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dans le petit village de Pasjane, dans l’est du pays


dont le pouvoir serbe ne reconnaît toujours pas
Albanie, Monténégro, Serbie… La
l’indépendance.
vague de contestations rend possible un
printemps des Balkans
PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS ET LAURENT GESLIN
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 2 MARS 2019

Manifestation à Podgorica, le 23 février 2019. © Rafael Yaghobzadeh

En Albanie, les étudiants sont également mobilisés


depuis le début du mois de décembre contre
Manifestation à Podgorica, le 23 février 2019. © Rafael Yaghobzadeh la réforme de l’enseignement supérieur voulue par
Une vague de contestations inédite s’étend à tous le gouvernement social-démocrate d’Edi Rama, et
les pays des Balkans. Partout, les citoyens dénoncent soutenue par l’Union européenne. Ils dénoncent la
des régimes autoritaires, clientélistes et corrompus, mise en concurrence des universités entre elles, et
mais se défient également des partis d’opposition. Un ont déjà obtenu le retrait de la hausse des droits
« printemps des Balkans » est-il en train de germer en d’inscription.
cette fin d’hiver ? Une victoire partielle, arrachée alors que le pouvoir
Podgorica (Monténégro), envoyés spéciaux.– Cela semble aux abois. Le 28 décembre, Edi Rama
faisait bien longtemps que l’on n’avait pas autant a limogé la moitié de son gouvernement, et il
battu le pavé des villes des Balkans. Après Belgrade, doit désormais faire face à la mobilisation de
c’est à Podgorica, la capitale du Monténégro, que l’opposition conservatrice, qui a organisé un imposant
les citoyens manifestent en scandant « Milo voleur, rassemblement samedi 16 février, lequel a d’ailleurs
démission ! Nous sommes l’État ! » Ils réclament sombré dans la violence. Le 21 février, les députés
les démissions du président de la République Milo du Parti démocratique (PD), accompagnés par des
#ukanovi# et du premier ministre Duško Markovi#, milliers de sympathisants, ont réussi à forcer
celles des principaux procureurs du pays mais aussi l’entrée du Parlement pour y remettre leur démission
des dirigeants de la télévision publique RTCG. collective, et une nouvelle manifestation a encore
En Serbie, le mouvement de protestation, amorcé réuni une foule considérable le 27.
le 8 décembre, ne cesse de s’étendre : désormais, Les étudiants albanais ne voient pas d’un bon œil
des rassemblements ont lieu chaque fin de semaine, cette « récupération » de la contestation, et ne cessent
le vendredi ou le samedi soir, dans 60 à 70 villes de répéter qu’ils n’ont de sympathie pour aucun des
du pays, dont de petites bourgades où les dernières deux mouvements qui se succèdent au pouvoir depuis
manifestations de rue remontent à la chute de la chute du communisme en 1991, le PD et le Parti
Slobodan Miloševi#, en octobre 2000. On a même socialiste (PS) d’Edi Rama. «Quand l’un d’entre
vu des cortèges dans les enclaves serbes du Kosovo, eux arrive au pouvoir, il mène la même politique
peu habituées à se révolter contre Belgrade. Samedi néolibérale que son prédécesseur. C’est cette pseudo-
23 février, une soixantaine de personnes ont défilé alternance que dénoncent les étudiants », analyse
le sociologue Blendi Kajsiu dans les colonnes de

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l’hebdomadaire Panorama. Il y voit « la révolte d’une 2000 sont toutes discréditées par des scandales de
génération qui a grandi après le communisme, dans corruption, et leurs dirigeants se font discrets dans la
cette interminable “transition” ». foule.
À Belgrade, alors que l’extrême gauche serbe est Ce sont des artistes, des intellectuels ou les membres
atomisée en de multiples chapelles, une grande d’un informel comité d’organisation qui prennent la
banderole anonyme flotte au-dessus de chaque parole au départ de chaque cortège. Il en va de même
cortège, proclamant : « À bas Vu#i#, à bas au Monténégro, où la mobilisation a été lancée par
le capitalisme ! » Transfuge de l’extrême droite un collectif issu de la société civile, à la suite de
nationaliste, Aleksandar Vu#i# est devenu premier la révélation d’un nouveau scandale de corruption
ministre en 2014, président de la République en 2017, impliquant le Parti démocratique des socialistes
tandis que son Parti progressiste serbe (SNS) contrôle (DPS) : l’homme d’affaires Duško Kneževi# a reconnu
sans partage la quasi-totalité des mairies et toutes les avoir financé durant des années la formation de Milo
institutions du pays. #ukanovi#, qui monopolise le pouvoir depuis 1990.
Membre du Parti populaire européen (PPE), le SNS Mi-janvier, une vidéo a été diffusée qui le montre
revendique une ligne « pro-européenne », tout remettant une enveloppe contenant 100 000 euros à
en appliquant une politique néolibérale débridée, l’ancien maire de la capitale, Slavoljub Stijepovi#.
associée à un népotisme et à un clientélisme Ce dernier a reconnu les faits, mais en assurant que
systématisés. Aleksandar Vu#i# jouit toujours du l’enveloppe ne contenait que 97 000 euros… Depuis,
soutien ouvert de la plupart des dirigeants européens, les manifestants brandissent de grandes enveloppes de
qui croient voir en lui l’homme capable d’accepter carton, sur lesquelles ils ont rédigé leurs « 97 000 »
un « compromis historique » sur la toujours brûlante raisons de se révolter.
question du statut du Kosovo. « C'est la première fois que la société civile prend
son destin en main», estime la journaliste Milka Tadi#,
qui se bat depuis trois décennies pour la liberté de la
presse. « Le mouvement va s'étendre. La preuve directe
de la corruption du pouvoir est la goutte d'eau qui
a fait déborder le vase. » Depuis les années 1990,
la vie politique monténégrine a longtemps été clivée
entre le camp souverainiste et pro-occidental, incarné
Manifestation à Podgorica, le 23 février 2019. © Rafael Yaghobzadeh par le DPS, et les partis « unionistes » ou « pro-
En Serbie, les partis de l’opposition parlementaire serbes » ; mais ces derniers n’ont pas la main sur le
tentent pourtant aussi de reprendre la main et mouvement, qui balaie cette fracture profonde de la
proposent depuis deux semaines un « accord société monténégrine.
avec le peuple », reposant sur la mise en place Džemal Perovi#, l’un de ses porte-parole, animateur
d’un gouvernement technique et la préparation d’une ONG écologiste de la ville côtière d’Ulcinj,
d’élections anticipées dans des conditions « libres dénonce un système généralisé de corruption, dont
et démocratiques ». Ces partis sont réunis dans « l’affaire de l’enveloppe » n’est que la pointe émergée
la coalition « Union pour la Serbie », qui et qui empêche tout changement. Pour lui, participer
regroupe des formations de centre-gauche comme à des élections où la plupart des voix sont achetées
le Parti démocrate aussi bien que les nationalistes revient à cautionner un système dont les réseaux
conservateurs du mouvement Dveri, mais les clientélistes innervent toute la société. « C’est à la rue
formations qui ont été au pouvoir dans les années de forger une autre loi, où les enveloppes d’argent
n’existeront plus », estime-t-il.

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Les prémices incertaines d’une alternative À Podgorica, où l’on craint plus qu’à Belgrade les
Si la mobilisation s’est développée à l’écart des partis provocateurs à la solde du régime, les consignes sont
politiques, elle ne peut pas compter davantage sur répétées au départ de chaque manifestation : « Gardez
les médias. Barbara Životi# est ainsi devenue, bien les téléphones allumés, filmez tout ce qu’il se passe… »
malgré elle, une star des cortèges, en Serbie comme Si Aleksandar Vu#i#, ancien ministre de l’information
au Monténégro. Cette journaliste de Studio B, une de Miloševi#, s’entend à contrôler les médias comme
chaîne commerciale proche du régime d’Aleksandar à répandre rumeurs et fake news, il est singulièrement
Vu#i#, avait annoncé l’échec total de la première désarmé face à la force de ces réseaux, qui échappent
manifestation de Belgrade, en faisant un direct dans à tout contrôle.
une rue de la capitale serbe où le cortège ne passait En Serbie, le mouvement s’appuie aussi sur les
pas… nombreuses initiatives citoyennes locales qui ont
Les médias audiovisuels publics ne sont pas les seuls germé ces dernières années, comme le mouvement
sur lesquels les autorités peuvent compter. Dans tous « Ne noyons pas Belgrade », qui s’oppose
les pays de la région, radios et télévisions privées, au mégalomaniaque projet urbanistique Belgrade
souvent rachetées par des oligarques proches des Waterfront, lequel a défiguré le centre de la capitale
autorités, pratiquent un black-out presque total des serbe. La grande ville de Niš, dans le sud du pays, a
mobilisations, tandis que la presse tabloïd répand, aussi connu l’an passé de fortes mobilisations contre la
comme à l’accoutumée, accusations calomnieuses privatisation de son aéroport, tandis que les militants
et attaques personnelles contre les animateurs des du « Front local » de Kraljevo sont devenus de
mouvements. véritables icônes du mouvement, depuis qu’ils ont
parcouru à pied les 160 kilomètres séparant leur petite
Le tabloïd Kurir de Belgrade a ainsi dénoncé,
ville de Belgrade. Depuis, ils sont sollicités partout en
le 27 février, la présence de « commandos »
Serbie. « C’est comme si notre présence donnait aux
d’Albanais, de Bosniaques et de Croates qui auraient
gens le courage de descendre dans la rue », explique
« attaqué » les employés municipaux arrachant les
l’un des animateurs du Front, Duško Zdravkovi#, qui
autocollants apposés sur les parois du tunnel de
revendique sans ambages comme référence politique
Terazije. Accuser les « ennemis de l’intérieur », c’est-
la « démocratie socialiste ».
à-dire les opposants, de faire appel aux « ennemis
de l’extérieur » est une recette éprouvée depuis Le Front local s’est créé en dénonçant l’emprise des
longtemps en Serbie. réseaux criminels venus du nord du Kosovo, qui se
seraient liés aux cadres locaux du Parti progressiste
serbe (SNS), la formation du président Vu#i#. Le
mouvement entretient des liens avec les initiatives
semblables de Serbie, mais aussi avec les initiatives
qui se développent à Pristina, Zagreb ou Sarajevo, et
a rejoint le réseau des « villes sans peur », créé en
juin 2017 à l’initiative de la maire de Barcelone Ada
Colau.
Manifestation à Podgorica, le 23 février 2019. © Rafael Yaghobzadeh
Pour ces nouveaux mouvements sociaux qui
Seuls les rares titres de la presse indépendante,
germent dans les Balkans, les divisions nationales
comme les quotidiens Danas en Serbie, ou Vijesti au
appartiennent au passé, mais les dirigeants au pouvoir
Monténégro, ainsi qu’une poignée de sites internet
pourraient être tentés de jouer une fois de plus
relaient les informations sur les mobilisations, et c’est
la carte du nationalisme pour faire pièce à la
avant tout sur les réseaux sociaux que circulent les
contestation, à l’instar de Milorad Dodik, le maître
appels à manifester ou les vidéos des cortèges.

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incontesté de la Republika Srpska (RS), « l’entité de nombreux manifestants brandissent dans les rues
serbe » d’une Bosnie-Herzégovine toujours divisée. de Tirana, de Belgrade comme de Podgorica des
Ce dernier est en effet défié depuis près d’un an par pancartes proclamant « Je ne veux pas émigrer ! ».
un mouvement qui réclame « justice et vérité » pour
David Dragi#evi#, un jeune homme assassiné dans des
circonstances obscures pendant la nuit du 17 au 18
mars 2018.
Fin décembre, les autorités ont interdit tous les
rassemblements qui dénonçaient la collusion de la
police, de la justice et des plus hautes autorités de
l’entité, interpellé des dizaines de personnes et envoyé Manifestation à Podgorica, Monténégro, le 23 février 2019. © Rafael Yaghobzadeh
les unités spéciales de la police déloger ceux qui Cependant, aucune alternative aux politiques
continuaient à vouloir déposer des bougies dans la néolibérales promues par les gouvernements de
neige. Milorad Dodik dénonce toute critique de son la région ne parvient encore à se dessiner. Le
pouvoir comme une tentative de « déstabilisation », sociologue serbe Ivica Mladenovi# dénonce même
accusant ses contestataires de « trahir les intérêts « l’homogénéité sociale des manifestants belgradois »,
nationaux » des Serbes de Bosnie-Herzégovine. issus des classes moyennes dont les intérêts ont été
Les citoyens de tous les pays des Balkans sont sévèrement bousculés par la crise économique de
pourtant fatigués de cette rhétorique nationaliste et 2008 et sont désormais menacés par la concentration
guerrière. Depuis le mouvement des plénums en clanique du pouvoir autour d’un petit cercle
Bosnie-Herzégovine en 2014, jusqu’à l’inaboutie étroitement lié à Aleksandar Vu#i#.
« révolution des couleurs » de Macédoine en 2016, Alors que les pays des Balkans, soumis à une
les revendications démocratiques et sociales ont pris le désindustrialisation massive, ne produisent presque
pas sur les références nationales. plus aucune richesse, les élites se composent de ce que
C’est un « véritable » État de droit et un avenir les marxistes appellent une bourgeoisie comprador,
économique décent que réclament les manifestants. dont la survie dépend à la fois du contrôle des marchés
Alors que tous les pays de la région restent frappés par d’importation et d’un lien structurel avec le pouvoir
un chômage structurel massif et un exode continu de politique.
leurs « forces vives » – les jeunes diplômés comme L’ancien maire de Belgrade, seule figure de
les ouvriers qualifiés – vers les pays occidentaux, l’opposition politique serbe à garder un peu de
crédit, Dragan #ilas, est lui-même un tycoon des
communications, dont les intérêts sont dans le
collimateur direct du pouvoir. Le constat est beaucoup
moins vrai dans les villes de province où chômeurs,
retraités et déclassés sont très nombreux dans le
cortège. Toutefois, assure Ivica Mladenovi#, « le
mouvement ne pourra se développer que s’il s’ouvre
aux revendications sociales ».
Pour sa part, l’Union européenne est prise au dépourvu
par ces contestations, alors que toute sa politique
depuis des années consiste à privilégier la « stabilité »
des Balkans, même au prix d’accommodements avec

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les régimes peu démocratiques qui sont aujourd’hui Le commissaire s'est brièvement entretenu avec
défiés dans la rue (lire notre enquête récente sur le les partis d'opposition, mais son agenda l'aurait
Kosovo). empêché de répondre favorablement à la demande des
Alors que les députés d’opposition boycottent les représentants de la société civile qui souhaitaient le
assemblées tant en Albanie qu’au Monténégro et en rencontrer. Cette attitude de l’Union est ouvertement
Serbie, la porte-parole de la Commission européenne, dénoncée par les oppositions politiques qui se veulent
Maja Kocijan#i#, a déclaré lundi 25 février, lors d’une pourtant, elles aussi, « pro-européennes ». Et le député
conférence de presse, que « le Parlement était le seul monténégrin Dritan Abazovi# (Mouvement citoyen
espace de débat ». En visite au Monténégro à la fin URA) de tonner : « Les gens défendent dans la rue
février, le commissaire européen Johannes Hahn avait les valeurs fondamentales de l’UE, à Belgrade, à
également martelé que «les solutions devaient être Podgorica comme à Tirana. Si les représentants de
trouvées au Parlement et non dans la rue». l’Union ne le comprennent pas, c’est qu’ils ont un
problème avec leurs propres valeurs. »

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