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Critique du fétiche-capital
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INTERVENTION PHILOSOPHIQUE
Collection dirigée par Yves Charles Zarka
Professeur à la Sorbonne (Université Paris-Descartes)
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Moishe Postone

Critique du fétiche-capital
Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche

Textes traduits de l’anglais (États-Unis) et présentés


par Olivier Galtier et Luc Mercier

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


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ISBN 978-2-13-062120-1
ISSN1285-3534
Dépôt légal — 1re édition : 2013, septembre
© Presses Universitaires de France, 2013
6, avenue Reille, 75014 Paris
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PRÉSENTATION

Alors que Temps, travail et domination sociale 1, le


maître livre de Moishe Postone, a été publié en 1993
aux États-Unis et en 2009 en France, cet auteur
reste peu connu, en tout cas peu discuté, dans notre
pays. Dans ce livre, Postone s’attache à formuler
– en s’appuyant sur Marx et contre le marxisme –
une théorie critique adaptée à la société moderne.
À ce titre, il est sans doute l’un des penseurs poli-
tiques majeurs de notre époque. Penseur politique,
Postone l’est au sens fort du terme, car ce qu’il vise,
c’est le passage de la société faussement démocra-
tique qui est la nôtre à une société où les hommes
feraient leur propre histoire consciemment. Autre-
ment dit, remplacer la pseudo-démocratie soumise
aux contraintes structurelles du capitalisme qui est
la nôtre, par une extension du domaine de la poli-
tique comme conséquence possible de l’abolition de
ces mêmes contraintes. Pour Postone, la société
existante est une société métapolitique, en ce sens

1. Titre complet : Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation


de la théorie critique de Marx (Paris, Mille et une nuits - Fayard, 2009). Par la
suite, simplement TTDS.

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que le pouvoir de décision des hommes y est soumis


à une structure de domination impersonnelle
comme chez Foucault. Cependant, à la différence
de ce dernier, Postone pense cette structure non
comme un ensemble de disciplines et de « rationali-
sations » biopolitiques nées de façon purement
contingente, mais comme une création humaine
spécifique, socio-historiquement déterminée. Une
telle structure n’est autre que l’activité de produc-
tion qui s’est autonomisée et domine les hommes.
Sous le capitalisme, le travail ne renvoie à rien
d’autre qu’à lui-même : les hommes ne travaillent
pas pour satisfaire leurs besoins, c’est bien plutôt le
travail qui utilise les hommes à ses propres fins, la
production de capital, une forme de richesse qui se
meut elle-même et qui tend à une auto-expansion
infinie. Pour Postone, c’est donc de cette structure
qu’il faut s’émanciper. Cela signifie que, contraire-
ment à nombre de théoriciens critiques, Postone
envisage la domination sociale non comme une
domination concrète mais comme une domination
abstraite.
Le présent recueil vise d’abord à mieux faire
connaître Postone, mais sous un angle un peu dif-
férent de celui de TTDS. Alors que TTDS reformule
les bases d’une théorie critique du capitalisme, ce
recueil ne contient qu’un texte consacré à cette ques-
tion. En réalité, l’essentiel du volume consiste en une
critique de certaines formes de fausse conscience,
une critique de ce que l’on peut appeler l’anticapita-
lisme fétichisé. Bien sûr, les deux thèmes – capital et
fausse conscience – sont liés : ils traitent en effet des

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modes objectif et subjectif d’une seule et même réa-


lité aliénée, le rapport social capitaliste. On peut dire
que, si TTDS est l’analyse critique du capitalisme
sous son aspect objectif, ce nouveau livre est l’analyse
critique du capitalisme sous son aspect subjectif.
Bien que les textes ici réunis s’inscrivent claire-
ment dans une perspective de critique du capita-
lisme, ils ne manqueront pas de surprendre le lecteur
qui se définit comme anticapitaliste. En effet, le pre-
mier texte, qui redonne les grandes lignes de la cri-
tique du capitalisme telle que Postone la formule, se
démarque largement de la critique de la société exis-
tante proposée par la gauche – que celle-ci soit
ouvertement réformiste ou prétendument radicale.
Ainsi, alors que la gauche s’attaque au capitalisme au
nom du travail, Postone s’attaque au capitalisme en
tant que société de travail. Quant aux textes qui ont
trait à la sous-critique du capitalisme, s’ils proposent
une critique de cet anticapitalisme totalement féti-
chisé que fut le nazisme, ils proposent aussi une cri-
tique des formes de fausse conscience que la gauche
véhicule en dépit de son « anticapitalisme » affirmé
– à savoir, certaines formes d’anti-impérialisme et
cette critique du capitalisme qui assume de redou-
tables consonances antisémites.
Dans la conférence sur laquelle s’ouvre le livre,
Postone explique pourquoi une nouvelle théorie cri-
tique lui semble nécessaire. Selon lui, la critique du
capitalisme proposée par le marxisme traditionnel ne
fonctionne plus. Celui-ci a mal défini le capitalisme,
il faut donc en redéfinir les traits fondamentaux,
le noyau, avant de pouvoir en critiquer la forme

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actuelle. (Par exemple, il n’est possible de critiquer


réellement l’actuelle « financiarisation de l’économie »
qu’en la rapportant à ce noyau. À défaut, on ne criti-
quera pas le capitalisme, mais seulement les marchés
financiers destructeurs d’emplois, on ne fera que
défendre un capitalisme « honnête », contre un autre
capitalisme considéré comme « mauvais ».)
Mais quelle critique Postone fait-il exactement du
marxisme traditionnel, quels sont, selon lui, les traits
fondamentaux du capitalisme ? Avant de répondre
à cette question, il faut préciser que, lorsqu’il parle
du « marxisme traditionnel », Postone ne distingue
pas entre des marxismes pourtant très différents
(marxisme-léninisme, communisme de conseils ou
encore marxisme critique de la vie quotidienne). Il
ne nie pas les différences politiques, mais il constate
que tous ces marxismes partagent une même défini-
tion du capitalisme. C’est toute cette tradition qu’il
appelle « marxisme traditionnel ». Bien entendu,
l’actuelle gauche « anticapitaliste », qui croit occuper
le terrain de la radicalité mais ne propose aux pro-
blèmes du présent que les solutions d’avant-hier,
relève du marxisme traditionnel.
Selon Postone, le marxisme traditionnel a érigé
les traits du capitalisme libéral du XIXe siècle en traits
fondamentaux du capitalisme. Se focalisant sur
la propriété privée des moyens de production et
sur le marché, il a transformé les catégories mar-
xiennes, de catégories critiques du mode de produc-
tion en catégories critiques du mode de distribution.
D’après Postone, le marxisme traditionnel conçoit le
travail comme une réalité transhistorique, il ne voit

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pas la spécificité du travail sous le capitalisme, il ne


voit que l’exploitation, l’appropriation par les capita-
listes d’une partie de la richesse produite (l’aspect fin
en soi du travail sous le capitalisme lui échappe tota-
lement). Et par conséquent, toujours selon Postone,
le marxisme traditionnel conçoit le socialisme
comme la réalisation du travail prolétarien – la généra-
lisation de la condition prolétarienne – et comme
l’instauration d’une juste distribution de la richesse
sociale. Or, comme nous le verrons, la question n’est
pas seulement celle de la distribution de la richesse,
mais aussi celle du type de richesse produite.
Cependant, constate Postone, la dynamique
même du capitalisme a montré les faiblesses d’une
telle critique. D’abord, elle s’est révélée inadaptée au
capitalisme d’État, lorsque celui-ci a remplacé le
capitalisme libéral. Ensuite, elle s’est montrée inca-
pable de rendre compte du capitalisme bureaucra-
tique type URSS, où la valeur n’est plus médiatisée
par le marché, mais politiquement, par la planifica-
tion. Enfin, étant donné qu’elle considère la produc-
tion en soi (le travail) comme positive, elle n’a pas pu
fournir la base d’une analyse du productivisme
effréné ni répondre aux attentes et aux insatisfactions
nées dans les années 1960-1970 au sein des « sociétés
d’abondance » où le travail avait perdu son (apparent)
caractère de nécessité.
Partant de ce constat, Postone reprend la critique
catégorielle de Marx, celle qui porte sur le mode de
production même et fait du travail non le point de
vue de la critique, mais son objet. Pour Marx, la mar-
chandise est la « forme élémentaire » du capitalisme.

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Celle-ci revêt un « double caractère », elle est à la fois


concrète et abstraite : concrète, elle est valeur
d’usage ; abstraite, elle est valeur. Quant au travail, il
est lui-même marchandise. Pour pouvoir être un
objet d’achat et de vente, il est réduit à une pure
« dépense de cerveau, de nerf, de muscle », qui est
mesurée en unités de temps. Cette forme de travail
fondée sur le temps, qui n’existe dans aucune autre
formation sociale, crée une forme de richesse elle-
même fondée sur le temps, une forme de richesse
abstraite (non matérielle) : la valeur. D’autre part,
comme toute marchandise, le travail sous le capita-
lisme est à la fois concret et abstrait : concret en tant
qu’il produit des biens d’usage ; abstrait en tant qu’il
produit de la valeur (dont la substance est une
dépense de temps de travail). Ici, le produit est sup-
port de valeur avant d’être bien d’usage. Et le travail
lui-même est d’abord travail abstrait, c’est‑à-dire
d’abord travail créateur de valeur, avant d’être travail
concret. La marchandise est l’objectivation de ce tra-
vail abstrait.
À partir de ces prémisses, ce que le marxisme
traditionnel analyse comme exploitation, Postone
l’interprète, lui, de manière très différente. Là où le
marxisme traditionnel ne voit que l’action des capi-
talistes, une extorsion de surtravail et de survaleur,
Postone voit le mouvement autonome de la valeur.
« Bien que [l’interprétation traditionnelle] saisisse
une dimension effectivement importante de la caté-
gorie [de survaleur], elle reste unilatérale ; […] elle
ne met l’accent que sur l’expropriation de la sur-
valeur sans se pencher suffisamment sur les implica-

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tions de la survaleur. Pourtant, [l’analyse de Marx]


ne concerne pas seulement la source du surplus,
mais aussi la forme de la sur-richesse produite »
(TTDS, p. 452).
Étant purement quantitative (richesse-temps), la
valeur possède elle-même une pulsion à l’augmentation
permanente, et cette augmentation de valeur (surva-
leur) se produit aussitôt que les travailleurs travaillent
au-delà du temps requis pour reproduire la valeur de
leur force de travail. Comme la valeur elle-même, la
différence entre valeur et survaleur est quantitative :
l’incrément de valeur que produit le « surtravail » est
lui aussi de la richesse-temps. Et c’est avec cette créa-
tion de survaleur que la valeur devient capital, valeur
qui s’autovalorise. Cela implique une différence radi-
cale entre le cycle marchand simple et le cycle propre-
ment capitaliste. D’abord, contrairement au cycle des
marchandises, Marchandise-Argent-Marchandise,
qui a sa fin en dehors de lui-même (la consomma-
tion), le cycle du capital se traduit par Argent-
Marchandise-Argent (AMA) et n’a pas de fin exté-
rieure ; son but, c’est l’expansion permanente de la
valeur. Ensuite, parce qu’il est purement quantitatif,
c’est un processus continu où AMA′ est AMA′MA′′,
etc. Enfin, ce cycle ayant pour finalité son auto-expan-
sion permanente, il se traduit par un renversement où
la transformation de la forme (marchandise) devient
une fin en soi en tant que support de l’autovalorisation,
et la transformation de la matière (la production, le
travail) devient le moyen de cette fin. Postone, à la
suite de Marx, définit donc le capital comme « autova-
lorisation de la valeur », comme « sujet automate » qui

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s’autoreproduit sans cesse par le biais du travail


humain. Une telle forme de richesse implique une
dynamique continue et l’augmentation permanente
de la productivité lui est intrinsèque.
Pour Postone, sous le capitalisme, le travail
occupe une place centrale : il est la pratique qui struc-
ture tout. À travers le travail-marchandise, se crée un
système d’interdépendance complexe où personne
ne consomme ce qu’il produit mais où chacun tra-
vaille pour obtenir le moyen d’acquérir les biens
produits par d’autres. Alors que, dans les sociétés
non capitalistes, le travail reçoit sa signification de
rapports sociaux manifestes qui lui sont extérieurs,
sous le capitalisme c’est le travail qui donne sa signi-
fication à la totalité, c’est lui qui oriente l’action et la
pensée.
Pour cette raison, à l’idée marxiste traditionnelle
de travail médiatisant une domination de classe,
Postone oppose l’idée de travail automédiatisant, de
travail médiatisant le travail. Postone ne nie pas qu’il
existe des groupes sociaux aux intérêts opposés,
mais, dans la lutte de classe, le prolétariat défend
des intérêts immanents, des intérêts qui ne sortent
pas du cadre capitaliste ; quant aux capitalistes, ils
ne sont que la personnification des catégories, de
simples « masques de caractère ». Les capitalistes
ne sont pas la classe-sujet qui domine le monde et le
prolétariat n’est pas le contre-sujet appelé à émanci-
per la société. Pour Postone, la domination est abs-
traite, c’est celle des catégories, et le véritable sujet,
c’est le capital lui-même.

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Étant donné cette définition du sujet, le dépasse-


ment du capitalisme, de la société de travail, n’est en
rien nécessaire (chez Postone, pas de classe salvatrice,
porteuse de la conscience et embryon de la nouvelle
société). Cependant, il reste possible car le capital-
sujet ne domine pas totalement, il est contradic-
toire. Il faut toutefois noter que, sur la question de la
contradiction interne du capitalisme aussi, Postone
se démarque du marxisme traditionnel. Pour lui, la
contradiction n’est pas entre les forces productives et
les rapports de production. Au contraire, Postone
considère que forces de productives et rapports de
production sont identiques, que le travail intègre les
deux. À ses yeux, la contradiction se situe au sein
même du travail producteur de valeur : les gains de
productivité accroissent la valeur, mais provisoire-
ment. En effet, dès lors que le gain de productivité
s’est généralisé, l’accroissement de valeur s’annule,
l’unité de base du travail abstrait (l’heure de travail)
étant ramenée à son niveau initial. Ainsi, la valeur,
soumise à une dynamique « moulin de discipline »,
s’accroît sans cesse puis revient à son point de départ
– quoique avec des forces productives toujours plus
développées. Et donc la contradiction est entre le
remplacement inéluctable du travail humain par les
machines (general intellect) et le maintien du travail
comme créateur de valeur. Le capitalisme rend techni-
quement possible la libération des hommes vis‑à-vis
du travail, mais il l’empêche socialement parce que le
travail lui est consubstantiel. C’est de cette contra-
diction toujours renforcée par la dynamique même

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du capitalisme que surgit la possibilité d’une prise de


conscience qui permettrait de le dépasser 1.
La redéfinition du travail comme capitaliste de
part en part et non comme une sorte de résidu non
capitaliste au sein du capitalisme a deux implications
théoriques majeures.
Premièrement, Postone abandonne le schéma
base/superstructure. Selon le marxisme traditionnel,
la pensée des acteurs sociaux reflète leur place par
rapport au travail. La bourgeoisie exploiteuse a une
vision bornée, et le prolétariat, classe du travail, une
conscience vraie de la société capitaliste. À ce
schéma, Postone oppose l’idée, beaucoup plus large,
selon laquelle le travail sous le capitalisme structure
toutes les formes, qu'elles soient objectives (produc-
tion, communication, savoir et transmission du
savoir…) ou subjectives (les formes de conscience
des divers groupes sociaux). Ce qui a pour consé-
quence que le prolétariat n’a pas une conscience qui
va au-delà de la défense de ses intérêts catégoriels.
Deuxièmement, à la notion de fétichisme propo-
sée par le marxisme traditionnel (en tout cas dans sa
version raffinée, car la majeure partie du marxisme ne
prend souvent le fétichisme que pour une billevesée
métaphysique), Postone substitue une notion elle

1. Dans le cadre théorique tracé par Postone, l’actuel chômage de masse


s’explique par la dynamique du capitalisme et non par l’action de « méchants
spéculateurs » qui détruisent les emplois. Selon Postone, la disparition du travail
est en effet due à la rationalisation des coûts (remplacement du travail humain par
les machines) ; or cette rationalisation qui augmente la productivité est aussi ce qui
vide la valeur de sa substance (le temps de travail humain), d’où la nécessité de
nouveaux gains de productivité, et ainsi de suite. Ce type d’explication en termes
structurels évite de retomber dans une critique personnificatrice (à la mode Attac,
NPA, Front de gauche...).

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aussi beaucoup plus large. Alors que, pour le mar-


xisme traditionnel, le fétichisme est un phénomène
partiel – le voile de la domination de classe, de
l’exploitation, un phénomène qui touche le travail,
mais qui n’est pas engendré par le travail lui-même –,
pour Postone, le fétichisme est un phénomène global,
à la fois voile et expression de la pratique sociale alié-
née, et a un double effet : d’une part, le travail sous le
capitalisme apparaît non comme une réalité histori-
quement spécifique, à abolir, mais comme quelque
chose de naturel, d’indépassable ; d’autre part,
personne n’échappe à cette fantasmagorie. Selon
Postone, donc, le fétichisme est le phénomène cen-
tral, au prisme duquel toutes les formes de subjec-
tivité doivent être analysées. Nous retrouverons
ce thème un peu plus loin, lorsque nous aborderons
les textes dans lesquels Postone analyse les formes de
conscience fétichisées (dont la gauche n’est pas
exempte).
Comme on voit, la relecture postonienne de Marx
ne relève pas de la simple marxologie : elle vise à
répondre aux défis lancés à la théorie critique par
l’évolution du capitalisme. En posant le capital
comme « sujet automate », Postone réaffirme l’idée
de capitalisme comme mode de production auto-
nome et dynamique, et cette idée permet de critiquer
le capitalisme en tant que système où l’homme pro-
duit de plus en plus son monde, mais toujours d’une
manière qui lui échappe. Elle permet également de
montrer que, si le capitalisme revêt des formes transi-
toires (libérale, interventionniste d’État, néolibé-
rale), son noyau reste le même et que, donc, il faut

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mettre en cause ce noyau et non opposer une forme


capitaliste à une autre 1.

Dans les autres textes de ce recueil, Postone ana-


lyse de manière critique l’anti-impérialisme et l’anti-
sémitisme moderne. Il examine ainsi successivement :
la gauche pseudo-radicale, sa sous-critique du capita-
lisme et son idéologie de la violence ; les antinomies
de l’anti-impérialisme ; les relations entre la gauche et
l’antisémitisme ; le nouvel antisémitisme lié à l’anti-
sionisme ; la vision de la Shoah en fonction des muta-
tions du capitalisme (de 1945 à nos jours). Pour finir,
le lecteur pourra lire « Antisémitisme et national-
socialisme », un essai fondateur rédigé en 1980, où
Postone met au jour les ressorts de l’antisémitisme
moderne dans sa version nazie.
Un premier écueil guette la pensée qui se veut
critique : l’anti-impérialisme tronqué, cet anti-impé-
rialisme qui met toujours en cause l’impérialisme de
son propre camp et jamais celui du camp d’en face.
Jusqu’à la fin de la guerre froide, l’anti-impéria-
lisme était fondamentalement dualiste. Croyant com-
battre pour le « socialisme international », il luttait en
réalité pour un autre impérialisme, celui de la Russie
ou de la Chine. Ensuite, lorsque la guerre froide prit

1. À cela, on peut ajouter – même si ceci s’éloigne un peu du cadre des textes
présentés dans ce recueil – que la définition du capital en tant que valeur qui
s’autovalorise et production pour la production rend possible de penser une vraie
sortie du productivisme, vraie car conditionnée au découplage de la production et de
la valeur et de sa pulsion à l’auto-augmentation infinie. On est ici bien loin des
fausses solutions proposées par l’écologie politique, que celle-ci se présente sous la
forme de l’écologisme de gouvernement, de la décroissance, sans parler des sectes
néoprimitivistes.

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fin, un internationalisme critique de la société capita-


liste dans sa globalité serait devenu possible, mais
force est de constater qu’aucun internationalisme
réel n’a vu le jour. Au contraire, à l’époque des guerres
du « nouvel ordre mondial », c’est un nouveau pseudo-
internationalisme qui a émergé, un nouveau « nationa-
lisme de l’autre camp » : la critique des États-Unis au
nom de l’Irak, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, etc.
Il y a au cœur de ce néo-anti-impérialisme une com-
préhension du monde qui fétichise la domination du
capital comme étant celle des États-Unis ou, dans ses
variantes les plus virulentes, celle des États-Unis et
d’Israël.
Deuxième écueil : alors que, dans les années 1960,
l’opposition à la politique américaine impliquait le
soutien aux luttes de libération et pouvait sembler pro-
gressiste dans sa finalité (la lutte contre la guerre au
Vietnam se voulait aussi soutien à la « construction du
socialisme ») 1, c’est aujourd’hui l’opposition à la poli-
tique américaine en soi qui est vue comme antihégémo-
nique. Mais, en adoptant une telle position, la gauche
s’enferme dans une vision du monde qui reproduit le
schéma de la guerre froide et, plutôt que de réfléchir à
de réelles possibilités d’émancipation, elle apporte son
soutien et sa caution à des États et des groupes poli-

1. Il ne s’agit pas non plus de mythifier l’anti-impérialisme des années 1960,


englué dans le dualisme de la guerre froide. Rappelons qu’il fut critiqué en son
temps, et durement. Le lecteur peut ainsi se reporter aux positions de l’Interna-
tionale situationniste, notamment l’« Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de
tous les pays » (1965) et « Deux guerres locales » (1967). La critique situationniste
est certes imprégnée de marxisme traditionnel (lutte de classes, prolétariat comme
sujet révolutionnaire), mais elle établit, dès les années 1960, le caractère illusoire et
réactionnaire des positions tiers-mondistes, qu’il s’agisse du conflit israélo-arabe
ou de la guerre du Vietnam.

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tiques profondément réactionnaires, au premier rang


desquels le Hezbollah libanais ou le Hamas palesti-
nien.
Naturellement, c’est à propos du conflit israélo-
palestinien que l’anti-impérialisme actuel prend le
tour le plus détestable. Aujourd’hui comme pendant
la guerre froide, ce conflit joue un rôle central car
il fait converger un faux internationalisme avec un
antisionisme à connotation antisémite et avec l’ins-
trumentalisation de la lutte palestinienne par les
États arabes. Cette instrumentalisation se fait sur
fond de rejet de la modernité capitaliste en tant que
conspiration juive. Or la gauche occidentale, plutôt
que de critiquer cette idéologie néfaste, soit l’ignore,
soit la rationalise en tant que réaction malheureuse
mais compréhensible à la politique des États-Unis et
d’Israël.

Dans les textes consacrés à l’antisémitisme,


Postone part des réponses politiques apportées à la
Shoah. Il montre que celles-ci, tant à l’Ouest qu’à
l’Est, sont structurées par une opposition entre uni-
versalisme abstrait et particularisme concret, puis
examine comment cette structuration a évolué en
fonction de l’évolution même du capitalisme. Après
1945, prédominent à l’Ouest comme à l’Est des
positions fondées sur l’universalisme abstrait (celles
des mouvements ouvriers classiques) où les Juifs
ne sont pas vus comme des victimes spécifiques du
nazisme mais comme des victimes comme les
autres. Puis, à partir de la fin des années 1960, les
choses changent. À l’Ouest, d’abord, l’universa-

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lisme abstrait vole en éclats ; les « nouveaux mouve-


ments sociaux » (minorités, femmes, jeunes, mouve-
ments régionalistes…) critiquent cet universalisme
comme forme de domination, et chaque minorité
lutte pour son propre particularisme. En ce qui
concerne la Shoah, cette poussée conduit à des posi-
tions hyperparticularistes où la destruction des Juifs,
désormais reconnue en tant que telle, devient une
idéologie de légitimation de la politique israélienne.
À l’Est, vingt ans plus tard, le même éclatement de
l’universalisme se produit de façon plus violente
(pensons au retour des divisions nationales ou reli-
gieuses dans les Balkans ou dans l’ancien empire
soviétique).
Conclusion : toute critique du capitalisme qui reste
prisonnière de l'antinomie universalisme / particula-
risme est unilatérale et condamnée à des résultats
négatifs : au nom de l'universalisme, on ne construira
rien d'autre que des États autoritaires (type URSS) ;
au nom de la particularité, on se retrouvera inélucta-
blement sur une position nationaliste ou identitaire.
Enfin, dans « Antisémitisme et national-socia-
lisme », Postone tente de dégager la signification de
l’extermination des Juifs. Alors que l’on déclare sou-
vent Auschwitz « impensable », Postone adopte une
démarche explicative. Pour autant, Postone évite
l’écueil du réductionnisme, car, tout en établissant le
caractère social-historique de la Shoah, il le fait en
rapportant ce dernier à ce qui constitue le cœur même
de la société moderne. En procédant ainsi, il propose
une explication de la Shoah qui montre ce qui fait le

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caractère unique de ce génocide, ce qui distingue ce


génocide des autres génocides.
Comme on le verra, l’analyse de Postone fonde
l’antisémitisme moderne et la Shoah dans le rapport
social (le capital en tant que forme abstraite de domi-
nation) et les effets du rapport social sur les formes
de pensée, notamment celles qui se prétendent anti-
capitalistes. Cependant, Postone ne fait pas débuter
sa tentative d’explication par l’analyse du rapport
social, mais par les caractéristiques de l’antisémi-
tisme moderne. Ce n’est qu’après en avoir rappelé les
éléments les plus concrets que l’auteur pose ses exi-
gences méthodologiques et avance son interpréta-
tion.
Selon Postone, l’antisémitisme moderne se carac-
térise par le sentiment que le monde est dominé par
une force immensément puissante, insaisissable et
souterraine, et que cette force s’incarne dans la « jui-
verie internationale ». Pour l’antisémitisme moderne,
la « juiverie internationale » se tient derrière tous les
maux (Hollywood et l’art moderne, les partis de
gauche et les syndicats, la presse et la banque, et
même des États entiers, tels que la Grande-Bretagne
capitaliste et l’URSS communiste) qui ruinent la
« santé » de la « communauté nationale ».
S’agissant du nazisme, Postone rappelle une de ses
dimensions essentielles : le nazisme est une révolte
(il s’est lui-même défini ainsi) contre les crises que
subit la société moderne et contre ceux qu’il consi-
dère comme les responsables de ces crises.
Mais, explique Postone, à ce niveau d’analyse la
connexion intime du nazisme avec l’antisémitisme

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moderne n’est pas visible. Pour qu’elle apparaisse, il


faut dépasser la séparation habituellement faite entre
l’analyse socio-économique du nazisme et l’étude
sociohistorique de l’antisémitisme. D’où l’exigence
d’une épistémologie grâce à laquelle il devient pos-
sible d’expliquer l’antisémitisme moderne à l’aide des
mêmes catégories que celles utilisées dans l’analyse du
nazisme.
Avant d’exposer sa propre analyse, Postone
revient sur celles proposées par Max Horkheimer et
George L. Mosse, qui ont porté au plus haut niveau
l’analyse socio-économique (Horkheimer) et l’étude
sociohistorique (Mosse). Horkheimer a proposé une
explication de la Shoah centrée sur l’identification
des Juifs à l’argent, à la sphère de la circulation, mais
Postone constate qu’une telle analyse ne parvient
pas à expliquer que les Juifs seraient le pouvoir qui
se tient à la fois derrière le capitalisme « ploutocra-
tique » et le socialisme. Quant à Mosse, il a proposé
une analyse fondée sur l’identification des Juifs à la
modernité et qui fait du nazisme une révolte contre
la modernité, mais Postone souligne qu’une telle
analyse, si elle intègre bien le capitalisme « plouto-
cratique » et le socialisme, ne parvient pas à expli-
quer que le capitalisme industriel, pourtant élément
de la modernité, n’ait pas été la cible d’attaques anti-
sémites.
En réalité, pour parvenir à une explication com-
plète, l’épistémologie requise doit également intégrer
ce fait que la société qui produit l’antisémitisme
moderne – le capitalisme – est une société dans

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laquelle l’essence et l’apparence ne coïncident pas.


Pour Postone, le concept marxien de fétiche est le
concept adéquat.
Par « fétichisme », Marx désigne ce phénomène
spécifique au capitalisme qui fait que le rapport
social apparaît la tête en bas. Sous le capitalisme, le
rapport social n’est plus un rapport entre des per-
sonnes, mais un rapport entre des personnes média-
tisé par des choses, un rapport social tel que des
choses s’imposent comme médiation entre les per-
sonnes. Cette inversion vient du fait que, lorsque le
marché s’est généralisé, c’est‑à-dire lorsqu’il a fait
de l’activité productive une marchandise, la produc-
tion et le besoin ont cessé d’être connectés. Dans
un tel mode de production, les hommes n’utilisent
plus la production pour répondre à leurs besoins,
c’est, à l’inverse, la production qui utilise les
hommes à ses propres fins. Ici, le produit revêt un
double caractère : concret en tant que bien d’usage,
abstrait en tant que support de valeur, et il s’extério-
rise de telle sorte que son contenu abstrait est voilé.
La marchandise s’extériorise dans le bien concret
(forme phénoménale de la valeur d’usage) et dans
l’argent (forme phénoménale de la valeur), et donc
les hommes ne voient la marchandise que sous son
aspect concret (comme bien d’usage), et pas sous
son aspect abstrait (comme support de valeur). De
même pour le travail : celui-ci s’extériorise sous une
forme concrète (activité productive) et abstraite
(création de valeur) ; et, là encore, les hommes ne
voient le travail que dans sa dimension concrète, ils
ne le voient nullement comme substance de la

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valeur, valeur qui s’autovalorise, mais comme un


simple moyen de gagner de l’argent. Face à la
dimension « concrète » de la marchandise et du
travail-marchandise, seul l’argent apparaît comme
abstrait.
Étant donné ces inversions, la domination n’appa-
raît pas pour ce qu’elle est, une domination abs-
traite – celle des catégories –, mais comme une
domination concrète, comme la domination de
« ceux qui ont de l’argent ». C’est la raison pour
laquelle l’« anticapitalisme » fétichisé attaque l’argent
(l’abstrait, mauvais) et défend le travail (le concret,
bon). Une telle forme de conscience ne peut pas
comprendre que le travail-marchandise n’est que
l’autre face du capital.
Cela posé, Postone revient à l’antisémitisme
moderne et aux caractéristiques du pouvoir que
celui-ci prête aux Juifs : « abstraction, insaisissabilité,
universalité et mobilité ». Grâce à la théorie du féti-
chisme, Postone met en évidence que cette structure
concret/abstrait (Juifs/pouvoir abstrait) n’est autre
que celle de la valeur et de son support matériel, la
marchandise. Il conclut en disant que, dans sa ver-
sion nazie, l’antisémitisme moderne s’attaque aux
Juifs parce que ceux-ci incarneraient le capital finan-
cier (selon cette idéologie, tout le capital) et son
caractère destructeur, et défend le capitalisme indus-
triel parce que l’industrie serait l’héritière directe de
l’artisanat, concrète, donc fondamentalement bonne
et à libérer de l’abstrait.
Au terme de cette étude, ici réduite à son socle
méthodologique, l’articulation antisémitisme mo-

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derne / nazisme apparaît : d’un côté, l’antisémi-


tisme moderne fait des Juifs ceux qui dominent le
monde ; de l’autre, le nazisme se révèle un anti-
capitalisme prisonnier du fétiche.
Au passage, Postone met en lumière la signifi-
cation de cette hypostase du concret pour le capi-
talisme. Alors qu’il croyait se tourner vers le passé,
l’« anticapitalisme » nazi tendait en réalité vers l’ave-
nir, vers « une forme plus concrète et plus organisée
de synthèse sociale capitaliste ». Ainsi s’inscrit-il dans
la phase du capitalisme qui remplaça le libéralisme
par un étatocentrisme extrême. On remarquera à ce
propos que l’hypostase du concret n’est pas l’apa-
nage du nazisme. Cette autre forme du capitalisme
étatocentré que fut le « communisme » soviétique
opposa, à l’abstrait du marché, le « concret » de la
planification, au lieu de viser l’abolition des deux
dimensions – abstraite et concrète – de la formation
sociale capitaliste.
Cette façon d’expliquer l’antisémitisme moderne
et le nazisme est d’une grande portée politique.
D’un côté, elle permet de reconnaître l’unicité de la
Shoah sans la sacraliser, et, cessant d’être sacralisée,
la Shoah cesse du même coup de légitimer les poli-
tiques antipalestiniennes conduites par la droite
israélienne. D’un autre côté, bien que la Shoah ne
soit pas sacralisée, son unicité est établie (la Shoah
comme conséquence tragique d’un anticapitalisme
fétichisé), ce qui permet de mieux distinguer la
double nature que revêt l’État d’Israël, à la fois État
moderne ordinaire dans le cadre du marché mon-

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dial et réponse des Juifs à l’idéologie élimination-


niste de l’antisémitisme européen. Ainsi formulée,
la définition du génocide juif permet de sortir du
dilemme habituel – ou le soutien inconditionnel à
l’État d’Israël façon Bernard-Henri Lévy, ou l’« anti-
sionisme » systématique façon Alain Badiou – pour
aller vers la seule revendication aujourd’hui défen-
dable : la reconnaissance du droit à l’existence de
l’État d’Israël et la création d’un État palestinien
viable à Gaza et en Cisjordanie.
Si, dans ces différents essais, Postone insiste sur
l’antisémitisme moderne, c’est que celui-ci n’est pas
seulement une idéologie destructrice réactionnaire,
mais que, sous le masque de l’anticapitalisme ou de
l’antisionisme, il peut paraître émancipateur. « Parce
que l’antisémitisme peut sembler antihégémonique, il
peut brouiller les différences entre les critiques réac-
tionnaires et les critiques progressistes du capitalisme.
Il constitue donc un danger pour la gauche. L’antisé-
mitisme fusionne le profondément réactionnaire avec
l’apparemment émancipateur en un amalgame explo-
sif » (voir dans ce volume « Les antinomies de la
modernité capitaliste ») 1.

1. Naturellement, cette position suscite l’hostilité de la part de la gauche


pseudo-radicale. Ainsi, en France, Alain Badiou et Éric Hazan la combattent
ouvertement. Dans L’Antisémitisme partout (Paris, La Fabrique, 2011), les deux
auteurs font l’amalgame entre les penseurs de droite – défenseurs inconditionnels
du capitalisme – et les penseurs de gauche qui n’analysent pas la domination
capitaliste comme celle de la finance « américano-sioniste ». Ils définissent le raison-
nement de tous ces intellectuels de la façon suivante : « L’une des chaînes, très
souvent à l’œuvre, se déploie ainsi : l’anticapitalisme a pour noyau l’anti-américa-
nisme, l’anti-américanisme a pour centre l’antidémocratisme, et l’antidémocratisme
– c’est là que se fait le saut ultime – a pour pivot l’antisémitisme. […] Une variante de
cette combinatoire est non moins intéressante : il est clair que l’anti-impérialisme,
aujourd’hui, c’est l’anti-américanisme. L’anti-américanisme, c’est évidemment

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De toute évidence, la pensée de Postone rompt


avec nombre d’habitudes idéologiques, tant dans
l’interprétation de Marx que dans la critique de la
fausse conscience. Puisse le lecteur s’approprier la
visée de Postone, qui est de battre en brèche toutes
les sous-critiques du capitalisme, et sa méthode, qui
permet de démasquer tous les anticapitalismes à ten-
dance personnificatrice (ceux-ci risquent de devenir de
plus en plus virulents avec l’intensification de la crise
économique mondiale). Car, aujourd’hui comme
hier, pour être vraiment à la hauteur de ses tâches, la
gauche doit être capable d’« empêcher les révoltes
télécommandées, les “nuits de cristal” et les révoltes
acquiesçantes ». C’est‑à-dire qu’elle doit critiquer la

l’anticapitalisme. Et l’anticapitalisme, via le classique phantasme du “financier juif”,


c’est l’antisémitisme. Donc l’anti-impérialisme, c’est l’antisémitisme. L’avantage de
cette variante, c’est que ceux qui soutiennent les Palestiniens se réclament souvent
de l’anti-impérialisme : leur antisémitisme ne fait donc plus aucun doute ! » (ibid.,
p. 24-25). Mais, s’il est exact qu’une partie de l’intelligentsia soumise (les Bernard-
Henri Lévy, Glucksmann, Finkielkraut) utilise l’accusation d’antisémitisme pour
disqualifier certaines figures intellectuelles critiques (ou qui se veulent critiques) –
Badiou, par exemple –, cela ne signifie pas que lesdits intellectuels « critiques » soient
au-dessus de toute critique. Ni que la connexion entre une certaine forme d’antica-
pitalisme (qui personnifie la domination abstraite du capitalisme dans des groupes
d’individus concrets, qui critique le capitalisme en termes de spéculation financière,
etc.) et l’antisémitisme n’existe pas. Ni que les formes d’anti-impérialisme focalisées
sur les États-Unis et Israël soient émancipatrices. La position de Postone permet de
faire ce dont Alain Badiou est incapable : une critique du capitalisme qui soit en
même temps une critique des formes de fausse conscience produites par le capita-
lisme, notamment l’antisémitisme. Et permet également d’échapper à la vision
apologétique du capitalisme défendue par des intellectuels tels que Bernard-Henri
Lévy et qui interdit toute critique du monde existant. De son côté, Žižek ne dit pas
autre chose que Badiou : « Voici la conclusion à laquelle semblent arriver Moishe
Postone et quelques-uns de ses collègues : comme chaque crise qui ouvre un espace à
la gauche radicale engendre également de l’antisémitisme, mieux vaut soutenir le
capitalisme victorieux et espérer que la crise n’aura pas lieu. La conséquence de cette
argumentation est, au bout du compte, que l’anticapitalisme est déjà un antisémi-
tisme… C’est contre cette façon de penser qu’est dirigé le mot d’ordre de Badiou :
“Mieux vaut un désastre qu’un désêtre” » (First as Tragedy, Then as Farce, London,
Verso Books, 2009).

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société capitaliste pour ce qu’elle est, une société de


travail, et dénoncer impitoyablement les formes
de fausse conscience qui, sous couvert de critiquer le
désastre capitaliste, contribuent à sa perpétuation
aggravée.
Olivier Galtier et Luc Mercier.
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Repenser la théorie critique


du capitalisme

Pour cette conférence 1, j’ai choisi d’expliquer


pourquoi, selon moi, une théorie critique du capita-
lisme est nécessaire aujourd’hui, et pourquoi une
telle théorie est nécessairement différente des cri-
tiques traditionnelles du capitalisme. Cela signifie
que j’interrogerai de manière critique certaines
conceptions que l’on se fait habituellement des rap-
ports sociaux fondamentaux du capitalisme. Cela
signifie aussi que je le ferai d’une manière qui inter-
prète les catégories marxiennes en tant que catégories
de la forme sociale, ce qui remettra en question le
schéma conceptuel bien connu base/superstructure.
Les transformations historiques fondamentales
des dernières décennies – telles que le recul des
États-providence dans l’Ouest capitaliste, l’effondre-
ment ou la transformation radicale des États-partis
bureaucratiques dans l’Est communiste, l’émer-
gence, apparemment triomphante, d’un ordre capi-
taliste mondial néolibéral, ou encore le possible
développement de rivalités entre des blocs capita-
listes concurrents – ont réaffirmé l’importance de la

1. Conférence faite à Londres le 7 mars 2007.

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dynamique historique et des changements structu-


rels à l’échelle mondiale. Parce que ces changements
incluent l’effondrement spectaculaire et la dissolu-
tion définitive de l’Union soviétique et du commu-
nisme européen, ils ont été interprétés par beaucoup
comme marquant la fin historique du marxisme et,
plus généralement, la fin de la pertinence de la théo-
rie sociale de Marx.
Néanmoins, l’évolution des dernières décennies
a aussi montré qu’une dynamique sous-jacente au
capitalisme, qui s’exerce tant socialement et cultu-
rellement qu’économiquement, a continué d’exister
à l’Est comme à l’Ouest, et que l’idée, si répandue
pendant les décennies qui ont suivi la Seconde
Guerre mondiale, selon laquelle l’État pourrait
contrôler cette dynamique a été tout au plus valable
temporairement. Cette réémergence visible de la
dynamique du capitalisme ne met pas seulement en
cause les théories du primat du politique telles
qu’elles ont été formulées pendant l’« âge d’or » du
capitalisme d’après-guerre, mais aussi la compréhen-
sion post-structuraliste de l’histoire comme histoire
complètement contingente. Elle indique en outre
que notre idée de l’autodétermination démocratique
telle qu’elle a été prônée par les théories de la société
civile ou de la sphère publique doit être repensée.
Les transformations historiques récentes suggèrent
donc l’importance d’une rencontre renouvelée avec la
critique marxienne de l’économie politique, car la pro-
blématique de la dynamique historique et des change-
ments structurels mondiaux se trouve au cœur même
de cette critique. Néanmoins, l’histoire du siècle der-

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nier suggère aussi que le marxisme traditionnel est


loin d’être pleinement adéquat au monde contempo-
rain et qu’une théorie critique adéquate est une théo-
rie qui se démarque fondamentalement des critiques
traditionnelles du capitalisme.
Par « marxisme traditionnel », je ne désigne pas
telle ou telle tendance historique particulière du
marxisme, mais, plus généralement, toute analyse du
capitalisme faite essentiellement en termes de rap-
ports de classe enracinés dans les rapports de pro-
priété privée et médiatisés par le marché. Dans ce
cadre d’interprétation, les rapports de domination
sont essentiellement compris en termes de domina-
tion de classe et d’exploitation, et le socialisme est
d’abord vu comme une société caractérisée par la
propriété collective des moyens de production et par
la planification centralisée dans un contexte indus-
trialisé : un mode de distribution juste et consciem-
ment régulé, adéquat à la production industrielle.
Bien que de puissantes analyses économiques,
politiques, sociales, historiques et culturelles aient pu
être formulées dans ce cadre traditionnel, les limites
de ce cadre sont devenues de plus en plus évidentes
à la lumière de développements historiques tels que :
l’ascension et la chute du « socialisme réellement
existant » et du capitalisme interventionniste d’État ;
l’importance croissante de la connaissance scienti-
fique et de la technologie de pointe dans le procès de
production ; les critiques de plus en plus nombreuses
à l’encontre du progrès technologique et de la crois-
sance ; ou encore l’importance accrue des identi-
tés sociales non fondées sur l’appartenance à telle

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ou telle classe. Ces développements historiques indi-


quent que l’approche traditionnelle ne peut plus
servir de base adéquate à une théorie critique éman-
cipatrice.
Affronter la centralité incontournable et évidente
du capitalisme dans le monde actuel requiert donc
une reconceptualisation du capital, qui rompe radi-
calement avec le cadre marxiste traditionnel.
Avec le recul, il est devenu clair que la configura-
tion socio-politico-économico-culturelle de l’hégé-
monie capitaliste a varié au cours de l’histoire. Du
mercantilisme au capitalisme mondial néolibéral
contemporain, en passant par le capitalisme libéral
du XIXe et le capitalisme fordiste centré sur l’État du
XXe siècle, chaque configuration a suscité un certain
nombre de critiques pénétrantes : de l’exploitation et
de la croissance inégale et injuste, par exemple, ou
des modes de domination bureaucratiques ou tech-
nocratiques. Toutefois, chacune de ces critiques
s’est révélée incomplète ; comme on le voit aujour-
d’hui, le capitalisme ne peut être identifié pleinement
à aucune de ses configurations historiques. Cela pose
la question de la nature du noyau de la formation
sociale.
Mon travail vise à contribuer à une compréhen-
sion critique de ce noyau du capitalisme, et celle-ci
ne se limite à aucune des époques de cette forma-
tion sociale. Je pense qu’au cœur du capitalisme il y
a un processus historiquement dynamique, que ce
processus est associé à de multiples configurations
historiques, et que c’est ce processus que Marx a
cherché à saisir à l’aide de la catégorie de capital. Le

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noyau du monde moderne ne peut être saisi que par


une théorie critique du capitalisme qui cherche à
être adéquate à son objet. Une telle compréhension
du capitalisme ne peut être obtenue qu’à un très
haut niveau d’abstraction. Elle pourrait alors servir
de point de départ à l’analyse tant des changements
d’époque dans le capitalisme, que des subjectivités
historiquement changeantes exprimées dans les
mouvements sociaux historiquement déterminés.
En essayant de repenser l’analyse marxienne des
rapports les plus fondamentaux du capitalisme, je vise
à reconstruire le caractère systématique de l’analyse
catégorielle de Marx, plutôt qu’à m’appuyer sur cer-
taines déclarations de Marx sans tenir compte de leur
place dans le développement du mode marxien de pré-
sentation. Je pense que les catégories de la critique du
Marx de la maturité sont historiquement spécifiques à
la société capitaliste (ou société moderne). Ce « tour-
nant » de Marx vers l’idée de spécificité historique a
entraîné, implicitement, celle de spécificité historique
de sa propre théorie. Cela signifie que toutes les
notions transhistoriques – dont la plupart des pre-
mières conceptions de Marx sur l’histoire, la société et
le travail, telles qu’elles s’expriment dans l’idée qu’une
logique dialectique sous-tend toute l’histoire humaine,
par exemple –, Marx les a relativisées historiquement.
Mais, tout en contestant leur validité transhistorique
dans ses œuvres de maturité, Marx n’a pas prétendu
que ces notions ne sont jamais pertinentes. En fait, il
restreint leur pertinence à la formation sociale capita-
liste, en montrant comment ce qui est historiquement
spécifique au capitalisme peut apparaître comme

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transhistorique. C’est une dimension importante de ce


que Marx a cherché à faire avec son concept de
fétiche.
Mais, dès lors que ces notions n’étaient perti-
nentes que pour la société capitaliste, Marx devait
découvrir les fondements de leur validité dans les
caractéristiques spécifiques à cette société. Il a
cherché à le faire en localisant la forme la plus fonda-
mentale des rapports sociaux qui caractérisent la
société capitaliste et en déployant sur cette base une
théorie à l’aide de laquelle il a tenté d’expliquer le
fonctionnement qui sous-tend cette société. Cette
forme fondamentale, c’est la marchandise. Marx a
pris le terme « marchandise » et l’a utilisé pour dési-
gner une forme historiquement spécifique de rap-
ports sociaux : cette forme est une forme structurée
de pratique sociale, qui est en même temps le prin-
cipe structurant les actions, les visions du monde et
les aspirations des hommes. En tant que catégorie de
la pratique, elle est à la fois une forme de la subjecti-
vité sociale et une forme de l’objectivité sociale.
(Cette compréhension des catégories, sur laquelle
Lukács a fortement insisté, suggère une approche de
la culture et de la société en tant que moments d’une
forme sociale intrinsèquement liés ; elle diffère com-
plètement du modèle base/superstructure.)
Ce qui caractérise la forme-marchandise des rap-
ports sociaux analysée par Marx, c’est qu’elle est
constituée par le travail, qu’elle existe sous une forme
objectivée et qu’elle a un double caractère. Pour que
cette description soit comprise, il faut expliquer la
conception marxienne de la spécificité historique du

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travail sous le capitalisme. Marx affirme que le tra-


vail sous le capitalisme possède ce qu’il appelle un
« double caractère » : il est à la fois « travail concret » et
« travail abstrait ». Le « travail concret » se réfère au fait
qu’une certaine forme de ce que nous considérons
comme l’activité de travail médiatise les interactions
de l’homme avec la nature dans toutes les sociétés.
Cependant, le « travail abstrait » ne désigne pas sim-
plement le travail concret en général, c’est un type de
catégorie différent ; il signifie que, sous le capita-
lisme, le travail a aussi une fonction sociale unique,
qui n’est pas intrinsèque à l’activité de travail en soi.
Le travail sous le capitalisme médiatise une nouvelle
forme d’interdépendance sociale.
Je m’explique. Dans une société où la marchan-
dise est la catégorie de base structurant la totalité, le
travail et ses produits ne sont pas socialement distri-
bués par des normes traditionnelles ou des rapports
de pouvoir et de domination non déguisés – c’est‑à-
dire par des « rapports sociaux manifestes », comme
c’est le cas dans d’autres sociétés. Au lieu de cela, le
travail lui-même remplace les rapports sociaux et agit
comme une sorte de moyen quasi objectif par lequel
on acquiert la production d’autrui. Une nouvelle
forme d’interdépendance s’instaure, où les hommes
ne consomment pas ce qu’ils produisent, mais où
leur propre travail ou le produit de leur propre travail
fonctionne comme un moyen quasi objectif, néces-
saire, pour obtenir ce qui est produit par d’autres. En
devenant ce type de moyen, le travail et son produit
acquièrent une fonction qui relevait autrefois des
rapports sociaux manifestes.

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Dans les œuvres du Marx de la maturité, donc,


l’idée de centralité du travail dans la vie sociale n’est
pas une proposition transhistorique. Cette idée ne se
réfère pas au fait que la production matérielle est tou-
jours un prérequis de la vie sociale, et elle ne doit pas
non plus être comprise comme signifiant que la pro-
duction matérielle est la dimension la plus essentielle
de la vie sociale en général, ni même du capitalisme
en particulier. Elle se réfère bien plutôt à la constitu-
tion historiquement spécifique par le travail sous le
capitalisme d’une forme de médiation sociale qui,
fondamentalement, ne caractérise que cette société.
Sur la base de son analyse de cette forme de média-
tion, Marx cherche à fonder socialement les traits
essentiels de la modernité.
D’après Marx, le travail sous le capitalisme n’est
donc pas seulement le travail tel que nous le compre-
nons transhistoriquement et selon le sens commun,
il est aussi une activité socialement médiatisante
historiquement spécifique. Par conséquent, ses
objectivations (marchandise, capital) sont à la fois
des produits du travail concret et des formes objecti-
vées de la médiation sociale. D’après cette analyse,
les rapports sociaux qui caractérisent fondamentale-
ment la société capitaliste sont donc différents des
rapports sociaux manifestes, qualitativement spéci-
fiques, tels que les relations de parenté ou de domi-
nation personnelle directe qui caractérisent les
sociétés non capitalistes. Bien que ce dernier type de
rapports sociaux continue d’exister sous le capita-
lisme, ce qui finalement structure cette société, c’est
un niveau inédit qui sous-tend les rapports sociaux

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et qui est constitué par le travail. Ces rapports ont un


caractère formel quasi objectif et sont doubles : ils
sont caractérisés par l’opposition d’une dimension
homogène, générale, abstraite, et d’une dimension
matérielle, particulière, concrète, qui l’une comme
l’autre semblent être naturelles plutôt que sociales et
qui conditionnent les conceptions sociales de la réa-
lité naturelle. (Je ne développerai pas cela ici, mais il
me semble qu’il y a là la base matérielle d’une ana-
lyse des antinomies qui caractérisent la pensée occi-
dentale moderne.)
Le caractère abstrait de la médiation sociale qui
sous-tend le capitalisme s’exprime aussi dans la
forme de richesse qui domine cette société. La « théo-
rie de la valeur-travail » de Marx a souvent été inter-
prétée à tort comme une théorie de la richesse-
travail, c’est‑à-dire comme une théorie qui cherche à
expliquer le fonctionnement du marché et à prouver
l’existence de l’exploitation en affirmant que le tra-
vail, toujours et partout, est la seule source de la
richesse sociale. Mais l’analyse de Marx n’est pas
une analyse de la richesse en général, non plus que
du travail en général. Marx analyse la valeur comme
une forme historiquement spécifique de richesse, qui
est liée au rôle historiquement spécifique du travail
sous le capitalisme. En tant que forme de richesse,
la valeur est aussi une forme de médiation sociale. La
médiation sociale au cœur du capitalisme n’apparaît
pas dans l’analyse de Marx avec la catégorie de
l’argent – elle est présente dès le début.
Marx distingue explicitement la valeur de ce qu’il
appelle la « richesse matérielle » et relie ces deux

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formes distinctes de richesse au double caractère du


travail sous le capitalisme. La richesse matérielle se
mesure par la quantité de produits fabriqués et elle
est fonction d’un certain nombre de facteurs, tels
que la connaissance, l’organisation sociale et les
conditions naturelles, en plus du travail. La valeur,
selon Marx, est constituée par la seule dépense de
temps de travail humain et elle est la forme domi-
nante de la richesse sous le capitalisme. Tandis que
la richesse matérielle (quand elle est la forme domi-
nante de la richesse) est médiatisée par des rapports
sociaux manifestes qui lui sont extérieurs, la valeur
est une forme automédiatisante de richesse. Comme
je le montrerai, l’analyse marxienne du capital est
celle d’un système social fondé sur la valeur qui, à
la fois, engendre et bloque la possibilité historique
de son propre dépassement par un ordre social
fondé sur la richesse matérielle 1.
Dans le cadre de cette interprétation, ce qui carac-
térise fondamentalement le capitalisme, c’est une
forme historiquement abstraite de médiation sociale,
qui est constituée par le travail. Bien que cette forme
historiquement spécifique de médiation soit consti-
tuée par des formes déterminées de pratique, elle
devient quasi indépendante des hommes engagés

1. Cependant, cette dialectique de transformation/reconstitution du capital


n’est pas statique. Au contraire, la contradiction entre la forme capitaliste de
richesse – la valeur – et la richesse matérielle, entre la valeur et les forces
productives, entre le capital et la possibilité concrète de le dépasser, est portée à
un niveau toujours plus élevé. Cependant, Postone se refuse à parler de crise
finale, de limite objective aujourd’hui atteinte (à la différence de Robert Kurz).
Pour lui, la contradiction toujours croissante engendre des formes de conscience
toujours nouvelles, et celles-ci, confrontées au déchirement entre l’existant et le
possible, peuvent mettre en question la totalité-capital (NdT.).

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dans ces pratiques. Le résultat est une forme histori-


quement nouvelle de domination sociale, qui sou-
met les hommes à des impératifs et des contraintes
rationalisés de plus en plus impersonnels, qui ne
peuvent pas être adéquatement saisis en termes de
domination de classe ou, de façon plus générale, en
termes de domination concrète de groupes sociaux
ou d’organismes institutionnels étatiques et/ou éco-
nomiques. Cette forme de domination n’a pas de
lieu déterminé (de même que la notion de pouvoir
chez Foucault) et, bien que constituée par des
formes déterminées de pratique sociale, elle ne
semble pas du tout être sociale. À cet égard, la déter-
mination temporelle que Marx donne à la grandeur
de la valeur est significative. Dans son analyse de la
grandeur de la valeur en termes de temps de travail
socialement nécessaire, Marx indique une particula-
rité de la valeur en tant que forme sociale de richesse
dont la mesure est temporelle : si la productivité
croissante augmente la quantité de valeurs d’usage
produites par unité de temps, elle n’aboutit qu’à des
augmentations de court terme de la grandeur de
valeur créée par unité de temps. Une fois que l’aug-
mentation de la productivité s’est généralisée, la
quantité de valeur retombe à son niveau de base. Le
résultat est une sorte de moulin de discipline. D’un
côté, des niveaux augmentés de productivité abou-
tissent à de grandes augmentations dans la produc-
tion de la valeur d’usage, mais d’un autre côté la
productivité augmentée n’aboutit pas à des augmen-
tations de la valeur (la forme sociale de la richesse
sous le capitalisme) qui soient proportionnelles et de

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long terme. Il est à noter que cette dynamique « mou-


lin de discipline », particulière, s’enracine dans la
dimension temporelle de la valeur et qu’elle ne peut
s’expliquer entièrement par la façon dont ce modèle
se généralise (par exemple, à travers la concurrence).
La forme abstraite, historiquement spécifique, de la
domination sociale intrinsèque aux formes fonda-
mentales de médiation sociale sous le capitalisme,
c’est la domination des hommes par le temps. Cette
forme de domination est liée à une forme historique-
ment spécifique de temporalité abstraite, le temps
newtonien abstrait qui se constitue historiquement
avec la forme-marchandise.
Cette dynamique que je viens d’exposer briève-
ment est au cœur du capital qui, pour Marx, est une
catégorie de mouvement. Elle implique un processus
incessant d’auto-expansion de la valeur, un mouve-
ment directionnel sans telos externe, qui engendre
des cycles à grande échelle de production et de
consommation, de création et de destruction. De
manière significative, lorsqu’il introduit la catégorie
de capital dans Le Capital, Marx en parle avec les
mots mêmes que Hegel utilise dans la Phénoménologie
à propos du Geist – la substance qui se meut elle-
même et qui est le sujet de son propre processus. Ce
faisant, Marx donne à penser qu’un Sujet historique
au sens hégélien existe bien dans le capitalisme.
Cependant – et c’est d’une importance cruciale –, il
n’identifie pas ce Sujet au prolétariat (comme le fait
Lukács), ni même à l’humanité ; il l’identifie au capi-
tal. Dans Le Capital, la critique que Marx fait de
Hegel suggère que les rapports capitalistes ne sont

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pas extrinsèques au Sujet comme ce qui empêcherait


sa pleine réalisation. Au contraire, Marx analyse ces
rapports eux-mêmes comme constituant le Sujet.
Cependant, ces rapports, à leur niveau le plus pro-
fond, sont des formes de médiation qui ne peuvent
pas être saisies pleinement en termes de rapports
entre propriétaires des moyens de production et tra-
vailleurs sans propriété – si important qu’ait été ce
rapport lors de la genèse du capitalisme et si impor-
tant qu’il demeure.
Dans sa théorie de la maturité, Marx ne pose
donc pas un métasujet historique, tel que le proléta-
riat, appelé à se réaliser dans une société socialiste
future ; il fournit la base d’une critique d’une telle
notion. Cela implique une position différente de
celle de théoriciens comme Lukács pour qui la tota-
lité sociale constituée par le travail fournit le point
de vue de la critique du capitalisme et doit se réaliser
dans le socialisme. Dans Le Capital, la totalité et le
travail qui la constitue sont devenus les objets de la
critique. Le Sujet historique, c’est la structure alié-
née de la médiation sociale qui est au cœur de la
formation capitaliste. Les contradictions du capital
conduisent à l’abolition du Sujet, et non pas à sa
réalisation. Dans Le Capital, Marx enracine finale-
ment la dynamique historique du capitalisme dans
le double caractère de la marchandise et, partant,
du capital. L’effet « moulin de discipline » que j’ai
décrit est au cœur de cette dynamique. Il ne peut
pas être saisi si l’on comprend la catégorie de surva-
leur uniquement comme une catégorie de l’exploi-
tation, comme survaleur et non pas aussi comme

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survaleur – c’est‑à-dire comme le surplus d’une


forme temporelle de richesse.
La temporalité de cette dynamique n’est pas seule-
ment abstraite. Quoique les changements dans la pro-
ductivité, dans la dimension de valeur d’usage, ne
modifient pas la quantité de valeur produite par unité
de temps, ils n’en modifient pas moins la détermina-
tion de ce qui est considéré comme unité de temps.
L’unité de temps (abstrait) est poussée en avant, pour
ainsi dire, au sein du temps (historique). Le mouve-
ment est ici un mouvement du temps. Le temps abs-
trait et le temps historique sont, l’un comme l’autre,
constitués historiquement en tant que structures de
domination.
Cette dialectique valeur/valeur d’usage devient
historiquement significative avec l’apparition de la
survaleur relative et fait naître une dynamique histo-
rique non linéaire complexe, qui sous-tend la société
moderne. D’une part, cette dynamique se caractérise
par des transformations continues de la production
et, plus généralement, de la vie sociale ; d’autre part,
elle entraîne la reconstitution permanente de sa
propre condition fondamentale en tant que trait
immuable de la vie sociale – c’est‑à-dire que la
médiation sociale est toujours effectuée par le travail
et que, donc, le travail vivant reste partie intégrante
du processus de production (par rapport à la société
comme tout), quel que soit le niveau de productivité.
La dynamique historique du capitalisme engendre
sans cesse ce qui est nouveau, tout en réengendrant
ce qui est le même. Cette dynamique, tout à la fois,
fait naître la possibilité d’une autre organisation de la

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vie sociale et entrave la réalisation de cette même


possibilité. Marx saisit cette dynamique historique à
l’aide de sa catégorie de capital. Dans l’analyse de
Marx, avec la subsomption réelle du travail, le capital
devient de moins en moins la forme mystifiée de
pouvoirs qui sont « en réalité » ceux des travailleurs.
Tout au contraire, les forces productives du capital
deviennent de plus en plus des forces productives
socialement générales qui ne peuvent plus être com-
prises comme celles des seuls producteurs immé-
diats. Cette constitution et cette accumulation de la
connaissance socialement générale rendent le travail
prolétarien toujours plus anachronique. En même
temps, la dialectique valeur/valeur d’usage reconsti-
tue la nécessité d’un tel travail.
Une des conséquences de cette analyse, c’est que
le capital n’existe pas comme une totalité unitaire et
que l’idée marxienne de contradiction dialectique
entre les forces productives et les rapports de produc-
tion ne se rapporte pas à une contradiction entre des
rapports qui sont supposés intrinsèquement capita-
listes (par exemple, le marché et la propriété privée)
et des forces qui sont prétendument extrinsèques au
capital (le travail). Au contraire, cette contradiction
dialectique est une contradiction entre les deux
dimensions du capital lui-même, et elle s’enracine
finalement dans les deux dimensions de la forme-
marchandise. En tant que totalité contradictoire, le
capital engendre la dynamique historique complexe
que je viens d’esquisser – une dynamique qui conduit
à la possibilité de son propre dépassement.

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Notons au passage qu’en fondant le caractère


contradictoire de la formation sociale dans les formes
doubles exprimées par les catégories de marchandise
et de capital, Marx suggère que la contradiction
sociale fondée structurellement est propre au capita-
lisme. L’idée que la réalité, ou les rapports sociaux
en général, serait essentiellement contradictoire et
dialectique apparaît, à la lumière de cette analyse,
comme une idée qui ne peut être assumée que méta-
physiquement, mais pas expliquée. Cela suggère
aussi que toute théorie qui postule une logique de
développement intrinsèque à l’histoire en tant que
telle – qu’elle soit dialectique ou évolutionniste –
projette sur l’histoire humaine en général ce qui n’est
vrai que du capitalisme.
Comprendre la dynamique complexe du capita-
lisme comme je l’ai fait permet de formuler une ana-
lyse critique sociale (plutôt que technologique) de la
trajectoire de croissance et de la structure de la pro-
duction dans la société moderne. Le concept clé de
survaleur proposé par Marx n’indique pas seule-
ment, comme le veut l’interprétation traditionnelle,
que le surplus est produit par la classe ouvrière, mais
aussi et surtout que le capitalisme se caractérise par
une forme de croissance déterminée : une croissance
folle. Dans ce cadre, le problème de la croissance
économique sous le capitalisme n’est pas seulement
qu’elle est porteuse de crises, comme cela a été fré-
quemment et justement souligné par les approches
marxistes traditionnelles. Le problème, c’est plutôt la
forme de la croissance elle-même, forme de crois-
sance qui entraîne la destruction accélérée de l’envi-

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ronnement naturel. Selon cette approche, la trajec-


toire de la croissance serait différente si la finalité
ultime de la production était d’augmenter les quanti-
tés de biens d’usage, et non la survaleur.
Cette approche fournit également la base d’une
analyse critique de la structure du travail social et de la
nature de la production sous le capitalisme. Elle
montre que le procès de production industriel ne
devrait pas être compris comme un procès technique
qui, bien que de plus en plus socialisé, est utilisé par
les capitalistes privés à leurs propres fins. Tout au
contraire, l’approche que je propose ici saisit ce procès
lui-même comme intrinsèquement capitaliste. La pul-
sion du capital à des augmentations continues de la
productivité engendre un appareil de production
d’une sophistication technologique considérable, qui
rend la production de richesse matérielle essentielle-
ment indépendante de la dépense de temps de travail
humain immédiat. Cela, à son tour, ouvre la voie à
d’importantes réductions socialement générales du
temps de travail, et à de profonds changements dans la
nature et l’organisation sociale du travail. Pourtant,
ces possibilités ne sont pas et ne peuvent pas être réali-
sées dans le capitalisme. Le développement de la pro-
duction technologiquement sophistiquée ne libère pas
les hommes du travail fragmenté et répétitif. De
même, le temps de travail n’est pas diminué pour toute
la société ; au contraire, il est réparti de façon inégale,
voire accru pour beaucoup d’hommes et de femmes.
D’après l’interprétation rapidement esquissée ici,
la théorie de Marx va donc bien au-delà de la critique
traditionnelle des rapports bourgeois de distribution

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(marché et propriété privée). Elle n’est pas seulement


une critique de l’exploitation et de la distribution
inégale de la richesse et du pouvoir, même si, bien
sûr, elle inclut une telle critique. Elle saisit plutôt la
société industrielle moderne elle-même comme capi-
taliste, elle analyse le capitalisme principalement
en termes de structures abstraites de domination,
de fragmentation croissante du travail individuel et
de l’existence individuelle, ainsi qu’en termes de
logique de développement aveugle et folle. Elle
considère la classe ouvrière comme l’élément de base
du capital, et non comme l’incarnation de sa néga-
tion, et conceptualise implicitement le socialisme
non pas en termes de réalisation du travail et de la
production industrielle, mais en termes d’une pos-
sible suppression du prolétariat, de l’organisation du
travail fondée sur le travail prolétarien, et du système
dynamique de contrainte abstraite constitué par le
travail en tant qu’activité socialement médiatisante.
Cette approche reconceptualise la société postcapita-
liste en termes de dépassement du prolétariat – autre-
ment dit, en termes d’auto-abolition du prolétariat
et du travail qu’il effectue, ou encore en termes de
transformation de la structure générale du travail et
du temps. En ce sens, elle diffère et de l’idée marxiste
traditionnelle de « réalisation » du prolétariat, et du
mode capitaliste de suppression des classes ouvrières
nationales par la création d’une sous-classe dans le
cadre de la distribution inégale du travail et du
temps, nationalement et mondialement.
Bien que le niveau logiquement abstrait de l’ana-
lyse brossée ici à grands traits ne pose pas immédiate-

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ment le problème des facteurs spécifiques qui sous-


tendent les transformations structurelles des trente
dernières années, il fournit un cadre dans lequel ces
transformations peuvent être fondées socialement et
comprises historiquement. En même temps, il pour-
rait fournir la base d’une théorie critique des pays du
« socialisme réellement existant » en tant que formes
alternatives d’accumulation capitaliste, et non pas en
tant que modalités sociales qui représentèrent la
négation historique du capital, quoique sous une
forme imparfaite.
Dans la mesure où elle vise à fonder socialement,
et où elle critique, les rapports sociaux quasi objec-
tifs, abstraits, et la nature de la production, du travail
et des impératifs de croissance sous le capitalisme,
cette approche pourrait aussi se pencher sur tout
un éventail de préoccupations, d’insatisfactions et
d’aspirations contemporaines, d’une manière qui
permettrait de les relier au développement du capital
– même si ce n’est pas en termes classistes tradition-
nels. Elle serait également capable d’aborder les
formes de fondamentalisme qui se développent par-
tout dans le monde, en tant que formes populistes,
fétichisées, d’opposition aux effets différentiels du
capitalisme néolibéral mondial.
En constituant un cadre pour traiter ces questions,
l’interprétation que je viens d’ébaucher cherche à
contribuer au discours de la théorie sociale critique
contemporaine et à la compréhension des mutations
profondes de notre univers social.
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Histoire et impuissance.
Mobilisations de masse
et formes contemporaines
d’anticapitalisme 1

La période qui s’est ouverte au début des


années 1970 est celle d’une transformation historique,
structurelle et massive de l’ordre mondial, à laquelle
on se réfère le plus souvent en parlant de passage du
fordisme au postfordisme (ou, mieux, de passage
du fordisme au postfordisme puis au capitalisme néo-
libéral global). Cette transformation de la vie sociale,
économique et culturelle qui a entraîné l’affaiblisse-
ment de l’ordre étatocentré établi depuis près de cin-
quante ans est aussi fondamentale que la précédente
transition du capitalisme libéral du XIXe siècle aux
formes bureaucratiques, interventionnistes d’État du
XXe siècle.
Ces processus ont engendré de profonds change-
ments, non seulement dans les pays capitalistes
occidentaux mais aussi dans les pays communistes,
et ont provoqué l’effondrement de l’URSS et du
communisme européen, ainsi que de profondes
mutations en Chine. Ils ont donc été interprétés
comme marquant la fin du marxisme et de la perti-
nence de la théorie critique de Marx. Et, cepen-

1. Essai publié dans Public Culture, vol. 18, no 1, hiver 2006.

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dant, ces processus de transformation historique


ont réaffirmé l’importance centrale de la dynamique
historique et des changements structurels de grande
ampleur. Cette problématique qui est au cœur de
la théorie critique de Marx est précisément ce
qui échappe à la plupart des théories de l’époque
immédiatement postfordiste – celles d’un Michel
Foucault, d’un Jacques Derrida ou d’un Jürgen
Habermas. Les transformations récentes ont montré
que ces théories axées de manière critique sur
l’époque fordiste avaient un caractère rétrospectif et
qu’elles ne sont plus du tout adéquates au monde
postfordiste contemporain.
Mettre l’accent sur la problématique de la dyna-
mique et des changements historiques jette une
lumière nouvelle sur un certain nombre de questions
importantes. Dans cet essai, je traiterai la question
générale de l’internationalisme et de la mobilisation
politique aujourd’hui, en reliant cette question aux
amples changements historiques des trois dernières
décennies. Mais, auparavant, j’évoquerai brièvement
plusieurs autres questions importantes dont la signifi-
cation change dès lors qu’on les considère en fonction
des profondes mutations historiques récentes : la ques-
tion de la relation de la démocratie au capitalisme et à
la possible négation de ce dernier – et, plus générale-
ment, la question de la relation de la contingence his-
torique (donc de la politique) à la nécessité – et celle
du caractère historique du communisme soviétique.
Les transformations structurelles des dernières
décennies ont entraîné le renversement de ce qui sem-
blait une logique d’étatocentrisme croissant. Elles

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mettent donc en question les conceptions linéaires


du développement historique, qu’elles soient marxistes
ou wébériennes. Néanmoins, l’existence de grandes
tendances historiques au cours du long XXe siècle,
telles que l’émergence du fordisme au sortir de la crise
du capitalisme libéral du XIXe siècle et la récente dispa-
rition de la synthèse fordiste 1, suggère que, sous le
capitalisme, il existe bien une tendance profonde au
changement historique. Cela implique à son tour que
le champ d’application de la contingence historique est
contraint par cette forme de vie sociale. À elle seule, la
politique – ce qui distingue les gouvernements conser-
vateurs et les gouvernements sociaux-démocrates, par
exemple – ne peut expliquer pourquoi partout en Occi-
dent les gouvernements, quel que soit le parti au pou-
voir, ont approfondi et élargi les institutions de l’État-
providence dans les années 1950, 1960 et au début des
années 1970, avant de réduire les mêmes programmes
et structures dans les décennies suivantes. Il y eut natu-
rellement des différences entre les diverses politiques
gouvernementales, mais il s’agit de différences de
degré plutôt que de nature.
Je dirais que ces grandes configurations s’enra-
cinent finalement dans la dynamique du capital et ont
été largement ignorées dans les discussions sur la
démocratie ou sur les mérites comparés de la coordi-
nation sociale par la planification et de la coordination
sociale par les marchés. Ces modèles historiques

1. C’est‑à-dire la synthèse de l’État et de l’économie, qui s’est imposée dans


les années 1930, puis dans l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des
années 1970 (NdT.).

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impliquent un certain degré de contrainte, de néces-


sité historique. Mais tenter de saisir ce type de néces-
sité n’oblige pas à le réifier. L’une des contributions
importantes de Marx fut de trouver le fondement his-
toriquement spécifique de cette nécessité (c’est‑à-dire
de ces modèles de développement capitaliste) dans
les formes déterminées de pratique sociale exprimées
par des catégories telles que « marchandise » et « capi-
tal ». Ce faisant, Marx a saisi ces configurations
comme l’expression de formes historiquement spéci-
fiques d’hétéronomie qui contraignent le champ de la
décision politique et, partant, de la démocratie. L’ana-
lyse marxienne implique que dépasser le capital
entraîne plus que simplement dépasser les limites de
la politique démocratique engendrées par une exploi-
tation et une inégalité ayant un fondement sys-
témique : elle implique de dépasser les contraintes
structurelles déterminées qui pèsent sur l’action, élar-
gissant ainsi le royaume de la contingence historique
et, par conséquent, l’horizon de la politique.
Dans la mesure où l’on choisit de parler d’« indé-
terminité », cette catégorie ne peut être utilisée que
pour désigner un objectif : celui de l’action politique
et sociale – elle ne saurait être utilisée comme carac-
térisation ontologique de la vie sociale. (C’est pour-
tant ainsi qu’elle tend à être présentée dans la pensée
post-structuraliste, ce qui peut être vu comme une
réponse réifiée à une compréhension réifiée de la
nécessité historique.) Les positions qui ontologisent
l’indéterminité historique mettent l’accent sur le fait
que liberté et contingence sont liées. Cependant,
elles négligent les contraintes exercées sur la contin-

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gence par le capital en tant que forme structurante


de la vie sociale et se révèlent donc finalement ina-
déquates pour critiquer le présent. Dans le cadre de
réflexion que je présente ici, on peut se réappro-
prier l’idée d’indéterminité historique comme ce qui
devient possible lorsque les contraintes exercées par
le capital sont surmontées. La démocratie sociale,
quant à elle, se rapporterait aux tentatives de réduire
l’inégalité dans le cadre de la nécessité imposée struc-
turellement par le capital. Quoique indéterminée,
une forme de vie sociale postcapitaliste ne peut naître
que comme une possibilité historiquement détermi-
née engendrée par les tensions internes au capital, et
non comme un « saut du tigre » hors de l’histoire 1.
Une deuxième grande question posée par les
récentes transformations historiques est celle de
l’URSS et du communisme, du « socialisme réelle-
ment existant ». Avec le recul, on peut dire que
l’ascension et la chute de l’URSS sont intrinsèque-
ment liées à l’ascension et la chute du capitalisme
centré sur l’État. Les transformations historiques des
dernières décennies suggèrent que l’URSS faisait
partie d’une configuration historique plus large de la
formation sociale capitaliste, si grande qu’ait pu être
l’hostilité entre l’URSS et les pays capitalistes occi-
dentaux.
Ce problème est étroitement lié au thème de cet
essai : l’internationalisme et la politique antihégémo-
nique. L’effondrement de l’Union soviétique et la fin

1. Idée développée par Walter Benjamin dans ses thèses « Sur le concept
d’histoire » et à laquelle Postone s’oppose (NdT.).

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de la guerre froide ont ouvert la possibilité d’un inter-


nationalisme revivifié qui soit critique de la globalité.
Un tel internationalisme serait différent de ces formes
d’« internationalisme », caractéristiques de la longue
guerre froide, qui étaient essentiellement dualistes et,
dans leur forme, nationalistes ; elles critiquaient un
« camp » d’une manière qui servait d’idéologie de légi-
timation pour le camp adverse, au lieu de considérer
les deux « camps » comme les parties d’un tout plus
large qui aurait dû être l’objet de la critique. Dans ce
cadre, le monde d’après 1945 ne comportait qu’une
seule puissance impérialiste – l’hégémonie du
« camp » adverse. Ce modèle de base vaut également
pour les partisans de la Chine après la rupture sino-
soviétique, à cette différence près qu’ici le « camp »
adverse était constitué de deux puissances impéria-
listes : les États-Unis et l’URSS. Néanmoins, la cri-
tique de l’impérialisme restait dualiste : c’était une
critique de l’un des camps faite du point de vue du
camp adverse.
Cependant, la première décennie du XXIe siècle
n’a pas été marquée par l’émergence puissante d’une
forme d’internationalisme post-guerre froide. Au
contraire, on a assisté à la résurgence de formes
anciennes, de postformes, de formes d’« internatio-
nalisme » de la guerre froide devenues vides. Cet essai
présente quelques premières réflexions sur cet « inter-
nationalisme » dualiste ressuscité qui, d’après moi,
exprime l’impasse dans laquelle se trouvent de nom-
breux mouvements antihégémoniques, et à propos
duquel je propose une réflexion critique sur les diffé-
rentes formes de violence politique.

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L’impasse que j’évoque, la gauche américaine et


européenne l’a spectaculairement actualisée dans
nombre de ses réponses aux attentats suicides contre
le World Trade Center le 11 septembre 2001, et dans
le caractère des mobilisations de masse contre la
guerre en Irak. La nature désastreuse de la guerre en
Irak et, plus généralement, de l’administration Bush
ne doit pas masquer le fait que, dans les deux cas,
les progressistes se sont retrouvés face à ce qui aurait
dû être perçu comme un dilemme, comme une alter-
native entre les termes de laquelle il ne fallait pas
choisir : un conflit entre les États-Unis – une puis-
sance mondiale impériale agressive – et, dans un cas,
un mouvement profondément réactionnaire contre la
mondialisation (Al-Qaida) et, dans l’autre, un régime
brutal et fascisant (l’Irak). Cependant, dans les deux
cas, il n’y eut aucune tentative de problématiser ce
dilemme ou de tenter d’analyser cette configuration
en vue de formuler ce qui est devenu extrêmement
difficile dans le monde actuel : une critique à visée
émancipatrice. Pour cela, il aurait fallu développer
une forme d’internationalisme qui rompît avec les
dualismes du cadre de pensée hérité de la guerre
froide et qui a trop souvent légitimé (en les présentant
comme « anti-impérialistes ») des États dont les struc-
tures et la politique n’étaient pas plus émancipatrices
que celles de nombreux régimes autoritaires et
répressifs soutenus par le gouvernement américain.
Or, plutôt que de rompre avec ce dualisme,
nombre de ceux qui s’opposaient à la politique améri-
caine ont eu recours à ce genre de cadre conceptuel et
de phraséologie politique « anti-impérialistes » ana-

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chroniques et inadéquats. Au cœur de ce néo-anti-


impérialisme, il y a une compréhension fétichiste du
développement mondial – à savoir, une compréhen-
sion concrétiste qui réifie les processus historiques
abstraits en les traduisant en termes politiques ou en
termes d’action. La domination dynamique et abs-
traite du capital est fétichisée au niveau mondial
comme étant celle des États-Unis ou, dans certaines
variantes, celle des États-Unis et d’Israël. Il va sans
dire que le caractère désastreux, impérial et autoritaire
de l’administration Bush a grandement contribué à
cet amalgame. Néanmoins, il est tristement ironique
que, par bien des côtés, cette vision du monde en
rappelle une autre, dans laquelle, il y a un siècle, les
positions de sujet aujourd’hui occupées par les États-
Unis et Israël l’étaient par la Grande-Bretagne et les
Juifs. Si contre-productive qu’elle soit, cette simili-
tude entre une critique de l’hégémonie contempo-
raine qui se comprend elle-même comme une critique
de gauche et ce qui fut une critique de droite de l’hé-
gémonie indique que les compréhensions fétichisées
du monde se recoupent et suggère que de telles com-
préhensions ont des conséquences particulièrement
néfastes pour la constitution d’une politique anti-
hégémonique qui soit adéquate à notre époque.
Ce manichéisme ressuscité – qui est en contradic-
tion avec d’autres formes d’antimondialisation,
comme le mouvement antisweatshop 1 qui s’est déve-

1. Mouvement de lutte contre les grandes marques occidentales de vêtements


qui font fabriquer leurs produits de façon inhumaine dans les usines de leurs sous-
traitants (NdT.).

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loppé lors de la décennie précédente – s’est accom-


pagné de la réapparition d’une grande confusion à
propos de la violence politique qui avait, à certains
moments, contaminé la Nouvelle Gauche. Le résul-
tat est une forme d’opposition qui met en lumière les
difficultés rencontrées par les mouvements anti-
hégémoniques lorsqu’ils cherchent à formuler une
critique adéquate à l’ère postfordiste. Cette forme
dualiste d’opposition antihégémonique est inadé-
quate au monde contemporain et, dans certains cas,
elle peut même servir d’idéologie de légitimation
pour ce qu’on aurait appelé des « rivalités impéria-
listes » il y a cent ans.
Pour développer cela, je me tournerai d’abord
rapidement vers la façon dont de nombreux libé-
raux 1 et progressistes se sont positionnés face aux
attaques du 11-Septembre. L’argument le plus cou-
rant était que l’action, si horrible fût-elle, devait être
comprise comme une réaction à la politique améri-
caine, en particulier au Moyen-Orient 2. S’il est vrai
que la violence terroriste doit être comprise comme
politique (et non simplement comme un acte irra-
tionnel), la compréhension de la politique de la vio-
lence exprimée par de tels arguments est tout à fait
inadéquate. Cette violence est comprise comme une

1. Au sens américain du terme, la gauche (NdT.).


2. Les articles suivants sont symptomatiques du type de position que
j’esquisse ici : Naomi Klein, « Game over », Nation, 1er octobre 2001, www.the
nation.com/doc/20011001/klein ; Robert Fisk, « Terror in America », Nation,
1er octobre 2001, www.thenation.com/20011001/fisk ; Noam Chomsky, « A quick
reaction », Counterpunch, 12 septembre 2001, www.counterpunch.org/chomsky-
bomb.html ; Howard Zinn, « Violence doesn’t work », Progressive, 14 septembre
2001, www.progressive.org/webex/wxzinn091401.html.

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réaction des humiliés, des offensés et des opprimés, et


non comme une action. Et comme la violence elle-
même n’est pas nécessairement affirmée, le choix
politique de la forme de violence utilisée est rare-
ment questionné. Au contraire, la violence est expli-
quée (et parfois implicitement justifiée) comme une
réponse. Dans ce schéma, il n’y a qu’un seul acteur
dans le monde : les États-Unis.
Ce type d’argument se focalise sur les griefs de
ceux qui accomplissent de telles actions, sans s’atta-
quer au cadre de signification dans lequel s’expriment
ces griefs. Les actions qui découlent de ces signi-
fications sont simplement considérées comme des
expressions de colère, quoique malheureuses 1. De
tels arguments ne questionnent pas la compréhension
du monde qui a motivé cette violence et n’analysent
pas non plus de façon critique le type de politique
qu’implique la violence dirigée intentionnellement
contre des civils. Ces arguments deviennent donc,
implicitement, apologétiques plutôt que politiques ;
ils essaient peu ou pas de comprendre les calculs stra-
tégiques impliqués – non pas tant ceux des poseurs de
bombes que de ceux qui les manipulent – et ignorent
les questions idéologiques. C’est par exemple une
grave erreur que d’interpréter de façon trop étroite le
sentiment d’injustice qui sous-tend un mouvement

1. L’absence de toute analyse critique sérieuse de mouvements tels qu’Al-


Qaida ou le Hamas, ou de régimes tels que ceux de l’Irak et de la Syrie baasistes, est
incontestable. Ce type de position : « Ta violence finit toujours par te revenir dans la
figure » signifie que les critiques occidentaux projettent leur propre opposition
politique à la politique américaine sur les acteurs du Moyen-Orient. La souffrance
et la misère [en français dans le texte] de ces derniers sont prises au sérieux, mais
leurs politiques et leurs idéologies sont, elles, mises entre parenthèses.

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tel qu’Al-Qaida, de l’interpréter comme étant direc-


tement provoqué par la politique américaine et la
politique israélienne. C’est tout simplement ignorer
beaucoup d’autres dimensions du néodjihadisme. Par
exemple, quand Oussama Ben Laden parle du coup
porté aux musulmans quatre-vingts ans plus tôt, il ne
se réfère pas à la fondation de l’État d’Israël, mais à
l’abolition du califat (et, par conséquent, à l’abolition
de la prétendue unité du monde musulman) par
Atatürk en 1924 – bien avant que les États-Unis aient
été impliqués au Moyen-Orient et qu’Israël ait été
créé. Il est à noter que la vision exprimée par le néo-
djihadisme est plus globale que locale, ce qui est un
de ses traits marquants, à la fois par rapport aux luttes
qu’il soutient (il les transforme en manifestations
d’une seule et même lutte) et à l’idéologie qui l’ins-
pire. Et un aspect central de la dimension mondiale
de cette idéologie, c’est l’antisémitisme.
Examiner l’antisémitisme est d’une importance
cruciale quand on considère les problèmes de la
mondialisation et de l’antimondialisation, même si
cela peut être sujet à des malentendus dans la
mesure où l’accusation d’antisémitisme a été utilisée
comme une idéologie de légitimation par les gouver-
nements israéliens afin de discréditer toute critique
sérieuse de la politique israélienne. Il est sans doute
possible de formuler une critique fondamentale de la
politique israélienne qui ne soit pas antisémite et, de
fait, nombre de critiques de ce type ont été formu-
lées. D’un autre côté, la critique d’Israël ne devrait
pas rester aveugle face à l’existence actuelle d’un
antisémitisme virulent et largement répandu dans le

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monde arabo-musulman. Et, comme je vais tenter


de le montrer, l’antisémitisme pose à la gauche un
problème particulier.
Les lendemains du 11-Septembre ont révélé com-
bien les thèmes antisémites sont présents dans le
monde arabe. (Je ne traiterai pas ici la question de la
résurgence de l’antisémitisme et de la négation impli-
cite de la Shoah en Europe.) Les expressions de cette
idéologie incluent l’idée (très répandue au Moyen-
Orient) selon laquelle seuls les Juifs auraient pu orga-
niser les attentats contre le World Trade Center, et
la diffusion à grande échelle dans le monde arabe des
Protocoles des Sages de Sion – infâme fabrication tsariste
largement diffusée pendant la première moitié du
XXe siècle par les nazis et Henry Ford, qui prétend
montrer comment les Juifs conspirent pour dominer
le monde. La propagation extensive et intensive
d’une telle pensée conspirationniste mondiale a été
spectaculairement révélée par la récente série télé
égyptienne Le Cavalier sans monture qui utilise les Pro-
tocoles des Sages de Sion en tant que source historique 1,
et par la propagation, dans les médias arabes, des
fausses accusations chrétiennes médiévales d’assassi-
nats – selon lesquelles les Juifs tuent des enfants non
juifs pour utiliser leur sang à des fins rituelles.
Cette évolution devrait être prise au sérieux. Elle ne
devrait pas être traitée comme la manifestation un peu

1. Le Cavalier sans monture, série télé en 41 épisodes produite et diffusée en


2002 par la chaîne satellite privée Dream TV. Diffusée également par la deuxième
chaîne d’État égyptienne et relayée dans le monde entier via le satellite. Cette série,
directement inspirée des Protocoles des Sages de Sion, est entièrement vouée à
démontrer l’authenticité d’une conspiration juive pour dominer le monde (NdT.).

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exagérée d’une réaction compréhensible aux poli-


tiques américaine et israélienne. Elle ne devrait pas
non plus être dissimulée sous prétexte qu’on a la
crainte – fondée sur une vision du monde dualiste –
qu’insister sur ce phénomène conduise seulement à
prolonger l’occupation israélienne en Cisjordanie et
à Gaza. Cependant, saisir la signification politique
de cette évolution requiert d’abord de comprendre
l’antisémitisme moderne. D’une part, l’antisémitisme
moderne est une forme de discours essentialiste qui,
comme toutes les formes de ce type, interprète les phé-
nomènes sociohistoriques en termes biologisants ou
culturalistes. D’autre part, l’antisémitisme se distingue
des autres formes essentialistes telles que la plupart des
racismes par son caractère populiste et apparemment
antihégémonique, antiglobal. Alors que la plupart des
formes de pensée raciste imputent habituellement à
l’Autre un pouvoir sexuel et que cet Autre l’incarne
concrètement, l’antisémitisme moderne attribue aux
Juifs un immense pouvoir abstrait, un pouvoir univer-
sel, global et insaisissable. Au cœur de l’antisémitisme
moderne, se trouve la vision des Juifs comme une
conspiration internationale, secrète, immensément
puissante. J’ai dit ailleurs 1 que la vision du monde
propre à l’antisémitisme moderne comprend la domi-
nation abstraite du capital – qui soumet les hommes à
la contrainte de forces mystérieuses qu’ils ne peuvent
pas percevoir – en tant que domination de la « juiverie
internationale ».

1. Voir dans ce volume l’essai « Antisémitisme et national-socialisme », p. 95


(NdT.).

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Par conséquent, l’antisémitisme peut apparaître


comme antihégémonique. C’est la raison pour
laquelle, il y a un siècle, le dirigeant social-démocrate
allemand August Bebel a pu qualifier l’antisémitisme
de « socialisme des imbéciles ». Au vu de son dévelop-
pement ultérieur, nous pourrions aussi qualifier l’anti-
sémitisme d’anti-impérialisme des imbéciles. En tant
que forme fétichisée de la conscience oppositionnelle,
l’antisémitisme est particulièrement pernicieux parce
qu’il semble antihégémonique, parce qu’il apparaît
comme l’expression d’un mouvement des petites gens
contre une forme de domination globale, insaisissable.
C’est cette forme profondément réactionnaire,
fétichisée, d’anticapitalisme que je souhaite aborder
lorsque je parle de la récente flambée d’antisémi-
tisme moderne dans le monde arabe. C’est une grave
erreur que de voir dans cette montée de l’antisémi-
tisme une simple réaction aux États-Unis et à Israël.
Une telle réduction empiriste reviendrait à expliquer
l’antisémitisme nazi comme une simple réaction au
traité de Versailles. Même si les politiques améri-
caine et israélienne ont indubitablement contribué à
la montée de cette nouvelle vague d’antisémitisme,
les États-Unis et Israël occupent dans l’idéologie des
positions de sujet qui vont bien au-delà de leur rôle
empirique réel. Ces positions, à mon sens, doivent
être considérées par rapport aux amples transforma-
tions historiques qui ont eu lieu depuis le début des
années 1970 ; elles doivent être vues par rapport au
passage du fordisme au postfordisme.
Un aspect remarquable de cette transition a
été l’importance croissante des réseaux et des flux

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économiques transnationaux (par opposition aux


réseaux et aux flux internationaux), qui s’est accom-
pagnée d’une diminution de la souveraineté natio-
nale effective – du fait de l’incapacité croissante des
structures étatiques nationales (y compris celles des
pays du centre capitaliste) à maîtriser les processus
économiques. Cela s’est manifesté par le déclin de
l’État-providence keynésien à l’Ouest et par l’effon-
drement des États-partis bureaucratiques à l’Est.
Cela s’est aussi accompagné d’une augmentation de
la différenciation verticale entre les riches et les
pauvres dans tous les pays, ainsi qu’entre les divers
pays et régions du monde.
L’effondrement du fordisme a signifié la fin de
la phase de développement dirigée par l’État sur
une base nationale – et cela, qu’il s’agisse du modèle
communiste, du modèle social-démocrate ou du
modèle de développement étatiste du Tiers Monde.
Cela a posé d’immenses difficultés à de nombreux
pays, et des difficultés d’ordre conceptuel tout aussi
grandes à tous ceux qui considéraient l’État comme
un agent de changement et de développement posi-
tifs.
Les effets de l’effondrement du demi-siècle de
synthèse fordiste ont varié d’une région du monde à
l’autre. Le relatif succès est-asiatique dans la nou-
velle vague de mondialisation postfordiste est tout
aussi connu que le déclin catastrophique de l’Afrique
subsaharienne. Ce qui l’est moins, c’est le fort déclin
du monde arabe révélé récemment et spectaculaire-
ment dans le « Rapport de l’ONU sur le développe-
ment humain dans les pays arabes » (2002), selon

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lequel le revenu par habitant dans cette partie du


monde a diminué au cours des vingt dernières
années pour atteindre un niveau à peine supérieur à
celui de l’Afrique subsaharienne. Même en Arabie
Saoudite, le PIB par habitant est passé de 24 000 dol-
lars à la fin des années 1970 à 7 000 dollars au début
du XXIe siècle.
Les raisons de ce déclin sont complexes. Je dirais
que l’élément qui conditionne ce déclin relatif du
monde arabo-musulman est la restructuration histo-
rique fondamentale évoquée ci-dessus. Pour toutes
sortes de raisons, les structures étatiques autoritaires
associées au nationalisme arabe de l’époque fordiste
de l’après-guerre se sont révélées incapables de
s’adapter à ces transformations mondiales. On peut
dire que ces transformations ont affaibli et miné le
nationalisme arabe encore plus que la défaite face à
Israël en 1967. De tels processus historiques abstraits
peuvent paraître mystérieux aux « gens », comme
étant au-delà de la capacité des acteurs locaux à les
influencer, et engendrer ainsi un sentiment d’impuis-
sance.
En même temps, pour diverses raisons, les mou-
vements sociaux et politiques progressistes dirigés
contre le statu quo au Moyen-Orient ont été excessi-
vement faibles ou, comme en Irak ou au Soudan,
violemment réprimés. (Ce fut un malheur de plus
pour ces mouvements progressistes que les régimes
autoritaires laïcs qui les ont liquidés aient été consi-
dérés comme progressistes dans le cadre de la guerre
froide, ou qu’ils n’aient pas au moins fait l’objet
d’une analyse critique sérieuse à gauche.) L’échec du

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nationalisme arabe et des régimes monarchiques


« traditionnels », après qu’ils eurent tous deux liquidé
les oppositions progressistes, a créé un vide qui fut
comblé par des mouvements islamistes qui pré-
tendent expliquer le déclin apparemment mystérieux
auquel les hommes sont confrontés dans le monde
arabo-musulman et qui engendre un sentiment pal-
pable de désillusion et de désespoir politique.
S’il est un facteur qui contribue à cette façon
idéologique, réactionnaire, d’interpréter la crise de
toute une région, c’est bien le degré auquel la lutte
palestinienne pour l’autodétermination a été utili-
sée pendant des décennies par les régimes arabes
comme un paratonnerre pour détourner la colère et
le mécontentement populaires loin des problèmes
internes. (Encore une fois, pour éviter tout malen-
tendu, dire que les luttes palestiniennes ont été ins-
trumentalisées, ce n’est pas discréditer ces luttes
elles-mêmes.) Cependant, la tendance à attribuer la
misère 1 des masses arabes et, de plus en plus, celle
des classes moyennes éduquées à des forces malé-
fiques extérieures s’est encore accentuée avec le
récent déclin du monde arabe. Pour donner un sens
à ce déclin, un cadre idéologique était déjà dispo-
nible. Il avait été formulé par des penseurs tels que
l’idéologue des Frères musulmans égyptiens, Sayyed
Qutb, qui rejetait la modernité capitaliste et y voyait
une conspiration fomentée par des Juifs (Freud,
Marx, Durkheim) pour saper les sociétés « saines ».
Dans son imaginaire antisémite, Israël est tout sim-

1. En français dans le texte (NdT.).

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plement la tête de pont d’une conspiration mondiale


puissante et pernicieuse. Ce type d’idéologie a été
soutenu et encouragé par la propagande nazie au
Moyen-Orient dans les années 1930 et 1940. Il fut
encore renforcé après la guerre de 1967 par l’idéolo-
gie soviétique de la guerre froide, qui introduisit des
thèmes antisémites dans sa critique d’Israël et
contribua à la diffusion d’un antisionisme fortement
informé par les thèmes antisémites, ceux d’une
répulsion qui n’existe qu’à l’égard des Juifs et de la
conspiration mondiale menée par les Juifs. Cet anti-
sionisme s’est largement répandu au Moyen-Orient
et dans des segments de la gauche, notamment en
Europe, durant les trois dernières décennies.
Cependant, l’extension et l’importance croissantes
de la vision du monde antisémite au Moyen-Orient
dans les dernières décennies doit être vue, me semble-
t‑il, comme la propagation d’une idéologie soi-disant
antihégémonique face aux effets perturbateurs et des-
tructeurs de forces historiques apparemment mysté-
rieuses. En d’autres termes, la propagation de
l’antisémitisme et, corrélativement, de formes d’isla-
misme antisémites (telles que les Frères musulmans
égyptiens et leur rejeton palestinien, le Hamas) doit
être comprise comme la propagation d’une idéologie
anticapitaliste fétichisée qui prétend donner un sens à
un monde perçu comme menaçant. Cette idéologie
peut avoir été déclenchée et exacerbée par Israël et la
politique israélienne, mais sa résonance s’enracine
dans le déclin relatif du monde arabe dans le contexte
des transformations structurelles massives liées
au passage du fordisme au capitalisme néolibéral glo-

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bal. Le résultat est un mouvement populiste anti-


hégémonique, qui est profondément réactionnaire et
nocif – et d’abord pour tout espoir d’une politique
progressiste dans le monde arabo-musulman.
Toutefois, plutôt que d’analyser cette forme réac-
tionnaire de résistance d’une manière qui contribuerait
à soutenir des formes plus progressistes de résistance,
une grande partie de la gauche occidentale l’a soit igno-
rée, soit rationalisée en tant que réaction malheureuse
mais compréhensible à la politique israélienne à Gaza
et en Cisjordanie. Cette position politique fondamen-
talement non critique est liée, selon moi, à l’identifica-
tion fétichisée des États-Unis avec le capital global. Cet
amalgame a de nombreuses conséquences. D’abord,
d’autres puissances telles que l’Union européenne ne
sont pas traitées de façon critique comme de nouvelles
puissances cohégémoniques dans l’ordre capitaliste
dynamique global, comme des puissances dont l’as-
cension contribue à façonner les contours de la puis-
sance globale d’aujourd’hui. Au contraire, le rôle de
l’Union européenne, par exemple, est mis entre paren-
thèses, ou bien l’Europe est implicitement traitée
comme un havre de paix, de compréhension et de jus-
tice sociale. Cette forme de méconnaissance est liée à
la tendance à saisir l’abstrait (la domination du capital)
en tant que concret (l’hégémonie américaine). Cette
tendance est, selon moi, l’expression d’une impuis-
sance profonde et fondamentale, tant au niveau
conceptuel qu’au niveau politique.
Je vais tenter d’aller plus loin en réfléchissant sur
les mobilisations de masse dans de nombreuses
régions du monde contre la guerre américaine en

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Irak. À première vue, les mobilisations récentes


semblent être la reprise du grand mouvement
d’opposition à la guerre pendant les années 1960.
Pourtant, je pense qu’il existe entre eux des diffé-
rences essentielles. Et ces différences jettent une
lumière crue sur l’impasse dans laquelle se trouve la
gauche actuelle.
Les mouvements contre la guerre pendant les
années 1960 ont été menés par des gens qui étaient
conscients du fait que leur opposition à la guerre
poursuivie par les États-Unis au Vietnam était intrin-
sèquement liée à une lutte plus large pour un chan-
gement social et politique progressiste. Ce fut aussi
le cas des mouvements qui se sont opposés à la poli-
tique américaine vis‑à-vis du régime de Cuba, du
gouvernement socialiste au Chili, des sandinistes au
Nicaragua et de l’ANC en Afrique du Sud. Dans
tous ces cas, les États-Unis étaient perçus comme
une force conservatrice opposée à de tels change-
ments. L’opposition américaine aux mouvements de
libération nationale était critiquée de façon particu-
lièrement forte parce que ces mouvements étaient
considérés positivement. Il existait des différences
importantes parmi ceux qui regardaient les mouve-
ments de libération nationale comme les forces du
changement progressiste. Il y avait notamment ceux
qui considéraient de tels mouvements positivement
parce qu’ils les voyaient comme l’avant-garde de
l’expansion du « camp socialiste », donc comme un
moment de la guerre froide, et ceux pour qui ces
mouvements étaient importants parce qu’ils les
voyaient comme des mouvements locaux de libéra-

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tion qui sapaient la bipolarité de la guerre froide et


dont la relation positive avec l’URSS était contin-
gente – une simple conséquence de l’hostilité améri-
caine. Néanmoins, en dépit de leurs différences, ces
deux grandes positions partageaient une évaluation
positive de ces mouvements dans un contexte global.
Quel que soit le jugement que l’on porte aujourd’hui
sur ces évaluations positives, ce qui caractérisait les
mouvements antiguerre de la génération précédente,
c’est que l’opposition à la politique américaine était,
pour la plupart des gens, l’expression d’une lutte plus
générale pour le changement progressiste.
De prime abord, les récentes mobilisations de
masse contre la guerre semblent identiques. Mais un
examen plus approfondi révèle que, politiquement,
elles sont différentes. Leur opposition aux États-
Unis ne se fait pas au nom d’une alternative progres-
siste. Au contraire, le régime Baas en Irak – dont le
caractère oppresseur et la brutalité dépassent de loin
ceux de régimes militaires meurtriers comme le Bré-
sil, le Chili ou l’Argentine des années 1970 et 1980 –
ne peut en aucune manière être considéré comme
progressiste ou comme potentiellement progressiste.
Certes, seuls quelques groupes sectaires tels que
ANSWER 1 (qui a malheureusement exercé une cer-

1. ANSWER pour Act Now to Stop War and End Racism (« Agis maintenant
pour stopper la guerre et mettre fin au racisme »). Constitué aux États-Unis en
réaction à la guerre lancée en 2001 en Afghanistan par l’administration Bush,
guerre qui était elle-même une réponse à l’attaque du 11-Septembre, ce groupe a
organisé la plupart des grandes manifestations contre la guerre en Irak (2003). Il
s’implique également dans d’autres luttes : conflit israélo-palestinien, immigration
clandestine, etc. Son sectarisme et son antisionisme à tendance antisémite sont
évidents et critiqués comme tels aux États-Unis (NdT.).

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taine influence sur le mouvement d’opposition à la


guerre) ont soutenu le régime de Saddam Hussein.
Néanmoins, ce régime ne fut pas et ne pouvait pas
être l’objet d’une analyse et d’une critique politique
sérieuse à gauche. Au contraire, son caractère néga-
tif a été largement mis entre parenthèses dans la
formulation des positions contre la guerre. Mais cela
implique que les récentes mobilisations antiguerre
n’ont plus la même signification politique que le
mouvement antiguerre antérieur, car ces mobilisa-
tions n’expriment aucune sorte d’aspiration à un
changement progressiste. De fait, la totalité du dis-
cours en faveur du changement a été abandonnée à
la droite.
Cela ne signifie nullement que les promoteurs du
changement progressiste auraient dû soutenir l’ad-
ministration Bush et sa guerre. Mais les récentes
mobilisations de masse n’ont ni exprimé ni aidé
à construire ce qui était nécessaire dans un tel
contexte, c’est‑à-dire un mouvement opposé à la
guerre américaine qui fût, en même temps, un
mouvement en faveur d’un changement fondamen-
tal en Irak et, plus généralement, au Moyen-Orient.
Aux États-Unis, l’éducation politique ne va pas sou-
vent au-delà des slogans que l’on crie dans les mani-
festations. Il est à cet égard significatif qu’aucune
des manifestations de masse contre la guerre n’ait
mis en avant des Irakiens oppositionnels progres-
sistes qui auraient pu offrir une perspective plus
nuancée et plus critique sur le Moyen-Orient. Et
cela représente pour la gauche un échec politique
révélateur.

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L’ironie de la situation actuelle, c’est qu’en adop-


tant une position « anti-impérialiste » fétichisée, où
l’opposition aux États-Unis n’est plus liée au plai-
doyer pour un changement progressiste, la gauche a
permis à la droite néoconservatrice américaine qui
est au cœur de l’administration Bush de s’approprier
et même de monopoliser ce qui avait toujours été le
langage de la gauche, le langage de la démocratie et
de la libération. On peut, bien sûr, dire que le gouver-
nement Bush peut toujours parler de changement
démocratique au Moyen-Orient, mais qu’il n’aidera
pas réellement à effectuer un tel changement. Néan-
moins, que l’administration Bush soit la seule à avoir
abordé ce problème montre crûment que la gauche
ne l’a pas fait.
Tandis qu’une génération plus tôt, l’opposition à
la politique américaine impliquait le soutien aux
luttes de libération et était jugée progressiste, c’est
aujourd’hui l’opposition à la politique américaine en
soi qui est jugée antihégémonique. Paradoxalement,
c’est là un héritage malheureux de la guerre froide et
de la vision du monde dualiste qui lui était associée.
La catégorie spatiale de « camp » qui exprime une ver-
sion globale du « Grand Jeu » s’est substituée aux
catégories temporelles des possibilités historiques et
de l’émancipation en tant que négation historique
déterminée du capitalisme. Cela n’a pas seulement
contribué à brouiller l’idée du socialisme comme au-
delà historique du capitalisme, mais aussi à déformer
la compréhension des évolutions internationales.
Dans la mesure où le camp progressiste était
défini par un cadre essentiellement dualiste, spatial,

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le contenu du terme progressiste a pu, au niveau inter-


national, devenir de plus en plus contingent, être
de plus en plus fonction de l’équilibre mondial des
pouvoirs. Ce que la guerre froide a, semble-t‑il,
éradiqué de la mémoire, c’est par exemple que
l’opposition à une puissance impériale n’est pas
nécessairement progressiste, qu’il a aussi existé des
« anti-impérialismes » fascistes. Cette distinction a été
brouillée pendant la guerre froide, en partie parce
que l’URSS elle-même s’alignait sur des régimes
autoritaires (par exemple, au Moyen-Orient) qui
avaient peu en commun avec les mouvements socia-
listes et communistes. Ces régimes avaient en réalité
davantage à voir avec le fascisme qu’avec le commu-
nisme et ont, de fait, cherché à liquider leur propre
gauche. L’anti-américanisme en soi s’est donc codé
comme progressiste, bien qu’il y ait et qu’il y ait eu
tout autant des formes profondément réactionnaires
d’anti-américanisme que des formes progressistes.
Pourquoi beaucoup de gens à gauche – y compris
ceux qui ne considéraient pas l’URSS de façon posi-
tive – ont adopté ce cadre dualiste de la guerre froide
et l’ont conservé après, comme une coquille vide ?
Comment se fait-il que nombre de progressistes se
soient eux-mêmes mis dans une impasse où, globale-
ment, le seul problème politique était la politique
américaine, et cela quelle que soit la nature des
autres régimes ?
Ce problème, je voudrais dans un premier temps
l’aborder de façon indirecte, en me référant à la
question de la violence politique. Comme je l’ai
mentionné, ceux qui ont critiqué l’immense vague

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de colère et de nationalisme qui a balayé les États-


Unis après le 11-Septembre ont souvent relevé qu’il
y avait beaucoup de colère contre les États-Unis, en
particulier dans les pays arabes et musulmans. Mais
en général cette position élude la question du type de
politique exprimé par les attaques du 11-Septembre.
Il est significatif que de telles attaques n’aient pas été
lancées deux ou trois décennies plus tôt par des
groupes qui avaient toutes les raisons d’être en colère
contre les États-Unis – par exemple, les commu-
nistes vietnamiens ou la gauche chilienne. Il est à
noter que l’absence de telles attaques n’est pas
contingente, mais qu’elle est l’expression d’un prin-
cipe politique. En effet, une attaque dirigée d’abord
contre des civils se situait en dehors de l’imaginaire
politique de ces groupes.
La catégorie de « colère » n’est pas suffisante pour
comprendre la violence du 11-Septembre. Il faut
comprendre la violence en termes politiques et non
pas chercher à l’excuser. Prenons un exemple : au
milieu des années 1980, une pression politique s’est
fait jour au sein du comité central du Congrès natio-
nal africain (ANC) pour que celui-ci lance une cam-
pagne terroriste contre les civils sud-africains blancs.
Ces demandes exprimaient un désir de vengeance et
l’idée que les Sud-Africains blancs n’accepteraient
de mettre fin à l’apartheid que s’ils souffraient autant
que les Sud-Africains noirs. Le comité central de
l’ANC a rejeté ces exigences, non seulement pour
des raisons pragmatiques, tactiques et stratégiques
(les effets de telles formes de violence sur la société
civile et sur le régime post-apartheid), mais aussi

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pour des raisons de principe politique. Il a déclaré


que les mouvements d’émancipation ne choisissent
pas la population civile comme cible principale.
Selon moi, il existe une différence fondamentale
entre les mouvements qui ne visent pas les civils
au hasard (comme le Vietminh et le Vietcong, et
l’ANC) et ceux qui le font (comme l’IRA, Al-Qaida,
le Hamas). Cette différence n’est pas simplement
tactique, mais profondément politique. Il y a une
relation entre la forme de la violence et la forme
politique. Ce que je veux dire, c’est que le type de
société et de politique futures exprimé par la pra-
tique politique des mouvements sociaux militants
qui distinguent les cibles civiles des cibles militaires
diffère du type de société impliqué par la pratique
des mouvements qui ne font pas cette distinction.
Ces derniers ont tendance à se préoccuper de l’iden-
tité. Au sens le plus large, ils sont profondément
nationalistes, opérant sur la base d’une distinction
ami/ennemi qui essentialise la population civile en
tant qu’ennemie et interdit toute possibilité d’une
coexistence future. C’est pourquoi les programmes
de ces mouvements présentent peu d’analyse socio-
économique poussant à transformer les structures
sociales (ce qui ne doit pas être confondu avec les
services sociaux que ces mouvements proposent ou
non). Dans de tels cas, la dialectique guerre/révolu-
tion qui est propre au XXe siècle se transforme en
une subsomption de la « révolution » sous la guerre.
Toutefois, je me préoccupe ici moins de tels mouve-
ments que des mouvements d’opposition contempo-
raine dans le centre capitaliste et de la raison pour

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laquelle ils ont apparemment eu du mal à distinguer


entre ces formes pourtant très différentes de « résis-
tance ».
L’attaque du 11 septembre 2001 met en cause cer-
taines conceptions de la violence et de la résistance
qui se sont répandues au sein de la Nouvelle Gauche
dans les années 1960 et au début des années 1970,
et cela tout aussi fondamentalement que l’inva-
sion soviétique à Prague en août 1968 et, pour finir,
l’effondrement des États communistes européens
entre 1989 et 1991 ont mis en cause le léninisme en
tant que discours hégémonique et ont marqué la fin
de la trajectoire qui avait débuté en 1917.
Si nous tournons notre regard vers la fin des
années 1960 et le début des années 1970, nous dis-
cernons un profond changement politique dans ce
qu’était alors la Nouvelle Gauche. Celle-ci est passée
d’un ample mouvement prônant la résistance non
violente et la transformation sociale, à un mouve-
ment militant fragmenté. Certains de ces groupes
fragmentés ont commencé à glorifier la lutte armée
ou à pratiquer eux-mêmes la violence. Corrélative-
ment, ce qui a augmenté, c’est le soutien apporté à
des groupes comme l’IRA (Armée républicaine irlan-
daise) provisoire et le FPLP (Front populaire pour la
libération de la Palestine), qui ont peu en commun
avec les mouvements communistes et socialistes qui
avaient précédemment caractérisé et informé la
gauche. De plus en plus, la forme de violence préco-
nisée au niveau national et au niveau international est
devenue fondamentalement différente de celle qui
avait dominé la gauche tout au long du XXe siècle.

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La manière dont la violence fut conceptualisée se


rapprocha beaucoup de la vision de la violence défen-
due par Georges Sorel au début du XXe siècle. Dans
ses Réflexions sur la violence, Sorel présentait la vio-
lence comme un acte purificateur d’autoconstitution
dirigé contre la société bourgeoise et sa décadence.
C’est bien sûr une conception identique de la vio-
lence comme acte rédempteur, comme acte de régé-
nération, expression politique des diktats de la
volonté pure, qui fut au cœur de l’idée fasciste et
nazie de l’homme nouveau et de l’Ordre nouveau.
Après la Seconde Guerre mondiale, tout cet
ensemble d’attitudes fut adopté par une partie de
la gauche, transmis parfois via l’existentialisme. Ce
fut particulièrement le cas à la fin des années 1950
et dans les années 1960, lorsque la critique sociale se
focalisa de plus en plus sur les formes bureaucratico-
technocratiques de domination et où l’URSS fut de
plus en plus perçue comme partageant la culture
dominante de la rationalité instrumentale. Dans ce
contexte, la violence fut regardée comme une force
purificatrice, non réifiée, venant de l’extérieur,
comme une force identifiée désormais aux colonisés,
attaquant les fondements mêmes de l’ordre existant.
L’ironie de cette formule « radicale », l’ironie de
l’idée de violence créatrice, purificatrice et révolu-
tionnaire, c’est qu’elle exprime et affirme une carac-
téristique centrale du capitalisme : sa tendance à
révolutionner en permanence le monde par des
vagues de destruction permettant la création,
l’expansion. (Tout comme l’idée libérale d’acteur
rationnel, les idées anarchiste et existentialiste de

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constitution par soi-même de sa propre personnalité


en pratiquant la violence impliquent la projection sur
l’individu de ce qui caractérise tout ce qui est incor-
poré au capitalisme.)
Hannah Arendt a fourni une critique pénétrante
du type de réflexion sur la violence que l’on trouve
chez Georges Sorel, Vilfredo Pareto et Frantz Fanon.
Selon Arendt, ces penseurs glorifient la violence
pour la violence. Motivés par une haine beaucoup
plus profonde de la société bourgeoise que la gauche
conventionnelle pour laquelle la violence n’est qu’un
moyen dans la lutte pour une société juste, Sorel,
Pareto et Fanon considéraient la violence en soi
comme émancipatrice, comme une rupture radicale
avec les normes morales de la société. Avec le recul,
il est devenu visible que le type de violence existentia-
liste préconisé peut bien avoir opéré une rupture avec
la société bourgeoise, mais pas avec le capitalisme.
En effet, c’est lors des transitions d’une configuration
historique du capitalisme à une autre que ce type de
violence semble acquérir le plus d’importance.
Je me propose à présent, en m’appuyant sur
Arendt, d’analyser rapidement la résurgence des glo-
rifications soréliennes de la violence à la fin des
années 1960. Cette période a constitué un moment
historique crucial, où le caractère nécessaire du pré-
sent, de l’ordre social existant, fut radicalement mis
en cause. Avec le recul, on voit que ce fut le moment
où le capitalisme fordiste étatocentré et son équi-
valent étatique, le « socialisme réellement existant »,
ont rencontré leurs limites historiques. Et les tenta-
tives faites pour aller au-delà de ces limites ont singu-

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lièrement échoué, y compris sur le plan conceptuel.


Le fait que la synthèse fordiste ait commencé à se
désintégrer a nourri des espoirs utopistes. En même
temps, la cible du mécontentement social, politique
et culturel est devenue désespérément insaisissable
et omniprésente. On ressentait un besoin de change-
ment, mais la voie du changement était loin d’être
claire.
Pendant cette période, les étudiants et les jeunes
ne réagirent pas tant contre l’exploitation que contre
la bureaucratisation et l’aliénation. Non seulement
les mouvements ouvriers classiques semblaient inca-
pables de répondre aux questions brûlantes que se
posaient nombre de jeunes radicaux, mais encore ces
mouvements – ainsi que les régimes du « socialisme
réellement existant » – semblaient profondément
impliqués précisément dans ce contre quoi les étu-
diants et les jeunes se révoltaient.
Face à cette nouvelle situation historique, à cette
terra incognita politique, de nombreux mouvements
d’opposition se sont tournés vers ce qui était concep-
tuellement familier et mirent l’accent sur les expres-
sions concrètes de la domination, telles que la
violence militaire ou la domination de la police poli-
tique. Une telle focalisation a permis une conception
de la politique oppositionnelle elle-même concrète
et souvent particulariste (nationaliste, par exemple).
Pensons aux formes concrétistes d’anti-impérialisme
ou à la focalisation croissante sur la domination
concrète dans l’Est communiste. Si différentes, et
même opposées, qu’aient pu paraître à l’époque ces
réponses politiques, l’une comme l’autre occultent

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la nature de la domination abstraite du capital au


moment même où le fonctionnement du capital était
de moins en moins étatocentré et, en ce sens, encore
plus abstrait.
Le tournant vers la violence sorélienne fut un
moment de ce tournant vers le concret. La violence,
ou l’idée de violence, fut regardée comme l’expres-
sion d’une volonté politique, d’une action historique,
s’opposant aux structures de bureaucratisation et
d’aliénation. Face à l’aliénation et à la stase bureau-
cratique, la violence fut considérée comme créatrice,
et l’action violente en soi comme révolutionnaire.
Cependant, malgré l’association de la violence et
de la volonté politique, je dirais avec Arendt que la
nouvelle glorification de la violence à la fin des
années 1960 trouve son origine dans une intense
frustration de la capacité d’initiative dans le monde
moderne. C’est‑à-dire que, sous cette violence,
s’exprimait un désespoir par rapport à l’efficacité
réelle de la volonté politique, de l’action politique.
Dans une situation historique d’impuissance aggra-
vée, la violence tout à la fois exprimait de la colère
face à l’impuissance et aidait à supprimer ce senti-
ment d’impuissance. Elle devint un acte de constitu-
tion de soi comme outsider, comme autre, plutôt que
comme instrument de transformation. Pourtant,
focalisée comme elle l’était sur la stase bureaucra-
tique du monde fordiste, elle ne fut que l’écho de la
destruction de ce monde par la dynamique du capi-
tal. L’idée d’une transformation fondamentale fut
mise entre parenthèses et remplacée par la notion
plus ambiguë de résistance.

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L’idée de résistance en dit peu sur la nature de ce


à quoi on résiste ou sur la politique de résistance que
cette idée implique – c’est‑à-dire sur le caractère des
formes déterminées de critique, d’opposition, de
révolte et de « révolution ». L’idée de résistance
exprime souvent une vision du monde profondément
dualiste, qui tend à réifier à la fois le système de
domination et l’idée d’action. Elle est rarement fon-
dée sur une analyse réflexive des possibilités d’un
changement profond, qui sont tout à la fois engen-
drées et refoulées par un ordre hétéronome dyna-
mique. En ce sens, elle manque de réflexivité. C’est
une catégorie non dialectique, une catégorie inca-
pable de saisir ses propres conditions de possibilité ;
c’est‑à-dire qu’elle échoue à saisir le contexte histo-
rique dynamique auquel elle appartient. Corrélative-
ment, elle brouille les distinctions entre des formes
de violence politiquement différentes.
Ce que j’ai caractérisé comme un tournant vers le
concret face à la domination abstraite est bien sûr
une forme de réification. Ce tournant peut prendre
différentes formes. Deux de ces formes apparues
avec une force considérable au cours des cent cin-
quante dernières années, ce sont d’une part l’amal-
game de l’hégémonie britannique puis américaine
avec l’hégémonie du capital mondial, et d’autre part
la personnification de cette dernière dans les Juifs.
Ce tournant vers le concret, ainsi qu’une vision du
monde fortement influencée par les dualismes de la
guerre froide (même parmi les gens de gauche cri-
tiques à l’égard de l’URSS), ont contribué à consti-
tuer un cadre de compréhension (qui est celui des

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récentes mobilisations contre la guerre) où l’opposi-


tion à une puissance mondiale ne mène pas, même
implicitement, à une transformation émancipatrice,
en particulier au Moyen-Orient. Une telle compré-
hension réifiée finit tacitement par soutenir des mou-
vements et des régimes qui ont bien plus en commun
avec des formes de révolte réactionnaires, voire fas-
cistes, qu’avec tout ce qu’on peut appeler progres-
siste.
J’ai décrit une impasse de la gauche actuelle et
cherché à la relier à une forme réifiée de pensée
et de sensibilité exprimant la désintégration de la
synthèse fordiste qui a commencé à la fin des
années 1960 et au début des années 1970. Selon
moi, cette impasse traduit une crise complexe de la
gauche, et celle-ci est liée à la perception que la classe
ouvrière industrielle n’a pas été et ne pouvait pas
devenir un sujet révolutionnaire. Elle est également
liée à la fin de l’ordre centré sur l’État. Le pouvoir de
l’État en tant qu’agent du changement social et
démocratique a été sapé, et l’ordre mondial, d’inter-
national, est devenu transnational. Cela posé, je vou-
drais à présent évoquer rapidement un autre aspect
de la réification associée à l’impasse où se trouve la
gauche face à l’effondrement du fordisme. Le capita-
lisme néolibéral global a, bien sûr, été soutenu par les
gouvernements américains successifs. Néanmoins,
confondre complètement l’ordre néolibéral global et
les États-Unis serait une erreur colossale, tant politi-
quement que théoriquement. À la fin du XIXe siècle
et au début du XXe siècle, le rôle hégémonique de la
Grande-Bretagne et l’ordre mondial libéral furent

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contestés par la montée en puissance d’un certain


nombre d’États-nations, et tout particulièrement
l’Allemagne. Ces rivalités, qui ont culminé dans
deux guerres mondiales, ont été expliquées par des
rivalités impérialistes. Peut-être voyons-nous aujour-
d’hui le début d’un retour à une ère de rivalités impé-
rialistes à un niveau inédit, élargi. Une des zones de
tension en train d’émerger se trouve entre les puis-
sances atlantiques 1 et une Europe organisée autour
d’un condominium franco-allemand.
La guerre en Irak peut, en partie, être considérée
comme une première salve dans cette rivalité. Si, il y
a un siècle, les Allemands ont cherché à contester
l’Empire britannique au moyen du chemin de fer
Berlin-Bagdad, plus récemment le régime irakien
Baas était en train de devenir un État client franco-
allemand. Il est révélateur qu’en 2000 l’Irak de Sad-
dam Hussein ait été le premier pays à remplacer le
dollar par l’euro pour les transactions pétrolières.
Cette substitution contestait évidemment la position
du dollar comme monnaie mondiale. La question
n’est pas de savoir si le bloc euro représente une
alternative progressiste ou régressive aux États-Unis.
La question est plutôt que cette action (et la réaction
américaine) puisse être vue comme exprimant le
début d’une rivalité intercapitaliste à l’échelle mon-
diale. L’« Europe » change de signification. Elle se
construit désormais comme une éventuelle puissance
contre-hégémonique/challenger aux États-Unis.

1. Les États-Unis, l’Angleterre et les pays développés du Commonwealth


(NdT.).

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La tentative américaine de réaffirmer son contrôle


sur le Golfe et son pétrole devrait être comprise
comme préventive, mais dans un sens différent du
terme tel qu’il fut utilisé par les idéologues de
l’administration Bush et leurs critiques. L’action
américaine, me semble-t‑il, est une lutte qui vise à
empêcher la possible émergence de l’Europe ou de
la Chine (ou de toute autre puissance) comme
superpuissance rivale tant sur le plan militaire que
sur le plan économique, c’est‑à-dire comme rival
impérial. La résurgence des rivalités impérialistes
rend nécessaire la reprise de formes non dualistes
d’internationalisme.
Si condamnable l’actuelle administration améri-
caine soit-elle – et elle est profondément choquante à
bien des égards –, la gauche devrait prendre garde à
ne pas devenir, sans le vouloir, le fourrier d’un rival
prétendant à l’hégémonie. À la veille de la Première
Guerre mondiale, l’état-major allemand pensait qu’il
était important pour l’Allemagne de mener la guerre
aussi bien contre la Russie que contre la France et la
Grande-Bretagne. La Russie étant la puissance euro-
péenne la plus réactionnaire et la plus autocratique,
la guerre pourrait être présentée comme une guerre
pour la défense de la culture de l’Europe centrale
contre la sombre barbarie russe, ce qui permettrait
d’assurer le soutien du parti social-démocrate à la
guerre. Cette stratégie politique a réussi… et a abouti
à une catastrophe pour l’Europe en général et pour
l’Allemagne en particulier. Nous sommes loin d’une
situation de menace de guerre comme en 1914.
Néanmoins, la gauche ne devrait pas faire la même

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erreur en soutenant, fût-ce implicitement, les puis-


sances contre-hégémoniques émergentes dans l’idée
de défendre la civilisation contre la menace que
représente un pouvoir réactionnaire.
Si difficile que soit la tâche de saisir et d’affronter
le capital mondial, il est d’une importance vitale de
reprendre et de reformuler un internationalisme
mondial. Conserver l’imaginaire politique dualiste
réifié de la guerre froide risque d’engendrer une
forme de politique qui, du point de vue de l’émanci-
pation humaine, serait au mieux discutable – et cela,
quel que soit le nombre d’hommes et de femmes
qu’elle est capable de mobiliser 1.

1. Je voudrais remercier Mark Loeffler, Claudio Lomnitz et Bill Sewell pour


leurs précieux commentaires critiques (M. P.).
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Les antinomies de la modernité capitaliste.


Réflexions sur l’histoire,
la Shoah et la gauche 1

1. POSITION DU PROBLÈME

Dans cet essai, je me propose de relier les change-


ments survenus dans les réponses publiques à la
Shoah (en particulier à gauche) et les configurations
dynamiques, historiquement changeantes, de la
modernité capitaliste depuis 1945 2. Penser les deux
à la fois est éclairant. D’un côté, la forme des
réponses historiques à la Shoah et leur évolution his-
torique peuvent être expliquées en considérant l’his-
toire post-guerre mondiale selon deux phases : une
configuration keynéso-fordiste, étatiste, qui court de
la fin des années 1940 au début des années 1970, et
une configuration ultérieure, néolibérale. D’un autre
côté, ces réponses peuvent elles-mêmes éclairer ces
larges configurations historiques.
En problématisant les réponses publiques appor-

1. Cet essai est inédit en anglais. Une édition allemande est parue en 2011
sous le titre « Die Antinomien der kapitalistischen Moderne. Reflexionen über
Geschichte, den Holocaust und die Linke », in Kapitalismusdebatten um 1900. Über
antisemitisierende Semantiken des Jüdischen (sous la responsabilité de Nicolas Berg),
chez Leipziger Universitätsverlag. (Les intertitres sont des traducteurs.)
2. Je remercie Mark Loeffler pour le regard critique qu’il a bien voulu porter
sur ce texte (M. P.).

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tées à la Shoah, j’espère montrer qu’elles sont struc-


turées par une opposition entre des modes abstraits
d’universalisme et le particularisme concret, et que
cette opposition est également constitutive de l’anti-
sémitisme moderne. En m’inspirant de Lukács tout
en le modifiant, je dirais que l’opposition en ques-
tion n’est ni donnée ontologiquement, ni donnée au
hasard des discours, mais qu’elle est intrinsèque aux
formes fondamentales qui structurent le capitalisme :
la marchandise et le capital 1. Une telle analyse saisit
donc les deux termes de l’opposition – l’universalité
abstraite et la particularité concrète – comme étant
prisonnières de la modernité capitaliste, même si
nombre de positions, qu’elles soient fondées sur
l’un ou sur l’autre de ces termes, se sont elles-
mêmes comprises comme fondamentalement « cri-
tiques » ou « radicales », comme des positions menant
au-delà de l’ordre existant.
Une telle approche vise à problématiser ces posi-
tions « critiques » en mettant en lumière le caractère
unilatéral de chacune d’elles, et en attirant l’atten-
tion sur le déplacement historique qui s’est opéré,
de la prédominance des critiques fondées sur l’uni-
versalisme abstrait (qui furent caractéristiques des
mouvements ouvriers classiques, par exemple) aux
positions axées sur la particularité concrète (par
exemple, celles exprimées par les luttes de libéra-
tion que l’on peut définir comme anticoloniales au
sens large). En suggérant que les deux types de

1. Voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterpréta-


tion de la théorie critique de Marx (Paris, Mille et une nuits - Fayard, 2009).

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réponses restent immanents au capitalisme, à son


double caractère, cette approche permet de problé-
matiser la relation de l’un et de l’autre à la Shoah et
à l’antisémitisme, tout en contribuant à une critique
réflexive de la théorie émancipatrice. Ce faisant,
cette approche pourrait aussi contribuer à expliquer
la plupart des conséquences historiques inattendues
de ces critiques unilatérales du capitalisme – depuis
les ordres étatiques hiérarchiques construits au nom
de l’universalisme jusqu’aux affinités existant entre
l’affirmation de la particularité et le nationalisme
particulariste.
Loin d’être secondaire pour les théories critiques
du capitalisme, la problématique des réponses à la
Shoah et aux configurations changeantes de la
modernité capitaliste est d’une importance centrale.
Dans le cadre tracé ici, l’examen de l’évolution des
réponses de la gauche à la Shoah depuis 1945 ne
révèle pas seulement le caractère problématique
d’un grand nombre de ces réponses ; il met aussi en
lumière les limites de la gauche quant à la compré-
hension qu’elle a d’elle-même au niveau le plus fon-
damental, c’est‑à-dire en tant que critique théorico-
pratique de l’ordre capitaliste. Or, ce qui médiatise
ces différents moments, c’est la question de l’anti-
sémitisme.
Je ne présenterai ici qu’une première ébauche de
cette thèse. Pour cela, il me faudra décrire briève-
ment les principales caractéristiques des deux confi-
gurations historiques de la modernité capitaliste
d’après-guerre et esquisser une analyse de l’antisémi-
tisme qui distingue celui-ci du racisme en général,

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tout en montrant qu’il est intimement lié à l’histoire


telle qu’elle est constituée par le capital. Une telle
analyse pourrait aider à distinguer conceptuellement
la terreur politique et l’assassinat de masse (exprimés
métaphoriquement par Buchenwald et Hiroshima)
de l’extermination (exprimée par Auschwitz). Ces
distinctions sont importantes non parce qu’un crime
est « pire » que l’autre, mais parce que la gauche, qui a
eu peu de difficultés à aborder Buchenwald et Hiro-
shima, en a eu bien plus à comprendre Auschwitz.
Cette difficulté révèle une mauvaise compréhension
de l’antisémitisme et, corrélativement, une faiblesse
sous-jacente à appréhender l’objet fondamental de la
critique de la gauche : le capitalisme.

2. PÉRIODISATION DU CAPITALISME

Préciser les contours du XXe siècle me permettra


de développer ma position. Le siècle passé peut être
périodisé en trois grandes époques. La première, du
début du siècle à la Seconde Guerre mondiale, fut
une « Ère des catastrophes » – pour reprendre la for-
mule d’Eric Hobsbawm 1 – marquée par deux guerres
mondiales, la Grande Dépression, la montée du fas-
cisme, du stalinisme et du nazisme, et par la Shoah.
Un « âge d’or » fordiste a suivi, qui dura jusqu’au
début des années 1970 et s’est caractérisé par des
taux élevés de croissance économique, l’expansion

1. Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle, 1914-1991


(Bruxelles, Complexe, 2003).

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des États-providence, une relative stabilité politique,


et par des processus de décolonisation dans le monde
entier. À cette période du fordisme triomphant qui
prit fin au début des années 1970, a succédé une
nouvelle période de crises, marquée par la mobilité
accrue du capital et du travail, une différenciation
sociale et un chômage croissants, l’émergence de
nouveaux centres d’accumulation du capital, et des
récessions catastrophiques dans d’autres régions du
monde.
La relation État/économie s’est modifiée avec cha-
cune de ces configurations. La première époque fut
celle d’un certain nombre de tentatives différentes,
généralement étatistes, de réagir à la crise mondiale
du capitalisme libéral du XIXe siècle. La deuxième
période a été marquée par une synthèse étatocentrée
apparemment réussie à la fois à l’Est et à l’Ouest, qui
a bénéficié à la majorité des populations du centre
capitaliste. Dans le dernier tiers du siècle, cette confi-
guration s’est désintégrée. Les États-nations se sont
affaiblis en tant qu’entités économiquement souve-
raines : les États-providence à l’Ouest et les États-
partis bureaucratiques à l’Est se sont disloqués, et le
capitalisme de marché incontrôlé a refait surface,
apparemment triomphant (jusqu’à très récemment).
Par rapport à ces configurations changeantes,
l’ascension et la chute de l’Union soviétique peuvent
être considérées comme intrinsèquement liées à
celles du capitalisme centré sur l’État. Cela donne
à penser que, si grand qu’ait été l’antagonisme entre
l’Union soviétique et les pays capitalistes occiden-
taux, l’URSS doit être comprise par rapport à une

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évolution historique plus large de la formation sociale


capitaliste.

3. CARACTÈRES DE L’ANTISÉMITISME
MODERNE

Ces configurations changeantes de la modernité


capitaliste du XXe siècle peuvent être reliées à l’évo-
lution des réponses publiques à la Shoah, y compris
celles proposées par la gauche. L’analyse que je pré-
senterai ici est également informée par une compré-
hension déterminée de l’antisémitisme moderne.
L’antisémitisme est souvent appréhendé comme
une simple variante du racisme. Or l’un et l’autre
diffèrent de façon importante, même si tous deux
ont en commun, en tant que formes de discours
essentialistes, de comprendre les phénomènes socio-
historiques comme innés – biologiques ou culturels.
Alors que la plupart des formes de racisme attri-
buent une puissance sexuelle et physique, concrète,
à l’Autre qui est vu comme inférieur, l’antisémi-
tisme ne traite pas le Juif comme inférieur mais
comme dangereux, comme porteur du Mal. Il attri-
bue une grande puissance aux Juifs, mais cette puis-
sance n’est ni concrète ni physique. Au contraire,
elle est abstraite, universelle, insaisissable et mon-
diale. Les Juifs, dans ce cadre, constituent une
conspiration internationale, immensément puis-
sante. L’antisémitisme moderne n’est pas simple-
ment une forme de préjugé à l’encontre d’un groupe
minoritaire ; il se distingue par son caractère popu-

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liste, antihégémonique et antimondialiste. Il fournit


un cadre pour interpréter un monde extrêmement
complexe et historiquement dynamique, et reven-
dique pour lui-même un pouvoir explicatif global.
L’antisémitisme moderne est donc une vision du
monde qui, s’appuyant sur les formes antérieures de
l’antisémitisme, vise à expliquer le monde moderne,
capitaliste. Comme je l’ai dit ailleurs, cette vision du
monde reconnaît faussement la domination glo-
bale, temporellement dynamique, abstraite du capi-
tal – qui soumet les hommes à la contrainte de
forces historiques abstraites qu’ils ne peuvent pas
saisir directement – en tant que domination de la
« juiverie internationale » 1. Il réifie, en termes concré-
tistes, la domination abstraite du capital, à laquelle
il oppose la particularité concrète comme ce qui est
authentiquement humain.
L’antisémitisme ne traite donc pas les Juifs en tant
que membres d’un groupe racialement inférieur qui
doit être maintenu à sa place (par la violence, s’il le
faut), mais comme constituant une puissance mau-
vaise, destructrice. Dans cette vision du monde
manichéenne, la lutte contre les Juifs est une lutte
pour l’émancipation humaine. Libérer le monde
implique de le libérer des Juifs. L’extermination

1. Moishe Postone, « Anti-semitism and national-socialism » [Antisémitisme


et national-socialisme : voir, dans ce volume, p. 95, in Germans and Jews since the
Holocaust [Allemands et Juifs depuis la Shoah], sous la direction d’Anson Rabin-
bach et Jack Zipes (New York, Holmes & Meier, 1986). Voir aussi Moishe
Postone, « The Holocaust and the trajectory of the twentieth century » [La Shoah
et la trajectoire du XXe siècle], in Catastrophe and Meaning : The Holocaust and the
Twentieth Century [Catasphophe et signification. La Shoah et le XXe siècle], sous la
direction de Moishe Postone et Eric Santner (University of Chicago Press, 2003).

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(qu’on ne doit pas confondre avec l’assassinat de


masse) est la conséquence logique de cette Weltan-
schauung.
Parce que l’antisémitisme peut sembler anti-
hégémonique et, partant, émancipateur, il peut
aussi brouiller les différences entre les critiques
réactionnaires et les critiques progressistes du capi-
talisme. Il constitue donc un danger pour la gauche.
L’antisémitisme fusionne le profondément réaction-
naire avec l’apparemment émancipateur en un
amalgame explosif 1.

4. CONTEXTE HISTORIQUE ET RÉPONSES


À LA SHOAH

Depuis 1945, les réactions de la gauche à la


Shoah (l’expression la plus terrible et la plus cohé-
rente de l’antisémitisme) ont eu tendance à fluctuer
historiquement, depuis une position informée par
l’universalisme abstrait jusqu’à celle focalisée sur
la spécificité qualitative, en passant par les affir-
mations anti-impérialistes de libération nationale.
Or ces réactions traitent rarement l’antisémitisme
de manière adéquate et saisissent donc rarement
la spécificité de la Shoah. En effet, de diverses

1. Soit dit en passant, c’est une erreur de considérer que la critique réaction-
naire du capitalisme puisse être une première étape dans la constitution d’une
critique progressiste. Cela ne s’est pas produit historiquement – que ce soit en
termes de mouvements de masse ou chez les intellectuels. Presque aucune, voire
aucune critique réactionnaire du capitalisme n’est allée vers la gauche ; à l’inverse,
l’histoire est hélas remplie d’exemples de gens qui sont allés de la gauche vers la
droite radicale.

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manières, elles ont tendance à empêcher une com-


préhension adéquate. Pourtant, comprendre l’anti-
sémitisme est particulièrement important pour la
gauche parce que celui-ci, en tant que forme fétichi-
sée d’anticapitalisme, éclaire indirectement l’adé-
quation ou non des compréhensions critiques
déterminées du capitalisme.
Mais proposer des réponses changeantes à la
Shoah n’est pas le seul fait de la gauche, et cela
montre combien les conceptions de la gauche sont
tributaires de leur contexte historique. Pour élabo-
rer cette problématique, je noterai tout d’abord un
changement radical qui s’est opéré dans l’interpré-
tation du nazisme après 1945. Pendant la première
période de l’après-guerre – celle de l’« âge d’or »
du fordisme –, le national-socialisme a souvent été
interprété comme une révolte contre la moder-
nité 1. Mais ensuite, après le début des années 1970,
il a été considéré comme fondamentalement
moderne 2.
Ce renversement est lié à la question générale de
la façon dont l’histoire a été comprise – une question

1. Concernant l’histoire des idées, voir George L. Mosse, La Crise de l’idéologie


allemande. Les racines intellectuelles du Troisième Reich (Paris, Calmann-Lévy, 2006).
Après la guerre, la Gesellschaftsgeschichte [histoire de la société] traditionnelle, telle
qu’elle s’est incarnée dans les travaux de Hans-Ulrich Wehler, voit elle aussi le
nazisme comme rejet de la modernité, ainsi que le montrent la façon dont il s’est
approprié la théorie de la modernisation et son explication du nazisme par la
persistance d’élites féodales possédant des valeurs « pré- » ou « antimodernes ». Pour
une caractérisation et une critique de la tradition, voir David Blackbourn et Geoff
Eley, The Peculiarities of Germany History : Bourgeois Society and Politics in Nineteenth-
Century Germany (Oxford University Press, 1984) [Les Particularités de l’histoire
allemande : société et politique bourgeoises dans l’Allemagne du XIXe siècle].
2. Voir, par exemple, Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste (Paris, La
Fabrique, 2008). Moishe Postone a fait un compte rendu critique de cet ouvrage in
American Journal of Sociology, vol. 97, no 5, mars 1992 (NdT.).

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étroitement liée à la problématique de l’antisémitisme.


J’ai dit que l’antisémitisme comprend le capital mon-
dial en termes d’action, en tant que conspiration juive.
Cela suggère que la lutte antisémite contre les Juifs
peut être considérée comme une réaction à la dyna-
mique historique, complexe, impersonnelle, du capi-
tal, faussement reconnue comme conséquence d’une
machination juive. Autrement dit, cette lutte peut être
comprise comme une tentative de surmonter les pro-
cessus de changement historique continu qui semblent
indépendants de la volonté des hommes. En ce sens,
elle est une tentative de surmonter l’histoire (fausse-
ment reconnue). Ayant compris l’histoire, telle qu’elle
est constituée par le capital, en termes d’action (les
Juifs), l’antisémitisme cherche à vaincre cette histoire
abstraite, appréhendée en termes de conspiration invi-
sible mondiale, au moyen d’une « autre » volonté,
concrète, elle – exercer un contrôle politique sur les
forces de l’histoire. La lutte contre le capital se mue en
une lutte historique mondiale entre deux types diffé-
rents de volonté : l’un opère de manière abstraite, il est
insaisissable et fondamentalement inhumain ; l’autre
est concret, saisissable et authentiquement humain.
Cette vision du monde a reculé pendant l’« âge
d’or » du fordisme d’après-guerre. Cela est, à mon
avis, lié à cette circonstance que, par comparaison
avec l’« Ère des catastrophes » et ses bouleversements
massifs, l’histoire a cessé d’être quelque chose qui
pose problème. Après une période de transition
marquée par une répression accrue (procès spec-
tacles en Europe de l’Est, période McCarthy aux
États-Unis), la croissance économique rapide des

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années 1950 et 1960 tant dans l’Ouest keynésien


que dans l’Est poststalinien semble indiquer que la
longue crise du capitalisme libéral a finalement été
vaincue par une synthèse étatocentrée réussie. Les
hommes, semblait-il, avaient appris à maîtriser l’évo-
lution historique (c’est‑à-dire la dynamique du capi-
talisme), sans avoir recours à la terreur, d’une façon
qui profite à la majorité de la population. Une ère de
progrès universel semblait avoir germé.
À cette époque, l’histoire paraissait apprivoisée ;
elle ne représentait plus une menace, mais apparais-
sait comme un processus positif, comme le progrès
moderne. Dès lors, la révolte du nazisme contre
l’histoire put être considérée comme antimoderne,
comme une régression, une aberration allemande.
La représentation du nazisme, forgée pendant la
guerre, comme expression de l’essence historique-
ment unique de l’Allemagne a donc plus tard été
étayée et rendue crédible par une configuration
d’après-guerre dans laquelle l’évolution historique
semble bénigne et sous contrôle.
Le triomphe apparemment linéaire de la moder-
nité dans les années 1950 et 1960 a été sapé au début
des années 1970. Avec les crises de cette décennie, la
dynamique historique du capitalisme a commencé
à réapparaître au grand jour, au-delà du contrôle
opéré par les structures étatiques nationales. Tandis
que les formes supposées universalistes des décen-
nies d’après-guerre rencontraient leurs limites, il se
produisit un changement intellectuel, entraînant une
critique des « grands récits » de la modernité. L’his-
toire – qu’elle soit conçue en termes de progrès, de

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processus de modernisation, ou comme dialectique –


fut réévaluée comme expression de la domination.
Cette évolution s’est accompagnée d’une critique de
l’universel et d’un tournant affirmatif vers le particu-
larisme. Dans le cadre de ce changement, le nazisme
fut à nouveau considéré comme l’Autre du discours
critique – cette fois, comme l’exemple extrême de la
modernité rationalisée, bureaucratisée.
Ce qui est frappant à propos de ces deux conceptions
largement répandues, c’est que, bien qu’elles soient
opposées, l’une et l’autre saisissent le nazisme comme
le contraire unilatéral du discours dominant – comme
antimoderne pendant la période où dominent les affir-
mations de la modernité et de la modernisation, et
comme moderne pendant la période « postmoderne »
qui a suivi. Cela, à son tour, révèle l’inadéquation de
l’idée de modernité pour saisir le national-socialisme
(soit comme antimoderne, soit comme expression de la
modernité). Cela indique que les discours de la moder-
nité et de la postmodernité sont unilatéraux, comme
le sont – corollairement – les discours de l’universalité
abstraite et de la particularité concrète. En outre,
aucun de ces discours n’est réflexif ; ils ne peuvent pas
expliquer le renversement interprétatif esquissé plus
haut. Cela marque une différence fondamentale entre
l’expression descriptive et unilatérale de « modernité »
et le concept analytique, à double face, de « capita-
lisme » – différence que je n’ai pas la place de dévelop-
per pleinement ici.
Tout comme les interprétations du nazisme, la
trajectoire non linéaire du discours sur la Shoah
peut être reliée aux deux grandes configurations his-

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toriques de la vie sociale depuis la Seconde Guerre


mondiale. Comme on sait, la Shoah a été marginali-
sée au niveau du discours pendant plusieurs décen-
nies après 1945. Cette situation a lentement évolué
au cours des années 1960. Depuis la fin des
années 1960 et le début des années 1970, la Shoah,
en particulier, et les questions de la mémoire histo-
rique, en général, sont de plus en plus au cœur du
discours public.

5. APRÈS 1945, LA SHOAH


ET L’UNIVERSALISME ABSTRAIT

Commençons par problématiser la relation entre


cette modification du discours et les amples transfor-
mations historiques depuis 1945, en examinant rapi-
dement la marginalisation du discours sur la Shoah
pendant les deux premières décennies de l’après-
guerre. J’ai dit ailleurs 1 que les processus de négation
et de refoulement ont joué un rôle important dans
une telle marginalisation, notamment en Allemagne
et en Autriche. Plutôt que de se confronter au passé
récent et à leur responsabilité, la plupart des Alle-
mands et des Autrichiens ont cherché à recommen-
cer à partir de ce qu’ils appelèrent la Stunde Null
[l’heure zéro], en travaillant dur et en allant de

1. Voir « After the Holocaust : History and identity in West Germany » [Après
la Shoah : histoire et identité en Allemagne de l’Ouest], in K. Harms, L. R. Reuter
et V. Dürr (eds), Coping with the Past : Germany and Austria after 1945 [Faire face
au passé : l’Allemagne et l’Autriche après 1945], University of Wisconsin Press,
1990 (NdT.).

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l’avant comme si le passé et le régime nazi, largement


populaire, n’avaient jamais vraiment existé 1.
La guerre froide contribua à cette marginalisation.
Le passé récent fut rapidement oublié à cause de la
nouvelle lutte globale. En outre, d’anciens nazis et
d’anciens collaborateurs devinrent des partenaires
de l’Ouest dans la lutte contre le communisme, et
de l’Est dans la lutte contre l’impérialisme. Dans ce
contexte, se focaliser sur la Shoah aurait affaibli les
idéologies de légitimation de ces luttes.
Pourtant, si importants qu’aient été ce processus
et ces développements, ils ne rendent pas pleine-
ment compte de la situation discursive générale à
l’Est comme à l’Ouest – à savoir qu’après 1945 la
tentative d’extermination des Juifs en tant que Juifs a
été ignorée presque universellement.
En Europe de l’Est et en Union soviétique, la cen-
tralité de l’antisémitisme pour le nazisme fut entière-
ment mise entre parenthèses. En conformité avec la
thèse de Dimitrov, l’idéologie officielle regarda le
nazisme simplement comme un fascisme qui, lui-
même, fut compris seulement comme un instru-
ment du capitalisme dirigé contre la classe ouvrière
et le communisme 2. L’antisémitisme fut considéré
comme un problème secondaire, comme une tac-
tique de diversion fasciste. Cette compréhension du
nazisme a laissé peu d’espace pour penser la Shoah.

1. Moishe Postone, « The Holocaust and the trajectory of the twentieth


century » [La Shoah et la trajectoire du XXe siècle], op. cit.
2. Zvi Gitelman, « The Soviet Union » [L’Union soviétique], in The World
Reacts to the Holocaust [Le Monde face à la Shoah], sous la direction de David
S. Wyman (Johns Hopkins University Press, 1996).

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En conséquence, non seulement l’antisémitisme fut


minimisé dans le monde communiste d’après-
guerre, mais aussi, corrélativement, la victimisation
des Juifs en tant que Juifs. Il convient de noter que,
bien que de nombreux monuments aux victimes du
nazisme aient été érigés en Europe de l’Est et en
Union soviétique, presque aucun ne mentionne les
Juifs. Ainsi, par exemple, le massacre de 33 000 Juifs
en deux jours en septembre 1941 par les nazis et les
miliciens ukrainiens à Babi-Yar, aux portes de Kiev,
n’a pas été commémoré pendant des années. Quand
un monument fut érigé en 1976, il se référa à l’exécu-
tion de « citoyens de Kiev et de prisonniers de guerre »
par « les envahisseurs fascistes allemands » 1. On ne fit
aucune mention de l’assassinat en masse des Juifs qui
furent tués seulement parce qu’ils étaient Juifs. Sou-
vent, on n’évoqua les victimes juives que comme de
« paisibles citoyens soviétiques 2 ». Même le mémorial
d’Auschwitz, érigé en 1967, fut baptisé « Monument
international aux victimes du fascisme 3 », ce qui éli-

1. William Korey, « A monument over Babi-Yar ? » [Un monument qui fait


l’impasse sur Babi-Yar ?], in The Holocaust in the Soviet Union [La Shoah en Union
soviétique], sous la direction de Lucjan Dobroszycki et Jeffrey S. Gurock (New
York, M. E. Sharpe, 1993).
2. Dans les documents soviétiques, il était habituel de substituer à la dénomi-
nation de Juifs celle de « paisibles citoyens soviétiques ». Cela a commencé au plus
tard avec une commission nationale extraordinaire chargée en 1943-1944 d’enquê-
ter sur les crimes fascistes allemands perpétrés par l’envahisseur et ses complices
sur le territoire soviétique. Voir John Gerrard, « The nazi Holocaust in the Soviet
Union : Interpreting newly opened Russian archives », East European Jewish
Affairs, 25, no 2 (Winter 1995), p. 3-40 [L’Holocauste nazi en Union sovié-
tique. Interpréter les archives russes nouvellement accessibles, Affaires juives d’Eu-
rope de l’Est].
3. Katie Young, « Auschwitz-Birkenau : The challenges of heritage manage-
ment following the cold war » [Auschwitz-Birkenau. Les défis de la gestion du
patrimoine après la guerre froide], in Places of Pain and Shame : Dealing with
« Difficult Heritage » [Lieux de douleur et de honte. Prendre en charge le « Difficile

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mine la spécificité de la Shoah et des Juifs en tant que


victimes d’une tentative d’extermination, par la dis-
solution de cette spécificité dans des catégories abs-
traitement universelles 1.
Lorsque certaines catégories de victimes furent
nommées dans ces monuments, ce fut soit en termes
politiques (« antifascistes »), soit en termes de natio-
nalités (Polonais, Russes, Tchèques, etc.). Les deux
dénominations excluaient la catégorie de « Juifs » ou,
au mieux, incluaient cette catégorie comme l’une des
nombreuses nationalités ayant souffert des nazis 2.
Mettre l’accent sur l’antisémitisme et sur la spécifi-
cité de la Shoah fut ainsi contourné.
On pourrait citer de nombreux facteurs pouvant
expliquer cette situation en Europe de l’Est et en
Union soviétique, au nombre desquels : l’universa-
lisme abstrait de l’idéologie communiste, selon
lequel se focaliser spécifiquement sur la victimisation
des Juifs serait particulariste ; la forte hostilité de
nombreux communistes à l’égard de toute expres-
sion de l’identité juive ; enfin, une volonté de la part

Patrimoine »], sous la direction de William Logan et Keir Reeves (Oxford, Rout-
ledge, 2009), p. 52.
1. Tout comme elle a été marginalisée en Occident, la Shoah le fut dans le
discours tenu sur la guerre après 1945 en URSS. Il est révélateur que, lorsque des
monuments furent enfin érigés dans les années 1960 et 1970, ces derniers sont
restés dans le cadre de l’universalisme abstrait. Cela pourrait donner un aperçu de
la crise du communisme soviétique. Ayant rencontré ses limites historiques à la fin
des années 1960 et au début des années 1970 – tout comme les configurations
keynéso-fordistes à l’Ouest –, l’Union soviétique s’est révélée incapable de se
transformer de l’intérieur. La nature abstraitement universelle des monuments
peut être vue comme traduisant une tentative de réponse au changement histo-
rique, faite à l’intérieur de contraintes qui limitent cette réponse.
2. Voir, par exemple, James E. Young, The Texture of Memory : Holocaust
Memorials and Meaning [La Texture de la mémoire. Les mémorials de la Shoah et
leur signification] (Yale University Press, 1993).

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des élites dirigeantes communistes de s’attirer les


faveurs de populations que ces mêmes élites soup-
çonnaient d’être restées antisémites.
Cette mise entre parenthèses de la spécificité de la
Shoah ne fut toutefois pas l’apanage de l’Est commu-
niste. En général, le fait que les Juifs furent les cibles
privilégiées du génocide ne fut pas non plus reconnu
à l’Ouest. Cela suggère que les différents facteurs
locaux et contingents ne suffisent pas à expliquer la
marginalisation du discours sur la Shoah pendant les
deux premières décennies d’après-guerre. Ni Chur-
chill ni de Gaulle, par exemple, n’ont vu la centralité
de l’antisémitisme pour le nazisme, et ils n’ont pas
accordé une attention particulière aux Juifs en tant
que victimes du nazisme. Au lieu de cela, ils ont traité
le IIIe Reich comme l’ultime expression du milita-
risme prussien 1. En France, en 1948, Le Monde parla
des 280 000 déportés de France sans mentionner les
Juifs. Cette même année, une loi fut adoptée, selon
laquelle le terme de « déporté » n’était applicable qu’à
ceux qui avaient été déportés pour des motifs poli-
tiques. En fait, le terme fut également appliqué aux
Juifs – c’est ainsi que, de façon absurde, les enfants
juifs envoyés à Auschwitz furent décrits comme des
« déportés politiques 2 ». Dans le film primé d’Alain
Resnais Nuit et Brouillard (1955), les déportés poli-

1. Par conséquent, ils ont insisté sur le démantèlement de la Prusse. Voir, par
exemple, Christopher Clark, Iron Kingdom. The Rise and Downfall of Prussia, 1600-
1947 [Le Royaume de fer. L’ascension et la chute de la Prusse, 1600-1947]
(Belknap Press, 2006). Trad. franç. : Histoire de la Prusse (1600-1947), Paris,
Perrin, 2009.
2. Tony Judt, Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Fayard-
Pluriel, 2010, p. 933.

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tiques, les déportés envoyés au STO et les déportés


juifs envoyés à la mort sont confondus. Le film
montre les piles de chaussures et autres effets pris
aux Juifs à Auschwitz – mais il le fait sans mentionner
ni les Juifs ni la Shoah 1.
On pourrait dire que cet enfouissement complet
de la spécificité de la Shoah – le fait que les Juifs
furent tués en tant que Juifs –, que cette curieuse
forme de daltonisme, fut l’expression d’une forme
d’universalisme qui s’est comprise elle-même comme
le contraire du nazisme tout en considérant toute
mention des Juifs en tant que Juifs comme inaccepta-
blement particulariste. Ironiquement, elle a servi à
éliminer à nouveau les Juifs de l’histoire.
Il est également significatif que, pendant cette
époque, l’unité d’universalité ait été la nation. À un
niveau contingent, l’accent mis sur l’État-nation
peut être relié aux tentatives d’après-guerre de nier
et/ou de refouler à quel point des régimes comme
celui de Vichy et beaucoup de gens dans des pays
comme les Pays-Bas (qui, en Europe occidentale, a
fourni le contingent le plus important de Waffen SS)
furent des partisans enthousiastes du « nouvel ordre »
supranational nazi. Après 1945, chaque nation se
présenta comme close sur elle-même, comme ayant
été pour l’essentiel un pays de résistants occupé par
les Allemands. De plus, en particulier en Europe
orientale, la purification ethnique massive consécu-

1. Joan Wolf, Harnessing the Holocaust : The Politics of Memory in France


[L’Exploitation de la Shoah. La politique mémorielle en France] (Stanford Uni-
versity Press, 2004), p. 28.

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tive à la guerre a transformé ce qui avait été un


mélange complexe de religions, de langues et de
nationalités en un certain nombre d’États-nations
ethniquement plus homogènes 1. Ces formes d’auto-
définition nationale se sont très bien articulées avec
un développement plus large – la nouvelle configura-
tion keynéso-fordiste du capitalisme, qui s’est asso-
ciée à des économies nationales et donc à des États-
nations (comme ce fut également le cas avec les
régimes communistes).
Dans la période qui a suivi la guerre, l’universa-
lisme qui niait la spécificité qualitative de la Shoah
n’a donc pas été directement global et international,
mais médiatisé par l’État-nation. Cela lui a donné un
double caractère. Du point de vue de la nation, les
Juifs en tant que Juifs étaient particuliers. La spécifi-
cité de la Shoah fut donc mise entre parenthèses.
D’autre part, au cours de la phase la plus virulente de
la guerre froide au début des années 1950, chaque
côté s’est lui-même vu comme menacé par une
conspiration mondiale menée dans l’ombre ; chaque
camp a considéré son adversaire comme omnipré-
sent et insaisissable – autrement dit, comme abstrait.
Ce tournant contre l’universel s’est exprimé dans les
procès spectacles en Europe de l’Est, le prétendu
« complot des blouses blanches » en URSS et le mac-
carthysme aux États-Unis.

1. Tony Judt, « The Past is another country : Myth and memory in Post-War
Europe » [Le Passé est un autre pays. Mythe et mémoire dans l’Europe d’après-
guerre], in Memory and Power in Post-War Europe : Studies in the Presence of the Past
[Mémoire et pouvoir dans l’Europe d’après-guerre. Études sur la présence du
passé], sous la direction de Jan-Werner Müller (Cambridge University Press,
2002).

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Dans le plus connu des procès spectacles en


Europe orientale et centrale – il a eu lieu à Prague
en 1952 –, onze des quatorze accusés étaient juifs,
dont Rudolf Slansky, le secrétaire général du Parti
communiste tchécoslovaque. Leur identité juive n’a
pas été traitée comme contingente ; au contraire, les
accusations ont été classiquement antisémites. Les
accusés furent caractérisés comme des cosmopolites
déracinés, comme des agents de forces internatio-
nales infâmes – à savoir, la CIA et le sionisme. Ne
pouvant, pour des raisons idéologiques, se référer à
la « juiverie internationale », le régime communiste a
utilisé le mot « sionisme » pour remplir la même
fonction. Ce type d’accusations s’est généralisé
entre 1948 et 1953 et a culminé avec la « découverte »
du complot des médecins à Moscou – un prétendu
complot sioniste international visant à empoisonner
les dirigeants soviétiques. Le régime commença à
mettre sur pied une rafle massive des Juifs sovié-
tiques et il semble qu’on ait dressé des plans pour la
construction de camps qui leur étaient destinés. Ces
projets furent ensuite brusquement abandonnés à la
mort de Staline en mars 1953 1.
Après avoir mis la Shoah entre parenthèses au
nom de l’universalité, le monde communiste reprit à
son compte les attaques antisémites contre les Juifs
comme constituant une conspiration internationale
qui présentait un danger pour l’humanité. Cette
conspiration, les autorités la nommèrent désormais

1. Jonathon Brent, Vladimir Naumov, Le Dernier Crime de Staline. Retour sur le


complot des blouses blanches (Paris, Calmann-Lévy, 2006).

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« sionisme ». Les accusations portées ne furent pas


dirigées de façon contingente contre les Juifs, mais
contre les Juifs en tant qu’incarnation d’une conspi-
ration universelle, abstraite, qui saperait la commu-
nauté du peuple. C’est au plus tard à cette époque que
le point d’aboutissement du « socialisme dans un seul
pays » de Staline se révéla être en substance une forme
de national-socialisme. La réutilisation du « sionisme »
par le stalinisme tardif, ainsi que la confusion entre,
d’une part, l’antisionisme comme critique de la poli-
tique et des institutions israéliennes réellement
existantes et, d’autre part, l’antisionisme comme anti-
sémitisme sous un autre nom, ont rendu possibles les
discussions nauséabondes qui se tiennent actuelle-
ment au Moyen-Orient.
En même temps, ce tournant contre le cosmopo-
litisme ne s’est pas limité au bloc soviétique. À un
niveau beaucoup moins terroriste, avec un langage
moins ouvertement antisémite, le maccarthysme
aux États-Unis traduisit un virage similaire contre le
cosmopolitisme, le « communisme international »,
qui fut souvent associé aux Juifs 1.
Toutefois, cet anticosmopolitisme s’affaiblit ou fut
contraint de rester souterrain après la première moi-

1. « Maccarthysme » est utilisé ici comme un terme générique pour désigner


l’anticommunisme qui a balayé les États-Unis à partir de la fin des années 1940.
Bien que la campagne anticommuniste personnelle de Joseph McCarthy n’ait pas
été particulièrement antisémite (elle fut en grande partie dirigée contre l’installa-
tion d’Européens de l’Est), la grande vague d’anticommunisme – telle qu’elle s’est
incarnée par exemple dans la Commission parlementaire sur les activités anti-
américaines – eut une forte composante antisémite. Voir Benjamin Ginsberg, The
Fatal Embrace : Jews and the State, the Politics of Anti-Semitism in the United States
[L’Étreinte fatale. Les Juifs et l’État, la politique de l’antisémitisme aux États-
Unis] (University of Chicago Press, 1993), p. 119-120.

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tié des années 1950. Avec la stabilisation de la guerre


froide après 1953, la menace universelle perçue de
chaque côté perdit de son intensité. Il en est ressorti
un ordre mondial structuré par des « blocs » d’États-
nations en concurrence internationale, dont chacun
a promu un ensemble de valeurs universelles abs-
traites fétichisées – la liberté contre l’égalité. Malgré
toutes leurs différences, l’un et l’autre camps se fon-
daient sur des conceptions linéaires du progrès,
qu’ils ont associées à des visions de développement
productivistes, dans lesquelles de grandes organisa-
tions bureaucratiques médiatisaient la production et
la distribution. C’est‑à-dire que, dans les deux cas, la
vie sociale fut considérée comme devant être organi-
sée rationnellement selon des principes généraux
universels.
La synthèse keynéso-fordiste de l’après-guerre fut
donc associée à des valeurs prétendument univer-
selles. Cela commença à être mis en cause à la fin des
années 1960 et au début des années 1970, quand le
fordisme, rencontrant ses propres limites, commença
à se désintégrer. Cette évolution historique eut une
dimension politico-culturelle, qui s’est manifestée
dans l’émergence de nouveaux mouvements sociaux
(les mouvements des minorités raciales, des étu-
diants, des jeunes, des femmes, des homosexuels)
qui, au nom de la spécificité qualitative, critiquèrent
l’universalité abstraite comme une forme de domina-
tion.

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6. APRÈS 1960, LA SHOAH


ET LE PARTICULARISME CONCRET

C’est dans ce nouveau contexte historique que le


discours public commença à aborder la spécificité
de la Shoah. Ce changement se produisit au début et
au milieu des années 1960 ; il fut marqué par l’appa-
rition d’ouvrages tels que L’Oiseau bariolé (Jerzy
Kosinski, 1965), Le Vicaire (Rolf Hochhuth, 1963)
et Treblinka (Jean-François Steiner, 1966) et gagna
en puissance dans les décennies suivantes. L’accent
mis sur la spécificité de la Shoah ne peut pas être
compris de manière adéquate en fonction de la
guerre de 1967 et ses suites, ainsi que certains l’ont
soutenu 1, mais devrait être considéré par rapport à
une évolution historique plus générale qui entraîna
l’essor de la politique de reconnaissance. Ce change-
ment, à son tour, peut être compris comme un
aspect de la dimension subjective associé au déve-
loppement du capital. Il suggère qu’à cette époque
le capital avait commencé à conduire au-delà de lui-
même, ce qui rendait possible d’imaginer le dépasse-
ment de l’antinomie universalisme abstrait / particu-
larisme concret et son remplacement par une forme
d’universalité capable d’inclure la différence. En
même temps, l’émergence d’un tel monde fut en
tension avec et combattu par des tendances à réaffir-
mer l’hégémonie du capital sous la forme d’une

1. Voir par exemple Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine (Paris,
Gallimard, 2001).

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configuration postfordiste du capitalisme. Ces der-


nières tendances s’exprimèrent en outre dans une
réaffirmation de l’antinomie universalisme abstrait /
particularisme.
Ces différentes possibilités se sont exprimées dans
les nouveaux discours sur la Shoah, depuis des posi-
tions qui tentèrent, au moins implicitement, de
surmonter la dichotomie universalisme abstrait / spé-
cificité particulariste et de suggérer une forme
différente d’universalité, jusqu’à des positions parti-
cularistes dans leur focalisation sur la spécificité de la
Shoah (et qui furent parfois utilisées comme idéolo-
gie de légitimation de la politique israélienne).
On constate une tension semblable dans les nou-
veaux mouvements sociaux ayant émergé à cette
époque. Certains, comme les mouvements fémi-
nistes socialistes, ont cherché à aller au-delà de la
dichotomie, mais uniquement de façon implicite ;
mais d’autres – comme les nationalistes noirs et de
nombreux groupes féministes radicaux – l’ont sim-
plement reproduite, en optant pour le particularisme.
On pourrait dire que c’est le cas de nombreuses
variétés d’anti-impérialisme qui eurent de plus en
plus tendance à valoriser le nationalisme de groupes
incarnant l’Autre en tant que révolte de la particula-
rité concrète, authentique, contre le dynamisme
homogénéisant de la domination abstraite. Simulta-
nément, cette domination a été réifiée comme domi-
nation des États-Unis et, dans de nombreux cas, du
« sionisme ». Ces positions gomment les différences
entre populisme et anticapitalisme émancipateur.
Ironiquement, le contexte dans lequel les gens ont

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commencé à penser la Shoah en termes qualitative-


ment spécifiques a également engendré des mouve-
ments qui, axés sur une glorification du concret, ont
commencé à reproduire des thèmes antisémites.
Dans aucun des deux cas, la relation du capitalisme,
de l’« anticapitalisme » et de la Shoah ne fut thémati-
sée correctement.
À présent, commençons à problématiser cet
ensemble de questions. Je dirais que la rupture effec-
tuée par les nouveaux mouvements sociaux des
années 1960 et 1970 fut liée à une transformation
historique de l’organisation globale de la vie sociale
et économique. La fin des années 1960 fut un
moment historique crucial, où la nécessité de l’ordre
social existant fut fondamentalement mise en cause.
Avec le recul, on peut dire que ce fut un moment où
l’ordre qui avait remplacé le capitalisme de laissez-
faire 1 – le capitalisme fordiste centré sur l’État et son
équivalent « socialiste réellement existant » étatiste – a
rencontré ses limites historiques. Ces limites impli-
quaient que la critique du capitalisme ne pouvait plus
se fonder sur une critique du marché faite du point
de vue de l’État et que, donc, les conditions d’une
société postcapitaliste devaient être fondamentale-
ment repensées. Mais les tentatives faites pour aller
au-delà de ces limites furent singulièrement ineffi-
caces, même au niveau conceptuel.
Durant cette période, les étudiants et les jeunes
n’ont pas tant réagi contre l’exploitation que contre
la bureaucratisation et l’aliénation. Non seulement

1. En français dans le texte.

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les mouvements ouvriers classiques semblaient


incapables de répondre aux questions brûlantes que
se posaient les jeunes radicaux, mais encore ces
mouvements – ainsi que les régimes du « socialisme
réellement existant » – semblaient profondément
impliqués dans cela même contre quoi les étudiants
et les jeunes se révoltaient. Sur un plan général, de
tels changements exprimèrent une distance crois-
sante avec, et une critique croissante de l’affirmation
du travail qui était au cœur des mouvements tradi-
tionnels de la classe ouvrière. Sur un plan plus direc-
tement politique, de tels changements furent, entre
autres, l’expression d’une désillusion à l’égard du
communisme soviétique (surtout après l’invasion
de Prague en 1968) et d’une insatisfaction à l’égard
de la social-démocratie, qui étaient l’un et l’autre
intimement liés à l’ordre étatiste, fordiste et produc-
tiviste.
Cette nouvelle situation historique a suggéré la
nécessité d’une critique qui porte à la fois sur le capi-
talisme médiatisé par le marché et sur le capitalisme
médiatisé par l’État ; elle impliquait la nécessité
d’une critique qui aille au-delà de l’affirmation du
travail (aliéné) et, comme il a été indiqué plus haut,
de l’opposition dichotomique entre l’universalité
abstraite et la particularité concrète. Mais, face à
cette situation, la plupart des nouveaux mouvements
sociaux ont abandonné toute idée d’imaginer et de
conceptualiser explicitement ce qu’ils avaient sans
doute déjà implicitement exprimé : la possibilité
d’un ordre social au-delà du capitalisme dans les
deux formes qu’il a revêtues au XXe siècle. Corrélati-

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vement, ces mouvements ont été beaucoup moins


concernés par l’économie politique et sa critique,
qu’ils confondaient avec les luttes pour une distribu-
tion plus juste et avec la classe ouvrière. Ces luttes
ne furent pas considérées comme suffisamment
« radicales » ; la classe ouvrière, en particulier aux
États-Unis, cessa d’être regardée comme une force
progressiste.
À la fin des années 1960, une rupture s’est donc
faite avec l’affirmation de l’universalité abstraite, en
particulier dans sa forme fordiste bureaucratique.
Pourtant, en l’absence d’une critique de la médiation
sociale capitaliste dans sa double dimension abstraite
et concrète – une critique qui chercherait à aller au-
delà de l’opposition généralité abstraite / particularité
concrète –, il y eut une forte tendance à appréhender
le monde en termes concrétistes. Autrement dit, plu-
tôt que d’essayer de penser au-delà du capitalisme
ou même de saisir la crise de sa configuration histo-
rique centrée sur l’État, de nombreux mouvements
d’opposition se tournèrent vers ce qui était concep-
tuellement familier et se focalisèrent sur les expres-
sions concrètes de la domination, telles que la
violence militaire ou la domination de la police poli-
tique. Ce tournant se manifesta notamment par les
formes concrétistes de l’anti-impérialisme et l’insis-
tance croissante de certains sur la domination
concrète dans l’Est communiste. Si différentes et
même si opposées que ces réponses politiques aient
pu paraître à l’époque, l’une comme l’autre ont obs-
curci la nature de la domination du capitalisme au
moment même où son fonctionnement devenait

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moins étatocentré et, en ce sens, encore plus abstrait


– un fonctionnement qui s’est ensuite révélé être
celui du capitalisme néolibéral global.
Tout en se concentrant sur les expressions
concrètes de domination, de tels modes de politique
oppositionnelle ont fait une fixation sur la configura-
tion fordiste du capitalisme mondial, même après
qu’elle eut commencé à se désintégrer 1, et n’ont fait
ainsi que réifier cette configuration. Cette réification
de l’abstrait s’est accompagnée d’une conception
de la politique oppositionnelle qui était elle-même
concrète et souvent particulariste. Dans le contexte
historique des guerres de décolonisation et anticolo-
niales – en particulier au Vietnam –, les luttes antico-
loniales devinrent alors le principal centre d’intérêt
d’une grande partie de la Nouvelle Gauche. La
nature concrète de ces luttes était facile à saisir. En
outre, les luttes des peuples colonisés pour l’indé-
pendance étaient considérées comme ayant une affi-
nité élective avec des mouvements qui réclamaient la
reconnaissance de la particularité – comme ceux des
minorités et des femmes. Dans ce contexte, l’anti-
colonialisme est devenu une façon d’exprimer par
procuration une critique radicale de la société capita-
liste occidentale, une critique formulée en termes
nationalistes et culturalistes.
Il en fut de plus en plus ainsi au cours des
années 1970, 1980 et 1990, lorsque ce que l’on a

1. Ce fut sans doute aussi le cas des plus grands théoriciens écrivant dans les
années 1970 et 1980 (avec toutes leurs différences) : Habermas, Foucault, Der-
rida.

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appelé l’anti-impérialisme changea de caractère.


Pendant la guerre du Vietnam, par exemple, l’oppo-
sition à la guerre américaine était liée à une lutte
plus vaste, une lutte pour le changement politique
et social progressiste. Les États-Unis étaient consi-
dérés comme une force conservatrice opposée à un
tel changement. L’opposition américaine aux mou-
vements de libération nationale était critiquée très
fortement, précisément parce que ces mouvements
étaient considérés de façon positive. Le FNL vietna-
mien était vu non seulement comme un mouvement
anticolonial, cherchant à affirmer l’indépendance
nationale, mais aussi comme un mouvement socia-
liste, luttant pour un avenir progressiste. Indépen-
damment de la façon dont on juge aujourd’hui de
telles évaluations positives, ce qui a caractérisé les
mouvements d’opposition à la guerre de la généra-
tion précédente, c’est que l’opposition à la politique
américaine fut pour beaucoup de gens l’expression
d’un combat plus général pour un changement pro-
gressiste.

7. LA SHOAH ET L’ANTIMONDIALISATION
CONCRÉTISTE, AUJOURD’HUI

À première vue, les récentes mobilisations de


masse contre la guerre en Irak semblent identiques.
Mais un examen plus approfondi révèle que, sur le
plan politique, elles sont différentes. Leur opposi-
tion aux États-Unis n’a pas été menée au nom d’une
alternative plus progressiste. Au contraire, le brutal

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et oppressif régime baasiste en Irak ne pouvait, en


aucune façon, être considéré comme progressiste ou
potentiellement progressiste. Pourtant, ce régime
n’a jamais fait l’objet d’une analyse politique et cri-
tique rigoureuse de la part de la gauche occidentale.
Au lieu de cela, son caractère négatif a été largement
ignoré dans la formulation des positions antiguerre.
Cela donne à penser que les mobilisations contre la
guerre en Irak n’avaient plus le même type de signi-
fication politique que le précédent mouvement
d’opposition à la guerre.
S’il y a une génération l’opposition à la politique
américaine supposait le soutien à des luttes de libéra-
tion considérées comme progressistes, aujourd’hui
l’opposition à la politique américaine est trop sou-
vent considérée comme antihégémonique en et pour
soi. En dépit des divergences politiques existant entre
les mouvements d’opposition à la guerre de la géné-
ration précédente et ceux d’aujourd’hui, ce change-
ment, paradoxalement, est en partie un héritage
malheureux de la guerre froide et de la vision du
monde dualiste qui lui fut associée. La catégorie de
« camp » héritée de la guerre froide a substitué une
catégorie spatiale aux catégories temporelles des
conditions de possibilité historiques, et a brouillé
l’idée d’émancipation en tant que négation histo-
rique déterminée du capitalisme. Cela a contribué à
brouiller l’idée du socialisme comme au-delà histo-
rique du capitalisme et a faussé la compréhension de
l’évolution internationale.
Dans la mesure où le camp progressiste fut de
plus en plus défini par un cadre spatial, essentielle-

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ment dualiste, le contenu du terme « progressiste »


put, sur un plan international, devenir de plus en
plus contingent, être de plus en plus fonction d’un
équilibre mondial du pouvoir. En ce sens, la guerre
froide a contribué à éradiquer de la mémoire
l’expérience d’une époque antérieure, qui avait
montré que toute opposition à un pouvoir impérial
n’était pas nécessairement progressiste ; il y eut
ainsi des « anti-impérialismes » fascistes. Cette dis-
tinction a été brouillée pendant la guerre froide,
en partie parce que l’URSS s’est alignée sur
des régimes autoritaires, par exemple au Moyen-
Orient, qui n’avaient pas grand-chose à voir avec
les mouvements socialistes et communistes. Tout
au contraire, de tels régimes avaient plus en com-
mun avec le fascisme qu’avec le communisme et
ont souvent cherché à liquider leur propre gauche.
Dans ce contexte de bipolarisation, l’anti-américa-
nisme en soi fut codé comme progressiste, bien
qu’il y ait eu tout autant des formes profondément
réactionnaires que des formes progressistes d’anti-
américanisme.
Un trait central de ce nouvel anti-impérialisme fut
un amalgame réifié de la domination dynamique et
abstraite du capital global avec les États-Unis – ou,
parfois, avec les États-Unis et Israël. Bien que l’admi-
nistration Bush ait été tout à fait désastreuse et que
certaines politiques israéliennes aient eu des consé-
quences catastrophiques, cet amalgame est néanmoins
une forme fétiche aux implications politiques particu-
lièrement négatives. Ironiquement, il fait sienne une
idéologie d’il y a une centaine d’années, dans laquelle

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les positions de sujet aujourd’hui occupées par les


États-Unis et Israël dans certaines formes d’« antimon-
dialisation » étaient occupées par la Grande-Bretagne
et les Juifs. Or cette idéologie fut un discours de la
droite européenne. La similitude entre ce qui fut une
critique de droite de l’hégémonie et ce qui se consi-
dère comme une critique de gauche révèle des com-
préhensions du monde fétichisées similaires et donne
à penser que de telles compréhensions ont des consé-
quences négatives pour la constitution d’une politique
antihégémonique contemporaine qui soit adéquate.
Je pense donc que, parce que l’anti-impérialisme
concrétiste de la Nouvelle Gauche s’est transformé
en une forme concrétiste d’antimondialisation, ses
attaques contre l’abstrait et l’universel ont de plus en
plus repris des thèmes antisémites antérieurs. Ne
pouvant pas, dans le cadre de cet essai, traiter ce
développement comme il conviendrait, je me limite-
rai à un certain nombre de remarques.
Pour une partie de la Nouvelle Gauche, la lutte
palestinienne, qui a débuté après 1967, fut considé-
rée comme la lutte anticoloniale par excellence. Ce
qui fut et reste remarquable, ce n’est pas le soutien à
la lutte palestinienne pour l’autodétermination et les
critiques faites à la politique et aux institutions israé-
liennes. Ce qui est remarquable, c’est au contraire à
quel point le discours contemporain sur le conflit
israélo-palestinien sort des limites de l’analyse poli-
tique et critique. On ne remet pas nécessairement en
question les luttes palestiniennes lorsqu’on constate
combien, pour les groupes anti-impérialistes (en
particulier, européens), ces luttes sont chargées d’af-

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fect et, corollairement, combien la critique du sio-


nisme l’est devenue à son tour. Le « sionisme » y
est souvent traité comme une force maléfique mon-
diale, si immensément puissante qu’elle peut même
déterminer la politique de la superpuissance améri-
caine 1.
Historiquement, cette forme d’« antisionisme »
peut être reliée à la situation qui a suivi 1967,
lorsque l’Union soviétique, en réaction à la défaite
de ses États clients (l’Égypte et la Syrie) dans la
guerre des Six-Jours, s’en est prise à Israël en
s’appuyant sur les thèmes antisémites formulés pré-
cédemment, lors des procès spectacles. L’URSS
s’est mise à promouvoir une forme d’antisionisme,
qui était essentiellement antisémite : le sionisme
comme extraordinairement mauvais, comme consti-
tuant une conspiration mondiale.

1. Voir The Israel Lobby and US Foreign Policy publié aux États-Unis en 2007
(traduction française la même année aux Éditions de La Découverte, sous le titre
Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine). Dans une interview,
Moishe Postone remarquait que les auteurs de ce livre « affirment que la seule
chose qui détermine la politique américaine au Moyen-Orient, c’est Israël, la
politique américaine étant médiatisée par le lobby juif. Ils portent cette grave
accusation en l’absence de toute tentative sérieuse d’analyser la politique améri-
caine au Moyen-Orient depuis 1945, une politique qui ne peut certainement pas
être adéquatement comprise comme étant dirigée par Israël. Ainsi, par exemple, ils
ignorent complètement la politique américaine à l’égard de l’Iran pendant les
soixante-quinze dernières années. Les véritables piliers de la politique américaine
au Moyen-Orient après la Seconde Guerre mondiale ont été l’Arabie Saoudite et
l’Iran. Cela a changé dans les dernières décennies, et les Américains ne sont pas
certains de savoir comment régler cette nouvelle situation et comment sécuriser le
Golfe pour leur projet. Pourtant, vous pouvez lire dans un livre écrit par ces deux
universitaires que la politique américaine au Moyen-Orient a été principalement
dirigée par le lobby juif, sans se soucier d’analyser sérieusement la politique de
grande puissance qui est celle des États-Unis au Moyen-Orient au XXe siècle. J’ai
dit ailleurs que ce genre d’argument était antisémite. Mon propos n’a rien à voir
avec les attitudes personnelles des individus concernés, mais le genre d’immense
pouvoir mondial qui est attribué aux Juifs (vus dans ce cas comme ceux qui tirent
les ficelles d’un géant bon enfant et pas très futé appelé l’Oncle Sam) est typique de
la pensée antisémite moderne » (NdT.).

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Autre facteur ayant naturellement joué un rôle


dans la résurgence des thèmes antisémites : la diffu-
sion et l’importance croissante de la vision du monde
antisémite au Moyen-Orient. La politique et les
actions israéliennes peuvent certes expliquer des
sentiments anti-israéliens puissants, mais elles ne
suffisent pas à expliquer que, dans les dernières
décennies, de plus en plus de gens au Moyen-Orient
se soient identifiés aux Palestiniens en tant que vic-
times, ni qu’une version classiquement antisémite de
l’antisionisme, d’Israël et des Juifs comme consti-
tuant un puissant pouvoir mondial, un pouvoir
démoniaque, ait émergé. Je pense que ces développe-
ments récents pourraient être liés à l’effet différentiel,
au niveau mondial, de la nouvelle configuration du
capitalisme : la mondialisation néolibérale. Alors que
certains pays et certaines régions – surtout en Orient
et en Asie du Sud – ont prospéré, d’autres, comme
en Afrique subsaharienne, ont connu un déclin dra-
matique. Ce que l’on sait moins, c’est que le Moyen-
Orient arabophone a également souffert d’un déclin
économique brutal 1. Comprendre pourquoi il en a
été ainsi n’est pas évident. Néanmoins, je dirais que
cette crise régionale constitue la toile de fond de
l’identification croissante de beaucoup de gens au
Moyen-Orient avec les Palestiniens en tant que vic-
times, et de la propagation des idées antisémites dans
la région. L’idée selon laquelle Israël et les États-

1. United Nations. Arab Human Development Report 2002 : Creating Opportuni-


ties for Future Generations [Rapport 2002 des Nations Unies sur le développement
humain dans les pays arabes. Créer des opportunités pour les générations futures].

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Unis sont responsables de la misère du Moyen-


Orient contribue à donner un sens à l’impuissance
vécue face au déclin régional prolongé, expérience
renforcée par la prise de conscience que certains
pays, appartenant autrefois au « Tiers Monde » dans
d’autres parties du monde, ont quant à eux connu
une croissance économique rapide. Cette idéologie
largement répandue, qui confond les effets différen-
tiels du capital mondial sur le Moyen-Orient avec les
politiques des États-Unis et d’Israël, et avec les Juifs,
a convergé avec la forme fétichisée d’antimondialisa-
tion décrite plus haut.
Une dimension de l’évolution dans la nature de
l’antimondialisation vers un antisémitisme de fait
dans certaines parties « anti-impérialistes » de la
gauche peut être analysée comme un « retour du
refoulé 1 ». Je dirais que c’est précisément parce que
la Shoah a commencé à émerger à la surface de la
conscience publique dans les années 1960 comme
souvenir et comme thème, que des forces contraires
de refus se sont mobilisées, qui ont cherché à réen-
fouir la Shoah, à la repousser dans le domaine du
caché, de l’oubli, de la prémémoire. Cette tentative
de réenfouissement est différente de la marginalisa-
tion de la Shoah après la Seconde Guerre mondiale,
car elle implique un déni de ce qui est déjà revenu à
la surface. Le résultat fut une mise en acte impli-
quant un certain nombre de renversements : une
grande partie de la gauche issue des nouveaux mou-

1. Moishe Postone, « The Holocaust and the trajectory of the twentieth


century » [La Shoah et la trajectoire du XXe siècle], op. cit.

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vements sociaux a eu tendance à s’identifier à des


victimes historiques considérées en tant qu’Autre.
Cela convergea avec la tendance, surtout après la
guerre de 1967, à attribuer à nouveau aux Juifs le
rôle des criminels. Ces déplacements et ces renverse-
ments qui mettent sur un plan d’égalité les Juifs
israéliens et les nazis, et qui font que les Palestiniens
deviennent les « vrais Juifs », les victimes d’un « géno-
cide », contribuent à expliquer pourquoi le conflit
entre Israël et les Palestiniens a une telle charge émo-
tionnelle pour la gauche. Dans le cadre de la mise en
acte, la Shoah doit être ou ignorée ou niée 1.
La Shoah n’est pas seulement une tache sur l’his-
toire européenne, une tache impossible à faire dispa-
raître et qui doit donc être cachée ; elle sème aussi la
confusion dans certaines idées de la gauche sur l’his-
toire et la politique. Dans cette situation, les compré-
hensions réductionnistes de l’histoire qui sont
propres à la gauche et les mécanismes du déni euro-
péen de l’histoire se renforcent mutuellement.
C’est particulièrement le cas avec la gauche « anti-
impérialiste », la gauche « radicale » qui cherche à
localiser la possibilité d’un anticapitalisme dans les
mouvements nationalistes non occidentaux. Une

1. Ce type d’inversion a été appelé « antisémitisme secondaire » – c’est‑à-dire


l’antisémitisme qui existe non pas en dépit de la Shoah, mais l’antisémitisme que la
Shoah suscite bizarrement chez certains. Voir Lars Rensmann, « Zwischen Kos-
mopolitanismus und Ressentiment : Zum Problem des sekundären Antisemitis-
mus in der deutschen Linken » [Entre cosmopolitisme et ressentiment. Le
problème de l’antisémitisme secondaire dans la gauche allemande], in Exclusive
Solidarität : Linker Antisemitismus in Deutschland [Solidarité sélective. L’antisémi-
tisme de gauche en Allemagne], sous la direction de Matthias Brosch, Michael
Elm, Norman Geißler, Brigitta Elisa Simbürger et Oliver von Wrochem (Köln,
Metropol, 2007).

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telle conception n’a jamais été convaincante en tant


que conception anticapitaliste, même à l’époque des
luttes anticoloniales dirigées par les communistes
– surtout si l’on a une vision critique des régimes
communistes, comme réalisant l’accumulation pri-
mitive du capital par des moyens étatiques. L’effon-
drement du communisme a mis en évidence le
danger qui est toujours latent dans de telles com-
préhensions concrétistes du capitalisme et des mou-
vements anticapitalistes. Dépouillée de toute préten-
tion à une transformation progressiste, la défense
d’un tel nationalisme (au sens large du terme) traduit
non seulement l’absence d’une conception adéquate
du capitalisme, mais aussi une expression d’impuis-
sance conceptuelle et de désespoir. Ici, l’émancipa-
tion n’implique plus la constitution d’une nouvelle
forme de vie sociale, mais l’éradication des sources
du Mal mondial – le « sionisme » et les États-Unis.
En d’autres termes, il est devenu très facile pour les
mouvements qui opèrent dans les coquilles vides de
la pensée issue de la guerre froide de succomber à
des formes de réification qui ont longtemps caracté-
risé l’anticapitalisme réactionnaire.
C’est là, je pense, une conséquence de l’incapacité
persistante de la gauche à formuler une critique radi-
cale adéquate du capitalisme actuel, une critique qui
ne se contenterait pas de s’en prendre aux inégalités
de revenus croissantes et au réchauffement clima-
tique, mais qui tenterait de lutter contre la domina-
tion du capital en tant que capital. L’absence d’une
telle critique ouvre la voie à des formes concrétistes

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fétichisées d’anticapitalisme et à un populisme qui


sont essentiellement antisémites.
La question de l’histoire, de la Shoah, de l’anti-
sémitisme et de la gauche n’est donc pas simplement
celle de savoir comment les mouvements dits pro-
gressistes prennent en charge ces problèmes inter-
prétés de manière restrictive. Au contraire, la façon
dont la gauche prend en charge l’antisémitisme et la
Shoah montre à quel point cette même gauche
demeure prisonnière de l’antinomie universalisme
abstrait / particularisme (qui caractérise la modernité
capitaliste) et s’avère susceptible de fétichiser des
formes qui peuvent être réactionnaires. La question
est de savoir si la gauche est capable de conduire au-
delà de ce dualisme et, par conséquent, au-delà du
capitalisme.
La question de l’antisémitisme – loin d’être une
question secondaire pour la gauche actuelle – permet
de distinguer les critiques du capitalisme qui pour-
raient être émancipatrices de celles qui sont fonciè-
rement réactionnaires.
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Antisémitisme
et national-socialisme 1

Quel est le rapport entre antisémitisme et


national-socialisme 2 ? En Allemagne fédérale, le
débat public sur cette question se caractérise par
l’opposition entre les libéraux et les conservateurs,
d’une part, et la gauche, d’autre part. Les libéraux et
les conservateurs ont tendance à mettre l’accent sur
la discontinuité entre le passé nazi et le présent.
Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur
la persécution et l’extermination des Juifs et négligent
d’autres aspects centraux du national-socialisme. Par
là, ils entendent souligner la « rupture absolue » cen-
sée séparer la République fédérale du IIIe Reich.
Ainsi l’accent mis sur l’antisémitisme permet-il
paradoxalement d’éviter une confrontation radicale
avec la réalité sociale et structurelle du national-
socialisme. Or cette réalité n’a certainement pas
complètement disparu en 1945. En d’autres termes,
la condamnation de l’antisémitisme nazi sert aussi

1. Essai publié en 1986 in Germans and Jews since the Holocaust : The Changing
Situation in West Germany (New York, Holmes & Meier). La traduction que nous
donnons ici reprend, en la corrigeant, celle que nous avions publiée en 2003 aux
Éditions de l’Aube et qui est aujourd’hui épuisée (NdT.).
2. L’auteur tient à remercier Barbara Brick, Dan Diner et Jeffrey Herf pour
leurs commentaires sur une version plus ancienne de cet essai.

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d’idéologie de légitimation au système actuel. Cette


instrumentalisation n’est possible que parce que
l’on traite l’antisémitisme d’abord en tant que
forme de préjugé, en tant qu’idéologie du bouc émis-
saire, cachant ainsi la relation intrinsèque entre
l’antisémitisme et les autres aspects du national-
socialisme.
La gauche, quant à elle, a toujours tendance à se
focaliser sur la fonction du national-socialisme pour
le capitalisme, mettant l’accent sur la destruction
des organisations de la classe ouvrière, la politique
socio-économique du nazisme, le réarmement,
l’expansionnisme et les mécanismes bureaucratiques
de domination du Parti et de l’État. Elle souligne les
éléments de continuité entre la République fédérale
et le IIIe Reich. S’il est vrai que la gauche ne passe
pas sous silence l’extermination des Juifs, elle la sub-
sume vite sous les catégories générales de préjugé,
de discrimination et de persécution 1. En compre-
nant l’antisémitisme en tant que moment périphé-
rique, et non pas central, du national-socialisme, la
gauche cache elle aussi la relation intrinsèque entre
les deux.
Ces deux positions comprennent l’antisémitisme
moderne en tant que préjugé anti-Juifs, comme un
exemple particulier du racisme en général. L’expli-
cation de la nature de l’antisémitisme en termes de
psychologie de masse sépare les considérations sur

1. En RDA, tous les Juifs, indépendamment de leurs antécédents politiques,


perçoivent une pension du gouvernement. Cependant, ce n’est pas en tant que
Juifs qu’ils la perçoivent, mais en tant qu’« antifascistes ».

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la Shoah 1 des études socio-économiques et socio-


historiques du national-socialisme. On ne peut pour-
tant pas comprendre la Shoah tant que l’on consi-
dère l’antisémitisme comme un exemple du racisme
en général, et tant que l’on conçoit le nazisme seule-
ment en termes de grand capital et d’État policier
bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter
Auschwitz, Bełžec, Chełmno, Majdanek, Sobibor et
Treblinka en dehors d’une analyse du national-
socialisme. Les camps représentent l’un de ses points
d’aboutissement logiques, et pas simplement son
épiphénomène le plus terrible. L’analyse du
national-socialisme qui ne réussit pas à expliquer
l’anéantissement du judaïsme européen n’est pas à la
mesure de son objet.

Dans cet essai, je tenterai de comprendre l’exter-


mination des Juifs européens en développant une
interprétation de l’antisémitisme moderne. Mon
intention n’est pas d’expliquer pourquoi le nazisme et
l’antisémitisme moderne ont réussi une percée et
sont devenus hégémoniques en Allemagne. Une telle
tentative impliquerait une analyse de la spécificité de
l’évolution allemande ; il existe un nombre suffisant
de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d’ana-

1. « Shoah » traduit le terme Holocaust utilisé par Moishe Postone. Imposé en


France par le film de Claude Lanzmann, le mot « Shoah » est aujourd’hui mis en
question. Lanzmann révélait ainsi, dans Le Monde du 30 août 2011, le bannisse-
ment de « Shoah » de certains manuels scolaires (NdT.).

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lyser ce qui a percé alors, en proposant une analyse de


l’antisémitisme moderne qui montre le lien intime
entre celui-ci et le national-socialisme. Cette étude
est un préalable nécessaire si l’on veut expliquer de
manière adéquate pourquoi cela s’est produit juste-
ment en Allemagne.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de la Shoah et de
l’antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes
qui furent assassinés ni l’étendue de leurs souf-
frances : ce n’est pas une question de quantité. Les
exemples historiques de meurtres de masse et de
génocides ne manquent pas. (Par exemple, les nazis
assassinèrent bien plus de Russes que de Juifs.) En
réalité, il s’agit d’une spécificité qualitative. Certains
aspects de l’anéantissement du judaïsme européen
restent inexplicables tant que l’on traite l’antisémi-
tisme comme un exemple particulier d’une stratégie
du bouc émissaire dont les victimes auraient fort bien
pu être les membres de n’importe quel autre groupe.
La Shoah se caractérise par sa dimension de mis-
sion idéologique, par une relative absence d’émotion
et de haine directe (contrairement aux pogromes, par
exemple) et, ce qui est encore plus important, par
son manque évident de fonctionnalité. L’extermina-
tion des Juifs n’était pas le moyen d’une autre fin. Les
Juifs ne furent pas exterminés pour une raison mili-
taire ni au cours d’un violent processus d’acquisition
territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens
d’Amérique ou les Tasmaniens). Il ne s’agissait pas
davantage d’éliminer les résistants potentiels parmi
les Juifs pour exploiter plus facilement les autres en
tant qu’ilotes. (C’était là par ailleurs la politique des

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nazis à l’égard des Polonais et des Russes.) Il n’y avait


pas non plus un quelconque autre but « extérieur ».
L’extermination des Juifs ne devait pas seulement
être totale, elle constituait une fin en soi : l’extermi-
nation pour l’extermination, une fin exigeant la prio-
rité absolue 1.
Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de
masse ni une théorie de l’antisémitisme centrée sur
la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir
d’explication satisfaisante au fait que, pendant les
dernières années de la guerre, une importante partie
des chemins de fer fut utilisée pour transporter les
Juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la
logistique de l’armée alors que la Wehrmacht était
écrasée par l’Armée rouge. Une fois reconnue la spé-
cificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme
européen, il devient évident que toutes les tentatives
d’explication qui s’appuient sur les notions de capi-
talisme, de racisme, de bureaucratie, de répression
sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent
beaucoup trop générales. Comprendre, ne serait-ce
qu’en partie, la spécificité de la Shoah exige de
recourir à une argumentation elle-même spécifique.
Bien sûr, l’anéantissement du judaïsme européen
est lié à l’antisémitisme. La spécificité du premier
doit donc être mise en rapport avec celle du second.
De plus, comprendre l’antisémitisme moderne sup-
pose la prise en compte du nazisme comme d’un

1. La seule tentative récente, dans les médias ouest-allemands, de spécifier


qualitativement l’extermination des Juifs par les nazis a été faite par Jürgen
Thorwald dans le Spiegel du 5 février 1979.

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mouvement qui, dans la compréhension qu’il avait


de lui-même, se pensait comme une révolte.
L’antisémitisme moderne, qu’il ne faut pas
confondre avec le préjugé antijuif ordinaire, est une
idéologie, une forme de pensée, qui a fait son appari-
tion en Europe à la fin du XIXe siècle. Son apparition
suppose l’existence séculaire de formes d’antisémi-
tisme antérieures qui ont toujours fait partie de la
civilisation chrétienne occidentale. Toutes les formes
de l’antisémitisme ont en commun l’idée d’un pou-
voir attribué aux Juifs : le pouvoir de tuer Dieu, de
déchaîner la peste ou, plus récemment, d’engendrer
le capitalisme et le socialisme. La pensée antisémite
est une pensée fortement manichéenne dans laquelle
les Juifs jouent le rôle des enfants des ténèbres.
Ce n’est pas seulement le degré mais aussi la qua-
lité du pouvoir attribué aux Juifs qui différencie
l’antisémitisme des autres formes de racisme. Pro-
bablement, toutes les formes de racisme prêtent à
l’Autre un pouvoir potentiel. Mais habituellement ce
pouvoir est concret, matériel et sexuel. C’est le pou-
voir potentiel de l’opprimé (comme puissance du
refoulé), du « sous-homme ». Le pouvoir attribué aux
Juifs par l’antisémitisme n’est pas seulement conçu
comme plus grand, mais aussi comme réel et non
comme potentiel. Cette différence qualitative est
exprimée par l’antisémitisme moderne en termes de
mystérieuse présence insaisissable, abstraite et uni-
verselle. Ce pouvoir n’apparaît pas en tant que tel
mais cherche un support concret – politique, social
ou culturel – à travers lequel il puisse fonctionner.
Étant donné que ce pouvoir n’est pas fixé concrète-

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ment, qu’il n’est pas « enraciné », il est ressenti


comme immensément grand et difficilement contrô-
lable. Il est censé se tenir derrière les apparences
sans leur être identique. Sa source est donc cachée,
conspiratrice. Les Juifs sont synonymes d’une insai-
sissable conspiration internationale, démesurément
puissante.
Une affiche nazie offre un exemple éloquent de
cette façon de voir. Elle montre l’Allemagne – sym-
bolisée par un ouvrier fort et honnête – menacée à
l’Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à
l’Est par un commissaire bolchevique brutal et bar-
bare. Cependant, ces deux forces ennemies ne sont
que des marionnettes. Surplombant le globe et
tenant les fils des marionnettes dans ses mains, le
Juif épie. Cette vision n’était nullement le monopole
des nazis. L’antisémitisme moderne se caractérise
par le fait qu’il considère les Juifs comme la force
secrète cachée derrière ces « prétendus » frères enne-
mis que sont le capitalisme ploutocratique et le
socialisme. De plus, la « juiverie internationale » est
perçue comme ce qui se tient derrière la « jungle
d’asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la
« culture moderne, matérialiste et vulgaire », et de
façon générale derrière toutes les forces qui concou-
rent à la ruine des liens sociaux, des valeurs et des
institutions traditionnels. Les Juifs représentent une
puissance destructrice, dangereuse et étrangère qui
mine la « santé » sociale de la nation. L’antisémitisme
moderne ne se caractérise donc pas seulement par
son contenu séculier, mais aussi par son caractère
systématique. Il prétend expliquer le monde : un

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monde devenu rapidement trop complexe et mena-


çant pour beaucoup.
Cette définition descriptive de l’antisémitisme
moderne est certes indispensable pour le différencier
du préjugé ou du racisme en général, mais elle ne
montre pas le lien intrinsèque entre l’antisémitisme
moderne et le national-socialisme. Le projet de dépas-
ser la séparation habituellement faite entre une analyse
socioéconomique du nazisme et une étude de l’antisé-
mitisme n’est donc pas encore réalisé à ce niveau de
l’analyse. Il faut une explication de l’antisémitisme qui
permette de relier les deux. Cette explication doit fon-
der historiquement la forme d’antisémitisme décrite
plus haut à l’aide des mêmes catégories utilisées pour
expliquer le national-socialisme. Mon intention n’est
pas de nier les explications socio-psychologiques ou
psychanalytiques 1, mais de tracer un cadre historico-
épistémologique à l’intérieur duquel des spécifications
psychologiques peuvent prendre place. Cette grille de
lecture doit permettre de saisir le contenu spécifique
de l’antisémitisme moderne et elle doit être historique
dans la mesure où il s’agit d’expliquer pourquoi cette
idéologie qui apparaît à la fin du XIXe siècle prend
précisément à cette époque une telle ampleur. Faute
d’une telle grille, toutes les autres tentatives d’explica-
tion qui se focalisent sur la dimension subjective res-
tent historiquement indéterminées. Il nous faut donc
une explication en termes d’épistémologie socio-
historique.

1. Voir Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « conspiration » juive et les


Protocoles des Sages de Sion, Paris, Gallimard, 1967.

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Un développement exhaustif du problème de


l’antisémitisme dépasserait les limites de cet essai. Il
faut toutefois souligner qu’un examen attentif de
l’imaginaire antisémite moderne fait ressortir l’exis-
tence d’une forme de pensée où l’évolution rapide
du capitalisme industriel est personnifiée dans la
figure du Juif et identifiée à lui. Les Juifs ne sont
pas seulement perçus comme les propriétaires
de l’argent – comme dans l’antisémitisme tradition-
nel. Ils sont en outre rendus responsables des crises
économiques et identifiés aux restructurations et
aux ruptures sociales qui accompagnent l’industria-
lisation rapide : l’explosion de l’urbanisation, le
déclin des classes et des couches sociales tradition-
nelles, l’émergence d’un vaste prolétariat industriel
qui s’organise de plus en plus, etc. En d’autres
termes, la domination abstraite du capital qui
– notamment avec l’industrialisation rapide – empri-
sonnait les hommes dans un réseau de forces dyna-
miques qu’ils ne pouvaient pas comprendre com-
mençait à être perçue en tant que domination de la
« juiverie internationale ».
Tout cela n’est qu’une première approche. La
personnification est décrite mais non expliquée.
Certaines tentatives d’explication ont été avancées,
mais, à mon sens, aucune n’est complète. Le pro-
blème de ces théories qui – comme celle de Max
Horkheimer 1 – reposent essentiellement sur l’iden-

1. Max Horkheimer, « Die Juden und Europa » [Les Juifs et l’Europe], in


Zeitschrift für Sozialforschung, 8e année (1939-1940), p. 135-137. (On trouve une
traduction de cet article, sous le titre « Pourquoi le fascisme ? », in Esprit, mai 1978
[NdT.]).

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tification des Juifs à l’argent et à la sphère de la


circulation, c’est qu’elles ne sont pas en mesure de
rendre compte de l’idée antisémite selon laquelle les
Juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière
la social-démocratie et le communisme. À première
vue, des théories qui – à l’instar de celle de George
L. Mosse 1 – interprètent l’antisémitisme moderne
comme une révolte contre la modernité paraissent
plus adéquates. Tant la ploutocratie que le mouve-
ment ouvrier apparurent simultanément à la moder-
nité et à la restructuration sociale massive résultant
de l’industrialisation capitaliste. Ce qui fait pro-
blème avec ces théories, c’est que la « modernité »
inclut assurément le capital industriel, qui – on le
sait – ne fit justement l’objet d’aucune attaque anti-
sémite, y compris pendant la période d’industriali-
sation rapide. De plus, l’attitude du national-
socialisme envers de nombreuses autres dimensions
de la modernité (la technologie moderne notam-
ment) fut positive et non pas critique. Les aspects
de la vie moderne que les nazis rejetaient, et ceux
qu’ils soutenaient, dessinent un motif. Ce motif
devrait faire partie de toute conceptualisation adé-
quate du problème. Comme ce motif ne fut pas
propre au seul national-socialisme, la problématique
revêt une signification d’une grande portée.
Le fait que l’antisémitisme moderne ait eu une
attitude positive envers le capital industriel montre
qu’il faut une approche qui distingue ce qu’est le

1. George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de


l’idéologie allemande [1964], Paris, Calmann-Lévy, 2006.

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capitalisme moderne et la forme sous laquelle il appa-


raît, son essence et son apparence. Or le concept de
« modernité » ne permet pas d’opérer une telle dis-
tinction. À mon sens, les catégories sociales dévelop-
pées par Marx dans sa critique de la maturité, telles
que « marchandise » et « capital », sont plus adéquates,
étant donné qu’une série de distinctions entre ce qui
est et ce qui paraît être est immanente aux catégories
mêmes. Ces catégories fournissent la base d’une ana-
lyse permettant de différencier diverses perceptions
de la « modernité ». Cette approche chercherait à
relier le motif que nous étudions – motif qui com-
prend à la fois une critique sociale et une attitude
affirmative – aux caractéristiques des rapports
sociaux capitalistes eux-mêmes.

II

Ces considérations nous mènent au concept


marxien de fétiche dont la visée stratégique est de
fournir une théorie sociohistorique de la connais-
sance fondée sur la distinction entre l’essence des
rapports sociaux capitalistes et leurs formes phéno-
ménales. Ce qui précède le concept de fétiche dans
l’analyse de Marx, c’est l’analyse de la marchandise,
de l’argent, du capital, non pas tant comme catégo-
ries économiques que comme formes des rapports
sociaux spécifiques au capitalisme. Dans cette ana-
lyse, les formes capitalistes des rapports sociaux
n’apparaissent pas en tant que telles mais s’expri-
ment seulement sous une forme objectivée. Dans

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le capitalisme, le travail n’est pas seulement une


activité sociale productive (« travail concret »), il
sert aussi – à la place des rapports sociaux non
déguisés – de médiation sociale (« travail abstrait »).
Par conséquent, son produit, la marchandise, n’est
pas seulement un objet d’usage dans lequel est objec-
tivé du travail concret – il est aussi une forme de
rapports sociaux objectivés. Dans le capitalisme, le
produit n’est pas un objet socialement médiatisé par
des formes non déguisées de rapports sociaux et
de domination. La marchandise, en tant qu’objec-
tivation des deux dimensions du travail sous le
capitalisme, est sa propre médiation sociale. La mar-
chandise a donc un « double caractère » : valeur et
valeur d’usage. En tant qu’objet, la marchandise à la
fois exprime et dissimule les rapports sociaux qui, en
dehors d’elle, n’ont pas d’autre mode d’expression.
Ce mode d’objectivation des rapports sociaux est
leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux
du capitalisme acquièrent une vie quasi objective
qui leur est propre. Ils constituent une « seconde
nature », un système de domination et de contrainte
abstraites qui, quoique social, est impersonnel et
« objectif ». Ces rapports ne paraissent nullement
sociaux, mais naturels. En même temps, les formes
catégorielles donnent de cette « nature » une concep-
tion particulière, socialement constituée, en termes
de comportement objectif, pareil à la loi, quantifiable
et d’essence qualitativement homogène. Les catégo-
ries marxiennes expriment à la fois des rapports
sociaux particuliers et des formes de pensée. Le
concept de fétiche se réfère à des formes de pensée

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fondées sur des perceptions qui restent prisonnières


des formes phénoménales des rapports sociaux capi-
talistes 1.
Quand on considère les caractéristiques spéci-
fiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne prête
aux Juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et
mobilité –, on remarque qu’il s’agit là des caractéris-
tiques d’une des dimensions des formes sociales que
Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension
– tout comme le pouvoir attribué aux Juifs – n’appa-
raît pas en tant que telle mais prend la forme d’un
support matériel : la marchandise.
Pour interpréter la personnification décrite ci-
dessus et savoir ainsi pourquoi l’antisémitisme
moderne gardait un étonnant silence sur, ou adoptait
une attitude positive envers le capital industriel et la
technologie moderne, alors qu’il se dressait contre
tant d’aspects de la « modernité », il est indispensable
d’analyser la façon dont les rapports sociaux capita-
listes apparaissent.

1. La critique faite par Marx comprend une dimension épistémologique qui


traverse tout Le Capital mais qui n’est explicitée que dans le cadre de son analyse
de la marchandise. L’idée que les catégories expriment à la fois des rapports
sociaux « réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère essentiellement du
principal courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories en termes de
« base économique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée des intérêts
et des besoins de classes. Cette forme de fonctionnalisme ne peut – comme je l’ai
déjà dit – expliquer de manière adéquate la non-fonctionnalité de l’extermination
des Juifs. De façon plus générale, elle ne peut expliquer pourquoi une forme de
pensée – qui peut certes servir l’intérêt de certaines classes ou groupes sociaux –
revêt tel contenu et non pas tel autre. Cela vaut également pour l’idée issue des
Lumières selon laquelle l’idéologie (et la religion) serait le produit d’une manipu-
lation délibérée. Pour qu’une idéologie déterminée se propage, il faut qu’elle
possède une résonance dont l’origine est à expliquer. Par ailleurs, l’approche
marxienne – développée par Lukács, l’École de Francfort et Sohn-Rethel –
s’oppose à ces réactions unilatérales contre le marxisme traditionnel qui ont
renoncé à toute tentative sérieuse d’expliquer historiquement les formes de pensée
et qui considèrent de telles « tentatives » comme « réductionnistes ».

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Commençons par l’exemple de la forme-mar-


chandise. La tension dialectique entre valeur et
valeur d’usage dans la forme-marchandise implique
que ce « double caractère » s’extériorise matérielle-
ment dans la forme-valeur : en tant qu’argent (forme
phénoménale de la valeur) et en tant que marchan-
dise (forme phénoménale de la valeur d’usage). Bien
que la marchandise soit une forme sociale qui com-
porte et la valeur et la valeur d’usage, le résultat de
cette extériorisation est que la marchandise apparaît
seulement dans sa dimension de valeur d’usage,
comme purement matérielle, comme chose. L’argent
apparaît donc comme le seul dépositaire de la valeur,
comme la manifestation de l’abstrait pur au lieu de
se présenter comme la forme phénoménale de la
dimension-valeur de la marchandise elle-même. À ce
niveau de l’analyse, la forme des rapports sociaux
objectivés qui est spécifique au capitalisme apparaît
comme l’opposition entre l’argent en tant qu’abstrait
et la nature matérielle en tant que concret.
Un des aspects du fétiche est donc que les rapports
sociaux capitalistes n’apparaissent pas en tant que
tels et que, de plus, ils se présentent de façon anti-
nomique, comme l’opposition de l’abstrait et du
concret. Comme les deux côtés de l’antinomie sont
objectivés, chaque côté apparaît comme quasi natu-
rel : la dimension abstraite apparaît sous la forme de
lois naturelles, « objectives », universelles, abstraites,
et la dimension concrète comme nature purement
« matérielle ». La structure des rapports sociaux
aliénés qui caractérise le capitalisme revêt la forme
d’une antinomie quasi naturelle dans laquelle le

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social et l’historique n’apparaissent pas. Cette anti-


nomie se retrouve dans l’opposition entre le mode de
pensée positiviste et le mode de pensée romantique.
La plupart des études critiques de la pensée fétichisée
ont porté sur le premier côté de cette antinomie, celui
qui fait de l’abstrait une hypostase suprahistorique
– la pensée « positive » et « bourgeoise » – et dissimule
ainsi le caractère sociohistorique des rapports exis-
tants. Dans cet essai, je mettrai l’accent sur l’autre
côté, sur les formes de romantisme et de révolte qui,
tout en se croyant antibourgeoises, font en réalité du
concret une hypostase et restent donc prisonnières
de l’antinomie des rapports sociaux capitalistes.
Les formes de pensée anticapitaliste qui restent
prisonnières de l’immédiateté de cette antinomie
tendent à saisir le capitalisme, et ce qui est spécifique
à cette formation sociale, uniquement en fonction
des manifestations de sa dimension abstraite : par
exemple, l’argent comme « racine du mal ». La
dimension concrète existante lui est donc opposée de
manière positive comme ce qui serait « naturel » ou
ontologiquement humain et se situerait prétendu-
ment en dehors de la société capitaliste. Ainsi, chez
Proudhon par exemple, le travail concret est compris
comme le moment non capitaliste par opposition au
caractère abstrait de l’argent 1. Le fait que le travail

1. Proudhon, qui dans cette perspective peut être considéré comme l’un des
précurseurs de l’antisémitisme moderne, pensait donc que l’abolition de l’argent
– de la médiation phénoménale – suffirait à abolir les rapports capitalistes. Mais le
capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des
formes catégorielles dont l’argent est l’une des expressions et non la cause. En
d’autres termes, Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme
– l’argent en tant qu’objectivation de l’abstrait – avec l’essence du capitalisme.

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concret lui-même incarne les rapports sociaux capi-


talistes, qu’il est informé matériellement par eux,
n’est pas compris.
Avec l’évolution du capitalisme, de la forme-
capital * et du fétiche qui lui est associé, la naturalisa-
tion inhérente au fétiche-marchandise * prend des
dimensions nouvelles. De même que la forme-
marchandise, la forme-capital * se caractérise par le
rapport antinomique de l’abstrait et du concret qui
apparaissent tous les deux comme naturels, mais la
qualité du « naturel » est différente. Est associée au
fétiche-marchandise * une relation en dernière ins-
tance harmonieuse * entre des unités individuelles
closes sur elles-mêmes. (Ce modèle conceptuel
sous-tend l’économie politique classique et les doc-
trines du droit naturel du XVIIIe siècle.) Selon Marx,
le capital est valeur qui s’autovalorise. Il se carac-
térise par un procès continu, incessant, d’auto-
expansion de la valeur. Ce processus est à l’origine
de cycles rapides, de grande ampleur, de production
et de consomption, de création et de destruction.
Le capital apparaît, aux différents niveaux de son
cheminement en spirale, tantôt sous la forme de
l’argent, tantôt sous la forme de marchandise : il n’a
pas de forme fixe et définitive *. En tant que valeur qui
s’autovalorise, le capital apparaît comme un pur pro-
cès. Sa dimension concrète change tout autant. Les
travaux individuels cessent de constituer des unités
closes sur elles-mêmes. Ils deviennent de plus en
plus les composantes d’un système dynamique com-

* Ces italiques sont le fait des traducteurs.

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plexe plus vaste qui englobe l’homme ainsi que la


machine et dont la finalité est la production pour
la production. La totalité sociale aliénée est plus
grande que la somme des individus qui la consti-
tuent et sa finalité leur est extérieure. Cette finalité
est un processus infini. La forme-capital des rapports
sociaux a un caractère quasi organique, processuel,
aveugle.
Avec la consolidation croissante de la forme-
capital, la vision mécaniste du monde propre aux
XVIIe et XVIIIe siècles perd du terrain. Les processus
organiques commencent à supplanter la mécanique
statique en tant que forme du fétiche. Cela se traduit
par des formes de pensée telles que la théorie organi-
ciste de l’État, mais aussi par la prolifération des
théories raciales et l’essor du darwinisme social à la
fin du XIXe siècle. La société et les processus his-
toriques sont de plus en plus compris en termes bio-
logiques. Je ne développerai pas ici cet aspect du
fétiche-capital. Ce qui importe, ce sont les manières
de percevoir le capital qui en résultent. Comme je
l’ai montré ci-dessus, au niveau logique de l’analyse
de la marchandise le « double caractère » permet à la
marchandise d’apparaître en tant qu’entité purement
matérielle et non en tant qu’objectivation des rap-
ports sociaux médiatisés. Corrélativement, cela per-
met au travail concret d’apparaître en tant que
processus créateur, purement matériel, séparable
des rapports sociaux capitalistes. Au niveau logique
du capital, le « double caractère » (procès de travail et
procès de valorisation) permet à la production indus-
trielle d’apparaître en tant que processus créateur,

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purement matériel, séparable du capital. Désormais,


la forme phénoménale du concret est plus orga-
nique. Le capital industriel peut donc apparaître en
tant que descendant direct du travail artisanal « natu-
rel », en tant qu’« organiquement enraciné », par
opposition au capital financier « parasitaire » et « sans
racines ». L’organisation du capital industriel paraît
alors s’apparenter à celle de la corporation médiévale
– l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi
comme unité organique supérieure : comme com-
munauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui-
même – ou plutôt ce qui est perçu comme l’aspect
négatif du capitalisme – est identifié à la forme phé-
noménale de sa dimension abstraite, au capital finan-
cier et au capital porteur d’intérêts. En ce sens,
l’interprétation biologique qui oppose la dimension
concrète (du capitalisme) en tant que « naturelle » et
« saine » à l’aspect négatif de ce qui est pris pour le
« capitalisme » ne se trouve pas en contradiction avec
l’exaltation du capital industriel et de la technologie :
toutes les deux se tiennent du côté « matériel » de
l’antinomie.
Habituellement, tout cela est compris de façon
erronée. Par exemple, Norman Mailer, défendant le
néoromantisme (et le sexisme), écrit dans Prisonnier
du sexe 1 que Hitler, s’il a bien sûr parlé du sang, a
aussi construit la machine. Ce qui n’est pas compris,
c’est que, dans ce type d’« anticapitalisme » fétichisé,
tant le sang que la machine sont vus comme principes
concrets opposés à l’abstrait. L’affirmation de la

1. Norman Mailer, Prisonnier du sexe, Paris, Robert Laffont, 1971.

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« nature », du sang, du sol, du travail concret, de la


communauté (Gemeinschaft), s’accorde sans pro-
blème avec une glorification de la technologie et du
capital industriel 1. On ne peut pas concevoir ces
modes de pensée comme anachroniques ni voir
en eux l’expression d’une non-contemporanéité
(Ungleichzeitigkeit) 2 historique, de même que l’on ne
doit pas interpréter comme atavique l’essor des théo-
ries raciales vers la fin du XIXe siècle. Historiquement,
ce sont des formes de pensée nouvelles et non pas la
renaissance d’une forme antérieure. Elles n’appa-
raissent comme ataviques ou anachroniques que
parce qu’elles mettent l’accent sur l’aspect biolo-

1. Les théories qui présentent le national-socialisme comme « antimoderne » ou


« irrationaliste » ne peuvent pas expliquer l’interaction de ces deux moments. La
notion d’« irrationalisme » tend à ne pas mettre en question le « rationalisme » domi-
nant et ne peut donc pas expliquer le rapport positif qu’une idéologie « irrationaliste »
et « biologique » entretient avec la ratio de l’industrie et de la technologie. La notion
d’« antimoderne » fait l’impasse sur les aspects très modernes du national-socialisme et
ne peut rendre compte des raisons pour lesquelles celui-ci ne s’attaque qu’à certains
aspects de la « modernité » et en épargne d’autres. En fait, ces deux analyses sont
unilatérales et représentent seulement l’autre dimension, la dimension abstraite de
l’antinomie décrite plus haut. Elles tendent à défendre de façon acritique la « moder-
nité » et la « rationalité » non fascistes dominantes. Aussi ouvrent-elles la porte à
l’émergence de nouvelles critiques unilatérales (de gauche cette fois), comme celles
de Michel Foucault ou d’André Glucksmann, qui ne présentent la civilisation
capitaliste moderne qu’en fonction de l’abstrait. Non seulement toutes ces approches
ne permettent pas une théorie du national-socialisme qui puisse fournir une explica-
tion adéquate de la relation du « sang » et de la « machine », mais encore elles sont
incapables de montrer que l’opposition du concret et de l’abstrait, de la raison positive
et de l’« irrationalisme », ne définit pas les paramètres d’un choix absolu, mais que les
termes de ces oppositions sont liés entre eux comme le sont les expressions antino-
miques des formes phénoménales duelles de la même essence : les rapports sociaux
caractéristiques de la formation sociale capitaliste. (En ce sens, La Destruction de la
raison, écrit par Lukács sous le choc de la brutalité indicible des nazis, témoigne d’une
régression par rapport aux vues critiques sur les antinomies de la pensée bourgeoise
qu’il avait développées dans Histoire et conscience de classe vingt-cinq ans plus tôt.) Ce
genre d’approche entretient l’antinomie au lieu de la dépasser théoriquement.
2. Ce concept utilisé par Ernst Bloch dans Héritage de ce temps explique
l’antisémitisme moderne par un télescopage entre les formes de conscience
arriérées, archaïques – inadaptées à la société moderne – et les formes de conscience
massifiées, réifiées – typiques de cette même société (NdT.).

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gique des choses. Cependant, cet accent est lui-


même enraciné dans le fétiche-capital. Le tournant
vers la biologie et le désir d’un retour aux « origines
naturelles », combinés avec une affirmation de la
technologie, qui apparaissent sous des formes
diverses au début du XXe siècle, devraient être com-
pris comme les expressions du fétiche antinomique.
Et ce fétiche donne naissance à l’idée que le concret
est « naturel », et présente de plus en plus le sociale-
ment « naturel » de telle manière que ce dernier est
perçu en termes biologiques.
Or, faire du concret une hypostase, identifier le
capital à l’abstrait phénoménal, c’est affirmer une
forme d’« anticapitalisme » qui tente de dépasser
l’ordre social existant à partir d’un point de vue qui,
en fait, lui reste immanent. Comme ce point de vue
se situe dans la dimension concrète, cette idéologie
tend à une forme plus concrète et plus organisée de
synthèse sociale capitaliste non déguisée. Ce n’est
donc qu’en apparence que cette forme d’« anticapi-
talisme » se retourne avec nostalgie vers le passé.
Expression du fétiche-capital, elle tend en réalité vers
l’avenir. Elle surgit lors du passage du capitalisme
libéral au capitalisme bureaucratique et devient viru-
lente dans une situation de crise structurelle.
Cette forme d’« anticapitalisme » repose donc sur
une attaque unilatérale contre l’abstrait. L’abstrait et
le concret ne sont pas vus comme constituant une anti-
nomie où le dépassement réel de l’abstrait – de la
dimension-valeur – implique le dépassement histo-
rique de l’antinomie elle-même et de chacun de ses
termes. En fait, il n’y a là qu’une attaque unilatérale

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contre la raison abstraite et le droit abstrait ou, à un


autre niveau, contre le capital-argent et le capital finan-
cier. En ce sens, cette pensée est le complément anti-
nomique de la pensée libérale. Le libéralisme ne met
pas en cause la domination de l’abstrait ; il ne fait pas la
différence entre raison critique et raison positive.
L’attaque « anticapitaliste » ne se limite pas à
l’attaque contre l’abstraction. Au niveau du fétiche-
capital, ce n’est pas seulement le côté concret de
l’antinomie qui peut être naturalisé et biologisé. La
dimension abstraite manifeste est, elle aussi, biologi-
sée – dans la figure du Juif. Ainsi, l’opposition fétichi-
sée du matériel concret et de l’abstrait, du « naturel »
et de l’« artificiel », se mue en une opposition raciale
entre l’Aryen et le Juif, qui prend une signification
historique mondiale. L’antisémitisme moderne
consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous
la forme de l’abstrait phénoménal, biologisation qui
transforme le capitalisme en « juiverie internationale ».
Selon cette interprétation, les Juifs n’étaient pas
seulement identifiés à l’argent, à la sphère de la cir-
culation, mais au capitalisme lui-même. Cette vision
fétichisante excluait de sa compréhension du capita-
lisme tous les aspects concrets tels que l’industrie et
la technologie. Le capitalisme n’apparaissait plus
que dans sa dimension abstraite, qui était rendue
responsable de toute la série de transformations
sociales et culturelles concrètes liées au développe-
ment rapide du capitalisme industriel moderne. Les
Juifs n’étaient pas simplement considérés comme les
représentants du capital (dans ce cas, en effet, les
attaques antisémites auraient été spécifiées en termes

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de classe). Ils devinrent les personnifications de la


domination internationale, insaisissable, destructrice
et immensément puissante du capital. Si certaines
formes de mécontentement anticapitaliste se diri-
gèrent contre la dimension abstraite phénoménale
du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n’est
pas parce que les Juifs étaient consciemment identi-
fiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce
que, dans l’opposition de ses dimensions abstraite et
concrète, le capitalisme apparaît d’une manière telle
qu’il engendre cette identification. C’est pourquoi la
révolte « anticapitaliste » a pris la forme d’une révolte
contre les Juifs. La suppression du capitalisme et de
ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des
Juifs 1.

1. Pour expliquer pourquoi l’antisémitisme moderne a atteint des niveaux si


différents d’un pays à l’autre, et pourquoi il est devenu hégémonique en Alle-
magne, il faudrait naturellement replacer l’argumentation développée plus haut
dans le contexte sociohistorique de chaque pays. En ce qui concerne l’Allemagne,
un point de départ serait le développement extrêmement rapide du capitalisme
industriel et l’accroissement des dislocations sociales qu’il a engendrées, ainsi que
l’absence d’une révolution bourgeoise préalable avec ses valeurs libérales et sa
culture politique. L’histoire de la France, de l’affaire Dreyfus au régime de Vichy,
montre toutefois qu’une révolution bourgeoise précédant l’industrialisation ne
constitue pas, semble-t‑il, une condition suffisante d’« immunité » contre l’antisé-
mitisme moderne. Par ailleurs, l’antisémitisme moderne ne fut pas très répandu en
Grande-Bretagne, bien que les théories raciales et le darwinisme social y aient
dominé autant que sur le continent. L’une des différences pourrait résider dans le
degré et le type de domination de l’abstrait social au début de l’industrialisation.
Ainsi pourrait-on conceptualiser la forme de socialisation en France en la situant
entre celle de la Grande-Bretagne et celle de la Prusse. Elle se caractériserait par
une forme particulière de « double domination », celle de la marchandise et celle de
la bureaucratie d’État. Si l’une comme l’autre sont des formes rationalisées, elles
se distinguent toutefois par le degré d’abstraction auquel elles médiatisent la
domination. Peut-être existe-t‑il un rapport entre le niveau auquel les institutions
de la domination concrète, telles que la bureaucratie d’État (armée et police
comprises) et l’Église, se trouvaient dans le capitalisme de la phase précédente et
le niveau auquel la domination abstraite du capital fut perçue, dans la phase
suivante, non seulement comme menaçante, mais encore comme mystérieuse et
étrangère.

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III

Bien que le lien intime entre le type d’« anticapita-


lisme » qui a imprégné le national-socialisme et l’anti-
sémitisme ait été mis en évidence, il reste à savoir
pourquoi l’interprétation biologique de la dimension
abstraite du capitalisme s’est focalisée sur les Juifs.
Dans le contexte européen, ce « choix » ne fut nulle-
ment le fruit du hasard. Aucun autre groupe n’aurait
pu remplacer les Juifs. Les raisons en sont multiples.
La longue histoire de l’antisémitisme en Europe et
l’identification Juif = argent qui lui est liée sont bien
connues. L’expansion rapide du capital industriel au
cours des trois dernières décennies du XIXe siècle
coïncida avec l’émancipation politique et sociale des
Juifs en Europe centrale. Le nombre de Juifs dans les
universités, les professions libérales, le journalisme,
les beaux-arts et le commerce de détail connut une
véritable explosion. Ils devinrent rapidement visibles
dans la société civile, en particulier dans les sphères
et dans les professions en expansion, celles qui cor-
respondaient à la forme que la société était en train
d’adopter.
On pourrait mentionner encore beaucoup d’autres
facteurs. Arrêtons-nous sur l’un d’entre eux. De
même que la marchandise, en tant que forme sociale,
exprime son « double caractère » en s’extériorisant
dans l’opposition de l’abstrait (argent) et du concret
(marchandise), de même la société bourgeoise se
caractérise par la séparation entre l’État et la société
civile. En ce qui concerne l’individu, cette séparation

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se présente comme séparation entre le citoyen et la


personne. En tant que citoyen, l’individu est abstrait.
Cela s’exprime, par exemple, dans l’idée de l’égalité
de tous devant la loi (abstraite) ou dans le principe
« one man, one vote ». En tant que personne, l’individu
est concret et s’inscrit dans des rapports de classe
réels qui sont considérés comme « privés », c’est‑à-dire
comme relevant de la société civile et n’étant donc pas
censés trouver d’expression politique. En Europe,
cependant, le concept de nation en tant qu’entité
purement politique, abstraite de la substantialité de
la société civile ne s’est jamais pleinement réalisé. La
nation n’était pas seulement une entité politique, elle
était aussi concrète, déterminée par une communauté
de langue, d’histoire, de traditions et de religion. En
ce sens, le seul groupe en Europe qui accomplissait la
détermination de la citoyenneté en tant qu’abstrac-
tion politique pure, c’étaient les Juifs émancipés poli-
tiquement. Ils étaient des citoyens allemands ou
français, mais non réellement des Allemands ou des
Français. Ils appartenaient abstraitement à la nation,
mais rarement concrètement. De plus, des citoyens
juifs vivaient dans la plupart des pays européens.
Cette réalité de l’abstraction qui ne caractérise pas
seulement la dimension-valeur dans son immédiateté,
mais aussi médiatement l’État bourgeois et le droit,
fut identifiée aux Juifs. À une époque où le concret
était exalté contre l’abstrait, contre le « capitalisme » et
contre l’État bourgeois, cette identification engendra
une association fatale : les Juifs étaient sans racines,
cosmopolites et abstraits.

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IV

L’antisémitisme moderne est donc une forme par-


ticulièrement pernicieuse du fétiche. Son pouvoir, et
le danger qu’il représente, réside en ceci qu’il pro-
pose une vision du monde qui explique et donne
forme à certains types d’insatisfaction anticapitaliste
qui laissent le capitalisme intact en attaquant les
personnifications de cette forme sociale. Com-
prendre l’antisémitisme de cette façon permet de sai-
sir un moment essentiel du nazisme en tant que
mouvement anticapitaliste tronqué, caractérisé par
une haine de l’abstrait, une propension à faire du
concret existant une hypostase et une mission qui,
quoique cruelle et bornée, n’est pas forcément ani-
mée par la haine : délivrer le monde de la source de
tous les maux.
L’anéantissement du judaïsme européen montre
qu’il est trop simple de définir le nazisme comme un
mouvement de masse aux tonalités anticapitalistes,
qui, après avoir atteint son but et pris la forme du
pouvoir d’État, se serait dépouillé de cette nuance
idéologique lors du putsch contre Röhm en 1934.
D’une part, les formes de pensée idéologiques ne
sont pas de simples manipulations conscientes.
D’autre part, cette conception ne comprend pas
l’essence de l’« anticapitalisme » nazi et ignore à quel
point une vision antisémite du monde lui est intime-
ment liée. Auschwitz illustre ce lien. S’il est vrai
qu’en 1934 les nazis ont renoncé à l’« anticapita-
lisme » trop concret et plébéien des SA, ils n’ont tou-

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tefois pas renoncé à l’idée fondamentale de l’anti-


sémitisme : le « savoir » que la source de tous les maux
est l’abstrait, le Juif.
L’usine capitaliste est un lieu où est produite la
valeur, production qui, « malheureusement », doit
prendre la forme d’une production de biens, de
valeurs d’usage. C’est en tant que support nécessaire
de l’abstrait que le concret est produit. Les camps
d’extermination n’étaient pas la version d’horreur
d’une telle usine – il faut y voir au contraire la néga-
tion « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle-
ci. Auschwitz était une usine à « détruire la valeur »,
c’est‑à-dire à détruire les personnifications de l’abs-
trait. Son organisation était celle d’un processus
industriel diabolique, dont le but était de « libérer »
le concret de l’abstrait. Le premier pas pour réaliser
ce but consista à déshumaniser les Juifs, c’est‑à-dire
à leur arracher le « masque » de l’humanité, de la
spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu’ils
sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abs-
tractions. Le second pas consista à exterminer ces
abstractions, à les transformer en fumée, tout en
essayant de récupérer les derniers restes de « valeur
d’usage » matérielle et concrète : les vêtements, l’or,
les cheveux, le savon.
C’est Auschwitz – et non la prise de pouvoir en
1933 – qui fut la véritable « révolution allemande », la
véritable tentative de « renversement » non seulement
d’un ordre politique, mais aussi de la formation
sociale existante. Cet acte devait préserver le monde
de la tyrannie de l’abstrait. Ce faisant, les nazis se
sont « libérés » eux-mêmes de l’humanité.

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Les nazis ont perdu la guerre contre l’URSS,


contre les États-Unis et contre la Grande-Bretagne.
Ils ont gagné leur guerre, leur « révolution » contre les
Juifs d’Europe. Ils n’ont pas seulement réussi à assas-
siner six millions d’enfants, de femmes et d’hommes
juifs. Ils ont réussi à détruire une culture – une
culture très ancienne –, celle du judaïsme européen.
Cette culture se caractérisait par une tradition qui
incarnait une tension complexe entre la particularité
et l’universalité. Tension intérieure qui se doublait
d’une tension extérieure, dans la relation des Juifs à
un environnement chrétien. Jamais les Juifs ne firent
complètement partie des sociétés qui les englobaient
et dans lesquelles ils vivaient ; jamais non plus ils ne
se trouvèrent entièrement à l’extérieur de ces socié-
tés. Cela eut souvent pour les Juifs des conséquences
funestes, mais parfois très fructueuses. Au cours de
l’émancipation, ce champ de tension s’était sédi-
menté dans la plupart des individus juifs. Dans la
tradition juive, la résolution ultime de cette tension
du particulier et de l’universel est une fonction du
temps, de l’histoire : l’avènement du Messie. Mais
peut-être, face à la sécularisation et à l’assimilation,
le judaïsme européen aurait-il renoncé à cette ten-
sion. Peut-être cette culture aurait-elle peu à peu dis-
paru en tant que tradition vivante avant que la
résolution du particulier et de l’universel se fût réali-
sée. Cette question demeurera à jamais sans réponse.
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Un autre automne allemand 1

Je pense qu’il est politiquement important qu’un


aussi grand nombre d’hommes et de femmes de
gauche prenne au sérieux les expressions d’antisémi-
tisme qui se sont multipliées dans les groupes se défi-
nissant comme anti-impérialistes. Cela pourrait
peut-être conduire à une clarification théorique qui
n’a que trop tardé. La question n’est pas de savoir si
la politique israélienne peut être critiquée ou non. La
politique israélienne doit être critiquée, en particulier
quand elle cherche à ruiner toute possibilité d’ins-
taurer un État palestinien viable en Cisjordanie et à
Gaza. Mais la critique du « sionisme » qui prévaut
dans de nombreux milieux anti-impérialistes va bien
au-delà d’une critique de la politique israélienne.
Elle attribue à Israël et aux « sionistes » une mal-
veillance unique et un pouvoir conspirationniste
mondial. Israël n’est pas critiqué comme d’autres
pays – mais en tant qu’incarnation d’un mal extrême
et fondamental. Pour le dire en peu de mots, la repré-

1. Moishe Postone a rédigé cette adresse à l’occasion de la manifestation qui a


eu lieu à Hambourg le 13 décembre 2009, et l’a diffusée sur Internet. Le titre fait
écho au livre de Stig Dagerman Automne allemand, qui a pour thème les problèmes
rencontrés par la dénazification dans l’Allemagne de 1946 (NdT.).

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sentation d’Israël et des « sionistes » que véhicule


cette forme d’« antisionisme » « anti-impérialiste » est
fondamentalement la même que celle des Juifs dans
l’antisémitisme virulent qui a trouvé son expression
la plus pure dans le nazisme. Dans les deux cas, la
« solution » est identique : l’élimination au nom de
l’émancipation.
La représentation stalinienne et social-démocrate
traditionnelle qui ne voit dans le nazisme et le fas-
cisme que des instruments utilisés par la classe capi-
taliste pour écraser les organisations de la classe
ouvrière néglige toujours une de leurs dimensions
centrales. Ces mouvements, au niveau de la compré-
hension qu’ils eurent d’eux-mêmes et de l’attraction
qu’ils exercèrent sur les masses, furent des révoltes.
Le nazisme s’est lui-même présenté comme une
lutte pour la libération (et il a soutenu des mouve-
ments « anti-impérialistes » dans le monde arabe et
en Inde). Cette autocompréhension est née d’une
interprétation fétichisée du capitalisme : l’insaisis-
sable domination mondiale, abstraite, du capital est
comprise comme l’insaisissable domination mon-
diale, abstraite, des Juifs. Loin de n’être qu’une
attaque contre une minorité, l’antisémitisme nazi
s’est compris lui-même comme antihégémonique.
Son objectif était de libérer l’humanité de la domina-
tion impitoyable et omniprésente des Juifs. C’est à
cause de ce caractère antihégémonique que l’anti-
sémitisme pose un problème particulier à la gauche.
Ce caractère explique qu’il y a un siècle, on a pu
qualifier l’antisémitisme de « socialisme des imbé-

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ciles ». Aujourd’hui, on peut le qualifier d’« anti-


impérialisme des imbéciles ».
Cette forme antisémite de l’« antisionisme » n’est
malheureusement pas nouvelle. Elle fut au cœur
des procès spectacles staliniens au début des
années 1950, en particulier en Tchécoslovaquie,
lorsque des communistes internationalistes, dont
beaucoup étaient juifs, furent accusés d’être des
« agents sionistes » et fusillés. Cette forme codée
d’antisémitisme, dont les origines n’avaient rien à
voir avec les luttes au Moyen-Orient, a ensuite été
transplantée là-bas par l’Union soviétique et ses alliés
pendant la guerre froide, notamment par les services
secrets de la RDA et les organisations occidentales et
moyen-orientales dépendant de ces services – je veux
parler de la Fraction armée rouge et de divers
groupes palestiniens « radicaux ».
Cette forme d’antisionisme « de gauche » a convergé
avec le nationalisme arabe et l’islamisme radical – qui
ne sont pas du tout plus progressistes que n’importe
quelle autre forme de nationalisme radical, telle que
le nationalisme albanais ou croate, et pour lesquels
la poussée éliminationniste contre les Juifs en Israël
est justifiée comme étant dirigée contre des coloni-
sateurs « européens ». Chaque fois que la poussée
éliminationniste contre les Juifs est au plus haut,
la légitimité d’Israël est mise en question au maxi-
mum – avec des arguments qui vont de l’idée que la
plupart des Juifs européens ne sont pas biologique-
ment des Moyen-Orientaux (une idée lancée en 1947
par le Haut Comité arabe et aujourd’hui recyclée
comme une « nouvelle découverte » par Shlomo

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Sand 1) jusqu’à celle selon laquelle ils sont de simples


colonisateurs européens qu’il faudrait renvoyer
chez eux, comme les pieds-noirs 2 l’ont été. Il est mal-
heureux, mais pas surprenant, que les nationalistes
radicaux du Moyen-Orient voient la situation en ces
termes. Cela devient toutefois franchement pervers
lorsque des Européens – en particulier, des Allemands
– identifient les Juifs, c’est‑à-dire le groupe le plus
persécuté et massacré par des Européens pendant un
millénaire, à eux, les Européens. En identifiant les
Juifs à leur propre passé meurtrier, ces Européens
peuvent esquiver ce lourd héritage, mais le résultat est
une façon de prétendre combattre le passé, qui en
réalité le prolonge et l’étend.
Cette forme d’antisionisme fait partie d’une cam-
pagne, qui se renforce depuis le début de la deuxième
Intifada, en faveur de l’élimination d’Israël. Le fait
qu’elle mette l’accent sur la faiblesse des Palestiniens
voile cette intention ultime. Cette forme d’antisio-
nisme fait partie du problème, elle ne fait pas partie
de la solution. Loin d’être progressiste, elle s’allie
aux nationalistes arabes radicaux et aux islamistes,

1. Dans son compte rendu de la revue Cités no 47-48 ayant pour thème
« Sionismes/antisionismes » (octobre 2011), Samuel Blumenfeld confirme le pro-
pos de Moishe Postone. Il relève ainsi « […] l’émergence d’un phénomène, apparu
au moins depuis la seconde Intifada en 2000, et qui vise à remettre en cause l’idée
même d’un État juif. Au “peuple de trop” qu’était le peuple juif avant guerre a
succédé le concept d’“État de trop” que serait Israël, dont l’existence s’appuie sur
la légitimité internationale. » Il ajoute, à propos de Shlomo Sand : « Plusieurs
facteurs sont ainsi venus remettre en cause l’existence d’Israël, seul État des Juifs,
dont le principe apparaît toujours plus anachronique. L’histoire du peuple juif a
ainsi été remise en cause par l’essai pamphlet de Shlomo Sand, Comment le peuple
juif fut inventé (2008), étrange ouvrage s’appuyant sur une documentation de
seconde main visant à faire du peuple juif une invention des historiens juifs du
XIXe siècle » (Le Monde, 30-31 octobre 2011). (NdT.)
2. En français dans le texte.

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c’est‑à-dire à la droite radicale au Moyen-Orient, et,


ce faisant, elle renforce la droite israélienne. Elle est
constitutive d’une guerre de plus en plus conçue
comme un jeu à somme nulle, qui ruine toute pos-
sible solution politique ; elle est une recette pour une
guerre sans fin. La haine exprimée par cet anti-
sionisme fait voler en éclats les limites de la politique,
parce qu’elle est aussi illimitée que l’objet fan-
tasmé qu’elle se donne. Une telle illimitation mène
au rêve de l’élimination. Les Allemands, et beaucoup
d’autres Européens, ne connaissent que trop bien ce
rêve éliminationniste. Il est enfin temps de s’éveiller.
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Dialogue avec Moishe Postone

À l’occasion de ce recueil, nous avons posé à l’auteur


plusieurs questions auxquelles il a bien voulu répondre.

Olivier Galtier et Luc Mercier : En France


comme aux États-Unis, les réflexions sur le
génocide juif reposent en partie sur le caractère
inexplicable de la Shoah et donc sur le carac-
tère réducteur de toute tentative d’explication.
Or votre essai « Antisémitisme et national-
socialisme 1 » se propose d’expliquer le génocide
des Juifs en termes sociohistoriques. En quoi
votre essai n’est-il pas réducteur ?

Moishe Postone : Il y a eu des tentatives réduc-


tionnistes d’expliquer la Shoah. Néanmoins, cela ne
justifie pas l’affirmation selon laquelle la Shoah
serait fondamentalement inexplicable. Une telle
position, née en réaction aux horreurs inouïes de la
Shoah, fait de celle-ci un problème métaphysique.
Mais une telle transformation contredit l’autocom-

1. Voir p. 95 (NdT.).

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préhension de l’analyse critique 1 qui cherche à


rendre compréhensible ce qui, de prime abord,
semble inexplicable. La question, alors, n’est pas
celle de la possibilité d’explication en soi, mais
celle de la nature et de l’adéquation de toute tenta-
tive d’explication. Les explications réductionnistes
tendent souvent à subsumer la Shoah sous des caté-
gories générales telles que le racisme et la xénopho-
bie, ou de supposées conditions transhistoriques
telles qu’une haine éternelle, essentialisée, à l’égard
des Juifs. Ou bien elles tendent à considérer la
Shoah comme purement instrumentale et contin-
gente, par exemple en la rapportant aux difficultés
logistiques engendrées par la politique nazie de
déportation. Toutes ces tentatives subsument la
Shoah sous un schéma général ou la dissolvent en
des amas de contingences qui obscurcissent, plutôt
qu’ils ne clarifient, son caractère spécifique.
Dans mon essai, j’ai tenté de mettre en lumière les
conditions de possibilité, si importantes, de la Shoah (ce
qui est différent des tentatives d’explication totale qui
ignorent toutes les circonstances contingentes), tout
en considérant sa spécificité. J’ai cherché à distinguer

1. L’analyse critique qui se comprend elle-même ne se penche pas sur son


objet de façon extérieure, mais de façon immanente. Pour y parvenir, elle doit se
pencher non seulement sur l’objet, mais aussi sur elle-même. L’objet étant social
– l’antisémitisme moderne et la Shoah –, elle refuse d’utiliser des catégories non
sociales et anhistoriques (métaphysiques, par exemple) pour le comprendre, et
s’impose au contraire d’utiliser les catégories mêmes de l’objet, c’est‑à-dire les
catégories centrales de la formation sociale qui voit se développer l’antisémitisme
moderne : capital, valeur, marchandise, travail abstrait et travail concret. Ainsi
l’analyse critique n’est-elle pas arbitraire, mais vraiment critique, permettant de
comprendre en profondeur la réalité sociale-historique aliénée, condition préalable
à toute vraie transformation de la société. C’est cette analyse que Moishe Postone a
tentée avec « Antisémitisme et national-socialisme » (NdT.).

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la Shoah d’autres formes de meurtre de masse en la


caractérisant comme une tentative planifiée d’éradi-
cation complète. Mettre l’accent sur son caractère
spécifique, sur son caractère d’extermination radi-
cale, conduit à poser la question : comment un tel
programme a-t‑il bien pu être imaginé ? J’ai abordé
cette question en analysant l’antisémitisme moderne
comme radicalement différent de la plupart des
autres formes de racisme, de xénophobie et d’idéolo-
gie exclusionnistes.
S’il est important de reconnaître la spécificité de
la Shoah et de l’antisémitisme moderne et de ne pas
les subsumer de façon indifférenciée sous les catégo-
ries générales de meurtre de masse et de racisme,
c’est que l’antisémitisme moderne n’est pas seule-
ment un ensemble de préjugés. Il s’agit au contraire
d’une vision du monde qui réagit à la misère 1 du
monde moderne d’une façon qui prétend expliquer
cette société et montrer comment elle pourrait être
transformée. C’est en me fondant sur une lecture
des catégories de Marx en tant que formes à la fois
de subjectivité et d’objectivité que j’ai analysé l’anti-
sémitisme moderne comme une forme d’anticapi-
talisme fétichisée. Parce que – contrairement à la
plupart des autres discours essentialisants tels que le
racisme – l’antisémitisme moderne se considère
comme une critique sociale et historique à visée
émancipatrice, il constitue une tentation et un dan-
ger particuliers pour la gauche.

1. En français dans le texte (NdT.).

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O. G. - L. M. : Vous abordez le conflit israélo-


palestinien sous un angle politique, dans le
cadre du monde existant, et vous défendez une
position pragmatique. Cependant, ne peut-on
pas se poser la question du dépassement révolu-
tionnaire de ce conflit ? Et cela, sans basculer
pour autant dans l’universalisme abstrait ?

M. P. : Le conflit entre Israël et les Palestiniens


revêt, bien sûr, plusieurs dimensions. C’est en par-
tie un conflit très complexe et, à certains égards,
tragique entre deux mouvements nationaux post-
impériaux (Habsbourg, Romanov, ottoman). On
ne peut le décrire entièrement et adéquatement
comme un conflit entre des colonisateurs européens
et des colonisés indigènes – ainsi que le prétendent
certains partisans de l’autodétermination palesti-
nienne – ni comme une nouvelle expression massive
d’antisémitisme – ainsi que l’affirment certains par-
tisans d’Israël. Ces éléments contiennent certes une
part de vérité, mais aucun ne saisit pleinement la
nature du conflit.
(Il n’est pas sans ironie que les Juifs, historique-
ment l’« Autre » interne, religieux puis racialisé, de
l’Europe, qui furent bannis de la vie sociale et poli-
tique puis assassinés par les Européens – pas seule-
ment les Allemands – lors d’une vague antisémite qui
débuta pendant le dernier quart du XIXe siècle et qui
connut son apogée entre 1918 et 1945, soient consi-
dérés par une partie de la gauche européenne comme
des « colonisateurs européens ». Cette vision a une
double fonction : elle déplace la critique du colonia-

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lisme européen sur les Juifs, en faisant à nouveau


d’eux l’Autre de l’Europe, tout en obscurcissant
l’histoire scandaleuse des attitudes, des politiques et
des actions européennes à l’égard des Juifs. Cette
reconstitution des Juifs comme Autre lave alors
l’Europe de la dimension sombre de sa propre his-
toire, chez elle et ailleurs. Par là même, elle aide à
rétablir la continuité de l’Europe en dissimulant la
rupture profonde que 1945 et ses conséquences
représentaient jusqu’alors.)
Un problème empoisonne la question du possible
dépassement révolutionnaire du conflit israélo-
palestinien : c’est que, pendant des décennies, la
question de la révolution socialiste a été confondue
avec celle de la libération nationale. Bien sûr, les
deux questions ont été fusionnées dans des révolu-
tions anticoloniales menées par des partis commu-
nistes dont l’objectif était le socialisme. La question
de la relation entre les deux s’est encore compliquée
pendant la guerre froide avec la décision de l’Union
soviétique de déclarer membres du « camp anti-
impérialiste » (c’est‑à-dire socialiste) des régimes et
des mouvements anticoloniaux étatistes qui étaient
souvent anticommunistes. Cet amalgame du socia-
lisme et du nationalisme étatiste au nom de l’« anti-
impérialisme » a complété la transformation sovié-
tique de la question du socialisme et lui a fourni une
légitimation idéologique : de problème temporel-
historique, le socialisme est devenu un problème
spatial, une lutte entre des « camps ». La transforma-
tion de la critique de l’impérialisme d’une position
internationaliste en une autre qui légitimait le natio-

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nalisme dans le contexte bipolaire de la guerre froide


a obscurci la nature de nombreux États postcolo-
niaux, y compris les régimes « nationalistes arabes
réellement existants ». Bien sûr, une telle idéologie
de légitimation de la plupart des nationalismes non
occidentaux a également obscurci la question de la
possibilité et des conditions de la révolution socia-
liste. Les divers soulèvements du « Printemps arabe »
ont révélé les limites de ce tiers-mondisme version
guerre froide, qui a affirmé comme progressiste le
nationalisme étatiste répressif.
Ce qui, pendant les quarante dernières années, a
été vendu comme un dépassement « révolutionnaire »
du conflit israélo-palestinien a généralement ignoré
la question de savoir si les conditions d’une lutte
israélo-palestinienne commune, sans parler de celles
du socialisme, ont jamais existé. Une telle lutte serait
la condition nécessaire à tout « dépassement révolu-
tionnaire » du conflit. Les analogies avec l’Algérie ou
l’Afrique du Sud sont habituellement fausses sur les
plans démographique, historique, politique et éco-
nomique.
Il est clair aujourd’hui que l’appel à la « révolution »
a exprimé soit une utopie humaniste historiquement
abstraite, soit une position franchement nationaliste,
qui n’a pu être jugée « révolutionnaire » qu’en raison
de la pensée dualiste qui régnait pendant la guerre
froide. En même temps, loin de promouvoir des
mouvements progressistes au Moyen-Orient, la foca-
lisation sur le conflit israélo-palestinien comme étant
le conflit révolutionnaire au Moyen-Orient a servi à
orienter des luttes progressistes – tant dans le monde

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arabe qu’en Israël – dans une direction nationaliste.


Cela a ironiquement contribué à renforcer la droite
israélienne (et les projets d’implantation) et les forces
réactionnaires telles que le Hamas, le Jihad islamique
et le Hezbollah, stupidement considérés comme
« progressistes » par certains gauchistes occidentaux 1.
Ce genre de position « révolutionnaire » manque de
contenu socio-économique et a contribué à une pola-
risation qui ruine les positions des progressistes et
des libéraux 2 en Israël et en Palestine et qui renforce
les positions ultranationalistes des deux côtés. À ce
stade de la lutte pour l’autodétermination palesti-
nienne, une solution à deux États devrait être l’objec-
tif des mouvements internationalistes – même si un
tel objectif est de plus en plus menacé tant par les
politiques israéliennes et l’implantation que par les
actions de la prétendue « résistance » (Hamas, Jihad
islamique, Hezbollah), qui se nourrissent et se ren-
forcent les unes les autres.

O. G. - L. M. : Vous dites dans l’un des textes


de ce recueil que l’exégèse de Marx ne vous inté-

1. Voir notamment Noam Chomsky qui salue la résistance du Hezbollah. Les


universitaires français ne sont pas en reste, à commencer par Alain Badiou qui,
dans ce concentré d’idéologie ossifiée intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Paris,
Éd. Lignes, 2007), inclut, « parmi les séquences politiques [qui] travaillent à
réinstaller l’hypothèse communiste », le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien
(Badiou émet tout de même une réserve quant à leur allégeance religieuse…).
Quitte à se contredire ultérieurement dans son échange avec Finkielkraut (L’Expli-
cation. Conversation avec Aude Lancelin, 2010) où il affirme l’inverse : « Vous
comprenez bien qu’un universaliste comme moi ne saurait par ailleurs cautionner
des forces du type Hamas. J’ai toujours considéré que ces groupes politiques
articulés sur une prétendue religion étaient des groupes identitaires au plus
mauvais sens du terme » (NdT.).
2. Au sens américain du terme : les gens de gauche (NdT.).

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resse pas, que ce qui vous anime c’est de recons-


truire la critique marxienne du noyau du capita-
lisme. Cependant, nous aimerions connaître
votre opinion à propos de Sur la Question juive
du jeune Marx, de l’idée marxienne du Juif en
tant qu’agent de la circulation économique. Et
de la permanence de cette idée chez le Marx de
la maturité (elle réapparaît à trois reprises dans
le livre premier du Capital).

M. P. : Cette question renvoie à un vaste pro-


blème, celui du rapport entre l’antisémitisme et les
critiques du capitalisme. Bien qu’il ait existé de
telles critiques fondamentalement antisémites, je
voudrais distinguer l’attitude personnelle de Marx
envers les Juifs du rôle des Juifs dans son analyse du
capitalisme. Cela peut être fait même dans Sur
la Question juive. Si nous laissons de côté le langage
de Marx pour l’instant, l’essai comporte deux par-
ties qui, l’une comme l’autre, répondent à l’essai de
Bruno Bauer La Question juive. Marx redéfinit le
problème de l’émancipation juive formulé par
Bauer, en fonction de ce que lui, Marx, considère
comme un problème plus général : la nature de
l’émancipation politique et sa relation à l’émancipa-
tion humaine.
Dans la première partie de l’essai, Marx affirme
que l’émancipation politique n’est pas équivalente
à la pleine émancipation humaine. Au contraire, la
première est liée à, et aide à constituer un univers
politico-social dualiste qui se caractérise par une
scission entre une sphère politique – celle de l’uni-

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versalité abstraite, dans laquelle les hommes sont


des citoyens, égaux les uns aux autres – et une
sphère de la société civile – celle du particularisme,
dans laquelle les hommes sont des personnes déter-
minées et qualitativement particulières. Étant donné
la structure de la vie politique et sociale, Marx dit
que Bauer a tort de critiquer les Juifs qui veulent
conserver leur identité tout en réclamant l’égalité
des droits – car cette combinaison du particularisme
et de l’égalité abstraite s’accorde parfaitement avec
la structure de la société bourgeoise.
La seconde partie de l’essai répond à l’affirmation
de Bauer selon laquelle, en termes d’émancipation,
le judaïsme va moins loin que le christianisme : alors
que le christianisme est un degré en arrière de
l’émancipation, le judaïsme est, lui, deux degrés en
arrière. Pourtant, paradoxalement (et scandaleuse-
ment), selon Bauer, les Juifs exercent un immense
pouvoir, quoiqu’ils aient peu de droits politiques. À
cela, Marx répond que la description des Juifs faite
par Bauer, tout à la fois, exprime et méconnaît une
réalité du monde contemporain – à savoir que le
pouvoir de l’argent est devenu immense dans
la société bourgeoise et qu’il est hors du contrôle de
la sphère politique. En ce sens, loin d’être inadéquat
au monde moderne, comme Bauer l’affirme, le
judaïsme – ici considéré comme synonyme d’argent
et de trafic – en est l’expression adéquate. L’« idéa-
lisme » du christianisme et le « matérialisme » du
judaïsme ne s’excluent nullement l’un l’autre, ils
sont au contraire complémentaires. Ils représentent

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sous une forme idéalisée le dualisme de la société


bourgeoise.
Autrement dit, Marx affirme que Bauer mécon-
naît la nature dualiste de la structure de l’ordre
bourgeois et qu’il projette une dimension de cet
ordre sur les Juifs.
Cependant, l’essai de Marx est également problé-
matique, et cela à deux niveaux. La seconde partie
de l’essai utilise un langage particulièrement calom-
nieux pour décrire les Juifs. Il est possible que, pour
une part, ce langage ait voulu être ironique – que
toutes les qualités négatives attribuées par Bauer aux
Juifs soient en fait celles du type même de société
politiquement émancipée que Bauer apprécie. Néan-
moins, on peut soutenir que la délectation avec
laquelle Marx décrit les Juifs de façon négative et
désobligeante n’exprime pas seulement la délecta-
tion qu’il a de retourner le langage de Bauer contre
celui-ci, mais aussi ses propres sentiments profondé-
ment ambivalents quant au fait d’être né dans une
famille juive. Par la suite, les termes extrêmement
désagréables que Marx utilise furent pris par beau-
coup dans les organisations socialistes pour une des-
cription exacte des Juifs.
De plus, même si Marx a seulement conçu son
langage comme ironique, comme un élément de sa
polémique contre Bauer, son analyse dans Sur la
Question juive est également problématique lorsqu’on
la considère à partir de la perspective qui est celle
de ses travaux ultérieurs tels que Le Capital. Bien que
Marx, dans cet essai, parle de l’émancipation
humaine comme existant au-delà de l’émancipation

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politique et de la configuration historique dualiste


qui lui est associée, on y trouve peu de choses qui
suggèrent la manière dont ce dualisme pourrait être
dépassé. Ce problème d’une importance cruciale ne
pouvait être résolu qu’une fois que Marx eut déve-
loppé sa critique de l’économie politique.
Dans Sur la Question juive, Marx présente le dua-
lisme État / société civile simplement comme une
opposition ; il ne montre aucune dynamique histo-
rique qui permettrait d’aller au-delà de cette opposi-
tion. Corrélativement, il comprend ici le domaine
social seulement en tant que société civile, c’est‑à-
dire seulement en fonction de la sphère de la circula-
tion, laquelle, à son tour, est métaphoriquement
reliée aux Juifs. Que Marx soit métaphorique en
dépit de son langage calomnieux, c’est évident
lorsqu’il critique Bauer qui identifie aux Juifs la
subsomption du pouvoir social sous le pouvoir éco-
nomique. Autrement dit, Marx affirme que ce que
Bauer critique en tant qu’action des Juifs est en réa-
lité une structure sociale générale historiquement
émergente.
Néanmoins, Marx n’analyse pas de façon adé-
quate la nature de cette structure dans Sur la Question
juive. Dans Le Capital, l’opposition universalité abs-
traite / particularité concrète reste au cœur de l’ana-
lyse, mais elle est désormais fondée sur le double
caractère de la forme-marchandise. Et le lieu de cette
dynamique n’est pas la sphère de la circulation, mais
celle de la production. Par conséquent, bien qu’il y
ait ici ou là quelques remarques désobligeantes à
l’égard des Juifs dans Le Capital, la structure du capi-

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tal, telle qu’elle est analysée par Marx, n’a rien à voir
avec les Juifs. Autrement dit – et c’est crucial –, la
critique du Marx de la maturité localise le noyau cen-
tral du capitalisme – ce qui définit le capitalisme –
dans la façon dont la sphère de la production se
médiatise (et engendre une dynamique historique),
et pas dans la sphère de la circulation. Celle-ci, tou-
tefois, a souvent été associée aux Juifs ; une critique
du capitalisme centrée sur la circulation peut aller de
pair avec des interprétations antisémites de la moder-
nité – comme le montre un Proudhon. La critique
du Marx de la maturité ruine complètement de telles
approches. De plus, elle suggère que, même si, dans
ses tout premiers travaux, Marx centre déjà son ana-
lyse critique sur le cadre structurel de la société bour-
geoise plutôt que sur l’action de tel ou tel groupe
d’acteurs, l’accent qu’il met alors sur la sphère de la
circulation ne fournit pas de base au type de ligne de
partage fondamentale entre la théorie critique du
capitalisme et l’antisémitisme, qui caractérise ses tra-
vaux de la maturité.
On peut donc dire qu’en fondant le dualisme des
dimensions de l’universel abstrait et de la particula-
rité concrète dans le double caractère des catégories
centrales de la modernité capitaliste (marchandise,
capital), Marx, dans son œuvre de la maturité, met en
lumière la base d’une dynamique historique pouvant
mener au-delà de l’opposition statique État (univer-
salité abstraite) / société civile (particularité concrète)
esquissée dans Sur la Question juive. Par là, il fournit
le fondement d’une conception de l’émancipation
qui va au-delà de celle des Lumières et établit cette

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« émancipation humaine » en tant que possibilité his-


torique.

O. G. - L. M. : Vous critiquez la société capita-


liste en tant que société de travail, et vous dites
aussi très justement, avec Marx, que le capital
détermine toute la subjectivité (y compris donc
la conscience ouvrière). Mais alors, quel peut
bien être l’écho social d’une théorie qui critique
le travail et, ce qui rend les choses encore moins
évidentes, dans un contexte où le travail devient
rare ? Nos contemporains ne sont-ils pas poussés
à défendre le travail – même fragmenté, même
vide de sens, et « activité automédiatisante » ?
Cette contradiction a-t‑elle une chance d’être
dépassée ?

M. P. : Nous sommes confrontés à une situation


historique extrêmement difficile, à laquelle nous ne
sommes préparés ni conceptuellement ni politique-
ment. Lors des crises antérieures, quand le taux de
chômage était élevé, on pensait généralement que
la crise était conjoncturelle et que, par conséquent,
le travail redeviendrait disponible ; ou que la crise
était structurelle, ce qui indiquait que le capitalisme
ne pourrait pas créer des emplois pour tous et que
seul le socialisme y parviendrait. Dans les deux cas,
le travail prolétarien était valorisé de façon positive.
De plus, il était implicitement affirmé conceptuelle-
ment et politiquement qu’un tel travail serait tou-
jours en expansion. Cette compréhension implicite
du monde moderne était exprimée théoriquement

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par les diverses critiques de la modernité capitaliste


faites du point de vue du travail (marxisme tradi-
tionnel inclus). Dans les Grundrisse et Le Capital,
Marx analysait, lui, le capitalisme en fonction d’une
dynamique historique très différente. Loin d’aboutir
à l’affirmation historique finale du travail proléta-
rien, la dynamique esquissée par Marx est engen-
drée par, et engendre une contradiction croissante
par laquelle le travail prolétarien devient de plus en
plus anachronique, tout en restant structurellement
nécessaire au capital. L’analyse de Marx se focalise
donc sur une critique du travail sous le capitalisme,
contrairement aux critiques plus traditionnelles du
capitalisme faites du point de vue du travail. L’ana-
lyse marxienne indique la possibilité historique
d’une société future qui ne serait plus fondée sur le
travail prolétarien. En même temps, elle suggère
que la tension interne du capital – engendrée par la
contrainte à une productivité toujours accrue dans
un contexte marqué par l’impératif structurel de
reproduire le travail prolétarien – pourrait finir par
limiter la croissance du prolétariat, globalement
parlant, et inaugurer une période de contraction
inégale, marquée par un temps de travail en aug-
mentation pour quelques-uns et par l’absence de
travail pour beaucoup. Une situation aboutissant au
caractère de plus en plus « superflu » d’un nombre
croissant d’êtres humains.
Peut-être sommes-nous déjà entrés dans une
période de ce genre. Avec le recul, il est devenu clair
que la crise des années 1970 du capitalisme orga-
nisé, keynéso-fordiste, à l’Ouest et du « socialisme

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réellement existant » (capitalisme d’État) à l’Est a


aussi marqué le début d’un long déclin de la classe
ouvrière industrielle et, partant, de la base sociale
des mouvements prolétariens – des syndicats à la
social-démocratie en passant par le communisme.
Ce développement a été masqué en partie par la
croissance rapide de la classe ouvrière dans les pays
antérieurement considérés comme faisant partie
du Tiers Monde, tels que la Chine. Néanmoins, le
travail prolétarien n’a pas été simplement délocalisé
des États-Unis, d’Europe et du Japon ; le change-
ment technologique a commencé à limiter fonda-
mentalement la croissance du prolétariat (y compris
en Chine).
Ces développements semblent justifier l’analyse
marxienne de la possibilité historique de l’abolition
du travail prolétarien. Cependant, la formation d’un
mouvement de masse orienté vers l’abolition du tra-
vail prolétarien en tant que moment central du
dépassement du capital est restée hors de portée,
tout comme l’a été la vision même d’une société
au-delà du capitalisme. La compréhension de l’ana-
lyse critique de Marx en tant que critique du travail
sous le capitalisme, en tant que critique opposée à
une critique faite du point de vue du travail, suggère
que la conscience et la politique révolutionnaires
impliqueraient d’aller au-delà de la conscience pro-
létarienne au sens de la conscience du prolétariat
s’affirmant comme prolétariat, comme producteur
de valeur. Cette distinction est différente de celle,
marxiste traditionnelle, entre conscience réformiste
et conscience révolutionnaire – qui, l’une comme

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l’autre, se fondaient sur l’affirmation du travail.


Tout au contraire, ce qui serait impliqué, c’est
l’émergence d’une politique fondée sur des imagi-
naires post-prolétariens.
Toutefois, la constitution d’une telle politique
s’est heurtée à de nombreux et difficiles problèmes.
En général, les mouvements post-prolétariens, natio-
nalistes, tiers-mondistes et identitaires qui se sont
multipliés durant les dernières décennies ont échoué
à examiner leur relation aux formes structurantes
dynamiques du capital, même quand celles-ci
étaient en train de reconfigurer le monde. Résultat :
au lieu de mener au-delà du capital, et de son oppo-
sition structurante universalité abstraite / particula-
rité concrète, beaucoup de nouveaux mouvements
se sont révélés de plus en plus particularistes. La
crise actuelle a toutefois mis en évidence qu’il ne
pouvait y avoir d’émancipation humaine générale
tant que l’on ignore la centralité du capitalisme.
Dire cela n’est en aucune manière affirmer que tous
les mouvements devraient être subordonnés à ceux
de la classe ouvrière, mais que leur apparition histo-
rique et leur signification politique ne peuvent pas
être saisies pleinement tant que le capital est ignoré.
De plus, lorsque nous tentons de formuler une
critique et une politique adéquates qui mènent au-
delà d’un monde dans lequel le prolétariat est cen-
tral, nous sommes aujourd’hui confrontés à de graves
dilemmes conceptuels et politiques. Si le travail est
au cœur du capitalisme, sa défense ne peut pas sim-
plement entraîner l’affirmation du travail existant.
Socialement, il est impossible de revenir au passé,

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impossible de revenir à une société fondée sur un


prolétariat industriel de masse et en expansion. En
même temps, la présente attaque capitaliste contre
le travail – qui, en plus de la pression accrue sur les
salaires et les profits, entraîne la destruction de beau-
coup d’emplois – doit être distinguée de la possibilité
émancipatrice de l’abolition du travail prolétarien et,
plus généralement, de l’abolition d’un système fondé
sur le travail d’une classe et dans lequel le travail est
un moyen de reproduction individuelle. Il faut
aujourd’hui impérativement développer une défense
du travail existant qui, en même temps, mène au-
delà de lui. Cela requiert toutefois que nous com-
mencions à imaginer une société postprolétarienne
et à développer une conception de la politique
– réformes comprises – qui pointe vers cette possibi-
lité. Cela aiderait à réorienter les luttes ainsi que les
imaginaires vers de nouveaux possibles.

O. G. - L. M. : Si, comme vous l’affirmez, le


capital est Sujet, si aucun groupe humain, ni
même l’humanité tout entière, ne porte en lui la
fin du capitalisme, quelles sont les forces qui
abolissent le capitalisme ? Comment ces forces
s’agrègent-elles ? D’ailleurs, faut-il qu’elles
s’agrègent ? Bref, comment penser la révolution
en dehors du paradigme du sujet ?

M. P. : La question n’est pas celle du sujet en


général, mais celle du sujet historique hégélien – la
force motrice d’une histoire qui devient dialecti-
quement indépendante de la volonté des acteurs

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humains individuels. À cet égard, nombre de ten-


dances du marxisme traditionnel font leur une
appropriation de l’idée hégélienne et son renverse-
ment anthropologique en tant que classe ouvrière,
supposée incarner et représenter le point culminant
de l’histoire : les travailleurs faisant l’histoire. Les
dernières décennies ont connu un très large rejet
de l’idée hégélienne de sujet – tant dans sa version
idéaliste que dans sa version anthropologique (sur
le plan théorique, le tournant vers Nietzsche et la
généalogie est une parfaite illustration de ce rejet).
D’après l’analyse de Marx dans Le Capital, il existe
bien un sujet historique, mais celui-ci est explicite-
ment identifié avec la catégorie de capital, pas avec le
prolétariat. Cette catégorie, selon Marx, est histori-
quement spécifique. Elle saisit une forme dialectique
complexe de médiation sociale, qui engendre une
dynamique historique. Ayant fondé cette dynamique
dans des formes sociales historiquement spécifiques,
l’analyse de Marx suggère donc qu’une des marques
du capitalisme, c’est qu’il se caractérise – et lui seul –
par une logique dialectique. Cela indique que Marx,
dans ses travaux de la maturité, a rompu avec toute
vision transhistorique d’histoire humaine – que ce
soit en termes de logique historique englobante ou
en termes d’événements et de processus toujours
contingents.
Redéfinir la notion hégélienne de sujet historique
en fonction des catégories de marchandise et de
capital modifie de façon complexe les termes de la
question de la relation que l’action humaine entre-
tient avec la structure, puisque l’une et l’autre sont

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comprises comme constituées historiquement ; ces


formes historiquement constituées de médiation
sont constituées par, et constitutives de formes déter-
minées de pratique sociale. D’un côté, l’existence
même d’une dialectique historique en déploiement
indique que l’action humaine a subi une contrainte.
D’un autre côté, ces formes de médiation engendrent
une forme de personnalité – celle du possesseur de
marchandise – pour laquelle l’action est une caracté-
ristique centrale. Sous le capitalisme, les hommes
sont donc socialement constitués en tant qu’êtres
qui, tout en disposant d’une capacité d’initiative
individuelle, sont confrontés à une logique historique
de leur propre faire en tant que logique étrangère qui
contraint l’action historique.
Autrement dit, affirmer que le capital est Sujet
ne signifie pas que les êtres humains soient des
robots, sans capacité d’initiative, et que le problème
de la révolution soit celui de savoir comment des
êtres sans capacité d’initiative pourraient tout à
coup devenir actifs. Le problème est bien plutôt de
savoir comment des êtres socialement constitués et
disposant d’une capacité d’initiative peuvent dépas-
ser des structures contraignant l’action – structures
qui ne sont pas ontologiquement extérieures aux
individus, mais qui sont constituées comme alié-
nées par des formes historiquement spécifiques de
pratique humaine. Dépasser ces structures de
médiation entraînerait le dépassement des formes
de pratique qui les constituent. À un niveau, cela
signifie le dépassement du rôle socialement média-
tisant du travail et l’abolition ou l’auto-abolition du

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prolétariat. Le dépassement de ces moments cen-


traux du capital permettrait aux hommes, pour la
première fois, de devenir les sujets de leur propre
histoire.
C’est là une compréhension radicalement diffé-
rente de celle qui pose le prolétariat (ou tout autre
groupe) en tant que sujet historique sous le capita-
lisme, qui est appelé à se réaliser sous le socialisme.
Bien sûr, cela soulève d’immenses problèmes
conceptuels-politiques, puisque la compréhension
ici présentée ne pré-ordonne pas un « sujet révolu-
tionnaire ». Toutefois, elle suggère au moins que
dépasser le capitalisme requiert l’auto-abolition du
prolétariat ; à un autre niveau, elle suggère aussi
qu’un tel dépassement requiert un universalisme
qui reconnaisse les différences.
Cependant, cette conception n’est pas sans poser
de multiples problèmes – qui s’enracinent dans notre
situation historique. D’un côté, parce qu’une lutte
de classe ininterrompue est intrinsèque au capita-
lisme, le prolétariat doit constamment défendre ses
intérêts de classe. D’un autre côté, s’il se borne à
défendre ses intérêts de classe, il continuera à contri-
buer à la reproduction du capitalisme. En outre, la
centralité du travail prolétarien pour le capitalisme
n’implique pas nécessairement que le prolétariat soit
le seul groupe pouvant contribuer à l’abolition du
capitalisme. Toutefois, cela implique bien que les
divers nouveaux mouvements sociaux devraient éga-
lement être compris en fonction de la dynamique
temporelle engendrante et coercitive du capital. Une
telle compréhension peut aider à mettre au jour des

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niveaux sous-jacents de concordance historique


entre des mouvements par ailleurs hétérogènes. Elle
suggère que les nouveaux mouvements sociaux, s’ils
comprenaient aussi leur propre situation par rapport
au capital, pourraient contribuer à dépasser l’opposi-
tion universalisme abstrait / particularisme concret,
que le capitalisme porte inévitablement en lui. Mal-
heureusement, ces dernières décennies, beaucoup
trop de ces mouvements ont exprimé des formes de
politique de l’identité fondamentalement particula-
ristes. Comme tels, ils sont restés enfermés dans les
limites de l’opposition structurante du capitalisme.
Le problème n’est donc pas simplement celui-ci :
acteur politique déterminé (le prolétariat) ou indé-
terminité politique. Les divers mouvements sociaux,
culturels et politiques n’ont pas à subsumer leur par-
ticularité sous un sujet politique universel (au nom
d’une lutte générale), ni à rester autoréférentielle-
ment particularistes. Bien plutôt, dès lors qu’ils relie-
raient leurs propres situations, besoins et imaginaires
au capital et à la possibilité de son dépassement, de
tels mouvements pourraient aider à transformer tant
eux-mêmes que leur contexte historique plus large,
de sorte qu’ils mèneraient au-delà des oppositions
antinomiques structurant la vie sociale et la pensée
dans un monde médiatisé par le capital.

Paris-Chicago, avril 2012.


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REPÈRES BIOGRAPHIQUES

1942. Moishe Postone naît à Vancouver, Canada.

Vit aujourd’hui à Chicago, États-Unis.

Années 1960. S’inscrit à l’Université de Chicago,


d’abord en sciences (biochimie), puis en histoire
où il s’oriente vers l’histoire des idées (philoso-
phie, science et pensée sociale européenne). Pos-
tone effectue ce changement radical d’orientation
à la suite de la découverte de l’historicité des
formes de pensée.

Fin des années 1960. Participe aux mouvements


étudiants. Crée avec un ami un groupe de réflexion
sur Hegel et Marx. Étudie Marx à travers le
marxisme hérétique du jeune Lukács et de l’École
de Francfort. Dans l’optique d’une connaissance
directe du marxisme critique, s’inscrit à l’Univer-
sité J. W. Goethe de Francfort (Allemagne de
l’Ouest). Postone y étudie pendant dix ans.

1983. Soutient sa thèse The Present as Necessity :


Toward a Reinterpretation of the Marxian Critique of

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Labor and Time [Le Présent comme nécessité :


vers une réinterprétation de la critique marxienne
du travail et du temps]. Ce sont les bases de sa
relecture de Marx.

À partir de 1983, associé à l’Université de Chicago en


tant que chercheur en histoire et en théorie sociale
au Centre d’études transculturelles (c’est‑à-dire
psychosociales). En 1991, devient professeur asso-
cié puis, en 2005, professeur à part entière. Ses
cours portent sur la théorie sociale (Marx, Lukács,
Habermas, Bourdieu, Max Weber, etc.) et l’histoire
des XIXe et XXe siècles européens, en particulier
l’histoire de la culture et de la conscience.

À partir des années 1970, publie de nombreux


articles et recensions d’ouvrages théoriques, parti-
cipe à diverses conférences. Les textes les plus
marquants sont :

En 1978, « Necessity, labor, and time : A reinter-


pretation of the Marxian critique of capitalism »
[Nécessité, travail et temps : une réinterprétation
de la critique marxienne du capitalisme] dans la
revue Social Research.

En 1979, « Stammhein et Tel Zataar », critique de


l’impasse dans laquelle s’enfonce la gauche
pseudo-radicale (ici, la Fraction armée rouge et
ses soutiens non critiques).

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En 1980, première version d’« Antisémitisme et


national-socialisme » dans la revue New German
Critique. Ce texte a fait l’objet de nombreuses
rééditions, plus ou moins augmentées. Traduit et
discuté en Allemagne à partir de 1982.

En 1985, « Lettre à la gauche ouest-allemande », où


Postone développe sa critique des antinomies de
la gauche.

En 1986, « Thèses sur Fassbinder, l’antisémitisme et


l’Allemagne » où Postone s’attaque aux ambiguïtés
du cinéaste et, à travers lui, d’une certaine intelli-
gentsia « de gauche ».

En 1993, Temps, travail et domination sociale (réédité


en 2003). Primé par l’American Sociological
Association [Association sociologique américaine]
en 1996. Traduit et publié en allemand (2003),
espagnol (2006), français (2009). Une édition por-
tugaise est en préparation au Brésil.

En 1993, coédite avec Craig Calhoun et Edward


LiPuma le recueil d’essais Bourdieu : Critical Per-
spectives.

En 2003, coédite avec Eric Santner Catastrophe and


Meaning : The Holocaust and the Twentieth Cen-
tury [Catastrophe et signification : la Shoah et le
XXe siècle].

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Plusieurs recueils ont été publiés dans le monde :

En 2005, Deutschland, die Linke und der Holo-


caust. Politische Interventionen [L’Allemagne, la
gauche et la Shoah. Interventions politiques], Ça
Ira Verlag (Freibourg). Recueil de divers essais,
des années 1970 à aujourd’hui, où Postone ana-
lyse la relation de l’Allemagne à son propre passé,
les impasses de la gauche allemande (bande à
Baader, antisionisme gauchiste, mouvements
d’opposition à la guerre, etc.).

En 2007, Marx Reloaded : Repensar la teoria critica del


capitalismo [Marx reloaded : Repenser la théorie
critique du capitalisme], Traficantes de Suenos
(Madrid). Recueil d’essais sur Marx, la théorie
critique, Derrida, la théorie postindustrielle.

En 2009, History and Heteronomy : Critical Essays


[Histoire et hétéronomie : essais critiques], édité
en anglais par l’Université de Tokyo. Divers textes
sur Marx, la théorie critique, Lukács et les théori-
ciens qui s’intéressent aux transformations glo-
bales contemporaines.
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Table des matières

Présentation v

Repenser la théorie critique du capitalisme 1

Histoire et impuissance. Mobilisations


de masse et formes contemporaines
d’anticapitalisme 21

Les antinomies de la modernité capitaliste.


Réflexions sur l’histoire, la Shoah et la gauche 57

Antisémitisme et national-socialisme 95

Un autre automne allemand 123

Dialogue avec Moishe Postone 129

Repères biographiques 151

Bibliographie 155
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Collection « Intervention philosophique »

La philosophie a-t‑elle quelque chose à dire sur le monde


contemporain ? Peut-elle intervenir dans des débats publics
pour contribuer à éclaircir leurs enjeux et aider à mieux définir
les conditions d’une réponse ?
La collection « Intervention philosophique » a pour ambition
de montrer que l’on peut répondre positivement à ces deux questions.
Il n’y a pas de philosophie sans exercice de la raison.
Mais, outre ses usages spéculatif et pratique, la raison philosophique
a également une fonction de critique publique. C’est cet effet public
de la philosophie qu’il s’agit de restituer par la publication de textes
prenant position sur des questions d’actualité.

BARBÉRIS Isabelle, Théâtres contemporains. Mythes et idéologies,


1re éd., 2010.
BARTHOUX Gérard, L’école à l’épreuve des cultures, 1re éd., 2008.
CHATEAU Jean-Yves, Pourquoi un septième art ? Cinéma et philo-
sophie, 1re éd., 2008.
DE KONINCK Thomas, La nouvelle ignorance et le problème de la
culture, 1re éd., 2000.
DELACAMPAGNE Christian, Islam et Occident, les raisons d’un
conflit, 1re éd., 2003.
DELSOL Chantal, MATTÉI Jean-François (sous la dir.), L’iden-
tité de l’Europe, 1re éd., 2010.
DESCAMPS Philippe, L’utérus, la technique et l’amour, 1re éd.,
2008.
DURAFOUR Jean-Michel, Jean-François Lyotard : questions au
cinéma, 1re éd., 2009.
ELLUL Jacques, Islam et judéo-christianisme, 1re éd., 2004.
Réédition « Quadrige », 2006.
FRIMAT François, Qu’est-ce que la danse contemporaine ?, 1re éd.,
2010.
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LACOSTE Charlotte, Séductions du bourreau. Négation des vic-


times, 1re éd., 2010.
MAGNARD Pierre, Questions à l’humanisme, 1re éd., 2000.
MATHIAS Paul, Des libertés numériques. Notre liberté est-elle mena-
cée par l’Internet ?, 1re éd., 2008.
MATTÉI Jean-François, La barbarie intérieure, 3e éd., 2001.
Réédition « Quadrige », 2004.
MATTÉI Jean-François, Le procès de l’Europe. Grandeur et misère
de la culture européenne, 1re éd., 2011.
MICHAUD Yves, La crise de l’art contemporain, 5e éd., 1999.
Réédition « Quadrige », 2005.
POSTONE Moishe, Critique du fétiche-capital. Le capitalisme,
l’antisémitisme et la gauche, 1re éd., 2013.
SALANSKIS Jean-Michel, La gauche et l’égalité, 1re éd., 2009.
SCHIFFER Daniel Salvatore, La philosophie d’Emmanuel Levinas.
Métaphysique, esthétique, éthique, 1re éd., 2007.
SCHIFFER Daniel Salvatore, Philosophie du dandysme. Une esthé-
tique de l’âme et du corps, 1re éd., 2008.
SCHIFFER Daniel Salvatore, Le dandysme, dernier éclat d’hé-
roïsme, 1re éd., 2010.
SPURK Jan, Quel avenir pour la sociologie ? Quête de sens et com-
préhension du monde social, 1re éd., 2006.
T AGUIEFF Pierre-André, La nouvelle propagande antijuive,
1re éd., 2010.
WUNENBURGER Jean-Jacques, L’homme à l’âge de la télévision,
1re éd., 2000.
YAKIRA Elhanan, Post-sionisme, post-Shoah. Trois essais sur une
négation, une délégitimation et une diabolisation d’Israël, 1re éd.,
2010.
ZARKA Samuel, Art contemporain : le concept, 1re éd., 2010.
ZARKA Yves Charles, FLEURY Cynthia, Difficile tolérance,
1re éd., 2004.
ZARKA Yves Charles (sous la dir.), Faut-il réviser la loi de 1905 ?,
1re éd., 2005.
ZARKA Yves Charles, Un détail nazi dans la pensée de
Carl Schmitt, 1re éd., 2005 ; traduit en italien, espagnol et
hébreu.
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ZARKA Yves Charles, Réflexions intempestives de philosophie et de


politique, 1re éd., 2006.
ZARKA Yves Charles (sous la dir.), Critique des nouvelles servi-
tudes, 1re éd., 2007.
ZARKA Yves Charles, La destitution des intellectuels et autres
réflexions intempestives, 1re éd., 2010.
ZASK Joëlle, Art et démocratie. Peuples de l’art, 1re éd., 2003.
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Cet ouvrage a été composé par IGS-CP (16)


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