IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.

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SEPTEMBRE 2017 www.nrp–lycee.com

lettres
lycée
Nouvelle Revue Pédagogique
N° 76 / 11,75 € / ISSN 1636–3566

Séquences L’essai, pour

X Diderot, ou comment
penser le monde
le dialogue aide à penser 2de
X De l’expérience
à l’essai 1re
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N° 76 Nouvelle Revue Pédagogique notamment sur les sites web contributifs, les blogs, sont
Lycée / SEPTEMBRE 2017 strictement interdites et passibles de sanctions pénales et civiles.

NRP
Sommaire 20 Dossier L’essai, du livre au monde
Par Sébastien Raphaël

L’intégralité des revues

et suppléments NRP
depuis 2011 est désormais
en ligne pour tous les abonnés

Actualité

6 Brèves
Par Odile Collet

7 Débat
Par Fabrice d’Orso
Séquences pédagogiques Écrit du Bac
28 Seconde 52 Du Journal Tle
des Faux-Monnayeurs
8 Livres
Par Daniel Bergez
● Diderot,ou comment le
dialogue aide à penser au roman
Par Marie-Françoise Roger Par Stéphanie Bertrand
● Analyse d’image :
10 Pédagogie
Par Antony Soron et Xavier Gelard
Denis Diderot par Louis-Michel
Van Loo
Par Roger Courault Autour des séquences
12 Rencontre
Par Françoise Rio
40 Première
● De l’expérience à l’essai
64 Latin 2de 1re
Comprendre un texte
14 À l’affiche
Par Roger Courault
Par Marie-Hélène Dumaître sans le traduire,
en l’observant attentivement
● Analyse filmique :
et Carole Guidicelli Sans toit ni loi d’Agnès Varda Par Laurence Méric-Bonini
(1985)
15 Cinéma Par Marie-Pierre Lafargue 66 Étude de la langue
Étudier le mot, sa formation,
Par Ophélie Wiel
son origine, son évolution
Par Valérie Monfort
16 Visage de prof
Par Sonia Goldie

Les + numériques Corrigés, bibliographies,

documents complémentaires, etc.
Au fil de la revue, vous pourrez exploiter des ressources multimédia,
signalées par un logo et disponibles sur le site NRP dans l’espace
« Ressources abonnés ». Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com. Iconographie

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 1

 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

La revue
de référence
des professeurs
de lettres
Nouvelle Revue Pédagogique
cée
NRP
RENTRÉE 2017
mois…
Au fil des

●Toute l’actualité pédagogique et culturelle :

Livres, Entretien avec une personnalité du monde culturel,
Cinéma, Expositions, Pédagogie
● Des dossiers en lien avec le programme sur un genre
littéraire, une œuvre ou une question de pédagogie
● Des séquences (2de, 1re, Bac Pro) qui abordent un point du
programme selon une progression détaillée, sur la base de
l’étude d’une œuvre complète ou d’un groupement de textes
5 revues 2 hors-série ● Des propositions d’entraînement pour l’écrit et l’oral du Bac
●Des fiches Accompagnement personnalisé, Analyse filmique,
Histoire de l’art et Langues anciennes
accès au site ● Des pages consacrées à l’étude de la langue
OFFERT ●Les 2 hors-série NRP pour étudier une œuvre intégrale
ou un groupement de textes
www.nrp-lycee.com
NOUVEAUTÉ
En septembre et en novembre, dix pages consacrées aux
œuvres du programme pour les terminales littéraires

» Existe aussi en version numérique

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BULLETIN D’ABONNEMENT NRP LYCÉE 2017-2018 E0238

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X OUI, je m’abonne à la NRP Lycée pour 1 an (de septembre 2017 à juin 2018). À retourner sous enveloppe affranchie à
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Offre valable jusqu’au 31 mai 2018

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 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

PROGRAMME NRP 2017-2018

REVUE
L’essai, pour penser le monde
sDiderot, ou comment le dialogue invite à la tolérance 2de
Septembre 2017 s Récits de vie, de l’expérience à l’essai 1re
s André Gide, Les Faux-Monnayeurs et Journal des Faux-Monnayeurs Tle L

La dystopie
s De l’utopie à la dystopie 2de
Novembre 2017 s De 1984 à 2084, de George Orwell à Boualem Sansal 1re
s La Princesse de Montpensier, Madame de Lafayette et Bertrand Tavernier Tle L

Regards sur la Russie

Janvier 2018 s La Dame de Pique, Alexandre Pouchkine traduit par Mérimée 2de
s Gogol, Le Revizor 1re

L’inspiration médiévale dans la littérature française

Mars 2018 s Inspiration médiévale et romantisme 2de
s La poésie, une chambre d’échos : l’héritage médiéval d’Apollinaire 1re

L’écriture du rêve
Mai-juin 2018 s Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, du romantisme au surréalisme 2de
sBreton, Nadja 1re

HORS-SÉRIE

Novembre 2017 s Corneille, Médée, Carrés classiques 2de

Mars 2018 sMichel Houellebecq, La Carte et le Territoire 1re

šUne partie professeur avec un déroulé des séancesGHVSURSRVLWLRQVGŖH[HUFLFHV

HWOHVFRUULJÜVFRUUHVSRQGDQWV
š8QFRUSXVGHtextes Bac
šDes fiches élèvesDYHFOHXUVFRUULJÜVHQıQGHFDKLHU
IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Édito
Yun Sun Limet
Directrice
de la rédaction
Éditeur : Nathan, 25 av. P. de Coubertin
75013 Paris
Directrice de la rédaction : Yun Sun Limet
Conseillère pédagogique :
Claire Beilin-Bourgeois
Directeur de la publication : Catherine Lucet
Directeur délégué : Delphine Dourlet
Édition : Charlotte Renaud
Révision : Eva Baladier
Édition Web : Alexandra Guidal
Fabrication : Manda Pedergnana
Iconographie : Clémence Grillon, Laure
Penchenat
Marketing/Diffusion : Anne-Sophie Arlette,
Catherine Coat, Héloïse Vachon
Impression : Imprimerie de Champagne,
52200 Langres
Création de la couverture :
Christophe Billoret
Création des pages intérieures : Élise Launay
Réalisation couverture : Alinéa, 40 rue des
Bas-Bourgs 28 000 Chartres
Réalisation maquette : Charlotte Renaud,
Sophie Dang Vu
Publicité et partenariats : Comdhabitude
publicité, Directrice de la publicité : Clotilde
Poitevin, 7 rue Émile Lacoste 19 100 Brive
Tél. : 05 55 24 14 03
Code article : 115021
N° d’édition : 102 35 623
Dépôt légal : septembre 2017
Commission paritaire : 0418T83012
Abonnement 1 an, France (5 numéros) :
44,50 € ; DOM/TOM : 56,50 € ; France
(5 numéros et 2 hors-série) : 61,50 € ; DOM/
TOM : 73,50 € – Abonnement 1 an papier
+ numérique (5 numéros et 2 hors-série) :
63,50 € ; DOM/TOM : 75,50 € – Abonnement
100 % numérique à partir de 19 € sur
www.nrp-lycee.com – Numéro vert : 0800
032 032 – Abonnement pour la Suisse,
EDIGROUP SA, abonne@edigroup.ch –
Abonnement pour la Belgique, Edigroup
Sprl, email : abobelgique@edigroup.org –
ISSN 1636-3566 – Prix au n° : 11,75 €
Écrire « Essays » à la façon de Montaigne est
élégant. L’élégance aussi caractérise le dossier. Il rend très
accessible un domaine réputé complexe en suivant son histoire,
et souligne le rapprochement de l’essai avec des genres parents,
l’autobiographie en particulier. Aujourd’hui, des écrivains vont
et viennent entre textes universitaires et récits personnels. Des
romanciers aussi écrivent des textes qui n’appartiennent plus
tout à fait au genre romanesque.
La séquence en 2de porte sur une étude de Diderot et son
Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de***
qui se présente comme un dialogue sur la liberté de croire
ou de ne pas croire. L’objet est toujours, hélas, d’actualité.
Pour la séquence suivante, nous avons choisi un corpus très
contemporain : Florence Aubenas, Nicolas Bouvier, Sylvain
Tesson. L’expérience personnelle des auteurs est mise au banc
d’essai à l’occasion de la découverte d’un monde lointain ou
du monde social tout proche.
En cette rentrée, il y a aussi des nouveautés dans la NRP :
10 pages sont consacrées à l’épreuve de littérature en Terminale
Littéraire. Dans ce numéro, elles portent sur Les Faux-
Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs de Gide. En
novembre, les 10 pages seront consacrées à La Princesse de
Montpensier de Mme de La Fayette et à son adaptation filmique
par Bertrand Tavernier. Pour une étude complète, des vidéos
sur les œuvres au programme sont déjà en accès libre sur le site
de la NRP. N’hésitez pas à y aller, conseillez-les à vos élèves !
Belle rentrée à toutes et à tous ! « Mon métier et mon art, c’est
vivre », écrivait Montaigne. L’équipe de la NRP souhaite
que cette vie vous soit douce et riche pendant cette nouvelle
année scolaire.
Document de couverture
Les mondes, photographie de Quentin Bertoux issue de la série « D’après moi, le déluge », France 2012.
Crédits photographiques
1re de couv. :  Quentin Bertoux/Agence VU ; 1 et 20  : Photo Josse/Leemage ; 11 : CHRISTOPHE L
COLLECTION © Ad Vitam Distribution ; 13 : BIS / Ph. © Archives Nathan ; 15 : CHRISTOPHE L COLLECTION
/ © MGM ; 19 : PHOTO12.COm / Wild West ; 21 : Joël Saget/AFP ; 22 : BIS/Photo H. Josse/Coll. Archives
Larbor ; 23 : Photo Josse/Leemage ; 25 : Massimo Berruti/Agence VU ; 29 : Bis/Photo H. Josse/Coll.
Archives Larbor ; 31 : Bis/Coll. Archives Nathan ; 34 : Photo RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)/
René-Gabriel Ojéda ; 35 : Photo Josse/Leemage ; 38: Bis/Scala/Coll. Archives Bordas ; 41 : Ullstein Bild/
Roger Viollet ; 43 : Philippe Matsas/Opale/Leemage ; 45 : ITAR-TASS/UIG/Leemage ; 50 : © GAMMA-
RAPHO / Jean Guichard ; 53 : Adoc-photos ; 55 : Kharbine Tapabor ; 59 : Rue des Archives/© Adagp,
Paris, 2017 ; 65 : BIS/Photo Jeanbor/Coll. Archives Larbor.
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 5
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ACTU Brèves
Voici, en bref, de quoi vous tenir au courant
des décisions, des changements, des réformes
qui font la vie de l’institution.
iffres Ò
Ñ Le Bac 2017 en quelques ch
- 2 900 sujets préparés.
- 4 000 000 de copies en correction.
- 170 000 examinateur•trice•s et correcteur•trice•s.
- 718 000 candidat•e•s de Terminales, 517 000 dans les sec-
tions générales et technologiques, 201 000 dans les sections
professionnelles.
- 41 000 candidat•e•s en situation de handicap.
- 56 000 000 € (1.5 milliards si on comptabilise les 3 semaines
de cours perdus).
- 74 ans, le plus âgé des candidats.
- 13 ans, le plus jeune des candidats.
Ñ L’avenir du Bac Ò
Les contours d’une possible réforme du lycée sont encore mal
définis. Il y aura en revanche, le ministre l’a affirmé en juillet à
chaque fois qu’il a été auditionné au Sénat et à l’Assemblée natio-
nale, une profonde réforme du Bac.
Chaque année, cet examen est remis en cause tant pour sa
valeur que pour son coût. Diplôme d’entrée pour les études supé-
rieures  ou certificat de sortie de Terminale ? Ou encore simple
prérequis pour s’inscrire à la fac ? Le Bac « ne sert à rien », dit Phi-
lippe Tournier, porte-parole des Chefs d’établissement, il « n’évalue
pas complètement les compétences des élèves », puisque sur plus de
85 % des reçus, 40 % d’étudiants seulement décrochent la licence.
Et pour les filières sélectives, c’est aux résultats trimestriels qu’on
s’intéresse et non aux résultats de l’examen.
À partir de 2021, les élèves seront évalués sur 4 épreuves
écrites en Terminale et sur 2 ans de contrôle continu pour les
autres matières. Il s’agit de « densifier » le bac et de le « remus-
cler » en exigence, précise J.-M. Blanquer qui souhaite engager
un débat « serein » sur le sujet.
Ce ne sera pas chose aisée, entre ceux qui sont attachés au
principe de l’anonymat, garantie d’un traitement égal des élèves,
ceux qui pensent aux économies possibles et ceux qui sont atta-
chés à la valeur symbolique de ce diplôme national.
« Le Bac est un repère essentiel de notre système éducatif et de la
société toute entière », a rappelé le ministre de l’Éducation natio-
nale dans le dossier de présentation du Bac 2017.
6 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
an t
Ñ L’État deetsadentséétprudéoiaccntups Ò
des lycéens
Alors que 80 % des étudiants et 94 % des lycéens se disent en
bonne santé, le bilan de l’étude publiée par la Smerep le 29 juin
2017 est alarmant.
Sur le plan de la sexualité, les jeunes conservent des compor-
tements à risques. 77 % d’étudiants et 88 % de lycéens ne se font
pas dépister lors d’un changement de partenaire, et respective-
ment 48 % et 72 % d’entre eux ne se font jamais dépister. 75 %
des lycéens utilisent des préservatifs pour se protéger du sida,
mais 2 jeunes sur 10 ont toujours de fausses croyances sur les
modes de transmission de la maladie. 6 à 7 % des étudiantes et
des lycéennes ont eu au moins une fois recours à l’IVG.
L’étude aborde aussi la question de l’hygiène de vie des jeunes.
Les revenus des étudiants ont baissé et le budget alimentation en
fait les frais : de 5 à 10 € par jour. Plus d’un quart des étudiants et un
cinquième des lycéens dorment moins de 6 heures par nuit. 25 %
des étudiants et 15 % des lycéens sont fumeurs. 38 % des étudiants
ont une consommation régulière d’alcool et 30 % (contre 25 % en
2016) consomment un type de psychoactifs (cannabis, cocaïne,
amphétamines). Leur motivation : relâcher la pression.
Enfin 90 % des étudiants ne voient pas régulièrement de
médecin. 65 % des étudiants et 43 % des lycéens ne vont pas tous
les ans chez le dentiste. S’ils ne se restreignent pas sur les sorties,
le shopping et la culture, la santé est devenue leur 4e poste de
dépenses. https://tinyurl.com/santeetudiant
Ñ Le retour du redoublemen Ò
t
« Autoriser le redoublement, ce n’est pas un virage absolu mais
une inflexion importante » : Jean-Michel Blanquer est ainsi revenu
sur le décret de novembre 2014. Depuis, il est interdit au conseil
de classe de se prononcer pour un redoublement en fin de troi-
sième et en seconde. La famille, elle, peut demander le redouble-
ment si l’orientation proposée ne lui convient pas. Le débat est
donc relancé une fois de plus. Cette pratique est coûteuse : plus
de 8000 € par redoublement au collège et plus de 10 500 € au
lycée. En 2015, lors d’une conférence sur le consensus, le Cnesco
portait par ailleurs un jugement sévère sur le redoublement : « Il
ne fait pas progresser les élèves ; il est socialement inéquitable. ». La
réalité est certainement plus nuancée, et l’interdiction reste mal
vécue par les enseignants : « Le redoublement n’est certes pas une
panacée, mais faire comme si les difficultés n’existaient pas relève de
la faute » accusait le SNES en juin 2016.
O. C.
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Pourquoi accorder davantage
d’autonomie aux lycées ?
Propos recueillis par Fabrice d’Orso
Annoncée par le candidat Macron et défendue de longue date par son ministre
de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, l’autonomie accordée aux
établissements permettra-t-elle de redynamiser le système éducatif ?
RETOUR D’EXPÉRIENCE
DE DOUZE LYCÉES
Par Agnès Evren, vice-présidente
de la région Île-de-France en
charge de l’éducation et de la
culture
Le conseil régional d’Île-de-France a voté,
en mai 2016, le principe de l’autonomie
des établissements. C’est une innovation majeure qui illustre la
volonté de la Région de faire confiance aux équipes éducatives
dans leurs besoins pédagogiques spécifiques.
Douze lycées ont expérimenté cette autonomie sur l’année sco-
laire 2016-2017. Ils se sont partagé un budget de 775 000 € pour
soutenir des projets éducatifs, accompagner des projets portés par
les lycéens ou encore investir dans des travaux permettant d’amé-
liorer la vie quotidienne dans les lycées.
Un an après le début de cette expérimentation, un bilan a été
fait avec les chefs d’établissement des lycées concernés. Il y a deux
leçons à en tirer. La première est l’engouement de la communauté
scolaire pour l’autonomie  : 12 projets ont été retenus, mais 90
avaient été déposés. La deuxième est que le postulat de base s’est
avéré exact : ce sont les acteurs de terrain qui savent le mieux iden-
tifier ce qu’il faut pour faire réussir les élèves et améliorer la qualité
de la vie dans les établissements.
La diversité des actions menées l’illustre d’ailleurs parfaite-
ment : les établissements ont mis en place de l’accompagnement
personnalisé, créé des actions culturelles, amélioré la lutte contre
le décrochage scolaire, intégré du numérique dans les cours,
mené des ateliers scientifiques, organisé des tournois sportifs ou
des clubs théâtre, aménagé des salles, rénové les lieux de vie des
agents … Sans cette autonomie, ils n’auraient jamais pu aussi faci-
lement adapter leurs moyens à leurs besoins.
Il a été décidé de poursuivre le déploiement de l’autonomie,
avec une montée en puissance régulière. De 24 lycées en 2017, on
passera à 48 en 2018, 96 en 2019... Avant la fin de la mandature, je
souhaite que ce processus devienne irréversible.
Réagissez sur la page Facebook
Des profs & des lettres Débat ACTU
QUE FAIRE DE CETTE
AUTONOMIE ?
Par Gwénaël Surel, Proviseur du
LPO Maillard Joubert à Ancenis
L’autonomie dont il est aujourd’hui ques-
tion porte sur l’utilisation des moyens
horaires accordés et la manière d’en
discuter collectivement, démocratique-
ment, avec les diverses instances : conseil pédagogique, commis-
sion permanente, conseil d’administration.
Le financement des classes repose actuellement sur un volume
d’heures dont une partie non négligeable (de 10 % en collège à
20 % en lycée) n’est pas fléchée disciplinairement. Une classe de
seconde générale est financée à hauteur de 39 h, dont 10 h 50 non
affectées à une discipline. Ces heures cumulées représentent une
marge de manœuvre conséquente, équivalant à plusieurs postes.
Toute la question est de savoir ce qu’attend l’établissement
de cette autonomie, à partir de ses forces et faiblesses, et de la
politique impulsée par les équipes de direction. Trop souvent, les
équipes s’en emparent non pas transversalement mais disciplinai-
rement en conseil pédagogique et le conseil d’administration n’est
qu’une chambre d’enregistrement, voire une tribune syndicale et/
ou politique. La question n’est pas la globalité de la prise en charge
de l’élève et des difficultés recensées dans le diagnostic du projet
d’établissement, mais un jeu de pouvoir, chaque discipline cherchant
à « grappiller » des heures en vue de la préparation au Bac…
Espérons que la philosophie amorcée au collège laissant une
petite marge d’autonomie pour travailler transversalement s’éten-
dra bientôt au lycée. Cela constituerait le ferment d’un change-
ment de pratiques et d’approches trop souvent dogmatiques. La
formation des enseignants au travail collectif, le PPCR1 et la nou-
velle évaluation des enseignants pourraient renforcer cette évolu-
tion et favoriser une meilleure prise en compte de l’investissement
collectif ET individuel. Enfin, la future réforme du Bac devra iden-
tifier les objectifs finaux et préparer l’entrée dans l’enseignement
supérieur.
1. Parcours professionnels, carrières et rémunérations.
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 7
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ACTU Livres
Romans  Georges Perec,
Œuvres, Gallimard,
Bibliothèque de
la Pléiade, t. I et II,
1184 et 1280 pages,
54 et 56 € (jusqu’au
31/12/2017)
 Album Perec,
par Claude Burgelin,
Gallimard, « Album
de la Pléiade »,
256 pages
« Ombre au milieu
de leurs ombres »
Les Choses, La Vie mode d’emploi, W ou le Souvenir d’enfance :
ces titres marquent l’une des tentatives littéraires parmi les plus
attachantes du XXe siècle. Grave et facétieux, écrivain compulsif
mais entretenant toujours une distance joueuse avec les grands
modèles qu’il réécrit, Georges Perec (1936-1982) vient d’entrer
dans la prestigieuse collection de la Pléiade, avec trois volumes.
Ces « Œuvres » ne sont pas « complètes », à l’image d’un écrivain
toujours engagé dans des expériences d’écriture, des tentatives
littéraires prises entre une forte ambition de départ et le sentiment
d’un inachèvement prévisible.
La pratique littéraire de Georges Perec est toujours restée
expérimentale, comme le préconisait l’Oulipo, l’Ouvroir de Litté-
rature Potentielle auquel il a appartenu dès 1967. Dans le courant
de contestation de la littérature bourgeoise et humaniste qui pré-
vaut alors, l’Oulipo a entendu se passer du mythe de l’inspiration,
en prenant la littérature à la lettre : en s’opposant à toute notion
d’engagement, en congédiant la notion d’auteur au profit d’une
manipulation de la langue. La signification du texte n’est pas
bannie ou occultée, mais elle découle d’un ensemble de hasards
contraints suscités par les règles que se fixe l’écrivain.
La Disparition doit ainsi une grande part de sa célébrité à
l’exclusion de la lettre « e » – procédé inversé ensuite dans Les
Revenentes, où cette même lettre sera la seule voyelle apparente.
Il en résulte des énoncés poétiques surprenants, à l’image de cer-
tains « cadavres exquis » surréalistes, souvent pleins de drôlerie ou
d’incongruités. La gageure est bien sûr de produire un récit qui ait
sa cohérence propre tout en respectant les règles formelles de dé-
part. Perec y est parvenu magistralement dans La Vie mode d’em-
ploi. Reprenant le projet de Zola dans Pot-Bouille, le livre croise
judicieusement les intrigues à partir d’un schéma d’une grande
complexité fondé sur une découverte mathématique récente, le
« bi-carré  orthogonal d’ordre 10 »1. Le résultat est étonnant de
vie, comme l’a reconnu la critique de l’époque, presque unanime
à saluer la réussite du livre, qui obtint le prix Médicis.
8 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
À relire tous les textes de Perec reproduits dans les deux
volumes des Œuvres, il apparaît cependant que les règles for-
melles que s’imposait l’écrivain excédaient toujours les injonc-
tions d’école, et qu’elles obéissaient à une logique d’écriture qui
débordait la démarche oulipienne. La pulsion énumérative de
cette écriture en est une constante structurelle, sous forme de
recensements, d’accumulations, d’inventaires, de tentatives de
classements… Chez Perec, écrire est une recension qui emma-
gasine de la matière réelle conçue comme une suite infinie de
mots et d’objets : une liste de « choses », comme l’indiquait le titre
du premier roman.
Cette manie accumulative dévoile vite son envers : derrière
le geste d’écrire se dessine un lieu vide, que le très beau texte Un
homme qui dort permet de pressentir en faisant entendre un res-
sassement digne de Beckett, une expérience de dédoublement et
de désappropriation dans un lieu déserté : « Ta place reste vide. »
Déjà se formule la privation de mémoire – « Tu oublies que tu as
appris à oublier » – , et la stratégie de comblement qui va orien-
ter l’acte littéraire. W ou le Souvenir d’enfance dira l’indicible de ce
lieu par la désignation, à l’extrême fin, des camps de concentra-
tion. C’est dans cet innommable qu’est morte la mère de Georges
Perec, quelques mois après avoir été internée à Drancy en 1943,
puis déportée vers Auschwitz (le père avait été tué au début de
la guerre). Les titres de Perec disent par eux-mêmes l’origine, le
mouvement et le sens de l’écriture : La Disparition, Les Revenentes,
Espèces d’espaces, Je me souviens, W ou le Souvenir d’enfance… Dans
ce livre, la structure énumérative ouvre des espace de confidences
pathétiques : « Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la
table de la cuisine après le dîner. Sur la table il y aurait eu une toile
cirée à petits carreaux bleus (…) Puis je serais allé chercher mon car-
table, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois
(…) j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un
parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ».
Malgré ce drame originaire, l’œuvre de Perec est pleine de
drôlerie. Le pathétique y est mis à distance par l’ironie et le jeu
avec soi et avec le lecteur. Le pastiche littéraire en est une des
composantes essentielles, notamment lorsqu’il s’agit, dans Les
Choses, de proposer une savoureuse réécriture des théories litté-
raires de l’époque, à l’enseigne de Mallarmé et de Maurice Blan-
chot. Constante, la pratique « citationnelle » sollicite toutes les
modalité de l’intertextualité : citations intégrées au texte, allusions,
reprises de cadences, parodies, notamment à partir de L’Éducation
sentimentale de Flaubert. À la mémoire de l’enfance confisquée
se substitue chez Perec la mémoire des mots lus, fondatrice de sa
vocation littéraire. Il en résulte une œuvre à multiples entrées, à la
fois confidence personnelle, quête d’un lieu originaire, tentative
de réalisme sociologique (dans Les Choses), et jeu avec les pos-
sibles littéraires.
Daniel Bergez
1. Voir à ce sujet le dossier d’une autre oulipienne, Michèle Audin, dans la
NRP lycée de mai 2017.
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Correspondance

Voltaire, Lettres choisies,
« Folio classique »,
688 pages, 9,30 €
Lettres du petit suisse V.
« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain
(…) On n’a jamais tant employé d’esprit à nous rendre bêtes. Il prend
envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Ces
extraits d’une lettre de Voltaire à Rousseau, qui lui avait envoyé
son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, sont restés célèbres tant ils associent le talent d’un po-
lémiste hors pair aux facilités de la mauvaise foi. Mais la même
lettre contient aussi, contre la mise à mal du progrès social par
Rousseau, une défense argumentée du savoir et des lettres : « Les
grands crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants (…)
Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ». Cette variété
de tonalités est une des grandes caractéristiques de la correspon-
dance de Voltaire, l’une des plus fournies qui soient : on connaît
de cet auteur 15 000 lettres (sur environ 40 000, adressées à envi-
ron 1800 correspondants…). Comme le montre la préface de ce
recueil, cette correspondance illustre la vitalité dynamique de la
République des Lettres au XVIIIe siècle.
Ainsi s’explique la diversité des styles d’écriture. Voltaire est
comme un acteur sur scène, changeant de masque selon les cir-
constances. La saillie spirituelle voisine avec l’écriture poétique, les
emprunts à La Fontaine avec la rhétorique héritée de la Rome an-
tique. Voltaire s’accorde aussi la liberté de créer des néologismes,
de jouer avec sa signature (on en a recensé 586 variantes : « Le petit
suisse V. », « Le vieil ermite des Alpes », « Le triste hibou de Ferney »…).
Au fil des pages on passe d’une missive leste et impudique pour
la chère Madame Denis à un autoportrait en « vieux malade emmi-
touflé, avec une plume dans une main et de la rhubarbe dans l’autre »,
d’un échange de grande portée avec d’Alembert ou Frédéric II de
Prusse à une philippique anticléricale où il est question d’ « étran-
gler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste ». Cette
correspondance est aussi le laboratoire et le miroir de l’œuvre lit-
téraire. Comment ne pas penser à la fin de Candide en lisant, dans
une lettre de 1759 : « Je trouve que la meilleure philosophie est celle
de cultiver ses terres » ?
Daniel Bergez
Livres ACTU
À lire aussi
« Beau livre »
Cézanne Portraits, éd. Musée d’Orsay
et Gallimard, 256 pages, 39 €
C’est à l’un des aspects les moins
connus du travail de Cézanne que
le musée d’Orsay consacre jusqu’au
24 septembre une exposition dont le
catalogue permet de mesurer tout l’intérêt. Chacun
connaît les vigoureuses natures mortes, les paysages
subtils, les baigneuses sculpturales du peintre d’Aix-
en-Provence. Les portraits sont plus rarement
exposés. Cézanne en a pourtant peint près de 200.
Un regroupement simultanément chronologique
et thématique montre comment le peintre revient
avec obstination sur de mêmes motifs, tentant
d’expérimenter un art de construire les formes par
la couleur. Dans Le Garçon au gilet rouge, on est
frappé par le presque effacement de l’expressivité
psychologique du modèle au profit de l’unité
esthétique de l’œuvre. Les portraits les plus
émouvants sont peut-être ceux de son jardinier
et homme à tout faire Vallier, qu’il représenta
dans ses dernières années. La couleur, libérée de
toute convention, y construit un chromatisme
intense qu’avive le blanc des aquarelles, donnant
au personnage une présence à la fois tendre et
monumentale.
Anthologie

Estelle Plaisant-Soler,
Jardins. Une anthologie, Citadelles
et Mazenod, 288 pages, 49 €
Après Congo et Tristesse de la terre,
c’est une promenade enchanteresse
dans l’univers des jardins que propose cet ouvrage,
où s’entrelacent en un riche dialogue les textes et les
œuvres picturales. De Homère à Philippe Jaccottet
en passant par Chateaubriand, Colette et bien
d’autres, les textes montrent à quel point le jardin est
à la fois la projection de la sensibilité humaine dans
une nature domestiquée et un idéal d’harmonie où
s’équilibrent toutes les formes de la vie.
Des commentaires de grande qualité permettent de
bien comprendre les transformations imaginaires
du jardin au fil des époques ainsi que les alliances
riches et paradoxales qu’il réalise : entre le durable
et l’éphémère, le naturel et l’artificiel, la clôture
et l’invitation au vagabondage. C’est ainsi qu’avec
les Lumières le jardin paysager devient l’« allégorie
végétale de la liberté ».
Daniel Bergez
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 9
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ACTU Pédagogie

La littérature actuelle en classe,

c’est maintenant !
Par Antony Soron

Le temps n’est plus à suspecter les facilités d’écriture un météorologue chargé de prévenir tem-
pêtes et cyclones. Or, ce Japonais catholique
de la littérature du XXIe siècle. Beaucoup de professeurs
à la vie si ordonné découvre incidemment
de lettres l’ont compris, et parient sur sa capacité qu’un être inconnu a coutume de s’intro-
naturelle à donner envie de lire. Laurent Gaudé, Amélie duire chez lui en son absence.
Nothomb, Philippe Claudel sont ainsi venus s’asseoir à À une tout autre époque et en un tout
autre espace géographique, la célèbre
la table des classiques dans des séquences dépoussiérées
nouvelle fantastique de Maupassant, Le
et imaginatives. Le temps est venu d’aller plus loin, Horla, souvent étudiée en classe de 4e,
comme la NRP s’y engage résolument, en valorisant tout peut renvoyer au roman court de Faye.
l’intérêt didactique et littéraire de recourir aux écritures Pour se persuader de la réelle présence de
l’être invisible qui le hante, le personnage
du présent. Non pas, bien entendu, dans le sens d’un
de Maupassant pose un verre d’eau sur sa
grand remplacement de la littérature patrimoniale par la table de chevet, constatant à son réveil que
littérature actuelle. Davantage dans la perspective de faire son niveau a baissé. Comme son ascendant
dialoguer les classiques et les modernes. névrotique, Shimura-San rentre chez lui, un
jour, un « brin fiévreux ». Il sent monter en
lui quelque inquiétude inhabituelle et inex-
plicable. Et lui aussi choisit pour vérifier la
réalité de son doute naissant de mesurer
Écrivains d’aujourd’hui de la Loire coule dans ses veines 1  ». Cette non plus le niveau d’un verre d’eau au sortir
logique de personnification se retrouve à de sa nuit mais celui d’une brique de jus de
Les romanciers actuels n’ont rien propos du centre de production nucléaire fruits à son retour du travail : « C’est une règle
d’auteurs autarciques refermés sur un ima- du Blayais : «  Impénétrable, indestructible. en acier inoxydable d’une longueur de qua-
ginaire cloisonné, rivé à l’actualité immé- Et ce que l’hermétisme du dehors traduit rante centimètres. Sur un côté non gradué,
diate et inspiré uniquement par la culture du dedans. Elle séduit. Disons qu’elle peut j’ai collé une bandelette de papier blanc, puis
in the mood. Ils vont et viennent, piochent séduire 2  » . Aussi la représentation de la j’ai plongé l’instrument dans une brique de jus
par-ci par-là, à l’instar de Gaël Faye et son centrale fait-elle penser à la mine à laquelle de fruits multivitaminé (A, C et E) entamée le
magnifique Petit Pays... Avec la préémi-
Zola avait donné à la fois souffle et person- matin même. J’ai attendu quelques secondes,
nence accordée au narrateur-personnage
nalité, qui attire, effraie, engloutit et dévore le temps que ma sonde s’imprègne de liquide,
et le choix d’une langue partagée nour-
ses esclaves, comme le Moloch de la Bible puis l’ai retirée lentement. Je n’osais pas regar-
rie par une soif de transmission orale, les
ou plus tard, sur le plan cinématographique der. Huit centimètres, ai-je lu. Il ne restait que
récits de notre époque parviennent à en
cette fois, l’usine « divinisée » du Metropolis huit centimètres de boisson, contre quinze à
dire les maux sans compliquer la manière
de Fritz Lang. En dépit de l’écart temporel mon départ... Quelqu’un s’était servi. Or je vis
de les « dire ». C’est que leur enjeu premier
demeure sans doute ailleurs, tenant de entre l’ère du charbon et celle du  nucléaire, seul 5 ».
façon primordiale à la ferme intention de l’évocation de la « Centrale » avec « une éner- Comme dans la nouvelle de Mau-
narrer des histoires intimes et collectives, gie colossale, contenue » coïncide avec celle passant, l’inquiétude devient de plus en
des expériences singulières et universelles. de la mine : « Le Voreux en frémit, solide, tou- plus obsessionnelle, en même temps que
jours debout ». le désir de surprendre le coupable en se
montrant plus malin que lui. Cependant, à
Amorce de preuve par l’exemple :
Et vice-versa... l’époque actuelle, les limiers ont des instru-
De la centrale à la mine
ments « modernes », infaillibles, tels que la
Dans le cadre d’une séquence sur Ger- En 2010, Éric Faye a reçu pour Nagasaki « webcam », où forcément la créature doit
minal, la lecture semi-autonome préalable le Grand Prix du roman de l’Académie fran- apparaître. En effet, la « squatteuse » conti-
de La Centrale d’Élisabeth Filhol – Prix du çaise. Le personnage principal Shimura-San nue d’exister dans le cerveau fragile de sa
livre France Culture-Télérama en 2010 – est un homme ordinaire, « nullement atti- victime maintenant rongée de remords. Le
apparaît fructueuse. En effet, la « Centrale » rant, mais pas non plus repoussant », domici- héros de Maupassant dans un instant de
nucléaire de Chinon est d’emblée personni- lié « à la lisière de Nagasaki dans son pavillon folie a cru lui aussi éliminer le « Horla » en
fiée à l’instar de la mine chez Zola : « L’eau d’un faubourg aux rues en chute libre 4 ». C’est l’emprisonnant dans les flammes avant de

10 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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Pédagogie ACTU
se rendre compte du caractère inopérant de
sa manœuvre.
Sur le plan didactique, on imagine bien
tout le bénéfice que l’on peut tirer, au cours
de la séquence sur le roman d’Éric Faye,
de demander aux élèves de relire la nou-
velle découverte au collège. Cette mise en
relation permet de dire que le fantastique 
affleure subtilement dans le récit de Faye,
notamment au moment où une fois le pro-
cès fini et l’affaire « réglée », Shimura-San
redécouvre son pavillon cette fois absolu-
ment vide et pourtant magnétisé par l’ab-
sence de l’autre …

1. Élisabeth Filhol, La Centrale, Folio, 2011, p. 25.

2. Ibid., p. 101.
3. On peut associer à cette étude le visionnage
d’un extrait de la libre adaptation cinématogra-
phique de Rebecca Zlotowski, Grand Central
(2013).
4. Éric Faye, Nagasaki, Éditions J’ai lu, 2011. Des ouvriers dans Grand Central, film de Rebecca Zlotowski, 2013, adapté du roman
5. Ibid. d’Élisabeth Filhol, La Centrale

RÉINVENTER LES CLASSIQUES, ET LES AUTRES

par Xavier Gelard
Jean Paul, écrivain romantique et satirique du XVIIIe siècle,
invente en 1790 le personnage de Maria Wutz, instituteur pauvre
qui, faute de pouvoir acheter les livres que lui vante le catalogue
de la Foire, n’a d’autre solution que d’en devenir l’auteur :
« Devenu maître d’école à Auenthal,Wutz s’était non pas acheté
- comment l’eût-il pu faire ? - mais composé de sa main toute une
bibliothèque. Son écritoire lui servait d’imprimerie de poche. Tout
ouvrage dont le maître d’école lisait le titre dans le catalogue de la Foire
était autant dire rédigé ou acheté sur-le-champ. »
La pratique en classe du résumé imaginaire
Le personnage de Maria Wutz et sa bibliothèque imaginaire
sont une parfaite métaphore du rapport des élèves à la culture
officielle. La pauvreté de Maria Wutz est la nôtre, et la leur :
nous sommes pauvres et appauvris – « humiliés », dans le sens de
« contraints à l’humilité » – devant la riche littérature qui nous
surplombe, qu’elle soit classique ou contemporaine. Parodie,
pastiche, réécriture : tous les moyens de miner cette richesse sont
aussi des moyens de se l’approprier.
C’est ce qui a motivé l’élaboration d’un outil qui permettrait
à ces élèves le moyen de s’avancer, non pas de front, mais de
biais, dans le « massif » littéraire, en devenant autant de « Maria
Wutz ». Cet outil consiste en un exercice d’écriture, le « résumé
imaginaire ».
Par « résumé imaginaire », on entend une pratique
scripturaire, transposée des tentatives de Maria Wutz, et qui
s’appuie, comme le court roman l’indique, sur le fait d’inférer le
contenu d’une œuvre en se fondant exclusivement sur le nom de
son auteur et le titre de l’œuvre. L’élève qui produit le résumé
imaginaire accomplit donc deux opérations : imaginer le contenu
de l’œuvre à partir du nom de l’auteur et du titre du livre et en
construire le résumé.
Entrer dans le jeu de l’écriture
Cette gymnastique mentale a pour effet de remettre en jeu
des œuvres institutionnelles : dégagées de leur ambre, elle sont
associées à un jeu des possibles. Elle a également pour effet
de placer les élèves dans une posture d’auteur. Enfin, elle les
confronte à la matérialisation d’une « chaîne de production »
littéraire qui leur permet de mettre à distance une représentation
erronée de l’auteur comme seul maître à bord dans l’élaboration
de son œuvre.
D’un point de vue métacognitif, cet exercice a également
pour effet de les obliger à apprendre à différer l’exécution de
consignes, puisque celle-ci demande la bonne réalisation de deux
contraintes très différentes : imaginer une histoire, et la résumer.
La posture d’auteur demandée à l’élève peut donc varier selon
que l’élève se met à la place de l’auteur, chargé de faire le résumé
de sa propre œuvre, que l’élève est un critique, un lecteur, ou un
acteur de la chaîne du livre, et doit faire le résumé de ce qu’il a
lu, ou qu’il s’agit de la rédaction d’une quatrième de couverture
par l’éditeur.
Cette mise en relation avec le paysage littéraire existant est un
outil essentiel pour aborder la matérialité du livre (sa fabrication,
son processus d’édition, son paratexte) et donc pour en finir avec
une conception « éthérée » de la littérature, laquelle prévaut trop
souvent. Comprendre qu’une œuvre demande plus qu’un auteur,
c’est déjà entrer dans les rouages de la machinerie littéraire - et
donc dans son jeu.

Retrouvez sur le site de la NRP et sur la page Facebook Des profs & des lettres des propositions et des commentaires d’initiatives
didactiques innovantes faisant la part belle à la littérature actuelle !

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 11

 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ACTU Rencontre
Lire entre les lignes des archives judiciaires
du XVIIIe siècle
Entretien avec Arlette Farge, propos recueillis par Françoise Rio
“
Parole
d’historien
Directrice de recherche au CNRS et à l’EHESS, l’historienne
Arlette Farge est l’auteur d’une trentaine d’essais qui font
connaître les comportements populaires au XVIIIe siècle
à partir des archives judiciaires. Elle a récemment publié
Paris au siècle des Lumières (voir encadré).
Comment avez-vous eu l’idée
de travailler sur le XVIIIe siècle
à partir des archives judiciaires ?
J’ai d’abord fait des études de droit,
qui ne me plaisaient pas, et j’ai donc
bifurqué vers l’histoire. Mon directeur de
thèse Robert Mandrou, qui avait beau-
coup travaillé sur la sorcellerie, m’a pro-
posé, puisque j’étais juriste, d’explorer les
archives judiciaires qui étaient alors mécon-
nues. En découvrant celles–ci aux Archives
nationales, hôtel de Soubise à Paris, et en
apprenant à les déchiffrer, j’ai vu qu’elles
recelaient pléthore de descriptions très
concrètes d’attitudes, de gestes, de vête-
ments, de bâtiments… À partir du moment
où j’ai ouvert ces archives, et après avoir
achevé ma thèse (sur le vol d’aliments au
XVIIIe siècle), je ne les ai plus jamais quittées
car je savais que je pouvais en extraire des
paysages sociaux, des études de comporte-
ments populaires, ou de relations entre les
hommes, les femmes, les enfants, autant de
domaines qui étaient encore inconnus.
Quelles émotions procure
la découverte de ces archives ?
Il y a d’abord une approche très sensuelle
car ces liasses sont extrêmement abîmées,
maculées, noircies, dévorées par les souris.
12 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
ne
On a ainsi l’impression de toucher la vie de
gens qui ont disparu et dont on n’a jamais
parlé : ce sont les oubliés de l’Histoire.
L’émotion tient aussi aux sentiments qui
y sont exprimés de manière brute par les
greffiers. Or, cette importance donnée à
l’émotion a été en soi une difficulté car
c’était alors un interdit en histoire, d’autant
plus que j’étais une femme et qu’on avait
tendance à rapporter cette émotion à une
sensibilité féminine, pour la dévaloriser. Il
a fallu combattre pour convaincre, pour
affirmer qu’il n’y a pas de raison sans
émotion, et que l’émotion n’est pas de la
mièvrerie mais un sursaut de l’intelligence
si on sait en décoder les pièges.
Quelles limites ces sources
posent-elles à l’historien ?
On m’a objecté que les archives
judiciaires n’offraient pas une véritable
représentativité puisque il n’y serait
question que de délinquants et de
criminels. En fait, ces archives sont pleines
de témoignages de gens de la rue et je les
ai utilisées non pour étudier la criminalité
au XVIIIe siècle, ni pour savoir si ces témoins
disaient vrai ou faux, mais comme des
sources de renseignements sur l’opinion
publique, l’histoire des voix, le statut des
enfants, les relations hommes-femmes, les
objets retrouvés sur les morts… Mais ce
problème de légitimité de l’émotion a été
assez long à résoudre, mes écrits étaient
marginalisés.
En quoi la rencontre avec
Michel Foucault a-t-elle
infléchi votre travail ?
Cette rencontre a été totalement inat-
tendue. Je lisais les livres de Michel Foucault
mais je ne suivais pas ses cours au Collège
de France. Il m’a proposé de collaborer
à son travail de recherche sur les lettres
de cachet des archives de la Bastille. J’ai
d’abord hésité, car j’étais très impression-
née par son envergure et notre différence
de statuts. Mais j’ai été soulagée de décou-
vrir que lui aussi éprouvait une forte émo-
tion face aux archives, qu’il disait lui inspirer
plus de «  vibrations physiques 1  » que les
textes littéraires mêmes. Il était par ailleurs
si courtois, si drôle, si engagé, notamment
sur la question des prisons. Cette rencontre
extraordinaire, ce fait de réfléchir avec lui,
d’écrire avec lui, a bien sûr infléchi mon tra-
vail et mon écriture de l’histoire. Cela ne m’a
pas fait changer d’objet de recherche mais a
au contraire assuré mon chemin. Sa manière
d’écrire m’a beaucoup influencée.
Reconstituer le quotidien des
« gens de peu » permet-il de
mieux comprendre l’histoire
des grands événements ?
Je me permettrai de contester la for-
mule « reconstituer le quotidien ». On m’a
toujours demandé pourquoi je ne me
servais pas des archives pour écrire des
romans. Or, ce qui m’intéresse, ce n’est
pas tant de « reconstituer » ces vies indivi-
duelles que de les replacer au milieu des
événements qui les entourent, de ce que
ces gens ont subi ou inventé, de ce qu’ils
pensent, de ce qu’ils déforment également.
Sans faire d’eux un peuple idyllique, je vois
ces individus comme actifs et présents, en
rapport avec des événements dont ils sont
souvent les producteurs. Je cherche aussi à
montrer leur volonté d’information compa-
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Le Pont-Neuf et la pompe de la Samaritaine, peinture de Raguenet, 1777, Musée
Carnavalet.
rable, toutes proportions gardées, à celle qui
nous anime aujourd’hui.
Certains textes littéraires
des Lumières tels que ceux
de Louis-Sébastien Mercier
sont-ils une source fiable pour
les historiens ?
Les textes de Mercier, comme ceux
de Restif de la Bretonne ou le Journal de
Siméon-Prosper Hardy, sont des sources
capitales : Mercier est un chroniqueur du
jour, de la rue, tandis que Restif, très mali-
cieux, est du côté de la nuit et de l’ombre,
et Hardy, imprimeur-libraire, décrit ce qu’il
observe de sa fenêtre. Je me suis beaucoup
servi de leurs écrits tout en faisant attention,
bien sûr, puisque ce sont des chroniqueurs
qui portent des jugements contrairement à
ce qu’est censé faire l’historien. Il s’agit de
les citer à l’appui de ce que l’on trouve dans
les archives.
Partagez-vous le jugement
fameux de Talleyrand selon
lequel « Qui n’a pas vécu dans
les années voisines de 1780
n’a pas connu la douceur de
vivre 2 » ?
Le XVIIIe est un siècle extrêmement sen-
soriel, sensuel, musical, chantant, dansant,
extériorisé – pour le meilleur comme pour
le pire – poreux, chacun sachant ce que
fait le voisin. Dans la vie de la rue, les sen-
timents sont exubérants. Par ailleurs, je
n’aurais jamais voulu vivre au XVIIIe siècle ! Il
y a un très grand écart entre la vie des aris-
tocrates à Versailles occupés au libertinage
et la population parisienne qui vit dans la
promiscuité et la misère, marquée par de
nombreux accidents, par la très forte mor-
talité infantile, la saleté, les hôpitaux réduits
à des mouroirs, la prostitution pour survivre,
les dures conditions des marchands ambu-
lants  … La « douceur de vivre », oui, mais
pour qui ? Pourtant, c’est une société festive,
en rupture depuis la Régence avec l’austé-
rité de la fin du règne de Louis XIV : on aime
les réjouissances, les divertissements offerts
par le théâtre autant que par les spectacles
de rue. Bien que les femmes n’aient pas de
droits juridiques, elles jouissent d’une rela-
tive liberté qu’elles perdront au XIXe siècle. En
outre, les gens du peuple sont fascinés par
les aristocrates autant qu’ils les détestent
– et réciproquement. Entre le peuple et
l’aristocratie, la transmission d’informations
est rendue possible par la pyramide de la
domesticité.
Comment collaborez-vous
avec des cinéastes (René Allio),
des metteurs en scène (Jean
Jourdheuil), des dessinateurs
(Valérie du Chéné), des
photographes (Denis Roche,
Valérie Jouve) ?
En collaboration avec René Allio et Jean
Jourdheuil, j’ai travaillé au scénario d’Un
médecin des Lumières (1988), mais je n’ai pas
assisté au tournage. Plus tard, René Allio m’a
confié ses carnets intimes et demandé de
les publier. La dessinatrice Valérie du Chéné
a souhaité consulter des archives, en a choisi
et recopié certaines, à partir desquelles elle
SEPTEMBRE 2017
Rencontre ACTU
a produit des dessins très éloignés du style
du XVIIIe siècle, dans l’ouvrage La Capucine
s’adonne aux premiers venus. Récits, sup-
pliques, chagrins (éd. la Pionnière, 2014).
Le livre que j’ai écrit à partir de photogra-
phies de Denis Roche, La Chambre à deux
lits et le cordonnier de Tel-Aviv (2000), mêlant
passé et présent, est à l’origine de ce travail
avec des artistes, et notamment des pho-
tographes, comme Valérie Jouve qui m’a
demandé d’écrire des textes sur ses photo-
graphies de passants. Ces expériences sont
des échappées belles.
Quels champs de l’histoire
du XVIIIe siècle vous reste-t-il
à explorer ?
Il y en aurait des milliers… Comme j’ai
beaucoup publié, je fais une pause pour
le moment. Je vais à la bibliothèque pour
travailler sur les lettres manuscrites qu’on
trouve dans les dossiers d’archives, par
exemple des lettres de prisonniers, ou
des lettres d’amour, ou bien des lettres de
malades à des médecins charlatans. C’est
difficile de travailler sur ces lettres et pour-
tant cela me tente, parce que les sentiments
y sont exprimés à cru.
1. Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes »,
Cahiers du chemin, n° 29, 15 janvier 1977, p. 13.
2. Phrase rapportée par François Guizot dans
ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps,
volume I, p. 6, M. Lévy, Paris, 1858-1867.
•Paris au siècle des
Lumières, Arlette
Farge, éd. Le Robert,
2017
En décrivant des
lieux, des objets,
des manières de
parler et de vivre, ce livre donne à
voir et à entendre la vie quotidienne
des Parisiens au XVIIIe siècle. Ponctué
d’extraits d’archives de police et de
fiches étymologiques sur des mots
propres à l’époque des Lumières,
rédigé dans un style concret,
richement illustré, il est accessible à un
public de lycéens et sera une source
précieuse pour des recherches dans
le cadre des TPE, notamment, ou de
tout travail historique, littéraire ou
sociologique sur le XVIIIe siècle.
NRP LYCÉE 13
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ACTU À l’affiche
EXPOSITION
L’Afrique des routes
Par Roger Courault
« Deux vrais amis vivaient au Monomo-
tapa ». Ainsi commence la fable de La Fon-
taine, Les Deux Amis. L’exposition L’Afrique
des routes, qui se veut une « histoire de la
circulation des hommes, des richesses et des
idées à travers le continent africain », nous
apprend que le Monomotapa – ou Mutapa
– était un royaume situé dans l’actuel Zim-
babwe. Célèbre pour son or exporté par
le port de Kilwa, sur la côte orientale, ce
royaume, développé à partir du XVe siècle,
était devenu légendaire en Occident.
L’exposition présente les routes – ter-
restres, fluviales, maritimes – et les échanges
à travers le continent, mais aussi avec le
reste du monde. Des routes commerciales
bien sûr, spirituelles et religieuses, esthé-
tiques, et enfin coloniales.
Chaque thème est l’occasion de décou-
vrir des objets fascinants, témoins des
relations commerciales et culturelles entre
SPECTACLE
Democracy in America de Romeo Castellucci
Par Carole Guidicelli
Inspiré par De la démocratie en Amé-
rique de Tocqueville, le metteur en scène
Romeo Castellucci crée une série de
scènes envoûtantes qui interrogent les
fondements de la démocratie.
La naissance de la démocratie amé-
ricaine est indissociable du puritanisme
religieux des premiers colons. Dans un
tableau presque hyperréaliste, Castel-
lucci nous montre un couple de paysans
affamés, épuisés par le travail d’une terre
peu généreuse. Alors que le mari prêche
la résignation, la femme se rebelle, blas-
phème et se laisse traverser par la langue
des autres – les Indiens. Enfin, elle avoue
un vol d’outils et l’abandon de son enfant,
donné à des plus riches. Et la commu-
nauté naissante de voter à l’unanimité la
condamnation de la pécheresse…
14 NRP LYCÉE MAI-JUIN 2017
Ô Exposition L’Afrique des routes, au musée du
Quai Branly (Paris) jusqu’au 12 novembre 2017
l’Europe et l’Afrique subsaharienne. Si
l’ivoire était exporté, les perles de verre en
revanche, si présentes dans les parures afri-
caines, étaient importées du monde arabe
dans un premier temps puis de Venise et
de Bohême à partir du XVe siècle. Des selles
de cheval et de dromadaire révèlent que le
dromadaire a supplanté le cheval au Sahara
aux environs de l’an 200 de notre ère. Qui
dit routes dit villes : à Carthage, dans l’Anti-
quité, transitent des œufs d’autruche déco-
rés venant d’Afrique subsaharienne, qui sont
exportés en Afrique du Nord, en Espagne et
en Étrurie. La statue de l’empereur romain
Septime Sévère, originaire de Lepcis Magna,
témoigne de la grandeur de cette cité qui
fournissait Rome en lions, en éléphants et
en autruches. Un manuscrit arabe du XVIIIe
siècle atteste le rayonnement intellectuel et
universitaire de Tombouctou. Sur un tableau
éthiopien du début du XXe siècle, selon la
Le dates historiques rythment le spec-
tacle qui se clôt sur une scène embléma-
tique, avant la conquête de l’Ouest. Au
milieu des rochers rouges, un Indien
essaie d’apprendre l’anglais à son plus
jeune frère qui refuse de renoncer à sa
langue, d’être dépossédé de son iden-
tité. C’est alors que les deux interprètes
se dépouillent de leurs masques pour
laisser apparaître deux actrices, et que
les rochers se révèlent être les fragments
d’un bas-relief grec. Comme si la démo-
cratie américaine et ses valeurs étaient
l’image inversée de la démocratie athé-
nienne.
Les valeurs puritaines sont, dans la
démarche de Castellucci, mises en ques-
tion par l’humour associé à la beauté
des tableaux scéniques. Le titre de la
légende, la reine de Saba en grand équi-
page rencontre à Jérusalem le roi Salomon,
témoignant des relations entre l’Afrique et
le Moyen-Orient.
Mais au XIXe siècle, la colonisation bou-
leverse profondément ce réseau. Le bateau
à vapeur, le chemin de fer, les pistes car-
rossables créent de nouvelles voies. Sur
l’étonnant sommet de masque reproduit
sur l’affiche de l’exposition, un colon et
deux femmes africaines debout sur le dos
d’un pélican, évoquent la nouvelle route
aérienne, facteur d’intégration rapide de
l’Afrique dans le monde.
Des œuvres contemporaines terminent
l’exposition : une vidéo du Sud-Africain Wil-
liam Kentridge montre que les artistes, en
Afrique et ailleurs dans le monde, utilisent
désormais le même langage.
pièce, Democracy in America, se prête ainsi
à des anagrammes – « Carcinoma creamy
die  », «  decay crime macaroni  », etc. –
qu’une douzaine de jeunes danseuses
composent sous nos yeux dans des ballets
hypnotiques.
• Democracy in America de Romeo
Castellucci.
Mise en scène, décors, costumes,
lumières : Romeo Castellucci.
• Du 12 au 22 octobre à la MC93
(Festival d’automne à Paris), les
7 et 8 novembre à Maubeuge (Le
Manège) et les 1er et 2 février à
Annecy (Bonlieu, Scène nationale).
• Durée : 2 heures.
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Cinéma ACTU

Chantons sous la pluie et

l’invention du cinéma parlant
Ophélie Wiel de Critikat, le site de critique de films

Avec Chantons sous la pluie, réalisé en 1952, Stanley

Donen et Gene Kelly rendent hommage à un moment
décisif de l’histoire du cinéma : la transition du muet vers le
parlant. Le film fera date pour ce genre chéri d’Hollywood,
la comédie musicale, dont il marque à la fois l’apogée et le
déclin imminent.

La révolution du Chanteur
de jazz
Six octobre 1927. Dix-sept minutes
après le générique de The Jazz Singer (Le
Chanteur de jazz), la star du film Al Jolson
prononce les quelques mots qui vont chan-
ger l’histoire du cinéma : « Wait a minute,
wait a minute. You ain’t heard nothing yet »
(« Attendez, attendez, vous n’avez encore
rien entendu »). Deux minutes auparavant,
l’acteur venait d’entonner la chanson « Dirty
Hands, Dirty Face  ». Avant de parler, le
cinéma a d’abord chanté. Tout un symbole.
La révolution en marche brise des car-
rières (la divine Suédoise Greta Garbo y
a échappé de peu), mais en crée de nou-
velles. Broadway exulte : les talents new-yor-
kais sont appelés en force à Hollywood. La
comédie musicale, unique genre né du par-
lant, entame son âge d’or, qui durera trente
ans. Les mélodies de Cole Porter, Irving
Berlin ou George Gershwin entonnées par
Fred Astaire et Ginger Rogers enchantent
une société en crise. Même le timide James
Stewart et le viril Clark Gable sont sommés
de donner de la voix.
Kelly / Donen :
une collaboration fructueuse
1949. Pour leur premier film en duo, les
danseur et chorégraphe Gene Kelly et Stan-
ley Donen amorcent une nouvelle révolu-
tion. Avec On The Town (Un Jour à New York),
ils emmènent la comédie musicale en exté-
rieurs, pour neuf jours de tournage chanté
dans Big Apple. Le reste sera réalisé en stu-
dio, mais les deux cinéastes ont tenu leur
pari : renouveler un genre essoufflé dans
une société qui vit l’American Dream de
l’après-guerre et demande à être toujours
plus impressionnée.
Kelly et Donen sont les nouveaux
hérauts du musical. Alors que Gene invente
le ballet filmé avec Un Américain à Paris de
Vincente Minnelli (1951), Stanley fait danser
Fred Astaire sur un plafond dans Mariage
Royal (1950). Qui mieux que ces deux com-
pères pouvaient rendre hommage au genre
qui leur a donné carrière et succès, mais
également la plus belle des vitrines pour
leur talent ? En 1952, guidés par le génial
producteur Arthur Freed, qui veut réutili-
ser le catalogue des chansons MGM écrites
dans les années 1930, ils se retrouvent pour
ce qui deviendra la plus grande comédie
musicale de tous les temps – et osons le
dire, le plus beau film de tous les temps :
Chantons sous la pluie.
Chantons sous la pluie ou
l’éloge ultime du cinéma parlant
Pour cet hommage, il fallait revenir
aux racines. Au Chanteur de jazz. À l’inven-
tion du son au cinéma, qui a permis aux
voix ensorceleuses de Frank Sinatra ou de
Judy Garland de séduire à jamais sur grand
écran. Betty Comden et Adolph Green, les
scénaristes, s’attellent alors à raconter cette
transition et retournent en 1927. Donen et
Kelly en feront un film qui enchantera les
yeux, certes, mais surtout les oreilles. Après
Chantons sous la pluie, promis, vous aurez
tout entendu.
Mais entendre quoi au juste ? Pas seu-
lement des chansons (splendides) ou des
dialogues (superbes), mais des voix avant
tout : celle de Lina Lamont, star romantique
Affiche du film Chantons sous la pluie,
Singin’ in the rain, Stanley Donen et Gene
Kelly, 1952
sur le grand écran du cinéma muet, mais
qui, dans la vie, parle comme une péque-
naude. Que faire quand le public s’étouffe
de rire lorsqu’elle déclare son amour au
héros d’une voix suraigüe ? La doubler par
une plus jolie voix, bien sûr ! Et l’invention
du doublage, technique révolutionnaire, se
fait donc au petit matin par trois amis qui
viennent de célébrer le lever du soleil en
chansons. Mais le son au cinéma, c’est aussi
du bruitage : celui du cœur de l’actrice qui
bat trop fort car le micro est placé trop près ;
ou de sa réplique inaudible car le micro est
placé… trop loin. Enfin, il y a les claquettes,
l’instrument ultime qui sait accompagner de
sa rythmique les danses les plus virtuoses
comme les moments les plus aériens (les
flaques d’eau n’ont jamais été aussi roman-
tiques). Seule Cyd Charisse n’a pas besoin de
claquer : les plus belles jambes d’Hollywood
sont une mélodie à elles toutes seules.
Donen et Kelly savaient-ils qu’en signant
l’apogée de la comédie musicale, ils en
annonçaient également le crépuscule ? Trois
ans plus tard, avec It’s Always Fair Weather
(Beau-Fixe sur New York), leur dernière col-
laboration, l’heure n’est déjà plus à la célé-
bration, mais au désabusement. Le musical
reviendra, bien sûr, par intermittences, et
produira d’autres chefs-d’œuvres. Mais l’âge
d’or, hélas, est bien fini. Ce n’est pas La La
Land qui nous contredira.
www.critikat.com

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 15

 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ACTU Visages de profs
Les fantômes d’Isabelle
Par Sonia Goldie
Le sourire facile et l’air
détendu, lauréate du
CAPES l’an dernier à
47 ans, Isabelle enseigne
le français au Collège
Anne-Marie Javouhey de
Senlis. Elle revisite avec
humour les liens tissés avec
ses anciens professeurs et
les écrivains qu’elle aime :
fantômes bienveillants qui
l’accompagnent depuis plus
de 20 ans.
Enfance
Les histoires de professeurs sont sou-
vent, au départ, des histoires d’élèves.
« Petite, j’aimais vraiment l’école, mais au col-
lège, j’étais de ces ados que l’on dit difficiles.
Obligée de quitter Paris pour des raisons fami-
liales, j’ai été envoyée dans un lycée de Senlis.
Là, dans une abbaye royale nichée dans la
verdure, je me suis d’emblée sentie protégée
et j’ai commencé à former mon esprit  ». À
l’époque, Isabelle, qui se sent inculte, croise
au cours de latin des filles qui lui semblent
« hyper intelligentes ». Elle décide de leur res-
sembler et se lance des défis personnels :
«  je m’obligeais, par exemple, à lire un livre
entier en une après-midi. Je me suis mise à
boulotter les classiques : les romans de Boris
Vian, Zola, Maupassant, Le Blé en herbe de
Colette, dont le héros ressemblait au garçon
dont j’étais amoureuse  ».
Rencontres
En seconde, Isabelle est dans la classe
d’un professeur de français très anticon-
formiste. « Les élèves l’adoraient ou le détes-
taient. Moi, je l’adorais  ! Il était capable de
nous lire Othello pendant deux heures. Il
nous traitait comme des adultes, férocement
parfois ! ll avait le goût des humanités et de
la philosophie ». En Terminale littéraire, sa
professeure de Lettres arrive un matin en
brandissant un livre : Cent ans de solitude de
Gabriel Garcia Marquez. Pour Isabelle, c’est
16 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
un éblouissement : « C’est un livre monde et
je suis tombée dedans ! Comme tous les per-
sonnages ont le même nom, je m’étais fait un
arbre généalogique que j’ai toujours gardé !
J’étais fascinée par ce monde magique où les
morts et les vivants cohabitent. Un univers que
l’on retrouve un peu chez Véronique Ovaldé
aujourd’hui. » Après des études de littérature
comparée, elle est obligée de trouver rapi-
dement du travail et commence à faire des
remplacements comme maître auxiliaire.
Sa vocation se construit donc sur le terrain.
Un passage heureux à La Roche-sur-Yon
en Vendée la convainc de sa vocation de
professeur. Puis elle quitte les Pays de Loire
et revient s’établir à… Senlis ! Pendant 15
ans, elle enseigne dans un organisme de
formation préparant au BTS. « J’enseignais
la culture générale plutôt que la littérature.
C’était une autre façon d’exercer le métier. » Un
hasard va pourtant la conduire à arpenter à
nouveau les territoires adolescents…
Retour aux sources
Elle apprend que le lycée de Senlis où
elle a été élève recherche un professeur de
français. Elle est engagée ! « C’était comme
revenir dans mon royaume ! On m’avait fait
confiance lorsque j’étais élève, on me faisait
de nouveau confiance comme enseignante. »
On lui attribue la classe qui était la sienne
en tant qu’élève. « Là, j’ai vu pas mal de fan-
tômes errer dans les couloirs ! J’étais très émue.
Un soir, j’ai retrouvé au-dessus d’une porte
un tag que j’avais fait ado. » Happée par le
travail, les spectres de son adolescence
se dissipent peu à peu. Isabelle prépare le
CAPES et l’obtient deux ans plus tard. Elle
quitte son lycée et ses souvenirs pour le
collège voisin où elle fait son année proba-
toire. Nouveau public, nouvelle route à tra-
cer. Solidement épaulée par sa tutrice, elle
intègre une équipe rodée et heureuse de
travailler ensemble : « J’ai appris des choses
essentielles : m’organiser d’abord et m’adres-
ser avant tout à l’intelligence des élèves. On
m’avait dit qu’après le lycée je risquais de
m’ennuyer au collège. En fait, pas du tout, je
me sens à ma juste place. Je m’amuse vrai-
ment, avec sérieux bien sûr ! »
Poser, enfin, ses valises !
À l’issue de son année de stage,
Isabelle se voit proposer un poste dans son
collège. C’est la joie de se sentir « voulue ».
Elle remplit déjà un carnet d’idées de
séquences, de projets pédagogiques à
venir. Pour elle, le plus grand chantier est
celui de la mémoire : « Les élèves font tant de
choses, tellement de séquences différentes, de
disciplines, qu’on dirait qu’ils ont oublié le soir
ce qu’ils ont appris le matin ! ». Après ces 20
années de terrain, Isabelle a l’exaltation des
débutants et une confiance inébranlable
dans la littérature : « Pour moi, c’est vraiment
une nourriture de l’âme. Les livres peuvent
atteindre des zones fragiles en nous et les
guérir ». C’est cette confiance dans les mots
qui fait supporter à Isabelle les montagnes
de copies à corriger, les exigences des
réformes et des programmes. «  Face à
moi, j’ai surtout des enfants, et les “ chagrins
d’école  “ sont une réalité que je n’oublie
jamais ! » Si elle n’avait pas été professeur,
Isabelle aurait aimé être médecin, ou
libraire. Elle a trouvé dans son métier
d’enseignante l’opportunité de prendre soin
des élèves avec les livres.
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

PARIS
comme vous ne l’avez jamais vu !
À T R AV E R S L E Q U OT I D I E N
D E S PA R I S I E N S D U XV I I I E S I ÈC L E

NOUVEAUTÉ

Pour tous
les amoureux
de Paris
et les passionnés
d’histoire !

ARLETTE FARGE
Historienne spécialiste du XVIIIe siècle

Son travail, consacré à l’étude

des comportements populaires
à partir des archives de police,
est dédié à réhabiliter,
dans l’Histoire, les voix oubliées
du siècle des Lumières.
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

ACTU Publifiche

Tristesse de la terre d’Éric Vuillard,

ou le vertige du divertissement
Par Marie-Hélène Dumaître

Que reste-t-il de Buffalo Bill ? Un nom, une vague il a peut-être fini par croire lui-même, à force
de rejouer sempiternellement les mêmes
silhouette en veste à franges et stetson, un chasseur de
scènes, deux fois par jour, pendant des
bisons... On a oublié qu’il fut le créateur et le héros d’un dizaines d’années, devant, tout compte fait,
spectacle qui s’inspirait « à chaud » de l’actualité : la soixante-dix millions de spectateurs.
conquête de l’Ouest. Dans un court récit tendu, à la fois Mais «  les princes du divertissement
meurent tristes ». Le Show a vidé sa vie de
mélancolique et polémique, Éric Vuillard met la narration substance, et voici maintenant que son
romanesque au service de la vérité historique. Un texte image pâlit, effacée à son tour par d’autres
dense qui interpelle le lecteur d’aujourd’hui et permet de images, celles que produit un nouveau
faire découvrir aux classes de lycée comment et pourquoi divertissement de masse, le cinéma. Buffalo
Bill y tente sa chance sans succès : ringar-
la littérature s’empare de l’Histoire. disé, il finit endetté, simple salarié de cirque.
Ironie du sort : il est happé par le processus
La fabrique d’un mythe C’est en somme le premier reality show : ses qu’il a lui-même créé. Loi du show-business :
spectateurs ont l’illusion de vivre en direct l’insatiable besoin de nouveauté.
Depuis quelques années, Éric Vuillard
l’histoire en cours, celle des pionniers, d’au-
écrit des ouvrages qui sondent les plaies de
tant plus que de véritables Indiens, jouant Entre histoire et fiction,
l’Histoire occidentale : après la conquête du
leur propre rôle, ou plus exactement celui entre roman et essai :
Pérou par Pizarro (Conquistadors, 2009), le
qu’on leur attribue, y participent ! une quête de vérité
conflit de 1914-1918 et la colonisation (La
Déjà contrefaçon du réel, le spectacle en
Bataille d’Occident et Congo, 2012), Tristesse Sobrement présenté comme «  récit  »,
de la terre, paru en 2014, évoque l’extermi- opère aussi la falsification. Soumis à l’impé-
ratif de plaire et de flatter, il réécrit l’histoire Tristesse de la terre est sous-titré Une his-
nation des Indiens d’Amérique, dans les toire de Buffalo Bill Cody. Soulignons l’article
dernières décennies du XIXe siècle. en modifiant le sens des événements – tel
massacre devient ainsi bataille –, voire indéfini : suggérant qu’il en existe d’autres
Mais le récit qu’en donne Vuillard versions, il signale discrètement l’angle
s’attache moins aux événements qu’à la même leur issue – à Little Big Horn, Buf-
falo Bill aurait sauvé Custer ! Pour procurer subjectif avec lequel l’auteur aborde son
façon dont ils ont été effacés de la mémoire sujet. Le terme d’«  histoire  » maintient
collective ou défigurés. Le principal arti- des émotions fortes et satisfaire la vindicte
l’ambiguïté : réalité ou fiction ? Nous retien-
san de cette falsification serait Buffalo Bill, du public, on fait faire le tour de l’arène à
drons plutôt sa signification première  :
nom de scène de William Frederick Cody, Sitting Bull lui-même, l’exposant ainsi aux
une enquête qui tente de saisir le visage
dont le Wild West Show imposa à des foules huées et aux injures. Plus généralement, le
de Cody sous le masque de Buffalo Bill.
de spectateurs fascinés, d’Amérique et spectacle folklorise les Indiens et en fige une
Construisant le récit autour du personnage
d’Europe, une version corrigée des événe- représentation stéréotypée : qui sait que le
fabriqué, dont le parcours obéit au schéma
ments, et substitua à la véritable histoire de fameux cri de guerre qui retentit dans tous
romanesque de l’ascension et de la chute,
la conquête de l’Ouest une légende. les westerns et aujourd’hui encore dans les le narrateur essaie parfois de percer le mys-
jeux d’enfants est une invention  du Wild tère de  l’homme  qu’il fut. Mais comment
Quand le spectacle West Show ? retrouver la «  vraie vie  », gommée par la
remplace le réel Et Buffalo Bill lui-même, qui était-il vrai- profusion de fictions ? Seule l’imagination
ment ? D’une plume acérée, mais non sans romanesque et une écriture plus lyrique
« Le spectacle est l’origine du monde » : compassion, le narrateur retrace le processus permettent d’approcher les pensées, les
ainsi commence Tristesse de la terre qui, qui a transformé cet ex-ranger, ex-employé motivations profondes de Cody, son effort
tenant à la fois de l’essai et du récit histo- des chemins de fer en entrepreneur de lucide, peut-être, au moment de mou-
rique, file une méditation sur les pouvoirs spectacle fortuné. Il suit sa métamorphose rir, pour retrouver son être étouffé par la
du spectacle en l’entrelaçant à la genèse du
en pur simulacre : du surnom que lui attri- légende.
West Wild Show et à la biographie de Buf-
buent ses collègues à l’aventurier héroïque Pour approcher la vérité et le sens de
falo Bill. Parti d’une succession décousue
du Wild West Show en passant par les romans cette vie-là, Éric Vuillard n’en déroule pas
de numéros de cirque, le Wild West Show
à deux sous qu’un écrivaillon brode à partir le destin à la façon d’une pelote de laine.
révolutionne l’art du divertissement lorsqu’il
de ses fanfaronnades... En somme une « vie Il narre comme par à-coups, sondant cer-
prend pour sujet la conquête de l’Ouest.
fabriquée » par et pour les autres, à laquelle tains moments clés, remontant le temps,

18 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
zoomant sur des détails. Il procède aussi
par juxtapositions. Autour de la figure de
Buffalo Bill Cody en gravitent d’autres, évo-
quées dans des chapitres distincts : celles
de Sitting Bull, le chef indien qui une saison
figura dans le Wild West Show, de Zintkala
Nuni, dont la photo orne la couverture,
l’Indienne adoptée, condamnée elle aussi à
jouer un rôle, d’Elmer Dundy, le fondateur
de Luna Park, ou encore de Wylson Alwyn
Bentley, qui photographia les flocons de
neige, dont l’infinie variété le fascinait...
Entrant en résonance les unes avec les
autres, toutes ces figures dessinent diverses
constellations, selon le réseau d’associations
symboliques que l’on privilégie  : ressem-
blance, opposition...
L’érudition de l’auteur n’encombre pas
le texte ni n’en neutralise le mordant  : le
récit est toujours orienté par une perspec-
tive, les faits sont toujours intégrés dans
une argumentation. Que révèle le Wild Wild
Show de notre civilisation, de notre fasci-
nation pour le spectacle et les simulacres ?
Comment se défaire de stéréotypes et de
mythes qui fondent notre vision de l’his-
toire occidentale ? Les flèches d’Éric Vuillard
ciblent moins les hommes du passé que ses
contemporains, qu’il invite, avec lui-même
et sans leur faire la leçon, à une inconfor-
table relecture de l’Histoire.
Pistes d’exploitation
pédagogique
En Seconde : Littérature et société
Tristesse de la terre déborde les cadres
étroits d’un genre. C’est pourquoi il est
Photographie montrant Buffalo Bill à cheval entouré de chefs indiens sioux, vers 1900.
difficile d’en envisager l’étude suivie en 2de,
du moins en classe entière, dans la mesure
où on privilégie, à ce niveau, la fixation de
repères génériques clairs.
En revanche, sa lecture et son étude
nous semblent particulièrement appro-
priées à l’enseignement d’exploration
de Littérature et Société, dans le cadre
du thème « Regards sur l’autre et sur l’ail-
leurs ». L’ouvrage d’Éric Vuillard évoque en
effet la colonisation américaine, en mon-
trant quel regard le colonisateur a voulu
porter aussi bien sur le colonisé que sur lui-
même, et en expliquant comment toute la
mythologie du Far West s’est fabriquée. La
lecture de l’œuvre peut être prolongée par
le visionnage de westerns célèbres. En co-
disciplinarité avec le professeur d’histoire-
géographie, on peut faire réaliser au groupe
une exposition portant sur la représentation
des Indiens d’Amérique, et montrant à quel
point nos représentations restent tribu-
taires d’une imagerie ancienne : quand bien
même les sentiments à l’égard des Indiens
ont évolué, de la crainte à la compassion,
notre méconnaissance demeure générale-
ment grande. On trouve sur le site de France
Culture une série d’entretiens avec Éric Vuil-
lard sur ce thème, dans l’émission Un autre
jour est possible (du 6 au 10 octobre 2014).
Ce récit peut également être exploité
dans le cadre du thème «  Images et lan-
gages  ». Chaque chapitre se construit en
effet à partir d’une photographie, souvent
analysée et commentée. En s’inspirant de
l’ouvrage, on peut proposer aux élèves
de rédiger leur propre texte à partir d’une
SEPTEMBRE 2017
Publifiche ACTU
autre photographie issue de l’iconographie
américaine sur les Indiens, parmi celles
accessibles sur Internet par exemple (Éric
Vuillard insiste sur le fait qu’il part de docu-
ments à la disposition de tous).
En Première : une œuvre stimulante
et ambitieuse
La lecture de l’œuvre, certains extraits
pourront compléter de nombreux groupe-
ments de textes. Avec une classe de bons
lecteurs, il est envisageable de l’étudier
intégralement. Le caractère hybride du récit,
entre roman et essai, justifie qu’on l’intègre
dans deux parties du programme.
Dans le cadre de l’objet d’étude «  Le
personnage de roman du XVIIe siècle à nos
jours », il sera intéressant d’étudier ce qui
rapproche Buffalo Bill d’un personnage de
roman et ce qui l’en distingue. Toute sa vie il
joua un personnage fabriqué qui reflétait les
valeurs et les vertus auxquelles son public
désirait s’identifier. Mais, réduit à une image,
enfermé dans la répétition, il est dénué
d’intériorité. Pour lui donner de l’épaisseur
humaine, Éric Vuillard lui invente des pen-
sées, des motivations : il « l’imagine », dit-il,
et ce faisant, le transforme en personnage
bien plus... romanesque. En somme, Buffalo
Bill Cody nous aide à cerner ce qui distingue
une certaine catégorie de « héros » d’un per-
sonnage de roman intéressant : le premier
peut être un simple support de projection
fantasmatique, tandis que le deuxième est
doté d’une profondeur, d’une singularité,
voire de faiblesses qui, quoique inventées,
le rendent plus vivant, plus « vrai ».
Dans le cadre de l’objet d’étude «  La
question de l’homme dans les genres
de l’argumentation  », Tristesse de la terre
peut être lu comme un essai entrelaçant
plusieurs sujets de réflexion, historiques,
sociaux, anthropologiques voire phi-
losophiques. Comment et pourquoi se
fabriquent les légendes  ? Pourquoi les
hommes se laissent-ils fasciner par le spec-
tacle et les simulacres ? Quels liens unissent
la colonisation et les débuts de l’anthropo-
logie ? Mais l’écriture d’Éric Vuillard, argu-
mentative et polémique, est aussi poétique
et méditative. Mieux encore, la poésie nour-
rit la réflexion : certains motifs comme la
neige deviennent métaphores unissant des
sujets éloignés et invitant le lecteur à tisser
d’autres cheminements réflexifs.
Éric Vuillard, Tristesse de la terre
Babel n° 1402, 6,80 €
NRP LYCÉE 19
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Dossier
Vermeer, L’Astrologue, vers 1668,
Musée du Louvre, Paris
L’essai, du livre au monde
Sommaire
21 Des essais en tous genres
● Une profusion éditoriale intimidante
● Des coups de maîtres
● Un essai de définition
22 Montaigne, figure tutélaire
et mouvement perpétuel
● Naissance d’une forme
● Une aventure intellectuelle
● Une pensée en mouvement
23 Quand l’essai devient polémique
● Les essais des philosophes anglais
● L’essai au XVIIIe siècle :
de la méditation au combat
● Montaigne et Rousseau :
des Essais à l’autobiographie
24 Lectures du monde contemporain
● Toucher le monde, être touché par lui
● Les voix singulières
de Marielle Macé et Belinda Cannone
● Les explorations libres
de Maylis de Kérangal et Barbara Cassin
● L’essai, un chemin de la connaissance
20 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
Par Sébastien Raphaël, professeur de lettres
L a fortune de l’essai ne s’est pas
démentie depuis sa naissance sous
la plume de Montaigne, et on voit
aujourd’hui proliférer des textes de
formes et longueurs très diverses sur
un nombre inépuisable de sujets. Forme
mobile, informe diront certains, l’essai
constitue une sorte de quatrième genre
qui rapproche l’écrivain du monde, et
le lecteur de l’écrivain. On s’y aventure
au bord des champs disciplinaires, entre
la littérature, l’histoire, la géographie,
la sociologie, les sciences parfois, et
la philosophie. Au lycée, les œuvres
de Montaigne, Pascal ou Voltaire sont
abordées avec constance. Les documents
d’accompagnement des programmes
encouragent aussi désormais l’étude
d’auteurs plus contemporains, tels
Jacques Rancière, Paul Ricœur ou
Philippe Ariès.
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
L’essai, du livre au monde Dossier

Des essais en tous genres de la dispositio : absence de plan et de programme,

structure par flânerie, instabilité, dialectique non
réglée, travail des marges, absence de clôture, matière
Une profusion éditoriale intimidante mouvante, progression par tâtonnement et disconti-
nuité. Pour cette raison, il se heurte souvent à l’op-
L’essai peut ressembler à une catégorie commer-
probre ou au mépris des positions académiques et
ciale fourre-tout. L’expression « essai et document »
disciplinaires. À partir des années 1940, les querelles
classe et regroupe de nombreux types de livres :
ouvertes par Sartre contre Bataille donnent lieu à des
témoignages personnels, méditations philoso-
dialogues incisifs parfois violents auxquels prennent
phiques ou spirituelles, critiques historiques, écono-
part Camus, Leiris ou Gracq. Ces querelles portent
miques ou politiques, autobiographies de célébrités,
en substance sur le rapport d’autorité de la parole
biographies, vulgarisations diverses, voire fictions
discursive (la rhétorique du savoir, l’autorité intel-
historiques, correspondances et, dans certains cas,
lectuelle) avec l’écriture littéraire de l’idée et de la
journaux intimes 1. On peut donc aussi bien y trouver
pensée. Pour ses adversaires, l’essai joue toujours
l’autobiographie d’un animateur de télévision que les
contre les catégories du savoir et du discours. Ces
méditations d’un moine bouddhiste ou le livre d’un
controverses sont loin d’être éteintes, et la multiplica-
penseur sur l’intimité.
tion des essais aujourd’hui est parfois perçue comme
une forme de facilité 2. Pour le philosophe allemand
Des coups de maîtres Theodor Adorno, la force de l’essai réside justement
dans sa plasticité : « La légère souplesse dans la conduite
Dans cette production disparate, il arrive régu- de la pensée de l’essayiste le contraint à une plus grande
lièrement que des textes s’imposent et fassent date. intensité que dans la conduite de la pensée discursive,
Ainsi, à la surprise de son auteur, Indignez-vous, le parce que l’essai ne procède pas, comme elle, aveuglé-
petit livre de l’ancien diplomate Stéphane Hessel, ment, automatiquement, mais qu’il doit à tout instant
s’est écoulé en quelques mois à quatre millions se réfléchir lui-même 3. » L’essai devient alors l’espace
d’exemplaires. Dans un contexte politique difficile, d’une pensée contre l’esprit de système et l’acadé-
la voix du résistant a entraîné une forme d’adhésion misme, qui s’ancre dans une parole incarnée. Sur
inattendue. Mais ce n’est pas un cas isolé. Chaque le plan formel, on comprend alors l’importance de
année, plusieurs prix littéraires comme celui de
l’Académie française récompensent des essais. On se
souvient d’Une saison de machettes du journaliste Jean
Hatzfeld, lauréat du prix Femina Essai en 2003, qui
a dessillé et bouleversé les lecteurs européens en leur Stéphane Hessel,
offrant un témoignage autant qu’une forme discrète auteur de l’essai
et puissante de méditation sur le génocide qui dévas- Indignez-vous,
tait alors le Rwanda. à son domicile
En 2016, l’attribution du même prix à Ghislaine en février 2011.
Dunant pour Charlotte Delbo. La vie retrouvée a
provoqué une tempête médiatique. Certains saluaient
un texte qui rendait hommage à la femme de lettres
française, d’autres reprochaient à l’auteur de n’avoir
pas cité de sources et de ne pas s’être plié aux normes
académiques. Or c’est justement cela que la forme de
l’essai autorise : une écriture détachée des contraintes
génériques, sous la férule d’un auteur tout-puissant.

Un essai de définition
Un des traits définitoires de l’essai est la place
déterminante du « je » énonciateur qui structure le
texte, entre sujet lyrique et égotique. Avec les lycéens,
on sera attentif à cette instance d’énonciation suggé-
rant un pacte de lecture qui n’est pas celui de la
fiction ni celui de l’autobiographie. Le « je » de l’essai,
complexe, n’est pas un masque ni un narrateur. Il ne
se réduit pas non plus à une instance de l’intime, car
c’est lui qui organise l’argumentation et l’adresse au
lecteur. L’essai s’oppose donc à l’idée d’une objecti-
vité axiologique, ou d’une sagesse désincarnée.
L’essai, c’est aussi une manière oblique d’aborder
le savoir. L’essai résiste à la rhétorique, à la tradition

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 21

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la constellation, de l’agencement, de la bifurcation,
voire de l’inachèvement. L’essai ne cesse d’échapper
aux cadres pour interroger les relations entre littéra-
ture et pensée.
Montaigne, figure tutélaire
et mouvement perpétuel
Naissance d’une forme
La matrice de l’essai, c’est évidemment l’œuvre de
Montaigne. La publication des Essais, de la première
édition de 1580 à l’édition du troisième volume en
1588, reste un geste unique et original. Il serait naïf
d’y voir une création ex nihilo. Montaigne hérite de
la tradition gréco-latine, des lettres (de Cicéron à
Pétrarque en passant par Sénèque et d’autres) aux
dialogues antiques, notamment dans leur forme
socratique. Montaigne s’inspire de ces deux types
de textes pour créer un espace de dialogue intérieur
reposant sur une liberté de parole qui dépasse la
logique de strict commentaire. Il forge ainsi l’idée
d’une forme ouverte, permettant les variations, la
suspension des jugements, et laissant une place
pour la subjectivité. Montaigne examine, dévoile
les incertitudes et les contradictions. Sur le modèle
de L’Éloge de la folie d’Érasme, l’auteur des Essais
explore les contradictions et les paradoxes de la
société, ainsi que ses propres incertitudes intimes.
C’est un mouvement de questionnement incessant,
entre réflexions sur son temps et exercice spirituel.
Il hérite et s’approprie également une tradition
Portrait de
Montaigne,
peinture à l’huile
du XVIe siècle,
musée Condé,
Chantilly.
22 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
critique qu’il met à l’œuvre dans l’écriture même.
« Essayer », c’est « peser », et le mot « essai » choisi
par Montaigne vient du latin exagium qui désigne la
« balance » puis la « pesée sur un instrument ». La
balance renvoie à l’idée de l’équilibre à l’œuvre dans
le travail des thèmes, des réflexions et des citations,
dans une démarche répétée et multiple induite par
le pluriel du titre. Ce qui s’essaye dans l’écriture de
Montaigne, c’est une expérimentation ouverte et
incomplète, celle de saisir ensemble vie, jugement et
faculté de penser le monde avec et à partir de soi et
de ses expériences.
Une aventure intellectuelle
On ne mesurera jamais assez l’ampleur de cette
œuvre et la force de son héritage. Avec Montaigne,
l’écriture devient l’aventure d’un sujet empirique
au milieu du monde, des lectures et des idées de
son temps. Quel que soit le sujet traité, le cœur de
l’œuvre est un questionnement sur soi et à partir de
soi, comme le rappelle la célèbre phrase de l’avant-
propos de la première édition : « Je suis moi-même la
matière de mon livre. » Cette matière est aussi celle
de l’expérience du corps, notamment le corps souf-
frant, le « vivre coliqueux » (II, 37), c’est-à-dire la
gravelle, maladie des reins qui causa beaucoup de
soucis au philosophe, ou le corps vieillissant, cette
« désolation de mon âge » (III, 9). C’est accompagné
de cette conscience aigüe de ses faiblesses et de ses
limites que Montaigne ouvre un accès à une médi-
tation empruntée aux maîtres antiques, et conduit à
des considérations sur l’homme et sur la condition
humaine.
Les Essais raccordent à chaque instant l’intime
et l’universel. Qui mieux que Montaigne parle de
l’amitié, lorsqu’il repasse le souvenir de sa rencontre
avec La Boétie ? Pour exprimer la force de ce que
peut être un coup de foudre amical, Montaigne, qui
est désormais un homme d’âge mûr, se laisse habiter
par la ferveur de sa jeunesse : « Nous nous cherchions
avant que de nous être vus, et par des rapports que nous
oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection
plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois
par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions
par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par
hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous
nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous,
que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. »
(Essais, livre I, chapitre 8, « De l’amitié »). Rien
d’anecdotique cependant dans le tableau de cette
belle rencontre, parce que l’événement particulier
conduit à énoncer une vérité.
Avec la même sincérité parfois mélancolique et
le même esprit de finesse, Montaigne opère une
réflexion renouvelée sur l’altérité en présentant ainsi
les Indiens d’Amérique : « Ils sont sauvages, de même
que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi
et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité,
ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et
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détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler
plutôt sauvages. » (Essais, livre I, chapitre 31, « Des
Cannibales »)
La comparaison avec les fruits opère un renverse-
ment du sens de l’adjectif « sauvage », chargé désor-
mais des valeurs positives d’une nature bienveillante.
Ce simple jeu rhétorique réduit la distance entre
le « je » de l’écrivain bordelais et ces hommes pour
lesquels il développe une proximité, peut-être de l’af-
fection. Par cette bascule qui relève autant de l’affect
que de la réflexion théorique, Montaigne dénonce les
préjugés culturels, politiques et religieux.
Une pensée en mouvement
Pour mieux épouser les contours de cette « mère
nature » à laquelle il nous engage à nous conformer,
Montaigne met en scène la subjectivité et la culture
par un art du désordre, par une écriture en mouve-
ment incessant, comme l’écrit Jean Starobinski dans
Montaigne en mouvement (1982). Il croise et entre-
mêle les différents thèmes avec des citation d’auteurs
classiques. Mais parfois, le raisonnement s’inter-
rompt pour une autoréflexion critique ou une adresse
directe au lecteur. Dans le chapitre « De la vanité »
(III, 9), Montaigne interpelle le lecteur pour évoquer
son projet et son écriture qu’il désigne comme une
« marqueterie mal jointe », remplie de « farcissure » et
de « bigarrure ». Car l’auteur « aime l’allure poétique à
sauts et à gambades ». On découvre que cet art de l’as-
semblage et de l’appropriation est autant un projet
d’écriture que de pensée. Pour Montaigne, écrire
les Essais, c’est saisir le monde, l’idée de l’esprit au
L’essai, du livre au monde Dossier
À l’égide de
Minerve, une
librairie de Liège
(Belgique) qui
vendait des livres
interdits par le
pouvoir ou par
l’Église, peinture de
Leonard Defrance,
musée des Beaux-
Arts de Dijon.
travail, en mouvement dans l’écriture. « Je ne peins pas
l’être, je peins le passage » serait alors la pierre angulaire
de son projet.
Quand l’essai
devient polémique
Les essais des philosophes anglais
Il faut chercher la filiation des Essais du côté de
l’Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est en effet
au Royaume-Uni que cette forme et de pensée
essaime. Francis Bacon, le premier, adapte et adopte
le mot essays emprunté à Montaigne. En traversant
la Manche, l’essai perd de son naturel et s’engonce
un peu dans les habits du moraliste. Mais il devient
le domaine d’expression des empiristes, les pères
de la science moderne. Ainsi, de Locke à Hume ou
Shaftesbury, c’est vraisemblablement cet héritage
d’Outre-Manche qui favorise l’essor d’une écriture
de lutte philosophique propre aux Lumières fran-
çaises. Ainsi a lieu le tournant polémique des essais
qui viennent comme des armes contre les dogmes et
l’ordre du savoir.
L’essai au XVIIIe siècle : de la méditation au combat
Il souffle alors le vent de liberté que revendique
Marivaux dans Le Cabinet du philosophe : « Il ne
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 23
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s’agit point ici d’ouvrage suivi : ce sont la plupart des
morceaux détachés, des fragments de pensée sur une infi-
nité de sujets, et dans toutes sortes de tournures : réflexions
gaies, sérieuses, morales, chrétiennes, beaucoup de ces deux
dernières ; quelquefois des aventures, des dialogues, des
lettres, des mémoires, des jugements sur différents auteurs,
et partout un esprit de philosophie : mais d’un philosophe
dont les réflexions se sentent de différents âges où il a
passé. » Pour Marivaux, la fantaisie et les digressions
ne nuisent en rien au sérieux d’un ouvrage, bien au
contraire.
En ces temps où la « Librairie 4 » exerce son
pouvoir, les conditions de publication contraignent
à des pas de côté pour contourner les formes de
censure instituées par le pouvoir royal. En l’habil-
lant des attributs du conte, du dialogue ou du
roman, il faut savoir dissimuler le pamphlet, orga-
niser des fictions suffisamment transparentes pour
que la pensée des Lumières s’y reflète, instituer de
nouveaux modes d’écriture pour diffuser les idées
et le savoir. La pensée est ouverte à tous les genres
possibles. Tout fait philosophie. Si Diderot écrit des
romans, des dialogues, ou élabore avec D’Alembert
L’Encyclopédie, c’est parce que toute forme est bonne
pour la pensée. De la fiction au pamphlet, du conte
au discours, tous les textes permettent de déposer et
de diffuser l’esprit des Lumières.
L’essai, forme plastique et multiple pouvant
combiner le savoir et la pensée, apparaît alors
comme le genre du temps, l’esprit de cette époque,
une anti-méthode pour affronter les systèmes sclé-
rosés. Dans son Essai sur le règne de Claude et de
Néron, Diderot propose des enquêtes sur le temps
et sur l’Histoire, passant de la simple méditation
à une écriture plus polémique : « J’ai ma façon de
lire l’Histoire. […] Je ne m’avise
jamais de disputer contre le plaisir
que je ressens à partager le nom
« L’essai, forme
d’homme avec celui qui l’a faite. »
plastique et multiple Lui qui a finalement écrit peu
pouvant combiner le d’essais au sens strict du terme,
lui dont les œuvres les plus lues
savoir et la pensée,
sont chargées d’humour et de
apparaît comme le fantaisie, consacre la fin de sa
genre du temps, l’esprit vie à ce texte volumineux et un
e peu rébarbatif. Il envisage alors
du XVIII siècle. » une méthode personnelle de
transmettre le passé, en imagi-
nant une posture d’historien qui est aussi celle d’un
moraliste. Renverser les idoles et affirmer la place du
sujet écrivant et pensant l’Histoire participent de ce
tournant polémique : c’est aussi ce que fait Voltaire
avec l’affaire Callas dans le Traité sur la tolérance.
Montaigne et Rousseau :
des Essais à l’autobiographie
Le passage par les Anglais ne doit pas faire oublier
l’héritage de Montaigne 5. Rousseau revendique clai-
rement cette filiation, qui ouvre d’autres perspec-
24 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
tives que la mise en œuvre et la circulation d’idées
nouvelles. Les livres de Montaigne lui permettent
paradoxalement de faire un chemin inverse : passer
du caractère polémique de son Essai sur l’origine des
langues à une dimension plus méditative, plus person-
nelle, plus littéraire avec ses Rêveries d’un promeneur
solitaire. Dans ce texte, l’écriture du « je » non-fictif
indique de nouveaux chemins pour les siècles qui
suivent : ceux de l’autobiographie.
Lectures du monde
contemporain
Toucher le monde, être touché par lui
Au XIXe siècle, les œuvres de Madame de Staël,
Stendhal, Chateaubriand, Nerval, de Maistre,
Michelet, Taine, Renan ou Sainte-Beuve appro-
fondissent les démarches les plus variées entre
dimension spéculative, narrative, polémique, ou
méditative. Le genre prend une place particulière-
ment importante au XXe siècle, avec d’abord dans
les voix de Péguy, Thibaudet, Gide et Valéry. Plus
tard, la période 1960-1980 est celle de la théorisa-
tion et l’institutionnalisation du genre. Sans occulter
Blanchot, Foucault ou Derrida, la figure tutélaire
est incontestablement Roland Barthes. Les textes
de ces auteurs, en raison de leur difficulté, parfois
de leur hermétisme, ont la réputation d’être réservés
aux happy few. Pourtant, c’est bien du monde qu’ils
parlent dans ses aspects les plus concrets, parfois
les plus triviaux. Un des textes marquants de cette
époque est le livre de Roland Barthes, Mythologies,
dans lequel le sémiologue fait parler les objets
du quotidien, de la Citroën DS présidentielle au
bifteck-frites en passant par le Guide bleu. En classe,
on retiendra cette capacité de l’essai à coller aux
questions qui nous préoccupent pour engager une
réflexion sur le travail, les relations entre les hommes
et les femmes, le voyage, les prisons, la solitude ou
le bonheur. Et, comme le propose la séquence de
Première (pages 40-48) qui explore des textes de
Florence Aubenas, Nicolas Bouvier et Sylvain Tesson,
lire ces textes permet de se rapprocher du monde et
des écrivains sans le filtre de la fiction.
Les voix singulières
de Marielle Macé et Belinda Cannone
Marielle Macé est une des universitaires qui
s’est intéressée le plus à la question de l’essai. Mais
récemment, elle a quitté l’écriture académique du
Temps de l’essai (Belin, 2006) pour bifurquer sur
des chemins plus personnels. Ce qui est intéres-
sant, c’est de voir l’inscription de l’auteur dans un
horizon qu’elle a précédemment décrit, opérant ce
rare passage de l’observatrice extérieure à l’auteure
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agissant à l’intérieur de son champ d’étude. Ce
renversement s’amplifie de livre en livre, comme si
l’universitaire cherchait la réponse à la question qui
structure Façons de lire, manières d’être (Gallimard,
2011) : «Donner un style à son existence, qu’est-ce
à dire ? » (p. 10). Ce livre s’ouvre sur le « je » d’un
autre, en l’occurrence celui de Jean-Paul Sartre :
« J’allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. » On
peut y voir l’affirmation liminaire du « je », mais par
le truchement d’un autre « je » puisque la citation
est un emprunt. L’ouverture du livre par la citation
place immédiatement le lecteur à la fois du côté de
l’écriture et de la lecture. Dans Styles. Critique de nos
formes de vie (Gallimard, 2016), elle ajoute en tête de
chaque chapitre des photographies, comme autant de
ponctuations de la pensée par l’image, autant d’es-
paces destinées à rappeler au lecteur qu’il accomplit
un acte d’interprétation et de combinaison, au même
titre que l’auteure…
S’émerveiller (Stock, 2017) de Belinda Cannone
entraine aussi le lecteur dans une approche singulière
de la vie et du thème du bonheur. Elle travaille par
variations de sens et d’expériences, à partir de récits,
de citations, de photographies, de références litté-
raires ou philosophiques ou de situations banales :
« Alors que j’ai si souvent noté la difficulté de décrire
l’éclat d’un bouquet, me voici à l’orée d’un livre qui
voudrait restituer l’effet sur moi de la beauté simple des
choses, des paysages, des corps, des étreintes, des musiques,
tout ce pour quoi, précisément, je sais n’avoir guère de
mots… Mais j’aime me faire phénoménologue au petit
pied, partir à la chasse à ces légers événements de l’esprit
et du cœur qui commandent notre joie ou notre tristesse. »
L’essai, du livre au monde Dossier
Le livre s’organise comme une rapsodie délicate qui
pourrait sembler abstraite mais est au contraire plei-
nement inscrite dans le temps, faisant le choix de la
beauté contre les ténèbres du présent.
Les explorations libres
de Maylis de Kérangal et Barbara Cassin
On sait avec quelle rigueur Maylis de Kérangal
construit ses romans. Son essai À ce stade de la
nuit (Gallimard, 2016) est une suite relativement
fragmentaire de réflexions sur le mot Lampedusa.
L’auteure fait voyager son esprit sur ce mot et ce qu’il
évoque dans sa mémoire personnelle et culturelle.
Des images de films apparaissent, des événements
personnels aussi, le tout formant une ronde autour
du mot et de sa réalité géographique. Le lecteur est
pris à revers : il se trouve à lire un texte très personnel
sur un lieu et sa géographie intime avant d’arriver
au regard engagé de l’écrivain sur le drame des
migrants.
Autre voyage : dans La Nostalgie de Barbara
Cassin, le cheminement très personnel croise une
ambition philosophique et culturelle. On entre dans
le livre avec elle, dans l’intimité de la relation parti-
culière qu’elle a nouée avec la Corse, ce lieu qui l’a
accueillie, pour la suivre dans un parcours intellec-
tuel qui nous emmène d’abord sur une autre rive de
la Méditerranée, à Ithaque, pour assister au difficile
retour d’Ulysse dans ce lieu qui est chez lui et qui ne
l’est plus. Et puis, des liens analogiques transportent
le lecteur à New York pour rencontrer Hannah
Arendt dans son exil américain et comprendre les
Des migrants du
camp de réfugiés
de Lampedusa
se promènent
en face du port,
novembre 2013.
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 25
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liens complexes qu’elle pouvait entretenir avec l’alle-
mand, la langue de sa mère et du pays qu’elle a dû
fuir. À l’issue de ce voyage, les épisodes mythiques
et historiques se rejoignent pour répondre à la ques-
tion liminaire qui sert de sous-titre à l’essai : « Quand
donc est-on chez soi ? »
L’essai, un chemin de la connaissance
Lire un extrait de Retour à Reims de Didier Éribon
permet de saisir les oscillations entre le récit du
voyage intime et les commentaires sociologiques du
philosophe. À la mort de son père, l’auteur retourne
à Reims et explore le monde ouvrier qu’il a quitté
trente ans auparavant. Les sentiments, du moins une
forme étrange de mélan-
colie, colorent l’analyse d’un
« La fréquentation des monde qui est devenu pour
essais, tellement en lui complètement étranger :
« Le lendemain, je suis allé
prise avec le monde, passer l’après-midi avec ma
ramène chacun à la mère. Nous sommes restés
plusieurs heures à bavarder,
question de la lecture. »
assis dans les fauteuils du salon.
Elle a sorti d’une armoire des
boîtes pleines de photos. Il y en avait plusieurs de moi,
bien sûr, petit garçon, adolescent… De mes frères, aussi…
J’avais à nouveau sous les yeux – mais n’étaient-ils pas
encore gravés dans mon esprit et dans ma chair ? – ce
milieu ouvrier dans lequel j’avais vécu, et cette misère
ouvrière qui se lit dans la physionomie des habitations à
l’arrière-plan, dans les intérieurs, les vêtements, les corps
eux-mêmes. Il est toujours vertigineux de voir à quel point
les corps photographiés du passé, peut-être plus encore que
ceux en action et en situation devant nous, se présentent
immédiatement au regard comme des corps sociaux, des
corps de classe. » (chapitre 1)
À tout moment, le sociologue s’écarte du parcours
autobiographique pour entrer dans le champ de la
réflexion théorique. Mais la voix parfois brisée de
l’homme confère aux analyses de l’universitaire une
force qui ressortit à la littérature. C’est d’ailleurs la
lecture de cet essai qui a engagé Édouard Louis à
écrire Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014)
qu’il dédie à Didier Éribon.
La lecture d’essais littéraires est aussi une entrée
singulière dans les textes et les questionnements
qu’ils induisent. Il ne s’agit pas d’aborder la littéra-
ture selon des méthodes universitaires, mais d’offrir
la vision toute personnelle, parfois provocatrice, d’un
auteur qui entretient avec la culture une relation
particulière. Le choix peut se porter sur des essais
« classiques » comme Sur Racine de Barthes ou des
pages de Jean-Pierre Richard sur Baudelaire, mais on
gagne aussi à s’attarder sur la production contempo-
raine, du côté des plongées intellectuelles de Pascal
Quignard et des propositions à rebrousse-poil de
Pierre Bayard. Certaines collections ont su proposer
des espaces d’écriture pour l’essai, comme la collec-
tion « Le livre la vie » d’Isabelle Grell (éditions Cécile
26 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
Defaut) dans laquelle un auteur écrit sa relation
intime à un texte, un écrivain ou un artiste. Philippe
Forest y parla de son Ulysse de Joyce, Éric Pessan
de sa relation depuis l’adolescence avec Shining de
Stephen King.
Finalement, la fréquentation des essais, tellement
en prise avec le monde, ramène chacun – écrivain,
professeur, élève – à la question de la lecture. C’est
le sens que lui donne Marielle Macé : « Il n’y a pas
d’un côté la littérature et de l’autre la vie […]. La lecture
n’est pas une activité séparée, qui serait uniquement en
concurrence avec la vie ; c’est l’une de ces conduites par
lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une
saveur et même un style à notre existence. »
1. Dominique Combe, Les Genres littéraires, p. 14.
2. Lire à ce sujet l’article « The Essayification of everything » du
26 mai 2013, publié par Christy Wampole, professeure de litté-
rature française à l’université de Princeton (USA) dans les pages
« Opinion » du NewYork Times : https://tinyurl.com/essayification
3. T. W. Adorno est un des grands théoriciens de l’école critique
dite de Francfort. L’article « L’essai comme forme » est publié
dans le volume Notes sur la littérature, collection « Champs »,
Flammarion, 1999, p. 28.
4. La direction de la Librairie sous l’Ancien Régime décidait de
l’attribution des privilèges royaux.
5. Marielle Macé, Le Temps de l’essai (p. 23).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
• Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux,
Seuil, 1977.
• Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a
pas lus ?, Minuit, 2007.
• Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite
bibliothèque Payot, 1990.
• Belinda Cannone, S’émerveiller, Stock, 2017.
• Barbara Cassin, La Nostalgie, Pluriel, 2016.
• Dominique Combe, Les Genres littéraires,
Hachette, 1992.
• Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo. La vie retrouvée,
Grasset, 2016.
• Didier Éribon, Retour à Reims, Librairie Arthème
Fayard, 2009.
• Philippe Forest, Beaucoup de jours : D’après Ulysse
de James Joyce, éditions Cécile Defaut, 2011.
• Pierre Glaudes et Jean-François
e
Louette, L’Essai,
Hachette, 1999 (2 édition augmentée en 2011).
• Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003.
• Stéphane Hessel, Indignez-vous, Indigène éditions,
2010.
• Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit,
Gallimard, 2015.
• Irène Langlet, L’Abeille et la Balance. Penser l’essai,
Garnier, 2015.
• Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un
genre en France au xxe siècle, Belin, 2006.
• Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vies,
Gallimard, 2016.
• Éric Pessan, Ôter les masques : d’après Shining de
Stephen King, éditions Cécile Defaut, 2012.
• Jean Starobinski, Montaigne en mouvement,
Gallimard, 1982.
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L’histoire Les enjeux pédagogiques

Le singulier métier d’écrivain • Une analyse des identités féminines à travers l’écriture
a longtemps semblé réservé aux hommes. et le contexte socio-historique
Cependant, à toutes les époques, depuis
• Un carré classique qui donne la parole aux femmes.
l’Antiquité, des femmes ont écrit.
• Un ouvrage utilisable en 2de comme en 1re
Qui sont-elles ? Quels obstacles
pour tous les objets d’étude.
ont-elles dû franchir pour écrire
et publier ?

Retrouvez sur www.carresclassiques.com :

• des pistes d’exploitation pédagogique
• le livret de l’enseignant téléchargeable gratuitement
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Séquence 1re Séries générales et technologiques
Séquence 2de
Séries générales et technologiques
Diderot, ou comment
le dialogue aide à penser
Par Marie-Françoise Roger, professeur de lettres classiques
Sommaire
Support : Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec
Madame la Maréchale de***, 1774, édition GF, J.-C. Bourdin
et C. Duflo, disponible en version numérique : classiques.
uqac.ca/classiques/.../entretien...marechale/ Entretien_
philo_marechale
Étape 1. Diderot et l’art de la conversation
Séance 1 : Diderot, une pensée en mouvement
Séance 2 : La conversation, une pratique sociale au siècle
des Lumières
Étape 2. Le mariage du théâtre et de la philosophie
dans l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Maréchale de ***
Séance 3 : Accompagner la lecture du dialogue
Séance 4 : Morale et religion :
les thèmes au cœur du dialogue
Étape 3. La variété des outils argumentatifs
dans le dialogue philosophique
Séance 5 : L’intention satirique du texte
Séance 6 : Un réquisitoire contre les exactions commises
au nom de la religion
Séance 7 : L’apologue du Mexicain  pensée toute faite. La séquence est l’occasion à la fois de faire lire
Étape 4. Bilan
Séance 8 : De la conversation au dialogue philosophique
Séance 9 : La morale en question
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Étude de la Lettre à mon frère
Une satire de la fausse dévotion dans Jacques
le Fataliste, initiation au commentaire
L’apologue des chiens dans Jacques le Fataliste
28 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
Présentation
Diderot a écrit l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Maréchale de *** en 1774, à la suite d’une rencontre fortuite avec la
maréchale de Broglie, fille du riche collectionneur Crozat de Thiers,
à l’occasion de l’achat de tableaux au profit de sa grande amie,
Catherine II de Russie. Publié pour la première fois en 1776 dans
la Correspondance secrète de Metra, ce dialogue met en scène un
philosophe, l’auteur lui-même, notoirement athée, et la Maréchale
de ***, mère de famille dévote fort attachée aux principes de la
morale catholique. D’emblée, l’entretien porte sur la question de la
religion. Est-on libre de croire ou de ne pas croire ? La morale peut-
elle se concevoir indépendamment de la religion ? Comme toujours
chez Diderot, la forme dialoguée lui permet d’aborder des thèmes
essentiels avec l’apparente légèreté d’une conversation de salon.
Chez l’auteur du Paradoxe du comédien, le théâtre n’est jamais loin,
particulièrement dans cet ouvrage qui fait converser, chose rare
pour un dialogue philosophique, un homme et une femme.
Pour Diderot, dialoguer c’est penser de façon juste, c’est-à-dire
sans dogmatisme, en restant ouvert aux idées de l’autre. En effet,
le dialogue permet de préciser ses idées en les confrontant à celles
de l’autre ; il implique l’écoute, ce qui est le principe même de la
tolérance. Chacun des interlocuteurs est invité à justifier ses prises
de position, à les nuancer, à remettre en question les préjugés, la
des dialogues et de pratiquer en classe l’art du dialogue. Elle s’ins-
crit en 2de dans l’objet d’étude « Genres et formes de l’argumen-
tation aux XVIIe et XVIIIe siècles », et permet à la fois une étude de
l’argumentation et une approche culturelle de l’enseignement des
faits religieux. C’est surtout une formidable initiation à la tolérance.
L’entretien n’est pas un combat contre la religion, mais une manière
de montrer qu’un dialogue serein peut s’établir entre un philosophe
athée et une dévote.
Prélude à l’analyse de l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Maréchale de***, une première étape présente Diderot aux élèves et
montre combien le dialogue est ancré dans la vie intellectuelle du
siècle des Lumières. La deuxième étape accompagne la lecture du
texte. La troisième étape s’attache ensuite à l’étude des procédés à
l’œuvre dans l’argumentation du philosophe. Les exercices écrits et
oraux de la quatrième étape prolongent la réflexion à la fois sur le
dialogue en tant que forme et sur les enjeux éthiques et religieux
du texte de Diderot.
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Séries générales et technologiques Séquence 2de

ÉTAPE 1. Diderot et l’art de la conversation

Diderot, une pensée

SÉANCE 1 Éléments de réponse
1. Diderot n’aime pas du tout le tableau qui a été fait de lui. Il
en mouvement ne se reconnaît pas. Il se trouve trop conformiste, avec la « position
d’un secrétaire d’État ».
Modalités : Repères, lecture. 2. Il aimerait qu’on voie la gravité du philosophe. Il s’est laissé
Supports : distraire alors qu’il aurait dû montrer de la concentration et le mou-
– Un extrait des Salons de 1867 ; vement de sa pensée : « Il fallait le laisser seul […], le travail de sa tête
– Portrait de Diderot par Van Loo (reproduit pages 38-39) ; fortement occupée se serait peint sur son visage ».
– Un extrait de la Lettre sur les aveugles, 1749. 3. Il se trouve sur le tableau « mignon, efféminé », se compare
Objectifs : à « une vieille coquette », et parle de « cette folle de Madame Van
– Faire connaissance avec le philosophe Denis Diderot ; Loo ». Diderot s’amuse de la situation et de l’œuvre. Il se présente
– Montrer comment Diderot remet en question l’injonction de aussi comme un être peu conformiste et déconcertant, comme en
croire. témoigne la série d’adjectifs : « serein, triste, rêveur, tendre, violent,
Durée : 1 heure. passionné, enthousiaste ».

➔ Qui est Diderot ? ➔ Diderot et la religion

Les élèves lisent l’extrait suivant de la Lettre sur les aveugles. Les
questions sont traitées en classe pour que le professeur effectue les
TEXTE 1
mises au point historiques nécessaires.
En 1767, le peintre Louis-Michel Van Loo (1707-1771) expose un
portrait de Diderot. Ce dernier s’amuse à le commenter et en profite
pour faire son propre portrait.
On le voit de face ; il a la tête nue ; son toupet 1 gris, avec sa
mignardise 2, lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore
l’aimable ; la position d’un secrétaire d’État et non d’un philo-
sophe. La fausseté du premier mouvement a influé sur tout le
reste. C’est cette folle de Madame Van Loo qui venait jaser avec
lui, tandis qu’on le peignait, qui lui a donné cet air-là et qui a tout
gâté. […] Il fallait le laisser seul et l’abandonner à sa rêverie. Alors
sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient
portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait
peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose. Mon joli
philosophe, vous me serez un témoignage précieux de l’amitié
d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme. Mais que
diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes
tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là !
Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une
journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais
affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, en-
thousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais
un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête
tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui
touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps.

1. Touffe de cheveux sur le front.

2. Air exagérément délicat.
Diderot, Salons, 1767.

Questions
1. Diderot se reconnaît-il dans le tableau de Van Loo ?
2. Quels sont les traits de sa personnalité qu’il aimerait voir
représentés ? Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis
3. Quels traits de caractère Diderot met-il en avant dans le por- Diderot de Fragonard, vers 1769, Le Louvre Lens.
trait qu’il fait de lui-même ?

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 29

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Séquence 2de Séries générales et technologiques
TEXTE 2
Le philosophe aveugle Saunderson s’apprête à mourir. Il dialogue
avec un ministre, c’est-à-dire un prêtre.
Lorsqu’il fut sur le point de mourir, on appela auprès de lui
un ministre fort habile, M. Gervaise Holmes ; ils eurent ensemble
un entretien sur l’existence de Dieu, dont il nous reste quelques
fragments que je vous traduirai de mon mieux car ils en valent
bien la peine. Le ministre commença par lui objecter les mer-
veilles de la nature : « Eh, monsieur ! lui disait le philosophe
aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait
pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ;
et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne
prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous.
Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez
toucher.
– Monsieur, reprit habilement le ministre, portez les mains sur
vous-même, et vous rencontrerez la divinité dans le mécanisme
admirable de vos organes.
– Monsieur Holmes, reprit Saunderson, je vous le répète,
tout cela n’est pas aussi beau pour moi que pour vous. Mais le
mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez, et
que je veux bien le croire, car vous êtes un honnête homme très
incapable de m’en imposer, qu’a-t-il de commun avec un être
souverainement intelligent ? S’il vous étonne, c’est peut-être parce
que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui
vous paraît au-dessus de vos forces. »
Diderot, Lettre sur les aveugles, partie VI, 1749.
➔ Questions
Dieu ?
1. De quelle preuve Saunderson aurait-il besoin pour croire en
2. À travers ce texte, quelle position religieuse Diderot semble-
t-il adopter ?
3. En quoi peut-on dire que cette position est subversive et pro-
vocatrice (pour l’époque) ?
➔ Éléments de réponse
1. Saunderson explique que ceux qui voient perçoivent une
réalité à laquelle lui n’a pas accès. Le seul moyen dont il dispose
pour reconnaître l’existence d’un être ou d’un objet, c’est le toucher.
Il demande donc de pouvoir toucher Dieu.
2. Diderot s’identifie dans ce texte à Saunderson. Parmi les phi-
losophes des Lumières, connus pour leur esprit critique, très peu
sont allés, comme Diderot, jusqu’à se dire ouvertement athées. La
plupart se disent déistes et reconnaissent l’existence d’un « grand
horloger  », créateur du monde. Pour Diderot, étant donné que
la sensibilité est une propriété de la matière, Dieu n’existe pas.
Autrement dit, l’athéisme serait établi par le matérialisme.
3. À une époque où tout le monde est, comme le roi, chrétien,
et où la querelle sanglante qui oppose les protestants aux catho-
liques fait encore d’énormes dégâts politiques et économiques,
il n’est pas facile de renier sa religion, et encore moins de se dire
athée. Pour le montrer, on pourra expliquer les déboires qu’a
connus Diderot. Aîné d’une famille de sept enfants, Denis Diderot,
né à Langres en 1713, était destiné à l’état ecclésiastique et devait
succéder à son oncle chanoine. Chez les jésuites, il est un élève bril-
lant mais indiscipliné. Durant une dizaine d’années, à partir de 1732,
sa vie nous est mal connue. Il perd la foi, mène une vie de bohème,
30 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
et rompt avec sa famille. En 1749, il est emprisonné à Vincennes
pour ses écrits et son « impiété ».
➔ À retenir
Denis Diderot est un personnage clé des Lumières. Son sens de
la critique et de l’humour en fait une personnalité littéraire hors du
commun. Il est l’un des premiers à s’être revendiqué athée. Diderot
est aussi le premier philosophe à envisager une position laïque :
« on est libre de croire ou de ne pas croire ». Pour lui, la morale est
naturelle et elle n’a rien à voir avec la religion.
La conversation, une pratique
SÉANCE 2
sociale au siècle des Lumières
Modalités : Recherche documentaire, analyse d’image.
Supports :
– Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXXVI à Rhédi ;
– Jean Huber, Le Dîner des philosophes, huile sur toile,
vers1772-1773.
Objectifs :
– Analyser une image ;
– Introduire à l’étude du dialogue philosophique : l’image per-
met de définir l’importance des échanges d’idées pour les phi-
losophes des Lumières.
Durée : 2 heures.
➔ Les cafés
Les élèves lisent l’extrait suivant puis font des recherches sur les
cafés parisiens, en particulier Le Procope, dont parle Montesquieu.
Ils peuvent consulter l’exposition virtuelle Les Lumières sur le site
de la BnF.
TEXTE 3
Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de
maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces
maisons, on dit des nouvelles ; dans d’autres, on joue aux échecs.
Il y en a une où l’on apprête le café de telle manière qu’il donne
de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins, de tous ceux qui en
sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a quatre fois plus
que lorsqu’il y est entré.
Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXXVI à Rhédi.
Les cafés sont des lieux où on boit du café. On s’y réunit pour
échanger des idées, en même temps qu’on y joue aux dames ou aux
échecs. Montesquieu rend compte avec ironie des discussions phi-
losophiques qu’on y entend : cette boisson introduite au début du
XVIIIe siècle semble rendre ceux qui la consomment plus intelligents !
Le Procope  est un des plus anciens cafés de Paris. Ouvert en
1686, il reçoit d’Alembert, Condorcet, Fontenelle, Piron, Voltaire,
Diderot, Marmontel. On y utilise un langage codé pour débattre
de sujets dangereux ou interdits sans éveiller l’attention des
« mouches » (les mouchards) car la censure royale n’est jamais bien
loin.
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➔ Chez Voltaire à Ferney :
conversation dans un salon
On présente aux élèves la peinture de Jean Huber, dit Huber-
Voltaire (1721-1786), Le Dîner des philosophes. Elle donne une idée
de la cour que tenait Voltaire, qui, interdit de séjour à Versailles et
se sentant toujours menacé, avait acquis en 1760 le domaine de
Ferney, situé en France mais aux portes de Genève, où il devien-
drait « l’aubergiste de l’Europe ». La scène imaginée par Huber est
une fiction : jamais Diderot n’est venu à Ferney et les autres invités
en furent les hôtes à des dates différentes. Sont ainsi représen-
tés autour de Voltaire (l’homme qui lève le bras) les philosophes
d’Alembert, Condorcet, Diderot, La Harpe.
➔ Questions
Les questions peuvent faire l’objet d’une préparation par
groupe de deux et d’une restitution orale en classe entière.
1. Observez la disposition des personnages autour de la table,
que suggère-t-elle ?
2. Que peuvent faire, selon vous, les seconds personnages
debout autour des premiers ?
3. À quel milieu social appartiennent les personnages du
tableau ? Quels indices vous permettent de l’affirmer ?
4. L’un des philosophes, il s’agit ici de Voltaire, lève le bras : que
suggère ce geste ? Observez et commentez le jeu des regards, le
mouvement des têtes.
Jean Huber,
Le Dîner des
philosophes,
vers 1772-1773,
où on reconnaît
Voltaire, Diderot,
d’Alembert,
Condorcet,
fondation Voltaire
à Oxford.
Séries générales et technologiques Séquence 2de
➔ Éléments de réponse
1. La disposition en cercle des personnages, eux-mêmes entou-
rés d’un second cercle situé à quelque distance, traduit l’impor-
tance de la convivialité, de la discussion qui prend ici le pas sur le
dîner lui-même.
2. Les seconds personnages semblent suivre les propos que
tiennent les premiers, adhérant ou non à leurs idées, admirant l’agi-
lité d’esprit de tel ou tel.
3. Les coiffes, les vêtements, les perruques poudrées indiquent
que les personnages appartiennent à un milieu privilégié. Ce sont
des gens habitués au confort, à la vie facile, servis par un domes-
tique noir. Nous sommes aujourd’hui sensibles à un écart entre la
théorie que prônent les philosophes et la réalité qui est présentée
ici : le domestique est noir, et le cercle est presque exclusivement
masculin, la seule femme étant reléguée au second plan dans un
coin. Pourtant, ces philosophes condamnaient l’esclavage et les
salons étaient pour beaucoup tenus par des femmes.
4. Le geste suggère la vivacité du débat, qui constitue l’en-
jeu principal de la rencontre. Personne ne mange, alors que les
assiettes sont pleines. Les têtes qui se détournent montrent que
des relations de complicité ou de conflit s’établissent. On voit appa-
raître des figures de meneurs, des hommes d’influence qui vont
persuader et convaincre leurs pairs, puis le second cercle de leurs
admirateurs – ici présents –, et enfin gagner une large audience.
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 31
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Séquence 2de Séries générales et technologiques

ÉTAPE 2. Le mariage du théâtre et de la philosophie

dans l’Entretien (...) avec Madame la Maréchale de ***

entendre avec une pointe de coquetterie que, sans sa foi en Dieu,

Accompagner
SÉANCE 3
elle s’autoriserait « bien de petites douceurs ». Et le philosophe fait
la lecture du dialogue preuve de galanterie : « si vous ne m’entendiez pas, ce serait bien ma
faute », « en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de
vous faire ma cour ». La mise en scène au début de la vidéo souligne
Modalités : Lecture, oral.
le rapport de séduction qui s’installe, avec le rideau qui cache en
Support : Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale
même temps qu’il révèle le corps de la maréchale. Le philosophe
de ***, texte intégral.
« séduit » la maréchale au sens propre (comme au sens figuré ?)
Objectif : Lire l’œuvre intégrale et en comprendre le sens.
car il la détourne (sens de seducere) de ses préjugés : « C’est à faire
Durée : 1 heure.
tourner la tête, n’est-ce pas ? », déclare-t-elle à la fin de l’entretien.
L’Entretien du philosophe avec la Maréchale de *** a donné lieu à 3. On attend la venue du maréchal, mais son épouse semble la
plusieurs mises en scène, la plus récente étant la lecture donnée en souhaiter la plus tardive possible. Sa venue prochaine est mention-
mars 2016 au Studio de la Comédie-Française par Clément Hervieu- née quatre fois avant qu’il soit annoncé. La maréchale reçoit le phi-
Léger et Elsa Lepoivre. losophe « à sa toilette », ce qui permet des sous-entendus coquins.
Ce procédé qui consiste à faire attendre un personnage dont on
redoute un peu l’arrivée se retrouve fréquemment au théâtre, par
➔ Un dialogue théâtral exemple la scène d’ exposition de Tartuffe.

Les élèves lisent le dialogue et répondent en groupes aux ques-

tions suivantes. Pour compléter leurs réponses, ils peuvent regar- ➔ Préparation de lectures
der sur YouTube une interprétation du dialogue par la compagnie à voix haute
Dionys qui compile les moments clés du texte : https://www.tinyurl.
com/marechale On divise la classe en trois groupes. Dans chaque groupe, les
élèves préparent en binômes la lecture d’un des extraits suivants :
a. Du début à « Rien » (p. 40).
➔ Questions b. De « Mais croyez-vous » (p. 43) à « accomplie » (p. 44).
c. De « Je vous ai fait tout à l’heure une histoire » (p. 59) à « si
1. Où se trouvent les deux interlocuteurs ? À quel moment de doucement » (p. 62).
la journée se rencontrent-ils ? Quelles indications donnent les pre- Ces lectures seront proposées pour l’étude des textes de l’étape
mières lignes du texte ? suivante.
2. Quelle relation s’établit dès le début du dialogue entre
Diderot et la maréchale ? Observez les gestes et déplacements des
personnages dans la vidéo : en quoi sont-ils révélateurs de cette
relation ? Morale et religion :
SÉANCE 4
3. Il y a un troisième personnage, absent, mentionné dans le les thèmes au cœur du dialogue
dialogue. Combien de fois est-il fait allusion à ce personnage ? De
qui s’agit-il ? Quel rôle joue-t-il ?
Modalité : Lecture transversale.
Support : Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale
➔ Éléments de réponse de ***, texte intégral.
Objectifs :
1. La situation spatio-temporelle est précisée, comme au – Énoncer les thèmes abordés dans le dialogue ;
théâtre. Ici, pas de didascalies, mais on sait que l’entretien a lieu – Réfléchir au choix du dialogue pour parler de tels sujets.
le matin alors que la maréchale est « à sa toilette », probablement Durée : 1 heure.
dans son antichambre ou dans son boudoir. Ce lieu intime induit
une certaine familiarité entre les deux interlocuteurs. Les gestes des
personnages sont décrits : « On m’approche un fauteuil, je m’assieds
et nous causons ».
➔ Questions
2. Le dialogue installe une relation de séduction, comme celles 1. Posez une question qui résume la problématique du dialogue.
que l’on voit souvent sur scène. La première réplique de la maré- 2. Quelle est la thèse de la maréchale ?
chale – « N’êtes-vous pas Monsieur Diderot ? » – prouve qu’elle ne 3. Quelle est la thèse du philosophe ?
le connaissait pas. Elle semble curieuse et presque émoustillée de 4. Qui a les répliques les plus longues ? Pourquoi ?
recevoir un philosophe athée, comme le montre sa réplique naïve : 5. Citez deux arguments du philosophe pour condamner
« Et j’ai fait de la philosophie ! » (p. 43). Diderot n’est pas insensible au la thèse de la maréchale.
charme de la jeune femme, comme l’indique le lexique employé : 6. Comment comprenez-vous les dernières répliques du dia-
« charmante », « belle », « ange », « douceur ». La maréchale laisse logue philosophique ?

32 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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➔ Éléments de réponse
1. Peut-on bien se conduire et ne pas croire ? Est-il nécessaire
d’avoir une religion pour avoir un sens moral ?
2. Thèse de la maréchale : La religion garantit la morale en intro-
duisant la peur de la damnation éternelle.
3. Thèse de Diderot : Il existe une morale naturelle, renforcée
par l’éducation et la recherche du bonheur.
4. La longueur des répliques du philosophe prouve l’intention
didactique du dialogue.
5. Le premier argument est d’ordre historique : la prétendue
utilité de la religion pour asseoir la morale est dérisoire à côté de
tous les maux qu’elle a causés : querelles, guerres, massacres, per-
sécutions. Le second argument touche à la morale individuelle : la
morale prônée par les dévots ne correspond pas toujours à leur
conduite parce qu’elle n’est pas en accord avec la nature humaine.
Ainsi, le philosophe s’attache à dénoncer les préjugés, les supersti-
tions et le fanatisme, et à défendre la tolérance.
ÉTAPE 3. La variété des outils argumentatifs
dans le dialogue philosophique
SÉANCE 5 L’intention satirique du texte
Modalités : Lecture, lecture comparée.
Supports :
– Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de ***,
du début à « Rien », p. 40.
– Pascal, Pensées, fragment 397.
Objectifs :
– Faire observer les outils de la satire ;
– Définir et distinguer parodie, ironie, humour.
Durée : 1 heure.
➔ L’ironie et l’humour :
des armes pour combattre
les idées de la maréchale
On fait lire à voix haute – et éventuellement jouer – ce début de
dialogue pour faire ressortir le jeu de séduction et la (fausse) naï-
veté de la maréchale. On pose alors la question suivante : comment
Diderot se moque-t-il de la maréchale ?
Lorsque la maréchale s’étonne – « Quoi ! vous ne volez point, vous
ne tuez point, vous ne pillez point ? » –, Diderot choisit l’ironie pour se
moquer de sa naïveté de dévote en déclarant « Très rarement », puis
il tente de lui faire avouer quelles sont ces « petites douceurs dont
[elle] ne [se] priverait pas » si Dieu n’existait pas. L’humour et l’ironie
visent à montrer le peu de solidité d’une morale qui ne s’appuie que
sur l’espoir du salut et la crainte de l’enfer.
Séries générales et technologiques Séquence 2de
6. Contrairement à une pièce de théâtre, le dialogue philoso-
phique ne contient pas vraiment d’intrigue ni de dénouement. Il se
termine ici par un reniement ironique et prudent du philosophe.
Diderot, qui a reconnu son athéisme au début du texte, déclare à
la fin qu’au moment de mourir il se soumettra aux « cérémonies de
l’Église ». La dernière réplique de la maréchale souligne le paradoxe :
« Fi ! le vilain hypocrite ». Cette fin invite les élèves à réfléchir à ce
qu’implique le dialogue dans l’écriture du philosophe. Diderot met
en scène les difficultés et les contradictions de la pensée. Lorsqu’on
croit parvenir à des solutions, il nous abandonne à nous-mêmes,
nous laisse seuls avec nos interrogations. Cela signifie que Diderot
n’est pas un « maître à penser », un dogmatique. C’est un péda-
gogue (étymologiquement « celui qui conduit vers le jugement »),
mais pas un maître (qui donne des leçons de vérité ou de sagesse,
qui dispense des savoirs). Seul l’exercice libre de notre pensée peut
nous libérer des tyrans et éclairer le public. Cette modestie de la
pensée, jointe à la radicalité de la critique, cet amour de la liberté
grâce auquel il s’interdit d’asséner des vérités toutes faites font de
Diderot un grand philosophe.
➔ Une parodie du pari de Pascal
Les textes suivants permettent de résumer très simplement les
idées de Pascal. Les élèves sont ensuite en mesure de comparer
ces deux extraits.
TEXTE 4
Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est
pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut
rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue
un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix
ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni
l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car
vous n’en savez rien. […] Pesons le gain et la perte, en prenant
croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc
qu’il est, sans hésiter.
Pascal, Pensées.
TEXTE 5
– Que gagnez-vous donc à ne pas croire ?
– Rien du tout. Madame la maréchale, est-ce qu’on croit
parce qu’il y a quelque chose à gagner ?
– Je ne sais, mais la raison d’intérêt ne gâte rien aux affaires de
ce monde ni de l’autre. J’en suis un peu fâchée pour notre pauvre
espèce humaine.
Diderot, Entretien d’un philosophe
avec la Madame la Maréchale de ***, page 38.
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 33
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Séquence 2de Séries générales et technologiques
Questions
1. Comparez les deux extraits : quels mots, quels thèmes per-
mettent de les rapprocher ?
2. Montrez que le champ lexical de l’argent est filé dans le texte
de Diderot du début à « Rien », p. 40.
3. Quel effet produit la reprise par Diderot des mots de Pascal ?
Éléments de réponse
1. Diderot reprend presque mot pour mot le texte de Pascal en
inversant leur sens : « Si vous gagnez (en croyant), vous gagnez tout. »
devient « Est-ce qu’on croit, parce qu’il y a quelque chose à gagner ? ».
2. Le dialogue file la métaphore : « intérêt », « valons ». Plus loin
dans le texte, on trouve les mots et expressions « à fonds perdu »,
« usurier », « ruine », « profit », « mise ».
3. Diderot reprend de façon parodique le vocabulaire du jeu
de hasard et de l’argent qu’emploie Pascal dans son raisonnement.
Le philosophe tourne ainsi en dérision une foi qui ne serait que
calcul et intérêt.
➔ À retenir :
Les procédés de la satire
La satire est une critique souvent virulente qui repose sur l’hu-
mour, l’ironie, la parodie. L’ironie, qui consiste à dire le contraire de
Dessin de Carmontelle, aquarelle, gouache, mine de plomb,
musée Condé à Chantilly.
34 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
ce qu’on entend, est un des procédés de la satire. On peut aussi
avoir recours à la parodie : on imite une œuvre en inversant sa signi-
fication par la caricature ou le détournement des thèmes repris.
Un réquisitoire contre
SÉANCE 6
les exactions commises
au nom de la religion
Modalité : Initiation au commentaire.
Support : Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale
de ***, de «  Mais croyez-vous que les terribles ravages  » (p. 43)
à « accompli. ».
Objectifs : Définir le registre polémique et analyser les procé-
dés rhétoriques employés.
Durée : 1 heure.
Les élèves doivent trouver des arguments pour répondre à l’un
ou à l’autre de ces axes de commentaire.
Axe 1  : Par quels procédés Diderot dénonce-t-il les exac-
tions commises au nom de la religion et ceux qui les commettent ?
Axe 2 : Comment tente-t-il de convaincre son interlocutrice ?
On demande aux élèves de développer un axe du commentaire.
➔ Un tableau frappant
des exactions commises
Dans cet extrait, Diderot veut susciter l’indignation de la maré-
chale et celle du lecteur pour mieux les persuader des méfaits
commis au nom de la religion. Il commence par une question rhé-
torique – « Mais croyez-vous » – pour emporter l’adhésion de l’inter-
locutrice. Cette interrogation est suivie d’une anaphore qui force
l’attention : « Songez que… ».
Diderot fait un réquisitoire contre les exactions commises au
nom de la religion. Les hyperboles et superlatifs dénoncent leur
violence : « les terribles ravages », « exterminant », « trop funestes ».
Pour persuader, l’écrivain suscite la compassion du maréchal et
du lecteur. Il s’attaque au fanatisme de ceux qui commettent ces
exactions : « la plus violente antipathie », « il n’y a pas un musulman
qui n’imaginât », « les haines les plus fortes et les plus constantes ».
Le philosophe insiste aussi sur la permanence de l’intolérance au
cours des siècles, montrée à travers des parallélismes syntaxiques :
« ravages qu’elle a causés dans les temps passés, et qu’elle causera
dans les temps à venir », « dans la société entre les citoyens, et dans les
familles entre les proches ».
➔ Un appel au raisonnement
et à la logique
Le philosophe demande à son interlocutrice d’être sensible,
mais il fait aussi appel à sa capacité à raisonner. Une antithèse sug-
gère l’incohérence des persécuteurs : « action agréable » s’oppose
à « en exterminant ».
L’art de convaincre passe par la réfutation des arguments
adverses. Pour contrer l’objection de la maréchale qui ne veut pas
que l’on confonde la religion avec les abus commis en son nom,
Diderot a recours à un syllogisme, c’est-à-dire un raisonnement qui
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Séries générales et technologiques Séquence 2de

a toute l’apparence de la logique : seul un « misanthrope » aurait
pu inventer « la croyance en un être incompréhensible » qui suscite
les divisions entre les hommes et le fanatisme. Or toute divinité
est incompréhensible. Donc… Diderot sous-entend que ceux qui
croient sont des misanthropes.
Diderot laisse à la maréchale le soin de conclure, mais celle-
ci en abandonne la responsabilité aux « fous ». Diderot suggère
alors que les fanatiques les plus dangereux sont ceux dont « les
perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l’occasion ». Il
dénonce donc l’instrumentalisation de la religion par les politiques.
➔ À retenir :
Le registre polémique et ses procédés
Le mot « polémique » vient du grec polemos qui signifie com-
bat. On parle de registre polémique lorsque le discours, la langue et
les procédés littéraires sont utilisés comme des armes.
L’auteur cherche à convaincre et à persuader. Pour convaincre,
on fait appel au raisonnement. Des questions rhétoriques et des
anaphores permettent de mobiliser l’attention de l’interlocuteur,
donc du lecteur. On développe ensuite des arguments qui font
appel à la logique. Pour persuader, de nombreuses figures de
style cherchent à émouvoir. C’est le cas des hyperboles qui donnent
une image plus spectaculaire de ce qui est dénoncé, mais aussi des
parallélismes ou des antithèses qui rendent visibles les oppositions
entre les points de vue, par exemple le contraste entre le Bien et
le Mal.
récits de voyage au XVIIIe siècle et de l’intérêt porté au Nouveau
Monde. Il permet de comparer les croyances païennes aux dogmes
chrétiens portés par les récits de la grand-mère. Le vieillard qu’il
rencontre est lui aussi stéréotypé : il incarne la figure d’un Dieu
bon, aimant et juste.
3. Il s’agit d’une parodie : le vieillard représente Dieu le père
au moment du Jugement dernier. Mais, contrairement au dieu
vengeur de la Bible, dont se réclament ceux qui veulent nous
faire craindre l’enfer et la damnation, le vieillard est bienveillant
et équitable. Pas de condamnation éternelle ici, il se contente de
tirer l’oreille du jeune Mexicain qui se repent aussitôt de « toutes les
erreurs de sa vie ».
4. Diderot reproche aux chrétiens de lier la morale à la crainte
de Dieu. Le vieillard du récit est un sage, et si l’on veut croire en
Dieu, c’est à cette figure bienveillante qu’il doit ressembler. Tout le
reste n’est que superstitions inventées pour dominer les hommes
par la peur. C’est ce que montrent les termes péjoratifs employés
pour le discours de la grand-mère : elle « radote », « vieille fable dont
on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n’est qu’un
tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur
et s’arrachent le blanc des yeux ? ».
➔ À retenir : La force de l’apologue
dans une argumentation
L’apologue est un petit récit, qui offre tous les caractères exa-
gérément simplifiés du texte narratif et dont la visée est philoso-

SÉANCE 7 L’apologue du Mexicain

Modalité : Lecture analytique.

Support : Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale
de ***, la parabole du Mexicain (p. 59-62).
Objectif : Définir l’apologue et étudier sa portée argumentative.
Durée : 1 heure.

➔ Questions
1. En quoi ce passage ressemble-t-il à un conte d’initiation ou
à un apologue ?
2. Que sait-on des personnages ? En quoi s’apparentent-ils à
des personnages de conte ?
3. Quel effet comique produit le geste du vieillard qui tient le
jeune homme par l’oreille ?
4. Que reproche ici Diderot à la morale chrétienne ?

➔ Éléments de réponse
1. Un jeune homme part à l’aventure, traverse des épreuves,
découvre l’existence d’un autre monde auquel il refusait de croire
malgré les affirmations de sa grand-mère. On retrouve les étapes du
schéma narratif habituel des contes : situation initiale, événement
perturbateur (il trouve une planche au bord de la mer), péripéties
(de la dérive au débarquement sur une terre inconnue), rencontre
du vieillard inconnu et repentance du jeune Mexicain.
2. Le « jeune Mexicain » n’a pas de nom. Il naît de la vogue des « Établissement de la nouvelle philosophie. Notre berceau fut
un café ». Le Café Procope, gravure couleur anonyme, BnF, Paris.

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 35

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

phique et morale. L’apologue s’adresse aussi bien au cœur et à la foi chrétienne, mais aux superstitions qui l’accompagnent. Peut-
l’imagination qu’à l’esprit, et c’est au plaisir que l’on prend à écouter être veut-il respecter les convictions de son interlocutrice, ne pas
des histoires qu’il faut mesurer tous ses atouts de persuasion. la heurter pour mieux convaincre de la nécessité absolue de la
À travers l’apologue du Mexicain, Diderot ne s’en prend pas à tolérance ?

ÉTAPE 4. Bilan

des dialogues joués par les élèves entre deux interlocuteurs définis
De la conversation
SÉANCE 8
par eux.
au dialogue philosophique Étape 2 : À partir des exemples, présentés oralement par les
élèves, faire réfléchir aux limites du dialogue pour s’instruire : dans
quelles conditions le dialogue aide-t-il à réfléchir ?
Modalités : Lecture, oral, écriture.
Étape 3 : Faire construire un plan d’argumentation : I. Les limites
Support  : Un extrait de Marmontel, Éléments de littérature,
du dialogue. II. L’intérêt du dialogue.
1819.
Objectifs :
– Apprendre à argumenter, s’initier à la dissertation ;
– Travailler l’écriture d’invention ;
➔ Écriture d’invention
– Définir le genre du dialogue. Écrire les « lois » du dialogue juste et utile (en classe, ou ailleurs).
Durée : 1 heure. Adopter la forme des dix commandements ou d’un mode d’emploi.

TEXTE 5 SÉANCE 9 La morale en question

Le difficile […] c’est de démêler, de classer, de circonscrire
nos idées, en leur donnant toute leur étendue, d’en saisir les justes
rapports, de tirer ainsi du chaos les éléments de la science et d’y
répandre la lumière. C’est à quoi le dialogue philosophique est
utilement employé : parce qu’à mesure qu’il forme des nuages, il
les dissipe ; qu’à chaque pas il ne présente une nouvelle difficulté
qu’afin de l’aplanir lui-même ; et que son but est la solution de
toutes celles que l’ignorance, l’habitude, l’opinion opposent à la
vérité. Il serait donc à souhaiter que l’on réservât cette forme
d’instruction pour des sujets naturellement épineux et confus,
qui exigent des développements et dans lesquels l’intelligence
et la raison veulent être conduites, à travers les difficultés suc-
cessivement résolues, du doute à la persuasion, de l’obscurité à
l’évidence.
Marmontel, Éléments de littérature, 1819.
Modalités : Oral, écriture.
Supports : L’ensemble des textes de la séquence.
Objectif : Mettre en œuvre un débat.
Durée : 2 heures.
Après la lecture de l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Maréchale de ***, on pourra organiser un débat sur le sujet suivant :
« Est-il nécessaire d’avoir une religion pour bien se conduire ? » On
nomme un régulateur de la parole, on rappelle les lois du dialogue
édictées par les élèves dans l’exercice d’écriture proposé lors de la
séance précédente.
Les élèves rédigent ensuite, à la manière de Diderot, un « dia-
logue philosophique » d’aujourd’hui qui reprendra les arguments
employés au cours du débat oral.

➔ Construire une argumentation

À partir de la lecture et de l’explication de la définition de
Marmontel, on réfléchira au sujet suivant : « Dans quelle mesure le
dialogue vous paraît-il le meilleur moyen d’ "instruire" lorsqu’il s’agit
de sujets "épineux et confus" ? »
Étape 1 : Les élèves sont invités à puiser leurs exemples à la
fois dans les textes qui auront été lus et étudiés en classe et dans
leur vie. Ils cherchent des exemples de situations où ils ont appris
quelque chose grâce au dialogue (on demande un renseignement
dans la rue, on discute avec ses parents, un professeur, un cama-
rade, des personnes exerçant des métiers que l’on ne connaît pas,
des étrangers, etc.) et des exemples de situations où le dialogue ne
leur a rien apporté (la parole n’était pas libre mais contrainte, les
échanges étaient superficiels, l’interlocuteur n’écoutait pas, c’était
un dialogue de sourds, etc.). On peut imaginer des jeux de rôles,

36 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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Des lectures coup de cœur

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

ANALYSE D’IMAGE

Denis Diderot par Louis-Michel Van Loo

Par Roger Courault

« Michel m’a envoyé le beau portrait qu’il

a fait de moi… Mme Diderot prétend
qu’on m’a donné l’air d’une vieille
coquette qui fait le petit bec et qui a encore
des prétentions. Il y a bien quelque chose
de vrai dans cette critique » (Diderot,
Lettre à Sophie Volland, 11 octobre 1767)

Van Loo, oui, mais lequel ?

Le musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg en Russie, est par-
ticulièrement renommé pour sa collection de peintures hollan-
daises et françaises. En parcourant les innombrables salles, nous
découvrons quelques tableaux de Jacob Van Loo (1614-1670) dans
la section hollandaise, de Carle Van Loo (1705-1765) dans le dépar-
tement de la peinture française du XVIIIe siècle, ainsi qu’une toile de
son neveu, Louis-Michel Van Loo (1707-1771), Portrait d’une dame
avec un oiseau.
Les Van Loo, en effet, forment une dynastie de peintres : pas
moins de neuf sur quatre générations ! Connus et célébrés en leur
temps, ils ont été oubliés, à l’exception des trois artistes exposés
au musée de l’Ermitage. Le fondateur de la dynastie, Jacob, un
peintre hollandais, a dû fuir son pays à la suite d’une bagarre mor-
telle dans une auberge. Il s’installe alors à Paris et sa descendance
est française. Charles-André, toujours appelé Carle, est le plus
célèbre de cette famille. Friedrich Grimm, ami de Diderot et direc-
teur de la gazette manuscrite la Correspondance littéraire, pour
laquelle le philosophe rédigea les Salons, le considère comme
« le premier peintre d’Europe » mais ajoute qu’il était « fort bête… il
ne savait faire que de beaux tableaux ; il ne savait ni lire, ni écrire ».
À la mort de Carle en 1765, son neveu Louis-Michel lui succède
comme directeur de l’École royale des enfants protégés. À cette
date, ce dernier avait déjà une carrière bien remplie à son actif. Il
avait été, en particulier, peintre officiel de la Cour de Philippe V à
Madrid et était revenu en France en 1753. Sans atteindre cepen-
dant celle de son oncle Carle, sa notoriété était grande. Négligé,
voire oublié ensuite, il est aujourd’hui essentiellement connu pour
deux tableaux : Portrait de l’artiste avec sa sœur devant le portrait
de leur père (1763, musée du château de Versailles) et le portrait
de Diderot.
Louis-Michel Van Loo, Denis Diderot, huile sur toile,
81 x 65 cm, Paris, musée du Louvre.
Les Salons
Des liens d’amitié existent entre Van Loo et Diderot, qui dans
sa correspondance évoque à plusieurs reprises des soirées passées
chez le peintre.
En octobre 1767, Diderot reçoit donc son portrait peint par
Van Loo, et l’installe « au-dessus du clavecin » de sa fille. Quelques
mois auparavant, le tableau avait été exposé au Salon de peinture.
Créé au XVIIe siècle par l’Académie royale de peinture et de sculp-
ture, le Salon, de fréquence irrégulière, est devenu bisannuel à
partir de 1751, et ce jusqu’en 1789. Il ouvre le 25 août, jour de la
Saint-Louis, et dure un mois. Il a lieu dans le grand salon carré du
palais du Louvre. Diderot le visite à partir de 1759. Ses écrits, des
comptes rendus pour la Correspondance littéraire, ont été publiés
après sa mort. C’est avec Louis-Michel Van Loo que Diderot com-
mence ses commentaires des œuvres du Salon de 1767. Il ana-
lyse d’abord deux portraits, « celui du cardinal de Choiseul… sage,
ressemblant, bien assis, bien de chair », celui de « l’abbé de Breteuil
tout aussi ressemblant » avant de commenter son propre portrait,
« M. Diderot. Moi, j’aime Michel, mais j’aime encore mieux la vérité.
Assez ressemblant ». Un « assez » qui sonne comme une restriction
majeure.

38 NRP LYCÉE MAI-JUIN 2017

SEPTEMBRE 2017
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Portraits de Diderot
Sur ce tableau de taille modeste, Diderot est représenté tête
nue. Si on ne le reconnaît pas, écrit-il, Michel Van Loo pourra tou-
jours dire qu’on « ne [l]’a jamais vu sans perruque ». Portant une
chemise entrouverte sur la poitrine et une robe de chambre en
soie bleu-vert moiré de rose, il est représenté dans la pose tradi-
tionnelle d’un écrivain : assis à une table ou un bureau, une plume
à la main droite. Il fait un signe de la main gauche. « Le sens de ce
geste est ambigu. Peut-être écrivait-il… mais maintenant il lève les
yeux comme si quelqu’un, en face de lui et à sa droite (notre gauche),
venait d’engager une conversation avec lui », écrit Michael Fried
dans La Place du spectateur, esthétique et origines de la peinture
moderne.
On connaît beaucoup de portraits de Voltaire et de Rousseau,
moins de Diderot. En effet, il manifestait des réticences à être
représenté et, de plus, n’était jamais content du résultat. D’une
manière générale, Diderot n’était pas favorable au portrait. Il lui
préférait de beaucoup les scènes de genre et les grandes compo-
sitions. Il reprochait au portrait son caractère éphémère, le fait de
représenter une personne à un moment donné. « Ce qui achève de
rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair ; c’est
qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre », écrit-il dans
son Essai sur la peinture. Il critiquait aussi la tendance des peintres
à enjoliver la personne portraiturée. Malgré son amitié pour Van
Loo, il aime peu ce tableau qu’il qualifie cependant de « beau por-
trait ». Mais il ajoute, quelques lignes plus loin, qu’il se trouve en
fait « joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le
petit bec, la bouche en cœur ».
La robe de chambre de Diderot
Ce qui le chagrine particulièrement, c’est la robe de chambre
dont l’a revêtu Van Loo, « un luxe de vêtement à ruiner le pauvre
littérateur si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe
de chambre ». Le peintre a fait poser Diderot pour le visage et a
terminé le tableau dans son atelier. Il utilise alors des vêtements
aux tissus variés, essentiellement de la soie – satin et taffetas –
pour composer le tableau. La robe de chambre que porte le phi-
losophe est la même que celle du peintre dans son tableau de
1763, Portrait de l’artiste avec sa sœur devant le portrait de leur père.
Gaspard de Lairesse, peintre liégeois du XVIIe siècle et auteur du
Grand livre des peintres, avait théorisé le lien entre une étoffe et
une période de la vie, « la soie à ceux qui se trouvent au midi de leur
carrière », la toile étant réservée aux enfants, l’étoffe de laine aux
personnes âgées et le drap « à ceux qui touchent au terme de leur
course ».
Cette luxueuse robe de chambre en soie n’est pas du goût
de Diderot. Deux ans plus tard, dans un court texte très plai-
sant, Regrets sur ma vieille robe de chambre (1669), il critique
sans la nommer Mme Geoffrin, qui a renouvelé ses vêtements
et ses meubles. Il se plaint d’avoir abandonné sa vieille robe de
chambre : elle était « faite à moi ; j’étais fait à elle » et il ajoute
« À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis ».
Séries générales et technologiques Séquence 2de
« Mannequiner »
À propos de sa nouvelle robe de chambre, il écrit aussi : « elle
est raide, empesée, me mannequine ». Le verbe « mannequiner »
avait déjà été utilisé par Diderot dans son article du Salon de 1767
sur Van Loo, à propos du portrait du cardinal de Choiseul : « on ne
saurait mieux posé, ni mieux habillé… Ce sont ces vêtements-là qui
n’ont pas été mannequinés ». À la différence du portrait du cardinal
de Choiseul, Michel Van Loo a utilisé un mannequin pour achever
le portrait de Diderot. Le mannequin était avant tout utilisé pour
les effets de draperie, et donc ici, la robe de chambre. « Avant de
commencer à dessiner ou à peindre, l’artiste devait disposer la drape-
rie sur le mannequin, ce qui n’était pas une mince affaire », écrit Jane
Munro dans le catalogue de l’exposition Mannequin d’artiste, man-
nequin fétiche, présentée au musée Bourdelle à Paris en 2015. Elle
ajoute : « Pour désigner cet art visant à donner l’effet du plus parfait
naturel, on avait forgé [en France, au XVIIIe siècle] le verbe mannequi-
ner ». Revenant sur cette question de la disposition des draperies
dans son Essai sur la peinture, Diderot écrit : « Je ne connais guère
de lois sur la manière de draper les figures ; elle est toute de poésie
pour l’invention, toute de rigueur pour l’exécution ». C’était un art
difficile. Il faut éviter de donner un aspect statique à la draperie et
chaque partie du corps nécessite des approches différentes. Il faut
aussi étudier la manière dont la lumière joue avec les plis. Mais,
pour Diderot, « mannequiner » rappelle la rigidité, la raideur d’un
mannequin et sa nouvelle robe de chambre, tout comme celle
dont l’a revêtu Van Loo, le transforme en personnage raide, dans
lequel il ne se reconnaît pas.
Depuis deux siècles, Diderot est surtout connu par un portrait
de Fragonard. Mais, en 2012, une étude a démontré que ce por-
trait n’était pas celui du philosophe. L’homme peint par Fragonard
a les yeux bleus, alors que Van Loo représente Diderot avec des
yeux marron, ce qui correspond aux descriptions de l’époque.
Désormais, Louis-Michel Van Loo connaîtra sans doute une nou-
velle reconnaissance en remplaçant, dans les manuels scolaires, le
tableau de Fragonard !
Pistes d’exploitation pédagogique
Portrait d’un écrivain
Quels sont les éléments utilisés par un peintre pour faire
le portrait d’un écrivain ? Comment représenter l’inspiration ?
Y a-t-il des constances et des innovations au cours des siècles ?
Le goût, la mode
Diderot aimait beaucoup la peinture de Greuze, artiste peu
considéré de nos jours. Quels artistes, quels styles de peinture
sont actuellement plébiscités ? Quelle période artistique est
moins appréciée  ? Étudiez les commentaires actuels sur la
peinture du XVIIIe siècle.
Artiste, une affaire de famille ?
Les neuf Van Loo, les trois frères Le Nain, les Vernet de père
en fils… Comment expliquer que l’on soit artiste dans la même
famille et de père en fils ? Quelles conditions expliquent ce
fait ? Le génie se transmet-il ?
SEPTEMBRE
MAI-JUIN 2017 NRP LYCÉE 39
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Séquence 1re Séries générales et technologiques
Séquence 1re
Séries générales et technologiques
De l’expérience à l’essai
Par Marie-Hélène Dumaître, professeur de lettres classiques
Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours
Sommaire
Étape 1. L’expérience du monde
Séance 1 : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas,
expérimenter pour témoigner
Séance 2 : Entre récit de voyage et essai :
faire l’expérience de l’altérité avec Nicolas Bouvier
Étape 2. L’expérience intime
Séance 3 : Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson,
l’épreuve de la solitude
Séance 4 : Penser par soi-même : l’essai selon Montaigne
Étape 3. Mettre son expérience à l’essai
Séance 5 : Faire le point
Séance 6 : Exposer une réflexion personnelle
Les + numériques
Dans cette séquence, vous pourrez exploiter
les ressources multimédia suivantes, disponibles sur
le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ».
Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com.
Une séance d’introduction active à partir de
citations de Montaigne
L’expérience de l’immersion de Florence
Aubenas
Montaigne et Bouvier : deux sujets d’écriture
40 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
Présentation
Les instructions officielles situent l’objet d’étude de la classe de
1re, « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation
du XVIe siècle à nos jours » dans une perspective humaniste : l’étude
de textes porteurs d’une « réflexion anthropologique » doit conduire
les élèves à « réfléchir à leur propre condition ».
Dans ce cadre, au lieu de proposer l’étude de textes qui
énoncent une réflexion abstraite et générale sur l’homme, il nous
a paru judicieux de présenter quelques auteurs qui prennent pour
point de départ leur vécu. La première partie de la séquence s’in-
téresse à ce qu’on acquiert en faisant l’expérience d’une confron-
tation avec le monde et avec autrui ; la deuxième, au contraire, à
ce qu’apporte la confrontation avec soi, par le biais d’une écriture
réflexive, dans l’expérience momentanée ou durable de la solitude.
La troisième partie enfin invite à une réflexion personnelle, et à une
mise en œuvre par les élèves de l’écriture de l’essai.
Il s’agit également d’étudier comment on passe de « l’expé-
rience » à « l’essai ». C’est pourquoi nous invitons à lire des textes
relevant de diverses formes d’écriture : reportage journalistique,
récit de voyage, journal, essai. Cela permettra d’observer en quoi
l’expérience donne accès à une connaissance concrète tout en
nourrissant la réflexion.
Avec un tel projet, étudier Montaigne s’impose, mais nous
avons essayé de le rendre plus « proche » en l’entourant d’auteurs
contemporains dont les textes peuvent être lus en classe de 1re,
générale ou technologique : le texte de Florence Aubenas sera pro-
posé en lecture intégrale, ceux de Sylvain Tesson et Nicolas Bouvier
sous la forme d’extraits.
Nous suggérons également de joindre à l’étude des textes
quelques moments consacrés à une écriture personnelle et
informelle. On peut en outre envisager la tenue d’un « carnet de
séquence » où les élèves noteront des réflexions inspirées de leur
expérience personnelle, stimulées par quelques citations  : en
somme, une façon de pratiquer l’essai.
Nous espérons ainsi proposer une séquence vivante et acces-
sible même aux élèves en difficulté.
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Séries générales et technologiques Séquence 1re

ÉTAPE 1. L’expérience du monde

J’avais décidé d’arrêter le jour où ma recherche aboutirait,
Le Quai de Ouistreham
SÉANCE 1 c’est-à-dire celui où je décrocherais un CDI. Ce livre raconte
de Florence Aubenas, cette quête, qui a duré presque six mois de février à juillet 2009.
Les noms des personnes et des entreprises ont été volontairement
expérimenter pour témoigner modifiés.
À Caen, j’ai gardé ma chambre meublée. J’y suis retournée cet
Modalité : Lecture analytique. hiver pour écrire ce livre.
Support : Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, éditions du Paris, janvier 2010.
Seuil, 2010, « Points Documents », 2011 (avant-propos, p. 9-10).
Objectifs : Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, éditions du Seuil,
– Étudier les intentions d’une journaliste dont le reportage 2010, avant-propos, p. 9-10.
a reçu de nombreux prix ;
– Réfléchir à la notion d’expérience.
Durée : 1 heure.
➔ Questions
1. Dans quel contexte et pour quelles raisons la journaliste
Florence Aubenas décide-t-elle d’adopter une nouvelle méthode
TEXTE 1 de travail ?
C’était la crise. Vous vous souvenez ? Cela se passait jadis, il y 2. Résumez l’enquête menée par la journaliste, et ses modalités.
a une éternité, l’année dernière. Comment appelle-t-on cette forme de journalisme ?
La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement 3. Consultez dans un dictionnaire la définition du mot « expé-
qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. On ne savait même rience » : à quels titres peut-on parler d’ « expérience » au sujet de
pas où porter les yeux. Tout donnait l’impression d’un monde en cette entreprise ?
train de s’écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses sem- 4. Cet avant-propos conduit-il à penser que l’ouvrage sera un
blaient toujours à leur place, apparemment intouchées. essai ? Justifiez.
Je suis journaliste : j’ai eu l’impression de me retrouver face
à une réalité dont je ne pouvais pas rendre compte parce que je
n’arrivais plus à la saisir. Les mots mêmes m’échappaient. Rien
que celui-là, la crise, me semblait tout à coup aussi dévalué que
les valeurs en Bourse.
J’ai décidé de partir dans une ville française où je n’ai aucune
attache pour chercher anonymement du travail. L’idée est simple.
Bien d’autres journalistes l’ont mise en œuvre avant moi, avec
talent : un Américain blanc est devenu noir, un Allemand blond
est devenu turc, un jeune Français s’est transformé en SDF, une
femme des classes moyennes en pauvre, et je dois en oublier. Moi,
j’ai décidé de me laisser porter par la situation. Je ne savais pas ce
que je deviendrais et c’est cela qui m’intéressait.
Caen m’a semblé la cité idéale : ni trop au nord, ni trop au
sud, ni trop petite, ni trop grande. Elle n’est pas non plus très
éloignée de Paris, ce qui me semblait pouvoir m’être utile. Je ne
suis revenue chez moi que deux fois, en coup de vent : j’avais trop
à faire là-bas. J’ai loué une chambre meublée.
J’ai conservé mon identité, mon nom, mes papiers, mais je me
suis inscrite au chômage avec un baccalauréat pour seul bagage.
J’affirmais m’être tout juste séparée d’un homme avec lequel
j’avais vécu une vingtaine d’années, et qui subvenait à mes be-
soins, ce qui expliquait pourquoi je ne pouvais justifier d’aucune
activité professionnelle durant tout ce temps-là.
Je suis devenue blonde. Je n’ai plus quitté mes lunettes. Je n’ai
touché aucune allocation.
Avec plus ou moins de certitude et d’insistance, de rares per-
sonnes se sont arrêtées sur mon nom – une conseillère d’insertion,
une recruteuse dans un centre d’appel, le patron d’une entreprise
de nettoyage. J’ai nié être journaliste et plaidé l’homonymie. Les
choses en sont restées là. Une seule fois, une jeune femme dans
une agence d’intérim m’a démasquée, dans les règles de l’art. Je
lui ai demandé de garder le secret, ce qu’elle a fait. L’immense
majorité de ceux et celles que j’ai croisés ne m’ont pas posé de
question. Le journaliste Günter Wallraff, auteur de Tête de Turc, 1986.

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 41

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Séquence 1re Séries générales et technologiques
➔ Éléments de réponse
1. Contexte et motivations
Florence Aubenas évoque « la crise ». Le mot est répété à plu-
sieurs reprises avec l’article défini la qui rend compte d’un fait
notoirement connu et unique en son genre. Cette crise financière
et économique a touché le monde entier dans les années 2007-
2010, dont l’un des moments forts fut la crise bancaire de l’automne
2008. Entraînant une récession, elle provoqua dans de nombreux
pays, comme la France, dépôts de bilan, licenciements, hausse du
chômage, accentuation de la précarité...
Le fait historique, lorsqu’il était d’actualité, paralysait le tra-
vail journalistique par son ampleur : « sans savoir [...] comment en
prendre la mesure », « un monde en train de s’écrouler ». Il est insaisis-
sable. Pire encore, devenu simple mot vide de contenu, « dévalué »
comme le dit Aubenas, le phénomène échappe au discours et à la
réflexion : « sans savoir qu’en dire ».
2. Le journalisme en immersion
Florence Aubenas s’est installée à Caen, une ville qui lui permet-
tait de conserver son anonymat, et qui lui semblait représentative
d’une France « moyenne » : « ni trop au nord, ni trop au sud, ni trop
petite, ni trop grande ». Elle a gardé son identité mais caché sa pro-
fession et son objectif réel, en se présentant comme demandeuse
d’emploi sans qualification. Elle précise qu’elle n’a touché aucune
allocation et avait fixé comme limite à son enquête le moment où
un CDI lui serait proposé : pour des raisons éthiques, il aurait été
inadmissible en effet qu’elle bénéficie d’aides sociales ou prive une
autre personne d’un emploi durable.
Pour rendre compte de la réalité de la crise, elle veut la vivre de
l’intérieur. Cette méthode s’inscrit dans une tradition journalistique,
le «  journalisme d’immersion  », à laquelle Florence Aubenas se
réfère en évoquant allusivement quelques enquêtes célèbres, dont
celle de John Howard Griffin en Alabama en 1959 (« un Américain
blanc est devenu noir »), ou de Günter Wallraff dans les années 1980
(« un Allemand blond est devenu turc »). Elle attire cependant l’atten-
tion sur la singularité de sa démarche : « Je ne savais pas ce que je
deviendrais et c’est cela qui m’intéressait. » La journaliste a choisi de
se « laisser porter par la situation ».
3. L’expérience comme outil de la connaissance
On peut parler d’ « expérience » à plusieurs titres. L’expérience
est un « fait vécu », qui permet « d’acquérir ou de développer la
connaissance des êtres et des choses par leur pratique ». Le mot
désigne également «  l’ensemble des connaissances concrètes
acquises par le contact avec la réalité de la vie ». Dans le domaine
scientifique, c’est un «  fait observé  ». La démarche de Florence
Aubenas consiste à étudier la crise à partir d’une situation délibé-
rément provoquée, mais en se mettant elle-même à l’épreuve afin
d’acquérir par l’expérience la connaissance intime et concrète d’une
situation réelle qui, autrement, lui échapperait.
On comprend dès lors pourquoi la journaliste fournit autant de
garanties d’authenticité, condition nécessaire pour que l’expérience
et les connaissances qu’elle apporte soient jugées fiables. Elle loue
« une chambre meublée », s’inscrit réellement au chômage, poursuit
sa quête pendant six mois et précise qu’elle n’est revenue chez elle
que « deux fois, en coup de vent ». Elle certifie avoir su préserver son
anonymat, ou obtenir un silence complice.
42 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
4. Reportage, témoignage ou essai ?
L’édition de poche classe le livre comme reportage. Cette appel-
lation cadre avec l’intention de l’auteur, qui est de « rendre compte »
d’une réalité en tant que « journaliste ». Conformément à la déon-
tologie, elle préserve l’anonymat des personnes et des entreprises
rencontrées au cours de l’enquête, en modifiant leurs noms. Enfin,
l’avant-propos, daté de janvier 2010, signale le laps de temps qui
sépare l’expérience de la rédaction, laissant supposer une prise de
recul.
Cependant, son enquête n’a pas été conduite du point de vue
extérieur et neutre d’un journaliste. Immergée dans un milieu,
Florence Aubenas noue des liens avec les personnes rencontrées,
tisse des amitiés, développe des inimitiés qui influent sur son
point de vue. Actrice et non pas spectatrice, il lui est plus difficile
de prendre du recul, de proposer une vision équilibrée. De surcroît,
précisant qu’elle est retournée à Caen dans la même chambre meu-
blée pour écrire son livre, elle signifie sa volonté de s’imprégner à
nouveau de l’ambiance, des émotions ressenties, de revivifier les
souvenirs au moment même de l’écriture. Tous ces éléments nous
inciteraient plutôt à parler de « témoignage ».
On ne peut retenir le terme d’ « essai », malgré l’angle subjectif
que l’on vient de relever. L’intention de l’auteur n’est en effet de
proposer ni une analyse des causes, ni une analyse des effets de la
crise. Nulle part on ne trouve dans ces premières pages la volonté
d’élargir le propos à une réflexion plus générale.
➔ Prolongement
On propose aux élèves un accompagnement pour une lecture
sinon de l’intégralité, du moins de quelques chapitres de Quai de
Ouistreham.
SÉANCE 2Entre récit de voyage et essai :
faire l’expérience de l’altérité
avec Nicolas Bouvier
Modalité : Lecture analytique.
Support  : Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, éditions Droz,
1963, p. 193-195.
Objectifs :
– Dégager ce qui fait de ce texte un essai.
– Aborder la question de l’altérité.
Durée : 2 heures.
➔ Présentation du texte
Accompagné du peintre Thierry Vernet, Nicolas Bouvier part
en 1953 pour un périple de dix-huit mois qui les conduit, dans
leur petite Fiat Topolino, des Balkans jusqu’en Turquie, en Iran, au
Pakistan et en Afghanistan. L’écrivain suisse mettra dix ans à écrire
et publier le récit de son voyage. L’Usage du monde est aujourd’hui
considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature de voyage,
par son écriture aussi poétique dans l’évocation que claire dans
l’analyse, par la sagacité et la sensibilité dont l’auteur fait preuve à
l’égard de ceux qu’il rencontre.
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Nicolas Bouvier dans les années 1990.
TEXTE 2
Lors d’un long séjour à Tabriz, dans la province iranienne de
l’Azerbaïdjan oriental, Nicolas Bouvier rencontre un Américain de
bonne volonté, l’ingénieur Roberts qui est chargé par Point IV, un orga-
nisme américain d’assistance technique, d’étudier la construction de
dispensaires et d’écoles pour les villages avoisinants.
C’est [Roberts] un scientifique, mais aussi un homme ouvert
et bienveillant auquel l’idée de faire un travail aussi utile souriait
énormément. D’où sa déception.
– Vous rendez-vous compte, je vais là-bas pour leur construire
une école, et quand ils me voient arriver les gosses ramassent des
cailloux !
Il reprit en souriant : « Une École ! »
Je crois que l’Américain respecte beaucoup l’école en général,
et l’école primaire en particulier, qui est la plus démocratique. Je
crois qu’au nombre des Droits de l’homme, aucun ne lui paraît
aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un
pays civiquement très évolué où d’autres droits plus essentiels
sont assez garantis pour que l’on n’y songe même plus. Aussi,
dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle
primordial, et dans l’imagination américaine, le pays sans école
doit-il être le type même du pays arriéré. Mais, les recettes de
bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et ici, l’Amérique
n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle com-
prenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a
pire que des pays sans école : il y a des pays sans justice, ou sans
espoir. Ainsi Tabriz, où Roberts arrivait les mains pleines et la tête
bourrée de projets généreux que la réalité de la ville – car chaque
ville a la sienne – démentait chaque jour.
Séries générales et technologiques Séquence 1re
Revenons à l’école de Roberts. Voici comment Point IV pro-
cédait : il offrait gratuitement le terrain, les matériaux, les plans
et les conseils. De leur côté les villageois, qui sont tous un peu
maçons, fourniraient la main-d’œuvre et construiraient, avec une
belle émulation, le local où ils auraient le privilège de s’instruire.
Voilà un système qui fonctionnerait à merveille dans une com-
mune finnoise ou japonaise. Ici, il ne fonctionnait pas, parce que
les villageois n’ont pas une once de ce civisme qu’on leur avait si
promptement prêté.
Les mois passaient. Les matériaux s’évanouissaient mysté-
rieusement. L’école n’était pas construite. On n’en voulait pas.
On boudait le cadeau. Il y a bien de quoi écœurer les donateurs,
et Roberts était écœuré.
Mais les villageois ? Ce sont des paysans assez misérables,
soumis depuis des générations à un dur régime de fermage féodal.
D’aussi longtemps qu’ils se souviennent, on ne leur a jamais fait
pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans
les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation
de sottise et de cupidité. Rien ne les a préparés à croire au Père
Noël. Avant tout, ils se méfient, flairent une attrape, soupçonnent
ces étrangers, qui veulent faire travailler chacun, de poursuivre
un but caché. La misère les a rendus rusés, et ils pensent qu’en
sabotant les instructions qu’on leur donne, ils déjoueront peut-
être ces desseins qu’ils n’ont pu deviner.
En second lieu, cette école ne les intéresse pas. Ils n’en com-
prennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les
préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se
garer des gendarmes, de travailler moins dur ou alors de béné-
ficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur
offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 43
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Séquence 1re Séries générales et technologiques
réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou
ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium.
Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire
ne les mèneront pas bien loin aussi longtemps que leur statut de
« vilain » n’est pas radicalement modifié.
Enfin, le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et
écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats,
écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du
pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour
une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit reve-
nu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement, mais
le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des maté-
riaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou
de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à
chacun : la Mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après
quelques jours d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare.
Désormais, le village a mauvaise conscience et n’attend pas le
retour de l’Américain avec plaisir. Si seulement on pouvait s’ex-
pliquer, tout deviendrait simple... mais on peut mal s’expliquer.
Quand l’étranger reviendra, il ne trouvera ni l’école, ni les maté-
riaux, ni la reconnaissance à laquelle il s’attend, mais des regards
fermés, fuyants, qui n’ont l’air au courant de rien, et des gosses
qui ramassent des pierres sur son passage parce qu’ils savent lire
le visage de leurs parents...
Ce n’était qu’une distance à franchir, mais une longue dis-
tance parce que l’exercice de la bienfaisance demande infiniment
de tact et d’humilité. Il est plus aisé de soulever un village de
mécontents que d’en modifier les habitudes ; et, sans doute, plus
facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que
des techniciens assez psychologues pour être efficaces. Roberts,
qui l’était, en viendrait bientôt à écrire dans ses rapports qu’il
fallait peut-être renoncer à l’école pour s’occuper par exemple
de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des foyers
d’infection virulents.
Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, éditions La Découverte, 2014.
➔ Questions
1. Distinguez ce qui relève du récit et ce qui relève de l’analyse
dans ce texte.
2. Montrez que Nicolas Bouvier adopte plusieurs points de vue
successifs et se met à la place des uns et des autres.
3. Exposez les raisons qui expliquent l’intention de Roberts.
4. Résumez les raisons qui expliquent le comportement des
villageois.
5. Relevez des phrases qui pourraient être des aphorismes, des
maximes, et qui constituent les leçons que l’auteur tire de l’anecdote.
➔ Éléments de réponse
1. Un récit de voyage, non de tourisme
On pourrait croire que le récit de voyage se borne à décrire
l’apparence des choses telles qu’un touriste les perçoit. En somme,
qu’il se réduit aux séductions du pittoresque. Cet extrait montre
combien Nicolas Bouvier s’éloigne de cette attente. S’il restitue
les différences qui rendent l’Occidental et le villageois iranien des
années 1950 étrangers l’un à l’autre, ce n’est pas simplement pour
les constater, mais les commenter et en expliquer la raison.
44 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
La part du récit y est réduite, et toujours mêlée de commen-
taires. Elle se reconnaît aisément à l’utilisation des temps du passé.
L’auteur commence par camper rapidement le personnage de
Roberts et restitue ses propos de manière à souligner aussi bien sa
bienveillance que son désappointement. Après une interruption, le
récit reprend pour clarifier la situation : deux paragraphes opposent
le plan initial de Point IV à son échec.
La suite du texte laisse place à des développements qui pro-
posent une analyse du comportement des Américains, puis de celui
des villageois. Les passages de commentaire sont naturellement
écrits en majorité au présent de l’indicatif : présent d’énonciation,
et présent de vérité générale pour ce qui relève de l’activité de
réflexion et d’analyse.
2. La polyphonie et l’expérience de l’altérité
Nicolas Bouvier est capable de faire valoir tous les points de
vue : comprendre les intentions, expliquer les motivations respec-
tives des Américains puis des Iraniens. Par personnes interposées,
il permet à son lecteur de faire doublement l’expérience de l’alté-
rité : celle des Américains et des villageois les uns par rapport aux
autres ; et celle d’un lecteur européen, peut-être, à l’égard des uns
et des autres.
3. La vision des Américains
L’ingénieur Roberts se heurte à une réaction qu’il ne comprend
pas. Face à cette expérience, il réagit de façon affective  : il est
« écœuré ». L’auteur n’ironise pas sur cette déconvenue et sympa-
thise au contraire avec lui. L’emploi de la majuscule au mot « École »
traduit l’étonnement incrédule qu’éprouve Roberts. Cependant,
cette incompréhension ne débouche sur aucune agressivité  :
l’auteur rend justice à ses intentions louables, mais il rend compte
également de ce qu’elles comportent d’illusoire : « les recettes du
bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées ». Il attribue l’étonne-
ment de Roberts à la valeur éminente accordée par les Américains
au droit à l’instruction qui fait oublier que d’autres droits « plus
essentiels » ne sont pas garantis dans d’autres pays  : « il y a des
pays sans justice, ou sans espoir ». Vouloir exporter telles quelles ses
propres « recettes de bonheur » repose donc sur une forme d’ethno-
centrisme doublée d’une méconnaissance de la réalité vécue par
autrui. L’universaliste méconnaît l’altérité en prêtant aux autres
les mêmes pensées que lui, et reste aveugle à l’infinie diversité du
monde. Il manque ainsi de pragmatisme : « les projets généreux »
sont démentis par la réalité.
4. Le point de vue des villageois
En quatre paragraphes, Nicolas Bouvier fait la liste des explica-
tions structurelles qui rendent compréhensible l’hostilité des vil-
lageois au projet. On détaille avec les élèves le faisceau de raisons
sociales, économiques, historiques, culturelles qui les conduisent à
la méfiance envers l’étranger, au désintérêt pour l’école, au vol des
matériaux. On souligne combien l’auteur sait les rendre sensibles
par des détails concrets. On montre enfin avec quelle intuition psy-
chologique il entre dans les représentations et les affects des villa-
geois : leur méfiance, leur ruse, leur difficulté à réfléchir à cause de
leur misère, leur respect pour le mollah, leur mauvaise conscience...
5. De l’expérience à l’essai
Avec Nicolas Bouvier, le récit de voyage devient un véritable
essai. L’extrait étudié montre à l’œuvre moins une véritable démons-
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Séries générales et technologiques Séquence 1re

tration que ce qu’on pourrait appeler une « intuition réfléchie »,
que l’auteur prend à son compte : « je crois ». Il conduit le lecteur à
comprendre avec justesse le comportement des uns et des autres.
Le dernier paragraphe de l’extrait laisse ouverte la possibilité de
surmonter l’altérité et de trouver des solutions pragmatiques conci-
liant les logiques de chacun : « renoncer à l’école pour s’occuper par
exemple de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des foyers
d’infection virulents ». Cet optimisme est cependant tempéré : il est
« plus facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que des
techniciens assez psychologues pour être efficaces ».
L’essayiste ne se présente pas comme un spécialiste, ne défend
pas non plus une thèse déjà formée, mais parvient à extraire de
l’anecdote symbolique qu’il nous raconte des vérités générales
s’appuyant sur son observation précise des hommes rencontrés et
sur sa capacité à entrer dans leur point de vue.
On peut isoler deux formules dans ce passage à titre d’apho-
rismes : « les recettes de bonheur ne s’exportent pas sans être ajus-
tées » et « l’exercice de la bienfaisance demande infiniment de tact et
d’humilité ».

ÉTAPE 2. L’expérience intime

On peut accepter ces changements de plein gré. Demain, les

Dans les forêts de Sibérie
SÉANCE 3 crises économiques nous les imposeront.
de Sylvain Tesson, La décroissance ne constituera jamais une option politique.
Pour l’appliquer, il faudrait un despote éclairé. Quel gouverneur
l’épreuve de la solitude aurait le courage d’imposer pareille cure à sa population ? Com-
ment convertirait-il une masse à la vertu de l’ascèse ? Convaincre
Modalité : Lecture analytique. des milliards de Chinois, d’Indiens et d’Européens qu’il vaut
Support : Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, mieux lire Sénèque qu’engloutir des cheese-burgers ? L’utopie
2011, p. 49-51 : journal du 22 février. décroissante : un recours poétique pour individus désireux de se
Objectifs : conformer aux principes de la diététique.
La cabane est un terrain parfait pour bâtir une vie sur les
– Étudier le genre du journal, entre écriture autobiographique
fondations de la sobriété luxueuse. La sobriété de l’ermite est de
et essai ;
– Analyser la réflexion de Sylvain Tesson sur l’expérience qu’il
mène.
Durée : 2 heures.

➔ Présentation
De février à juillet 2010, Sylvain Tesson, grand voyageur, est allé
vivre dans une cabane au bord du lac Baïkal. Pour donner une idée
de son isolement, de l’hostilité du milieu mais aussi de sa beauté,
on pourra montrer aux élèves les cartes que dessine l’auteur au
début de son ouvrage, lire l’introduction « Un pas de côté » (p. 9-10),
et demander aux élèves de regarder sur Internet quelques vues du
Baïkal, aussi belles qu’impressionnantes.

TEXTE 3
22 février.
Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les
gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan
vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un
séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une
caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand
mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est
un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté,
de silence et de solitude. Un champ expérimental où inventer
une vie ralentie.
Les théoriciens de l’écologie prônent la décroissance. Puisque
nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans
un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos
rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences.
Le lac Baïkal vu de l’île Olkhon, en Russie.

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 45

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Séquence 1re Séries générales et technologiques
ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer
de ses anciens besoins.
Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se
pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est
jamais interrompu (sauf l’accident d’avant-hier). La technique
ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée.
La partition du recours aux forêts ne peut se jouer qu’à un
nombre réduit d’interprètes. L’érémitisme est un élitisme. Aldo
Leopold ne dit rien d’autre dans son Almanach d’un comté des
sables dont j’ai commencé la relecture ce matin, sitôt le poêle
allumé : « Toute protection de la vie sauvage est vouée à l’échec,
car pour chérir nous avons besoin de voir et de caresser et quand
suffisamment de gens ont vu et caressé, il ne reste plus rien à
chérir. » Lorsque les foules gagnent les forêts c’est pour les abattre
à la hache. La vie dans les bois n’est pas une solution aux pro-
blèmes écologiques. Le phénomène contient son contre-principe.
Les masses, gagnant les futaies, y importeraient les maux qu’elles
prétendaient fuir en quittant la ville. On n’en sort pas.
Jour blanc. Un camion de pêcheur dans le lointain. Long
entretien avec ma fenêtre. À la fin de la matinée, je jette dans la
poudreuse une demi-douzaine de bouteilles de vodka Kedrovaïa.
Je les retrouverai à la fonte, dans trois mois. Les goulots crèveront
la couche, annonçant les beaux jours mieux que les perce-neige.
Le cadeau de l’hiver à l’éternel retour du printemps.
Un après-midi de rangement et de préparations. J’étanchéifie
l’auvent de la cabane en clouant des planches et finis de trier la
caisse de vivres. Mais après ? Lorsqu’il n’y aura plus de planches
à clouer ni de caisses à ranger ?
Le soleil disparaît à 17 heures derrière les crêtes. L’ombre
gagne dans la clairière et la cabane s’assombrit. Je trouve à l’an-
goisse un antidote à effet immédiat : quelques pas sur la glace.
Un simple coup d’œil à l’horizon me convainc de la force de mon
choix : cette cabane, cette vie-là. Je ne sais pas si la beauté sauvera
le monde. Elle sauve ma soirée.
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie - Journal d’ermitage,
Gallimard, 2011, p. 49-51.
➔ Questions
1. Quels éléments de ce texte relèvent de l’écriture d’un journal ?
2. Quel sens personnel Sylvain Tesson donne-t-il à sa retraite
« dans les bois » ?
3. L’expérience qu’il fait peut-elle être généralisable, selon lui ?
Distinguez les différents arguments.
4. Dans les forêts de Sibérie a reçu le prix Médicis Essai en 2011 :
quelles caractéristiques d’écriture font de cet extrait d’un journal
un essai ?
➔ Éléments de réponse
1. Un journal d’ermitage
Le feuillet du 22 février permet d’identifier des caractéristiques
d’écriture propres au journal. Outre la mention de la date, les trois
derniers paragraphes consignent le bilan des événements et activi-
tés de la journée. Quelques repères temporels sont égrenés (« jour »,
« à la fin de la matinée », « après-midi », « à 17 heures », « soirée »)
assortis de notations sur la luminosité («  jour blanc », «  L’ombre
gagne dans la clairière et la cabane s’assombrit »). L’emploi du pré-
sent domine, correspondant soit à une actualisation des activités
réalisées dans la journée (« je jette dans la poudreuse », « j’étanchéi-
46 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
fie ») soit aux réflexions qui naissent au moment de l’écriture (« Je ne
sais pas si la beauté sauvera le monde. Elle sauve ma soirée »). Le style
sans apprêt et volontiers relâché que peut s’autoriser le diariste se
manifeste dans les trois derniers paragraphes par la fréquence des
phrases nominales.
Tenir un journal, c’est aussi consigner ses émotions et ses pen-
sées du jour. Le dernier paragraphe signale « l’angoisse » que Sylvain
Tesson arrive à chasser par « quelques pas sur la glace » et la contem-
plation de la « beauté ». Mais un certain accablement était déjà per-
ceptible dans les deux paragraphes précédents. La notation « jour
blanc » peut décrire l’environnement neigeux ou l’état du ciel, elle
peut aussi évoquer le vide d’une journée. Mais, pour Sylvain Tesson,
ce jour « blanc », suggère sans doute aussi son état psychologique :
un moment de « panne », de doute, une sensation de vide.
2. Une mise à l’épreuve personnelle
Sylvain Tesson s’interroge sur le sens que revêt pour lui son
essai de vivre en ermite durant six mois par une sorte de dialogue
fictif, comme si un interlocuteur posait des questions et qu’il lui
répondait. Le « jeu » est accepté, non sans auto-ironie : il s’agit effec-
tivement d’une « réclusion volontaire » à l’agrément de laquelle il
a pourvu, notamment par « une caisse de livres et des raquettes à
neige ». Il retient l’idée d’ « expérience » au sens scientifique, comme
l’indique la métaphore filée : « laboratoire », « paillasse », « précipi-
ter », « champ expérimental ».
Mais cette expérience est plus qu’une vérification. On com-
prend qu’il s’agit aussi d’une « réforme » de lui-même que Sylvain
Tesson entreprend. Sera-t-il capable d’être cet ermite ? L’oxymore
« sobriété luxueuse » est audacieux, mais expliqué : sobriété parce
qu’on se dépouille de « ses anciens besoins », luxe parce que rien ne
souille la « splendeur » qu’offre le spectacle de la nature.
3. Une expérience généralisable ?
La réclusion volontaire de Sylvain Tesson correspond à la volon-
té de mettre en pratique la « décroissance ». Mais un tel choix est-
il généralisable ? La vie d’ermite peut-elle être une « solution aux
problèmes écologiques » ?
La question est de savoir si ce choix d’austérité, qu’individuel-
lement chacun peut faire « de plein gré », peut être une « option
politique  ». L’auteur répond de façon formellement négative  :
« jamais ». Il est impossible également que tous, de plein gré, aient
«  recours aux forêts  ». «  L’érémitisme est un élitisme  », dit Sylvain
Tesson. Le problème est insoluble, puisque la solution éventuelle
se convertirait dans le problème même qu’elle cherche à résoudre :
la destruction de la nature.
4. Du journal à l’essai
Le genre du journal autorise toutes les libertés. Proche de l’au-
tobiographie, il s’en distingue cependant : au lieu de donner à la vie
l’allure d’une trajectoire et une cohérence, il la restitue en pointillés.
Le journal peut être une forme d’essai, dans la mesure aussi
où l’idée est mise à l’épreuve du vécu. Ainsi, la conclusion de la
journée du 22 février se résout dans l’assertion générale : « Le luxe
de l’ermite, c’est la beauté ». Le journal d’ermitage de Sylvain Tesson
se fait essai parce qu’il explore, au fil des jours, les mêmes ques-
tions : qu’est-ce qu’une vie d’ermite ? Que m’apporte-t-elle ? Peut-
elle apporter quelque chose au monde ? Est-elle un futur possible
pour l’humanité ? On peut relever dans l’extrait et dans l’ouvrage de
nombreuses formules à valeur générale, des sentences bien frap-
pées. Cependant, parce qu’il ne tait pas ses variations, ses contra-
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
dictions, ses hésitations, l’auteur montre ce qu’on pourrait appeler
la vie d’une pensée, cherchant moins à trouver des réponses défi-
nitives qu’à (se) poser des questions.
➔ Texte libre
À partir de la lecture du feuillet du 22 février, on demande aux
élèves de rédiger un texte libre sur un des sujets suivants.
1. Relevez la phrase que vous préférez dans cet extrait et justi-
fiez votre choix.
2. Que pensez-vous de l’expérience menée par Sylvain Tesson ?
3. Cet extrait vous donne-t-il envie de lire l’ensemble du livre ?
SÉANCE 4Penser par soi-même :
l’essai selon Montaigne
Modalité : Lecture comparée.
Supports :
– Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie ;
– Montaigne, Essais, I, 50 « De Démocrite et Héraclite ».
Objectifs :
– Rapprocher la démarche de Tesson de celle de Montaigne ;
– Découvrir et comprendre le sens que donne Montaigne
à l’essai.
Durée : 2 heures.
➔ Démarche
Nous proposons de lire le texte avec les élèves et d’en éluci-
der le sens, dans une sorte de paraphrase explicative qui pourra
déboucher, si le professeur le souhaite, sur une lecture analytique,
plus attentive aux procédés d’écriture que nous n’abordons pas ici.
Les notes de vocabulaire pourront être données en même temps
que le texte. On confronte ensuite la démarche de Tesson avec celle
que décrit Montaigne.
➔ Se retirer du monde
La démarche de Sylvain Tesson de s’isoler dans une cabane
au bord du Baïkal n’est pas sans évoquer la décision que prend
Montaigne, à trente-huit ans, de quitter la vie publique et de se
retirer sur son domaine. Tesson se demande s’il sera capable de se
supporter lui-même pendant une durée fixée à l’avance, et entend
se mettre à l’épreuve, mais aussi, on l’a vu, mettre à l’épreuve ses
conceptions écologiques. Montaigne, en choisissant une solitude
moins radicale que celle de Tesson, et plus confortable, a d’emblée
pour but de se consacrer aux « loisirs », autrement dit à l’étude, par
opposition aux affaires du monde.
➔ Exercer librement son jugement
La notion de jugement fonde la méthode de Montaigne : « Le
jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout ». Le jugement
est la faculté intellectuelle de juger des choses – c’est-à-dire de
les comprendre, d’en analyser les fondements et les aboutissants.
Séries générales et technologiques Séquence 1re
Ainsi, l’auteur s’empare de tous les sujets qui se présentent, sans les
hiérarchiser, sans en écarter aucun, car « ils sont également bons ».
Rien ne rebute sa curiosité intellectuelle ni son désir de « mettre à
l’essai » son esprit.
Il montre pour chaque sorte de sujets quel profit le jugement
peut en tirer. Ainsi un sujet qui résiste à une appréhension intuitive
est l’occasion pour Montaigne de tester sa sagacité, sa faculté de
compréhension. Un sujet futile est une autre sorte d’épreuve : est-il
possible de lui trouver, en y réfléchissant, de la consistance, du fond,
de l’étoffer et de le développer ? Un sujet déjà abondamment traité
par d’autres exerce également le jugement. Il ne s’agit plus alors de
faire preuve d’inventivité ou d’originalité, mais de discernement :
« élire la route qui lui semble la meilleure ».
L’essai selon Montaigne récuse donc la hiérarchie pédante des
sujets. Bas ou noble, neuf ou ancien, simple ou savant : ce ne sont
pas selon de telles distinctions que l’on peut estimer la valeur de la
réflexion, mais uniquement à la façon dont celle-ci s’exerce.
Tesson met à l’épreuve son jugement et sa réflexion à la
manière de Montaigne : il ne traite pas à fond son sujet ; l’aban-
donne quand il a atteint ses limites ; prétend moins apporter des
réponses que s’interroger ; et s’il cite un autre auteur, c’est davan-
tage pour en nourrir sa propre pensée que pour s’y soumettre.
➔ Connaître ses limites
Mais ce serait un contresens de penser que cette liberté
n’est que licence et facilité. Si l’essai selon Montaigne adopte la
démarche qu’il vient de décrire, c’est parce qu’il connaît très bien
ses propres limites : « je ne vois le tout de rien ». Si la réflexion peut
demeurer aporétique, c’est qu’il est conscient que sa « maîtresse
forme » est « l’ignorance ». Modestie, aveu d’impuissance ? Non pas,
car ces limites sont celles de tous les hommes : ceux qui croient
pouvoir être exhaustifs «  ne font pas » (n’y parviennent pas), et
leur « promesse de nous le faire voir » s’avère vaine. Par contraste,
Montaigne souligne combien il sait mesurer ses forces : un homme
intelligent connaît ses limites, tandis que le sot ne sait même pas
qu’il en a. Montaigne obéit ainsi au précepte du temple de Delphes,
« Connais toi toi-même » et, tel Socrate, sait qu’il ne sait rien.
En notant chaque jour dans un carnet les événements du jour,
ses émotions et ses pensées, Sylvain Tesson fait davantage œuvre
d’autobiographe, tandis que les Essais se rapprochent plutôt de
l’autoportrait. Cependant, l’un et l’autre auteurs ne proposent pas
une image figée d’eux-mêmes : Sylvain Tesson et Montaigne avant
lui enregistrent leurs variations d’opinion au cours du temps.
TEXTE 4
Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout.
À cette cause 1, aux essais que j’en fais ici, j’y emploie toute
sorte d’occasion 2. Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela
même 3 je l’essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant
trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; et cette recon-
naissance de ne pouvoir passer outre, c’est un trait de son effet 4,
voire de ceux de quoi 5 il se vante le plus. Tantôt, à un sujet vain
et de néant 6, j’essaie voir s’il trouvera de quoi lui donner corps et
de quoi l’appuyer et étançonner 7. Tantôt, je le promène à un sujet
noble et tracassé 8, auquel il n’a rien à trouver de soi 9, le chemin
en étant si frayé qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autrui.
Là, il fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure, et,
de mille sentiers, il dit que celui-ci ou celui-là, a été le mieux
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 47
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Séquence 1re Séries générales et technologiques

choisi. Je prends de la fortune 10 le premier argument 11. Ils me 1. C’est pourquoi. 10. Hasard.
sont également bons. Et ne desseigne 12 jamais de les produire 13 2. Je tire partie de toute occasion pour 11. Sujet.
essayer mon jugement. 12. Je n’ai jamais pour dessein, projet.
entiers. Car je ne vois le tout de rien 14. Ne font pas 15, ceux qui 3. Un sujet que je ne comprenne pas, pour 13. De les faire apparaître.
promettent de nous le faire voir. De cent membres et visages qu’a cette raison même... 14. Il n’y a rien que je puisse voir en tota-
chaque chose, j’en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à 4. C’est un signe de l’efficacité de mon lité, sous tous ses aspects.
effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une pointe, jugement. 15. Ils n’y parviennent pas, ceux qui...
non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais. 5. Et même un de ceux desquels. 16. Point de vue.
Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre 16 inusité. Je 6. Futile, sans importance. 17. Détachés.
7. Étayer. 18. D’en tirer une conclusion.
me hasarderais de traiter à fond quelque matière, si je me connais- 8. Rebattu. 19. Je peux me rendre, m’en remettre.
sais moins. Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris 17 9. Rien à trouver à lui seul. 20. Mon principal caractère.
de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis
pas tenu d’en faire bon 18, ni de m’y tenir moi-même, sans varier
quand il me plait ; et me rendre 19 au doute et incertitude, et à ma
maîtresse forme 20, qui est l’ignorance.
Montaigne, Essais, I, 50, « De Democritus et Heraclitus ».

ÉTAPE 3. Mettre son expérience à l’essai

angles d’attaque, faire éventuellement des digressions. L’essai est

SÉANCE 5 Faire le point ainsi plutôt le moment du questionnement que celui des réponses.
C’est pourquoi le lecteur doit accepter de cheminer avec l’auteur,
Modalités : Échanges oraux. de suivre les tours et détours de sa pensée.
Supports : Les textes étudiés dans la séquence.
Objectif : Tirer les conclusions de la séquence.
Durée : 1 heure. ➔ Défendre un jugement personnel
sur les œuvres et les thèmes proposés
Afin de nourrir les connaissances littéraires comme la réflexion
des élèves, les travaux suivants peuvent donner lieu à des échanges 1. Quel texte vous a le plus intéressé ? Pourquoi ?
en classe, ou encore par groupes. 2. Relevez, dans ces différents textes, quelques maximes ou
phrases qui vous plaisent. Pour chacune, ajoutez un court com-
mentaire. Puis apprenez-les par cœur.
➔ Définir l’essai
Questions Exposer une réflexion
SÉANCE 6
1. Définissez chacun des genres étudiés dans cette séquence :
le reportage journalistique, le récit de voyage, le journal, l’essai. personnelle
2. Il arrive que le reportage, le récit de voyage, le journal
deviennent des formes d’essai littéraire : à quelles conditions ? Modalité : Écriture.
3. Lit-on un essai pour obtenir une réponse définitive à une Supports : Les textes étudiés durant la séquence.
question ? Objectifs :
4. Voici une phrase de Montaigne : « ce n’est pas la leçon d’autrui, – Préparer le sujet de dissertation ;
c’est la mienne » : cette citation vous semble-t-elle une bonne défi- – Réinvestir les connaissances acquises.
nition de l’essai en général ? Durée : 2 heures.

Éléments de réponse On demande aux élèves de rédiger un développement argu-

Dans la définition de l’essai, on soulignera sa dimension sub-
jective. L’énonciateur parle en son nom propre et s’adresse à un
lecteur. L’essayiste part de sa vie, mais ne la raconte pas : il en extrait
un ou des sujets qui le préoccupent et exprime ses réflexions à leur
propos. L’essayiste ne se présente ni comme un savant ni comme
un spécialiste d’un domaine particulier. Il donne son opinion
argumentée, en recourant à toute son expérience personnelle :
son expérience intime, les expériences qu’il a pu faire au contact
d’autrui, les livres qu’il a lus, les films qu’il a vus, les conversations
entendues... Il ne prétend pas traiter un sujet à fond, il est libre de
développer son analyse comme il l’entend : il peut multiplier les
menté en rapport avec l’objet d’étude « La question de l’homme
dans les genres de l’argumentation ». Ils choisissent un des trois
sujets suivants. Au fil de leur argumentation, les élèves doivent
obligatoirement citer et commenter des textes étudiés en classe.
1. À quelles conditions l’expérience vécue peut-elle nourrir la
connaissance de l’homme ?
2. Pour comprendre l’homme, est-il nécessaire de fréquenter le
monde et de multiplier les expériences ?
3. Écrire sur soi, cela vous paraît-il un bon moyen de réfléchir à
son expérience ?

48 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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L’histoire Les enjeux pédagogiques

Du Bellay, Malherbe, Régnier, La Fontaine, • Une réflexion sur les rapports entre poésie et pouvoir
Chénier, Lamartine, Hugo, Withman, à travers les siècles
Baudelaire, Dickinson, Rimbaud,
• Un questionnement sur l’énergie de la poésie
Tsvétaïeva, Maïakovski, Eluard, Aragon,
et sa puissance d’insurrection.
Senghor, Char, Celaya, Césaire,
Granek, Glissant, Bianu…
Thèmes du programme en lien avec ce titre :
L’écriture poétique est aussi
une écriture politique. • 2de - Genres et formes de l’argumentation

• 1re - Écriture poétique et quête de sens

Retrouvez sur www.carresclassiques.com :

• des pistes d’exploitation pédagogique
• le livret de l’enseignant téléchargeable gratuitement
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Séquence 21de
Séquence re Séries générales et technologiques

ANALYSE D’IMAGE
FILMIQUE

Sans toit ni loi

d’Agnès Varda (1985)
Par Marie-Pierre Lafargue,
intervenante cinéma en milieu scolaire

Un film « cinécrit » par Agnès Varda

L’analyse de Sans toit ni loi, pièce maîtresse du catalogue des
films inscrits au dispositif Lycéens et apprentis au cinéma, peut
indéniablement enrichir une séquence consacrée au récit de vie.
Réalisé en 1985 par Agnès Varda, le film naît de la révolte de la
cinéaste devant un fait divers que lui rapporte, un jour, un gen-
darme  : l’histoire d’un jeune homme de dix-sept ans retrouvé
mort de froid sous un pommier. Commence alors un long travail
de documentation qui amène Agnès Varda à sillonner le Gard et
l’Hérault pendant des semaines et qui la porte au-devant de ceux
qui font la route et de ceux qui les croisent. De ces rencontres
avec des sans-abris et des routards, des garagistes et des bergers,
des vignerons et des ouvriers agricoles immigrés s’élaborent le
scénario du film puis son tournage, quelques mois plus tard, sur
le territoire dessiné par cette enquête et avec la collaboration de
certains de ces témoins.
Incarnant ainsi fortement la notion de cinécriture forgée par
Agnès Varda contre la tyrannie du scénario, par laquelle elle étend Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda
l’écriture à l’ensemble du processus de réalisation, le film trouve
sa forme entre intentions et aléas, petits gestes et grandes lignes,
acteurs professionnels au jeu naturel et « vraies gens [tournant]
dans leurs lieux familiers avec leurs outils, leurs habits et leurs gestes ».
Sans toit ni loi s’avère dès lors l’œuvre où le style libre d’Agnès
Varda atteint sa pleine mesure : la fiction se patine d’une texture
désir d’une liberté qui aura raison d’elle, Mona se caractérise par
documentaire ; la parole vraie avoisine le texte récité ; l’artifice de
son intégrité. Ce caractère s’exprime dès sa première réplique. Face
la mise en scène fait surgir l’émotion brute ; le cinéma sculpte le
au routier qui tente de s’imposer à elle et qui la nie dès le début
réel dans un souci de vérité.
de leur échange – « C’est plus la saison pour camper. Y a plus per-
sonne » –, son « Y a moi » résonne comme un cri de révolte. Il laisse
entendre son refus face à l’effacement social dont tout et tous la
Le mystère Mona menacent (2).
Véritable rempart contre cette disparition programmée de
Incarnée par la jeune Sandrine Bonnaire tout juste révélée par Mona, l’ouverture (1) énonce clairement les intentions de la ciné-
le rôle de Suzanne dans À nos amours (Maurice Pialat, 1983), le aste de faire de son film le tombeau que la société lui refuse. Le
personnage de Mona la vagabonde traverse la quasi-totalité des générique défile sur un plan d’ensemble – image-tableau d’un
espaces du film. Sa présence physique, manifeste dès la décou- paysage de vignes en hiver – qu’un lent zoom avant concentre
verte de son cadavre lors de l’ouverture (1)1 et tangible jusqu’à peu à peu vers le fossé où Mona, encore invisible, git pourtant
son agonie dans le dernier plan du film (12), entre cependant en déjà. Une fois son cadavre découvert, la mise en scène orchestre
tension avec une impression de mystère dont la jeune femme ne une séquence qui mobilise toutes les figures imposées du récit
se départit jamais et que l’onomastique signale d’emblée. Simone policier : découpage précis et montage sec de plans fixes et brefs,
Bergeron, dite « Mona », partage avec l’étrange figure du tableau figures de gendarmes et de témoins, scènes d’interrogatoire,
peint par Léonard de Vinci le même trouble originel et provoque gestes de prélèvement et de mesure, évocation d’une scène de
chez son contemplateur, contraint à la même expérience radi- crime sanglant à travers les trois plans des traces de lie de vin lais-
cale, une sensation semblable faite de curiosité et de frustration. sées par la fête des Pailhasses (12). Comme en réaction, l’efficacité
Éminemment solitaire, volontiers désinvolte, tout entière à son de la narration cède alors au portrait impressionniste par lequel

50 NRP LYCÉE MAI-JUIN 2017

SEPTEMBRE 2017
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Séries générales et technologiques Séquence 21de
Séquence re

la cinéaste semble refuser les conclusions de l’enquête : « une Sans toit ni loi brille enfin par la richesse de sa bande-son :
clocharde morte de mort naturelle ». Jouant du raccord de couleur variété des voix et des accents, interprétations naturelles des
et de texture entre le blanc du sac plastique dans lequel on fait acteurs et jeu rugueux des non-professionnels, multiplicité des
disparaître le corps de Mona et la surface immaculée de la plage, dispositifs (scène, aparté, entretien). À cela s’ajoute la bande musi-
l’image idéalisée d’une Vénus naissant de la mer se substitue au cale mêlant musiques sources caractérisant l’esprit de l’époque
cadavre maculé de terre voué à la fosse commune. Et tandis qu’en (The changeling des Doors ; Marcia Baïla des Rita Mitsouko, etc.) et
voix off la cinéaste énonce son projet poétique, elle fait renaître composition originale signée Joanna Bruzdowicz. Les notes dou-
Mona, propre et nue, vibrante sous la lumière pure d’un soleil loureuses et volontiers stridentes des cordes qui accompagnent
d’hiver. l’errance de Mona signalent, comme autant de stations, les douze
Démarre alors l’errance de Mona. Ce parcours, qui occupe travellings le long desquels la jeune fille s’avance seule vers son
toute la partie centrale du film, est ponctué de douze travellings destin tragique jusqu’au fossé, bouche béante qui attend de la
construits sur le même principe : tandis que le mouvement balaie broyer.
le bord d’une route, une rue ou l’étendue d’un champ, Mona entre
dans le cadre puis en sort et disparaît hors-champ. Le mouvement
continue à vide et vient s’arrêter en plan fixe sur un détail du pay- 1. La numérotation correspond au découpage narratif proposé dans le
sage. Filmées de droite à gauche, à rebours, ces douze séquences dossier Lycéens et apprentis au cinéma téléchargeable sur le site www.cnc.fr
accentuent l’impression de surplace qui se dégage de ces déplace-
ments. Car si, contrairement à la conclusion du berger, l’errance
n’est pas forcément synonyme d’erreur (8), le retour aux mêmes
lieux et aux mêmes personnages conduit bel et bien Mona à une
impasse.
Analyse comparée
L’analyse de l’ouverture des Glaneurs et la Glaneuse (du
Contes et tableaux début à 5 min 35 s) constitue à la fois une initiation au cinéma
d’Agnès Varda et une préparation à l’analyse de Sans toit ni loi.
L’âpreté du sujet de Sans toit ni loi, sa manière documentaire
La liberté de ton et de forme propre à la cinéaste y est
et le réalisme qui s’en dégage ne doivent pas occulter le style
immédiatement perceptible : la voix off de la cinéaste qui se
d’Agnès Varda, poétique et pictural, empruntant aux contes leurs
fait entendre dès le premier plan prend aussitôt la narration
figures édifiantes et allant jusqu’à donner au parcours de Mona la
en charge, assurant la continuité et la cohérence du film qui
forme d’un chemin de croix.
prend corps, pièce après pièce, à la manière d’un collage. Des
Dès le plan-générique, dont la composition et la couleur
plans serrés de la tranche puis de l’article « glaneur » d’une
fauve rappellent La Montagne Sainte-Victoire de Cézanne et où
vieille encyclopédie illustrée Larousse au témoignage in situ
les cyprès évoquent Van Gogh, s’affirme la dimension picturale
de la paysanne aux abords de son champ en passant par les
du film. La durée du plan séquence permet de saisir le mouve-
plans accélérés des visiteurs du Louvre devant Les Glaneuses
ment des nuages : la variation de la lumière se répand progres-
de Millet, Agnès Varda tisse le fil d’un récit qui prend le parti
sivement sur toute l’étendue du champ évoque alors la main du
de l’hétérogène – voire de l’hétéroclite – et assume ainsi le rôle
peintre déposant ses à-plats de peinture à la surface de la toile.
de glaneuse d’images et de sons qu’elle revendique dans le
Au-delà de cette déclaration de principe esthétique, la cinéaste
titre du film.
pratique la réécriture de tableaux célèbres  : Mona renaît des
La place accordée à la peinture – les figures de glaneuses
eaux au creux d’un plan d’ensemble en forme de conque comme
peintes par Millet et Jules Breton servant d’étalon auquel com-
la Vénus de Botticelli ; côte à côte, les mains jointes au-dessus
parer les glaneurs modernes, véritables sujets du film – et la
des ceps de vigne qu’ils s’apprêtent à tailler ensemble, Mona et
bande-son mêlant rap et composition originale pour violon
Assoun incarnent la simplicité, l’harmonie et la ferveur du couple
de Joanna Bruzdowicz manifestent le caractère hybride de
de L’Angélus de Millet (9).
l’écriture d’Agnès Varda. Façonnant volontiers son cinéma à la
Par ailleurs, le fil du conte structure le film où la saleté phy-
première personne du singulier à partir de matériaux variés et
sique de Mona le dispute à la crasse morale d’un certain nombre
composites, issus parfois d’autres univers poétiques, d’autres
de protagonistes. Préfigurant l’homme-loup qui violera Mona
œuvres plastiques ou musicales, elle lui confère le pouvoir
dans les bois (8), de grands méchants loups – Paulo et le motard,
d’exprimer tout à la fois l’intime et le politique.
le routier, le démolisseur – rôdent dès les premières séquences
Le film affirme ainsi la forme de l’essai – dans son accep-
et menacent insidieusement la jeune fille qui croise un avatar du
tion littéraire – car le sujet délicat des laissés-pour-compte des
Petit Chaperon rouge devant la boulangerie du premier village
sociétés contemporaines riches y est traité par approches suc-
qu’elle traverse (1 et 2). Comme Peau d’Âne, recouverte de sa cou-
cessives, selon un point de vue original qui ne vise pas à l’ex-
verture en lambeaux dont le tissage chiné de gris et de bordeaux
haustivité. Usant de la métaphore, élaborant un autoportrait
rappelle le pelage de l’animal écorché, Mona erre à travers les
de la cinéaste en vieille femme à l’approche de la mort, Agnès
campagnes et les villages, provoquant dégoût et rejet (11 et 12).
Varda y revendique son goût des êtres et des choses fragiles,
Pourtant, sous les haillons de la souillon, c’est bien une princesse
des créatures hors normes qui seraient demeurées invisibles
au cœur pur qui vient interroger la part d’humanité de chacun.
sans le souci constant de son inlassable caméra.

SEPTEMBRE
MAI-JUIN 2017 NRP LYCÉE 51
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Écrit du BAC Tle

Séries littéraires

Du Journal des Faux-

Monnayeurs au roman :
genèse et enjeux
Par Stéphanie Bertrand, maître de conférences
en langue et littérature françaises (XXe-XXIe siècles) à l’université de Lorraine

Sommaire Présentation
Le programme du baccalauréat littéraire 2016-2018 regroupe,
ÉTAPE 1. Quelques éléments biographiques
sous les objets d’étude « La genèse : lire-écrire » et « La publication :
Une scolarité difficile
écrire-publier », le roman des Faux-Monnayeurs et le Journal des
Le « contemporain capital »
Faux-Monnayeurs, publiés respectivement en 1925 et en 1927 chez
La question de l’homosexualité
Gallimard. Il associe ainsi, d’un côté, le seul « roman » écrit par Gide,
ÉTAPE 2. La genèse des Faux-Monnayeurs de l’autre, une œuvre hybride, qui se présente comme le journal de
Le fait divers création du roman mais aussi comme un écrit théorique sur le genre
Une suite aux Caves du Vatican ? romanesque.
La métaphore centrale de la fausse monnaie Après avoir présenté la genèse du roman à l’aune du Journal
Des sources autobiographiques des Faux-Monnayeurs, il s’agira de mettre en perspective ces deux
L’influence (du milieu) littéraire œuvres pour voir comment Gide applique ou non, dans son
roman, les principes esthétiques énoncés dans le Journal des Faux-
ÉTAPE 3. Du Journal des Faux-Monnayeurs Monnayeurs. Enfin, un dernier moment permettra d’envisager la
au roman : théorie et pratique du roman réception du roman, Gide ayant indiqué de la même manière, dans
L’art de la composition le Journal des Faux-Monnayeurs, les caractéristiques du lecteur idéal.
La figure du lecteur Pour faciliter l’étude des deux œuvres au programme, on pourra
La question du genre littéraire d’abord envisager de faire lire aux élèves le roman dans son intégra-
La construction des personnages lité. Pendant ce temps, on commencera à étudier avec eux tout ce
qui relève de la genèse de l’œuvre. Cela suppose surtout un apport
ÉTAPE 4. Réception espérée versus réception d’informations de la part du professeur, éventuellement de petites
réelle : projections et déceptions recherches de la part des élèves (sur l’onomastique, sur la vie de
Une réception controversée à l’époque de Gide Gide, etc.). De ce point de vue, la construction d’une « géographie
Une œuvre sans cesse « relue » romanesque » facilitera l’entrée dans le roman puis la mémorisation
d’une intrigue souvent complexe.
Une fois le roman lu, on en étudiera successivement diffé-
rents aspects essentiels, tels que la composition, le rôle attribué
au lecteur, la question du genre romanesque, la construction des
personnages, le chronotope. C’est à ce moment-là que l’on invi-
tera les élèves à lire le Journal des Faux-Monnayeurs pour qu’ils y
recherchent les échos théoriques ou plus anecdotiques de ces pro-
blématiques, avant d’envisager avec eux la manière dont Gide a
respecté ou non le programme qu’il s’était fixé.
Enfin, en guise de conclusion, et pour répondre de la manière la
plus complète possible à la seconde problématique du programme
(« La publication : écrire-publier »), on s’intéressera à l’écho rencontré
par le roman lors de sa publication, mais aussi à sa postérité.

52 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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ÉTAPE 1. Quelques éléments biographiques
➔ Une scolarité difficile
Gide naît en 1869. Son enfance est marquée par une scolarité
difficile et intermittente : sa santé fragile (il échappera d’ailleurs,
pour cette raison, à la mobilisation au moment de la Première
Guerre mondiale), la mort de son père alors qu’il n’a que onze ans,
ses « mauvaises habitudes » (sa tendance à la masturbation) sont
autant de motifs de déscolarisations successives et de change-
ments d’établissements scolaires. L’aide de précepteurs, d’Élie
Allégret notamment, lui permet cependant de rattraper son retard.
Gide conservera de cette éducation buissonnière le goût du vaga-
bondage et de l’apprentissage autonome, omniprésents dans le
roman des Faux-Monnayeurs.
➔ Le « contemporain capital »
Gide commence à écrire et à publier très tôt, alors qu’il a
vingt ans à peine. Mais il faut attendre L’Immoraliste (1902) et, sur-
tout, l’après-Première Guerre mondiale, avec la redécouverte des
Nourritures terrestres (passées presque inaperçues, au moment de
leur publication, en 1897), pour que son œuvre connaisse davan-
tage qu’un succès d’estime. C’est en effet dans les années 1920 que
l’importance de Gide, dans le champ littéraire et plus largement
dans la société de son époque, est reconnue. La publication des
Faux-Monnayeurs intervient précisément au moment où Gide appa-
raît comme le « contemporain capital », pour reprendre l’expression
d’un critique de l’époque, André Rouveyre.
Dans ces années, la publication d’œuvres « engagées » (trai-
té sur l’homosexualité avec Corydon, récits de voyages socio-
Photographie
de l’année
scolaire
1887-1888,
de l’École
alsacienne,
André Gide est
à l’extrême
gauche debout.
Séries littéraires Écrit du BAC T le
politiques tels Voyage au Congo, Retour du Tchad ou Retour de
l’URSS) confirme son autorité d’écrivain, et plus largement d’intel-
lectuel. En 1947, soit quatre années avant la mort de Gide, le prix
Nobel de littérature viendra consacrer une œuvre importante et
variée, notamment sur le plan des genres pratiqués (fiction, théâtre,
essai, journal).
➔ La question de l’homosexualité
S’il est une question qui traverse presque toutes les œuvres
de Gide, c’est bien celle de l’homosexualité ou, plutôt, de la pédé-
rastie (que l’on peut définir comme une relation amoureuse et
pédagogique entre un homme d’âge mûr et un jeune homme, sur
le modèle de la paideia grecque). C’est au cours de son premier
voyage en Afrique, au début des années 1890, que Gide découvre
son homosexualité. D’abord vécue de manière discrète voire
secrète, notamment eu égard à sa situation familiale (il épouse
sa cousine Madeleine en 1895), l’homosexualité de Gide s’affiche
et s’affirme d’œuvre en œuvre, jusqu’à être placée au cœur d’une
véritable trilogie de « défense et illustration » de l’homosexualité,
avec le traité Corydon (1924 pour l’édition grand public), l’autobio-
graphie Si le grain ne meurt (1926 pour la publication en volume) et
le roman Les Faux-Monnayeurs. Le projet de Gide est non seulement
de montrer que l’homosexualité est inscrite dans la nature, mais
aussi d’affirmer et de revendiquer une singularité (sexuelle), source
d’élection. Comme il le reconnaît lui-même, c’est son homosexualité
qui a déterminé, pour une grande part, la manière dont il défend
les minorités et, plus largement, dont il combat toutes les formes
de conformisme (social, moral, littéraire, etc.).
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 53
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Écrit du BAC T le Séries littéraires
ÉTAPE 2. La genèse des Faux-Monnayeurs
Questions BAC
En vous appuyant notamment sur le Journal des Faux-
Monnayeurs, vous indiquerez les grandes étapes de la genèse
des Faux-Monnayeurs.
Les Faux-Monnayeurs sont une œuvre de la maturité. Du point
de vue de Gide, ce roman s’inscrit en fait dans un projet plus vaste :
celui d’une trilogie, envisagée comme une « défense et illustration »
de l’homosexualité. À côté de Corydon, qui représente le volet théo-
rique et l’exposé de la thèse (l’homosexualité est naturelle), Gide
écrit et publie Si le grain ne meurt, mémoires où l’auteur raconte
parallèlement la découverte de son homosexualité et la naissance
de son écriture. Troisième élément de cet ensemble, Les Faux-
Monnayeurs en est le pendant romanesque.
La genèse de ce que l’écrivain considère comme son unique
« roman » fut à la fois longue et complexe, en ce qu’elle mêle des
sources de natures différentes et répond à des intentions diverses.
L’écriture du roman, à proprement parler, ne commence qu’en 1919
et connaît alors deux phases, qui correspondent aux deux cahiers
du Journal des Faux-Monnayeurs : la prise de notes, de juin 1919 à
août 1921, puis la rédaction de l’œuvre, d’août 1921 à juin 1925,
période pendant laquelle le romancier continue d’écrire le Journal
des Faux-Monnayeurs. Mais le projet de ce roman est en réalité bien
antérieur.
➔ Le fait divers
Comme Gide avait déjà pu le faire pour la « sotie » des Caves du
Vatican publiée en 1914, il s’inspire, pour construire l’intrigue de son
roman, de deux faits divers distincts : un trafic de fausse monnaie à
Paris et le suicide d’un lycéen à Clermont-Ferrand. Le procès de la
bande « des faux-monnayeurs du Luxembourg » alimente en effet
la presse dans les années 1906-1907. Ce qui interpelle Gide dans
cette affaire, c’est l’origine sociale plutôt aisée des protagonistes :
ce n’est pas le manque d’argent qui semble expliquer le trafic, mais
des motivations psychologiques plus obscures. Le moraliste trouve
dans ce fait divers un écho aux problématiques déjà questionnées
dans ses œuvres précédentes : la difficulté d’être sincère, la mani-
pulation, dans le cadre familial en particulier. Parallèlement, la nou-
velle du suicide d’un lycéen à Clermont-Ferrand, que Gide semble
avoir découverte dans le Journal de Rouen en 1909, lui rappelle le
suicide d’un compagnon de sa jeunesse, Émile Ambresin. Gide s’est
en effet toujours reproché son inaction face au mal-être évident
de celui qui fut un temps son camarade à la pension Keller (nous
reviendrons plus loin sur ce lieu important). Si la question du sui-
cide est effectivement récurrente dans le roman (outre Boris, elle
transparaît chez Armand comme chez La Pérouse), Gide ira jusqu’à
affirmer, après la publication de l’œuvre, que « c’est de cette hantise
qu’est né [s]on roman » (« Lettre sur les faits divers », La Nouvelle
Revue française, 1er novembre 1926).
Les coupures de journaux correspondant à ces deux faits divers,
Gide les place en appendices au Journal des Faux-Monnayeurs, tout
en conservant dans un autre cahier les nombreux autres articles
relatifs à ces événements (jusqu’à 29, pour le trafic de fausse mon-
naie !). Ces faits divers que Gide souhaite associer mettent tous
deux en lumière les liens problématiques entre l’individu et la
54 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
société – sujets qui intéressent l’écrivain depuis longtemps.
Si le rôle joué par ces faits divers dans l’écriture du roman est
évident, Gide sera cependant soucieux de mettre à distance ce
mode d’écriture dans la fiction elle-même – comme à chaque fois
que le lecteur pourrait être tenté par une lecture autobiographique.
Le romancier place en effet sous la plume de son double fictif, l’écri-
vain Édouard, romancier raté, la remarque suivante, à la toute fin de
l’œuvre, après la mort de Boris : « je n’aime pas les “faits divers”. Ils ont
quelque chose de péremptoire, d’indéniable, de brutal, d’outrageuse-
ment réel… » (p. 375, III-XVIII).
➔ Une suite aux Caves du Vatican ?
Gide écrit plusieurs autres œuvres avant que le roman projeté
ne se dessine clairement. Il publie notamment Les Caves du Vatican
en 1914, conçu d’abord comme un roman mais rebaptisé « sotie »
après que l’écrivain a constaté l’écart qui sépare cette œuvre des
codes d’un genre alors assimilé au « roman d’aventure » défini par
Jacques Rivière dans un article de 1913 resté célèbre. Le joli succès
de ce récit, lié notamment à la fortune du personnage de Lafcadio,
amène Gide à envisager son roman comme une suite aux Caves du
Vatican. C’est en effet au moment même où paraît la sotie que l’on
trouve la première mention du futur roman : Gide annonce « en pré-
paration » un roman intitulé Le Faux-Monnayeur. Le singulier du titre
renvoie très certainement à l’auteur de l’acte gratuit, qui deviendra
rapidement, notamment pour la jeunesse de l’époque et les surréa-
listes, un véritable symbole de l’anticonformisme : Lafcadio.
Le début du Journal des Faux-Monnayeurs porte encore la trace
de ce projet de faire du protagoniste des Caves du Vatican le per-
sonnage principal mais aussi le narrateur du futur roman : Gide
y écrit son souhait de faire de Lafcadio le témoin d’événements
« auxquels il prendrait part en curieux, oisif et en pervertisseur » (p. 13,
17 juin 1919, I). Gide finit cependant par abandonner cette piste, sur
laquelle il a rapidement eu des doutes, la jugeant finalement trop
restrictive, en ce qu’elle limiterait le point de vue narratif à un seul
personnage « trop spécial » (p. 26, 26-28 juillet 1919, I).
➔ La métaphore centrale
de la fausse monnaie
Questions BAC
Expliquez le sens du titre.
Assez logiquement, le choix de multiplier les points de vue
narratifs s’accompagne du passage du titre au pluriel. Ainsi que le
suggérait déjà le titre initial, la référence à la fausse monnaie excède
largement la référence au fait divers. Cette métaphore monétaire,
qui rappelle aussi la filiation de Gide avec le grand économicien du
solidarisme, Charles Gide (son oncle), pour originale qu’elle puisse
paraître aujourd’hui, était en fait courante à l’époque. Déjà présente
chez Baudelaire, Mallarmé ou encore Villiers de L’Isle-Adam, cette
métaphore est alors fréquemment utilisée pour désigner l’inau-
thenticité. L’on sait à quel point l’insincérité préoccupa Gide dès
sa jeunesse, ainsi qu’en témoignent nombre de remarques de son
Journal par exemple : « La chose la plus difficile, quand on a com-
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Plan du 6e
arrondissement
de Paris, avec
une vue du Palais
du Luxembourg
à gauche et un
atelier d’artistes
à droite, chromo
publicitaire, vers
1890.
mencé d’écrire, c’est d’être sincère. […] Il faudra […] définir ce que c’est
que la sincérité artistique. Je trouve ceci, provisoirement : que jamais
le mot ne précède l’idée. » (Journal, 31 décembre 1891)
L’originalité de l’écrivain est peut-être d’avoir donné dans son
roman une extension inédite à cette métaphore : au-delà du fait
divers, la fausse monnaie symbolise une insincérité morale aussi
bien que sociale, intellectuelle autant qu’esthétique. Elle inscrit
Gide dans la tradition des moralistes classiques, d’ailleurs explici-
tement convoqués dans l’œuvre, tant par le choix des épigraphes
que par le style volontiers aphoristique du roman (« Dans un monde
où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. », « Il
est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant », etc.). Bien
que souvent erronées et/ou ironiques, les citations épigraphiques
de La Rochefoucauld, de Vauvenargues ou encore de Chamfort sou-
lignent la manière dont Gide entend, avec les mêmes moyens que
ses prédécesseurs (la maxime), faire œuvre de moraliste.
L’ancrage historique du roman au début du XXe siècle, avec
cependant des allusions à l’après-Première Guerre mondiale,
invite toutefois à élargir la portée de cette métaphore d’époque,
comme le montre bien Jean-Joseph Goux dans Les Monnayeurs du
langage. Gide semble en effet mettre en parallèle crise monétaire
et crise de la représentation littéraire : la fin de l’étalon-or a pour
corollaire, dans le roman, la fin du réalisme romanesque. De même
que s’impose désormais une « fausse monnaie » (en tant que sa
valeur d’échange est supérieure à sa valeur réelle), le roman ne peut
plus espérer restituer la « stricte réalité », mais une représentation
nécessairement déformée par la narration.
➔ Des sources autobiographiques
À côté de ces influences d’époque, l’écriture romanesque de
Gide se nourrit aussi (et surtout) des expériences de l’écrivain,
Séries littéraires Écrit du BAC T le
même si le romancier est toujours soucieux de les mettre à dis-
tance et d’éviter toute lecture autobiographique de son œuvre.
Les lieux du roman, le caractère des personnages, les principaux
épisodes de l’intrigue : presque tous ces éléments sont inspirés de
la vie de Gide lui-même. De Saas-Fée, en Suisse, où Gide s’est rendu
en 1917 avec son amant Marc Allégret, à l’environnement parisien
du jardin du Luxembourg, en passant par les espaces scolaires de la
pension et du lycée, l’écrivain transpose dans son roman des lieux
qui lui sont familiers. L’établissement scolaire, qui n’a pas de nom
dans l’œuvre et y existe, à vrai dire, surtout par ses marges, ren-
voie en fait à l’École alsacienne, établissement privé de confession
protestante situé au 109 rue Notre-Dame-des-Champs dans le VIe
arrondissement de Paris, que Gide a fréquenté par intermittence
de 1877 à 1887. La pension Vedel-Azaïs est quant à elle une trans-
position de la pension Keller, dans laquelle Gide s’est rendu entre
1886 et 1888, et où, grâce à l’excellent « Monsieur Jacob », Gide a
pu rattraper son retard scolaire. Plusieurs professeurs ont d’ailleurs
permis à Gide de construire ses personnages fictifs : son professeur
de piano Marc de La Nux nourrit ainsi le personnage déclinant de
La Pérouse tandis que l’admirable pédagogue de la pension Keller,
« Monsieur Jacob », sert de « pilotis » au personnage du pasteur
Vedel. Quant à son jeune compagnon dépressif Émile Ambresin,
Gide s’en inspire pour construire le personnage d’Armand Vedel,
ainsi que le suggère explicitement la présence de ce nom sur plu-
sieurs brouillons des Faux-Monnayeurs.
Mais ce sont aussi ses expériences affectives que Gide trans-
pose dans le roman. La relation amoureuse et éducative qu’il
entretient avec Marc Allégret au moment où il débute l’écriture
des Faux-Monnayeurs s’y retrouve à travers les liens qui unissent
Olivier et Édouard, tandis que Passavant, dans son rôle de trublion
littéraire comme amoureux, n’est pas sans rappeler la figure de
Jean Cocteau, avec lequel Gide fut en rivalité aussi bien littéraire
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 55
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Écrit du BAC T le Séries littéraires
qu’amoureuse vis-à-vis de Marc Allégret, en 1918. Citons encore
Sophroniska, directement inspirée de la doctoresse Sokolnicka, que
Gide rencontre en 1922 à Paris, alors qu’elle donne des conférences
sur Freud. Si certains « pilotis » sont ainsi évidents, notamment à
travers l’onomastique, d’autres demeurent plus incertains, tel celui
de Ghéridanisol – nom que certains proposent de lire comme une
pseudo-anagramme de Raymond Radiguet (Ghérida : Radiguet).
Enfin, Gide reprend dans son roman certains épisodes particu-
lièrement traumatisants de sa vie, dont on donnera trois exemples.
La manière dont Boris s’adonne à l’onanisme doit beaucoup aux
« mauvaises habitudes » de Gide lui-même, lesquelles lui ont valu
d’être renvoyé de l’École alsacienne en 1877. Les lettres du frère
de La Pérouse, que Madame de La Pérouse a brûlées par jalousie,
sont vraisemblablement une allusion aux lettres de Gide brûlées
par Madeleine en 1918, au moment où celle-ci apprend le départ
de son époux pour l’Angleterre avec Marc Allégret. Enfin, on peut
sans doute déceler dans la grossesse problématique de Laura, non
légitime, une transposition de la paternité problématique de Gide
lui-même, qui en 1923 a eu une fille hors mariage, avec Élisabeth
Van Rysselberghe.
Au-delà de ces influences autobiographiques ponctuelles, c’est
plus largement le projet romanesque des Faux-Monnayeurs dans
son ensemble qui se trouve lié à la vie de Gide. Comme il le dira
plus tard, l’écriture des Faux-Monnayeurs est intimement liée à sa
volonté de « conquérir [l’]attention [de Marc Allégret], son estime,
[…] de même que tous [s]es livres précédents, c’était sous l’influence
de Em. 1 ou dans le vain espoir de la convaincre » qu’il les avait écrits
(Journal, 9 juin 1928).
➔ L’influence (du milieu) littéraire
Parmi les autres sources du roman, signalons encore l’influence
du milieu littéraire, de l’écrivain Roger Martin du Gard en particulier.
Une belle amitié lie depuis 1913 Gide à l’auteur de Jean Barois. Le
rôle essentiel de ce dernier dans la genèse des Faux-Monnayeurs
trouvera d’ailleurs sa reconnaissance dans la dédicace du roman.
Les multiples échanges épistolaires, de même que les lectures à
haute voix, dont témoigne le Journal des Faux-Monnayeurs, mettent
en évidence l’influence singulière du futur auteur des Thibault. Ce
dernier, au «  cerveau si différent  » (Journal, 19  novembre 1924),
exerce sur Gide une « influence par réaction » (pour reprendre les
catégories établies par Gide lui-même dans sa conférence « De
l’influence en littérature  » en 1900). C’est par exemple pour se
distinguer de l’excessive lisibilité de l’écriture romanesque de son
ami (voir le Journal des Faux-Monnayeurs, p. 34, I) que Gide choisit
ÉTAPE 3. Du Journal des Faux-Monnayeurs au roman :
théorie et pratique du roman
Questions BAC
Dans quelle mesure le roman des Faux-Monnayeurs vous
paraît-il correspondre à la théorie romanesque esquissée par
Gide dans le Journal des Faux-Monnayeurs ?
56 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
de multiplier les points de vue narratifs et de cultiver ainsi l’opa-
cité de son récit. De même, c’est contre l’avis de Roger Martin du
Gard que le romancier accorde progressivement plus de place
au diable, jusqu’à en faire « le sujet central de tout le livre » (Ibid.).
Gide n’est pourtant pas indifférent aux principes ou à l’œuvre de
son ami. Certains lecteurs ont ainsi vu dans la configuration des
personnages du roman un écho aux Thibault, roman-fleuve dont
Roger Martin du Gard lit les premiers tomes à Gide dans les années
1920-1922 : l’amitié entre Bernard et Olivier rappelle celle qui unit
Jacques Thibault et Daniel de Fontanin ; la relation entre Vincent,
qui est médecin, et Lady Griffith, évoque celle du docteur Antoine
Thibault avec Rachel ; le sentencieux et risible Oscar Molinier pré-
sente de nombreux points communs avec le dérisoire patriarche
Oscar Thibault.
Parmi les autres influences littéraires, et sans viser l’exhaus-
tivité, on pourra encore mentionner Mérimée, dont La Double
Méprise constitue pour Gide, comme il l’écrit dans le Journal des
Faux-Monnayeurs (p. 67, II), le parangon du « roman pur » : Laura,
qui s’est amourachée de Vincent, mais découvre, au moment où ce
dernier s’éloigne d’elle, qu’elle ne l’aimait pas vraiment, rappelle à
bien des égards l’héroïne de Mérimée, dont l’histoire d’amour fut
purement imaginaire. Proust encore, lui aussi cité dans le Journal
des Faux-Monnayeurs (p. 72, II), aura à tout le moins fourni à Gide
le nom de Passavant (c’est le cri de guerre des Guermantes), de
même que les poètes humanistes auront pu lui suggérer le prénom
et la personnalité de l’inaccessible Laura (Laure de Pétraque) et de
l’ambivalent Olivier, féminisé en « Olive » dans la lettre de Bernard
(telle l’Olive de Du Bellay).
Enfin, puisque « [t]out bon protestant […] “naît avec une Bible
dans ses mains” », comme Gide l’écrit dans son Journal, il convient
d’ajouter à ces influences proprement littéraires celles du Livre
Saint. Le personnage de Rachel, dans le roman, est ainsi fortement
inspiré par son émule biblique ; comme celle-ci, la Rachel des Faux-
Monnayeurs est une figure du sacrifice. De même, le « démon » ou
le « diable », dont Gide est tenté de faire « le sujet central de tout le
livre » (Journal des Faux-Monnayeurs, p. 34, I), n’est pas sans rappe-
ler le Malin biblique. Bien plus, Gide propose dans le roman une
véritable réécriture d’un épisode biblique : la lutte avec l’ange. La
lutte de Bernard avec l’ange dans la troisième partie de l’œuvre
(chapitre XIII), comme celle de Jacob dans la Genèse (XXXII, 24-28),
constitue la dernière étape d’un apprentissage, dont le personnage
sort vainqueur : sans aller jusqu’à la divinisation biblique, le person-
nage de Bernard apparaît désormais comme un adulte, capable
d’« assumer le nom de Profitendieu, au terme d’un itinéraire initiatique
qui l’a conduit à se créer lui-même comme père 3 ».
Loin de se présenter comme un simple journal de création,
c’est-à-dire comme un écrit qui recenserait la seule évolution du
projet d’écriture du roman dont il accompagne la naissance, le
Journal des Faux-Monnayeurs constitue aussi une théorie du genre
romanesque. Gide y énonce un certain nombre de principes géné-
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raux d’écriture, qui peuvent dès lors être confrontés à la forme sin-
gulière du roman des Faux-Monnayeurs.
➔ L’art de la composition
Nombre de considérations générales du Journal des Faux-
Monnayeurs concernent l’art de la composition. L’importance
accordée à la composition par Gide n’est pas nouvelle : il s’exprime
fréquemment sur le sujet, dans son Journal, mais aussi dans sa cor-
respondance avec Roger Martin du Gard. Dans un article de 1896
intitulé « Littérature et morale », il estimait déjà : « La raison d’être
de l’œuvre d’art, […] [sa] raison suffisante, [le] symbole de l’œuvre,
c’est sa composition. » Pourtant, comme tout ce qui le touche de
trop près, Gide prend soin de mettre en scène dans son roman un
écrivain particulièrement désinvolte à l’égard de la composition.
Édouard, en effet, s’amuse à déjouer les attentes de la doctoresse
Sophroniska :
« Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant
de reprendre son sérieux.
– Naturellement pas.
– Comment ! naturellement pas ?
– Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre,
est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien
par avance. J’attends que la réalité me le dicte. » (André Gide, Les Faux-
Monnayeurs, p. 185).
L’idée d’un roman qui se construirait au fil des rencontres et
des expériences est assez éloignée de la représentation qui trans-
paraît dans le Journal des Faux-Monnayeurs. Dans cet écrit, le dis-
cours concernant la composition prend une forme particulièrement
métaphorique.
1. Le roman comme « touffe »
Questions BAC
Pour désigner la composition de son roman, Gide use
de manière récurrente, dans le Journal des Faux-Monnayeurs
notamment, de métaphores végétales : son roman doit être une
« touffe » (p. 32), une « plante » (p. 78).
Que signifient ces images et dans quelle mesure le roman des
Faux-Monnayeurs les illustre-t-il ?
La récurrence de la métaphore botanique rappelle que Gide s’est
un temps rêvé naturaliste. Le diariste utilise ainsi l’image de l’arbuste
ou de l’arbre en pleine croissance pour désigner le livre en cours
de rédaction (il est question, dans le Journal des Faux-Monnayeurs,
d’une « touffe », plus loin d’une « plante qui se développe », p. 32 puis
p. 78-79). L’œuvre littéraire est à l’époque de Gide fréquemment
représentée comme un organisme vivant – représentation popu-
larisée par l’écrivain et théoricien de la décadence Paul Bourget. À
travers cette métaphore en effet, Gide oppose deux conceptions
de l’œuvre, deux esthétiques, deux idéaux littéraires. D’un côté, la
plante qui pousse de manière anarchique, désordonnée : elle repré-
sente l’œuvre décadente et incarne une forme de repoussoir pour
Gide. De l’autre, la plante à la croissance harmonieuse, disciplinée :
elle renvoie à l’œuvre classique, bien structurée, à la composition
nette. C’est l’idéal recherché par l’écrivain – même si ces esthétiques
exercent toutes deux une influence sur son écriture.
Ces réflexions sont présentes dans le roman à travers l’apo-
logue botanique de Vincent Molinier (p. 148-149, I-XVII). Le long
exposé du personnage sur la croissante des plantes apparaît en
effet comme une forme de mise en abyme du discours du diariste
Séries littéraires Écrit du BAC T le
sur la composition du roman 4. Vincent y présente indirectement le
dilemme du romancier : soit ce dernier choisit de « développe[r] »
« deux bourgeons », mais condamne de ce fait « à l’atrophie […]
tous les autres » (c’est-à-dire qu’il choisit l’unité de l’œuvre au détri-
ment de l’exhaustivité), soit il prend le parti de « mene[r] à fruit les
espèces les plus rétives », au risque de perdre l’unité de l’œuvre. Cette
image, présente dans le Journal des Faux-Monnayeurs comme dans
le roman, synthétise ainsi deux choix d’écritures possibles, l’épar-
pillement (décadent) et la concentration (classique).
Le roman, pour sa part, ne semble pas vraiment choisir : il mani-
feste à la fois une tendance à l’éparpillement et une tendance à la
concentration. La composition des Faux-Monnayeurs, en effet, est
complexe : peut-on identifier un héros dans ce roman ? L’œuvre
déploie quantité d’intrigues parallèles, qui mettent successivement
au premier plan des personnages différents : intrigue policière (avec
le trafic de fausse monnaie), aventures sentimentales (amitiés et
amours adolescentes), roman d’apprentissage (récit de l’éducation
de Bernard, mais aussi d’Olivier ou d’Armand), roman du romancier
Édouard sont autant de pistes concurrentes. Ce sont toutefois les
constantes interruptions introduites par le journal d’Édouard qui
manifestent le plus explicitement le désordre savamment orchestré
de sa composition.
Questions BAC
Quatorze jours avant la fin de la rédaction, le roman des Faux-
Monnayeurs compte encore deux parties (cf. Journal des Faux-
Monnayeurs, p. 96-97). Qu’y a-t-il d’intéressant dans le choix tardif
des trois parties finalement retenues par Gide ?
À l’inverse, il convient de remarquer que le roman demeure
éminemment construit, et présente une indéniable unité. Le choix
–  fort tardif –  de trois parties (Gide s’étant déterminé quatorze
jours seulement avant la fin de la rédaction de son roman, pour
une structure en trois parties plutôt qu’en deux) répond à un souci
de cohérence spatiale aussi bien que temporelle. La première et la
dernière partie se déroulent essentiellement dans la capitale, tandis
que la partie intermédiaire, qui a lieu en Suisse, constitue à bien
des égards une parenthèse ou une impasse. La temporalité scolaire
détermine également cette répartition ; chaque partie correspond
à un moment de l’année scolaire : la fin de l’année pour la première,
les vacances pour la deuxième, la rentrée pour la dernière. La répar-
tition des chapitres au sein de ces parties présente à son tour une
grande rigueur : la première et la dernière partie comportent toutes
deux dix-huit chapitres ; la partie intermédiaire en compte un tiers
(six), auquel il convient d’ajouter un chapitre atypique, celui où
« l’auteur juge ses personnages ».
Enfin, le soin de ménager dans son roman des « carrefours »,
pour reprendre une image fréquente sous la plume de Gide, traduit
lui aussi le souci d’une composition claire. Un lieu et un personnage
assurent ainsi la cohérence de l’intrigue. La pension Vedel-Azaïs est
en effet un lieu central, que tous les personnages traversent ou ont
traversé : les jeunes adolescents, naturellement, mais Édouard lui-
même y fut pensionnaire, avant d’y retourner pour retrouver ses
jeunes amis. S’agissant des personnages, au-delà d’Édouard, que
tous côtoient au moins ponctuellement, pour des raisons familiales
(les Molinier), professionnelles (Bernard, Passavant) ou sociales (les
autres adolescents), c’est aussi le démon qui lie les personnages.
De la curiosité de Bernard, dans l’incipit, présentée comme l’œuvre
du démon (« La famille respectait sa solitude ; le démon pas. »), à la
« chute » de Vincent (p. 142, I-XVI), l’influence de cette force dis-
solvante est omniprésente. Enfin, le procédé de la mise en abyme,
SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 57
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Écrit du BAC T le Séries littéraires
parce qu’il représente à un niveau inférieur le sujet de l’œuvre
entière (l’écriture du roman des Faux-Monnayeurs), est lui aussi un
important facteur d’unité.
2. Le roman comme « fugue »
Questions BAC
Édouard s’exclame, dans Les Faux-Monnayeurs  : «  Ce que
je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait
comme l’Art de la fugue. » (p. 187). Dans quelle mesure la compo-
sition du roman répond-elle à ce modèle musical ?
Parallèlement, Gide utilise une autre métaphore dans les
deux œuvres pour évoquer la composition du roman : celle de
la musique. Pianiste passionné, Gide rapproche très tôt (dès sa
première œuvre, Les Cahiers d’André Walter) la musique et le style.
Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, il présente l’écrivain comme
un « musicien qui cherche à juxtaposer et imbriquer, à la manière
de César Franck, un motif d’andante et un motif d’allegro » (p. 14, I).
Cette analogie présente la composition du roman sous le signe de
la complexité mais aussi de la variété rythmiques. Dans le roman
lui-même, cette image revient au moment où Édouard expose à
Sophroniska son projet romanesque. Elle est l’objet d’un débat
entre les personnages :
« – Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose
qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut
possible en musique, serait impossible en littérature…
À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathéma-
tique, et qu’au surplus, à n’en considérer exceptionnellement plus que
le chiffre, à en bannir le pathos et l’humanité, Bach avait réussi le chef-
d’œuvre abstrait de l’ennui, une sorte de temple astronomique, où ne
pouvaient pénétrer que de rares initiés. Édouard protestait aussitôt,
qu’il trouvait ce temple admirable, qu’il y voyait l’aboutissement et le
sommet de toute la carrière de Bach.
– Après quoi, ajouta Laura, on a été guéri de la fugue pour long-
temps. L’émotion humaine, ne trouvant plus à s’y loger, a cherché
d’autres domiciles. » (André Gide, Les Faux-Monnayeurs, p. 187-188).
La fugue renvoie à une forme de composition reposant sur la
technique du contrepoint, c’est-à-dire qu’elle se présente comme
un morceau où une voix reprend un fragment mélodique exécuté
préalablement par une autre voix.
De fait, la composition du roman présente de nombreux points
communs avec le modèle musical de la fugue. Sur le plan théma-
tique en effet, le roman se développe en contrepoint à partir d’un
thème (le faux-monnayage) ; sur le plan narratif également, plu-
sieurs narrateurs prennent ponctuellement le relais, en contrepoint
du narrateur principal (Édouard, Bernard, etc.). Sur le plan de l’in-
trigue, plusieurs quêtes font contrepoint à la principale (si tant est
que l’on puisse considérer comme telle celle de Bernard : la quête
esthétique d’Édouard, la quête ésotérique de Boris, etc.), de même
que le romancier se montre attentif à proposer plusieurs types de
filiations en marge de celle, bâtarde, représentée par Bernard (filia-
tion « linéaire » de Charles Profitendieu, à venir de Caloub, etc.).
Ce modèle de composition musical connaît cependant des
limites. Non seulement cette forme se trouve ironisée (ainsi, dans
l’échange précédent, se trouve-t-elle accusée de privilégier l’accord
formel au détriment de l’émotion), mais l’idéal musical lui-même
est mis à distance dans l’œuvre, par la figure du musicien dépressif
qu’est La Pérouse, et par la manière dont ce professionnel de la
musique se trouve réduit à proposer un idéal caricatural et chimé-
rique : sa conversation avec Édouard à la fin de la première par-
58 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
tie (p. 162-163, I-XVIII) rend risible la possibilité, pour le musicien
comme pour l’écrivain, de construire une œuvre sur le modèle
musical de l’« accord parfait continu ».
➔ La figure du lecteur
Autre sujet récurrent dans les deux œuvres : la place et le rôle
du lecteur. Là encore, la tournure généralisante des énoncés relatifs
à ce sujet tend à présenter le Journal des Faux-Monnayeurs comme
un essai sur l’art de la lecture, en dépit de la dédicace, qui prétend
au contraire présenter l’œuvre comme un « cahier d’exercices ».
1. Le Journal des Faux-Monnayeurs :
une théorie de la lecture
Questions BAC
Quel serait, pour Gide, d’après le Journal des Faux-
Monnayeurs, le lecteur idéal de son roman ?
La préoccupation que Gide manifeste pour la figure du lecteur
n’est pas nouvelle. On trouvait déjà, en tête de Paludes, court récit
parodique et satirique publié en 1895, la remarque suivante : « Un
livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que
plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand.
– Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révéla-
tion de nos œuvres. »
Le Journal des Faux-Monnayeurs multiplie les remarques sur la
manière dont Gide envisage la lecture. On peut remarquer, pour
commencer, que la déconstruction du roman traditionnel a chez
lui pour corollaire le refus d’un « lecteur traditionnel ». Gide en
effet souhaite un lecteur actif, qui participe à la création du sens : il
refuse un lecteur « paresseux » (« Tant pis pour le lecteur paresseux :
j’en veux d’autres. », p. 96, II), c’est-à-dire un lecteur qui serait dans
une position d’attente quant au sens à dégager de l’œuvre lue.
Il va plus loin en précisant : « Inquiéter, tel est mon rôle » (p. 96, II).
Cette posture d’« inquiéteur », appelée à connaître un joli succès,
définit en fait de nouvelles relations entre l’auteur et le lecteur : il
ne s’agit plus pour le premier d’affirmer, de transmettre une vision
du monde ou un ensemble de jugements, mais de susciter chez le
second un certain nombre de questions, de l’inviter à s’interroger, à
remettre en cause ses certitudes et ses croyances. L’inquiétude peut
alors se définir comme le souhait d’instiller chez le lecteur un doute,
une hésitation : « Je laisse au lecteur le soin de l’opération ; addition,
soustraction, peu importe : j’estime que ce n’est pas à moi de la faire. »
(p. 96, II). Le lecteur se trouve dès lors responsable de la conclusion
à tirer de sa lecture : « Ce n’est point tant en apportant la solution
de certains problèmes, que je puis rendre un réel service au lecteur ;
mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je
n’admets guère qu’il puisse y avoir d’autre solution que particulière et
personnelle. » (p. 28, I)
Si Gide insiste tant sur ce point, c’est qu’il construit son idéal de
lecture contre le modèle du roman à thèse, précocement incarné
pour lui par les œuvres de celui qui fut, pour toute une généra-
tion, un véritable maître à penser : Maurice Barrès. Dans ce type
d’écriture romanesque autoritaire, le lecteur se trouve réduit à
admettre l’idée unique et non équivoque que le roman s’est atta-
ché à démontrer. Gide, au contraire, souhaite « éduquer » le lecteur
à la réflexion et l’inviter à prendre conscience de la relativité des
points de vue.
Enfin, pour Gide, le lecteur est d’abord un relecteur : « Depuis
longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu’en appel. Je n’écris
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Séries littéraires Écrit du BAC T le

que pour être relu. » (p. 47, I). Dans ces phrases devenues célèbres, la 1. Qu’est-ce qu’un roman ?
métaphore judiciaire dont use ce fils de professeur de droit rappelle
que les (re)lecteurs ne furent pas toujours tendres, le présentant Questions BAC
parfois comme un « pervertisseur » de la jeunesse. Gide a insisté pour présenter Les Faux-Monnayeurs comme
le seul roman qu’il ait écrit. En vous appuyant sur la théorie du
2. Lecteurs des Faux-Monnayeurs roman esquissée dans le Journal des Faux-Monnayeurs et sur le
roman des Faux-Monnayeurs lui-même, vous indiquerez ce que
Questions BAC représente le genre romanesque pour Gide.
Dans quelle mesure le lecteur des Faux-Monnayeurs corres-
pond-il au modèle de lecture construit par Gide dans le Journal Le genre littéraire est une notion problématique chez Gide :
des Faux-Monnayeurs ? d’un côté, l’écrivain met un soin extrême à identifier le genre de ses
œuvres ; de l’autre, il n’hésite pas à modifier son choix et à rebap-
Si l’on examine à présent le type de lecteur appelé par le tiser ses œuvres. Comme nombre d’écrivains de sa génération,
roman des Faux-Monnayeurs, force est de constater que l’écrivain Gide attache une importance particulière au genre romanesque ;
se montre à la hauteur de l’exigence des principes formulés dans le dès le début de sa carrière, il a ainsi souhaité écrire un « roman ».
Journal des Faux-Monnayeurs. Sa conception du genre romanesque, qui s’affine au fil des ans et
La relecture s’impose, en effet, pour déceler toutes les des lectures, l’amène pourtant à révoquer successivement comme
richesses et les subtilités du roman. Pour ne citer qu’un exemple, « romans » tous ses écrits narratifs antérieurs. Il écrit ainsi, en 1913,
fréquemment relayé par la critique, on peut ainsi constater que à propos des Caves du Vatican :
le «  faux-monnayage  » du narrateur n’est vraiment perceptible « Pourquoi j’intitule ce livre Sotie ? Pourquoi récits les trois précé-
qu’à la relecture. Au début de l’œuvre, au moment où Marguerite dents ? C’est pour manifester que ce ne sont pas à proprement parler
Profitendieu apprend le départ de Bernard, voici ce qu’écrit le nar- des romans.
rateur : « Elle ne pleure pas ; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, Au reste, peu m’importe qu’on les prenne pour tels, pourvu qu’en-
s’enfuir ; mais elle ne le fera pas. » (p. 31-32, I-II). Or, à la fin de l’œuvre, suite on ne m’accuse pas de faillir aux règles du « genre » ; et de man-
le lecteur apprend à travers une conversation entre Profitendieu et quer par exemple de désordre et de confusion.
Édouard, que celle-ci a « quitté [son mari]… oui, définitivement, cet Récits, soties… il m’apparaît que je n’écrivis jusqu’aujourd’hui que
été » (p. 328, III-XII). Seule une relecture permet de savoir d’emblée des livres ironiques (ou critiques, si vous le préférez), dont sans doute
que le narrateur n’est pas fiable.
De même, le choix d’une forme d’inachèvement du roman, à
plusieurs niveaux, apparaît comme une manière d’« inquiéter » le
lecteur : aucun coupable n’est arrêté pour le trafic de fausse mon-
naie, de même qu’aucun adolescent n’est accusé après la mort
de Boris ; quant à l’avenir des adolescents, de Caloub en particu-
lier, il est bien ouvert… La conclusion, c’est donc au lecteur de la
construire. Ce rôle laissé au lecteur est d’autant plus évident lorsque
l’on examine la répartition de la parole dans l’œuvre : tout au long
du roman, le narrateur est soucieux de déléguer le plus possible la
parole aux personnages. C’est d’ailleurs la parole d’un personnage
(Édouard) qui « clôt » l’œuvre. Plus précisément encore, cette mul-
tiplication des prises de parole s’accompagne d’une relativisation
de chaque point de vue : la parole de chaque personnage se trouve
en effet systématiquement mise à distance (par le narrateur, par un
autre personnage, par les actions du personnage lui-même, etc.) : il
n’y a pas, dans le roman, de figure d’autorité dont les propos incar-
neraient le « message » ou la « leçon » à tirer de l’œuvre ; il n’y a que
des personnages faillibles à la parole contestable…
L’on pourrait étudier encore les figures de lecteurs placés dans
le roman ; on montrerait de la même manière que la mise en abyme
de la lecture a un rôle éminemment pédagogique, que ces lec-
teurs « internes » servent tantôt de modèles, tantôt de repoussoirs
pour dessiner en creux l’idéal gidien de la lecture présenté dans le
Journal des Faux-Monnayeurs.

➔ La question du genre littéraire

Parmi les questions théoriques abordées par Gide dans le
Journal des Faux-Monnayeurs, puis, indirectement, dans le roman,
figure encore la définition du genre romanesque.

Illustration des Faux-Monnayeurs par André Dignimont, 1948.

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Écrit du BAC T le Séries littéraires
voici le dernier. » (Lettre dédicatoire à Jacques Copeau, Romans et
récits, Gallimard).
Qu’est-ce qu’un roman, alors, pour Gide ? Il en proposait une
définition dans un « Projet de préface pour Isabelle », en 1911 :
« Le roman, tel que je le reconnais ou l’imagine, comporte une diversité
de points de vue, soumise à la diversité des personnages qu’il met en
scène ; c’est par essence une œuvre déconcentrée. »
Gide fait ainsi de ce que Mikhaïl Bakhtine appellera la « poly-
phonie  » le principal critère définitoire du genre romanesque.
Comme il l’écrira encore dans le Journal des Faux-Monnayeurs, il
s’agit de « [n]e jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéra-
ments et des caractères » (p. 15, I). Autrement dit, de cultiver la mul-
tiplicité des énonciateurs.
Cette polyphonie, effectivement omniprésente dans Les Faux-
Monnayeurs, se perçoit notamment dans le soin mis par Gide à
déléguer à ses personnages toutes les formules qui pourraient
passer pour la « morale » de l’œuvre. On se souvient ainsi que c’est
Édouard qui énonce une maxime devenue célèbre, au cours d’un
échange avec Bernard : « Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce
soit en montant. » (p. 340, III-XIV). D’ailleurs, c’est d’abord au jeune
homme que le conseil s’adresse. On pourrait citer, de même, la
manière dont le romancier fait dépendre de Bernard l’énoncé de
règles de vie, dans le Journal des Faux-Monnayeurs (p. 62, II) comme
dans le roman : « Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé
depuis peu la formule : “Si tu ne fais pas cela, qui le fera ? Si tu ne le fais
pas aussitôt, quand sera-ce ?” » (p. 62, I-VI).
Enfin, le romancier va plus loin, en refusant l’omniscience du
narrateur – indice, lui aussi, de ce décentrement propre au genre
romanesque selon Gide. Outre l’exemple déjà cité de l’erreur du nar-
rateur quant à l’avenir de Marguerite Profitendieu, on pourra ren-
voyer à l’intéressant passage de la fin du roman, où celui-ci refuse
délibérément de passer pour détenteur d’un savoir universel :
« Ses émotions [celles de Passavant] n’étaient jamais si violentes
qu’il ne pût les tenir en main. C’est ce dont certains se félicitent, sans
consentir à reconnaître que souvent ils doivent cette maîtrise d’eux-
mêmes moins à la force de leur caractère qu’à une certaine indigence
de tempérament. Je me défends de généraliser ; mettons que ce que
j’en ai dit ne s’applique qu’à Passavant.  » (André Gide, Les Faux-
Monnayeurs, p. 312).
Comme on le voit, le roman met bien en œuvre les principes
d’énonciation présentés dans le Journal des Faux-Monnayeurs
comme définitoires du genre romanesque.
2. Un roman « pur »
Questions BAC
Gide écrit, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, qu’il aspire
à proposer un « roman pur ». Dans quelle mesure le roman des
Faux-Monnayeurs correspond-il à ce modèle ?
Parallèlement, une autre exigence traverse les deux œuvres :
celle d’écrire un roman « pur ». Ce leitmotiv, présent dans le Journal
des Faux-Monnayeurs (p. 64-65, II) et repris dans le roman par le
personnage d’Édouard (p. 78, I-VIII), renvoie à des débats d’époque
et se comprend de manière polysémique. Gide semble cependant
surtout s’y intéresser dans une perspective générique. Tout se passe
en effet comme si l’écrivain, à l’image de son personnage, souhaitait
« [d]épouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas
spécifiquement au roman » (p. 78, I-VIII).
Pourtant, le lecteur ne peut manquer d’être frappé, dès la pre-
mière lecture, par l’hybridité générique des Faux-Monnayeurs. Outre
60 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
la manière dont le roman emprunte aussi bien au roman d’aven-
tures qu’au roman policier, au roman d’apprentissage qu’au roman
sentimental, il intègre explicitement, suivant le vœu formulé dans
le Journal des Faux-Monnayeurs, des passages du journal d’Édouard,
lui-même écrit sur le modèle du Journal des Faux-Monnayeurs et,
plus largement, sur le modèle du Journal intime (de Gide).
Mais le roman reprend aussi des schémas et des styles propres
aux genres précédemment pratiqués par Gide : le traité et la sotie,
pour n’en citer que deux. Gide reconnaît d’ailleurs, dans le Journal
des Faux-Monnayeurs, sa tentation de concevoir le roman comme
un « traité de la non-existence du diable » : « Écrit hier soir quelques
pages de dialogue à ce sujet – qui pourrait bien devenir le sujet central
de tout le livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout gravite-
rait » (p. 34, I). Dans le roman lui-même, c’est sans doute le passage
où le narrateur entend présenter « pour l’édification du lecteur » les
« divers stades » d’évolution du comportement de Vincent qui rap-
proche le plus l’œuvre de la portée démonstrative et didactique du
traité (p. 142, I-XVI). De la même manière, le lecteur retrouve l’esprit
et le style de la sotie dans un passage comme celui où Bernard, au
moment où il se présente chez Laura avec la valise d’Édouard qu’il
vient de récupérer, provoque un « incident grotesque », au cours
duquel un « petit fauteuil bas », qui « avait une grande propension à
replier un de ses pieds, comme fait l’oiseau sous son aile », manque de
faire chuter Laura (p. 130, I-XIV).
Contrairement à l’idéal qui se dessine dans le Journal des Faux-
Monnayeurs et dans les propos d’Édouard, le roman présente une
indéniable hybridité générique, qui justifie alors le projet aussi bien
que la lecture du roman comme « œuvre-somme ».
➔ La construction des personnages
Examinons enfin la manière dont se construisent les person-
nages, du Journal des Faux-Monnayeurs au roman.
1. L’onomastique
Questions BAC
Dans quelle mesure, comme l’écrit Gide dans le Journal des
Faux-Monnayeurs, « Les personnages demeurent [-ils] inexistants
aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés. » (p. 16) ?
L’onomastique paraît jouer un rôle très important dans la
construction des personnages, chez Gide, si l’on s’en tient à ce
qu’il écrit dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « les personnages
demeurent inexistants aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés »
(p. 16, I). De fait, dans le roman, le nom du personnage confère à ce
dernier une existence, et lui donne aussi une lisibilité vis-à-vis du
lecteur. Cependant, le romancier ne traite pas tous ses personnages
de la même manière. Deux tendances se distinguent ainsi : d’un
côté, les personnages dont le nom, dans une tradition réaliste, ne
semble pas donner prise à une interprétation symbolique (Bernard,
Édouard – qui n’a pas de nom de famille –, Olivier, Sophroniska) ;
de l’autre, ceux qui se prêtent à une ou plusieurs interprétations, le
plus souvent satiriques, dans la lignée du comique de nom propre.
Parmi eux, on pourra citer Passavant, dont le nom met en évidence
le défaut de savoir (Pas savant) comme l’égoïsme (Passe avant), et
Profitendieu, patronyme qui explicite ironiquement la manière dont
l’enseignement de l’Église profite au personnage (du père, surtout,
voir la remarque de Marguerite à son époux p. 30). Citons encore
Caloub, qui est vraisemblablement une anagramme de « boucla »,
référence au statut de pensionnaire-réclusionnaire du jeune frère
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de Bernard (voir incipit du roman), ou Strouvilhou, dont le nom est
comme un écho à la question « il s’trouve où ? », particulièrement
emblématique de cet énigmatique personnage. Gide joue ainsi
sur la polysémie à des fins aussi bien ludiques, symboliques que
critiques.
2. La répartition des personnages
Questions BAC
Dans quelle mesure le roman des Faux-Monnayeurs res-
pecte-t-il le principe énoncé par Gide dans le Journal des Faux-
Monnayeurs : « Il n’est pas bon d’opposer un personnage à un autre,
ou de faire des pendants » (p. 15) ?
Gide s’exprime aussi sur la répartition des personnages. En
affirmant, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, qu’« [i]l n’est pas
bon d’opposer un personnage à un autre, ou de faire des pendants
(déplorables procédés des romantiques) » (p. 15, I), l’écrivain paraît
refuser de construire son personnel romanesque sur le mode de
la binarité, qu’elle soit antithétique ou symétrique. Pourtant, force
est de constater que nombreux sont les personnages du roman à
s’opposer ou à se ressembler.
L’œuvre présente ainsi deux écrivains (Édouard et Passavant),
opposés tant humainement que sur le plan littéraire («  le vrai
écrivain » versus l’auteur de romans de gare). De même, chez les
adolescents, si Bernard et Olivier sont tous deux bacheliers, ils se
distinguent par leur tempérament (audace vs timidité) et leurs pen-
chants sexuels (hétérosexualité vs homosexualité). Du côté fémi-
nin également, on peut opposer les sœurs d’Olivier deux à deux :
Rachel et Sarah ont une attitude antithétique (soumission-sacrifice
vs révolte), tandis que Laura et Sarah représentent pour Bernard deux
initiations amoureuses différentes (Laura, amante au sens étymolo-
gique vs Sarah, amante au sens moderne). Le roman paraît ainsi culti-
ver simultanément symétrie et antithétisme. On pourra encore citer
le choix de mettre en scène deux familles (Molinier et Profitendieu),
dont le patriarche exerce une profession du droit ; ou la présence de
deux épouses malheureuses en ménage (Marguerite Profitendieu
ÉTAPE 4. Réception espérée versus réception réelle :
projections et déceptions
Questions BAC
Gide écrit dans le Journal des Faux-Monnayeurs  : «  Depuis
longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu’en appel. Je n’écris
que pour être relu. » (p. 47) La réception des Faux-Monnayeurs lui
a-t-elle donné raison ?
Bien que Gide ait lui-même estimé que l’essai Corydon était
l’œuvre la plus importante qu’il ait écrite 5, c’est incontestable-
ment le roman des Faux-Monnayeurs qui est aujourd’hui considéré
comme « l’œuvre somme » de Gide. Il n’est que de constater sa pré-
sence récurrente au programme des concours de l’enseignement,
des diplômes universitaires ou, ces deux années, du baccalauréat
littéraire. Pourtant, la réception du roman fut problématique à
l’époque – et l’est souvent encore.
Séries littéraires Écrit du BAC T le
et Pauline Molinier) même si, là encore, elles connaîtront un des-
tin opposé (le départ du foyer vs la tolérance). Ce principe binaire
concerne jusqu’aux personnages secondaires, puisque Gide met en
scène dans son roman deux étrangères dont l’audace échoue (Lilian
Griffith et Sophroniska, l’une originaire de l’Ouest, l’autre de l’Est),
comme deux aïeux coupés du monde (Azaïs et La Pérouse).
Comment comprendre alors l’omniprésence de ce principe de
binarité ? Là encore, Gide semble construire son personnel roma-
nesque en opposition au modèle fourni par le roman à thèse, bar-
résien notamment. Au-delà des romantiques cités dans le Journal
des Faux-Monnayeurs, c’est plutôt au système de valeurs dualiste
incarné par les personnages du roman à thèse que Gide cherche
à échapper, en associant subtilement symétrie et antithétisme, en
cultivant ambivalence et ambiguïté. La dualité, d’ailleurs, se trouve
souvent, chez lui, dans le comportement d’un même personnage,
à l’image d’Édouard, dont l’influence sur Olivier (et même sur
Bernard) est bienfaisante, mais néfaste sur Boris.
Enfin, si ce redoublement a vraisemblablement une fonction
pédagogique (Gide n’écrivait-il pas, au début du Traité du Narcisse :
« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut
toujours recommencer » ?), le soin d’éviter la simple redondance au
profit de la variation montre là encore la distance qui sépare Gide
de la simplicité autoritaire du romancier à thèse. Le comportement
distinct des deux patriarches, travaillant tous deux dans le milieu
juridique, tous deux trahis par l’un de leur fils, se lit ainsi comme le
souhait de ne pas enfermer une trajectoire similaire dans une lecture
unique. D’ailleurs, il n’est pas rare que la binarité laisse place à une
construction de type ternaire, qui ouvre alors le champ des possibles.
Le roman présente ainsi trois destinées adolescentes au moins, eu
égard à l’influence du père et de la scolarité (celles de Bernard, d’Oli-
vier et d’Armand), mais aussi trois comportements féminins différents
face aux charges familiales (Rachel, Sarah, Laura).
Les principes esthétiques énoncés dans le Journal des Faux-
Monnayeurs apparaissent ainsi autant comme des règles précises
pour l’écriture du roman que comme des idéaux à atteindre, voire
à questionner.
➔ Une réception controversée
à l’époque de Gide
Au moment de sa parution, le roman n’est pas passé inaperçu ;
bien au contraire, il a déclenché, comme peu d’autres à la même
époque, de nombreuses critiques, aussi bien positives que néga-
tives. Il faut dire que Gide est alors considéré comme le « contem-
porain capital », pour reprendre l’expression d’André Rouveyre, et
que chacune de ses publications est examinée de près par la presse
littéraire.
1. Critiques
La critique littéraire se montre dans l’ensemble assez défavo-
rable à l’œuvre de Gide 6. Cette première réception se joue essen-
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Écrit du BAC T le Séries littéraires
tiellement sur des critères esthétiques et moraux. Sur le plan
esthétique, on reproche à l’œuvre de n’être pas un vrai roman, mais
plutôt un livre de critique, un essai sur le roman, et donc un roman
raté. On estime que l’œuvre manque de composition, qu’elle mani-
feste une tendance à l’éparpillement, qu’elle manque de cohésion,
que la construction des personnages est monotone. On blâme
encore Gide d’avoir écrit une œuvre trop autobiographique.
Sur le plan éthique, la critique reproche à Gide – comme souvent
depuis la publication de L’Immoraliste en 1902 – d’avoir accordé une
place trop importante à l’homosexualité. André Billy, critique litté-
raire au journal L’Œuvre, considère ainsi que Les Faux-Monnayeurs
sont une « œuvre si désagréablement immorale », dans laquelle Gide
a fait « une sorte d’apologie en action » de l’homosexualité. Il ajoute :
« Tel que nous le dépeint M. Gide, ce vice-là relève beaucoup plus de la
correctionnelle que de la littérature. » (16 février 1926). Rappelons que
l’homosexualité ne fut dépénalisée qu’en 1982. À la même époque,
André Thérive, autre critique phare, écrit dans L’Opinion : « M. Gide fait
bien figure de démoniaque. » (13 février 1926).
2. Éloges
Mais une autre partie de la critique valorise au contraire les
caractéristiques précédentes, si bien que les mêmes remarques
permettent souvent tantôt de blâmer Gide, tantôt de le louer. En
effet, plusieurs critiques apprécient la dimension réflexive des Faux-
Monnayeurs, qui témoigne pour eux de l’aptitude du romancier à
se faire essayiste. Ramon Fernandez, écrivain et critique français
important de l’époque, parle ainsi d’une « magistrale orchestration
critique du roman ». Parallèlement, on loue l’originalité et la nou-
veauté de l’écriture romanesque : Albert Thibaudet, qui est sans
doute le critique littéraire le plus influent de l’entre-deux-guerres,
complimente André Gide pour son « art du récit », pour ce roman
où l’on « sent vibrer un sentiment ininterrompu d’intelligence, d’ordre
et d’harmonie ».
Qu’ils défendent le roman ou l’attaquent, les critiques s’ac-
cordent cependant sur un point : le roman de Gide a introduit une
rupture dans l’histoire du genre.
➔ Une œuvre sans cesse « relue »
1. Influences sur les Nouveaux-Romanciers
Au-delà de l’influence que l’œuvre pouvait avoir sur ses contem-
porains, Gide a plus d’une fois affirmé qu’il écrivait surtout pour la
postérité. Là encore, l’avenir semble lui avoir donné raison. Outre
les critiques et le public de l’époque, les premiers à le lire et relire
de près furent les Nouveaux-Romanciers. Les Faux-Monnayeurs
a incontestablement joué une influence de premier plan sur ce
groupe d’écrivains désireux de renouveler le genre, au point d’être
souvent considéré comme l’œuvre annonciatrice de cette nouvelle
esthétique. Gide est d’ailleurs cité en exemple dans l’ouvrage qui
fait office de manifeste à cet ensemble d’auteurs, Pour un nouveau
roman, publié en 1963 par Alain Robbe-Grillet. Comme ce dernier,
Michel Butor ou Nathalie Sarraute furent sensibles aux libertés et
aux jeux sur la chronologie du roman gidien, c’est-à-dire au choix
d’une intrigue non linéaire, au refus d’un narrateur omniscient,
enfin et surtout, à l’extension inédite donnée au procédé de la
mise en abyme. Ces techniques d’écriture se retrouveront, souvent
amplifiées, dans les romans auto-réflexifs qui se développent alors.
Les Nouveaux-Romanciers ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’inté-
62 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
resser au procédé de la mise en abyme, et à la forme singulière que
lui a donnée Gide : Louis Aragon s’en inspire pour son roman Les
Voyageurs de l’Impériale (1942), tandis que l’écrivain britannique
Aldous Huxley s’en servait dès 1928 dans Contrepoint.
2. Un succès non démenti auprès du grand public
Aujourd’hui encore, le procédé de la mise en abyme ne laisse
pas de fasciner les écrivains comme le grand public. Cette réflexivité
de l’écriture a nourri plusieurs générations d’écrivains, même si peu
d’entre eux vont jusqu’à expliciter l’influence qu’a pu avoir sur leur
écriture le roman de Gide.
Cependant, ce sont sans doute les questions morales et sociales
posées par le roman qui retiennent aujourd’hui l’attention, de la cri-
tique comme du grand public. À la suite des travaux de Jean-Michel
Wittmann notamment, qui a proposé une lecture « politique » de
l’œuvre, les lecteurs se servent du roman des Faux-Monnayeurs pour
réfléchir à la manière dont l’individu se construit dans la société, à la
place et au rôle des minorités – le roman proposant de ce point de
vue une réflexion sur la minorité homosexuelle.
Parallèlement, le grand public, la presse et même les personna-
lités politiques reprennent volontiers certaines maximes de l’œuvre,
comme argument d’autorité ou simplement comme ornement dis-
cursif. Angela Merkel, la chancelière allemande, a ainsi cité dans
son discours de commémoration de la chute du mur de Berlin, le
8 novembre 2014, une phrase des Faux-Monnayeurs : « Man ent-
deckt keine neuen Erdteile, ohne den Mut zu haben, alte Küsten aus den
Augen zu verlieren 7. » (« On ne découvre pas de terre nouvelle sans
avoir le courage de perdre de vue les anciens rivages. ») Cette phrase
généralisante, prononcée par Édouard dans le roman (p. 338, III-XIV),
mais que la chancelière attribue à Gide directement (et qui se trouve
légèrement modifiée), vaut sans doute surtout sur le plan symbo-
lique : au-delà de la valeur poétique de l’image développée, c’est
vraisemblablement surtout parce que Gide fut un auteur germano-
phile qu’il se trouve cité ici. Cet exemple est cependant représentatif
d’une véritable tendance aujourd’hui : les maximes du roman de
Gide sont fréquemment reprises, dans des contextes divers (articles
de journaux, publicités, discours politiques, etc.).
3. « Gide classique » :
une présence institutionnelle notoire
Enfin, la présence de l’œuvre au programme des concours de
l’enseignement (agrégation de lettres modernes et de lettres clas-
siques en 1992 puis en 2013) et du baccalauréat littéraire pour
deux années montre que Gide continue d’être considéré comme
un « classique ». De ce point de vue, on peut remarquer, tout en le
regrettant, sans doute, que c’est toujours pour son roman que Gide
se trouve plébiscité.
1. Emmanuelle (Em.) est le prénom « littéraire » de son épouse Madeleine.
2. Journal, 19 novembre 1924.
3. Jean-Michel Wittmann, Dictionnaire Gide, « ange (Lutte avec l’) », p. 35.
4. Pour plus de détails sur ce point, voir Jean-Michel Wittmann, Gide politique :
essai sur Les Faux-Monnayeurs, Classiques Garnier, 2011, p. 103-109.
5. Gide écrit ainsi dans son Journal quelques années avant sa mort, en 1946 :
«  Je considère ce livre comme le plus important et le plus serviceable (nous
n’avons pas de mot, et je ne sais même si ce mot anglais exprime exactement ce
que je veux dire : de plus grande utilité, de plus grand service pour le progrès de
l’humanité) de mes écrits. »
6. On pourra se reporter aux articles de presse, recueillis sur le site http://
www.gidiana.net/rtp.htm. Tous les extraits cités émanent de ces archives.
7. Discours consultable sur le site https://tinyurl.com/merkel-gide
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Latin 2de / 1re LANGUES ANCIENNES

Comprendre un texte sans le traduire,

en l’observant attentivement
Par Laurence Méric-Bonini, professeur au lycée Jean Perrin (Rezé)

Ce travail peut être réalisé en classe de 2de (« L’homme romain :

l’esclave ») ou de 1re (« Le théâtre »). On peut ainsi faire travailler
ensemble les deux niveaux.
Présentation du passage
Argyrippe aime la courtisane Philénie. Pour obtenir ses faveurs
pendant une année, il doit verser à Cléérète, sa meretrix, la somme
de vingt mines. Le père du jeune homme souhaite aider son fils
mais a peur de sa femme. Il demande à ses esclaves, Liban et
Léonidas, de trouver une ruse pour réunir cette somme sans qu’elle
n’en sache rien. Ceux-ci s’arrangent pour détourner l’argent qu’un
marchand apporte à la famille en paiement de la vente d’ânes (d’où
le titre de la pièce). Ils se présentent alors tous les deux devant les
amoureux…
PHILENIUM. – Mi Libane, ocellus aureus, donum decusque amoris,
amabo, faciam quod voles, da istuc argentum nobis.
LIBANUS. – Dic igitur med aniticulam, columbam catellum,
hirundinem, monedulam, passerculum, putillum.
Fac proserpentem bestiam me, duplicem ut habeam linguam,
circumda torquem brachiis, meum collum circumplecte.
ARGYRIPPUS. – Ten’ complectatur, carnufex !
LIBAN. – Quam vero indignus videor ?
Ne istuc nequiquam dixeris tam indignum dictum in me,
vehes pol hodie me, si quidem hoc argentum ferre speres.
ARGYRIPPUS. – Ten’ ego veham !
LIBANUS. – Tun hoc feras argentum aliter a me ?
ARGYRIPPUS. – Perii hercle ! si verum quidem et decorum erum
vehere servom,
inscende.
Plaute, Asinaria, III, 3 (extrait).

PHILENIUM. – Da, meus ocellus, mea rosa, mi anime, mea voluptas,

Leonida, argentum mihi, ne nos diiunge amantis.
LEONIDA. – Dic me igitur tuom passerculum, gallinam, coturnicem, Étude de la scène
agnellum, haedillum me tuom dic esse vel vitellum,
prehende auriculis, compara labella cum labellis. 1. La structure de la scène
ARGYRIPPUS. – Ten osculetur, verbero !
La simple observation du nom des personnages et de la répar-
LEONIDA. – Quam vero indignum visum est ?
tition de leurs interventions fait apparaître une symétrie dans la
at qui pol hodie non feres, ni genua confricantur.
scène. Liban se substitue à Léonidas : il reprend presque mot à mot
ARGYRIPPUS. – Quidvis egestas imperat : fricentur. dan quod oro ?
le début de la réplique de Léonidas. « Dic igitur med » répond à « dic
PHILENIUM. – Age, mi Leonida, obsecro, fer amanti ero salutem,
me igitur ». À ces répliques répondent à chaque fois une réplique
redime istoc beneficio te ab hoc, et tibi eme hunc isto argento.
indignée d’Argyrippe, puis une question identique : « Quam vero
LEONIDA. – Nimis bella es atque amabilis, et si hoc meum esset,
indignum visum est ? », « Quam vero indignus videor ? ». On observe
[hodie
ainsi que la scène est construite sur un redoublement de situation,
numquam me orares quin darem : illum te orare meliu’st,
élément typiquement comique.
illic hanc mihi servandam dedit. ei sane bella belle.
La longueur des répliques dans la première partie de la scène
Cape hoc sis, Libane.
isole quelque peu Argyrippe qui est celui qui parle le moins. Il est
ARGYRIPPUS. – Furcifer, etiam me delusisti !
moins acteur que Philénie et Léonidas, mais sera plus impliqué
LEONIDA. – Numquam hercle facerem, genua ni tam nequiter fricares.
dans son dialogue avec Liban.
Agesis tu in partem nunciam hunc delude atque amplexare hanc.
Les formes verbales et les pronoms personnels font quant à eux
LIBANUS. – Taceas, me spectes.
apparaître que l’échange se fait toujours entre deux personnages
ARGYRIPPUS. – Quin ad hunc, Philaenium, adgredimur,
seulement. On a en effet des verbes conjugués essentiellement à
virum quidem pol optimum et non similem furis huius ?
la deuxième personne du singulier, des pronoms personnels de
LIBANUS. – Inambulandum est : nunc mihi vicissim supplicabunt.
première et de deuxième personnes (mihi, me, te, tu) et des pro-
ARGYRIPPUS. – Quaeso hercle, Libane, sis erum tuis factis sospitari,
noms possessifs (meus, mea, mi). Les formes de troisième personne
da mi istas viginti minas : vides me amantem egere.
excluent les personnages dont on parle : Ten osculetur, supplicabunt.
LIBANUS. – Videbitur. factum volo. Redito huc conticinio.
Le comique repose donc également sur des jeux d’exclusion suc-
nunc istanc tantisper iube petere atque orare mecum.
cessive de tel ou tel personnage qui apportent une dynamique au
PHILENIUM. – Amandone exorarier vis te an osculando ?
passage.
LIBANUS. – Enim vero utrumque.
PHILENIUM. – Ergo, obsecro, et tu utrumque nostrum serva.
ARGYRIPPUS. – O Libane, mi patrone, mi trade istuc. magis deco-
2. La façon dont les personnages
rumst
s’adressent les uns aux autres
libertum potius quam patronum onus in via portare. Cette analyse vient compléter et confirmer ce que l’étude de la
structure a fait apparaître.

64 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017

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Latin 2de / 1re LANGUES ANCIENNES

On note beaucoup d’impératifs singuliers qui révèlent que

les personnages tentent d’agir sur celui auquel ils s’adressent.
Ceci nous invite à penser que c’est une scène où les personnages
s’opposent, où ils tentent de prendre le dessus sur l’autre. On peut
s’étonner de trouver ces impératifs dans la bouche des esclaves : ils
ne sont pas soumis mais se hissent à la hauteur des maîtres et se
font aussi meneurs de jeu.
On relève également un certain nombre d’interrogations : les
personnages sont tour à tour demandeurs, ce qui tend à prouver
qu’ils sont dépendants les uns des autres. Les exclamations quant
à elles sont surtout le fait d’Argyrippe et trahissent des sentiments
forts : surprise, indignation, révolte ?… Il est en tout état de cause
celui qui est le plus touché par ce qui se déroule.
Les apostrophes, reconnaissables au fait qu’elles sont isolées
par des virgules, sont particulièrement présentes dans les excla-
mations d’Argyrippe  : verbero, furcifer, carnufex. Leurs sonorités
traduisent une certaine agressivité. Ces insultes indiquent qu’Argy-
rippe s’indigne, se révolte.
Les accumulations d’hypocoristiques (meus ocellus, mea rosa, mi
anime, etc.) donnent quant à elles à la scène une tonalité comique.
Leurs sonorités douces révèlent un jeu de séduction qui implique
Philénie, d’abord avec Léonidas, puis avec Liban.
3. Le contenu de la scène
On propose alors aux élèves de rédiger un bilan sur ce qu’ils
supposent du contenu de la scène :
Dans cette scène, Argyrippe est malmené par les esclaves qui
détiennent l’argent dont il a besoin pour satisfaire ses amours.
On peut alors supposer qu’il demande aux esclaves de lui donner
cet argent et que ceux-ci se font prier en exigeant autre chose en
retour. Philénie se trouve prise au cœur de ce marchandage.
Travail sur la langue
L’expression de l’ordre
Ce passage peut être un bon support pour faire un point sur
l’expression de l’ordre. Les impératifs sont en effet très nombreux ;
c’est l’occasion de voir ou de revoir la formation de l’impératif pré-
sent (et futur) et de pointer les quatre exceptions (dic, duc, fac, fer)
que Plaute a eu le bon goût de faire figurer dans le passage.
Le subjonctif présent peut se substituer à l’impératif et exprimer
un ordre : taceas, me spectes. Habituellement, il est employé avec
cette valeur à la première et à la troisième personnes pour suppléer
l’impératif ; or il est ici employé à la deuxième personne, témoi-
gnant d’un état plus ancien de la langue. Cet emploi se distingue de
la valeur d’indignation qu’expriment les formes osculetur, exorarier,
complectatur et veham.
La formation des diminutifs
Les suffixes -(c)ulus et -(c)ellus sont nombreux dans le passage :
passerculum, agnellum, vitellum, aniticulam, passerculum... On peut
proposer aux élèves de trouver les diminutifs de pupa, avus, calx…
Exemple : pupa (« poupée ») donne pupilla (« pupille », car dans la
pupille de l’autre, on se voit comme une petite poupée). On leur fait
ensuite chercher des doublons français tels que « bête » et « bes-
tiole » ou « vache » et « vachette ».
Prolongement
En prolongement, on propose la lecture de L’Île des esclaves de
Marivaux, et notamment les scènes 1 et 8.

4. La mise en scène
Les élèves sont curieux de vérifier s’ils ont bien compris le
contenu de la scène et son intérêt dramaturgique. On leur fait
lire la traduction du passage en commençant un peu plus haut, là
où Léonide présente son plan à Liban : il veut berner le maître et
se faire embrasser par Philénie. On prend alors soin d’enlever les
didascalies qui figurent dans la traduction. À eux de se faire metteur
en scène et de les restituer. Deux traductions sont accessibles sur
Internet : celle d’Alfred Ernoult https://tinyurl.com/asinaria-ernoult
et celle d’Édouard Sommer https://tinyurl.com/asinaria-remacle

Comparaison de traductions
On peut proposer aux élèves de 1re, qui auront à effectuer lors
de l’épreuve orale un petit exercice de critique de traduction, de
comparer des traductions de la deuxième réplique de Philénie. Aux
deux traductions précédemment citées, on peut ajouter celle de Quand la relation maître-esclave se renverse, imagerie
Pierre Grimal dans la collection « Folio classique » de Gallimard. Pellerin, gravure du XVIIIe siècle, BnF, Paris.

Traduction d’Édouard Sommer (1865) Traduction d’Alfred Ernoult (1932) Traduction de Pierre Grimal (1971)

PHILÉNIE. – Et maintenant, donne, je te prie.
De grâce, mon Léonidas, sauve ton maître
et mon amant. Affranchis-toi par ce bien-
fait, assure-toi son amitié avec cet argent.
PHILÉNIE. – Voyons, mon petit Léonide, je t’en
supplie ; sois le sauveur de ton maître dans
ses amours. Rachète-lui la liberté par ce
bienfait ; bien mieux, achète-le, fais-en ta
chose avec cet argent que tu détiens.
PHILÉNIE. – Allons, mon petit Léonide, je t’en
supplie ; donne le salut à ton maître amou-
reux. Achète-lui la liberté au prix de ce
bienfait, fais de lui ton propre esclave avec
cet argent.

SEPTEMBRE 2017 NRP LYCÉE 65

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ÉTUDE DE LA LANGUE Fiche Élève 1
ÉTUDE
ANALYSE DE LA LANGUE
FILMIQUE Fiche Élève 1
Étudier le mot, sa formation,
son origine, son évolution
La formation des mots
Les différents types de mots  
La langue française comprend des mots simples (bois,
guerre, faim), des mots composés (trompe-l’œil, porte-
monnaie) et des mots dérivés (formés sur des mots
simples ou sur une partie de ces mots, à laquelle on
ajoute un ou deux éléments : em/bras/ser).
Radical, préfixe, suffixe  
Le radical est la partie minimale d’un mot. L’ensemble
des mots formés à partir d’un même radical et se
nomme famille étymologique. Certains radicaux peuvent
avoir plusieurs formes pour un même sens. Ainsi, equus
et caballus sont des radicaux latins différents qui ont
le même sens. On appelle famille sémantique les mots
qui expriment une idée commune mais formés sur des
radicaux différents.
Le préfixe précède le radical, par exemple « télé /
phoner » signifie parler à distance.
Le suffixe suit le radical, par exemple « chauss /eur »
désigne celui qui fabrique la chaussure. Le plus souvent,
l’ajout d’un suffixe change la nature du mot.
1. Déterminez le sens de ces préfixes courants en donnant
chaque fois un exemple : a, an, anti, re, im, in, micro, super, com.
2. Pour chacun des mots suivants, soulignez les suffixes et
déterminez leur sens : cuisinier, encrier, oranger, houppette,
solidifier, criard.
3. Repérez dans chaque liste l’intrus qui n’a pas de préfixe (a.
et b.) ou celui qui n’a pas de suffixe (c.).
a. Anatomie, annulation, anormalité, analphabétisme.
b. Dyslexique, disqualifié, discours, dysfonctionnement.
c. Joueur, chanteur, meneur, couleur.
Les mécanismes de la formation des mots
Créer des mots avec la composition   Évolution du sens des mots
• Deux mots ou plus sont reliés par un trait d’union
(porte-plume).
• Des éléments grecs ou latins sont ajoutés (microcosme).
• Une préposition devient préfixe avec un nom ou un
verbe, avec ou sans trait d’union (sous-marin, par-dessus).
4. Expliquez la formation de chacun des mots suivants. Vous
préciserez s’il a été formé par composition ou par dérivation puis
vous donnerez son sens : désorganiser, imagination, préhisto-
rique, gratte-ciel.
66 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
MAI-JUIN 2015
Notions
Grammaire
5. Relevez trois mots dans ce texte dont la dérivation utilise
à la fois un préfixe et un suffixe, puis expliquez cette dérivation
avec précision.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux
et qui tenait un album sous son bras, restait auprès
du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il
contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas
les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil,
l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
Les règles d’accord des mots composés  
Les mots composés de mots prennent la marque du
pluriel selon leur nature. D’une manière générale, noms
et adjectifs ont tendance à s’accorder tandis que verbes,
adverbes et prépositions sont invariables.
6. Mettez au pluriel les mots composés suivants, justifiez
votre réponse en faisant apparaître leur nature : oiseau-mouche,
arrière-saison, pince-sans-rire, couvre-pied, chef-d’œuvre.
Origine et évolution du sens des mots
À la source des mots  
L’étymon est le mot ancien à l’origine du mot français.
Il peut être issu du latin, du grec, de langues romanes
mais aussi d’autres langues étrangères et de langues
régionales. Connaître l’étymologie d’un mot permet de
mieux comprendre son orthographe (ainsi, « temps »
vient de tempus) et de mieux saisir le sens de ce mot dans
un texte ancien où le sens est resté proche de l’étymon et
mieux comprendre les connotations de ce mot.
7. En vous aidant d’un dictionnaire, indiquez la langue d’ori-
gine des mots suivants : solfège, anthropomorphisme, stress,
origami, compter, yaourt, fada.
 
Le lexique n’est pas figé. Des mots apparaissent tandis
que d’autres disparaissent, et leur sens évolue en
fonction de l’histoire. Certains mots sont considérés
comme archaïques car ils ne sont plus employés
aujourd’hui : damoiseau pour « jeune homme ». D’autres
mots ont vu leur sens s’affaiblir ou être modifiés :
entendre signifie au XVIIe siècle « comprendre ».
Cette fiche est à télécharger au
format word sur le site pour les
8. Donnez le sens ancien et éventuellement
abonnés actuel des mots
numériques. Adaptable
suivants : superbe, courroux,aux besoinsfortune,
passion, des élèves.vulgaire.
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Fiche Élève 2
Fiche Élève 2
Analyser les mots
pour bien lire et interpréter les textes
Lire et interpréter
un article de dictionnaire
ENCYCLOPÉDIE, s. f. (Philosoph.). Ce mot signifie enchaî-
nement de connaissances ; il est composé de la préposition
grecque ev (en), et des substantifs kuklov (cercle), et paideia,
(connaissance).
En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les
connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer
le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de
le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin
que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux
inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux,
devenant plus instruits, deviennent en même temps plus ver-
tueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir
bien mérité du genre humain. [... ]
Une considération, surtout, qu’il ne faut point perdre
de vue, c’est que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et
contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle
pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène
triste et muette. L’univers se tait ; le silence et la nuit s’en
emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phé-
nomènes inobservés se passent d’une manière obscure et
sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des
êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans
l’histoire des êtres, que de se soumettre à cette considération ?
Denis Diderot, article « Encyclopédie » de L’Encyclopédie, 1755.
1. Que signifient « (Philosoph.) » et « s. f. » ?
2. Pourquoi le mot « encyclopédie » est-il en majuscules ?
3. Quelle partie de cet article ne vous paraît pas relever
strictement de ce que l’on attend aujourd’hui d’un article de
dictionnaire ?
4. En vous appuyant sur ce que vous savez des auteurs des
Lumières, dites quelle est la fonction de ce dictionnaire.
Se repérer dans le lexique classique
PHÈDRE : Ah ! cruel, tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi − même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.
Jean Racine, Phèdre, II, 5, 1677.
ÉTUDE DE LA LANGUE
ANALYSE
ÉTUDE FILMIQUE
DE LA LANGUE
Analyse de textes
5. Cherchez le sens des mots soulignés dans un dictionnaire
historique et notez leur sens actuel et le sens qu’ils avaient au
temps de Racine.
6. Quel est le sens du verbe « abhorrer » ? Est-ce un terme
courant ?
7. Que pensez-vous de la répétition du mot « cruel » dans ce
texte ? Étudiez l’étymologie de ce terme.
8. En vous appuyant sur les questions précédentes, expli-
quez pourquoi l’étude d’une tragédie classique est particuliè-
rement difficile pour les lecteurs d’aujourd’hui.
Étudier le vocabulaire
pour saisir les effets de réel
Le personnage qui exerce le métier de sous-chef de gare observe
la gare Saint-Lazare depuis une fenêtre qui la surplombe.
Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant,
songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la
sorte passer un jour à Paris, et qu’il descendait chez la mère
Victoire, le métier le reprenait. Sous la marquise des grandes
lignes, l’arrivée l’un train de Mantes avait animé les quais ; et
il suivit des yeux la machine de manœuvre une petite machine
tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait
le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant,
refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre ma-
chine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux
grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa che-
minée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans
l’air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de
trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de
ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pas
celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendait
seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés.
En personne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle
répondit par un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant
la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent
ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant.
Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait,
tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers
les charpentes de fer. Tout un coin de l’espace en était blanchi,
tandis que les fumées accrues de l’autre machine élargissaient
leur voile noir.
Émile Zola, La Bête humaine, 1890.
9. Étudiez le mot « machine » dans un dictionnaire. Pour-
quoi ce mot est-il répété dans le texte de Zola ?
10. Relevez les mots techniques qui appartiennent au voca-
bulaire du chemin de fer. Parmi ces mots, entourez ceux qui
sont empruntés à l’anglais. Cette fiche est à télécharger au
format word sur le site pour les
11. En quoi l’étude du vocabulaire présent dans ce texte
abonnés numériques. Adaptable
permet-il de l’inscrire dans leaux
mouvement naturaliste ?
besoins des élèves.
SEPTEMBRE 2017
MAI-JUIN 2015 NRP LYCÉE 67
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ÉTUDE DE LA LANGUE Corrigés des fiches
Au lycée, les élèves ont encore besoin de
consolider leurs acquis linguistiques pour
deux raisons. D’une part, ils doivent maî-
triser la langue pour bien écrire. Il convient
de reprendre avec eux les savoirs mis en
place au collège et, en partant de leurs
erreurs, de leur proposer de travailler de
nouveau des points précis qui vont leur
permettre de surmonter des problèmes
d’expression. Cette première approche sera
conçue comme une remédiation ciblée
(fiche 1). Il s’agit d’autre part de maîtriser
la langue pour mieux comprendre, analy-
ser et interpréter les textes. On montrera
aux élèves que les points de langue qu’ils
travaillent servent aussi à lire les textes et
qu’ils peuvent réinvestir ce qu’ils ont com-
pris de la grammaire dans l’analyse des
textes (fiche 2). Cette double perspective
permet de donner davantage de sens à
l’étude de la langue pour les élèves, qui
comprennent que les acquis de la gram-
maire du collège peuvent être transférés
dans l’analyse stylistique au lycée. Ces
pages « Étude de la langue » sont exploi-
tables dès le début de l’année comme un
élément de transition entre l’enseignement
du français au collège et au lycée. Au cours
de l’année, il serait judicieux de rappeler
aux élèves que les faits de langue peuvent
guider leurs hypothèses de lecture. Enfin,
ces fiches trouveront aussi leur place lors
de séances de remédiation ciblée ou dans
le cadre d’une séance de corrigé ou d’ac-
compagnement personnalisé.
FICHE 1 au contexte mythologique, c’est aussi cette
Étudier le mot,
sa formation, son
origine, son évolution
1. Voir tableau ci-dessous.
2. Cuisinier : profession. Encrier : récipient.
Oranger : arbre. Houppette : diminutif. Soli-
difier : changer d’état. Criard : dévalorisation.
3. Les mots sans préfixes sont «  anato-
mie » et « discours ». « Couleur » n’a pas
de suffixe.
Préfixes courants Exemples
A, an Anormal
Anti Antivol
Re Recommencer
Im, in Importer
Micro Micro-ordinateur
Super Supersonique
Com Compagnon
68 NRP LYCÉE SEPTEMBRE 2017
4. Tous ces mots sont formés par déri-
vation à l’exception de «  gratte-ciel  ».
Préhistorique : Préfixe pré + radical histor
+ suffixe ique ; qui a eu lieu à l’époque de
la Préhistoire. Désorganiser : préfixe dés
+ radical organis + suffixe de l’infinitif er ;
fait de perturber une organisation. Imagi-
nation : radical image + suffixe in + voyelle
de liaison « a » + suffixe tion ; capacité à se
représenter des images. Gratte-ciel : asso-
ciation des deux mots « gratte » et « ciel »
; immeuble si haut qu’il semble gratter le
ciel.
5. Immobile : préfixe privatif im + radical
mob (ou mouv) +  suffixe ile. Embrassa  :
préfixe em qui signifie dans + radical bras
+ désinence verbale a. Disparaissant : pré-
fixe privatif dis +  radical verbal paraître
+ terminaison verbale sant.
6. Des oiseaux-mouches : nom + nom. Des
arrière-saisons : adverbe + nom. Des pince-
sans-rire : verbe + préposition + verbe. Des
couvre-pieds  : verbe +  nom. Des chefs-
d’œuvre : nom + complément du nom.
7. « Solfège » vient de l’italien, « anthropo-
morphisme » du grec, « stress » de l’anglais,
« origami » du japon, « compter » du latin,
« yaourt » du turc, « fada » du provençal.
8. « Superbe » signifie en langue classique
orgueilleux. « Courroux » est un mot vieilli
pour dire la colère. La passion désignait la
souffrance (la Passion du Christ), et carac-
térise désormais un amour excessif. La
« fortune » qui signifiait la chance désigne
le destin. « Vulgaire » signifiait commun,
il a maintenant le sens plus péjoratif de
grossier.
FICHE 2 richesse qui rendent stimulante la lecture
Analyser les mots
pour bien lire et
interpréter les textes
1. (Philosoph.) renvoie à la catégorie qui
permet de ranger le mot étudié dans une
branche du savoir. « s. f. » « signifie substan-
tif féminin ».
2. Le mot en majuscule est l’entrée de cet
Sens
Négatif
Négatif
De nouveau
Dans
Petit
Grand ou très grand
Avec
article et peut aussi être un renvoi vers une
autre notion qui complète le sens du mot
étudié.
3. Si les deux derniers paragraphes consti-
tuent une réflexion sur la fonction de
l’ouvrage et sur la place de l’homme dans
l’univers, développements qui dépassent
la fonction du dictionnaire.
4. L’Encyclopédie, rédigée de façon collabo-
rative par des philosophes et des savants
des Lumières, propose des définitions qui
dressent un état des lieux des savoirs, mais
surtout une réflexion sur des notions qui
doivent faire progresser l’esprit humain.
5. « Entendue » signifiait « comprise » alors
que ce mot a le sens aujourd’hui de « qui
a été écoutée  ». «  Infortunée  » signifiait
« maltraitée par le destin » alors que « for-
tuné » a plutôt aujourd’hui un sens maté-
riel de « qui a de l’argent ». « Mon sang » a
dans ce contexte le sens de « lignée », l’ac-
ception la plus répandue est aujourd’hui
« substance qui circule dans les veines ».
6. Le verbe « abhorrer » signifie « détes-
ter  ». C’est ce second terme qui prévaut
aujourd’hui.
7. Le terme « cruel » est répété par Phèdre
pour qualifier à la fois Hippolyte et les
dieux. Cet adjectif est issu du latin crude-
lis « qui aime le sang », dérivé de crudus
désignant « cru, le saignant ». Le sens éty-
mologique a été affaibli dans la langue de
Racine, et l’adjectif est proche de son sens
moderne car il signifie, comme aujourd’hui,
qui est « sévère, rigoureux ».
8. L’étude lexicale de ce texte montre que
certains mots doivent être pris dans leur
acception ancienne. Outre les références
évolution du lexique et la perception de sa
de cette tragédie.
9. Le mot «  machine  » vient du latin
machina qui signifie « invention, engin ».
Zola use de ce terme plusieurs fois dans ce
texte pour désigner des instruments dif-
férents et qui ont comme caractéristique
commune d’être en mouvement.
10. Les mots «  marquise  », «  machine  »,
«  manœuvre  », «  tender  », «  couplées  »,
«  débranchement  », «  wagon  », «  remi-
sage  », «  express  », «  cheminée  », «  pur-
geurs  », «  vapeur  » appartiennent au
vocabulaire spécifique du chemin de fer.
« Wagon », « tender » et « express » sont
des emprunts à l’anglais.
11. L’utilisation de ces termes est justifiée
par le point de vue narratif : la gare est vue
à travers les yeux d’un professionnel. Le
choix d’un vocabulaire spécialisé s’explique
par la visée documentaire du texte natu-
raliste.
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

Jean Valjean, Cosette, Fantine, Javert,...

L’incontournable fresque romanesque de Victor Hugo
en version abrégée.

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TEXTE
AB RÉGÉ
 IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com

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