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« « « On a vu

le passé
comment
il s'est passé»»»
Souvenances d'une vie en contribution à la lutte contre l'aéroport

C'est un enfant de la terre. Un paysan en lutte. Un camarade qui restait dormir dans les usines
en grève. Un militant qui n'écoutait pas les grands discours en Mai-68. Un homme consterné
par la gauche au pouvoir en 1981. Un «otage du nucléaire». Un passionné qui fabrique en-
core du commun. Un monsieur de 77 ans qui habite avec sa femme dans sa ville de toujours.
Il dit en somme que si un aéroport n'a aucune racine, la résistance a elle un héritage.

quelques bancs de supermarchés à l'est - C'est toujours dans le jardin que ça pousse
Nantes, Couëron effleure la Loire encore les pommes de terre, remarque Denise, amusée.
hevée. Le fleuve s'enfonce alors dans l'es- - Non, et Paul jette un regard vers la fenêtre,
, cahoté par l'océan proche et ses ondes souvent dans les usines.
rée qui se dispersent en amont. Près
ais, au sud, un trait de pierre comme LE SOL PERDU
un phare surveille la ville au passé rural et La ville est désormais lourde, urbaine,
ouvrier, convertie en dortoir courtisé de la pavillonée. Couëron grandit, dit la mairie, et se
métropole nantaise. Ce soir, la « Tour à plomb » voit comme le « trait d'union de la Métropole
de Couëron se découpe, grave et douloureuse 1
Nantes-Saint-Nazaire ». « Cette année, assure
devant le soleil bas. Sa mémoire à l'évidence Paul, sont partis 120 hectares de culture pour
perdue dans les puissants nuages rougis des urbaniser, moitié en zone industrielle, moitié
crépuscules de mai. en zone résidentielle. C'est un record. Ah ça, les
1<http://www.ville-coueron.fr>
Au nord, ce sont des rails qui longent la ville. promoteurs sont là. »
Et quelque part, une petite maison derrière Les ouvriers, eux, s'en sont allés. Au début
deux minces bouleaux. Denise sort le cochon du siècle, plusieurs milliers de Polonais, de
du four. Russes et d'Italiens avaient débarqué ici. Selon
- Les pommes de terre viennent du jardin, Denise, « Couëron, c'était beaucoup l'usine ». À
annonce son mari. l'époque, la tour de plomb n'est pas encore un

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monument historique classé, pas encore dégui- génération en génération. Maintenant, les pay- 2 La mairie vient de lancer
l'« Espace culturel et associa-
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sée en nouvel espace culturel municipal . Non, sans peuvent plus habiter dans la campagne. Ils tif de la tour à plomb»
du haut de la tour rose, le plomb chute en fines habitent en HLM, dans les immeubles. Sauf les
gouttelettes sphériques refroidies dans un bac très gros, bourrés de subventions... »
d'eau. Des plombs pour trouer bécassines et Paul et Denise n'ont jamais été propriétaires.
canards, des larmes de métal pour la guerre. « Jamais le moindre centimètre de terrain, jamais 3. voir à ce sujet le film
Quand les femmes ont pris
L'usine, devenue Tréfimétaux et modernisée aucun bâtiment, on a toujours refusé. » En 1960, la colère, réalisé par Soazig
dans le cuivre et l'aluminium, disparaîtra en le jeune couple trouve une petite ferme à louer, Chappedelaine. supervisé
par René Vautier. 1 h20
1988. La capitulation saignante d'un long com- «à côté d'un frangin à moi qui était en ferme
bat commencé treize ans plus tôt, quand l'en- avec une frangine à Denise». Paul jette une
treprise employait encore 600 ouvriers. Denise main en arrière. « On habitait là-bas, derrière la
se souvient des douze femmes inculpées pour butte, de l'autre côté. La ferme, on la voit presque
la séquestration du directeur en 1975 . 3
d'ici. » Denise : « On avait des petites pondeuses. »
Les paysans ont disparu, eux aussi. « Y'a pu Et des vaches.
de ferme», expire-t-elle. Ils étaient 160 il y a cin- Nés à Couëron, Paul et Denise ont grandi
quante ans. «À leur retraite, enrage Paul, ils ven- à cent mètres l'un de l'autre. « On est toujours
dent leur maison à des bourges, leur terre à des restés dans le coin. On vient de deux familles
bourges qui y mettent des chevaux. Leurs enfants voisines, avec chacune huit enfants. Gosses, on
n'y ont pas le droit. Avant, on gardait la terre de travaillait à la ferme chaque jour, avant l'école et

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après. Moi, j'ai attrapé la première hernie que j'ai en résidence secondaire ou quoi, et ben à chaque
eue, à trois ans, à charger de la betterave». fois je suis deux nuits sans dormir. »
Un jour, des artisans de Couëron, un charcu- Ensuite, le temps soigne un peu la déchirure
tier et un marchand de vin, viennent rencontrer dans l'oubli. «Je m'y fais à force. Et puis ça passe
les jeunes adolescents. « Ils voulaient nous pren- à une autre terre, et encore une autre. Et ça gri-
dre en apprentissage, se rappelle Paul. Ah ça, on gnote dans ma tête. »
s'est sauvé! Et vite! Et tous! Petits, on voulait déjà
la ferme, rien d'autre. » Les racines sont profon- COMMUNION DES LUTTES
des. "J'ai baigné là-dedans, la campagne, les ani- La nuit se verse au-dehors. Un train rase les
maux. Loin de la nature, on est loin d'être encore murs, fuyant dans le soir. Comme pour interdire
un homme. L'idée, ce n'est pas juste de conserver au silence de parler à sa place, Paul colmate ses
la terre comme elle est, c'est de continuer à pro- phrases de détails, d'annotations. Deux mots
gresser avec elle. » s'infiltrent, obsédant un demi-siècle d'histoire
personnelle, deux mots ou deux mondes que
l'époque a dissolu, mais que Paul conserve
« On allait dans les luttes. fidèlement, soudés, indissociables, témoins de
l'unité perdue des paysans et des ouvriers.
On occupait l'usine avec « On allait dans les luttes, dit-il. On occupait
l'usine avec les ouvriers. Parfois, on restait les
les ouvriers. Parfois, nuits. Et puis on distribuait du lait, des œufs,
des poules, des légumes, pendant un mois, deux
on restait les nuits. » mois. Souvent, c'était gratuit, parfois au prix de
production. »
Au début des années 1960, ils sont une
dizaine de Couëron à nourrir ainsi la cause
autour de Nantes, comme de nombreux pay-
Les auteurs officiels du monde n'ont pas les sans en Loire-Atlantique, issus souvent comme
mêmes résolutions, où la terre recule surtout Paul de la J A C (Jeunesse agricole catholique)
et sur à peu près tout. Paul, lui, ne s'y résout et regroupés en syndicats de paysans en lutte.
jamais. M ê m e pas au bout d'une vie habitée Précisément, le parcours de Bernard Lambert,
par l'expansion persistante des villes. « Ça m'ar- resté comme la figure et la gueule des mouve-
rache les tripes. À Couëron, j'ai labouré tous les ments « Paysans travailleurs » dans l'Ouest Lam-
terrains. Je les connais tous. Je peux te dire où bert, qui orchestrera « le mariage des Lip et du
sont les cailloux dans chaque champ. Quand j'ai Larzac » quelques années plus tard, est l'auteur
une parcelle de terre que j'ai faite ou bien même en 1970 de Paysans dans la lutte des classes,
d'autres dans la commune, et que je la vois partir une bible dans son genre pour ces jeunes de la
campagne qui se déplacent en masse du catho- ment se libérer, travailler différemment. On devait 4, La préface du livre de
4 Bernard Lambert est signée
licisme social vers le socialisme . rompre avec le traditionnel, tout ce qui faisait trop par Michel Rocard, alors
Selon Paul, « unité de classe et actions autogé- de travail. Il fallait faire des choses plus... je sais secrétalre national du PSU.
rées», étaient les deux hypothèses politiques qui pas quoi... plus libérateur. »
réunirent ainsi les colères entre ville et campa- Il faut quelques années aux premières séquel-
gne. C'est aussi, en l'occurrence, la ligne cardi- les sociales pour fissurer, chez quelques-uns, la
nale de la CFDT, proche du PSU (Parti socialiste fabulation du progrès technique. L'analogie avec
unifié), qui revendique alors autogestion et lutte la classe ouvrière est tristement facilitée par la
des classes - ce que la violence de sa dérivation prolétarisation des jeunes paysans. Ils lient ainsi
contemporaine rend tout juste immémorial. leurs destins à celui des camarades à l'usine.
« La CFDT faisait pas mal de lien, admet Paul. « On imaginait retourner ensemble les bases de
Elle était alors très ouverte vis-à-vis du milieu la société, dit Paul. Nous, on était partis dans un
paysan. » Un calcul cohérent, puisque la plupart mouvement révolutionnaire qui culbute la char-
des ruraux partis travailler à Nantes s'y sont syn- rette. On y croyait et on était mouillés jusqu'au
diqués. « Les gars de la ville venaient eux aussi cou. »
souvent pour donner des coups de main aux pay- Un train passe. Mai-68 aussi. Si Nantes
sans. Ils faisaient les foins. Ils participaient aussi demeure un fanion de l'histoire officielle, avec
à nos occupations. » le Conseil de Nantes et le débrayage initial le
Paul y songe à haute voix. « On avait des 14 mai de l'usine Sud-Aviation à Bouguenais,
comités de grève, ça fonctionnait bien. C'était des tout près de Couëron, Paul ravale le mythe,
luttes dures, mais on était nombreux. Ah ça, oui! poliment. « Avant 68, on menait déjà des luttes
Dans ces années-là, ça remuait la bagarre! Hou ouvrières, et des luttes sur le foncier et contre la
bondiou, ça! Comité de lutte et puis vas-y que répression, et ça a continué après. »
j'te... ! Et puis on s'est fait tabasser. Tous ces com- Étudiants, paysans et ouvriers se rencontrent.
bats-là n'ont pas terminé en grandes victoires. » De grandes assemblées ont lieu à la fac. « Mais
c'était surtout des grands discours de ténors.
M A I RIEN Nous, on était pas trop là-dedans, on était à
Les années 1950 sont lugubres pour les cam- quelques réunions, mais pas beaucoup. Il fallait
pagnes, déjà inclinées à une hausse de production être de la CFDT, tu vois, avec les grands chefs
par la guerre. La mécanisation se propage avec qui causent pendant une heure, deux heures, des
les engrais, les cultures céréalières - plus renta- politiques, quoi. On y allait pas, nous, on était
bles - se développent, l'avidité des plus grandes sur le terrain. »
exploitations asphyxie déjà les autres. Et la PAC Mai file. « Les ténors ont décidé de lancer
dilate bientôt la plaie. «Après notre mariage avec Mai-68 et puis ils ont décidé de l'arrêter; quand
Denise, confie Paul, on a flirté avec ça, le producti- ils ont plus voulu prendre le pouvoir avec le
visme. À la JAC, c'était un peu notre mobile: com- PC... »

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Pendant longtemps, Paul participe ensuite terrand!"» Lui n'a jamais penché socialiste, mais
activement au Secours rouge, très actif contre la « les chefs des paysans travailleurs, ils sont rentrés
répression de classe. Il conserve également un au PS et ils sont toujours élus, ces cons-là ».
lien continu avec des étudiants maos. «Ils sont Le vent tourne dès 1978. La CFDT se recentre
venus par chez nous en 69-70», raconte Paul. après l'échec de l'union de la gauche aux législa-
Les maoïstes, qui réservent aux paysans un des- tives. « Rocard était dans le coup. Il était parti du
tin révolutionnaire capital, « devaient aller à la PSU et a traîné une bonne partie des militants au
campagne, alors on a ouvert nos portes». « C'était PS». Paul, lui, a quitté le navire depuis plusieurs
des gens de l'université», se souvient Denise, années: «J'étais rentré au PSU, mais je suivais
encore amusée aujourd'hui par ces intellectuels, pas trop ses consignes. Si bien qu'à un moment
qui « continuaient leurs études après 25 ans ». d'temps, les gars du PSU, ils ont dit: "Ben, on
« Une fois, on a pris des vacances et les Maos ont t'invite plus parce que c'est vrai que t'es pas d'ac-
gardé la maison, les vaches et tout ça. » cord avec nous!"»
Paul : « J'ai jamais voulu choisir une idéolo- Ce changement d'époque est symbolisé par
gie, j'étais un peu au-dessus. Les léninistes... Les une lutte foncière qui tourne mal. Un long com-
pas-léninistes... Y a des anars qui étaient proba- bat qui réunira ouvriers et paysans pendant des
blement assez maos à ce moment-là. L'impor- mois, avec des occupations quotidiennes contre
tant, pour moi, il est pas là. Ce qui compte, c'est: un propriétaire ayant viré son fermier. « Ça
"Est-ce qu'on a des choses à faire ensemble ?" tenait, mais à la fin, les flics nous ont littérale-
Oui ? Alors, on discute et on y va !» ment massacrés. » Les anciens camarades rangés
au Parti socialiste promettent alors «de trouver
LA SAISON ROSE une ferme». Si Miterrand passe.
Quelque chose va s'évanouir à la fin des 1981. Rien. « On a reconvoqué tous ces gars-là
années 1970. Un peu plus que sa possibilité, et nous v'ià partis chez le ministre. On arrive à
l'espoir même du changement va mourir dans Paris. On demande la mère Cresson. On patiente
la victoire de la gauche en 1981. «On a été tra- une heure, puis on rentre finalement. T'aurais vu
his, constate Paul. Les gens du PS nous ont dit: ces grandes pièces avec des lampadaires grands
"Si vous voulez que les choses changent, battez de trois mètres de haut. Là, un bonhomme, bien
vous plus comme ça, battez vous... Votez Mit- sage. On raconte... Au bout d'une demi-heure, il
dit: 'J'ai noté, je vais en parler à mes supérieurs, Depuis ce temps-là, je me suis plus trop soucié de 5. Groupement agricole
d'exploitation en
FOUS aurez une réponse." Je dis : "Ben non, on religion... » commun.
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meut le ministre, on bouge pas." Et puis les quatre En 1977, trois ans avant Plogoff , les «gars du
gars qui étaient avec moi, au bout de trois quarts Pellerin » s'opposent déjà aux estafettes venues
d'heure, c'est eux qui m'ont pris par la manche encadrer l'enquête publique. Trois jours plus 6 Voir encadré p. 10
pour m'emmener dehors. Des copains! À cette tard, la caravane d'État s'attarde à Couëron.
époque-là, ils n'étaient pas encore tous rentrés «Nous v'ià à la mairie. Le flic qui était là, on
au PS. » Maintenant ils y sont tous. « Quand je lui dit: "Tu t'en vas!" On amène le dossier sur
les recroise, encore aujourd'hui, je leur demande: la place de la mairie. Puis on l'a brûlé publique-
'Est-ce qu'elle est venue la réponse?"» ment, devant tout le monde, même les flics. » Le
La migration socialiste de nombreux paysans lendemain matin, à six heures, Paul, un frère et
et ouvriers en lutte boucle brutalement une trois autres camarades sont arrêtés. Les « cinq
quinzaine d'années de solidarité dans la région. otages du nucléaire» feront moins d'un mois de
• La périodeMitterand, ça a été la cata'. On avait prison, à Nantes puis Rennes. « J'étais en cellule
carrément toute la gauche contre nous, avec tou- avec le frangin. Ils avaient pas pris le bon, lui
tes les organisations satellites, les associations n'avait rien fait. Ils ont bien vu qu'ils s'étaient
syndicales ou familiales. On a eu la droite contre gourés, mais ça leur était bien égal. Ils ont jamais
nous, mais on a eu la gauche tout pareil. Ils nous voulu le reconnaître. »
ont cerclés. Ils nous ont fait passer pour des cas-
seurs, des démolisseurs, des gens qui voulaient
pas que ça change. »
« Des camions ont été brûlés,
CARNET POUR DEMAIN
Paul reprend un bout de viande. « Un cochon
pas mal de trucs saccagés,
de la famille», glisse Denise. Depuis une quin-
zaine d'années, « un gars et une fille à nous» ont
et tout le monde était
repris leur ferme de toujours, «celle qu'on voit
5
d'ici». «Ils sont en GAEC , avec conjoints et asso-
à tête découverte.
ciés. Y en a qui font des vaches, les autres font les
poules. Ils ont séparé l'activité», explique Paul.
Les flics reculaient
« NOMS, à l'époque, on travaillait en groupe, de
manière solidaire, partagée. Autrement, la ferme,
sur des kilomètres. »
elle aurait capoté parce qu'on était plus de temps
à la lutte qu'à la ferme. »
Après 1981, Paul demeure un inlassable La consultation se termine avec 30000 « NON »
militant, même si le jeu politique a évolué. Le et seulement 95 « oui ». Conséquence élégante :
consentement au capitalisme de la gauche au l'avis est favorable. La lutte se prolonge. Deux
pouvoir a troublé les anciennes connivences de jours avant son élection, Mitterrand, en mee-
classes, marginalisé la critique. Pour ceux qui ting à Nantes, annonce triomphalement qu'« il
résistent encore à Couëron et dans la région, les n'y aura pas d'ouverture de nouveaux chan-
luttes paysannes se réduisent au dépannage, à tiers nucléaires, en particulier au Pellerin, dont
l'entraide nécessaire à ceux dans la galère. SOS le choix suscite une opposition unanime». Le
Paysans prend le relai. projet de centrale à Plogoff est lui aussi aban-
«On n'a jamais retrouvé l'unité avec les donné devant la profonde résistance populaire.
ouvriers. Alors on a continué les luttes, mais Mais la victoire du Pellerin est toute relative. Dès
avec des collectifs un peu plus écolos ou d'ex- 1982, le gouvernement Mauroy autorise EDF à
trême gauche». Il y a l'opposition à l'aéroport de étudier l'option nucléaire au Carnet, non loin,
Notre-Dame-des-Landes, latente. Mais surtout, toujours en Basse-Loire. Le début d'une inter-
depuis 1976 la lutte contre le projet de centrale minable lutte, irrégulière, mais parfois violente,
prévu au Pellerin a débuté, sur la rive sud de la au rythme des manœuvres politiques successi-
Loire, en face de Couëron. «A 20 ans, on menait ves. «Y a pas toujours eu la bagarre, mais on y a
déjà des actions contre le nucléaire. Vers 1965, on passé des semaines. Mitterrand avait promis que
avait fait des inscriptions anti-nue'sur l'église. Le ça se ferait pas au Pellerin, mais ils ont voulu le
curé nous a dénoncés. On a été foutus à la porte. refaire dix kilomètres plus loin, et toujours Mit-

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terrand. » Paul n'a qu'une seule gratitude envers s'opposer inlassablement à la spéculation et
le président socialiste. L'indolence de la répres- l'urbanisation. « On avait participé activement
sion. « Des camions ont été brûlés, pas mal de au mouvement des chômeurs, précise Paul. On
trucs saccagés, et tout le monde était à tête décou- avait soutenu, occupé, on alimentait en mar-
verte. Les flics reculaient sur des kilomètres. Mais chandise. » Comme au bon vieux temps. « Ces
il n'y a jamais eu trop d'inculpés. Ils savaient bien gens-là, après, ils sont venus nous aider à relever
qui faisaient les coups, mais le PS voulait pas être la ferme. À la fin, on a dit: "Qu'est-ce qu'on fait
emmerdé, alors y avait pas de plainte. » ensemble ?" Il y a eu cette idée de jardin collectif.
En 1997, l'histoire se conclut enfin. Jospin On a fait des réunions, on a occupé la mairie, on
renonce. Note pour demain: «Même quand tous a fait du barouf. »
les maires étaient pour, on a réussi à faire tout Après de longs mois vains, le collectif finit par
basculer. » trouver un joli terrain, un peu vallonné, boisé,
Paul sourit. Un clin d'oeil peut-être. Le repas idéal. « Ça n'a pas été simple avec les paysans.
est terminé. Un dernier train dans son dos. Le dialogue avec les gens de la ville n'est plus
« Tiens, j'ai pris une crampe sur le bord de la très facile. Tant que c'est un soutien aux luttes, ça
chaise. » À Denise : « Faudrait que j'aille bêcher passe, mais lorsqu 'il faut faire un truc vraiment
un petit peu, ça irait mieux. » pratique entre nous, et bien c'est beaucoup plus
dur. Et c'est un peu le problème qui se pose à
Notre-Dame-des-Landes. »

« C'est maintenant PISTES CONTRE PISTE


Paul retire sa casquette. On y arrive. Un demi-
qu'il faut mener la guerre. siècle de luttes sociales, paysannes, ouvrières,
antinucléaires, contre la répression, la spécula-
Les géomètres, faut tion, l'urbanisation, et puis là, obstinée, à quinze
bornes au nord de Couëron, l'avant-poste du
les empêcher de venir pire, la vieille ordonnance périmée d'un aéro-
port international à Notre-Dames-des-Landes.
sur le terrain, faut pas Il reste calme, impavide. Les événements
usent pourtant parfois sa bienveillance. «La
négocier. » résistance aurait dû commencer il y a cinq ans.
Et on Ta toujours pratiquement pas commencé.
J'ai peur que si on perd cette lutte, ce sera pas de
leur faute à eux, ce sera de la nôtre. Parce qu 'on
ET AU BOUT. UN JARDIN... est sûrs de gagner si on emploie les moyens. Mais,
7 voir plus bas. le texte Le lendemain, l'aube est bleue, aiguë, ce sera déjà perdu quand y aura du béton. »
8
«Pratiques agricoles démesurée. Tant, qu'à midi, le ciel se bariole En 2002, le débat public traverse le bocage
communes» p 34
s a g e m e n t . M a i d e m e u r e distant et frais. sans turbulences. Paul regrette la paralysie de la
À Couëron, quelque part, il y a un chemin de coordination des associations opposées au pro-
tuile. Et au bout, la terre vit. Une intention conti- jet. « Quand on leur parle de comment ça a été
8 Un débat public piloté nue. Comme si une certaine histoire populaire fait à Plogoff ou au Carnet, ils veulent rien enten-
par le méprisé Jean
Bergougnoux, ancien de Nantes résistait un peu à l'oubli, sur quelques dre. On a vu le passé comment qu'il s'est passé.
directeur général d'EDF hectares d'expérience collective, un jardin com- Il ne faut pas attendre! Et eux n'ont fait aucune
et président d'honneur 7
de la SNCF, coupable mun comme une suture à l'époque . Paul n'est action pendant l'enquête publique: ils attendent
récemment d'une série jamais loin. Pieds nus entre les tomates et les les bulldozers, bien sagement!»
de faux débats sur les
nanotechnologies (voir cives, chaque jour, les mains dans le cœur, la terre Paul n'a pas conservé les photos des usines
I'article « Débâcles et sur la main, toujours quelque chose à partager.
poussières» Z n* 3)
des années 1960, des occupations foncières,
Le lieu a une douzaine d'années et des cen- des batailles rangées avec les CRS. « Les images,
taines de «gens de la ville» ont planté ici un peu elles sont dans ma tête. Je sais comment c'est,
plus que des légumes, souvent quelques racines alors j'ai envie d'aller interpeller les gens plus
tenaces. durement: "Quand est-ce que vous allez montrer
Le jardin est, lui, né dans les flammes. Celles que vous ne voulez pas d'aéroport ? Vous atten-
de la ferme de Denise et Paul, incendiée le jour dez que les flics et les bulldozers soient avec leurs
du mariage de leur fils, en juin 1997. Un voisin engins en train d'encercler ? Avec des grillages, du
aurait fait le coup, exaspéré de voir la famille gardiennage?"»

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ON A V U

LE PASSÉ

Paul finit pas s'emporter, comme transporté Un moment plus tard, les yeux un peu plus
dans le temps. «C'est maintenant qu'il faut loin, Paul reprend, termine. 11 a 77 ans. l'ai le
mener la guerre. Les géomètres, faut les empêcher ventre un peu serré.
de venir sur le terrain, faut pas négocier. » Parfois, « C'est tellement un grand plaisir de mener ces
le paysan a du mal à suivre. Les gens. La lenteur. bagarres, tu t'épanouis, tu apprends. S'il y a des
« Le temps n'est pas à perdre. » milliers de personnes qui mènent ça, en s'épa-
Et puis, le silence est un peu lourd, comme nouissant et non en faisant l'esclave, hé bien '.je
infiltré par la retenue ou serré par la crainte dis que c'est déjà gagné. Nous, on s'est organi-
d'une éventuelle méprise à son sujet. « Moi, je sés sans attendre que ça vienne de là-haut. C'est
suis trop motivé, je peux pas m'empêcher. J'aime plus facile ici. Je suis plutôt pour un retour à la
qu 'on discute, même quand on n'est pas d'accord, campagne, faire des communautés, se baser sur
même pour se fâcher. Ça fait partie de la vie. » l'humain. Les villes, c'est pas humain du tout. La
Le jardin autour de lui. La petite cabane qui culture en ville, c'est quelle culture ? Ils vont aller
sert de cuisine commune. Les objets qui traî- à l'apéro géant hier soir, c'est ça la culture ? L'élé-
nent, quelques fleurs, un livre. Un ami, puis un phant à Ayrault ? Il faut une société à la con pour
autre, qui arrivent, saluent, prennent un verre, stocker ainsi les gens dans les immeubles. À la
un conseil. ville, t'es perdu pendant un moment d'temps. »

N.B. : Le Sabot, outil de liaison locale à Rennes, a réalisé dans son excellent numéro 5 une lon-
gue interview de Paul et Denise, principalement orienté sur la lutte à Notre-Dame-des-Landes.

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