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2 | 2007 : L'idéologie en sociologie de la littérature

Pour une approche sociologique des relations entre


littérature et idéologie
Gisèle Sapiro
Mots-clés :
Idéologie, Champ de production idéologique (théorie du), Champ littéraire (théorie du), Champ
politique, Censure, Vision du monde
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Plan

Champ littéraire et champ de production idéologique

Vision du monde et engagement

Réception et annexion

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Texte intégral
1 Voir, par exemple, Goldmann (Lucien), « Critique et dogmatisme dans la création littéraire »,Marxi (...)

2 Bourdieu (Pierre),Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992 (...)

1D’origine marxiste, le concept d’idéologie a eu le mérite de rappeler, contre le


présupposé d’une indétermination sociale des œuvres d’art, expression de l’idéologie
romantique du « créateur incréé », et contre les approches formalistes ou purement
textuelles de la littérature, comme le « new criticism », que la littérature avait partie
liée avec un système de valeurs, une vision du monde, et qu’elle pouvait exprimer le
point de vue des dominants ou celui des dominés dans la société. Cette approche a
déplacé l’intérêt de la recherche de l’intentionnalité de l’auteur aux déterminants
sociaux de la production de l’œuvre. Néanmoins, la réduction de la littérature comme
de la religion à une superstructure, un simple reflet de l’infrastructure des rapports de
production, est vite apparue comme une impasse : les sociologues marxistes de l’art et
de la littérature ont eux-mêmes commencé à s’interroger sur l’autonomie relative des
œuvres par rapport aux « idéologies1 ». On trouve chez Engels l’idée que le droit
dépend des juristes, donc d’un groupe de spécialistes, idée que Max Weber a
développée à propos de la religion : la spécialisation d’un groupe d’agents conduit à
instaurer une coupure entre professionnels et profanes. Pour Weber comme pour
Durkheim, cette évolution s’observe dans différents domaines de la société avec la
division du travail qui entraîne une différenciation des activités. Pierre Bourdieu a mené
cette réflexion à son terme en forgeant le concept de « champ » qui suppose une
autonomie relative de l’activité concernée par rapport aux contraintes sociales,
politiques et économiques, et il l’a appliquée à la littérature en proposant une synthèse
originale des approches weberienne et marxiste2.

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3 Bourdieu (Pierre), « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, no 246, pp. 865-9 (...)

4 Dubois (Jacques) & Durand (Pascal), « Champ littéraire et classes de textes »,Littérature, no 70, (...)

5 Ibid.

2L’« autonomisation méthodologique3 » de cet objet est toutefois soumise à certaines


conditions, notamment la prise en compte des contraintes qui pèsent sur ces univers,
produits de leur histoire et de leur structure. L’analyse sociologique du « fait littéraire »
se propose d’étudier les médiations entre les conditions sociales et le texte littéraire4.
Ces médiations, qui sont le « prisme » à travers lequel se réfractent les contraintes
socio-économiques et politiques, pour employer le terme d’Alain Viala 5, résident dans
les conditions de production, de diffusion et de circulation des œuvres, ainsi que dans
les conditions de leur réception.

6 Bourdieu (Pierre),Esquisse d’une théorie de la pratique [1971], rééd. Paris, Éditions du Seuil, « (...)

7 Voir notamment Bourdieu (Pierre), « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, no 3, mai-juin 1977, (...)

3La notion d’idéologie doit elle-même être interrogée sous ce rapport. Elle présuppose
en effet un système de valeurs cohérent et explicite, que les dominés intériorisent sous
la forme d’une « fausse conscience » selon l’approche marxiste. Mais l’idéologie ne
forme un véritable système que pour un petit groupe de spécialistes. Bourdieu a
substitué à cette notion celle de doxa, c’est-à-dire l’ensemble des croyances qui fondent
la vision du monde et font que ce monde va de soi. Ces croyances, ces schèmes de
perception, d’action et d’évaluation du monde sont constitutifs de l’habitus :
contrairement aux présupposés de la théorie de l’acteur rationnel, ils orientent les
conduites et les jugements sans être nécessairement explicites, sous la forme d’un sens
pratique6. Le processus d’inculcation de ces croyances et de ces schèmes est à l’origine
de ce que Bourdieu a appelé la « violence symbolique7 ». Son fonctionnement repose
sur trois éléments simultanés : la reconnaissance de la légitimité de la domination
entraîne la méconnaissance de son arbitraire et l’intériorisation de la relation de
domination par les dominés. Cette définition de la violence symbolique ouvre des
perspectives pour penser la relation entre littérature et idéologie : la littérature n’est-
elle pas faite précisément de ces formes symboliques qui permettent d’euphémiser et
donc de masquer les principes de domination tout en les légitimant ? Inversement, elle
a le pouvoir de dévoiler ces principes cachés par une opération inverse de
déconstruction.

8 Bourdieu (Pierre), « Le marché linguistique »,Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 136 (...)

9 Je l’ai montré dans le cas de la France occupée pendant la Deuxième Guerre mondiale : Sapiro (Gisèl (...)

4Ces schèmes sont imposés à travers des instances comme l’école et la presse, que
Louis Althusser a définis comme des « appareils idéologiques d’État ». Ayant étudié de
près les mécanismes par lesquels l’école exerce cette violence symbolique, Bourdieu
préfère néanmoins réserver ce concept à des cas extrêmes : « un champ devient un
appareil lorsque les dominants ont les moyens d’annuler la résistance et la réaction des

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dominés8 ». Car même dans les régimes les plus autoritaires et ceux qui ont déployé
les méthodes de contrôle idéologique les plus sophistiquées, une opposition, une
résistance a existé, fût-ce dans la clandestinité. Et une forme d’autonomie a subsisté
lorsqu’il y avait un champ littéraire ou intellectuel déjà constitué9.

10 Weber (Max), Le Savant et la politique, Paris, Plon, « 10/18 », 1959 ; Bourdieu (Pierre), « Questio (...)

5Parallèlement aux mécanismes cognitifs et institutionnels, il faut s’interroger sur les


producteurs d’idéologie. Cette fonction qui a été longtemps assumée par les instances
religieuses s’est différenciée dans le cadre du processus de laïcisation par lequel le
monopole du pouvoir spirituel leur a été retiré. Processus qui est allé de pair avec
l’émergence de spécialistes de la production idéologique. Si les intellectuels ont joué un
rôle majeur dans ce processus au XVIIIe siècle, la professionnalisation des hommes
politiques, dont Weber avait entrepris l’analyse, a conduit à la clôture du jeu politique
et à l’exclusion des profanes, comme l’a montré Bourdieu10.

11 Bourdieu (Pierre),La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 465 (souli (...)

6La lutte pour l’imposition de la vision dominante du monde constitue toutefois plus
largement ce que Bourdieu a appelé un champ de production idéologique, « univers
relativement autonome, où s’élaborent, dans la concurrence et le conflit, les
instruments de pensée du monde social objectivement disponibles à un moment donné
du temps et où se définit du même coup le champ du pensable politique ou, si l’on
veut, la problématique légitime11 ». Dès lors, deux questions se posent. Premièrement,
quel est le degré d’autonomie du champ littéraire par rapport à ce champ de production
idéologique et quelles sont les relations entre ces deux espaces ? Deuxièmement, dans
la mesure où il est relativement autonome, est-ce à dire que la littérature ne véhicule
aucune vision du monde ou idéologie ?

7La première question appelle une réponse empirique pour chaque configuration socio-
historique. La seconde, en revanche, suppose d’interroger ce concept d’idéologie et ses
usages : je réserverai pour ma part le terme d’idéologie aux discours de ces spécialistes
de la production idéologique et j’emploierai les concepts de vision du monde et de
schèmes de perception et d’évaluation à propos des œuvres qui ne relèvent pas
directement du champ de production idéologique, mais d’une activité spécifique
autonomisée. Cette distinction part du postulat que les producteurs culturels n’ont pas
nécessairement un discours idéologique cohérent et construit, et surtout que la vision
du monde et les valeurs que véhicule l’œuvre sont à la fois plus larges et plus floues,
moins cohérentes, qu’un discours idéologique.

8La question des relations entre littérature et « idéologie » suppose donc une analyse
sociologique en trois temps qui ne sont distingués que pour les besoins de la recherche
et qui doivent être conçus comme trois niveaux agissant simultanément sur cette
relation. En premier lieu, il s’agit d’étudier les conditions de production des œuvres, et
notamment le système de contraintes extérieures qui pèsent sur leur production, à
savoir le degré d’autonomie du champ littéraire par rapport aux champs politique,
religieux, économique, médiatique. Le deuxième niveau concerne le rapport entre
l’œuvre et la vision du monde de l’auteur ainsi que son système de valeurs. Enfin, le
troisième niveau a trait à sa réception.

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Champ littéraire et champ de production


idéologique
12 Sapiro (Gisèle), « The literary field between the state and the market », Poetics. Journal of Empir (...)

9Les champs littéraires nationaux peuvent être situés selon deux facteurs : le degré de
libéralisme économique et le degré de libéralisme politique ou idéologique.
Historiquement, ces deux facteurs ont eu tendance à se superposer. D’un côté, que ce
soit sous l’Ancien régime ou dans les régimes autoritaires, le contrôle idéologique
supposait une stricte régulation du marché et un contrôle de l’organisation
professionnelle. De l’autre, la libéralisation des échanges économiques s’est souvent
accompagnée ou habillée de la revendication du libéralisme politique (liberté
d’expression, liberté d’association) et culturel (liberté de création et de consommation),
de la Révolution française à la politique néo-libérale de la seconde moitié duXXe siècle.
De sorte que s’il faut garder la distinction de ces deux facteurs à l’esprit, on peut
néanmoins, pour simplifier, situer les différents champs littéraires sur un continuum
selon leur plus forte dépendance à une institution (État, Église) ou au marché12.

10Du côté du contrôle institutionnel, on rangera les régimes autoritaires où les


échanges économiques sont strictement régulés et les produits culturels entièrement
contrôlés par un appareil créé à cet effet et/ou une centralisation des instances de
production et de consécration. Dans ces régimes, l’État est un instrument de contrôle
mis au service de systèmes idéologiques à prétention totalisante, qu’ils soient religieux,
fascistes ou communistes. L’offre culturelle apparaît donc très largement déterminée
par la demande idéologique et/ou par celle des fractions dominantes. Selon que ces
systèmes parviennent à s’approprier plus complètement le monopole de la violence
légitime (appareil administratif, forces de l’ordre, etc.), le contrôle de la production
culturelle sera plus strict. Je laisse de côté ici, parce qu’elles ne leur sont pas
spécifiques, les formes de violence et de répression physique exercée par ces régimes
contre les intellectuels suspects de dissidence.

13 Sur le contrôle de la production littéraire dans la France occupée, voir notamment : Fouché (Pascal (...)

14 Savart (Claude),Les Catholiques en France au XIXe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, (...)

11Les instruments du contrôle idéologique des publications sont bien connus. Ils
permettent d’établir une gradation du degré de contrôle, à condition cependant de
prendre également en compte l’application qui est faite en pratique, celle-ci pouvant
être plus ou moins rigoureuse. Le premier de ces instruments est l’autorisation
d’imprimer, qui est le moyen de contrôle le plus sélectif, mais aussi le plus coûteux (par
exemple, l’Église romaine sous l’Ancien régime). Ce strict contrôle est devenu
impossible dans la pratique avec l’élargissement du marché du livre au XVIIIe siècle. Le
contrôle préalable avant publication, par le moyen de la censure, part du principe
inverse (on n’interdit que les livres litigieux), mais implique une organisation semblable
à la précédente (un groupe d’agents spécialisés et fiables préposés à la censure) et un
coût assez important. Les deux systèmes se combinent souvent avec un troisième
instrument : les listes d’interdiction, sur le modèle du catalogue de l’Index, catalogue
des livres prohibés par l’Église catholique ; souvent utilisées en cas de changement de

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régime ou occupation d’un pays étranger (par exemple, en France pendant la Deuxième
Guerre mondiale13), ou quand un système idéologique ne parvient pas à monopoliser
tout l’appareil d’État (comme ce fut le cas de l’Église catholique en France
au XIXe siècle14).

15 Dury (Maxime), « Du droit à la métaphore : sur l’intérêt de la définition juridique de la censure » (...)

16 Voir, pour le cas français, Mollier (Jean-Yves), « La survie de la censure d’Etat (1881-1949) », ib (...)

12En postulant la liberté de publier, les régimes libéraux se démarquent foncièrement


des précédents : on passe d’un régime préventif à un régime répressif, cette liberté
étant assortie de restrictions plus ou moins importantes, dont la transgression entraîne
des sanctions (c’est le régime pour le livre en France depuis 181915). Les restrictions
sont d’ordre politique et moral, ces deux catégories étant souvent imbriquées : la
« morale publique » et les mœurs sont des expressions de l’idéologie dominante. Le
degré de libéralisme varie cependant selon les périodes et selon l’application plus ou
moins stricte de ces lois à différentes époques, notamment en temps de crise (guerres,
conflits sociaux, etc.16).

17 Voir, par exemple, Garrard (John) & Garrad (Carol), Inside the Soviet Writers’ union, NY/London, Th (...)

13Dans les régimes autoritaires, le contrôle ne s’effectue pas uniquement par le biais
de la prévention et de la répression, ni par des moyens économiques (comme la loi
française de 1850 instaurant une taxe pour les journaux publiant des romans en
feuilleton). Outre les systèmes de gratifications et de rétributions directes aux
intellectuels les plus dévoués, les moyens de contrôle majeurs sont la centralisation des
moyens de production, l’unification de la profession, le contrôle des instances
professionnelles et l’encadrement idéologique. Assurant une certaine homogénéité du
recrutement professionnel, ils permettent de limiter ou encore de traquer plus
rapidement les comportements hérétiques. Les régimes non libéraux ont ainsi imposé
une forme d’organisation professionnelle des intellectuels permettant d’améliorer le
contrôle idéologique de la production culturelle. Dans les régimes communistes, les
unions d’écrivains, groupements professionnels fondés sur le modèle syndical, étaient
des instances centralisées contrôlant à la fois l’édition et la consécration par leurs
revues et leurs prix. Officiellement, ils n’étaient pas affiliés au Parti communiste, mais
les communistes, qui représentaient le groupe le plus important en leur sein, exerçaient
un contrôle idéologique étroit, et leur indépendance formelle était très largement
illusoire17.

18 Voir Robin (Régine), Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.

14Ces régimes ne voulaient pas seulement contrôler mais aussi orienter la production
culturelle, assignant à la littérature une mission pédagogique dont la méthode du
« réalisme socialiste » devait être l’instrument18.

19 Voir mon livre La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 6. Voir aussi Lambert (Benoît) & Matonti (F (...)

20 Voir Popa (Ioana),La Politique extérieure de la littérature. Une sociologie de la traduction des l (...)

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21 Voir Simonin (Anne), Les Éditions de Minuit 1940-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 1994. (...)

15Comme sous d’autres régimes autoritaires, des stratégies pour échapper à ces
contraintes ont été mises en place. Face à la centralisation institutionnelle, la tentative
d’unification du corps et la propension à l’homogénéisation professionnelle, on voit se
reconstituer une logique de champ opposant les dominants – détenteurs du monopole
des moyens de la consécration officielle – aux dominés qui résistent à ce système.
Cependant, ce champ est doté d’une faible autonomie, la logique de structuration du
champ restant ici régie par l’opposition politique entre orthodoxes soumis à l’idéologie
dominante et hérétiques-dissidents. La première, qui opère au grand jour, dans des
supports ou cadres légaux comme l’imprimé ou le théâtre, recourt à un code, à
l’allégorie ou à l’allusion : le déplacement dans le temps (histoire) ou dans l’espace
géographique constitue une stratégie courante, employée, par exemple, par les poètes
français sous le régime de Vichy ou les opposants aux régimes communistes 19. La
seconde échappe au cadre juridique en s’exilant dans des supports imprimés à
l’étranger, comme le fit Malraux qui publia en Suisse pendant la Deuxième Guerre
mondiale, ou nombre d’auteurs dans les régimes communistes, tels que Paul Goma20.
La troisième enfreint la loi en publiant clandestinement, comme les éditions de Minuit
ou les samizdat21.

16Le régime de contrôle de l’imprimé conditionne les pratiques d’écriture (à travers


l’autocensure, par exemple) ainsi que la déontologie du métier d’écrivain. C’est ainsi
que, contre les diverses formes de censure ou de répression, dire la vérité a pu devenir
une valeur littéraire au même titre que la défense de la beauté, le désintéressement et
la sincérité, comme l’ont illustré Bertold Brecht en Allemagne et Paul Goma en
Roumanie. En ce sens, le combat contre le contrôle politique de la production culturelle
a contribué à fonder les principes et valeurs sur lesquels reposent l’autonomie relative
du champ littéraire et l’idéologie professionnelle du métier d’écrivain, même si, comme
on l’a vu, dans les régimes autoritaires, la défense de l’autonomie est associée à une
lutte politique à laquelle elle reste subordonnée.

22 Voir Boschetti (Anna), Sartre et « Les Temps Modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Minu (...)

23 Voir mon article « Forms of politicization in the French literary field », Theory and society, no 3 (...)

24 Les nouvelles formes de politisation qui apparaissent à cette époque sont centrées sur la défense d (...)

17Il faut toutefois s’interroger sur les conditions qui font qu’un écrivain est conduit à
intervenir dans le jeu politique quand il n’y est pas contraint par le pouvoir ou les
circonstances, à l’instar de Zola ou Sartre, qui ont constitué le modèle de l’écrivain
engagé22. On émettra ici l’hypothèse qu’elles requièrent un certain degré de
différenciation entre champ littéraire et champ politique qui fait que les écrivains se
trouvent exclus du jeu du fait de la professionnalisation des hommes politiques, comme
ce fut le cas en France à partir du Second Empire23. A partir des années 1970, en
revanche, la différenciation a atteint un point tel – avec le déclin de la culture
humaniste en particulier – qu’elle s’est traduite par une dépolitisation du champ
littéraire et une dé-littérarisation du champ politique24. Notons cependant que la
politisation de Sartre est intervenue à un moment de restriction de la liberté
d’expression, sous l’Occupation allemande.

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25 Sapiro (Gisèle), La Guerre des écrivains, op. cit.

26 Paulhan (Jean), « Du pacifisme absolu », La NRF, no 304, 1er janvier 1939, p. 167.

18La production littéraire est régulée non seulement par les lois restreignant la liberté
d’expression mais aussi par les institutions littéraires, qui constituent une des
principales médiations entre le champ littéraire et l’espace social. J’ai montré ailleurs
que ces instances ont un degré d’autonomie plus ou moins élevé par rapport aux
contraintes extra-littéraires, et donc idéologiques25. L’Académie française est, par
exemple, une instance étatique par laquelle se retraduisent les attentes du champ du
pouvoir et s’exerce une forme de censure sur la littérature. L’Académie a néanmoins
perdu à la fin du XIXe siècle le monopole de la consécration du champ littéraire et a été
concurrencée par d’autres instances : prix littéraires, revues, etc. À l’opposé, et à la
différence des anciennes revues littéraires et politiques comme La Revue des Deux
Mondes, La Nouvelle Revue française (NRF) voulut marquer son autonomie par rapport
aux contraintes politiques en faisant dialoguer en son sein des points de vue opposés –
en 1934, un article de Trotsky fut ainsi contrebalancé par un article de Drieu La
Rochelle en faveur du socialisme fasciste –, ou en refusant de juger les œuvres du point
de vue idéologique : ainsi, en janvier 1939, La NRF publia un court pamphlet pacifiste
de Giono accompagné d’un commentaire non moins bref de Paulhan qui, laissant de
côté la politique et la morale, se bornait à observer que ce n’est pas là « du très bon
Giono26 ». Ceci renvoie au troisième niveau, celui de la réception, qui ne se différencie
du premier que par la distinction entre l’amont et l’aval du processus de production de
l’œuvre elle-même.

27 André Schiffrin en a donné des exemples dans Le Contrôle de la parole, Paris, La Fabrique, 2005. (...)

19Enfin, la libéralisation politique n’implique pas la disparition de toute contrainte. La loi


du marché exerce également une forme de censure sur la production littéraire, en
éliminant les œuvres les plus exigeantes et les genres comme la poésie et le théâtre.
En outre, même si Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi, se flattait de publier
le syndicaliste altermondialiste José Bové, il existe des formes de censure idéologique
exercées plus ou moins directement par les acteurs du marché éditorial, notamment
dans les grands groupes comprenant aussi des industries de la communication27.

28 Dubois (Vincent),La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, B (...)

29 Sapiro (Gisèle), « Entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié du(...)

20Pour limiter les effets de la loi du marché sur la production culturelle, l’État joue
fréquemment un rôle régulateur dans les pays libéraux, à travers la politique culturelle,
qui témoigne de l’importance accordée au patrimoine culturel dans la constitution de
l’identité nationale28. En déléguant la sélection des œuvres méritant d’être aidées à des
commissions spécialisées comme celles du Centre national des lettres, ces politiques
marquent aussi la reconnaissance par l’État du principe de l’autonomie relative du pôle
de production restreinte29.

Vision du monde et engagement

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30 Voir Suleiman (Susan), Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, 1983. Voir aussi, par ex (...)

21Il faut distinguer les prises de position politiques explicites de l’idéologie ou, plus
largement encore, des schèmes de perception et d’évaluation que véhiculent les
productions littéraires. Ces schèmes, qui renvoient à des valeurs et à des systèmes de
classement hiérarchisés (haut/bas, digne/indigne, noble/ignoble), existent non
seulement dans les romans à thèse, qui ont fait l’objet d’études conséquentes30, mais
aussi dans les œuvres apparemment les plus dépolitisées. Le rapport entre les schèmes
de perception qui structurent les œuvre et ceux qui composent l’idéologie dominante a
constitué l’objet des approches marxistes, notamment de Lucien Goldman, et il est au
cœur des travaux de la sociocritique qui, à l’instar de Marc Angenot, mettent en relation
les œuvres avec le « discours social ». Mais alors que le premier supposait une
autonomie relative de la structure de signification et donc une cohérence de l’œuvre, le
second s’intéresse au contraire à ce que la littérature partage avec les autres catégories
de discours dans la société. La démarche d’Angenot a le mérite de dépasser
l’opposition, problématique d’un point de vue sociologique, que la sociocritique tend à
faire entre littérature et « discours social » : problématique parce qu’à la fois trop
vague – elle ne différencie pas les types de discours sociaux dans leur spécificité – et
trop restrictive – elle exclut la littérature. Qui plus est, les œuvres ne peuvent être
réduites aux représentations qu’elles véhiculent. Il faut prendre en compte les
médiations qui font subir à ces représentations une véritable transsubstantiation. C’est
pourquoi l’approche en terme de structure de signification conserve sa pertinence, à
condition de sortir de l’essentialisme qui prévalait encore dans l’approche marxiste, au
profit d’une approche véritablement relationnelle, non seulement dans l’analyse interne
de l’œuvre, mais dans sa relation avec d’autres œuvres. À condition d’introduire
également les médiations sociales.

31 Gothot-Mersch (Claudine), La Genèse de Madame Bovary, Paris, Corti, 1966, pp. 264-265 ; Leclerc (Yv (...)

32 Bourdieu (Pierre),L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

33 Sur la question du narrateur, voir notamment Cohn (Dorrit), La Transparence intérieure, trad fr., P(...)

22Ces médiations relèvent en effet aussi bien des institutions et des acteurs que de
l’espace du pensable et du dicible au sein de l’espace social (censure, autocensure) et
de l’espace des possibles au sein du champ littéraire (genre, contraintes formelles,
etc.). Les manuscrits de Madame Bovary de Flaubert révèlent, par exemple, le travail
de suppression d’images licencieuses, de blasphèmes et d’allusions politiques 31. Mais
les médiations résident surtout dans le travail de mise en forme et d’euphémisation qui
rend souvent ces schèmes méconnaissables, comme le montre Bourdieu
dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger32. On peut classer les œuvres selon leur
degré d’autonomie relative par rapport à un système idéologique. L’opposition entre
monologisme et dialogisme suggérée par Régine Robin fournit un premier critère. La
position du narrateur constitue un deuxième critère : aux interventions explicites de
l’auteur dans le récit (comme dans Les Déracinés de Barrès) s’oppose la neutralité
axiologique du narrateur impersonnel (Flaubert) ou encore la différenciation entre
l’auteur et le narrateur par l’adoption d’une perspective narrative intradiégétique
(Claude Simon)33. L’ironie est également un puissant mode de distanciation, comme
l’ont montré Flaubert ou Baudelaire. Dans les récits autobiographiques, c’est souvent la

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temporalité qui introduit une distance entre l’auteur et son personnage. Cependant,
d’autres formes de relativisation du point de vue de l’auteur existent, qu’il faudrait
répertorier.

34 Pour plus de détail, voir mon article : « Entre le rêve et l’action : l’autobiographie romancée de (...)

23Au niveau individuel, la vision du monde qu’un auteur engage dans son œuvre,
parfois à son insu, est le fruit de son habitus, système de dispositions à se représenter
le monde et à agir selon certains schèmes de perception, d’évaluation et d’action. Ces
dispositions ont été acquises au cours de la socialisation primaire dans le milieu familial
et de la socialisation secondaire à l’école. Même si certaines d’entre elles peuvent être
infléchies au cours de la trajectoire, notamment pendant la scolarité ou au cours du
processus de socialisation dans le champ, les dispositions premières continuent en
grande partie de structurer l’habitus, la faculté de s’adapter aux changements étant
elle-même une disposition inégalement répartie. Dans son autobiographie, Sartre a
donné une très belle illustration de la façon dont se fabrique la disposition
intellectualiste et la croyance dans le pouvoir des mots. L’habitus ne se résume pas aux
propriétés objectives et objectivables par la statistique, mais inclut le rapport subjectif
à la trajectoire et la pente, ascendante ou déclinante, qui peut être à l’origine d’une
vision optimiste ou pessimiste, tournée vers l’avenir ou passéiste (sans que la relation
soit mécanique, bien entendu). Chez les intellectuels, ce rapport peut être
intellectualisé et universalisé par l’intermédiaire de schèmes qui permettent la relecture
de leur propre trajectoire comme un destin collectif. Par exemple, dans son roman
autobiographique Rêveuse Bourgeoisie, Drieu La Rochelle universalise son expérience
particulière du déclin familial au moyen du schème idéologique de la « décadence »
nationale développé par l’extrême-droite, schème qui, sans être thématisé directement,
imprègne le roman de bout en bout en liant étroitement le déclin familial à la fin du
vieux monde et à la modernisation34. Nombre de romans réalistes socialistes
fournissent des exemples opposés.

35 Sur ce concept emprunté à Bourdieu, voir Viala (Alain), « Éléments de sociopoétique », dansApproch (...)

24Se pose dès lors la question de l’articulation entre les prises de position explicites de
l’auteur dans le champ de production idéologique et son œuvre. Les attitudes politiques
d’un écrivain en tant que tel sont souvent homologues à ses prises de position
esthétiques. Cette homologie est médiatisée par la position qu’il occupe dans le champ
et sa conception de la littérature – la « posture » étant la manière d’occuper la
position35.Elle demande toutefois à être vérifiée empiriquement dans chaque cas, les
stratégies et ajustements n’étant jamais automatiques. Un cas d’ajustement presque
parfait est l’usage délibérément idéologique que fait Aragon de la poésie courtoise dans
ses poèmes de Résistance, et qui lui permet d’intervenir dans le champ de production
idéologique par une action spécifique dans le champ littéraire, bien que celle-ci ne
corresponde pas vraiment à la conception que le Parti communiste se faisait de l’action
au même moment.

36 Sapiro (Gisèle), La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 6 et 7.

25Une erreur méthodologique fréquente en histoire des idées consiste à chercher la


cohérence de l’œuvre ou des prises de position d’un intellectuel dans son parcours
singulier. Or la cohérence des prises de position esthétiques aussi bien qu’éthico-

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politiques d’un écrivain réside non seulement dans son « habitus », c’est-à-dire dans
ses dispositions héritées et acquises, son milieu familial d’origine, son éducation, mais
aussi dans l’évolution du champ. Ce sont les ajustements de la trajectoire individuelle à
l’évolution de l’espace social et avec celle de l’espace des possibles et des pensables
constitutives du champ littéraire à un moment donné qui donnent leur sens aux prises
de position successives. Ainsi Auréliend’Aragon est très délibérément une réplique à la
fois esthétique et idéologique à Gilles de Drieu La Rochelle. Certes, les stratégies
d’opposition ou de dépassement ne sont pas toujours aussi conscientes, mais les
univers intellectuels fonctionnent selon une logique de concurrence spécifique et des
règles qui leur sont propres. On ne comprendra pas l’évolution de la conception
aragonienne de la « poésie nationale » ou du réalisme sans porter au jour l’imbrication
très particulière des enjeux politiques et littéraires tels qu’il les perçoit à partir de sa
position : d’un côté, le problème de la définition de la place des intellectuels au sein du
Parti communiste et de leur autonomie relative, de l’autre les enjeux propres au champ
littéraire : l’opposition à la poésie pure de Paul Valéry, l’appropriation critique
d’Apollinaire, la référence à Brecht, etc.36

Réception et annexion
37 *** [Claude Morgan], « Colette, la Bourgogne et M. Goebbels », Les Lettres françaises (clandestines(...)

26La signification que prennent les œuvres est inséparable de leur interprétation et des
appropriations dont elles sont l’objet. La réception est médiatisée par les modalités de
la publication et de la diffusion : paratexte (préface, postface), support (presse, article
dans une revue spécialisée, brochure, livre), place et environnement dans le support
(dans la page de journal ou la collection). L’environnement peut ainsi orienter la
réception d’un texte dans un sens tout différent des intentions de l’auteur, surtout en
période de paroles surveillées. C’est la raison pour laquelle durant l’Occupation
allemande en France, nombre d’écrivains de l’opposition décidèrent de s’abstenir de
publier dans la presse. Le directeur des Lettres françaises clandestine, Claude Morgan,
donnait comme exemple le sens politique que pouvait revêtir un article anodin de
Colette sur la Bourgogne lorsqu’il voisinait, dans la revue ultra-collaborationniste La
Gerbe, avec un article du Dr. W. Reimer intitulé « Terre d’entre Rhin et Rhône37 ». Il
est significatif qu’on tienne compte de ces éléments dans les procès littéraires : ainsi,
un livre publié dans une collection à diffusion restreinte et au prix élevé bénéficiera de
circonstances atténuantes, contrairement à un roman-feuilleton, par exemple, non
seulement en raison de la diffusion effective, mais aussi des intentions de l’auteur que
ce choix du support révèle.

38 On trouvera des exemples d’études de réception politisée ou d’usages idéologiques des œuvres dans l (...)

39 Pudal (Bernard), « Paul Nizan : l’homme et ses doubles », Motsno 32, septembre 1992 et « La second (...)

27La réception est ensuite médiatisée par les interprétations et les annexions dont
l’œuvre est l’objet par ces intermédiaires que sont les lecteurs, qu’ils appartiennent au
champ littéraire (revues, jurys, académies) ou lui soient extérieurs (tribunaux, partis
politiques), qu’ils soient institutionnels (censeurs, associations, Ligues de moralité) ou
individuels, professionnels (critiques, pairs) ou amateurs. Du point de vue des
appropriations et des usages idéologiques qui peuvent être faits des œuvres 38, on
s’intéressera ici surtout aux acteurs professionnels et institutionnels. Particulièrement

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révélatrices de ces usages sont les tentatives d’annexion contradictoires, à l’instar de


l’accueil enthousiaste que Voyage au bout de la nuit de Céline reçut aussi bien à droite
qu’à gauche. La réappropriation idéologique peut-être décalée dans le temps, comme le
montre le cas de Paul Nizan39. Par-delà les organisations politiques dont la lecture
idéologique des œuvres est prévisible, on évoquera l’exemple d’une instance
professionnelle comme l’Académie Goncourt, qui peut exercer une forme de censure à
la fois linguistique, idéologique et « raciale » que révèlent les conflits autour de tel out
tel titre : ainsi, en 1920, la droite de l’assemblée s’insurgea contre le choix de décerner
le prestigieux prix à Batouala de René Maran en 1920 parce que l’auteur critiquait
l’administration coloniale et surtout parce qu’il était noir ; dans le cas de Voyage au
bout de la nuit, les jurés qui reprochaient à Céline d’enfreindre les règles de la
bienséance linguistique l’emportèrent contre ses défenseurs. L’enjeu idéologique réside
ainsi dans la définition même de la « littérature française », définition jamais donnée,
mais dans laquelle les jurés investissent leurs représentations spontanées. Cette
définition a ainsi fortement évolué depuis la création de l’Académie en 1904, pour
inclure progressivement la francophonie (l’écrivain belge Charles Plisnier l’obtint en
1937), les femmes (Elsa Triolet fut la première lauréate en 1945), puis les écrivains
issus des anciennes colonies (comme Tahar Ben Jelloun en 1987).

40 Ces études de cas sont développées dans mon livre en cours surLa Responsabilité de l’écrivain. (...)

28Les procès illustrent les cas-limite où les œuvres transgressent les frontières du
pensable et surtout du dicible ou du représentable dans une configuration socio-
historique donnée. Les régimes qui adoptent le principe de la liberté d’expression
déplacent le contrôle idéologique de l’amont à l’aval de la publication, donc des
conditions de production aux conditions de réception. C’est pourquoi les tribunaux ont
pu également devenir des arènes de lutte pour cette liberté dont il s’agissait d’étendre
les limites. Ce fut notamment le cas sous la Restauration. Au cours des procès
d’écrivains, l’interprétation même de l’œuvre est discutée. L’ambiguïté des textes qui
recourent à un code, à l’allusion, à la métaphore, au déplacement dans le temps,
suscitent des débats au prétoire sur leur genre même : alors que l’accusation tente de
faire apparaître l’intention idéologique de l’auteur, la défense adopte souvent une
stratégie de dénégation visant à maintenir le texte dans le strict domaine littéraire. Lors
de ses deux procès en 1821 et en 1828, Béranger fut ainsi accusé par les procureurs du
roi d’avoir produit un « manifeste » et des « libelles rimés », cependant que la défense
s’abritait derrière le genre léger de la chanson. Poursuivi en 1890 pour insulte à l’armée
et offense à la morale et aux mœurs, Sous-Offs de Lucien Descaves fut également
défini comme un « infâme libelle » par l’avocat général, quand son défenseur tentait
d’expliquer la différence entre un roman et un pamphlet. Ceci ne se limite pas aux
textes ayant une visée politique affichée. Il est significatif que l’effacement de l’auteur
comme personne morale derrière ses personnages ait pu donner lieu à des poursuites,
de Madame Bovary (1857) de Flaubert à Rose bonbon (2002) de Nicolas Jones-Gorlin
(roman à la première personne qui met en scène un pédophile)40. Le scandale suscité
par ces œuvres est inséparablement esthétique et moral parce qu’en objectivant un
point de vue illégitime, il transgresse un tabou de la « conscience collective », pour
reprendre l’expression de Durkheim.

29Enfin, du point de vue de la réception par la critique, on peut différencier les


jugements portés sur les œuvres selon leur degré de politisation et leur degré
d’autonomie. Cette différenciation est fonction de la position de l’émetteur du discours

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critique dans le champ littéraire. Selon un premier facteur, plus il occupe une position
dominante, plus son discours est dépolitisé. En revanche, plus il occupe une position
dominée, plus son discours tend à se politiser et à dénoncer le conformisme et
l’académisme des points de vue dominants. Selon un deuxième facteur, plus un
discours critique est hétéronome, plus il s’intéresse au contenu de l’œuvre et à ses
aspects idéologiques. À l’inverse, plus il est autonome, plus il se concentre sur la forme
et le style. Le croisement de ces deux axes conduit à distinguer quatre types idéaux de
jugements sur la littérature : moral, esthète, socio-politique, subversif (voir graphique).

41 Massis (Henri),Jugements, t. II, Paris, Plon, 1924, pp. 20 etsuiv..

30Au pôle hétéronome dominant prévaut le jugement moral porté sur les œuvres, la
morale étant la forme dépolitisée et euphémisée que revêt l’idéologie. On peut citer en
exemple les attaques d’Henri Massis contre André Gide. Le critique catholique ne voyait
en effet dans le classicisme de Gide qu’un subterfuge formel « pour mieux faire
triompher l’individualisme du fond, pour que croissent en dignité les monstres qui s’y
tiennent cachés41 ». Le classicisme n’était, chez l’auteur des Caves du Vatican,
qu’hypocrisie, le masque derrière lequel il abritait sa « nature morbide ». C’est pourquoi
il considérait Gide comme « démoniaque ».

42 Sur ce débat, voir Vidal-Naquet (Pierre), « Jacques Maritain et les Juifs », dans Maritain (Jacques (...)

43 Kaplan (Alice),Relevé des sources et citations dans « Bagatelles pour un massacre », Tusson, Éd. d (...)

31Au pôle autonome dominant, c’est le jugement esthète qui est de mise, jugement
désintéressé selon la définition kantienne, faisant sien le principe de l’art pour l’art. Un
exemple extrême du travail de dépolitisation que peut opérer le jugement esthète est la
lecture que Gide a proposée deBagatelles pour un massacre de Céline, et dans laquelle
il affirmait que les juifs n’étaient qu’une métaphore, à rebours du jugement moraliste
du philosophe catholique Jacques Maritain qui dénonçait l’antisémitisme du pamphlet 42.
Gide tentait ainsi de maintenir Céline au pôle de l’autonomie littéraire, alors même que
le choix du genre pamphlétaire tout comme les sources journalistiques sur lesquelles
Céline s’appuyait marquaient son évolution vers une hétéronomie croissante43.

32Au pôle dominé, le plus ouvertement politisé, il faut distinguer le jugement qui
appréhende les œuvres exclusivement dans leur dimension socio-politique de celui des
avant-gardes qui valorisent la fonction subversive de la littérature contre l’ordre établi
sans la réduire à son contenu. Dans le premier cas, on peut citer en exemple les
attaques, à partir de 1920, de l’écrivain populiste Henri Béraud contre les écrivains des
Éditions de la Nouvelle Revue française (Gide, Schlumberger, etc.), auquel il reproche
pêle-mêle leur snobisme, leur protestantisme, leur ascétisme scolaire et livresque, leurs
préférences sexuelles (l’homosexualité), autant de traits qui les placent selon lui hors
du « génie français ». La dénonciation du caractère « malsain », « obscène », de
l’œuvre de François Mauriac par Lucien Rebatet sous l’Occupation allemande en France
s’inscrit dans la même veine : il lui reproche notamment de juxtaposer deux champs
sémantiques, celui du religieux et celui du scatologique, et d’y insinuer des allusions
sexuelles :

44 Rebatet (Lucien),Les Décombres, Paris, Denoël, 1942, p. 49.

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[...] le bourgeois riche, avec sa torve gueule de faux Gréco, ses décoctions de Paul Bourget
macérées dans le foutre rance et l’eau bénite, ces oscillations entre l’eucharistie et le bordel à
pédérastes qui forment l’unique drame de sa prose aussi bien que de sa conscience, est l’un des
plus obscènes coquins qui aient poussé dans les fumiers chrétiens de notre époque44.

33En revanche, si les jugements esthétiques des avant-gardes sont souvent associés à
la dénonciation de l’ordre établi, du pouvoir, ou de l’air du temps et prennent la forme
du manifeste ou du pamphlet, à l’instar du Traité du style d’Aragon (1928) ou encore
du pamphlet surréaliste « Un cadavre », ils n’en restent pas moins tournés avant tout
vers le renouvellement des formes littéraires. Et s’ils dénoncent l’institution littéraire
dans son ensemble à travers les écrivains qui occupent des positions dominantes
comme Anatole France, André Gide ou Jacques de Lacretelle, c’est pour leur reprocher
d’avoir trahi leur mission. Ils leur opposent une pureté originelle et, bien que
prétendant souvent faire table rase du passé, se réclament toujours d’un ancêtre ou
d’une figure tutélaire – comme Lautréamont pour les surréalistes ou Flaubert pour le
nouveau roman – qui exprime la dimension réflexive du champ littéraire par la
référence constante à son histoire.

Graphique : Types idéaux de discours critiques

(png, 3,9k)

34En conclusion, il paraît fécond d’un point de vue heuristique de différencier les
usages des termes « politique », « idéologie » et « vision du monde » ou « schèmes de
perception et d’évaluation ». Le premier devrait être réservé aux prises de position qui
s’inscrivent dans le jeu du champ politique lorsque celui-ci est relativement autonomisé.
Le deuxième renvoie au champ de production idéologique où se joue la lutte pour
l’imposition de la vision légitime du monde social. Cette lutte est le fait de spécialistes
des idées (intellectuels) et d’instances comme la presse et les revues intellectuelles qui
participent à l’élaboration et à la diffusion de représentations du monde social. La
littérature n’en relève que lorsque le champ littéraire est faiblement autonomisé ou
lorsqu’elle est instrumentalisée plus ou moins directement à des fins de propagande. Le
troisième est le plus large, il implique tous les schèmes de perception et d’évaluation
ainsi que les principes de classement véhiculés par les œuvres littéraires. Mais il est

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nécessaire de prendre en compte la plus ou moins grande transformation que ces


schèmes ont subie dans le cadre du travail de mise en forme. Enfin, comme on l’a vu,
la signification des œuvres est inséparable des appropriations qui en sont faites. C’est
au cours du processus de réception que leur est conférée toute leur dimension
idéologique, indépendamment des intentions de l’auteur.

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Notes

1 Voir, par exemple, Goldmann (Lucien), « Critique et dogmatisme dans la création


littéraire », Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, « Idées », 1970, p. 41 ; Williams
(Raymond), Marxism and Literature, New York, Oxford University Press, 1977, pp. 95-100.
2 Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
1992.
3 Bourdieu (Pierre), « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, no 246,
pp. 865-906 (p. 866 pour la citation ; voir aussi p. 873).
4 Dubois (Jacques) & Durand (Pascal), « Champ littéraire et classes de textes »,Littérature,
no 70, mai 1988, pp. 5-23 ; Viala (Alain), « Effets de champ, effets de prisme », Littérature,
no 70, 1988, pp. 64-72.
5 Ibid.
6 Bourdieu (Pierre), Esquisse d’une théorie de la pratique [1971], rééd. Paris, Éditions du Seuil,
« Points », 2000 ; Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980. Pour une analyse plus
détaillée de la genèse de la théorie de l’habitus, voir mon article « Une liberté contrainte. La
formation de la théorie de l’habitus », dansPierre Bourdieu, sociologue, sous la direction de Louis
Pinto, Gisèle Sapiro & Patrick Champagne, Paris, Fayard, 2004, pp. 49-91.
7 Voir notamment Bourdieu (Pierre), « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, no 3, mai-juin
1977, pp. 405-411, Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 125 et La Domination
masculine, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 39 sq., ainsi que Wacquant (Loïc), « De l’idéologie à
la violence symbolique : culturel, classe et conscience chez Marx et Bourdieu », dans Les
Sociologies critiques du capitalisme, sous la direction de Jean Lojkine, Paris, PUF, 2002, pp. 25-
40.
8 Bourdieu (Pierre), « Le marché linguistique », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984,
p. 136. Sur l’école, voir en particulier Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit,
1964 (avec Jean-Claude Passeron).
9 Je l’ai montré dans le cas de la France occupée pendant la Deuxième Guerre mondiale : Sapiro
(Gisèle), La Guerre des écrivains, 1940-1944, Paris, Fayard, 1999. On le voit également dans les
régimes communistes. Voir par exemple la thèse de Lucia Dragomir, L’Union des écrivains
roumains pendant la période communiste, sous la direction d’Anne-Marie Thiesse, Paris, EHESS,
2005. Voir aussi Jurt (Joseph), « Autonomie ou hétéronomie : le champ littéraire en France et en
Allemagne », Regards sociologiques, 1992, pp. 3-16.

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10 Weber (Max), Le Savant et la politique, Paris, Plon, « 10/18 », 1959 ; Bourdieu (Pierre),
« Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 16, septembre 1977,
pp. 55-89 ; Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.
11 Bourdieu (Pierre), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 465
(souligné dans le texte).
12 Sapiro (Gisèle), « The literary field between the state and the market »,Poetics. Journal of
Empirical Research on Culture, the Media and the Arts, vol. 31, 5-6, 2003, pp. 441-461.
13 Sur le contrôle de la production littéraire dans la France occupée, voir notamment : Fouché
(Pascal), L’Édition française sous 1’Occupation 1940-1944, Paris, Bibliothèque de littérature
française contemporaine de l’Université Paris VII, 2 vol., 1987 ; Loiseaux (Gérard), La Littérature
de la défaite et de la collaboration,d’après « Phonix oder Asche? » de Bernhard Payr, Paris,
Fayard, 1995 [1ère édition : 1984] ; Thalmann (Rita), La Mise au pas. Idéologie et stratégie
sécuritaire dans la France occupée, Paris, Fayard, 1991.
14 Savart (Claude), Les Catholiques en France au XIXe siècle. Le témoignage du livre religieux,
Paris, Beauchesne, 1985 ; Serry (Hervé), Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La
Découverte, 2004, et « Comment contrôler la littérature ? Contrôle doctrinal catholique et
création littéraire au XXe siècle », Études de lettres, no 4, automne 2003, pp. 89-109.
15 Dury (Maxime), « Du droit à la métaphore : sur l’intérêt de la définition juridique de la
censure », dans La Censure en France à l’ère démocratique (1848-…), sous la direction de Pascal
Ory, Bruxelles, Complexe, 1997, pp. 13-24.
16 Voir, pour le cas français, Mollier (Jean-Yves), « La survie de la censure d’Etat (1881-
1949) », ibid., pp. 77-87.
17 Voir, par exemple, Garrard (John) & Garrad (Carol), Inside the Soviet Writers’ union,
NY/London, The Free Press/Macmilan, 1990 ; Dragomir (Lucia), L’Union des écrivains roumains
pendant la période communiste, Paris, EHESS, 2005.
18 Voir Robin (Régine), Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
19 Voir mon livre La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 6. Voir aussi Lambert (Benoît) &
Matonti (Frédérique), « Un théâtre de contrebande. Quelques hypothèses sur Vitez et le
communisme », Sociétés et représentations, no 11, pp. 379-406.
20 Voir Popa (Ioana), La Politique extérieure de la littérature. Une sociologie de la traduction des
littératures d’Europe de l’Est (1947-1948), thèse de doctorat, sous la direction de Frédérique
Matonti, Paris, EHESS, 2004, 2 vol.
21 Voir Simonin (Anne), Les Éditions de Minuit 1940-1955. Le devoir d’insoumission, Paris,
IMEC, 1994.
22 Voir Boschetti (Anna), Sartre et « Les Temps Modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris,
Minuit, 1985 et Charle (Christophe), Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit,
1990.
23 Voir mon article « Forms of politicization in the French literary field », Theory and society,
no 32, 2003, pp. 633-652. Il faut aussi s’interroger sur les conditions et les modalités de
l’adhésion des intellectuels à des organisations politiques qui orientent leur production
idéologique. Voir à ce propos Matonti (Frédérique),Intellectuels communistes. Essai sur

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l’obéissance politique. La Nouvelle critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, et « Le


réalisme socialiste en France », sous la direction de Paul Aron, Frédérique Matonti & Gisèle
Sapiro, Sociétés et représentation, no 15, décembre 2002.
24 Les nouvelles formes de politisation qui apparaissent à cette époque sont centrées sur la
défense des intérêts professionnels, comme l’a montré Boris Gobille, Crise politique et
incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 1968,
thèse de doctorat, sous la direction de Bernard Pudal, EHESS, 2003, 2 vol.
25 Sapiro (Gisèle), La Guerre des écrivains, op. cit.
26 Paulhan (Jean), « Du pacifisme absolu », La NRF, no 304, 1er janvier 1939, p. 167.
27 André Schiffrin en a donné des exemples dans Le Contrôle de la parole, Paris, La Fabrique,
2005.
28 Dubois (Vincent), La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique,
Paris, Belin, 1999. Sur le rôle de la littérature dans la construction des identités nationales, voir
Thiesse (Anne-Marie), La Création culturelle des identités nationales, Paris, Seuil, 1998.
29 Sapiro (Gisèle), « Entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié
du XXe siècle », dans La France malade du corporatisme ?, sous la direction de Steven Kaplan et
Philippe Minard, Paris, Berlin, 2004, pp. 279-314 ; et « Politiques culturelles et
réglementation des industries de la culture : bilan des travaux et perspectives de recherche », 10
décembre 2005, 27 p.http://www.observatoire-omic.org.
30 Voir Suleiman (Susan), Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, 1983. Voir aussi,
par exemple, l’étude de Paul Aron sur La Littérature prolétarienne, Bruxelles, Labor, 1995.
31 Gothot-Mersch (Claudine), La Genèse de Madame Bovary, Paris, Corti, 1966, pp. 264-265 ;
Leclerc (Yvan), Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 199.
32 Bourdieu (Pierre), L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.
33 Sur la question du narrateur, voir notamment Cohn (Dorrit), La Transparence intérieure, trad
fr., Paris, Seuil, 1981.
34 Pour plus de détail, voir mon article : « Entre le rêve et l’action : l’autobiographie romancée
de Drieu La Rochelle », Sociétés contemporaines, no 44, 2001, pp. 111-128. Voir aussi Serry
(Hervé), « Déclin social et revendication identitaire : la “renaissance littéraire catholique” de la
première moitié du XXesiècle », ibid., pp. 91-110.
35 Sur ce concept emprunté à Bourdieu, voir Viala (Alain), « Éléments de sociopoétique »,
dans Approches de la réception. Sémiostylisitque et sociopoétique de Le Clézio, sous la direction
d’Alain Viala et Georges Molinié, Paris, PUF, 1993, et Meizoz (Jerôme), « Recherches sur la
posture : Jean-Jacques Rousseau »,Littérature, no 126, juin 2002, pp. 3-17.
36 Sapiro (Gisèle), La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 6 et 7.
37 *** [Claude Morgan], « Colette, la Bourgogne et M. Goebbels », Les Lettres
françaises (clandestines), n 4, décembre 1942.
o

38 On trouvera des exemples d’études de réception politisée ou d’usages idéologiques des


œuvres dans le récent volume dirigé par Isabelle Charpentier,Comment sont reçues les œuvres,
Paris, Creaphis, 2006, notamment la contribution de Boris Gobille, « Le refus de vieillir – Mais
1968 dans la réception critique des romans d’Olivier Rolin en France ».

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39 Pudal (Bernard), « Paul Nizan : l’homme et ses doubles », Mots no 32, septembre 1992 et
« La seconde réception de Nizan (1960-1990) », dans Cahiers de l’IHTP, no 26, « Intellectuels
engagés d’une guerre à l’autre », mars 1994.
40 Ces études de cas sont développées dans mon livre en cours sur La Responsabilité de
l’écrivain.
41 Massis (Henri), Jugements, t. II, Paris, Plon, 1924, pp. 20 et suiv..
42 Sur ce débat, voir Vidal-Naquet (Pierre), « Jacques Maritain et les Juifs », dans Maritain
(Jacques), L’Impossible antisémitisme, Desclée de Brower, 1994, pp. 7-60.
43 Kaplan (Alice), Relevé des sources et citations dans « Bagatelles pour un massacre »,
Tusson, Éd. du Lérot. 1987.
44 Rebatet (Lucien), Les Décombres, Paris, Denoël, 1942, p. 49.

URL http://contextes.revues.org/docannexe/image/165/img-1.png

Référence électronique
Gisèle Sapiro, « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et
idéologie », COnTEXTES [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007, consulté le 21
octobre 2013. URL : http://contextes.revues.org/165 ; DOI : 10.4000/contextes.165

Auteur

Gisèle Sapiro
Directrice de recherche au CNRS – (Centre de sociologie européenne)

http://contextes.revues.org/165

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