement » (Gelassenheit) sans lequel la « recollection » (Gesam-
meltheit) ne se réalise pas. Voir la notion du « laisser-appartenir » (Das Gehören-lassen)
dans « Identité et différence », in Questions I, p. 272.
63. « Penser, ... ce n’est pas d’abord comprendre quelque chose mais compren-
dre que l’on est déjà pris » (J.-P. RESWEBER, La pensée de Martin Heidegger, Privat, 1971,
p. 55).
344 Y. MEESSEN

2. Le Λόγος johannique et le « se-dessaisir »


Si maintenant, nous remettons en cause le présupposé de l’être comme
le « se-posséder dans lequel le stable se tient », qu’arrive-t-il à la métaphy-
sique ? Est-ce seulement pensable ? Que le stable se tienne à même le
« se-dessaisir », dans un acte simple qui n’est pas « double » (διχω̃ς) 64 ,
comme l’appropriation par la désappropriation, est-ce intelligible ? C’est
intelligible mais non pas compréhensible. D’emblée, la foi se présente
comme un acte de déprise. Le « Je suis » (Jn 8, 28) qu’elle vise s’annonce
in-compréhensible. Or, souvent, ce terme est mal interprété. « Je suis » est
incompréhensible non parce que l’étant est déjà compris par « Je suis »
mais parce que « Je suis » ne doit sa stabilité à aucune com-préhension de
lui-même. Autrement dit – telle est l’hypothèse que nous cherchons à
vérifier –, « Je suis » ne siste pas par une possession compréhensive de
lui-même mais par le don total de lui-même. Ce don se manifeste dans le
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temps par un « se-dessaisir ». De ce fait, l’acte de foi, qui est une forme de
déprise, se situe dans la logique même du « Je suis » vers lequel il se
tourne. Selon cette hypothèse, la foi ne serait pas un mode de connais-
sance pauvre en attente de compréhension. La foi conviendrait au « Je
suis » parce qu’elle le rejoindrait dans l’acte même qu’Il est. Si la foi doit
déboucher sur une vision, c’est seulement dans la mesure où elle aban-
donnerait toute compréhension.
Sachant la place que Heidegger réserve à l’« écoute » au détriment du
« voir » dans son analyse phénoménologique 65 , n’est-ce pas le moment
de mettre ce principe en application ? Nous pouvons rester fidèle au dict
de Parménide, mais d’une manière inversée. Par la foi, l’ontologie et la
noétique coïncident, non dans la Vernehmung comme le voudrait Heideg-
ger, mais dans le dessaisissement. Il convient donc de se mettre à l’« é-
coute » du Λόγος qui se dit à travers l’Écriture. Loin de nous situer face à
« être-constamment-sous-les-yeux » 66 , nous nous laissons interpeller par
la « manifestation » du Λόγος (1Jn 1, 1-2).

64. M. HEIDEGGER, « Ce qu’est et comment se détermine la uύσις », in Questions


II, p. 270.
65. « L’ouïr constitue même l’ouverture primordiale et authentique de l’être-là à
l’égard de son savoir-être inaliénable ; celui-ci est ouïr de la voix amie que tout
être-là porte en lui-même » (M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 34, p. 163 ; trad. fr.,
p. 202).
66. M. HEIDEGGER, Augustinus und der Neuplatonismus, Cours du semestre d’été à
Fribourg-en-Brisgau, 1921, GA 60, p. 159-298. Cf. O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin
Heideggers, Gunther, Pfüllingen, 1963 ; trad. fr. par M. Simon, La pensée de Martin
Heidegger. Un cheminement vers l’être, Aubier, Paris, 1967, p. 55.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 345

Tout d’abord, le Λόγος de saint Jean conjugue en lui deux positions : le


Λόγος est Dieu, auprès de Dieu (Jn 1, 1), et le Λόγος s’est fait chair (Jn 1,
14). C’est bien là que se situe le scandale et la folie. Comment le Λόγος,
par qui toutes choses sont faites (Jn 1, 3), peut-il se présenter comme un
« étant » parmi d’autres ? En faisant cela, ne se destitue-t-il pas lui-même
en quittant le « manifester » vers un « manifesté » ? Heidegger n’a-t-il pas
raison de lui attribuer seulement la place d’un positum inapte à rendre
compte d’une phénoménologie/ontologie ? À cette question, il faut
répondre par l’affirmative si l’on s’en tient au présupposé de l’être
comme possession. En effet, vu sous l’angle de la possession, le Λόγος
devenu chair est dépossédé de son statut de Λόγος qui contient tous les
étants en lui et qui les fait ek-sister. Il est déchu de son statut de recollec-
tion et d’épanouissement. Il se réduit à un étant capable de prononcer
une parole, ou plutôt des paroles qui peuvent, tout au plus, renvoyer à un
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être permanent situé dans une région ontologique séparée des étants.

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Mais, en accueillant le Λόγος dans le « comment de sa monstration »,
nous devons avancer dans une autre direction. En effet, pour le croyant,
l’Incarnation n’est ni un accident, ni une quelconque réduction de Dieu
à un état inférieur à ce qu’il est en lui-même. S’il est véritablement le
Λόγος de Dieu, le fait qu’il se manifeste comme un étant fait partie de
l’expression de Dieu. Le mouvement par lequel l’être immuable se fait étant
éphémère n’est pas à excepter de l’exégèse du Λόγος. Au contraire, aussi
déroutant que cela puisse paraître, la venue du Λόγος dans le monde doit
être considéré comme telle, dans sa « donation » 67 .
Dans l’Évangile de saint Jean, le terme Λόγος est uniquement employé
dans le Prologue 68 . Ailleurs, il est question du Fils et de sa relation au
Père. Cette transition s’amorce déjà au dernier verset du Prologue. Le
Fils, par sa vie, a fait l’exégèse (εQξηγήσατο) de celui que personne n’a jamais
vu (Jn 1, 18). Parce qu’il est l’expression du Père, le Fils s’identifie au
Λόγος. C’est en tant que Fils monogène qu’il est véritablement Λόγος.
Notre méthode phénoménologique, à la fois herméneutique et maté-
rielle, consiste à mettre en évidence comment la « Parole », qui est de
l’ordre du dire et donc corrélativement de l’écoute, s’envisage en même
temps comme une « chair » qui se montre et qui donne à voir. Le Prologue

67. Sur l’importance de la « donation » (Gegebenheit) en phénoménologie, cf. J.-L.


MARION, Réduction et donation, Recherches sur Husserl-Heidegger et la phénoménologie,
PUF, Paris, 1990.
68. Le terme Λόγος se retrouve six fois dans les écrits johanniques : Jn 1, 1 (3x) ;
Jn 1, 14 ; 1 Jn 1, 1 ; Ap 19, 13.
346 Y. MEESSEN

annonce que cet entrelacement entre le dire et le voir sera une constante
du quatrième Évangile.
À Philippe qui lui demande « montre-nous le Père », Jésus répond :
« Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : « Montre - nous le Père » ?
Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les
paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ! Au contraire, c’est le
Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres » (Jn 14, 10).
Dans un raccourci étonnant, ce texte nous donne à entendre que voir le
Fils, c’est aussitôt voir le Père 69 . Est-ce aussi immédiat ? La suite du texte
nous apprend que l’écoute des « paroles » prononcées et la vue des
« œuvres » opérées par Jésus renvoient au dire-action du Père. Dans son
comportement visible, le Fils est complètement transparent à l’action du
Père invisible. Cette dépendance dans le comportement renvoie à une
dépendance ontologique, le « demeurer » réciproque du Père et du Fils
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(Jn 14, 10). Le Λόγος nous raconte le Père en montrant qu’il demeure

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constamment en lui. Aucun des actes humains de Jésus n’échappe à cette
dépendance : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même mais seulement ce
qu’il voit faire au Père ; car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement »
(Jn 5, 19).
Le fait que le Fils soit « élevé » sur la Croix ne fait pas exception à sa
dépendance ontologique mais, au contraire, l’exprime avec plus de
luminosité : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaî-
trez que ‘Je suis’et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père
m’a enseigné » (Jn 8, 28). Pour que le Fils de l’homme puisse être
« élevé », il faut qu’il se soit livré volontairement aux hommes, qu’il se soit
« dessaisi » librement de sa vie (Jn 15, 13). L’élévation dont parle saint
Jean est à la fois le dessaisissement de la vie de Jésus, son anéantissement,
et la révélation de « Je suis » (’Eγώ ειQµι) 70 , sa stabilité éternelle. Quelle
est l’intention de l’Évangéliste lorsqu’il rassemble ces deux mouvements
(anéantissement-stabilité) en un seul terme : « élevé » (υψώσητε) ?
Voudrait-il révéler qu’il s’agit d’une seule et même réalité vue sous deux
angles différents ?
Pour analyser cette question, la terminologie johannique de la
« Gloire » (δόξα) est primordiale. Ce terme apparaît déjà au verset 14 du
Prologue : « Et le Λόγος fut chair et il a habité parmi nous et nous avons
vu sa gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père »
(Jn 1, 14). Si nous nous en référons à Heidegger, la δόξα θεου, « c’est, en

69. Cf. aussi Jn 12, 45 : « celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ».
70. L’expression ’Eγώ ειQµι renvoie à Ex 3, 14 : ’Eγώ ειQµι ο ω
 ν.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 347

pensant grec : installer dans la lumière et, par là, procurer la stabilité
(Ständigkeit), l’être » 71 . Or, Jésus insiste pour dire qu’il ne tient pas sa
gloire de lui-même mais d’un autre, qui est le Père : « Si je me glorifiais
moi-même, ma gloire ne signifierait rien. C’est mon Père qui me glorifie,
lui dont vous affirmez qu’il est votre Dieu » (Jn 8, 54).
En déclarant qu’il ne se glorifie pas lui-même mais qu’il est glorifié par
le Père, le Fils affirme en même temps qu’il tient sa « stabilité » sans se
contenir dans sa propre limite. La glorification du Fils ne serait rien
(ουQδέν Qεστιν) s’il se la donnait à lui-même en propre. Le Fils tient sa gloire
du Père, de toute éternité (Jn 17, 5). C’est ainsi que le Fils peut, à son tour,
glorifier le Père, c’est-à-dire montrer aux hommes en quoi consiste la
« stabilité » de Dieu.
Il y a là quelque chose de déroutant pour la métaphysique grecque.
L’être parménidien n’admet aucune altérité en lui. Il ne doit sa stabilité
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qu’au fait d’être « tout entier, d’un seul tenant »(ξυνεχές) 72 . De ce fait,

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il n’a d’autre acte, pour se tenir dans sa limite (πείρατος) 73 , que de se
posséder lui-même, en se colligeant en soi. Le Λόγος johannique dévoile
une tout autre logique. L’être dont il est question à partir du Λόγος se
révèle comme présentant une altérité à l’intérieur de son unité : « le Père
et moi, nous sommes un (εν Qεσµεν) » (Jn 10, 30). En effet, à partir du
moment où il y a « parole », il y a, non seulement un « dire » et un
« dit » 74 , mais également une sortie de soi vers l’autre, ce qui suppose
une relation de personne à personne. C’est pourquoi, l’être johannique
ne se révèle jamais comme un neutre impersonnel, un « cela est » (ως
εστιν) 75 , mais sous la forme d’un « Je suis » (’Eγώ ειQµι). Ce « Je suis » est
prononcé par le Λόγος, en tant qu’il est Dieu et auprès de Dieu. Si « Je
suis » est prononcé simultanément par le Père et par le Fils, il est aussi
prononcé par Celui que saint Jean ne mentionne pas lorsqu’il parle de la
demeure réciproque du Père et du Fils. Ce non-dit est la manière dont le

71. « In der hellenistischen Theologie und im Neuen Testament ist δόξα θεου̃,
gloria Dei, die Herrlichkeit Gottes. Das Rühmen, Ansehen zuweisen und aufweisen,
heiβt griechisch : ins Licht stellen und damit Ständigkeit, Sein verschaffen. »
(M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, p. 78 ; trad. fr., p. 111).
72. PARMENIDE, Fragm. VIII, 25.
73. PARMENIDE, Fragm. VIII, 31.
74. Sur la distinction entre de « dire » et le « dit », cf. E. LÉVINAS, Autrement qu’être
ou au-delà de l’essence, Kluwer Academics Publisher, Dordrecht, 1991, p. 47-49. A la
différence de Lévinas pour qui le « dit » échappe au « dire », en raison de sa
transcendance, le Λόγος se maintient dans le « dire », parce qu’il est Dieu, auprès
de Dieu.
75. PARMENIDE, Fragm. VIII, 2.
348 Y. MEESSEN

Souffle Saint (τὸ πνευµα τὸ αγιον) se manifeste. Sa manifestation est le


« se-dessaisir » 76 . L’effacement manifeste le contraire d’une fermeture


sur sa propre limite, d’une recollection en soi. Il s’agit là d’une incompa-
tibilité radicale avec l’ontologie grecque qui, depuis son début parméni-
dien, a toujours exclu l’altérité, et donc aussi toute personnalité, hors de
l’unité de l’être 77 . La présence de l’altérité au sein de l’être signifie
l’impossibilité de se rassembler dans sa limite, c’est-à-dire de « se-
posséder » 78 .
Si le « Je suis » était un « se-posséder », le Père et le Fils seraient soit
deux forces antagonistes qui constituent l’Un (Héraclite), soit un bloc
monolithique où se tient « l’Un continu » (Parménide), soit les deux en
même temps (Heidegger). Or, aucune des deux premières solutions n’est
envisageable. D’une part, le Fils ne présente aucune résistance au Père
mais fait tout ce qu’il fait ; d’autre part, le Fils est vraiment autre que le
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Père sans quoi il ne pourrait s’adresser à lui en lui disant : « Père ». Quant

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à la solution heideggérienne, l’Ereignis comme « appropriation » (Zu-
eignung) par une « désappropriation » (Ent-eignung), elle demande en-
core à être reconsidérée. En effet, un passage de l’Évangile de Jean, où se
présente l’alternance entre « se-dessaisir » et « (re)prendre », pourrait
faire question :
« Le Père m’aime parce que je me dessaisis (τίθηµι) de ma vie pour la
prendre (λάβω) ensuite. Personne ne me l’enlève mais je m’en dessaisis
(τίθηµι) de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir (θει̃ναι) et j’ai le
pouvoir de la prendre (λαβει̃ν) : tel est le commandement que j’ai reçu
de mon Père » (Jn 10, 17-18).
L’alternance des verbes τίθηµι et λαµβάνω peut nous introduire dans
une conception dualiste contraire à la simplicité de Dieu. Comment
expliquer ces deux mouvements qui semblent contradictoires ? Le Fils ne
peut faire autrement, pour nous rejoindre, que de raconter Dieu invisible

76. « L’Esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient
ni où il va » (Jn 3, 8).
77. Chez Parménide, l’être « est tout entier identique » (πα̃ν Q εστιν οµοι̃ον) sinon
cela empêcherait sa « cohésion » (συνέχεσθαι) (Fragm. VIII, 22). Chez Platon,
l’« autre » (ετερον) désigne le « non-être » (µὴ ον) (Sophiste, 257 b). Chez Plotin,
l’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité : « ου Q δὲ νόησις, ινα
µὴ ετερότης » (Enn. VI, 9, 6, 42).
78. Emmanuel Lévinas a été attentif à la mise en lumière de ce vocabulaire de la
« possession » pour caractériser la pensée du « Même » (Hegel, Husserl, Heideg-
ger) qui suspend la relation à l’« Autre ». Cf. E. LÉVINAS, Totalité et Infini, Martinus
Nijhoff, La Haye, 2e éd., 1965, p. 8s.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 349

dans une histoire. Dans le déroulement temporel, l’agonie de Jésus


précède sa Résurrection. Jésus doit d’abord se dessaisir de sa vie pour
« ensuite » (πάλιν) la prendre en Dieu. Ce déroulement est la manifesta-
tion du « Je suis » de Dieu, son acte simple et immuable. Cette simplicité
immuable interdit l’alternance de la déprise et de la reprise de soi. Dieu ne
se ravise pas après s’être donné. S’il en était ainsi le don ne serait pas un
don total. Or, un don est un don ; donner et reprendre ne vaut. La mort
de Jésus n’est pas une feinte de Dieu. Dans son Fils, Dieu va jusqu’au bout
de son don : « lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les
aima jusqu’à l’extrême (ειQς τέλος) » (Jn 13, 1). Au contraire de l’interpré-
tation heideggérienne de l’εQντελέχεια d’Aristote, le mouvement poussé à
son accomplissement, à son terme (ειQς τέλος), n’est pas le « se-posséder-
dans-la-fin » (εQν τέλει Qεχει) mais le « se-dessaisir » : « nul n’a de plus grand
amour que celui qui se dessaisit (du verbe τίθηµι) de sa vie pour ceux qu’il
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aime » (Jn 15, 13).

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La polysémie des verbes τίθηµι et λαµβάνω vient encore compléter
cette interprétation. Le verbe τίθηµι signifie à la fois poser (un fondement)
et déposer. Le verbe λαµβάνω, quant à lui, signifie aussi bien prendre que
recevoir ou accueillir. Dans la simplicité de son acte, en déposant sa vie, Dieu
pose le fondement de son être. Pas plus que deux actes antithétiques en
alternance (Hegel), il ne s’agit de deux actes opposés qui se co-
appartiennent (Heidegger). Cela n’est intelligible qu’à une seule condi-
tion. Il faut sortir de la conception qui veut que l’être soit « Un » solitaire,
autrement dit, du présupposé de l’être comme « se-posséder ». En effet, si
l’être est seul, il ne doit sa stabilité qu’à lui seul. Or, le message de
l’Évangile est inverse. Le Fils manifeste qu’il ne fait rien et n’est rien par
lui-même. S’il a le pouvoir de prendre sa vie après s’en être dessaisi, c’est
uniquement parce qu’il n’a cessé de la recevoir du Père dans un engendre-
ment permanent. Se conjuguent ainsi les deux acceptions du verbe
λαµβάνω.
Jusqu’à présent, nous avons cherché à montrer, à partir de la manifes-
tation du Λόγος, que le « se-posséder » était absent de « Je suis », et donc,
que « Je suis » et le « se-dessaisir » n’entretenaient pas d’antagonisme l’un
par rapport à l’autre. Il reste maintenant à nous avancer vers une autre
question fondamentale : comment expliquer cette bipolarité (être/se-
dessaisir) du même acte ? À travers cette question, c’est le problème du
rapport entre être et temps qui est posé.
Le rapprochement paradoxal des verbes τίθηµι et λαµβάνω fait perce-
voir que la vie du Λόγος fait chair ne débouche pas purement et simple-
ment sur le néant mais dans la Gloire. Chez saint Jean, la manifestation de
350 Y. MEESSEN

la Gloire trouve son plein accomplissement à l’heure de la Croix 79 . En


déposant sa vie dans le temps, le Λόγος poursuit le même acte par lequel
« Je suis » se pose. À proprement parler, le « se-dessaisir » n’a pas de place
en Dieu parce que le déposer est identique au poser, sans qu’aucune faille
ne s’y glisse. En venant dans la chair, le Λόγος n’a pas cessé d’être Dieu,
auprès de Dieu. Il n’a pas véritablement quitté un état de stabilité pour un
état de précarité qui lui permettrait ensuite de retrouver son état anté-
rieur. Autrement dit, le « se-dessaisir » n’est pas la perte de l’état de
stabilité. Le Λόγος, unique, a maintenu sa stabilité éternelle, laquelle,
dans le temps, s’est présentée comme un « se-dessaisir ». Cette déposses-
sion est donc la face temporelle de la stabilité éternelle.
Au commencement (’Εν α Q ρχη
! ˜), le Λόγος est Dieu, tourné vers Dieu
(πρὸς τὸν θεόν). Devenu chair, le Λόγος fait maintenant partie de « tout
ce qui devint par lui » (Jn 1, 3). Venu dans le « monde » (κόσµος), le
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Λόγος est dans le devenir, c’est-à-dire ce qui n’est pas encore au terme,

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mais en route vers son accomplissement. Ce qui « devint » (εQγένετο) est
en tension vers la plénitude ontologique. Nous pouvons appliquer un
raisonnement analogue à celui que nous avons appliqué avec la uύσις
aristotélicienne 80 . Le devenir n’est possible que là où la stabilité n’est pas
installée, c’est-à-dire là où une privation existe par rapport à l’acte. Chez
Aristote, la privation est une « dépossession ». Or, chez saint Jean, le
Λόγος révèle que le « se-dessaisir » n’est pas contraire au « Je suis ». Par
conséquent, s’il doit y avoir une force privative, elle ne doit pas être
cherchée du côté de la « dépossession » mais, au contraire, du côté de la
« possession ». La « possession » impose une délimitation qui empêche
l’unification dans l’être. Il s’agit donc d’un retournement radical de l’être
grec.
Quand le Λόγος est venu dans le monde, « le monde ne l’a pas
reconnu », « les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1, 10-11). Cela veut dire
que le monde n’a pas voulu de la dépendance ontologique manifestée
par le Λόγος. Au contraire du Λόγος qui agit continuellement « tourné »
vers Dieu, le monde a voulu trouver sa stabilité, sa gloire, en lui-même. Le
Λόγος fait chair se retrouve donc au cœur de cette tension. Il en est le
révélateur. Le Λόγος révèle les deux forces antagonistes, le se-posséder

79. Cette exégèse va évidemment à l’encontre de la distinction luthérienne entre


la « théologie de la croix » et la « théologie de la gloire » dont Heidegger a hérité.
Cf. O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin Heideggers ; trad. fr., p. 53-54. Cf. aussi Y. DE
ANDIA, « Réflexion sur les rapports de la philosophie et de la théologie », Mélanges de
Science Religieuse, 32/3 (1975), p. 141.
80. Cf. supra.
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 351

face au se-dessaisir, ou, en termes heideggériens, l’appropriation face à la


désappropriation. Remarquons que, selon le Λόγος johannique, ces deux
forces antagonistes n’affectent pas « Je suis » en lui-même, mais seule-
ment les étants dans le temps. Il en va donc tout autrement du Λόγος
héraclitéen qui est le recueil des opposés se portant l’un vers l’autre 81 ,
l’être n’étant pas autre chose que « la recollection de cette agitation
antagoniste » 82 .

*
* *
De la logique héraclitéenne et de la logique johannique, découlent
deux conceptions de la vie bien différentes. Nous avons déjà touché un
mot de la conception héraclitéenne à travers le combat du Da-sein pour la
compréhension. Le combat se gagne par une défaite de l’homme qui n’a
plus qu’à entrer dans une dépossession. Ce laisser, ou cette Gelassenheit,
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dont Heidegger reprend le terme à Eckhart, vient en quelque sorte en
contrepoint du Es Gibt pour que l’être puisse se colliger dans son Λόγος.
Pour Héraclite, la défaite et la victoire coalisent dans une agitation
antagoniste. De la sorte, « l’être de la vie est en même temps mort... et la
mort est en même temps vie » 83 . La beauté est un combat gagné sur le
désordre : « le monde très beau est semblable à un tas de fumier répandu
en désordre » 84 .
Rien de comparable chez saint Jean ! L’être s’y dit comme « Je suis ». Il
ne doit pas sa stabilité au fait de se maintenir dans une limite qui le
séparerait des étants limités. Il n’est pas l’être permanent de l’onto-
théologie, tout simplement parce qu’il rompt totalement avec la concep-
tion de l’être comme « se maintenir dans sa limite, se-posséder ». En
lui-même, déjà, cette limite éclate par la présence du Λόγος, l’autre en
Dieu. Cette limite est aussi rompue entre le monde et Dieu, le Λόγος se
trouvant à la fois dans l’un et l’autre. Se dévoilant dans l’acte du dessai-
sissement, le Λόγος johannique exprime quelque chose de ce rapport
étrange qui n’est pas fondé sur la rétention dans la limite. C’est par le

81. « Heraklit sagt Frg. 8 : ‘Das Gegeneinanderstehende trägt sich, das eine zum
anderen, hinüber und herüber, es sammelt sich aus sich’. Das Gegenstrebige ist
sammelnde Gesammeltheit, Λόγος » (M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik,
p. 100 ; trad. fr., p. 139).
82. « Sein ist die Gesammeltheit dieser gegenwendigen Unruhe » (Ibid., p. 102 ;
trad. fr., p. 141).
83. Ibid., p. 100 ; trad. fr., p. 139.
84. HÉRACLITE, Fragm. 124, in Ibid., p. 102 ; trad. fr., p. 141.
352 Y. MEESSEN

contraire d’une rétention, d’une recollection dans l’Un, que le Λόγος


manifeste la stabilité de « Je suis ».
En mettant en lumière l’opposition radicale des deux Λόγος, avons-
nous définitivement congédié la philosophie grecque ? Tel n’est pas
notre propos. En fonction du point de départ qui lui est propre, la
philosophie va jusqu’au bout de sa logique. Ce point de départ consiste à
affirmer l’identité de l’être et du penser. Que ce soit dans une adéquation
comme chez Platon, dans la pensée de la pensée comme chez Aristote, dans
un mouvement de procession et de retour comme chez les néo-platoniciens,
de double extériorisation comme chez Hegel, ou alors dans une apparte-
nance réciproque comme chez Heidegger, il s’agit toujours d’aboutir à la
coïncidence complète des deux termes, cette coïncidence ne pouvant
être que la recollection dans l’unité à l’exclusion de l’altérité. Sans
l’ignorer ni le nier, la Révélation vient faire basculer ce schème. L’être et
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la pensée sont effectivement appelés à coïncider mais d’une manière qui
déroute la logique grecque. En effet, le Λόγος est proféré par Dieu, non
seulement comme sa pensée ou sa raison, mais véritablement comme un
autre en lui-même. Le fait que le Fils puisse s’adresser au Père dans une
relation je-tu (Jn 17) manifeste cette altérité personnelle. En raison de
leur unité ontologique, le Fils n’a pas de connaissance de « Je suis »
indépendamment du Père. Autrement dit, le Λόγος manifeste que l’iden-
tité de l’être et du penser passe par sa relation au Père et, de ce fait, ne se
clôt pas sur une limite. Cette identité de l’être et du penser se révèle à
travers l’innommé du don réciproque du Père et du Fils. L’effacement de
l’Esprit dit, mieux que toute explication, combien l’identité de l’être et
du penser est réalisée dans le don ou l’amour. La manifestation suprême
de cet amour est le dessaisissement du Christ sur la Croix. De ce fait, par
l’amour qui est « se-dessaisir » pour l’autre, l’ontologie et la noétique
coïncident dans une voie qui diffère du désir de se colliger dans un
« se-posséder ».
Le Λόγος révèle « le chemin » (η οδὸς) à suivre pour que tout ce qui est
en devenir arrive « là où je suis » (οπου ειQµὶ Qεγὼ) : « Père, je veux que là où
je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi, et qu’ils contem-
plent la gloire que tu m’as donnée » (Jn 17, 24). « Contempler la gloire »
que le Fils a reçue du Père, consiste à être parvenu dans la stabilité de
Dieu, dans la « demeure ». Pour parvenir à cette stabilité, tout homme est
invité à entrer dans le même mouvement que le Fils : « Celui qui aime sa
vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour
la vie éternelle » (Jn 12, 25).
UN MONDE SÉPARE TOUT CELA D’HÉRACLITE 353

Nous voici de nouveau tout proche du vocabulaire eckhartien du


« lâcher prise », de la Gelassenheit. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, le
Λόγος johannique n’invite pas les hommes à accomplir un acte qui soit
contraire à la stabilité de « Je suis ». C’est dans le τέλος de l’acte du
« se-dessaisir » que l’homme rejoint l’« Un » 85 . De la sorte, le véritable
sens eckhartien de la Gelassenheit est mis en lumière. Sich lassen consiste à
tout laisser et se laisser soi-même pour s’abîmer dans « le cœur du Père
d’où à grand-joie sans trêve flue le Verbe ! » 86 . ¶
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85. « Dans cet Un (c’est-à-dire dans l’image, dans le fond de l’âme), le Père
engendre son Fils en la source la plus intime. Là s’épanouit l’Esprit Saint » (MAÎTRE
ECKHART, Sermon 5b ; trad. fr. par J. Ancelet-Hustache, t. I, Seuil, Paris, 1974, p. 79).
Cf. préface de M.-A. Vannier in MAÎTRE ECKHART, Sur la naissance de Dieu dans l’âme,
trad. par G. Pfister, Arfuyen, 2004, pp. 25-31.
86. MAÎTRE ECKHART, Granum sinapis, I, 6-8 ; trad. fr. par K. Ruh, in Initiation à
Maître Eckhart, Editions Universitaires/Fribourg, Cerf/Paris, 1997, p. 61.

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