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Revue d'histoire des sciences et

de leurs applications

La mécanique dans l'Encyclopédie


Pierre Costabel

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Costabel Pierre. La mécanique dans l'Encyclopédie . In: Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, tome 4, n°3-4,
1951. pp. 267-293;

doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1951.4338

https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1951_num_4_3_4338

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La mécanique dans l'Encyclopédie

L'intérêt d'une étude particulière de la mécanique dans


Y Encyclopédie ne peut manquer d'être a priori confusément senti.
Science mixte et reconnue comme telle par les encyclopédistes,
tenant à la fois des mathématiques et de la physique expérimentale,
mais dépendant jusque-là de conceptions métaphysiques, la
mécanique devait en effet fournir un terrain de choix, en ce milieu
du xvme siècle, pour le dessein que s'étaient fixé les « Philosophes »
groupés autour de Diderot et d'Alembert, elle devait permettre
d'exposer une preuve positive, une illustration concrète de ce que
désormais, « la lumière » était venue (1). Et elle devait le permettre
avec d'autant plus d'aisance que le caractère technique,
nécessairement technique, de la majeure partie des articles à prévoir
assurerait un rideau protecteur. Reste à savoir ce qu'il en est
exactement, et si la leçon que le philosophe moderne des sciences
peut retirer de cette étude ne dépasse pas le cadre étroit des
polémiques, pour atteindre à une vraie valeur.
On a pu dire que, dans un certain nombre de domaines,
l'Encyclopédie n'a été qu'une vaste entreprise de pillage des
ouvrages antérieurs et spécialisés. Ce jugement ne convient
évidemment pas en ce qui concerne la mécanique. Il est aisé de vérifier
l'affirmation de d'Alembert contenue dans le Discours préliminaire,
et selon laquelle, si la partie mathématique de Y Encyclopédie
d'Ephraïm Chambers était celle qui paraissait mériter le plus
d'être conservée, elle appelait néanmoins des « changements
considérables », et c'est d'Alembert lui-même qui a fait ou revu
tous les articles de mathématiques ou de physique ayant quelque
importance. Et, si l'on distingue parmi ces articles ceux qui ont
trait à la mécanique, à part quelques paragraphes sans grande
portée, tout est de la plume du grand savant. On y retrouve
beaucoup d'extraits de son Trailé de dynamique, et l'on pourrait

(1) Encyclopédie, t. I, Paris, 1751, Discours préliminaire, p. xxtx.


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dire, si l'on y tenait, qu'il s'est pillé lui-même. En aucun cas, cette
constatation ne permet de lui enlever une originalité que personne
ne saurait contester dans une discipline où il reste un très grand
maître.
L'étude que nous nous proposons apparaît donc comme une
étude de la pensée et de la doctrine de d'Alembert en mécanique,
et la vraie question que l'on pourrait se poser ici serait de savoir
ce qu'ajoute le fait de l'exposé de cette pensée à travers le découpage
des articles de Y Encyclopédie. Mais il faut se garder d'un préjugé.
Le découpage n'est certainement pas arbitraire, il est a priori
intelligent, ce n'est pas une raison suffisante pour entamer la
recherche avec l'idée qu'il doit être aisé de découvrir un plan, un
plan qui soit, disons-le, le résultat d'une tactique habile à l'égard
des censeurs et des ennemis du dehors. L'Encyclopédie ne comporte
pas de table de lecture. La généralité de l'ouvrage, les vicissitudes-
de l'impression étendue sur de nombreuses années en sont peut-être
les causes. C'est à la fin de la partie « Mathématiques » de
l'Encyclopédie méthodique (l) que l'on trouve une table de lecture, due
sans doute à l'abbé Bossut, car on y retrouve le style du discours
préliminaire de celui qui assuma cette section de la nouvelle
édition. L'intention louable qui préside à cette table est clairement
exprimée. L'auteur veut être utile « à ceux qui n'auraient sous la
main que ce Dictionnaire pour toute bibliothèque mathématique »,
ce qui « arrive souvent dans les villes de province ». Il donne donc
« la table des principaux articles rangés selon l'ordre dans lequel
ils doivent être lus » et « par ce moyen le Dictionnaire aura l'avantage
d'un traité suivi ». Les explications qui suivent et visent à persuader
le lecteur qu'il ne sera « maître de son sujet qu'après la deuxième
lecture » sont elles-mêmes assez sibyllines pour exiger plus d'une
lecture. En fait, elles se rapportent à l'ensemble de la matière
mathématique dont les grandes divisions : Arithmétique, Algèbre,
Analyse, Géométrie, sont nuisibles à une intelligence générale, si
elles s'accompagnent de cloisons étanches, et qui nécessitent par
conséquent, des coupures, des chevauchements. La mécanique,
première branche des mathématiques mixtes et appliquées (2),
placée à un rang qui suppose manifestement la possession de
l'outil mathématique, ne semble pas devoir bénéficier des mêmes

(1) Encyclopédie méthodique, Mathématiques, t. III, Ir« Partie, pp. 182-183 (1789).
(2) Encyclopédie méthodique, Mathématiques, t. I, Discours préliminaire, p. i (1784).
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remarques, sa table de lecture paraît faite pour être suivie sans


autre préoccupation que celle de ne pas oublier l'existence possible
d'articles d'importance secondaire, non cités pour cette raison,
mais susceptibles cependant d'intérêt réel. Cette table est-elle
conforme aux vues de d'Alembert, l'a-t-il plus ou moins inspirée,
l'aurait-il approuvée ? Autant de questions auxquelles il est
difficile de répondre.
Il nous paraît nécessaire d'ouvrir une parenthèse. Présenté à
d'Alembert par Fontenelle, l'abbé Bossut était encore un tout
jeune homme lorsque commença l'édition de Y Encyclopédie. Il
est donc certainement exagéré de prétendre, comme on l'a fait (1),
qu'il fut le « collaborateur » de d'Alembert, dans la rédaction de
la partie mathématique de l'Encyclopédie. Son nom n'y paraît
d'ailleurs nulle part. Nommé à l'âge de 22 ans, en 1752, professeur
à l'École du Génie de Mézières, où il enseigna durant seize ans,
il n'y aborda le domaine où il devait se faire une célébrité,
l'hydrodynamique, qu'en 1766. Il est donc à peu près certain,
qu'à l'époque de la rédaction des articles de mécanique de YEncy-
çlopédie (2), il n'avait pas dépassé le stade du disciple, et que
c'est à ce titre seulement qu'il a pu aider d'Alembert. Celui-ci,
eu égard au travail considérable qu'exigeait l'édition, avait, sans
aucun doute, besoin de l'aide obscure et fidèle de disciples. Par
ailleurs, d'Alembert avait dans l'abbé Bossut une confiance- qui
s'est exprimée d'une manière générale, mais nette (3). « II est assez
de mes amis pour ne pas me tromper. » On peut considérer, en
définitive, que le jeune professeur de Mézières a bien connu la
pensée de d'Alembert, et s'est formé dans son sillage précisément
au moment où s'élaborait et paraissait Y Encyclopédie. Qu'il nous
soit permis d'ajouter encore quelques mots. On pourrait s'étonner de
l'amitié de deux hommes aussi différents. L'abbé Bossut, bien qu'il
ne soit pas allé au delà des ordres mineurs, porta la soutane jusqu'à
la Révolution, et demeura toute sa vie un catholique convaincu,
fortement teinté de jansénisme. D'Alembert, quelle que fût sa
position intime et profonde à l'égard du catholicisme, était sévère

(1) Discours prononcé à l'inauguration du monument Charles Bossut, à Tartaras


(Loire), 5 juin 1932. -
(2) Cette rédaction était prête dans son ensemble dès 1757. Cf. Lettre de d'Alembert
à Lesage, 9 mai 1757, dans Correspondance inédile, publiée par Ch. Henry, Rome, 1886.
(3) Cf. en particulier : Lettre de d'Alembert à Turgot, 12 janvier 1763, dans Ch. Henry,
op. cit. -- -
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pour les jansénistes. Que conclure, sinon que l'amitié de ces deux
hommes de science est un beau témoignage qui- les honore l'un et
l'autre, un témoignage de ce que leurs positions doctrinales ne
constituaient pas pour chacun d'eux cet écran destructeur de la
vision réelle de l'interlocuteur, ce prisme déformant de la complexe
personne humaine, grâce auxquels se forgent d'ordinaire les
sectarismes. Et l'on énerverait essentiellement ce témoignage si
l'on cherchait, au-delà de ce que permettent les documents, à le
fonder sur une certaine communion des deux hommes dans l'idéal
et dans l'esprit scientifiques. L'humain vrai et fort se situe toujours
à une profondeur qui dépasse les explications et les schématisations
rationalisantes. Ce qui ne veut pas dire que la communion à
laquelle nous venons de faire allusion n'a pas d'importance. Elle
•doit être relevée au contraire en ce qui concerne Bossut, pour
l'objet que nous étudions. Fervent admirateur de Pascal, l'abbé
Bossut, dans l'introduction qu'il écrivit pour une nouvelle édition
des Provinciales (1), ne craignit pas de dire : •
Tout ce qui reste de notre auteur montre en général la préférence qu'il
donnait à la méthode des géomètres sur les autres moyens de chercher la
vérité. L'avantage de cette méthode consiste en ce qu'elle définit
clairement toutes les choses obscures ou inconnues, qu'elle n'emploie jamais
dans ses définitions que des termes justes et bornés à la seule acception
qu'on leur attribue, qu'elle évite soigneusement la redondance des mots
et des idées.

On jugerait mal de l'appréciation par Bossut du génie pascalien,


si l'on s'en tenait à cette unique citation, mais ce qui nous importe
ici, c'est ce qui l'accompagne et qui est bien de nature à justifier
la confiance de d'Alembert et la nôtre. Ou sinon la confiance, du
moins un préjugé favorable. En matière de science, Charles Bossut
ne sera pas un homme d'un autre âge.
Après cette longue parenthèse, sommes-nous mieux informés
pour fournir une réponse nette aux questions que nous posions à
propos de la table de lecture de mécanique de Y Encyclopédie
méthodique. Il est clair qu'une étude de détail est nécessaire. Or,
cette étude entraîne l'examen des articles de Y Encyclopédie et de
Y Encyclopédie méthodique. De sorte qu'en définitive, nous n'avons

(1 ) Les provinciales avec le discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, par l'abbé Bossut,
éd. Fortin-Masson, 1842. Édition préparée par Bossut, publiée longtemps après sa mort.
Notre citation est de la p. lxxxiii.
LA MÉCANIQUE DANS L' « ENCYCLOPÉDIE » 271

guère le choix d'une méthode. Celle-ci s'impose : suivre l'ordre de


lecture indiqué par la table de l'abbé Bossut, comparer, apprécier,
et réunir ainsi à la fois les éléments de réponse à toutes les questions
que nous avons soulevées.
Le premier article proposé à notre lecture est l'article
Méchanique. On ne s'en étonnera pas. Le contenu de cet article
de Y Encyclopédie, entièrement dû à d'Alembert, est reproduit
identiquement dans Y Encyclopédie méthodique. La seule différence
réside dans un petit paragraphe terminal recommandant la lecture
du Traité élémentaire de Méchanique de l'abbé Bossut avant
d'aborder la Méchanique d'Euler et la Dynamique de d'Alembert.
Le disciple, lui-même professeur et auteur de manuels, ne néglige
pas sa publicité. Quant au corps de l'article, le seul qui présente
un intérêt pour nous, il apparaît assez rapidement composé d'une
manière curieuse. Il débute par des définitions classiques pour
l'époque :
La Méchanique est la partie des mathématiques mixtes qui considère
le mouvement el les forces motrices, leur nature, leurs lois et leurs effets
dans les machines... la partie des méchaniques qui considère le mouvement
des corps en tant qu'il vient de leur pesanteur s'appelle quelquefois
statique...

Puis, une place importante est faite à la terminologie de Newton,


à sa distinction entre mécanique pratique et mécanique « rationnelle
ou spéculative qui procède dans ses opérations par des
démonstrations exactes ». Les Principia sont loués avec prudence d'être
le premier ouvrage « où l'on ait traité la Méchanique avec quelque
étendue », sans se restreindre aux effets de la pesanteur. Enfin,
sont présentées les
puissances méchaniques, appelées plus proprement forces mouvantes,
(qui) sont les 6 machines simples auxquelles toutes les autres, quelque
composées qu'elles soient, peuvent se réduire ou de l'assemblage desquelles
toutes les autres sont composées. Levier, treuil, poulie, plan incliné,
coin et vis. On peut cependant les réduire à une seule, le levier, si on
excepte le plan incliné qui ne s'y réduit pas si sensiblement... [A ces
machines], M. Varignon a ajouté la machine funiculaire, ou poids
suspendus par des cordes et tirés par plusieurs puissances.

Le principe dont ces machines dépendent est unique, c'est le


principe de l'égalité des quantités de mouvement, et il est exposé
dans la pure ligne aristotélicienne. Suivent comme application de
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la loi du levier et de la notion de moment quelques réflexions sur


le problème d'Archimède, dalis viribus, datum pondus movere,
puis une critique des médecins qui ont cru pouvoir traiter le corps
humain comme une machine malgré la complexité, le nombre
incalculable d'inconnues, l'impraticabilité de l'outil mathématique
en pareille matière. Et l'on a l'impression que l'article est terminé,
sans signature d'ailleurs. On passe en effet sous un titre en caractères
moyens à la question des applications géométriques [description
des courbes] et le paragraphe sous-intitulé « Courbe méchanique »
la clôt avec la signature (0) [d'Alembert]. C'est immédiatement
après et sans litre que toute la question rebondit et se trouve
reprise sur d'autres bases. La première phrase est absolument
anodine. « Les vérités fondamentales de la Méchanique méritent
d'être approfondies avec soin. » II faut franchir ce seuil pour
percevoir qu'on aborde un exposé de première importance.

Il semble, est-il dit, qu'on n'a pas été jusqu'à présent fort attentif
ni à réduire les principes de cette science au plus petit nombre, ni à leur
donner toute la clarté qu'on pouvait désirer... en général on a été plus
occupé à augmenter l'édifice qu'à en éclairer l'entrée, et on a pensé
principalement à élever sans donner aux fondements toute la solidité
convenable.

L'argumentation se développe sans décevoir.

Il nous paraît qu'en aplanissant l'abord de cette science, on en


reculerait en même temps les limites, c'est-à-dire qu'on peut faire voir tout à
la fois l'inutilité de plusieurs principes employés jusqu'à présent par les
Méchaniciens et l'avantage qu'on peut tirer de la combinaison des autres...
Vohjet d'une science étant déterminé nécessairement, les principes en doivent
être d'autant plus féconds qu'ils sont moins nombreux.

On aimerait évidemment quelque précision sur la notion


d' « objet déterminé » qui semble commander la vigoureuse
conclusion. Il reste que si la préoccupation de réduire le nombre
des principes en mécanique n'était pas nouvelle — particulièrement
depuis toutes les recherches du xvne siècle, mais au fond depuis
toujours — il reste que jamais elle ne s'était exprimée aussi
fortement, dans la conscience que là seulement se trouve la
fécondité. Et ce qui suit a pour but de mettre à jour un programme
conforme aux prémices.
« Le mouvement et ses propriétés générales sont le premier et
LA MÉCANIQUE DANS L' « ENCYCLOPÉDIE » 273

principal objet de la Méchanique. » II est vain de discuter sur la


« nature » du mouvement. Il suffît que nous en ayions une conception
« naturelle » comme « application successive du mobile aux
différentes parties de l'espace indéfini que nous imaginons comme lé
lieu des corps ». Sans doute « les Cartésiens (secte à la vérité presque
nulle aujourd'hui) ne reconnaissent point d'espace distingué des
corps et regardent l'étendue et la matière comme une même
chose », mais nul ne songera à les suivre sur une voie où « le
mouvement serait la chose là plus difficile à concevoir ». Constatation de
gros bon sens, le mouvement existe, la géométrie permet de le
localiser et si « l'on ne peut comparer ensemble deux choses d'une
nature différente, telles que l'espace et le temps, on peut comparer
le rapport des parties du temps avec le rapport des parties de
l'espace parcouru ». Ainsi, par « l'application seule de la géométrie
et du calcul », on peut faire ce que nous appelons aujourd'hui de
la cinématique. Mais « comment arrive-t-il que le mouvement
d'un corps suive telle ou telle loi particulière » ? La géométrie ne
permet pas de répondre à une telle question, et c'est ici que le
problème des « causes » se pose. L'auteur le marque, mais pour
l'écarter discrètement aussitôt.

Quelque parti que l'on puisse prendre là-dessus, il sera toujours


incontestable que l'existence du mouvement étant une fois supposée sans
aucune autre hypothèse particulière, la loi la plus simple qu'un mobile
puisse observer dans son mouvement est la loi d'uniformité et c'est, par
conséquent, celle qu'il doit suivre.

Il semble donc que la loi d'inertie se trouve conçue d'une


manière axiomatique. Ce n'est qu'un éclair fugitif. Le paragraphe
suivant, traitant des écarts par rapport à la loi d'inertie, fait
réapparaître le concept de cause et opère un classement : les causes
mécaniques ne sont que de deux sortes, « celles qui ont leur source
dans l'action sensible et mutuelle des corps, résultante de leur
impénétrabilité », et « toutes les autres qui ne se font connaître
que par leurs effets, et dont nous ignorons entièrement la nature »,
telle la cause qui fait tomber les corps pesants et celle qui retient
les planètes sur leurs orbites. On s'attendrait ici à quelque
développement, mais l'exposé se poursuit aussitôt, l'écart par rapport à
la loi d'inertie ne consiste pas seulement dans une altération de
la grandeur de la vitesse, il faut rendre compte des changements
de direction.
274 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

Et « on est obligé d'avoir recours à un deuxième principe, celui de la


composition des mouvements » comme le mouvement d'un corps qui
change de direction peut être regardé comme composé du mouvement
qu'il avait d'abord et d'un nouveau mouvement qu'il a reçu, de même le
mouvement que le corps avait d'abord peut être regardé comme composé
du nouveau mouvement qu'il a pris et d'un autre qu'il a perdu. De là,
il s'ensuit que les lois du mouvement changé par quelques obstacles que
ce puisse être, dépendent uniquement des lois du mouvement détruit par
ces mêmes obstacles...

La terminologie que nous soulignons, et qui appartient à la


conception cartésienne d'une physique du plein où l'impénétrabilité
des corps et les phénomènes de choc sont essentiels à l'explication
du mouvement, cette terminologie permet, à dessein ou
inconsciemment (il n'est guère possible de discriminer), de poser l'ébauche
du grand principe de la dynamique d'alembertienne. En combinant
la composition des mouvements avec les principes de l'équilibre,
on doit avoir tout ce qui est nécessaire à l'étude des mouvements.
La conclusion dépasse les réflexions qui l'ont fait naître. Et l'on est
alors en possession de ce minimum de principes que l'on recherchait.
Ici la conscience est claire.

Si les principes de la force d'inertie, du mouvement composé et de


l'équilibre sont essentiellement différents l'un de l'autre comme on ne
peut s'empêcher d'en convenir et si, d'autre part, ces trois principes
suffisent à la mécanique, c'est avoir réduit cette science au plus petit
nombre des principes possibles que d'avoir établi sur ces trois principes
toutes les lois du mouvement des corps dans des circonstances quelconques.

Mais il ne suffît pas d'avoir opéré la réduction des principes, il


reste encore à les rattacher tous à une vision fondamentale.

« A l'égard des démonstrations de ces principes eux-mêmes, le plan que


l'on doit suivre pour leur donner toute la clarté et la simplicité dont elles
sont susceptibles, est de les déduire toujours de la considération seule du
mouvement. » Car « tout ce que nous voyons bien distinctement dans le
mouvement d'un corps, c'est qu'il parcourt un certain espace et qu'il
emploie un certain temps pour le parcourir... En conséquence, le
philosophe doit, pour ainsi dire, détourner la vue de dessus les causes motrices
pour n'envisager uniquement que le mouvement qu'elles produisent,
il doit entièrement proscrire les forces inhérentes au corps, êtres obscurs et
métaphysiques qui ne sont capables que de répandre les ténèbres sur une
science claire par elle-même. »
LA MÉCANIQUE t)ANS l' « ENCYCLOPÉDIE » 275

La signature ( 0) est confirmée par quelques références, éparses


■dans le développement, au Traité de dynamique de d'Alembert
[lre éd., 1743]. De fait, comme il est aisé de le vérifier, cette
•deuxième partie de l'article Méchanique résulte de l'assemblage
de passages entiers pris tels quels dans le Discours préliminaire du
traité en question. Il n'y a rien de nouveau quant au fond.
Le lecteur qui n'a pas sous la main le traité de d'Alembert
pourra donc juger de ce fond grâce à nos longues citations de
l'article encyclopédique, et se rendre compte qu'il s'agit d'une
position très moderne. Le mouvement seul, le « phénomène », que
l'outil mathématique permet de représenter d'une manière claire
et précise, doit occuper la pensée du savant. Celle-ci doit en quelque
sorte boucler sa recherche sans introduire d'éléments hétérogènes,
tels que ces forces, êtres obscurs et métaphysiques, ces causes qui
ne se manifestent que par des effets, dont l'existence au sens fort
est donc à la fois inaccessible et inutile. Et c'est bien là l'esprit
<jui animera quelques années plus tard, la construction de la
mécanique analytique de Lagrange, puis qui permettra après une
lente digestion, l'éclosion des mécaniques modernes et relativistes
du début de ce siècle. La constatation suffirait à faire la gloire de
d'Alembert. Il n'est pas nécessaire d'insister davantage sur ce point,
il importe davantage de remarquer ce qui s'y trouve lié dans la
pensée de l'auteur.
Tout d'abord, la réduction des principes à trois, jugés
irréductibles l'un à l'autre, et permettant de bâtir l'ensemble de l'édifice.
On doit donc s'attendre à ce que les autres articles de Mécanique
du Dictionnaire soient rédigés en fonction de cette pensée directrice.
De fait, la table de lecture de Y Encyclopédie méthodique invite à
lire à la suite les articles Composition du mouvement, puis Équilibre,
avec tous les articles qui s'y rapportent (machines simples), enfin
Dynamique. Il n'y a aucun doute. La table de lecture de l'abbé
Bossut est conforme à la pensée de d'Alembert. II est vrai qu'il y
manque la mention de l'inertie, qui devrait normalement paraître
en premier lieu, mais on peut rendre compte de cette absence.
Dans l'article Méchanique, d'Alembert renvoie pour l'inertie à
l'article Force, où il traite effectivement de la question sous le
titre Force d'inertie, son lecteur est donc prévenu ; l'abbé Bossut
a dû estimer que c'était suffisant. Il s'est ainsi tiré d'une situation
embarrassante. Pour mentionner l'inertie dans la table, il fallait
citer en premier lieu l'article Force, c'est-à-dire fausser complète-
276 revue d'histoire des sciences

ment les perspectives. Mieux valait ne pas le citer du tout, et c'est


ainsi qu'on le cherche vainement dans la liste. '
Mais d'autres remarques s'imposent. Alors que la loi d'inertie
semblait, dans la phrase que nous avons relevée, se présenter d'une
manière satisfaisante pour un moderne, c'est-à-dire axiomatique,
il est question à la fin de « démonstrations » des principes. On sait
assez par le reste de l'œuvre de d'Alembert que cette expression
est à prendre dans son sens le plus strict. Et nous aurons à revenir
sur la position curieuse de d'Alembert à l'égard des axiomes.
Notons seulement ici la faille qui se découvre dans le système.
Enfin, il y a dans le Discours préliminaire du Traité de dynamique,
un passage qui a été omis dans l'article précédemment examiné.
Il fait suite au classement des « causes » d'écart par rapport à la
loi d'inertie. Dans Y Encyclopédie aussi bien que dans Y Encyclopédie
méthodique, on le retrouve intégralement au petit article
Accélératrice, lequel ne figure pas, notons-le en passant, dans la table
de lecture. Il mérite d'être cité :

En général, dans les mouvements variés dont les causes sont inconnues,
il est évident que l'effet produit par la cause soit dans un temps fini, soit
dans un instant, doit toujours être donné par l'équation entre le temps et
les espaces. Cet effet, une fois connu et le principe d'inertie supposé, on
n'a plus besoin que de la géométrie seule et du calcul pour découvrir les
propriétés de ces sortes de mouvements. Pourquoi donc aurions-nous
recours à ce principe dont tout le monde fait usage aujourd'hui, que la
force accélératrice ou retardatrice est proportionnelle à l'élément de
vitesse ? Principe appuyé sur cet axiome vague et obscur que Yeffet est
proportionnel à sa cause. Nous n'examinerons pas si ce principe est de
vérité nécessaire, nous avouerons seulement que les preuves qu'on en a
apportées jusqu'ici ne nous paraissent pas hors d'atteinte. Nous ne
l'adopterons pas non plus, avec quelques géomètres, comme de vérité
purement contingente, ce qui ruinerait la certitude de la mécanique et
la réduirait à n'être plus qu'une science expérimentale ; nous nous
contenterons d'observer que, vrai ou douteux, clair ou obscur, il est
inutile à la mécanique et que, par conséquent, il doit en être banni.

Texte chargé d'explosif, dirigé aussi bien contre Leibniz et


Euler, que contre toute la philosophie reçue. Est-ce simplement
parce qu'il se réfère au mouvement accéléré qu'il, a été rejeté à
l'article Accélératrice ? Il est permis de penser qu'une autre raison
est intervenue. C'est ici qu'il convient de se rappeler l'étrange
composition de l'article MéchaniqueT sa première partie non signée,
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE )) 277

à première vue complète, ne contenant rien de choquant pour


personne, l'habile transition qui n'introduit au cœur de la question
que le lecteur patient et assidu. On pourrait presque douter que
ce soit le même homme qui ait écrit l'ensemble. Mais il n'y a
cependant aucun doute. « Comme je l'ai insinué plus haut », est-il
dit dans la deuxième partie en référence précise à un point
particulier de la première (1). C'est bien d'Alembert qui a écrit
tout l'article, et il reconnaît en même temps, d'une manière explicite,
qu'il a ménagé une gradation dans la découverte de sa pensée.
Dira-t-on qu'il était normal dans un dictionnaire de faire d'abord
une place aux idées reçues jusque-là, au développement historique,
en quelque sorte qu'il fallait faire l'état de la question avant de
passer à un exposé original. Il paraît évident que, dans cette unique
perspective, la rédaction d'ensemble de l'article eût été bien
différente de celle que nous avons analysée, il paraît évident que
la nécessité d'une certaine prudence a dicté à la fois l'agencement1
des paragraphes et leur contenu.
Nous pensons qu'il est préférable ici de poursuivre la lecture
et l'analyse des articles avant de tenter l'approfondissement de la
conclusion précédente. Prenons donc d'abord l'article Force, non
mentionné dans la table de l'abbé Bossut, mais où nous savons que
se trouvent des éclaircissements sur le premier principe fondamental,
la loi d'inertie. Cet article, signé (0), est identique dans Y
Encyclopédie et Y Encyclopédie méthodique, sauf une addition relative à la
loi d'inertie et empruntée à un Mémoire de d'Alembert, présenté
à l'Académie en 1769. Mettons pour le moment à part cette addition.
On retrouve dans cet article un long développement sur la querelle
. des forces vives qui fait suite dans le Discours préliminaire du
Traité de dynamique aux passages cités dans l'article Méchanique.
Ce que nous venons de dire, ajoute l'auteur, sur la fameuse querelle
"des forces vives est tiré de la préface de .notre Traité de dynamique
imprimé en 1743, dans le temps que cette question était encore agitée
parmi les savants. Il semble que les géomètres conviennent aujourd'hui
assez unanimement de ce que nous soutenions alors, que c'est une dispute
de mots et comment n'en serait-ce pas une, puisque les deux partis sont
d'ailleurs entièrement d'accord sur les principes fondamentaux de
l'équilibre et du mouvement... La mesure des forces est donc une question aussi

(1) II s'agit de l'opinion de Newton selon laquelle les Anciens n'ont cultivé la
mécanique que par rapport aux effets de la pesanteur. C'est aussi l'opinion de d'Alembert, sans
aucun doute, mais ce n'est pas dit. La prudence est ici manifeste.
278 revue d'histoire des sciences

inutile à la Méchanique que les questions sur la nature de l'étendue et du


mouvement... Dans le mouvement d'un corps, nous ne voyons clairement
que deux choses « l'espace et le temps » ; c'est de cette seule idée qu'il faut
déduire tous les principes de la Méchanique et qu'on peut en effet les
déduire.

Dans le Discours préliminaire du Traité de dynamique,


l'expression de la pensée est à la fois plus concrète et plus vigoureuse.

Qu'on propose le même problème de Méchanique à deux géomètres,


dont l'un soit adversaire, l'autre partisan des forces vives. Leurs solutions
si elles sont bonnes, seront toujours parfaitement d'accord. La question
de la mesure des forces est donc entièrement inutile à la Méchanique et
même sans aucun objet réel. Aussi n'aurait-elle pas enfanté tant de
volumes, si on se fût attaché à distinguer ce qu'elle renfermait de clair
et d'obscur.

On retrouve donc le leitmotiv de la doctrine de d'Alembert, la


notion de force n'est pas une notion première, elle est dangereuse et
nuisible par les discussions qu'elle entraîne sur des questions
d'existence et de nature qui sont d'ordre philosophique et métaphysique.
Il est intéressant de noter ici l'argument qui accompagne la
reprise du leitmotiv. Le même problème de mécanique traité par
deux adversaires aboutit à la même solution. Qu'est-ce que cela
veut dire exactement. Constatation d'un fait ou vue de l'esprit.
Et s'il s'agit d'un fait, quelle est sa nature. Heureusement, l'histoire
de la mécanique au cours du siècle qui précède Y Encyclopédie
fournit un exemple magistral et dissipe tout malentendu quant
à la pensée de d'Alembert. Cet exemple est celui du problème
du centre d'oscillation des corps pesants ou encore de la
détermination de la longueur du pendule simple synchrone à un
pendule composé. Huygens avait donné, en 1673, la formule
mathématique permettant de trouver la longueur de ce pendule*
simple synchrone, et jusqu'en 1740 les diverses solutions proposées
dont nous avons suivi ailleurs (1) le développement consistèrent
à rendre compte de la même formule à partir de principes différents.
Or, le grand principe que d'Alembert énonce pour résoudre de la
manière la plus générale les problèmes de dynamique, et sur lequel
nous reviendrons plus loin, est ébauché sans contestation possible,

(1) Nous renvoyons à notre article, Histoire du moment d'inertie (Revue d'Histoire
des Sciences, octobre-décembre 1950).
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 279

dans les solutions de Jacques et Jean Bernoulli au sujet du centre


d'oscillation. La critique interne est encore appuyée par les
réflexions de l'article Oscillation de V Encyclopédie, et il est certain
que d'Alembert a longuement médité sur ce problème célèbre.
Il l'a devant les yeux lorsqu'il écrit que « les solutions si elles sont
bonnes, sont toujours parfaitement d'accord ». Peut-être a-t-il
aussi présente à l'esprit la solution donnée par Varignon du
mouvement des planètes (1), et aboutissant elle aussi à la loi de
l'inverse carré de la distance. D'Alembert cite souvent Varignon ;
ce qu'il en dit, en maint endroit, y compris les appréciations
malicieuses, prouve qu'il connaissait fort bien l'ensemble de son
œuvre. Il ne devait pas ignorer la solution à laquelle nous faisons
allusion. Il est vrai que cette solution peut difficilement être
qualifiée de bonne, puisqu'elle ne parvient à rejoindre le résultat
de Newton que grâce à un heureux concours d'erreurs de calcul.
Mais elle témoigne par là, plus fortement encore, de ce que l'accord
ultime des solutions, dans leur formulation mathématique, est le
ressort caché de la recherche. Si nous nous sommes un peu
longuement écarté du texte de Y Encyclopédie, nous pensons que c'est
avec fruit. Nous pouvons mieux comprendre l'acharnement de
d'Alembert à déclarer que « la question de la mesure des forces est
entièrement inutile à la mécanique, et même sans aucun objet
réel ». C'est qu'il voudrait que l'on sache regarder avec un regard
dépouillé de préjugés les leçons de l'histoire, celles de l'expérience
quotidienne de la vie du savant, que l'on se libère des « disputes
de mots » et que sous les superstructures dialectiques, chacun
reconnaisse comme il l'a reconnu lui-même un accord positif et
substantiel, difficile à caractériser peut-être, mais fondé sur l'usage
de l'outil mathématique, suffisant pour élaborer une science
homogène.
Avant de poursuivre notre marche, il est encore intéressant
de noter que cette position n'est pas entièrement nouvelle. Le
7 novembre 1713, Jean Bernoulli écrivait au chevalier Renau
d'Éliçagaray :
Ce serait prendre le change si, pour raisonner des forces dans la statique,
on voulait s'amuser d'abord à pénétrer la cause physique de la pesanteur
pour savoir si c'est une qualité intrinsèque et essentielle du corps comme
le prétendent les Péripatéticiens, ou si elle est causée par la pression

(1) Mémoires de l'Académie des Sciences, 29 janvier 1701.


280 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

interne de la matière subtile comme disent MM. les Cartésiens, ou enfin


suivant quelques modernes si elle consiste dans une attraction mutuelle
des corps. De cette manière, on ne serait jamais assuré de la certitude
d'une proposition de Statique puisque si elle était vraie dans le système
d'Aristote, elle serait fausse suivant votre manière de distinguer dans
celui de Descartes (1).

Jean Bernoulli avait donc déjà eu conscience d'une certitude


propre aux propositions de la science mécanique, d'une certitude
dépassant les « systèmes «philosophiques, où l'on prétendrait les
insérer, et ayant par là un caractère d'universalité. D'Alembert
avait étudié Bernoulli, il est probable qu'il a connu cette pensée.
Cela ne lui enlève pas une originalité vraie. Bernoulli restait très
dépendant de la notion de force, comme notion première ; la réflexion
de d'Alembert porte plus loin et plus profond, jusqu'à cette
conception que nous avons soulignée, d'une science du mouvement
homogène au mouvement lui-même. Quant à l'idée du méfait des
« disputes de mots », là encore l'expression n'est pas nouvelle.
Elle se trouve dans un ouvrage de Voltaire, publié en 1740, et qu'il
serait bien extraordinaire que d'Alembert n'ait pas connu (2).
Il s'agit précisément de la querelle des forces vives, née de la
nécessité d'expliquer comment « il se perd beaucoup plus de
mouvement qu'il n'en renaît dans la Nature ».
Cette dispute, conclut Voltaire, a partagé l'Europe, mais il me semble
qu'on reconnaît que c'est au fond une dispute de -mots. Il est impossible
que ces grands Philosophes [Newton, Leibniz, Bernoulli...] quoique
diamétralement opposés se trompent dans leurs calculs... il y a donc
indubitablement un sens dans lequel ils ont tous raison.

Voltaire n'était pas. un savant, il n'avait pas de compétence


particulière en mécanique. Le contexte le montre d'ailleurs bien.
Mais il n'y a pas de raison pour lui refuser ce que son antériorité
littéraire certaine par rapport à d'Alembert lui confère d'originalité
sur le point particulier qui nous occupe. Et ce n'est pas au
détriment de d'Alembert. Voltaire termine en effet ses réflexions en
remarquant que l'essai de conciliation de Clarke dans la querelle des
forces vives « embrouille » tout, et qu'il faut s'en tenir à l'ancienne

(1) Lettre publiée dans Y Essai d'une nouvelle théorie de la manœuvre des vaisseaux, de
Jean Bernoulli (Bale, 1714) {Opera Omnia, Lausanne-Genève, 1742, t. II).
(2) La métaphysique de Newton ou parallèle des sentiments de Newton et de Leibniz
par M. de Voltaire, Amsterdam, 1740, p. 68. • •
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » • 281 •

règle de coordination des forces et des vitesses par simple


proportionnalité. « II faut tenir à l'axiome que l'effet est toujours
proportionnel à la Cause. » C'est son dernier mot. Celui de d'Alembert,
exprimé plusieurs fois (l) comme un leitmotiv étroitement lié à
celui de 1' « inutilité » de la mesure des forces, est que ce « prétendu
axiome... est un principe vague, inutile, capable de conduire à des
paralogismes, et il vaut mieux ne pas s'en servir » (2). Inutile ce
principe est « même dangereux ». « II y a beaucoup d'apparence
que si l'on ne s'était jamais avisé de dire que les effets sont
proportionnels à leurs causes, on n'eût jamais disputé sur les forces vives.
Car tout le monde convient des effets. Que n'en restait-on là ? Mais
on a voulu subtiliser et on a tout brouillé au lieu d'éclaircir tout (3). »
En définitive, il est désormais bien clair que si d'Alembert n'a
pas édifié de rien, il a porté la conception de l'esprit scientifique à
un stade inconnu jusque-là.
Il est temps de reprendre l'examen de l'article Force. Il
débute par l'étude du premier principe fondamental aux yeux de
d'Alembert, la loi d'inertie, c'est-à-dire précisément ce que nous
cherchions.
Force d'inertie, c'est la propriété commune à tous les corps de rester
dans leur état, soit de mouvement, soit de repos à moins que quelque
«ause étrangère ne les en fasse changer... Dans cette définition, je me
suis servi du mot de propriété plutôt que de celui de puissance parce que
le second de ces mots semble désigner un être métaphysique et vague qui
réside dans le corps et dont on n'a aucune idée nette, au lieu que le premier
ne désigne qu'un effet constamment observé.

Après tout ce que nous avons dit, cette explication n'étonne pas,
mais on ne peut manquer de remarquer que la chasse aux êtres
métaphysiques a subi un raté. La notion de « cause » subsiste dans
la définition. Dira-t-on qu'il n'y a là qu'un accident, dû à la
commodité du langage. La chose ne paraît pas aussi simple.
D'Alembert entreprend, en effet, de montrer qu' « un corps mis
une fois en mouvement par une cause quelconque, doit y persister
toujours uniformément et en ligne droite, tant qu'une nouvelle
cause différente de la première n'agira pas sur lui ». La démons-

(1) Encyclopédie, article Accélératrice, passage cité plus haut; article Cause. Id.,
Encyclopédie méthodique.
(2) Encyclopédie, article Force, p. 114.
(3) Fin de l'article Cause de l'Encyclopédie.
T. IV. — 1951 19
282 ' REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

tration est double, « car ou bien l'action indivisible et instantanée


de la cause motrice au commencement du mouvement suffît pour
faire parcourir au corps un certain espace, ou bien le corps a besoin
pour se mouvoir de l'action continuée de la cause motrice », et il
faut démontrer dans l'un et l'autre cas, dans l'une ou l'autre de
ces deux hypothèses qui semblent bien être dialectiquement les
seules possibles. Ainsi on sera dispensé — et d'Alembert le signifie
plus loin — de prendre parti sur le caractère de la cause. Le souci
de se dégager de tout débat métaphysique- reste donc manifeste.
Malheureusement, les « démonstrations » ne sont guère satisfaisantes
à cet égard. L'une se base sur le fait « qu'un corps ne peut de lui-
même accélérer ni retarder son mouvement », et « qu'il n'y a pas de
raison pour qu'il s'écarte à droite plutôt qu'à gauche », l'une et
l'autre utilisent cet autre principe qu'à « situation » mécanique
identique correspond nécessairement le même effet. Les termes
restent ainsi vagues et ambigus, on n'est pas sauvé de pétitions de
principe analogues à celles qui entachent la Statique d'Archimède,
et qu'on le veuille ou non, on se débat dans un contexte de causalité.
Visiblement d'ailleurs, d'Alembert n'est pas satisfait. « Le principe
de la force d'inertie peut aussi, dit-il, se prouver par l'expérience. »
Mais cette expérience se résume encore à affirmer qu'un corps ne
peut de lui-même changer son état de repos ou de mouvement.
On a l'impression déprimante de tourner en rond.
Plus fâcheuse encore est l'impression laissée par l'addition
introduite à l'article dans Y Encyclopédie méthodique. Il s'agit de
« quelques autres raisons » du principe de la force d'inertie données
en référence avec un Mémoire de 1769. « De lui-même » le
mouvement est rectiligne, parce que la « situation » déterminante de ce
qui doit se passer à l'instant dt suivant est la même à l'instant t
et à l'instant l + dt. Nous traduisons en langage plus moderne
et plus clair, sans déformer, une pensée un peu embarrassée. De
l'absence de courbure, d'Alembert croit pouvoir conclure à
l'uniformité du mouvement. Il ne s'en tient pas là. S'il y avait une force
« résidente dans le corps », d'Alembert montre qu'elle ne pourrait
être fonction de la vitesse que par loi de proportionnalité simple.
La vitesse a peut, en effet, toujours être regardée comme composée
de deux vitesses b et c, a = b -f c [ne pas oublier qu'on ne s'occupe
que d'un mouvement rectiligne], et aux vitesses 6, c, devraient
correspondre des forces «résidentes » 9 (6), 9 (c) telles que 9 (a) =
— ? (^) + 9 (c)« Équation fonctionnelle qui impose 9 (a) = Ba,
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 283

B étant une constante. « Pour établir le principe delà force d'inertie »


il <i resterait à prouver » que la constante est nulle et c'est ce que
l'on peut faire « par les autres raisonnements que nous avons
employés en faveur de ce principe ». On aimerait plus explicite.
Ce qui est clair, c'est que d'Alembert veut montrer l'impossibilité
d'une force « résidente dans le corps », mais outre que le
raisonnement mathématique fait intervenir une loi additive qui ne peut
être qu'axiomatique, la conclusion ne peut être obtenue qu'en
fonction de l'idée antécédente : force = ce qui altère le mouvement.
On est en plein paralogisme.

Nous ne prétendons pas donner les preuves précédentes, termine


d'Alembert, pour aussi concluantes que des démonstrations
géométriques, mais nous croyons qu'à "les considérer seulement comme des
preuves métaphysiques, elles peuvent servir à établir le principe de la
force d'inertie qui ne paraît pas devoir être regardé comme un simple
principe d'expérience.

En même temps qu'un aveu loyal, cette déclaration qui émane


d'un d'Alembert vieillissant est à la fois éclairante et émouvante.
D'aucuns pourraient se réjouir de voir le vieux maître revenir,
bon gré mal gré, à ce qu'il n'a cessé de pourfendre, aux « preuves
métaphysiques «. Mais au-delà du mirage des mots, la leçon est
bien plus positive. C'est que toute sa vie, et sans jamais y parvenir
d'une manière qui le satisfasse lui-même, d'Alembert a cherché
des « démonstrations » des principes fondamentaux de la mécanique,
en premier lieu de la loi d'inertie, des démonstrations de type
mathématique ne laissant place à aucune certitude venue d'ailleurs,
à aucune intrusion d'éléments hétérogènes à la pensée
mathématique. Il a d'abord cru que la convergence sur un même résultat
de raisonnements, opérant à partir des diverses hypothèses possibles
dans un contexte de causalité, ainsi que de l'expérience constituait,
par résidu en quelque sorte, une démonstration. Puis il a cherché
mieux, en s'articulant sur des éléments proprement mathématiques
[équations différentielles du premier ordre, courbure, équations
fonctionnelles], il a senti qu'il fallait se libérer de l'appel à
l'expérience, et il a compris qu'il avait échoué. Une résistance qu'il avait
méconnue lorsqu'il reprochait à ses devanciers, nous l'avons vu
plus haut, de « subtiliser » en considérant autre chose que les
« effets », une résistance l'obligeait lui-même à une via media,
éloignée de la certitude apaisante et « concluante » des « démons-
284 . revue î>'histoire; des sciences

trations géométriques ». Quelle est la clef de ce drame de l'esprit


scientifique ? Car c'est bien un drame en effet, un drame que
d'Alembert a vécu plus ou moins confusément, et dont il n'est
pas sorti. N'écrit-il pas dans l'article Fluide cet avis significatif :

« Je crois pouvoir donner aux géomètres, qui dans la suite s'appliqueront


à cette matière, un avis que je prendrai le premier pour moi-même, c'est
de ne pas ériger trop légèrement des formules d'algèbre en vérités ou
propositions physiques. L'esprit de calcul qui a chassé l'esprit de système,
règne un peu trop à son tour, car il y a dans chaque siècle un goût de ,
philosophie dominant » ce qui entraîne malheureusement des « préjugés »
nuisibles et que l'on ne peut « guère espérer » réduire.

Pour nous" qui venons deux siècles après, la clef, au moins sur
la difficulté de base qui préoccupait d'Alembert, est apparente.
C'est que d'Alembert a réglé une fois pour toutes, d'un trait de
plume, sans y revenir jamais, la question du rôle des axiomes.

Qu'est-ce que la plupart de ces axiomes dont la géométrie est si


orgueilleuse, si ce n'est l'expression d'une même idée simple par deux
signes ou mots différents ? Celui qui dit que 2 et 2 font 4 a-t-il une
connaissance de plus que celui qui se contenterait de dire que 2 et 2 font 2 et 2 ?...
Nous devons, comme l'ont observé quelques philosophes, bien des erreurs
à l'abus des mots, c'est peut-être à ce même abus qne nous devons les
axiomes.

Ainsi s'exprime-t-il dans le Discours préliminaire de VEncyclo*-


pédie (p. vin), et dans l'article Cause.

C'est un principe communément admis en mécanique et très usité que


les effets sont proportionnels à leurs causes. Ce principe n'est cependant
guère plus utile et plus fécond que les axiomes.

Il nous fournit donc lui-même le dernier mot. Ayant ignoré


la fécondité de l'axiomatique, il n'a pas été capable de sortir des
difficultés de base pour l'édification d'une vraie science dont il
concevait, par ailleurs, fort bien le plan général.
Il est évidemment utile de faire ici le point. L'analyse des
articles Méchanique et Force d1 inertie avec les commentaires que
cette analyse a suscités, nous a livré l'essentiel. Nous pourrons
désormais poursuivre plus rapidement. -
. Le second article important après Force d'inertie, correspondant
. au second principe fondamental et qui est mentionné dans la table
LA MÉCANIQUE DANS l' « ENCYCLOPÉDIE » 285

de lecture de Bossut, est celui de la Composition des mouvements.


Signé (0), il a le même contenu dans les deux Encyclopédies. Après
un assez long exposé du sens de la « composition », de la règle du
parallélogramme, mention est faite de l'essai de démonstration
« rigoureuse » de cette règle par Daniel Bernoulli, puis d'Alembert
renvoie pour sa propre démonstration à son Traité de dynamique,
et s'en remet au jugement des savants. Enfin, il termine assez
curieusement par un passage à la composition des forces qui est
dans le style pur de la Mécanique de Varignon. Quant à la
démonstration elle-même, qu'il faut aller chercher dans le Traité de
dynamique, on s'aperçoit qu'elle est bâtie sur le même schéma que
la première démonstration de la loi d'inertie. Les deux hypothèses
possibles sur l'action motrice de chaque mouvement composant
sont successivement envisagées, les notions de mouvement et de
force sont constamment entremêlées. Signalons que le Mémoire
de 1769 déjà cité, s'ouvre sur une démonstration mathématique,
utilisant des équations fonctionnelles, de la composition des
mouvements (c'est le titre), en réalité de la composition des forces.
Après les critiques de Ernst Mach sur ces pseudo-démonstrations
de Daniel Bernoulli et de d'Alembert, il n'y a pas lieu de s'attarder.
Nous signalons simplement, pour confirmation de ce que nous avons
déjà dit des difficultés auxquelles se heurtait notre auteur, et nous
remarquons aussi que le lecteur de l'Encyclopédie n'était guère
mieux renseigné sur la composition des mouvements et des forces
que celui des ouvrages classiques de la fin du xvne siècle.
L'article Équilibre sera-t-il moins décevant ? Il est signé (0)
dans Y Encyclopédie et repris dans Y Encyclopédie méthodique avec
une addition importante signée ( J ).
La partie commune, due à d'Alembert, débute par une définition
que l'on ne s'attendrait guère à trouver ici : « équilibre signifie une
égalité de force exacte entre deux corps qui agissent l'un contre
l'autre », suit le principe donné par Varignon que pour qu'un
système soit en équilibre, la résultante des forces construite à Faide
de la règle du parallélogramme doit être nulle. A la base de .ce
résultat qui donne, d'Alembert le rappelle, un des principes les plus
essentiels, parce que l'on peut y réduire tout ce qui concerne
la science du mouvement, se trouve « une proposition reconnue
pour vraie par tous les mécaniciens » et qu'il s'agit de « démontrer
en toute rigueur », à savoir qu'il y a « équilibre entre deux corps,
lorsque leurs directions sont exactement opposées, et que leurs
286 REVUE D'HISTOIRE t>ES SCIENCES

masses sont en raison inverse des vitesses avec lesquelles ils tendent
à se mouvoir ». La démonstration qui se trouve détaillée dans le
Traité de dynamique et simplement résumée dans l'article présent,
est aussi . embarrassée et aussi faible que les précédentes. Seule
mérite d'être notée la conscience où d'Alembert se trouve d'étudier
le problème de l'unicité de l'équilibre. Ceci est un gain positif dû
à l'esprit mathématique et qui ne sera pas perdu.
Nous en avons ainsi terminé avec l'exposé des trois principes
fondamentaux de la mécanique selon d'Alembert et l'on voit qu'il
n'y a rien à modifier aux réflexions que nous avons déjà faites à la
suite de l'étude du premier. Il y a confirmation complète. Avant de
passer outre, il faut accorder quelques mots à l'addition signée (J)
dans Y Encyclopédie méthodique, au présent article. On cherche-
rait en vain dans les listes d'auteurs l'identification du sigle (J),
il ne s'y trouve pas. D'après le texte, on peut penser qu'il s'agit
de Lagrange, mais ce n'est qu'une conjecture. Les Mémoires de
l'Académie de Berlin de 1752, ont donné une démonstration du
principe général de l'équilibre par Euler, le but de l'auteur inconnu
est de la développer étant donné son utilité. En se représentant
une force quelconque comme un agrégat de « filets contractiles »,
et en posant comme axipme que « toute force agit autant qu'elle
peut », on parvient aisément à un principe de minimum. « La somme
de tous les efforts ( / P dxj doit être minimum pour l'équilibre. »
Ne doivent intervenir dans le calcul que les forces qui peuvent
imprimer quelque mouvement, en particulier pour une chaîne
suspendue, il est inutile de faire intervenir les efforts des clous,
pour un liquide dans un vase, les pressions sur les parois. Ce texte
qui contraste violemment avec le début de l'article, encore que ses
démonstrations de base soient sujettes à caution, prouve que
depuis le début de la publication de Y Encyclopédie certaines idées
ont acquis droit de cité. Non seulement l'idée de principe varia-
tionnel, mais l'idée de traduction analytique qui sera si essentielle
dans la Mécanique de Lagrange.
Descendant la table de lecture de Bossut, c'est maintenant
l'article Dynamique qui retient normalement notre attention. Il
est encore identique dans les deux Encyclopédies et dû à d'Alembert.
Celui-ci commence par rappeler la définition de Leibniz dv = f dt,
puis renvoie à son article Accélératrice où il déclare ce principe en
général malfaisant, et ne mentionne pas l'article Force, dans lequel
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 287

— c'est une partie dont nous n'avions pas fait état encore, à
dessein — il expose qu'il ne peut s'agir d'un principe de mécanique,
mais d'une simple définition : la force accélératrice n'est qu'une
« expression abrégée » de la dérivée de la vitesse. A tout le moins,
on peut dire que le lecteur de Y Encyclopédie a de la peine à
s'y retrouver dans ce dédale. Ce qui intéresse d'Alembert dans
cet article relativement court, c'est, on s'en aperçoit aisément,
beaucoup plus de donner son principe général de dynamique, celui
qui reste effectivement sa gloire, que de discourir sur la notion
de force.

Pour résoudre un problème de dynamique (sur un système de corps)


il n'y a d'abord qu'à décomposer le mouvement de chaque corps en deux,
dont l'un étant supposé connu, l'autre le sera aussi nécessairement. Or,
l'un de ces mouvements doit être tel que les corps en le suivant ne se
nuisent point, c'est-à-dire que s'ils sont par exemple attachés, à une verge
inflexible, cette verge ne souffre ni fracture ni extension et le deuxième '
mouvement tel que s'il était imprimé seul, la verge ou en général le
système demeurât en équilibre. La condition de l'inflexibilité de la verge
et la condition de l'équilibre donneront toujours toutes les équations
nécessaires.

Nous avons tenu à reproduire cet énoncé du « principe de


d'Alembert » effectué par d'Alembert lui-même. Il n'a pas la belle
clarté que l'on attendrait, encore que tout ce que l'on y a vu par
la suite y soit effectivement. Mais surtout, cet énoncé primitif
témoigne du problème qui l'a fait naître : celui du pendule composé
et du centre d'oscillation. Il n'y a, à cet égard, aucun doute possible.
D'ailleurs, avant même de le proposer, dans cet article Dynamique,
d'Alembert rappelle l'histoire des solutions du problème du centre
d'oscillation. Si l'on relie ce fait à ce que nous avons relevé plus
haut, au sujet de 1' « accord » dépassant les systèmes d'explication,
on voit quel rôle de premier plan a joué dans la genèse de la pensée
de d'Alembert, la méditation des données de l'histoire sur un
problème particulier. Ce n'est pas par voie spéculative pure, portant
sur la dialectique repos-mouvement, que d'Alembert est parvenu
à la formulation de son grand principe, mais à partir de la solution
d'un cas privilégié où l'élimination des liaisons mécaniques,
particulièrement gênantes pour la théorie, apparaissait plus aisément,
et ouvrait la voie à une méthode générale pour contourner la
difficulté. Il restait encore, pour assurer l'application de cette
288 revue d'histoire des sciences

méthode générale, à acquérir une vision claire du rôle


d'intermédiaire de la notion dérivée de force coordonnée à l'accélération.
Faute du sens de l'axiomatique, d'Alembert n'y est pas parvenu.
Sur ce point qui nous paraît fondamental, il nous suffira d'ajouter
ce fait très significatif. Il n'v a pas dans les deux Encyclopédies
d'article « masse ». La notion correspondante en reste à l'état vague
de « quantité de matière », s'introduit en quelque sorte
subrepticement dans les raisonnements et dans les calculs, n'est pas
intégrée consciemment dans les fondements de l'édifice.
Et nous avons ainsi épuisé les articles de fond de la liste indiquée
par Bossut. Les autres articles ne présentent guère d'intérêt. Il
faut seulement noter qu'ils font place à des auteurs secondaires
qui ne dominent pas la question. Formey par exemple, pour les
articles Pesanteur et Mouvement, ce dernier contenant également
des extraits des Institutions physiques de la marquise du Châtelet,
renvoyant le lecteur à la physique de Musschenbroek. Le
mouvement y est affirmé être « une espèce de quantité », produit de la
masse par la vitesse, ce qui ramène loin en arrière. L'article Centre
de gravité est emprunté à Chambers, il est inutile de dire en détail
à quel point il est insuffisant, réalisant par rapport à Pappus un
bien mince progrès. C'est à Bossut qu'est due une addition à cet
article dans l'Encyclopédie méthodique, première contribution
positive de cet auteur que nous ayons à mentionner. Il s'agit du
mouvement du centre de gravité d'un système. L'étude est menée
sans utilisation de l'analytique, avec des démonstrations lourdes
et pénibles et en définitive est, elle aussi, grevée de pétitions de
principe et de paralogismes. C'est à Bossut également qu'est due la
rédaction du dernier article, l'article Frottement, le seul qui soit
entièrement différent dans V Encyclopédie méthodique. Dans Y
Encyclopédie, l'article est dû à « M. Necker le fils, citoyen de Genève et
correspondant de l'Académie », il collationne des résultats
d'expériences depuis Amontons jusqu'à Musschenbroek et l'abbé Nollet,
sans parvenir à élaborer les éléments d'une théorie. Bossut profite
pour la seconde rédaction des travaux de Coulomb, présentés dans
un Mémoire de 1781, il a le mérite de préciser une méthode : étudier
« le cas de surfaces d'appui suffisantes et dans les machines prêtes à
se mouvoir », mais ne s'élève pas au-dessus d'évaluations pratiques
pour diverses machines par l'écart avec les conditions théoriques
d'équilibre. Si nous ajoutons qu'il n'y a pas d'article Liaisons
mécaniques, nous aurons encore souligné ce qui manque à la
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 289

mécanique de V Encyclopédie pour introduire son lecteur dans la


réalité concrète de l'élaboration de la théorie.
Cette théorie est beaucoup plus difficile encore lorsqu'on quitte
les systèmes de corps solides pour aborder les fluides. On ne peut
reprocher à d'Alembert, qui a rédigé les articles centraux sur la
question Fluide, Hydrostatique, Hydrodynamique, de ne pas
communiquer au lecteur la conscience de cette difficulté, à savoir que l'on
n'a plus affaire à un nombre fini de paramètres. On n'a rien à
reprendre non plus à la place que d'Alembert assigne à
l'introduction de la notion de pression, à son caractère scalaire et non
vectoriel, d'où ressort un outil mathématique indispensable à
l'étude théorique. On doit seulement remarquer que le rôle des
conditions aux limites, si important, est à peu près méconnu et
l'on ne peut pas s'en étonner. Il s'agit d'une lacune du même ordre
que celle des liaisons précédemment relevée. L'abbé Bossut qui
fait un classement séparé dans sa table de lecture pour les articles
d'hydrodynamique et que l'on s'attendrait, étant donné ses
fonctions de professeur en cette matière, à voir prendre une part
très active à la rédaction, ne paraît en fait dans l'Encyclopédie
méthodique que d'une manière très secondaire. Par une mention
de ses ouvrages à la fin de l'article Hydraulique, par des articles à
base expérimentale comme Contraction de la veine fluide et Aubes.
Les déclarations de l'intéressé dans son Discours préliminaire de
Y Encyclopédie méthodique éclairent cette situation. Après avoir
rendu hommage au travail de d'Alembert en hydrodynamique,
Bossut ajoute :

Ceux qui désiraient qu'on rendît l'hydrodynamique utile à la société,


et qui sentaient V impossibilité d'appliquer à cette fin un système de formules
compliquées, invitaient depuis longtemps les géomètres à faire une suite
d'expériences en grand sur le mouvement des fluides, à discuter
soigneusement ces expériences, à les comparer avec la Théorie. Ce travail long
et pénible a été entrepris, on me dispensera d'en parler (1). •

C'est qu'il y a pris une part très active (2). Et sa discrétion va


jusqu'à indiquer seulement des résultats, par exemple dans l'article

(1) Discours préliminaire de V Encyclopédie méthodique, p. ci.


(2) Cf. en particulier Nouvelles expériences de résistance des fluides, par MM.
d'Alembert, marquis de Condorcet, Bossut, de V Académie royale des Sciences, rapporteur
M. Bossut, Paris, 1777.
290 REVUE D'HISTOIRE t>ES SCIENCES

Contraction de la veine fluide la diminution du rendement réel de


l'écoulement par rapport au rendement théorique. Mais il y a sans
doute chez Bossut plus que de la discrétion. Ne dit-il pas dans le
même Discours préliminaire :

Le jugement d'Archimède sur l'excellence de la géométrie doit


s'étendre également à la mécanique rationnelle et théorique. Car les vérités
qu'elle démontre sont aussi certaines, aussi intellectuelles et quelquefois
(sic) aussi profondes que celles de la géométrie pure. Mais il n'est pas
permis de placer sur la même ligne la mécanique pratique, puisqu'un
homme qui était tout à la fois un grand géomètre et un grand machiniste
[Archimède] nous le défend d'une manière si positive. Cependant, elle
demande souvent beaucoup d'esprit et d'invention et assurément un
machiniste de premier ordre l'emporte sur un géomètre ordinaire (1).

Cette réflexion qui pose le problème des informations réciproques


de la science proprement dite et de la technique mériterait de
donner naissance à une étude objective et sereine, dégagée de
toute vaine polémique. Et l'on sent bien percer sous les paroles
de Bossut le besoin d'une revalorisation qui touche sans doute un
point sensible pour lui. Mais, outre que cette étude sortirait du cadre
de notre recherche, elle n'apporterait pas mieux que la déclaration
de Bossut relativement à la situation de sa contribution dans
Y Encyclopédie méthodique. Bossut accepte la conception d'une
mécanique théorique bâtie sur le modèle de la géométrie, et ce
faisant, il admire d'Alembert, il ne se croit pas autorisé à changer
quoique ce soit à ce que ce dernier a déjà écrit dans Y Encyclopédie,
il a compris le plan général et il l'explicite en gros, consciemment
ou non, dans sa table de lecture, mais il accepte aussi qu'il y ait une
autre mécanique, une mécanique pratique où il est impossible
d'appliquer les « formules compliquées » de la théorie la plus
récente. Voilà certainement ce qui commande en partie la modestie
de sa contribution personnelle aux articles de mécanique des fluides,
ce qui fait qu'il ne modifie rien à l'article Machines hydrauliques,
portant description de certaines machines (2) de Y Architecture
hydraulique de Belidor et extrêmement pauvre en vues théoriques
proprement dites.

(1) Discours préliminaire..., p. xxvi.


(2) II s'agit de machines effectivement construites : machine de Marly, pompe Notre-
Dame, pompe du réservoir de l'égout de Paris, pompes de Dupuis, etc.
LA MÉCANIQUE Ï>ANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 291

Nous en aurons terminé complètement avec l'examen des


articles de mécanique de Y Encyclopédie en accordant maintenant
quelque attention à deux articles non mentionnés dans la table
de Bossut, mais auxquels se réfèrent quelques renvois épars dans
les articles déjà examinés. Il s'agit des articles Action et Attraction,
identiques dans les deux Encyclopédies à quelques détails près,
portant tous deux la signature de d'Alembert.
L'article Action, assez court, donne l'opinion de d'Alembert
sur le principe de Maupertuis. Il loue ce dernier d'avoir su allier
« la métaphysique des causes finales avec les vérités fondamentales
de la mécanique », tente de concilier Fermât et Maupertuis, à propos
des lois de la réfraction, par une affirmation étrange et insoutenable,
puis conclut :

Quelque parti que l'on prenne sur la métaphysique qui lui sert de base,
[au principe de Maupertuis], il n'en sera pas moins vrai que le produit
•de l'espace par la vitesse est un minimum dans les lois les plus générales
de la nature.

On retrouve donc encore une fois l'idée des propositions et


résultats mathématiques indépendants des systèmes philosophiques,
et sur lesquels se réalise l'accord de tous. Comme le « théorème de
la conservation des forces vives », d'Alembert admet, reçoit le
théorème du minimum d'action. Il n'en conserve pas moins « son »
principe.
L'article Attraction est beaucoup plus abondant. Sa rédaction
manifeste dès le début une certaine prudence.

L'attraction dans la philosophie ancienne était selon les disciples


de Newton une espèce de qualité inhérente aux corps et qui résultait de
leurs formes particulières et spécifiques, et l'idée que les anciens
philosophes attachaient à ce mot de forme était fort obscure.

4 Mais il est très clair par la suite de l'article que cette prudence
ne peut s'interpréter uniquement par désir de ne pas trop s'engager
personnellement à la suite de Newton. C'est que

l'attraction en général est un principe si complexe qu'on peut par son


moyen, expliquer une infinité de phénomènes différents les uns des autres,
mais jusqu'à ce que nous en connaissions mieux les propriétés, il serait
peut-çtre bon de l'appliquer à moins d'effets et de l'approfondir davantage.
292 REVUE tj'HISTOIRE DES SCIENCES

II peut se faire que toutes les attractions ne se ressemblent pas et que


quelques-unes dépendent de certaines causes particulières dont nous
n'avons pu nous former jusqu'à présent aucune idée.

Et plus loin :

Les différents points du système du monde, au moins ceux que nous


avons examinés jusqu'ici, s'accordent avec la loi du carré des distances.
Cependant cet accord n'est qu'un à peu près, il est clair qu'ils
s'accorderaient de même avec une loi qui serait un peu différente, mais on sent
bien qu'il serait ridicule de (changer) pour ce seul motif.

Seulement, au cas où un seul phénomène ne s'accorderait


vraiment pas « reste à savoir s'il ne serait pas plus sage » de changer.
Ainsi dans une expression qui est un modèle de sagesse scientifique,
d'Alembert montre que sa prudence n'est pas seulement d'ordre
politique, et qu'on lui ferait injure en le croyant. Comment faire
mieux que de le laisser conclure lui-même :

La nature n'est pas obligée, dit-il dans le même article, de se conformer


à nos idées... tâchons de bien apercevoir ce qui se passe autour de nous
et si nous voulons nous élever plus haut, que ce soit avec beaucoup de
circonspection.

Il est maintenant possible pour nous aussi de conclure, et nous


n'aurons pour cela qu'à rassembler dans une même vision l'ensemble
des éléments obtenus. Il est clair que le découpage des articles de
Y Encyclopédie, le système des renvois, les rédactions mélangées
d'éléments divers témoignent à la fois d'un plan et d'une prudence.
Un plan qui est celui de d'Alembert, d'inspiration très moderne,
qui lui est bien propre malgré les sources où il s'est certainement
alimenté, et sur lequel nous avons assez insisté. Une prudence qui
a certainement un motif politique, à cause du leitmotiv
antimétaphysique du plan précédent. Mais une prudence qui est aussi
bien autre chose que la prudence du « renard » (l), une prudence
fondée sur le sentiment de difficultés jamais vaincues et sans cesse
renaissantes, de difficultés futures possibles. Au demeurant, nous
pensons que le lecteur qui aurait cherché à faire, selon l'idée de
l'abbé Bossut, sa mécanique dans Y Encyclopédie, n'aurait pas été

(1) Discours préliminaire de V Encyclopédie précédé d'une Introduction, par Louis


Ducros, 1893, p. 20.
LA MÉCANIQUE DANS L* « ENCYCLOPÉDIE » 293

particulièrement à son aise, ni particulièrement au courant des


* grands problèmes de l'heure [Rotation des corps, Mouvement de
/^ la lune, etc.]. Tout cela est lié. La lumière commençait seulement
**" à se faire sur le vrai caractère de la construction scientifique, on
t ne pouvait en saisir nettement les moments ni dans les faits ni dans
< les combats d'idées. Qui oserait, venant après deux siècles, juger
des hommes en cette phase violente de l'histoire autrement qu'avec
« circonspection ».
{ Pierre Costabel.

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