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Pierre-Henri Bunel

Crimes de guerre
à l'Otan
CRIMES DE GUERRE

À L'OTAN
© Edition°1, 2000, Paris.
Tous droits de publication, de traduction,
de reproduction réservés, pour tous pays.

Maquette intérieure : Emmanuelle Richetti


Pierre-Henri Bunel

CRIMES DE GUERRE

À L'OTAN
« Plus on estime les officiers de renseignement, moins on les écoute, et
lorsqu'ils offrent leurs souvenirs, on ne s'intéresse qu'à leurs trous de mémoire. ...

André FR.OSSA.RD, Pensées


À mafamille, meurtrie par la« raison d'État»,
et à mes amis, ceux qui continuent à m'accorder leur confiance.
AVERTISSEMENT

e n'ai jamais été un traître, foi de saint-cyrien. Je n'ai jamais été pro­
JSerbe et encore moins pro-Milosevic que je considère lui aussi
comme un criminel de guerre. Je n'ai jamais été, non plus, pro­
Musulman et jamais sympathisant nazi comme ont pu le prétendre mes
détracteurs qui m'ont jugé, sans m'entendre, sur de simples propos
rapportés par une presse désinformée.
J'étais tout simplement un officier des services de renseignement
français depuis quinze ans, fonctionnaire au service de mon pays et
n'obéissant à aucun alignement politique autre que celui qu'on
m'ordonnait. L'Otan avait pour mission de faire plier les Serbes au
besoin en les intoxiquant. Pour cela on utilise notamment des
méthodes qui consistent à accrocher l'agent d'en face avec des
éléments faux ou authentiques, mais sans réelles conséquences. On a
une certaine latitude. Le tout étant de parvenir à ses fins sans aller trop
loin, et surtout sans se faire prendre.
En 1998, en tentant d'infiltrer les Serbes, je suis allé trop loin et
je me suis fait prendre. Ce sont les risques du métier et je les assume.
Mais là, j'ai été lâché par ma hiérarchie, accusé par mon ministre
de tutelle, et enfoncé par certains responsables de l'Otan. C'est ce qui
m'a décidé à écrire ce livre. Puisqu'on m'accuse de trahison,« crime it
que je n'ai pas commis, je n'hésite pas à révéler ceux de certains de
mes accusateurs.

J'ai vu des dirigeants de pays de l'Otan accepter des compromis


qui ont largement accru les difficultés de leurs militaires et des peuples
qu'ils étaient censés venir aider.
J'ai vu la CIA tenter, par tous les moyens, d'empêcher les unités
de renseignements européennes de remplir leurs missions, par
l'intoxication et en mettant les soldats de l'Otan en danger de mort.

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

J'ai vu des Européens accepter des compromis qui permettront à


Washington d'armer des excités alors que l'Union Européenne tente de
réduire la présence des armements sur notre continent.
j'ai vu nos dirigeants nationaux revenir sur des engagements
médiatiques qu'ils ont pris envers le Kosovo, ceci pour de sordides
intérêts corporatistes ou partisans.
J'ai vu des milliers de personnes partir en exode dans l'hiver
glacial, à cause de montages lamentables concoctés par des utopistes
en col blanc, bien au chaud à des milliers de kilomètres de là.
J'ai vu des hauts fonctionnaires français remettre en cause les
directives du président de la République, chef des armées.
Et j'ai même vu-sommet de l'écœurement-des représentants
nationaux choisir délibérément des cibles civiles - oui civiles ! -et
accepter d'utiliser, pour des raisons économiques, des armes
surpuissantes et inadaptées aux missions.
j'ai vu tant de choses en ces années au service du renseignement,
entre autres pendant la guerre du Golfe où j'étais chef de cabinet du
général Roquejeoffre, et décoré par le général Schwarzkopf... tant de
choses qui peuvent bouleverser la conscience de militaires qui n'en
sont pas moins des hommes. C'est tout cela que je me suis décidé à
raconter id, afin que ces choses-là soient dites et que chacun puisse en
faire sa réflexion.
La France participe à hauteur de 16% au budget de fonction­
nement de l'alliance atlantique concrétisée par l'Otan, organisme dont
les fonctions ont bien changé depuis sa création en 1949 ...
Il faut cesser de participer à ces Crimes de guerre à l'Otan.

N-B : Le récit qui suit n'est pas un roman d'espionnage. j'ai relaté
ici le plus sincèrement possible, et en évitant les trous de mémoires
qu'évoque André Frossard, des événements récents qui mettent en
œuvre des personnages vivants, réels et dont beaucoup sont encore en
activité.J'ai donc pris soin de maquiller leurs noms, afin de préserver
leur anonymat. Ils se reconnaîtront sans doute et si d'aucuns voulaient
jouer les plaideurs, qu'ils sachent que je dispose de tous les éléments

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de preuve, de tous les témoignages qui me permettraient de prouver


mes écrits en cas de contestation. Le seul bénéfice qu'ils trouveraient à
plaider serait de rendre public ce qu'ils ont plutôt intérêt à voir couvert
d'un voile de discrétion. Je ne compromettrai pas de document
top secret et j'éviterai que mes révélations n'atteignent mes camarades
de toutes nationalités qui seraient encore, ou non, en service actif
PREMIÈRE PARTIE

RELEVER L'ONU
EN BOSNIE-HERZÉGOVINE
CHA PITRE PREMIER

Du MA NDAT DE L'ONU À CELUI DE L'IFOR,


O U C OMMENT L'ADMINISTRATION CLINTON
A MARGINALISÉ L'ONU ET L'EURO PE

i la période de la guerre froide avait vu une succession de guerres


S
limitées où les puissances dites « grandes » n'intervenaient en
général qu'en sous-main, la guerre du Viêt-nam et celle d'Afghanistan
avaient porté un coup aux États-Unis et à l'Union Soviétique.
Les armées de ces deux puissances, préparées à d'éventuelles
confrontations suivant des scénarios dits conventionnels ou
nucléaires, s'avérèrent incapables de faire face à des guerres
nationales d'indépendance. Les guerres de ce type, souvent qualifiées
de subversives, s'installent en général dans la durée. Pour cette raison,
elles donnent souvent lieu à des crises de conscience dans les
opinions publiques des pays qui y prennent part : la lutte contre les
droits des peuples à l'indépendance a toujours des relents de
colonialisme, quels que soient les motifs qui ont conduit la puissance
« étrangère » à intervenir. Les opinions publiques qui sont moins
stupides que ne le croient les hommes politiques savent très bien que
les soldats de la Paix ont beau être de magnifiques soldats, le temps
vient bien vite où ils ne sont plus que des troupes d'occupation.
Dans les deux guerres que je viens d'évoquer, les deux puissances
mondiales s'étaient engagées aux côtés de gouvernements légalement
en place en application de traités d'assistance.
La France avait connu l'aventure de Kolwezi qui était de même nature
et les Britanniques avaient conduit l'opération des Malouines qui visait à
restaurer leur souveraineté sur un archipel que revendiquait l'Argentine.
Puis, survint la deuxième guerre du Golfe, celle par laquelle la
« communauté internationale » devait libérer le Koweït de l'invasion

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

irakienne, et l'intervention en Somalie qui devait restaurer l'espoir


dans ce pays, d'où le nom de l'opération: Restore Hope. Ces dernières
opérations de coalition avec aval des Nations unies avaient de suaves
relents de guerre de Corée. Comme elle, d'ailleurs, elles aboutirent à
des enlisements ou des pourrissements.

La guerre a des lois qui s'imposent même aux vainqueurs


Dans ces crises, les pays membres des coalitions se sont sentis
obligés d'accepter les pressions américaines en matière de guerre sans
morts du côté des alliés. Ce souci de préserver la vie de ses propres
soldats est parfaitement louable lorsque le but de la guerre est de
défendre l'intégrité du territoire d'un pays menacé ou envahi. Mais
lorsqu'il s'agit d'une opération d'imposition de la paix, l'affaire est tout
autre. Parce qu'on n'a pas en face de soi des ennemis qui ne commencent
par définition à avoir des droits que lorsqu'ils sont prisonniers, mais bien
des citoyens libres de pays indépendants. Et si ces pays ont demandé
assistance par le canal des Nations unies, l'intervention militaire doit
répondre à des normes d'emploi des armes encore plus exigeantes que
celles que les conventions de Genève fixent aux armées en guerre.
Rappelons ici ce qui, à part le traitement des prisonniers, me semble
l'essentiel des prescriptions de ces conventions qui tentent de fixer des
règles à la sauvagerie inhumaine que matérialisera toujours la guerre:
« En vue d'assurer le respect et la protection de la population civile
et des biens à caractère civil, les parties en conflit doivent en tout temps
faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi
qu'entre les biens à caractère civil et les objectifs à caractère militaire. ,.
On ne rappellera jamais assez ce passage des conventions de
Genève. Or, tous les exécutants de basses œuvres de tous les régimes,
y compris le nôtre, ne doivent jamais oublier qu'ils peuvent être un
jour comptables d'avoir été criminels.
Peut-être certains décideurs politiques qui ont lancé des armées
dans des actions criminelles seront-ils un jour traduits en justice devant

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

des tribunaux pénaux internationaux, et ceux qui par courage ou par


épuisement auront refusé de continuer à les servir seront innocentés.
Mais faisons confiance aux combattants du bien, leur combat
éternel et acharné pour faire valoir leur innocence ne s'arrêtera pas
tant qu'ils vivront.
Pendant la guerre du Golfe, j'ai pu constater que le général
Schwarzkopf et ses camarades de combat, les généraux Roquejeoffre,
de La Billière et Khaled bin Sultan, ont toujours eu ce souci d'éviter les
dégâts collatéraux en employant des armes à la puissance appropriée,
et en évitant de sélectionner des objectifs trop proches de secteurs
civiL. Ils ont aussi scrupuleusement respecté le devoir de ne choisir
que des objectifs militaires.
Malgré cela, il y eut le bombardement d'un parking où le ministère
de la Défense iraqien avait transporté une large partie de ses services ; on
apprit plus tard que les autorités iraqiennes y avaient aussi �blé des
civils innocents soit pour les reloger, ce qui peut paraître probable, soit
pour s'en servir de bouclier, ce qui paraît également possible.

La guerre civile internationalisée, nouveau type d'affrontement


La guerre de Yougoslavie présentait une autre caractéristique : il
s'agissait au début d'une guerre civile à l'intérieur d'un pays
indépendant membre de l'ONU.
Et si la reconnaissance par l'ONU de l'indépendance de
républiques autoproclamées fut déjà un acte grave en matière de
relations internationales, elle transforma une guerre civile en une
guerre transfrontalière.
Point n'est l'objet de refaire ici l'histoire de la guerre d'éclatement
de la Yougoslavie. Il est trop tôt pour faire œuvre d'historien et trop
tard pour faire œuvre de journaliste.
Rappelons seulement que, en 1995, la situation était devenue très
délicate pour les forces des Nations unies. Initialement déployées, à
partir du 21 février 1992, dans les Krajina et les Slavonies pour
observer un cessez-le-feu entre Serbes et Croates, elles servaient au

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

titre du chapitre 6 de la charte des Nations unies et n'étaient de ce fait


pas dimensionnées pour s'opposer à des forces aussi dures que celles
qui s'affrontaient en Bosnie-Herzégovine.
L'un des généraux qui avaient commandé la brigade française de
Sarajevo était venu faire un exposé à l'état-major de la force d'action
rapide française à la fin de sa mission, au printemps de 1995.
Il pensait que, pour que les contingents militaires de l'ONU
puissent agir avec efficacité, il faudrait modifier leurs règles
d'engagement et, bien sûr, leur équipement.
En fait, il aurait fallu transformer la mission en une mission
d'imposition de la paix. Pour ce faire, il aurait fallu en changer le statut
juridique, le chapitre d'engagement comme on dit, et personne ne
voulait s'y risquer parmi les pays membres du Conseil de sécurité. En
ce qui concernait les bombardements, le général y était très opposé. Il
avançait un argument imparable : si l'Otan infligeait des pertes aux
Serbes par ses bombardements, Radovan Karazic et le général Radko
Mladic prendraient en otage et massacreraient des soldats de l'ONU.
« Les Américains ont beau jeu de pousser aux bombardements

ils n'ont pas un gladiateur sur le terrain, eux», nous dit-il.


Il est vrai que seuls les pays de l'Otan qui n'avaient pas de troupes
en Bosnie-Herzégovine jouaient les matamores et se sentaient prêts à
« faire donner l'aviation». Les chefs militaires français présents sur place

étaient donc résolument opposés à des bombardements de l'Otan sur


des objectifs significatifs de l'armée serbe de Bosnie-Herzégovine.
À Paris, le président Mitterrand vivait ses derniers mois à l'Élysée.
Son goût prononcé pour les eaux troubles l'avaient amené à se
tromper régulièrement sur des échéances graves pour l'avenir du pays.
Ses déclarations sur l'amitié franco-serbe, historique et éternelle,
avaient troublé ceux qui réfléchissent sainement. Ses propos avaient
ravivé les sentiments conservateurs de ceux qui n'ont pas compris que
les ombres du passé ne sont que les promesses de l'avenir, que le
présent est le point de passage obligé dans la marche vers cet avenir et
que l'on ne peut pas s'y arrêter pour s'y complaire.

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le président Chirac succéda au président Mitterrand. Il durcit le


ton envers les Serbes et influa en Europe pour faire admettre le bien­
fondé des frappes de l'Otan. Il prit le risque de tenir la dragée haute
aux Serbes de Karazic et Mladic.
Sarajevo était toujours sous la menace des canons serbes. Les
Croates renforçaient leur dispositif autour des Krajina et lancèrent
l'offensive pour expulser les Serbes de Croatie. Les Serbes avaient
proclamé la République serbe de Krajina et la défaite de leurs troupes
entraîna un exode massif des civils serbes de la région. Ils y avaient
vécu depuis que le Croate Josip Tito les y avait installés. Les Serbes
avaient remplacé dans les Krajina les Croates Oustachi qui avaient
collaboré avec l'Allemagne nazie pendant l'occupation, ce que le
régime de Tito leur fit payer en les expulsant de leurs propriétés et en
les remplaçant par des Serbes.
Ces gens durent quitter les endroits où ils étaient nés, pour un exode
qui les conduisit vers l'est à travers la Bosnie en direction d'une Serbie
qu'ils ne connaissaient pas et qui était incapable de les accueillir. Ce fut le
premier exode de civils serbes. Selon les estimations des éléments de
renseignements français et britanniques, cet exode mit sur les routes entre
trois cent vingt et trois cent cinquante mille Serbes de tous âges.
En rétorsion, et parce que l'Allemagne fédérale et les États-Unis
avaient aidé les Croates en les approvisionnant en armement et en
munitions, l'armée des Serbes de Bosnie-Herzégovine entreprit le
« nettoyage » du territoire de la Republika Srpska de tous les Croates et

Musulmans. Mladic et ses soldats, Raznatovic, plus connu sous son


surnom d'Arkan, et ses miliciens, sur ordre du chef des Serbes de
Bosnie, Radovan Karazic, commencèrent par s'attaquer aux enclaves
musulmanes de Srebrenica, Zepa et Gorazde.
Srebrenica, zone de sécurité de l'ONU, était protégée par un
bataillon néerlandais quasi désarmé. Les Serbes gardaient une rancune
tenace envers le monde entier d'avoir dû desserrer leur étau devant
l'action du général Morillon et ne rêvaient que de faire payer à l'ONU
cet acte resté célèbre. Se croyant efficacement protégés par l'ONU, les
hommes de Srebrenica étaient restés dans l'enclave, avec leurs familles.

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Il s'agissait là d'un effet pervers de la politique conduite par les


dirigeants des pays du Conseil de sécurité de l'ONU.
Le général Morillon avait agi suivant ce que lui commandaient
son courage, son sens de la mission et son sens de l'honneur. Le risque
qu'il avait pris et surtout le succès médiatique immédiat qu'il avait
remporté lui avaient attiré certaines inimitiés parmi les instances
militaires qui s'abritent à l'intérieur du boulevard périphérique
parisien. Mais l'ONU avait bien dû prendre des mesures pour relayer
cette action atypique d'un général lui-même atypique. Elle avait déclaré
ces enclaves« zones de sécurité des Nations unies».
Seulement, la politique est une affaire de moyens ; à grands
moyens, grande politique et à petits moyens, politique de soumission.
Les politiciens des pays membres des instances dirigeantes de l'ONU
n'avaient pas voulu se donner les moyens de leur politique en Bosnie­
Herzégovine en imposant au niveau du Conseil de sécurité le
changement de format de la force de protection des Nations unies qui
aurait permis aux militaires déployés sur place de remplir la nouvelle
mission qui leur incombait : défendre, au besoin par la force, la paix
civile et en particulier les zones de sécurité. Bien sûr, on disait à
l'époque que la Russie aurait mis son veto à toute décision allant dans
le sens d'un changement de mandat, mais on a vu, depuis, que les
Russes ne sont pas toujours en position de force pour négocier.
Les troupes engagées sur le terrain subissaient à présent les
conséquences d'un tel manque de fermeté. Il semblait impossible,
parce que trop dangereux, de s'opposer par les armes aux visées
paranoïaques des chefs militaires serbes, lesquels devaient réagir aux
revers qu'ils avaient subis face aux Croates, au début de l'année 1995.
Avec la haine et l'efficacité de ceux qui n'ont plus rien à perdre,
les Serbes de Bosnie attaquèrent Srebrenica, Zepa et Gorazde. Dans le
même temps, ils durcirent le siège de Sarajevo qu'ils voulaient à tout
prix vider de ses Musulmans.
À Srebrenica, ils réussirent à ridiculiser à la fois le bataillon
d'infanterie néerlandais et l'ONU, et à faire partir les hommes
Musulmans bosniaques dont on crut qu'ils les avaient tous massacrés.

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le 11 juillet 1995, la ville et ce qui restait de ses habitants passèrent


sous la botte implacable des forces de Radko Mladic. Le 25 juillet,
c'était autour de Zepa de tomber, et le siège de Gorazde s'intensifia.
La «maladresse» des Serbes fut de se croire tout permis et d'oser
prendre en otage des soldats de l'ONU en s'attaquant en plus à Sarajevo.
Le fait de voir sur les chaînes de télévision du monde entier des
soldats, notamment français, se rendre en brandissant un drapeau
blanc irrita fortement le président Chirac et les militaires français. Les
Serbes s'étaient emparés du pont de Vrbania, l'arrachant aux
« marsouins » et cavaliers du groupement tactique d'infanterie de

marine française. Avec l'accord de l'Élysée, le colonel commandant


cette unité, un officier de grande qualité à la tête de soldats
remarquables, reprit le pont en bousculant des Serbes ahuris qu'on
osât leur résister. Les légionnaires français qui servaient sous le béret
bleu ne restèrent pas en arrière et la brigade ONU de Sarajevo,
largement française, reprit le contrôle partiel de la ville et des hauteurs
du mont Igman, au sud de celle-ci.
Comme il fallait trouver une solution, le président Chirac et ses
alliés au Conseil de sécurité obtinrent de mettre sur pied une unité
onusienne de choc que l'on baptisa la force de réaction rapide des
Nations unies. Servant sous béret bleu, elle comportait de l'armement
lourd et de l'artillerie et, conformément à l'article 52 du chapitre VIII
de la charte, l'ONU donna mission à l'Otan d'assurer l'appui aérien de
la force de réaction rapide des Nations unies
Dans le même temps, les forces croates appuyèrent, depuis la
Krajina reconquise, l'offensive des forces musulmanes au nord de la
Bosnie. Les Serbes se mirent à reculer et leur situation devint précaire.
Dans le même temps leur hargne s'aiguisait.
Les unités de la force de réaction rapide des Nations unies se
composaient de deux pôles principaux. Le secteur le plus au nord,
sous commandement britannique, s'était installé dans la région de
Banja Luka, et le plus au sud, sous commandement français, avait pris
position sur le mont Igman. De là, quelques obus de 155 mm avaient

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

ôté aux Serbes toute envie de continuer leurs attaques au mortier ou


au canon : ils avaient maintenant affaire à trop forte partie.
Mais la situation n'évoluait plus beaucoup, et on risquait de voir
un nouvel hiver balkanique geler une fois encore la situation.
C'est alors que survint, nouveau crime attribué aux Serbes,
l'affaire du marché de Markalé. Comme cela s'était déjà produit avant
le renforcement de l'ONU, quelques obus de mortiers tombèrent sur
ce marché de Sarajevo, blessant et tuant de nouveaux malheureux
Musulmans et Croates.
Aussitôt, les télévisions occidentales montrèrent des visions
d'horreur. Les opinions publiques bouleversées s'émurent, donnant à
la « communauté internationale » une bonne raison bien morale de
déclencher le feu du ciel au nom du« droit».

Déjà les premiers indices de manipulation de l'information


Il faut concéder à l'honnêteté que l'examen postérieur des
données techniques fournies par les radars « Symbeline » laissent
planer un large doute sur la réelle culpabilité des Serbes de Bosnie­
Herzégovine dans cette attaque. Si leur responsabilité ne peut pas être
formellement écartée, elle est moins vraisemblable que celle d'une
équipe musulmane, ou pire, de gens agissant pour leur compte. Les
radars « Symbeline » ont la capacité de localiser la position de départ
des tirs de mortiers, et deux stations de ce matériel ont pu reconstituer
la trajectoire des obus qui sont tombés sur le marché de Markalé à
Sarajevo, le 28 août 1995. Les coups partaient d'une sorte de no man's
land auxquels les Musulmans avaient plus facilement accès que les
Serbes. Ces derniers, une fois leur coup fait, auraient dû franchir une
longue distance découverte pour rejoindre leurs lignes. Ce n'était pas
le cas pour les Musulmans. Les militaires de l'ONU qui étaient sur place
doutent en général de la culpabilité des Serbes dans cet assassinat,
mais reconnaissent que la leur attribuer a permis de déclencher une
opération qui a débloqué la situation.

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Les pièces d'artillerie de la force de réaction rapide des Nations


unies et les avions de l'Otan firent pleuvoir sur les positions serbes des
tonnes de fer et d'explosif Malgré le courage balkanique qui anime tous
les peuples de cette région difficile, les Serbes de Bosnie finirent par
reconnaître qu'il fallait mettre de l'eau dans leur vin. Les gens du pays,
fatigués par des années de guerre civile, et leurs dirigeants, qui se
rendaient compte de ce qu'il allait être de plus en plus difficile pour eux
de « faire de l'argent et du pouvoir» dans la situation d'énervement des
grands pays, finirent par admettre le principe d'une solution négociée.
En novembre 1995, les Américains accueillirent les délégations
bosniaques sur la base aérienne de Dayton et, au nom de l'efficacité,
les pays du groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie leur déléguèrent la
conduite des négociations. Le négociateur en chef, monsieur Richard
Holbrooke, était un artiste des situations inextricables et finit par
obtenir des factions en présence la signature d'un accord branlant
plein de compromis et de non-dits. L'ONU confia à l'Otan la mise en
œuvre de ces accords toujours au titre du chapitre VIII de la charte.
Bien sûr, on ne pouvait pas faire l'économie de la présence de forces
venant de l'ancien pacte de Varsovie, d'autant plus que les Russes et les
Ukrainiens avaient déjà fourni des troupes dans la région, du temps du
mandat de la force de protection des Nations unies.
Au cours de la campagne aéroterrestre, les unités de la force de
réaction rapide des Nations unies et les avions de l'Otan avaient infligé
des destructions et des pertes sérieuses aux troupes serbes, mais aussi aux
infrastructures civiles. Nombre de ponts, de carrefours routiers ou de
nœuds ferroviaires avaient f:ait les frais des tentatives d'atteindre les unités
embossées et les ateliers abrités sous les tunnels qui parcourent le pays.
Les pertes de l'Otan avaient été minimes, mais les Américains
avaient tout de même perdu un chasseur F16 et les Français un
chasseur Mirage 2000. À l'évidence, les forces de l'ancienne armée
yougoslave étaient composées, toutes factions confondues, de
guerriers courageux et efficaces. Les Britanniques et les Français, qui
fournissaient des contingents dans la région depuis longtemps, le
savaient. Mais les états-majors des autres pays de l'Otan commençaient

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

seulement à en prendre conscience. S'engager dans ce pays, au début


de l'hiver balkanique, n'allait pas être une partie de plaisir.

La FAR se prépare à travailler avec l'Otan


La force d'action rapide française s'était préparée à un
changement de nature de son engagement en Bosnie-Herzégovine. Dès
le mois de décembre 1994, cette unité d'élite forte de quarante-sept
mille hommes avait envoyé des officiers participer à des exercices de
l'Otan. Depuis l'été de 1994, l'état-major de planification opérationnelle
de l'armée française avait travaillé sur un plan d'opération en liaison
avec le corps de réaction rapide de l'Otan.
Au printemps de 1995, la force d'action rapide française reçut la
mission de monter une opération en coopération avec le corps de
réaction rapide de l'Otan. Il ne s'agissait plus de simples études
générales mais bien d'une opération dans tous ses détails. Je faisais
partie de l'équipe qui prit le nom de « Cellule de crise "Yougoslavie" » et
qui travaillait sous l'autorité d'un des généraux de l'état-major de
Maisons-Laffitte. Soldat expérimenté et vrai meneur d'hommes, il avait le
calme des vieilles troupes et avait baroudé dans tous les « pots de pus »
où la République avait envoyé ses soldats, depuis plus de trente ans.
Sous son impulsion, nous prîmes en compte cette mission et
comme nous travaillions en une petite équipe soudée, nous acquîmes
tous une bonne connaissance des diverses difficultés auxquelles nous
serions confrontés, tant en logistique, qu'en matière d'opposition
armée de la part des différentes factions, au cas où il faudrait entrer en
force en Bosnie-Herzégovine.
Dans le cadre de ces exercices de l'Otan et de cette préparation
de mission, j'avais eu l'occasion de prendre contact avec les cellules de
renseignement des forces terrestres de l'Otan et de son corps de
réaction rapide. J'avais notamment rencontré le colonel Gordon Core
et le commandant George Tuebowl. ]'avais tout de suite sympathisé
avec ces deux officiers britanniques, et nous avions échangé nos cartes
professionnelles. Tous deux avaient l'expérience des opérations, que ce

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CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

soit aux Malouines ou en Irlande. Ils connaissaient toutes les


implications des opérations loin de métropole et en ambiance de
guerre subversive. Je ne savais pas encore quelles aventures j'allais
vivre à leurs côtés.
Nous avions bien avancé dans la préparation de l'opération de
dégagement en force de l'ONU, quand le président Chirac prit les
initiatives qui conduisirent au déploiement, que j'ai évoqué plus haut, de
la force de réaction rapide des Nations unies. Nous « démontâmes » donc
la cellule de crise « Yougoslavie » de la force d'action rapide française.
À l'automne de 1995, je suivis un stage de renseignement de plus,
qui devait me permettre ensuite de tenir toutes les fonctions de
renseignement militaire au plus haut niveau d'état-major. Parallèlement,
je fis les démarches nécessaires pour faire valider mes qualifications en
relations internationales militaires. Additionnées à mes qualifications en
langues étrangères, je disposais ainsi de tous les sacrements pour avoir
de bonnes chances de finir ma carrière comme colonel.

La guerre des Balkans me « tombe dessus »


À la mi-novembre 1995, le colonel chef du bureau opérations de la
force d'action rapide française entra dans mon bureau, en coup de vent.
« Bunel, vous êtes prêt à partir planifier à Rheindahlen ?

Je finissais un point de situation de plus sur l'Algérie. Je levai les


yeux vers l'officier de la Légion étrangère.
- Comme les scouts, mon colonel, toujours prêt.
- De toute façon, prêt ou pas c'est la même chose. Le chef d'état-
major vous a désigné. Il faut un officier de renseignement angliciste de
bon niveau.
- Vous ne trouvez pas dommage que les aptitudes en anglais
soient déterminantes plutôt que les capacités techniques ? »
- Mais vous êtes parfaitement qualifié pour le poste. Et vous
connaissez aussi bien que moi les difficultés que nous avons pour
trouver des vrais anglicistes. »

25
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Le lendemain, nous sommes partis à quelques-uns pour Creil,


siège de l'état-major interarmées de planification. Là, on nous a mis
officiellement au courant des derniers développements de la situation.
Les accords de Dayton étaient en fin de négociations et les factions
allaient les signer sous peu. Toutes les études que nous avions faites
jusqu'à présent nous avaient familiarisés avec le terrain et la situation.
Le nouveau plan mettait en œuvre beaucoup plus de troupes. Nous
partions pour Rheindahlen afin de finir la mise au point du plan de
l'opération. Aussitôt que les Bosniaques des différentes factions
auraient signé l'accord, l'opération recevrait son nom, et les troupes
relèveraient l'ONU. La force de l'Otan aurait pour mission de rétablir
l'ordre sur le terrain, au besoin manu militari, d'assurer la sécurité des
civils, et de soutenir le représentant du secrétaire général de l'ONU qui
aurait, lui, la charge d'organiser des élections générales et
présidentielles. Ces élections devaient être les premiers pas de
l'instauration d'une réelle démocratie dans cette région dont on disait
qu'elle n'avait jamais connu ce type de régime.
Après une présentation générale de la mission, le général chef de
l'état-major interarmées de planification nous confia aux chefs des
cellules de nos spécialités. Je me rendis donc à la cellule renseignement
où je pris contact avec le colonel chef de service.

Le spectre du parti pris commence à planer


sur l'engagement militaire
Il me fit tout un cours sur l'objectivité des officiers de rensei­
gnement. Il m'expliqua que ceux-ci étaient, en général, de parti pris et
tentaient toujours de faire coller la réalité à leurs idées préconçues. C 'est
pourquoi, m'expliqua-t-il, il fallait arriver en Bosnie-Herzégovine en étant
persuadé que les Musulmans étaient des victimes, que les Croates étaient
du bon côté puisqu'ils faisaient partie de la Fédération croato­
musulmane, et que tous les Serbes étaient des monstres.
Les Musulmans nous avaient, en leur temps, tué plus de soldats
que les Serbes et les Croates réunis. Lorsque j'étais chef de cabinet du

26
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

général commandant la force d'action rapide française, je suivais le


compte de nos pertes en Bosnie-Herzégovine, pour porter assistance aux
familles. Quand le nombre atteignit trente-trois tués, seize avaient été
victimes des Musulmans, huit des Croates, deux des Serbes, et pour les
autres nous n'avions pas pu déterminer la faction d'appartenance des
tueurs. Les Musulmans étaient soutenus par les extrémistes du monde
islamique, et de toute façon ils étaient loin d'être majoritaires en Bosnie.
Au moment du référendum d'autodétermination du 29 février 1992, la
population musulmane représentait quarante-quatre pour cent de celle
de la République nouvellement indépendante. Aussi était-il logique que
les autres factions n'aient pas admis de passer sous leur coupe.
Mon impression était plutôt que nous allions nous mêler d'une
affaire particulièrement difficile, pas tant en raison des risques
militaires, mais surtout parce que j'étais persuadé que les politiciens
avaient dû, comme d'habitude, concocter une « usine à gaz ,.
totalement tordue, digne des pires inventions des intellectuels
idéalistes. Enfin, je dis au colonel que, d'expérience, je savais qu'il ne
faudrait que quelques semaines pour que nous passions aux yeux des
peuples bosniaques du statut de sauveurs accueillis à bras ouverts à
celui d'occupants détestés. Il me semblait donc tout à fait sensé de se
méfier de tous et de ne pas baisser la garde. VIS-à-vis de quiconque.
Avec un zèle de missionnaire, le chef de la cellule de rensei­
gnement de l'état-major interarmées de planification tenta de me
convertir au soutien inconditionnel de la cause des Musulmans de
Bosnie, malgré mon refus de prendre parti pour quiconque. J'avais
trop l'expérience de ces opérations où nous nous mêlions de ce qui ne
nous regardait pas, sous des prétextes grandioses, pour changer d'avis.
Après tout, c'est surtout nous, sur le terrain, qui risquions de servir de
cibles aux « snipers ,. et aux tendeurs de check points et pas les
dirigeants parisiens, onusiens ni otaniens.

27
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Une force au commandement multinational, et européen


Les forces terrestres de l'Otan seraient placées sous le
commandement d'un général britannique. Il serait assisté de deux
généraux, l'un italien l'autre français.
Je connaissais fort bien le général français. Il était prévu depuis
longtemps qu'il serait l'adjoint français du général commandant le
corps de réaction rapide de l'Otan, si l'Otan lançait effectivement son
opération en Bosnie-Herzégovine. Il m'avait demandé si j'acceptais
alors de remplir auprès de lui le rôle que j'avais tenu auprès du général
Roquejeoffre pendant la guerre Iraq-Koweït. j'avais alors été l'aide de
camp, chef de cabinet et interprète de ce grand chef militaire. j'avais
accepté avec joie de servir sous les ordres de l'ancien chef d'état-major
du général Roquejeoffre, pour cette opération dans les Balkans. Cet
officier, issu des troupes de Marine, était à la fois un grand soldat et un
homme cultivé, comme l'était le général Roquejeoffre. Avec l'un
comme avec l'autre, j'étais prêt à aller jusqu'en enfer. Nous n'en étions
pas passés loin avec le premier, nous risquions fort d'y arriver avec le
second. Mais quand on y est en bonne compagnie . . .
j'avais donc averti tous les responsables des ressources
humaines, chargés de désigner les officiers qui devaient participer à
l'opération de l'Otan en Bosnie-Herzégovine, de ce que j'étais
normalement préaffecté à l'équipe du général-adjoint français du
commandant en chef britannique. « Oui, oui » me répondait-on
chaque fois, mais il semblait qu'on voulait à tout prix me faire tenir
des postes plus difficiles.
Le lendemain de notre passage à Creil, le vendredi 17 novembre
1995, je partis donc pour Rheindahlen, en Allemagne, avec un autre
officier de la force d'action rapide. À notre arrivée, nos chefs de
bureaux respectifs nous expliquèrent que la planification était finie et
que nous arrivions avec le statut d'augmentees, c'est-à-dire de
« compléments-guerre», ces renforts que l'on met dans les unités pour
tenir en temps de guerre des postes qui restent vacants en temps de
paix. Pour les Britanniques qui assuraient l'essentiel de l'encadrement

28
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

du corps de réaction rapide de l'Otan, nous étions donc destinés à


partir avec eux dans le cadre de l'opération qui devait en principe
prendre le nom de Finn Endeavour.

De vieux colonels ont peur d'affronter la réalité internationale


La coordination entre l'Otan et la France ne semblait pas être la
meilleure, puisque pour l'état-major français les listes des participants
n'étaient pas encore arrêtées. Je me doutais des tractations sordides qui
se déroulaient, comme cela s'était déjà vu durant la guerre du Golfe
certains officiers supérieurs, que l'on préalertait pour partir travailler
au corps de réaction rapide de l'Otan ou au commandement général
du théàtre d'opération qu'on appela l'IFOR, se trouvaient des raisons
impérieuses de rester planqués en attendant de voir comment les
choses allaient se passer. Pour servir en franco-français, c'est à dire au
sein d'éléments où les colonels d'état-major pourraient s'imposer par
leurs galons et pontifier en faisant « marner » leurs subordonnés, on
trouvait plus de volontaires que nécessaire. Il n'y avait aucun risque de
se montrer incompétent. Au pire si cette incompétence se manifestait,
personne n'oserait la souligner. Tandis qu'en milieu international, ils
craignaient de se trouver dépassés, et les « anglo-saxons » faisaient peur
à ces héros des couloirs de l'administration centrale qui ne
bredouillaient, pour la plupart, que quelques mots d'anglais.
En réalité, j'ai fait partie de ceux qui restèrent au corps de
réaction rapide de l'Otan, et j'ai dû prendre des dispositions pour
revenir en France et emmener le paquetage de guerre dont on m'avait
dit qu'il ne me serait pas utile quand on m'avait désigné.
L'Otan allait bien prendre le relais de l'ONU, et les Américains
allaient bien être obligés de déployer des « gladiateurs » sur le terrain.
C HA P IT R E 2

A UGMENTEE
A U CORPS DE RÉACT I O N RAPIDE D E L' O T A N

e chef de la mission militaire de liaison française auprès du corps de


L
réaction rapide de l'Otan nous accueillit à Rheindahlen. Officier de
cavalerie, il était en poste depuis plusieurs mois et avait noué des
relations amicales et de confiance avec tous les personnages importants
de l'état-major multinational.
Le corps de réaction rapide de l'Otan était une création récente,
qui datait d'après la guerre du Golfe. Les stratèges de l'Otan avaient
tenu compte de l'évolution de la situation de la menace stratégique
mondiale. De même que les Américains avaient étudié le principe de
forces au déploiement rapide, de même que la France avait, dès 1984,
mis sur pied un corps d'armée léger et rapidement projetable que l'on
appela la force d'action rapide, de même l'Otan mit sur pied son corps
d'armée destiné à intervenir rapidement sur des théâtres ponctuels.
La British Army of the Rhine, c'est-à-dire les forces britanniques
en Allemagne, avait vécu, après quarante ans d'existence ronronnante.
Le redéploiement des forces alliées en Europe avait conduit à la
diminution des effectifs dans le cadre des accords sur les forces
conventionnelles en Europe, dits « accords FCE ». Le quartier général
des forces britanniques se trouvait donc disponible et Londres
proposa de laisser en place les officiers de cet organisme pour assurer
l'encadrement du nouvel état-major du corps de réaction
rapide de l'Otan.
Le Conseil de l'Atlantique Nord, l'assemblée des ambassadeurs,
représentants permanents de leurs pays à l'Otan, entérina la
proposition britannique. L'état-major du corps de réaction rapide de

31
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

l'Otan fut confié au commandement d'un général de corps d'armée


britannique. Mais l'encadrement s'internationalisa. Certes, les
Britanniques continuaient à fournir l'ossature de l'organisme, mais les
pays de l'Otan qui avaient des forces militaires sous le commandement
intégré de l'Alliance y envoyèrent des officiers et des sous-officiers.
La France et l'Espagne avaient un statut assez proche : elles
étaient membres de l'Otan mais n'avaient pas de troupes sous le
commandement intégré. Elles s'étaient engagées à fournir des troupes
à la demande, mais sans aucun caractère automatique. Aussi l'Espagne
et la France n'avaient-elles pas d'officiers ou de sous-officiers servant
dans l'état-major du corps de réaction rapide de l'Otan mais chacun de
ces deux pays y avait une mission militaire de liaison.
La mission militaire française était un organisme assez faible en
effectif et la charge avait nettement augmenté depuis que les bruits de
bottes avaient remplacé le piétinement des chaussures de tennis et le
grattement des pas de golfeurs.

Premiers contacts avec le J-STARS, ce mouton à cinq pattes


que la société Raytheon voudrait vendre à l'Otan
Je m'étais donc mis à assister aux réunions de coordination
quotidiennes. En principe, le général Walker, ou son chef d'état-major
le général Wilcocks, conduisait ces réunions pour y donner les ordres
aux troupes qui se préparaient à partir en Bosnie-Herzégovine. L'état­
major lui-même s'activait pour embarquer son matériel de bureautique,
d'informatique et les armes individuelles du personnel.
Ma fonction au sein du bureau renseignement du corps d'armée
devait être celle d'adjoint à l'officier de recherche. Cet officier était un
jeune lieutenant-colonel américain qui chiquait le tabac en crachant
son jus de chique dans une boîte de Coca Cola vide.
La cellule recherche du bureau renseignement d'un état-major a
pour mission de donner les ordres de recherche aux différents moyens
d'acquisition dont dispose le corps d'armée. Il s'agit d'un rôle où le

32
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

sens de l'organisation vient au secours d'une nécessaire connaissance


des moyens techniques d'acquisition.
C'est là que le ]-STARS commença à entrer dans ma vie d'officier
travaillant à l'Otan. C'était un nouveau système américain de recueil de
renseignement dont j'avais découvert le prototype pendant la guerre
du Golfe. Pour nouveau qu'il soit en industrialisation, ce système
d'arme était d'ores et déjà obsolète militairement dans la version que
les Américains nous proposaient.
Il s'agissait d'un système de radar de détection des échos mobiles
terrestres, embarqué dans des avions Boeing 707 rénovés. Si le
prototype essayé dans le Golfe avait donné toute satisfaction, c'est qu'il
était adapté à la situation.
Dans la bataille aéroterrestre que nous avions eue à conduire
dans le théâtre koweïto-irakien, les « bons » étaient séparés des
« mauvais » par la zone des combats. Le ]-STARS nous indiquait les

mouvements des convois et des véhicules isolés, de jour comme de


nuit et même par temps de vent de sable ou de brouillard, grâce à ses
radars qui percent tous les temps.
Mais ce système n'est pas capable de faire l'identification des
échos qu'il perçoit. Aussi est-il incapable de reconnaître un char allié
d'un char ennemi. Un opérateur entraîné reconnaîtra un char d'un
camion, mais là s'arrête son « pouvoir de discrimination », comme on
dit en langage militaire.
Il est bien évident que, dans ces conditions, le système était
totalement inutile dans un théâtre comme celui de la Bosnie­
Herzégovine où les « bons », les « mauvais » et les neutres sont
étroitement imbriqués sur tout le territoire . . .
En prenant contact avec la cellule de recherche du bureau
renseignement, je découvris qu'un J-STARS de présérie devait faire
partie de nos moyens d'acquisition. En discutant avec l'officier
technicien américain qui pilotait cette expérimentation à notre niveau,
je me rendis compte de ce qu'il n'avait du système qu'une connaissance
théorique et limitée ; apparemment, il en savait moins que je n'en avais
appris dans le Golfe. Ce qui était plus important, c'est qu'il me

33
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

demanda de vérifier auprès des Français qu'ils avaient bien englobé


dans leur dispositif la station de recueil au sol des informations.
Apparemment, les Britanniques, qui avaient commencé par
accepter le système, faisaient marche arrière. Le lieutenant-colonel
adjoint, officier « opérations » du bureau renseignement, considérait
que les équipes du ]-STARS prendraient inutilement une place
précieuse et rare à Sarajevo. Selon lui, l'avion qui volerait autour de la
Bosnie-Herzégovine, soit dans le ciel hongrois, soit au-dessus de
l'Adriatique, ne verrait pratiquement rien de la zone d'intérêt du corps
de réaction rapide de l'Otan. « Je ne veux pas, me dit-il, que les
industriels américains financent leurs essais et leur publicité au moyen
du budget de l'opération dont les Britanniques et les Français paient
une grande partie. »
Je comprenais tout à fait sa position, mais je subodorais qu'il
existait des accords plus complexes. j'eus la confirmation de ce que la
direction du renseignement militaire de Creil avait accepté d'intégrer
dans le dispositif multinational, commandé par les Français, une station
de réception du système ]-STARS.
Je suis retourné auprès de mes nouveaux camarades de
combat, les gens du bureau renseignement du corps de réaction
rapide de l'Otan, pour leur confirmer la position des Français en ce
qui concernait le ]-STARS. Les Anglais firent la moue, les Américains
furent enchantés, en particulier l'officier chargé du projet et
ses subordonnés.
Je fis la connaissance des officiers et sous-officiers américains qui
allaient se déployer en Bosnie-Herzégovine auprès des Français. Ils
étaient enthousiastes et brûlaient de montrer ce que leur matériel allait
pouvoir faire. Comme le contact avait été bon, tout le monde était
impatient de se retrouver à Sarajevo.

L'anglais, langue de travail « plurielle »


Nous étions dans les préparatifs du départ. La grande question
était la place dont chaque bureau, chaque individu, disposerait à

34
CRIMES DE GUERRE À L ' O TAN

l'arrivée en Bosnie-Herzégovine. Un état-major de corps d'armée de


l'Otan compte autour de trois cents personnes auxquelles il faut
rajouter le personnel chargé du soutien : les transmetteurs, les
cuisiniers, les troupes de protection du site.
Cela prend beaucoup plus de place que tout ce qui s'était déployé
dans la région jusqu'alors en matière d'organisme de commandement
opérationnel. Il fallait en assurer la protection, le soutien logistique et
la vie quotidienne. Les bagages et les paquetages nécessaires pour vivre
pendant six mois, en restant propre dans un pays arriéré et dévasté par
la guerre civile, sont assez volumineux. Et l'organisation pratique de
leur acheminement est un souci qu'il faut prendre en compte.
Au cours des préparatifs d'acheminement du matériel individuel
et collectif, j'ai assisté à des quiproquos souvent amusants entre les
Britanniques et les Américains. Maintenant qu'il fallait traiter de
problèmes courants, on était sorti du domaine de la langue militaire
anglaise, spécialisée et unifiée par plusieurs années de travail en
commun. Les mots n'avaient plus le même sens selon qu'ils étaient
prononcés par un Britannique ou un Américain. Mon lieutenant­
colonel américain cita G. B. Shaw selon lequel les peuples américain et
britannique étaient séparés par une langue commune.
Je constatais avec un peu d'inquiétude que les pays de l'Otan ne
parlaient pas tous l'anglais de la même manière, même ceux qui
avaient passé des décennies à s'entraîner ensemble à repousser les
« hordes de Cosaques qui menaçaient la liberté ».
Ils avaient mis au point une langue commune strictement adaptée
à la guerre totale, mais pas du tout à ce nouveau type d'opérations
qu'on appelait les opérations d'imposition de la paix. Cela risquait de
compliquer les choses . . .

On décide d'exploiter au mieux mes compétences


en matière de renseignement
Le chef du bureau renseignement était le colonel Core avec
lequel j'avais travaillé sur le plan de l'opération de dégagement en

35
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

force des troupes de l'ONU, en juin 1995. Il tenait tous les matins une
réunion de coordination. Il nous y donnait les ordres et directives pour
le déploiement vers la zone de mission, mais commentait aussi les
nouvelles qui lui parvenaient de « là-bas ». Un matin, il nous annonça
que la direction du renseignement militaire américain avait rapporté
que des observateurs avaient identifié des « gardiens de la révolution »
iraniens à Zenica, en Bosnie centrale.
Je réagis avec étonnement: les gardiens de la révolution étaient
un mouvement islamiste iranien, certes, mais en délicatesse avec le
pouvoir iranien du moment. Beaucoup d'entre eux avaient même dû
quitter l'Iran. Leur présence risquait de compliquer la situation, qui
était déjà une bouteille d'encre, dans les milieux islamiques et
islamistes en Bosnie centrale. S'il y avait vraiment des gardiens de la
révolution à Zenica, avec qui allaient-ils marcher ? Ils étaient à la fois
Chiites et opposés aux Iraniens gouvernementaux. Allaient-ils travailler
avec les Pakistanais, et avec lesquels ? J'imaginais difficilement ces
excités se contenter de « faire de l'humanitaire ». Ils avaient plutôt
montré jusqu'à présent leur aptitude singulière à dissimuler des armes
et des munitions dans des caisses de médicaments ou de nourriture.
Du temps de l'ONU, en 1994, les militaires français de l'aéroport de
Sarajevo avaient intercepté un Boeing 747 iranien qui venait
officiellement livrer une cargaison de ravitaillement à des ONG
musulmanes. Ils y avaient trouvé plusieurs milliers de kalachnikovs et
des centaines de milliers de cartouches . . . La presse avait mentionné
l'incident, mais assez brièvement.
Je fis part de mes doutes au colonel et à son adjoint devant les
autres officiers présents, dont le Turc.
Après la réunion, l'adjoint vint me voir:
« Je n'ai pas voulu parler devant votre chef recherche, qui est

américain. C'est lui qui nous a donné le message. Cela vient de la


direction du renseignement militaire américain et comme c'est lui
qui a accès à la cellule nationale de renseignement américaine, je
n'ai pas voulu dire devant lui ce que je pense. Tout ce qui nous vient

36
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

de leur part depuis qu'ils se mêlent de renseignement sur la Bosnie,


c'est de la m . . . »
À la pause de la mi-journée, le colonel Core, notre chef de bureau
renseignement, vint au mess, ce qui ne se passait jamais. Sur le point
de partir pour plusieurs mois loin de chez lui, il tâchait de consacrer le
peu de temps qui lui restait à sa famille.
« Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que nous déjeunions
ensemble ?, me demanda-t-il.
-Au contraire, j'en serais très honoré. »
Il entama son curry. Le jeudi, c'était traditionnel, le mess
préparait un curry dans la plus vieille tradition de l'armée des Indes.
Nous nous étions servis en silence. Une fois à table, il commença à
parler, à mi-voix, un peu sur un ton de conspirateur.
Il m'avait observé depuis mon arrivée. Il avait pu se rendre
compte de ce que je connaissais bien le dossier bosniaque. Ma
connaissance des questions liées au terrorisme islamique dans la
région lui semblait intéressante pour la cellule synthèse du bureau
renseignement et il voulait savoir si j'accepterais de changer d'équipe
et de quitter la cellule de recherche pour la cellule de synthèse où je
ferais équipe avec le commandant George Tuebowl. j'ai accepté,
parce que le poste était plus intéressant à mes yeux et que je me
réjouissais à l'idée de travailler avec le commandant britannique dont
j'avais fait la connaissance au cours de mes contacts avec l'Otan, six
mois plus tôt.
C'est ainsi que je fus muté d'un poste très technique à une
fonction plus générale et davantage liée aux prises de décisions.
Lorsque le général adjoint français apprit cette permutation, il s'en
montra fort satisfait. À cette fonction, j'étais au point de
convergence de tout le renseignement terrestre et aérien que
recueillaient les capteurs militaires en fonctionnement sur le
théâtre. En outre, je participerais à l'élaboration du renseignement
« vrai », c'est-à-dire avant qu'il passe à la moulinette des états­
majors qui le faisaient monter lentement vers les instances
politiques de l'Otan. À la cellule de synthèse, je pourrais suivre les

37
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

édulcorations qu'allaient tenter les « analystes » américains du


centre de Molesworth, situé en Angleterre.
Ce qui est assez étonnant, c'est d'observer comment, sous
prétexte de le synthétiser, des grands chefs militaires sont parfois
capables de tourner en langue de coton n'importe quel compte rendu
de renseignement avant de le présenter aux hommes politiques. Je
l'avais vu en France, j'allais le constater à l'Otan.

Le rigide général américain Sylvester


Malgré mon intégration au bureau renseignement de l'Otan, je
continuais à assister pour le compte des Français aux réunions du
matin, à la salle des opérations.
Les éléments précurseurs du corps de réaction rapide de l'Otan
étaient partis en Bosnie-Herzégovine pour une mission préparatoire
avant de faire se déployer l'avant-garde de l'état-major. Les factions, qui
avaient accepté l'accord de Dayton, allaient le signer à Paris (un traité de
Paris de plus sur la Yougoslavie) et le contresigner à Londres. Comme
cela tout le monde se sentirait« mouillé ». On ne pourrait pas dire plus
tard« C'est pas moi, c'est l'autre » si ce traité se révélait être une erreur.
Le commandant en chef britannique du corps de réaction rapide
de l'Otan était parti avec une équipe réduite qui comptait entre autres le
colonel chef du bureau renseignement et George Tuebowl mon alter ego
de la cellule synthèse. Le bureau renseignement restait sous l'autorité du
lieutenant-colonel adjoint. Il ne voyait évidemment aucun inconvénient
à ma présence au point de situation du matin qui se déroulait
maintenant sous la responsabilité du général américain John Sylvester.
Cet officier avait participé à la guerre du Golfe et il était
maintenant adjoint du chef d'état-major du corps de réaction rapide de
l'Otan, pour le renseignement et les opérations. Il était nettement
moins ouvert que les généraux britanniques qui étaient ses supérieurs
hiérarchiques. Il s'irritait facilement de leurs traditions européennes et
surtout britanniques.

38
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Les Américains admettent difficilement que la puissance à laquelle


ils ont dû arracher leur indépendance ait encore l'impudence d'être fière
de son histoire et de sa culture. Les remarques qui mettaient Sylvester
hors de lui étaient les phrases du genre « Vous, les Américains, vous avez
des procédures, nous nous avons des traditions ,., ou encore « Les
Européens ont une histoire ; vous, vous vous construisez un devenir,.,
Son complexe de supériorité d'appartenir à la première puissance
technologique et économique du monde s'accommodait mal des
échecs que cette puissance n'avait pu éviter. Les tirs fratricides de la
guerre du Golfe qui avaient coûté la vie à des militaires américains et
britanniques restaient pour lui une blessure, parce qu'ils témoignaient
de la faillibilité des militaires américains. Bridé par les consignes de
Washington qui exigeaient de conduire une opération avec zéro mort
américain, il admettait mal les réactions des Britanniques et des
Français pour qui la mort au combat est inévitable. Il est évident que
nous souhaitions éviter les pertes, mais nous savions que la guerre est
dangereuse et qu'il faut savoir prendre des risques pour remporter des
batailles qui sont autant d'étapes vers la victoire.
Sylvester avait souvent une attitude ironique ou cassante pour
critiquer les choix de l'état-major. Il voulait à tout prix imposer les vues
du Pentagone dans tous les domaines, mais n'avait pas la finesse de ses
interlocuteurs européens. Aussi les « Brits » l'avaient-ils surnommé
« JIT ,.,John the tolerant.
En raison de son nom, je l'avais surnommé « World Company». Il
m'avait fallu expliquer à ceux qui ne connaissaient pas les « Guignols
de l'Info » l'origine de ce trait ironique.

Je dois « jouer des coudes » face à Sylvester


Sylvester eut des réactions désagréables vis-à-vis de la France, en
quelques occasions, et j'ai dû réagir discrètement mais fermement,
dès Rheindahlen.
La première fois, ce fut lorsque les militaires français de l'ONU
empêchèrent la libre circulation de l'équipe de la mission préparatoire

39
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de l'Otan. En un certain nombre de points de contrôle, faute de


consignes venues de New York, des militaires français arrêtèrent le
convoi qui n'était pas accompagné des escortes de l'ONU et dont les
membres ne portaient pas de laissez-passer idoines. Nous avons
découvert cette série d'incidents lors de la réunion du matin, qui avait
lieu en téléconférence avec la Bosnie-Herzégovine. Les forces françaises
de la force de réaction rapide de l'ONU bloquaient les mouvements du
commandant en chef britannique et de son équipe.
Sylvester me demanda d'intervenir auprès de mes autorités. Je lui
répondis que mes autorités étaient le corps de réaction rapide de
l'Otan et non les Français de l'ONU, mais que je prendrais contact avec
la mission militaire de liaison française auprès de notre PC. Je venais à
peine de lui faire cette réponse que le haut-parleur du système de
téléconférence a retenti : une équipe de contrôle britannique avait
aussi arrêté notre commandant en chef. Sylvester mesura alors que le
manque de coordination entre l'Otan et l'ONU dépassait une simple
mauvaise volonté supposée des Français.
Les autorités politiques de l'Otan prirent contact avec celles de l'ONU
et, ensemble, les diplomates réglèrent cette irritante question de détail.

Les Français ne sont pas pro-Serbes


Les négociateurs américains de M. Holbrooke publièrent le
contenu des accords de Dayton. Lors d'une réunion matinale, le chef
du bureau de presse et d'information fit son point de presse quotidien.
Il s'agissait d'un officier britannique lisant d'une voix neutre une
information qui fit pourtant beaucoup de bruit à l'époque.
Le général français qui commandait la brigade de l'ONU à
Sarajevo fit en public un commentaire sévère. Selon lui, les accords de
Dayton ne donnaient aux Serbes de Sarajevo que � le choix entre la
valise et le cercueil. » C'était une position, personnelle ou non ; mais
elle n'était qu'un simple constat dont la vérité devint évidente quelques
semaines plus tarcl

40
CR!MES DE GUERRE À L'OTAN

Sylvester en profita pour donner des consignes de modération


lorsque nous aurions à répondre à des journalistes. Selon lui, la presse
était à l'affût de tout pour critiquer les extraordinaires accords que les
Américains avaient fait signer aux factions. Et notre mission, à nous
militaires, était dorénavant de faire appliquer ces accords, quelle que
pût être notre sympathie pour un camp ou un autre.
Après la réunion, je me suis approché du général américain pour
lui demander un entretien en particulier.
« Comment dois-je rendre compte du point de presse aux
autorités françaises, mon général ? D'un ton neutre ou en faisant état
de vos commentaires ?
- Je ne voudrais pas que votre général se fasse virer, me dit-il.
Rendez compte d'un ton neutre. Vous comprenez, il n'a pas le
droit d'exprimer ses sentiments personnels. Mais il s'agit d'une
affaire française. »
Cette dernière phrase sans doute parce qu'il venait de se rendre
compte que c'était peut-être présomptueux de sa part de penser que la
simple réflexion d'un général de brigade américain pouvait entraîner
le limogeage d'un général français.
J'allai à la mission militaire française, au rez-de-chaussée du
bâtiment, et je rendis compte au chef de mission de ce qui venait de se
passer, sans omettre le moindre détail. Il me remercia et nous avons
discuté de l'incident. Je maintenais que la déclaration du commandant
français de la brigade de Sarajevo me semblait marquée au coin du bon
sens et qu'elle ne me paraissait pas la manifestation d'un parti pris. Je
me rendais parfaitement compte de ce que les Serbes de Sarajevo
n'accepteraient pas plus de rester sous l'autorité des sbires d'Alija
Izetbegovic que les pieds noirs français n'avaient souhaité rester sous
la coupe des Ferhat Abbas, Ben Bellah, Boumédienne ou autres
« vainqueurs» d'une « guerre civile ». Et ce serait aux troupes de l'Otan
d'assurer la sécurité des Serbes qui partiraient en exode . . .
Mais la déclaration du général français était arrivée sur un terreau
défavorable. Le président Mitterrand avait en son temps pris parti pour
les Serbes, sans nuances, ce qui ne lui ressemblait pourtant pas ; et,

41
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

depuis, la fermeté du président Chirac n'avait pas effacé cette


impression désagréable qui était née dans les esprits américains vis-à­
vis des Français. Tout le monde oubliait que, nous aussi, nous avions
perdu un équipage de l'armée de l'air au cours de la campagne
aérienne de l'été 1995, et qu'un autre général français, qui avait
précédé à Sarajevo celui qui venait de faire cette déclaration publique,
avait eu sa tête mise à prix par les chefs serbes de la ville . . .
Non, on ne pouvait pas dire que l'armée française était pro­
Serbe. Ce n'est pas une raison pour prétendre qu'elle était anti-Serbe.
Elle ne prenait pas parti et remplissait au mieux les missions que les
politiciens lui confiaient . . .

La rédaction « politique » d'un ordre d'opération


conduit à un échec cuisant
Le général Sylvester nous donna un autre exemple de la
« supériorité » américaine. Nous nous approchions du déploiement

vers la Bosnie. Et l'hiver balkanique s'était installé, puisque nous


étions au mois de décembre. Le premier chapitre d'un point de
situation militaire porte toujours sur la météo. Les prévisions sont
d'une importance capitale pour déterminer les possibilités de
manœuvre des troupes.
Le plan d'opération prévoyait que le gros des forces américaines
arriverait en Bosnie-Herzégovine en deux convois. Le matériel lourd
était en route par voie ferrée, via la Hongrie, et les hommes de la
division américaine qui en assureraient l'accueil devaient partir par
avion. Embarquant à Bruggen, en Allemagne, avec leur matériel léger,
ils devaient se déployer à Tuzla, au nord de la Bosnie-Herzégovine,
grâce à un pont aérien qui devait avoir lieu le samedi 16 décembre
1995. Une grosse soixantaine d'avions Hercules C130 devaient assurer
cent vingt atterrissages et décollages avec débarquement des charges,
à raison de dix minutes par avion.
Une telle manœuvre était déjà une prouesse technique en soi.
Mais encore n'était-elle réalisable que sur une piste dont les

42
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

infrastructures le pennettaient et par une météo favorable.


Depuis le début de la semaine, les brouillards matinaux se
levaient de plus en plus tard chaque jour. La pluie avait fait place à la
neige fondante et les premières tempêtes de neige commençaient à
couvrir la région de Tuzla de plaques glissantes. Inquiets des
conséquences prévisibles de la baisse ininterrompue du baromètre, les
logisticiens tentèrent d'attirer l'attention de Sylvester sur la menace
que la météo faisait planer sur le déploiement des éléments
précurseurs américains.
Là, Sylvester eut une réponse imparable
« Avez-vous lu le plan d'opération ? �
Car, comme me l'avait appris un rabbin, il faut toujours répondre
à une question par une autre question. Cela pennet de réfléchir à la
réponse qu'on doit apporter à la première. Demander aux officiers s'ils
avaient lu l'ordre d'opération est aussi pertinent que demander à un
prêtre catholique s'il a lu le Nouveau 'Iestament.
Comme tout militaire américain, Sylvester était obnubilé par le
caractère sacré de la planification. Rigides et sans imagination, les
militaires américains considèrent un plan d'opération comme un
metteur en scène de film de série B considère le scénario que lui
impose le producteur. L'administration américaine, et le Pentagone n'y
fait pas exception, vit dans la culture hollywoodienne : tout le monde
doit se plier au scénario qu'imposent les conseillers du président. Ce
scénario est à la gloire des Etats-Unis qui agissent paternellement pour
le bien de l'humanité.
Sylvester continua à pontifier : « Si vous l'avez lu, vous savez qu'il
précise que la météo n'est pas un critère détenninant de l'opération. �
Un silence incrédule s'abattit sur la salle. Le lendemain matin,
avant-veille du pont aérien prévu, la météo faisait état de chutes de
neige qui avaient recouvert la base aérienne de Tuzla de près d'un
mètre de poudreuse. Le terrain d'atterrissage était resté fenné pendant
plus de deux heures. Inquiet des perturbations inévitables que ce
phénomène apporterait au pont aérien, l'officier logisticien revint sur
le sujet. Sylvester s'était sans doute rendu compte du ridicule qu'il y

43
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

avait à nier l'importance du facteur climatique dans cette opération.


Aussi changea+il son argument de méthode Coué. « Il y a une
compagnie de base aérienne finnoise sur Tuzla. Ces gens-là savent
comment on traite le problème de la neige sur les pistes aériennes,
l'hiver. » On se rassure comme on peut, mais je savais bien comment
les Finnois résolvent la question des transports aériens, l'hiver, chez
eux : des petits avions avec des skis comme train d'atterrissage.
Arriva ce qui devait arriver. Les avions partirent de Bruggen, ils
volèrent dans la pluie et le froid jusqu'à Tuzla. Un seul put se poser,
ce jour-là. Une trentaine d'entre eux arrivèrent dans l'espace aérien
bosniaque sans pouvoir atterrir. Il fallut les détourner vers Split, en
Croatie. Ce port était déjà encombré par le pont aérien britannique
qui se déroulait, lui, comme prévu. Split ne pouvant pas accueillir les
C130 américains, ils allèrent se poser en Italie. Quelques-uns firent
demi-tour vers l'Allemagne ; certains purent revenir vers Bruggen,
d'autres durent se poser à Ramstein, la plus grosse base militaire
américaine en Allemagne.
Bref, à la fin de ce samedi épique les avions américains étaient
répandus dans toute l'Europe et personne ne savait exactement où ils
étaient. La division américaine, qui devait donner des leçons de
déploiement à tout le monde, ne fut finalement prête à agir que trois
semaines après les deux autres.
La première bataille de cette guerre, c'est le « général Hiver» qui
la remporta sur les maîtres du monde. L'hiver balkanique ne suit pas
les scénarios du Pentagone comme les acteurs d'Hollywood suivent les
scénarios des producteurs de films à la gloire des invincibles
« libérateurs de l'Univers».
La réalité ne se plie pas aux scénarios. Il faudra bien que les
Américains et leurs zélateurs comprennent que le monde virtuel qu'ils
souhaitent promouvoir n'a rien à voir avec la réalité : l'hiver est comme
il veut et arrive quand il veut.
J'étais intrigué de ce qu'on ait pu inscrire en toutes lettres dans
un ordre d'opération que la météo n'en est pas un facteur
déterminant. Surtout dans les Balkans. Je me suis donc renseigné sur

44
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

le sujet. Ce sont les planificateurs américains qui avaient imposé cette


clause. Cela pennettait de faire approuver un plan d'opération dont
l'Otan pourrait lancer l'exécution en n'importe quelle période de
l'année . Ainsi, quelle que soit la date à laquelle les diplomates auraient
besoin de faire lancer l'opération militaire, le plan serait prêt. Et aucun
général ne pourrait opposer aux politiciens la raison de la météo pour
surseoir à l'opération puisque le plan d'opérations avait été approuvé
et devenait une sorte de bible .
Pour les diplomates, qui s'acharnent à prendre la place des
militaires les rares fois où elle passe au premier plan, il importait de
rester dans le virtuel à tout prix. En réaction, les Britanniques et les
Français laissèrent Tuzla aux Américains et se réservèrent Split et Ploce.
Sur la côte Dalmate, ces ports jouissaient d'un climat moins rigoureux
et leurs aéroports restaient ouverts toute l'année. Aussi nos forces
purent-elles être prêtes à temps, elles.

Un déploiement rendu « cafouilleux »


par les errements américains
Les renforts aftluaient de toutes parts à Rheindahlen. Le mess des
officiers était saturé depuis longtemps et les nouveaux arrivants
s'entassaient dans des baraquements sur des lits de camp. Je fus
désigné pour partir dès le dimanche 17 décembre sur Sarajevo, avec
l'avant-garde du PC du corps de réaction rapide de l'Otan. j'eus le
plaisir de voir arriver parmi les renforts le lieutenant-colonel
Christiansen, un officier danois que j'avais rencontré aux Nations
unies. Officiellement, il était à l'époque officier d'infanterie.
Maintenant, il partait en Bosnie-Herzégovine comme chef de la cellule
nationale de renseignement danoise . . . ce qui montre bien que toutes
les « couvertures » finissent toujours par « brûler » un jour.
Nous nous sommes enfin mis en route pour la Bosnie. Dès
6 heures, le dimanche 17 décembre 1995, nous étions au hangar pour
enregistrer nos bagages. Nous devions voyager par C130. Ces avions de
transport tactique étaient chargés d'hommes et de matériel. Nous

45
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

serions trente dans l'avion qui acheminait aussi deux Land Rover et du
fret. Le général Sylvester et quelques éléments du bureau
renseignement étaient du voyage. Nous devions garder à portée de
main une musette contenant entre autres choses nos « diggers », à ce
que nous dit le sous-officier avionneur britannique. Nous avons
échangé des regards intrigués, un Américain et moi. « Digger » cela
pourrait se traduire par« creusoir ». À tout hasard, j'ai demandé au
« Brit » ce qu'il entendait par ce mot manifestement détourné de son
sens premier. En fait, il s'agissait des couverts qui accompagnent la
gamelle réglementaire. L'Américain et moi avions pensé à ces pelles
pliantes qui équipent les fantassins. Nous fûmes rassurés de
comprendre que nous n'aurions pas besoin d'utiliser de pelle pliante
dans un avion de transport de la Royal Air Force.
Une fois nos bagages embarqués dans les camions, il ne nous
restait plus qu'à attendre les cars qui devaient nous conduire à
Bruggen. Nous avons profité du délai pour prendre un petit déjeuner
copieux. Le chef de la mission militaire française était venu nous dire
au revoir. Une solide camaraderie s'était installée entre nous deux, et
c'est avec émotion que je le quittai après quelques semaines intenses
passées ensemble.
Il nous fallut attendre 9 heures du matin avant de partir dans des
cars civils que le corps de réaction rapide de l'Otan avait loués pour
nous acheminer vers l'aéroport militaire de Bruggen.
Nous aurions dû décoller vers 10 heures du matin mais le temps
passait et rien ne venait. Des C130 décollaient sans arrêt. Puis d'autres
commencèrent à se poser vers 11 h 30.
Tous ces contretemps résultaient du cafouillage phénoménal du
pont aérien américain de la veille. Enfin, un C 130 de la Royal Air Force
s'arrêta sur le parking devant nous. Nous y sommes montés, en rang
comme des chenilles processionnaires.
Après m'être faufilé tant bien que mal entre les banquettes et les
Land Rover semi-blindées, je m'installai contre une grosse sergente
anglaise qui sirotait une bière brune.

46
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le voyage dura cinq heures, dans les vibrations de l'air gelé sur la
coque de l'avion. Malgré les odeurs de naphte qui descendaient des
radiateurs dans les vagues d'air qui chauffaient la cabine, je pus dormir
une partie du trajet.
On nous avait donné un casse-croûte avant le décollage. En
milieu de voyage, j'ai sacrifié au rite du déjeuner. Je n'avais pas pris
avec moi de réchaud de campagne, aussi ai-je dû me contenter de café
soluble froid. Des soldats britanniques, rodés aux opérations
lointaines, s'étaient préparé une cuisine qui sentait bon le mouton et
les légumes, en s'installant sur le capot de la Land Rover la plus à
l'arrière de la soute. Je me sentais vraiment plus proche des soldats
britanniques que des GI's aseptisés qui trimbalaient leur équipement
de tortues Ninjas en ayant peur de tout, des microbes, des maladies,
des aumôniers, du sida, et surtout de la fantaisie.
Au bout de cinq heures, mes oreilles commencèrent à se boucher.
L'avion descendait vers Sarajevo. Je déglutissais de temps en temps
pour me soulager les tympans.
C HA P IT R E 3

L'ARRIVÉE DA NS LE CHAOS

'L avion se posa, dans le hurlement des turbines qui le freinaient sur
la piste humide et froide. Les moteurs s'arrêtèrent et la tranche
arrière de la carlingue s'ouvrit, laissant entrer des rafales grises et
aigres. Dans l'ouverture je pouvais voir la lumière de la fin d'après-midi
de ce 17 décembre 1995 sur le tarmac dévasté de l'aéroport yougoslave
- devenu bosniaque. Nous avons débarqué un à un après avoir
récupéré nos bagages sur les palettes.
Le ciel était lourd et bas. Il roulait des nuages de neige gris et sales
qui s'accrochaient aux montagnes entourant la cuvette de Sarajevo. Les
quartiers qui entouraient l'aéroport étaient sombres, sans lumière. Les
façades éventrées ne laissaient pas deviner de signes de vie.
De temps à autre, des rafales haineuses de kalachnikovs se
perdaient dans les rafales de vent humide et glacial. Parfois, la voix
lente et cadencée d'une mitrailleuse lourde ou d'un canon mitrailleur
arrivait à réveiller vaguement les échos étouffés par la brume au prix
d'une courte décharge asthmatique.
Notre convoi se mit en route à la nuit vers Kiseljak, en zone
croate. Au cours du trajet, nous avons traversé des villages où l'on nous
bombardait de boules de neige hargneuses. Le long de la route, dans
une obscurité moite, opaque et collante, des piétons chargés de sacs
ramenaient chez eux qui une pitance étique, qui du bois mort et
trempé. Aux tourbillons de neige crasseuse et fondante que charriait le
vent s'ajoutaient les projections d'eau noire, sale et glacée, que
soulevaient au passage les roues de nos véhicules ; et les pauvres
piétons voyaient la misère du froid trempé qui les pénétrait jusqu'aux
os s'ajouter aux souffrances de leur condition de réfugiés dans leur

49
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

propre pays. Leur colère contre les privilégiés que nous étions à leurs
yeux était alors bien compréhensible.
L'hôtel Dalmacija avait accueilli le commandement des forces de
l'ONU pour la Bosnie-Herzégovine, puis le commandement de la force
de réaction rapide de l'ONU. À notre arrivée, l'hôtel était plein. Le
personnel de la force de réaction rapide des Nations unies quittait peu
à peu le site et laissait chaque jour des places supplémentaires au
détachement avancé du PC du corps de réaction rapide de l'Otan.
Il nous a fallu nous organiser rapidement pour travailler le plus
efficacement possible malgré le manque de place. Le bâtiment était
d'un style « bétonosoviétique » prétentieux. Construit sur une colline
qu'il écrasait de sa masse insolente, il bénéficiait d'une source d'eau
chaude au débit tel que ni l'eau chaude ni le chauffage ne nous ont
manqué pendant le mois que nous y sommes restés. Mais que ce soit
pour vivre ou pour travailler, nous étions les uns sur les autres.
Les premiers jours, nous n'avions pas le droit de sortir du
complexe, sauf pour des raisons de service. Nous portions alors le
casque et le gilet pare-éclats.
Au dehors, la nuit, nous entendions parfois claquer un coup de
feu ou une rafale de kalachnikov. Il n'y avait aucune raison guerrière à
ces dépenses de poudre, puisque la région était entièrement croate.
Mais l'ennui des gens était tel que de temps en temps un« pochetron »
qui avait arrosé son oisiveté ou ses malheurs à l'eau-de-vie de prune
était pris d'une frénésie d'utiliser son arme, sans souci des balles qui
finissent toujours par retomber.
L'une des premières mesures de police civile des accords de
Dayton serait de faire rentrer les kalachnikovs et les mitrailleuses dans
les armureries et les dépôts militaires. En attendant, le commandement
du corps de réaction rapide de l'Otan voulait à tout prix éviter les
accidents dus aux projectiles perdus.
Je retrouvai avec plaisir le colonel Core, mon chef écossais, et
George Tuebowl, mon alter ego anglais, qui étaient installés depuis
quelques jours à Kiseljak. Le colonel français que j'avais rencontré à

50
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Creil était arrivé et avait installé un embryon de cellule nationale


française de renseignement.
Il avait déployé tant bien que mal toute son équipe au même
étage du bâtiment principal de l'hôtel. Il se débattait maintenant pour
trouver des cabanes de chantier afin d'aménager son espace de travail
au PC où nous nous installerions plus tard, à Sarajevo.
Il était prévu depuis Rheindahlen que le PC du corps de réaction
rapide de l'Otan s'établirait dans les bâtiments de l'ancien stade
olympique de Zétra, à Sarajevo. Les sapeurs du génie britannique se
démenaient pour assécher les sous-sols du gigantesque gymnase
couvert. La guerre civile était passée aussi sur les installations qui
avaient été magnifiques. Les immenses hangars avaient abrité pendant
plusieurs années des unités de l'ONU, et les factions belligérantes
avaient pris pour cible les soldats de la paix. Les toits qui avaient fait la
fierté des architectes yougoslaves étaient en ruines. Les hivers s'étaient
succédé finissant de mettre à mal ce que la bêtise des hommes avait
laissé sur pied.
Notre chef du bureau renseignement souhaitait aller à Sarajevo
dès que possible. Il voulait voir comment était installée la cellule de
renseignement britannique, où en étaient les travaux d'assainissement
du stade et prendre contact avec le chef du bureau renseignement de
la division multinationale « Sud-Est �.
Le premier souci de mon chef écossais avait été de se faire affecter
deux véhicules. Malgré la pénurie qui régnait encore, il avait eu
rapidement satisfaction. Tout le monde, dans cet état-major de culture
britannique, était conscient de ce que le chef du bureau de
renseignement devait avoir la priorité des moyens disponibles. Surtout
en début d'une opération qui s'annonçait difficile et dans laquelle la
recherche du renseignement d'origine humaine allait être d'une
importance capitale.
Nous sommes partis vers Sarajevo en milieu d'après-midi. Comme
la situation y était moins que calme, nous avions embarqué dans nos
voitures déguisés en tortues Ninjas. Avec les casques et les gilets pare­
éclats, nous ne pouvions même pas boucler nos ceintures de sécurité.

51
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le convoi s'ébranla vers la capitale de la République de Bosnie­


Herzégovine sous un ciel bas qui roulait des nuages sales. Un rayon de
soleil passa par miracle entre deux masses vaporeuses qui roulaient
une neige fondue que l'on voyait s'abattre sur la terre détrempée, à
quelques kilomètres de nous.
Notre convoi s'était mis à rouler au pas, de l'entrée de l'hôtel vers
le bas de la colline. Au poste de contrôle de l'entrée du site une
sentinelle du régiment des Gurkhas vérifiait minutieusement les
autorisations de sortie de chaque véhicule et notait le numéro
d'identité de chacun des occupants.

Un pays dévasté par une guerre civile acharnée


La colonne commença son cheminement laborieux vers Sarajevo.
Nous avions enfin la possibilité de voir la route de jour, si l'on pouvait
appeler jour la lumière grise, humide et aigrement froide dans laquelle
baignait la campagne de cette zone croate des Alpes Dinariques. La
route n'avait manifestement jamais été très large. Mais l'effondrement
des bas-côtés, en certains endroits, n'avait rien arrangé. Le revêtement
d'asphalte était percé de nids de poules qui auraient pu abriter des
poulaillers entiers. Les rares résidus d'une vague ligne blanche
témoignaient de ce que, à une époque révolue, un semblant de code
de la route avait dû tenter de réguler une circulation routière que l'on
devinait avoir été intense. Maintenant, l'anarchie régnait aussi sur la
route, et le blindé à roues « Sagaie » de la Légion étrangère montrait
son utilité : même les camions yougoslaves n'osaient pas affronter le
blindage du véhicule blanc sorti des chaînes de montage de Saint­
Chamond. Nous avancions donc à une allure qui nous permettrait
d'atteindre Sarajevo dans un délai raisonnable.
À travers la buée qui envahissait les vitres du Toyota tout-terrain,
je voyais défiler les hameaux et les villages. Les maisons en briques
avaient depuis longtemps remplacé les maisons en bois. Celles qui
n'avaient pas souffert de la guerre civile n'étaient pourtant que
rarement crépies. Les huisseries standardisées conféraient à ces bâtisses

52
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

assez grandes un air de constructions allemandes du Jura souabe, où


les habitants se seraient installés avant la fin du chantier.
Beaucoup de ces bâtiments n'avaient plus de vitres. Les grandes
baies qui avaient autrefois garni les boiseries avaient cédé la place aux
feuilles du plastique bien connu, épais et translucide, marqué du sigle du
haut commissariat de l'ONU pour les réfugiés. À travers ces panneaux qui
protégeaient tant bien que mal les habitants de la pluie et du froid, on
voyait des lueurs qui renseignaient sur la façon dont les familles
s'éclairaient : tantôt lueur jaune et vacillante de bougies ou de chandelles,
tantôt lueur blanche et fixe d'une lampe à gaz. Certaines maisons, îlots
d'aisance, étaient éclairées a giorno, avec la télévision, souvent associée à
une parabole. Je me doutais de ce que ces apparatchiks devaient
protéger leurs biens avec des kalachnikovs en bon état. Enfin, des villages
entiers disposaient de l'électricité publique et privée. Il existait donc
encore des centrales électriques opérationnelles, mais l'accès en était
soigneusement filtré. Par les armes, sans doute.
Quittant la vallée de Kiseljak, la route montait en lacets vers un
col que l'on devinait dans la brume. Les arbres sans feuilles étaient
noirs d'être détrempés, et sans doute aussi des horreurs dont ils
avaient été les témoins muets pendant des années. Une longue
colonne de véhicules hétéroclites ahanait dans la côte sinueuse. Je
regardais avec curiosité les petites Fiat cinquecento de mon enfance.
Ici, elles s'appelaient des Zastava. Certaines étaient en bon état,
arborant des pare-chocs et des enjoliveurs nickelés qui, ajoutés à la
couleur gris-bleu ou gris-vert, leur donnaient un air désuet de quatre­
chevaux Renault. Les vaillantes petites voitures n'avaient pas toutes
connu des jours faciles. Certaines d'entre elles tiraient des remorques
énormes chargées de la triste brocante de l'exode, commune à toutes
les guerres. Mais qu'elles soient haut-le-pied ou transformées en
tracteurs, toutes transportaient des Bosniaques trapus qui ne pouvaient
s'y être introduits qu'au prix de contorsions dignes de yogis hindous.
Des camions bâchés fumaient de leurs tuyaux d'échappement
improbables et les nuages noirs du gazole de basse qualité ne se

53
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

dissipaient que difficilement dans un air chargé de neige fondante, de


pluie « gelante » et de tristesse.
Dans un virage en large épingle à cheveux qui tournait vers la
gauche, notre convoi s'arrêta, bloqué par la colonne de véhicules civils.
Sur la droite de la route, il y avait un champ de mines. Les marquages
en étaient récents. L'aspect du terrain montrait clairement que les
combats de la guerre civile y avaient fait rage. Des tranchées
partiellement bouchées par les explosions d'obus d'artillerie ou de
mortiers laissaient voir des lambeaux de treillis mêlés aux débris de
vêtements civils. Une jambe de blue-jeans avait été découpée au
scalpel. Elle voisinait avec un pantalon de velours dont la couleur
sombre devait autant au sang qu'à la manufacture. Des résidus de
paquets de pansements et de caissettes de matériel médical
témoignaient de ce que des médecins ou des infirmiers avaient
prodigué là des premiers soins. Le colonel Core s'énervait avec des
« Move on ! » (« Allez ! ») vociférés à mi-voix. Puis la « Sagaie » de tête se

mit à doubler en faisant sonner sa sirène et le convoi lui emboîta le


pas. Enfin arrivés au col, nous avons compris : un AMX 10 de la Légion
étrangère avait coupé la circulation en sens inverse, nous ouvrant ainsi
le passage. Nous avions atteint la ligne de séparation entre la zone
administrative de Kiseljak et la zone suivante.

Les check Points, ces chancres détestés


Les Croates et les Musulmans avaient installé là des check points.
À ces sortes de postes de douane plantés à l'intérieur d'un même pays,
des gens en armes revêtus d'uniformes imprécis rançonnaient les
usagers de la route suivant des critères mystérieux.
« Profitez-en, fils de putes, avec le transfert d'autorité on va vous
casser la gueule sur tous les check points ! »
Les accords de Dayton imposaient la libre circulation des personnes
et des biens au sein de la Bosnie-Herzégovine. Il faudrait donc démanteler
tous ces postes de racket, lucratifs pour les seigneurs de la guerre.

54
CRIMES Dl! GUl!RRI! À L'OTAN

Nous avons franchi encore quelques-uns uns de ces postes qui


ilTitaient tout le monde. Pendant le voyage, nous avons aussi vu les
véhicules de combat des troupes françaises de la force de réaction
rapide de l'ONU. Ils étaient en général blancs, mais la peinture de
l'ONU s'écaillait et laissait paraître la peinture d'origine. Les véhicules
appartenaient pour la majeure partie d'entre eux à la force d'action
rapide et certains étaient toujours en livrée de la guerre du Golfe sous
la couleur des Nations unies. Tous arboraient le bigramme U N
caractéristique des véhicules officiels de l'ONU partout dans le monde.
Les soldats portaient encore des bérets ou des casques bleus mais on
se rendait compte de ce qu'ils attendaient avec impatience le transfert
d'autorité. Ils reprendraient alors leur coiffure nationale avec
soulagement, sans oublier les avanies qu'ils avaient subies pendant des
années. Ils nous saluaient joyeusement quand ils distinguaient les
marquages « IFOR » fraîchement peints sur nos véhicules.
Au fur et à mesure de notre déplacement vers Sarajevo, la lumière
baissait. Un dernier point de contrôle. Il était tenu par la Légion
étrangère et assurait la sécurité de l'accès à la route à quatre voies qui
entrait en ville en longeant le début de la piste de l'aéroport. Pour
atteindre Zétra, au nord-est de la ville, il nous fallut parcourir la sinistre
« Snipers'Alley » où tant d'innocents avaient trouvé la mort sous les

coups des assassins au fusil à lunette.


Roulant assez vite, slalomant entre les conteneurs maritimes qui
protégeaient les carrefours des tirs de snipers, nous sommes arrivés au
stade aux dernières lueurs du jour.

Situation inquiétante sur tous les plans à Sarajevo


Les installations sportives avaient été construites sur une
éminence qui surplombait la cuvette de Sarajevo depuis le nord-est.
Mes oreilles s'étaient habituées au sifflement du vent sous mon
casque et j'entendais les bruits de la ville. Par un effet étrange, ces bruits
me rappelaient davantage ceux d'un paysage de campagne tapi dans
l'attente d'un malheur que celui d'une ville. De grosses gouttes que je

55
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

devinais glaciales s'abattaient sur un sol boueux avec des bruits mous.
Des arbres grinçaient sous les rafales de vent, et aucun animal ne se
faisait entendre.
On n'entendait pas non plus le grondement caractéristique d'une
ville, fait de bruits de moteurs, de klaxons, du brouhaha d'une foule.
D'ailleurs, quels bruits auraient pu monter d'une ville qui semblait
morte ? On pouvait voir, çà et là, quelques lumières électriques qui
perçaient les façades. Mais les habitants avaient souvent masqué leurs
fenêtres. Instruits par l'expérience ils avaient compris le danger qu'il y
a à se découper dans la lumière lorsque des tueurs, à cent cinquante
deutsche marks le cadavre, guettent les cibles de plus en plus rares.
Parce que les maniaques du fusil à lunette tuaient tout ce qui se
présentait. Peu importait la « nationalité » du tireur ou de la cible. En
danger de paix, les terroristes du monde entier n'ont qu'un seul but :
tuer, le plus lâchement du monde, pour faire régner l'insécurité. Les
assassins résiduels de la ville de Sarajevo continuaient à appartenir à
toutes les factions, avec une légère prédominance des Serbes et des
Musulmans. De temps en temps, on entendait des échanges de coups
de feu dans le brouillard. lls semblaient se répondre, comme si les
gens se tiraient dessus sans se voir, par habitude, stupidement.
Laissant nos voitures à la garde des Gurkhas, nous avons marché
jusqu'à ce qui avait été l'entrée officielle du public au stade couvert. Au
premier abord, la moquette synthétique, le guichet d'accueil éclairé au
groupe électrogène et les employés yougoslaves laissaient penser que
ces installations magnifiques étaient à nouveau en état. Mais, le hall
franchi, nous avons touché du doigt la triste réalité. Ce qui avait été
une série de courts de tennis, de terrains de handball ou de volley-ball,
couverts par une voûte moderniste, n'était plus qu'un champ de
ruines. Des camions militaires et des maisons de chantier se serraient
sur les parcelles les moins boueuses. Les sapeurs des travaux du génie
se démenaient pour tenter de rendre habitable le sous-sol du grand
gymnase. Comme les sapeurs de la Bérézina, leurs efforts se heurtaient
à l'obstination des éléments inflexibles quoique liquides.

56
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Les sapeurs du génie britannique nous expliquèrent sans


ambages qu'ils ne pourraient pas rendre le stade habitable pour
notre PC. Réparer le toit imposait de reconstruire d'abord une grande
partie de la charpente. Et les moyens du génie militaire ne le
permettaient pas. Dans l'humidité permanente les ordinateurs
tomberaient sans cesse en panne. En outre, les tirs de mortiers avaient
endommagé les structures isolantes et une poussière d'amiante volerait
partout dès que le printemps viendrait, entraînant le séchage général
du bâtiment, et ramenant les vents du mois d'avril.
Le commandant de l'unité de génie comptait visiblement sur le
chef de bureau renseignement, qui avait la confiance du général
commandant en chei pour faire passer le message. Il fallait à tout prix
trouver un autre site, et les sapeurs proposaient d'installer le quartier
général du corps de réaction rapide de l'Otan dans le complexe de
l'hôtel Therme. Ce complexe thermal était situé au sud-ouest de
Sarajevo, près de l'aéroport, mais il était encore le siège du PC d'une
brigade serbe. Aux termes des accords de Dayton, cette unité devait
quitter le site aussitôt le transfert d'autorité entre l'ONU et l'Otan. Avant
de s'y installer, le corps de réaction rapide de l'Otan aurait à décider les
autorités de l'Otan à accepter le coût de la location des installations. Si
les financiers de l'alliance atlantique acceptaient de payer, il faudrait
ensuite déminer le complexe hôtelier avant de pouvoir s'y installer.
« Nous irons voir cet hôtel Therme, nous dit notre colonel, mais
pas ce soir. Ce soir, je veux aller à la division française. Mais d'abord, je
veux passer voir la cellule nationale de renseignement britannique. »
En quittant les lieux, le colonel félicita les sapeurs pour le
magnifique travail qu'ils avaient accompli.
De retour dans le froid, nous sommes allés vers un groupe de
deux camions britanniques sur le plateau desquels était monté un cadre
hérissé d'antennes. On y accédait en entrant sous une tente tendue
entre les deux véhicules garés arrière à arrière. Ce que les routiers
militaires appellent « cul à cul ». Le chef de la cellule de renseignement
britannique était un capitaine. Nous fimes connaissance, puis le colonel
Core se tourna vers moi, l'air poliment gêné, mais déterminé.

57
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

« Pierre, je suis désolé, mais les règles de communication du


renseignement nous interdisent de laisser entrer du personnel qui n'a
pas l'autorisation d'accès aux informations classées « Spécial
Britannique ». Donc, vous devrez rester dehors.
- Je comprends tout à fait, Sir, nous avons les mêmes règles et
seul le personnel accrédité « Spécial France » peut accéder à la cellule
nationale française de renseignement. »

La coopération multinationale dans le renseignement


Le concept de cellules nationales de renseignement est né et s'est
précisé lors des deux guerres mondiales. Le travail entre alliés imposait
de mettre en commun des infonnations sur l'ennemi commun. lburtant,
ce domaine est très sensible. Le renseignement militaire s'élabore avec
des infonnations que recueillent des « capteurs » dont beaucoup sont en
place dès le temps de paix. Il est d'importance capitale de protéger les
sources dont on dispose, pour éviter que l'ennemi ne les intoxique s'il
les repère. Or l'allié d'aujourd'hui peut fort bien être l'ennemi de
demain. En renseignement, et surtout en contre-renseignement, on n'a
que des ennemis qui, parfois, deviennent des alliés temporaires. Les
Britanniques le savent bien, qui ont conduit les deux guerres mondiales
aux côtés de forces qu'ils avaient combattues durant une histoire pas si
éloignée. La guerre d'indépendance des États-Unis, et l'Entente cordiale
étaient des faits récents de l'histoire.
Les Britanniques ont donc pris l'habitude de déployer auprès de
leurs alliés des cellules nationales de renseignement militaire. Ces
cellules donnaient des informations d'origine britannique sans en
dévoiler la ou les sources, mais en les cotant, c'est-à-dire en leur
attribuant un degré de fiabilité. Les Alliés fournissaient aussi du
renseignement qui, parfois, recoupait ou infirmait celui fourni par les
Britanniques. Lors de la création de l'Otan et des organismes militaires
multinationaux, la Grande-Bretagne a fait prévaloir ce concept auprès
des autres pays membres de l'alliance.

58
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

C'est ainsi qu'à Rheindahlen, dès le temps de paix, les pays


participant au corps de réaction rapide de l'Otan ont eu la possibilité
de déployer une cellule nationale de renseignement dans l'enceinte du
quartier général, mais à l'accès strictement filtré.
la France ayant une bonne connaissance de la Bosnie-Herz.égovine,
et ayant des militaires participant à l'opération de l'IFOR, il fut entendu
dès le montage de l'opération qu'elle pourrait disposer dans l'enceinte
du corps de réaction rapide de l'Otan d'une cellule nationale de
renseignement qui serait nourrie et protégée comme si elle était un
élément de l'état-major.

Rivalités dans le renseignement militaire français


Les Français avaient perdu depuis longtemps la culture du
renseignement en milieu multinational, à supposer qu'ils l'aient jamais
eue. À force de conduire de simples opérations de police en Afrique, la
fonction renseignement avait, en France, perdu sa cohésion.
Avec la création de la direction du renseignement militaire, les
forces armées françaises réapprenaient les savoir-faire élémentaires
indispensables. Mais l'esprit de clocher et l'ambition personnelle
continuaient à faire leurs ravages. La direction du renseignement
militaire drainait tout le personnel des armées qui avait quelques traits
de la culture du renseignement nécessaire aux forces en campagne.
Très vite, ces officiers se « technocratisaient » et prenaient les travers
de toute administration centrale. Ils ne travaillaient plus que pour leur
chef direct, lequel avait davantage le souci de se faire lui-même mousser
aux yeux de ses propres chefs et ainsi de suite jusqu'au niveau du
ministre de la Défense. Les directeurs du renseignement militaire, eux,
avaient à cœur de montrer la qualité du renseignement que fournissait cet
organisme nouvellement créé. Son concurrent inavoué était la direction
générale de la sécurité extérieure, la DGSE, nos services secrets.
Or, les deux directions mettaient à contribution les mêmes unités
militaires. la direction du renseignement militaire et la direction
générale de la sécurité extérieure utilisent, entre autres organismes, des

59
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

unités de transmissions spécialisées clans l'écoute des réseaux de toutes


natures. Elles utilisent aussi les capacités des satellites d'observation du
sol clans lesquels la France a investi, aux côtés d'alliés européens, ou
encore des escadrons spécialisés de l'armée de l'air et des flottilles de
l'aéronavale et de la marine . Comme les capacités de ces systèmes de
recueil de renseignement ne sont pas extensibles, il arrive que la DRM
et la DGSE soient en concurrence pour l'emploi de ces moyens. Si les
zones de surveillance des deux directions de renseignement sont les
mêmes, il est facile aux deux directeurs de s'entendre sur le partage des
capacités d'observation. Mais si les zones d'intérêt divergent, il se
produit des conflits que les autorités politiques doivent régler. Et en
période de cohabitation, ces conflits sont d'autant plus difficiles à
résoudre que si le chef des armées est le président de la République, le
Premier ministre, chef du gouvernement, veut également disposer du
renseignement qui lui permettra de conduire sa politique.
Il est intéressant de noter que ces deux directions de
renseignement voient leur recrutement évoluer de façon bien curieuse.
La direction générale de la sécurité extérieure, depuis longtemps,
recrute de plus en plus de personnel civil. Ce personnel vient de tous
horizons et, depuis que le directeur général est civil, les militaires voient
arriver de plus en plus de fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, de
!'Éducation nationale, du ministère du Travail, de l'industrie etc.
Le phénomène commence à toucher la direction du renseignement
militaire qui recrute de plus en plus de contractuels ayant une formation
en relations internationales et en stratégie, mais qui n'ont aucune
expérience des besoins en renseignement des unités en campagne.

La Direction du renseignement militaire a enflé trop vite


Créée à la suite de la guerre du Golfe, pendant laquelle les autorités
militaires et politiques avaient enfin pris conscience de la nécessité d'un
renseignement militaire efficace et national, la Direction du rensei­
gnement militaire montait en puissance à une vitesse vertigineuse.

60
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Dans ses efforts pour s'affirmer face à la DGSE, nos services


secrets, elle s'élança à la conquête de tout le renseignement militaire,
au grand dam des généraux commandants de théâtres d'opérations.
La Direction du renseignement militaire tentait, depuis plusieurs
opérations, d'imposer des officiers de renseignement venant de Creil
ou de Paris auprès des généraux commandants d'opérations. Les
résultats n'étaient pas bons, surtout en début de déploiement, parce
que l'état-major d'une force est une équipe rodée, habituée à travailler
ensemble dès le temps de paix.
Or, les moyens de renseignement militaire ne sont pas les seuls
sources d'information d'un général, et c'est à lui qu'il appartient de
commander ses troupes, d'être en contact avec le gouvernement par
l'intermédiaire du chef d'état-major des armées. Ce dernier est le
commandant suprême des forces françaises. Le bureau renseignement
d'une force en campagne travaille donc au profit de son général,
comme les autres bureaux de l'état-major et la synergie entre toutes ces
équipes permet au général de prendre les décisions censées conduire
à l'accomplissement de la mission.
Un chef de bureau renseignement parachuté de la Direction du
renseignement militaire n'a qu'un souci : renseigner au plus vite sa
« boutique » sur ce qui permettra de faire un point de situation au chef
d'état-major des armées et, si possible, au ministre. Le renseignement
au profit des forces sur le terrain passe au deuxième plan, pour lui.
Or, renseigner l'état-major des armées est la prérogative du seul
général commandant de la force. Il n'a pas besoin de voir cette
fonction, qui est l'essentiel de son travail avec le commandement de
l'opération, polluée par un colonel ambitieux soucieux de se faire
mousser et qui ne relève pas de lui en matière de notation annuelle.
Nos généraux ne voulaient donc pas se voir imposer des
« espions » venus de l'extérieur.
La Direction du renseignement militaire tenta alors d'imposer la
notion de « conseiller renseignement » auprès des généraux. Ce
conseiller aurait été un colonel « poids lourd », placé auprès du
général mais, surtout, pas sous les ordres du chef du bureau rensei-

61
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

gnement. Les généraux s'y opposèrent également. Mais comme le


directeur du renseignement militaire était proche du bon Dieu, à Paris,
il arrivait à ses fins. Et pour cette mission, la Direction du
renseignement militaire avait imposé un de ses officiers à la place d'un
chef de bureau renseignement titulaire qui avait conduit tous les
préparatifs de l'opération.

Un exemple criant, le « parachuté » de la division française


Comme le nom de code français de l'opération était
« Salamandre », la division multinationale sud-est, commandée par un
chef français, avait pris le nom de « division Salamandre ».
Notre passage à la division Salamandre fut édifiant. Le lieutenant­
colonel, imposé par la Direction du renseignement militaire, n'avait
manifestement pas la pratique nécessaire de l'exercice de la fonction
de chef de bureau renseignement d'une division de l'Otan en
opération. Il eut le plus grand mal à nous présenter la façon dont il
avait fait préparer les tâches fondamentales dans ce style d'action
qu'est la prise de contrôle d'une ville. Il n'avait aucune connaissance
des ordres qui venaient de l'échelon supérieur, dans son domaine de
responsabilité. Il passa une grande partie de l'entretien, qu'il était
censé nous accorder, au téléphone avec Paris. En quittant la division
nous avions la nette impression que ce « parachuté » de la Direction du
renseignement militaire devrait apprendre son métier sur le tas et que,
de ce fait, il aurait toujours un temps de retard sur l'événement. Pire
nous craignions qu'il ne mette plus de zèle à renseigner Paris qu'à
renseigner le corps de réaction rapide de l'Otan, responsable de
l'opération en Bosnie-Herzégovine.

Inquiétude sur les capacités du bureau renseignement


de la division Salamandre
Nous avons quitté la division alors que notre interlocuteur était
encore au téléphone. Le colonel britannique avait dû laisser dans
l'ombre les questions principales et, en particulier, l'incapacité de la

62
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

division multinationale sud-est à transmettre ses comptes rendus


quotidiens de renseignement à temps.
Ce retard systématique de la division Salamandre à transmettre
ses rapports faisait que les nations, le Comité militaire de l'Otan, et le
Conseil de l'Atlantique Nord, l'instance politique de l'alliance
atlantique, n'étaient pas informés correctement, en temps utile, de
l'évolution de la situation sur le théâtre de Bosnie, en particulier dans
le secteur qui était le plus important de cette phase de l'opération
celui de Sarajevo
Il était donc primordial de régler cette question du compte rendu.
Le lendemain de ma visite à Sarajevo, à l'issue de la synthèse
quotidienne que je faisais au général-adjoint français tous les matins,
j'abordai avec lui la question de notre visite à la division Salamandre et
lui fis part des inquiétudes du chef de bureau renseignement du corps
de réaction rapide de l'Otan quant au fonctionnement de celui de la
division Salamandre. Nous étions à la veille du transfert d'autorité
entre la force de réaction rapide de l'ONU et l'Otan, et la division allait
être au premier plan de l'action.
À la suite de discussions avec le chef de la cellule nationale
française de renseignement, le chef du bureau renseignement du corps
de réaction rapide de l'Otan avait en outre un souci. L'officier français
ne cachait pas un parti pris systématique en faveur des Musulmans et
le Britannique craignait que cela ait une incidence sur l'objectivité de
son travail. Le général me dit alors qu'il verrait la question avec les
intéressés.

Nous craignons que P.lris


ne reçoive qu'un renseignement partiel
Notre bureau renseignement otanien avait d'autres sujets
d'inquiétude, dans l'immédiat. Nous avions compris que le souci du chef
du bureau renseignement de la division Salamandre �rait de renseigner
Paris avant de nous renseigner, nous. Notre préoccupation venait de ce
que le renseignement qu'il fournirait à Paris serait parcellaire ou, en tout

63
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

cas, retardé. En effet, si la division Salamandre était supposée avoir (et


nous fournir) du renseignement précis sur sa zone de responsabilité,
elle ne disposait pas du renseignement de synthèse sur toute la zone
du corps d'armée, c'est-à-dire sur toute la Bosnie-Herzégovine.
Si la division Salamandre nous avait transmis en temps utile son
compte rendu quotidien de renseignement, celui-ci aurait été intégré dans
le document très complet du corps de réaction rapide de l'Otan portant
sur toute la Bosnie, qui partait directement à Paris tous les jours, vers
7 heures du matin, transmis par la cellule française de renseignement
Le colonel chef de la cellule ne l'envoyait pas « sec» mais
accompagné d'un commentaire d'ambiance très documenté. Bien que
n'appartenant pas au « sérail » de la Direction du renseignement
militaire, le colonel disposait de nombreuses sources d'information, ne
fût-ce qu'en se rendant tous les jours à l'ambassade de France où il
pouvait rencontrer le chef de poste de la DGSE (nos services secrets)
ou simplement en s'entretenant avec les chefs des autres cellules
nationales de renseignement présentes sur le terrain. Autant dire que
le bon niveau de synthèse du renseignement français sur la Bosnie­
Herzégovine aurait dû être la cellule nationale qui travaillait auprès du
corps de réaction rapide de l'Otan et non pas le bureau de
renseignement de la division Salamandre.
D'ailleurs, on se rendit rapidement compte de ce que Paris
recevait de la division Salamandre du renseignement de mauvaise
qualité, transmis avec précipitation et non recoupé.

Une division, organisée différemment, des unités de l'Otan


Tout notre état-major avait des inquiétudes vis-à-vis de la division
Salamandre. Elle tournait « à la française » et non pas « à l'otanienne ».
Son mode d'organisation ne correspondait en rien au nôtre, et les
responsables otaniens des différentes fonctions de l'état-major du
corps de réaction rapide de l'Otan ne trouvaient jamais de réponses
précises et complètes aux questions qu'ils posaient. Au lieu de pouvoir
s'adresser à un interlocuteur qui aurait été leur correspondant, on les

64
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

renvoyait systématiquement sur plusieurs personnes pour traiter de


divers aspects d'une même question.
Vu du corps d'armée, l'état-major organisé par les Français
ressemblait à une sorte de Clochemerle où chacun travaillait dans son
coin. Le chef d'état-major, qui aurait dû être un chef d'orchestre au
courant de tout, semblait ne s'occuper que des affaires courantes et un
groupe de personnalités atypiques - qui ne manquaient pas
d'ambition ni de compétences pour autant - constituait une sorte de
loge initiatique préparant les décisions du général français que les
exécutants de l'état-major mettaient en musique.
Ces « druides de la forêt des Carnutes » donnaient aux
« étrangers », Espagnols et Italiens, qui servaient dans cet état-major
multinational dont les Français étaient le squelette, l'impression d'une
bande « d'otanophobes » dont l'aversion principale s'adressait aux
« anglo-saxons ». Le bureau renseignement de ce village gaulois était
hermétiquement fermé et semblait lui-même torturé par des
dissensions internes graves. L'inquiétude régnait donc au sein de la
communauté otanienne devant l'hermétisme d'une division dont
l'opposition à toute notion de coopération sincère semblait évidente.
Or la division Salamandre allait être au premier plan de l'action,
ces jours-ci.
Avant toute intervention en force, les opérations de
renseignement doivent apporter l'information qui va permettre de
gagner du temps et de l'énergie, et ainsi de prendre de vitesse
l'adversaire. Le renseignement militaire moderne met en œuvre des
moyens modernes, mais qui remplissent des fonctions anciennes. On
recherche, on observe, et on écoute l'adversaire pour informer le chef
de guerre sur ce que semblent être ses projets.

Une organisation en fonction des besoins


Pour chaque opération qui engage des unités de l'armée de terre,
le commandement français met sur pied une force ; ce que l'on

65
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

appelait autrefois un corps expéditionnaire. Les planificateurs la


composent pour répondre aux besoins de la mission.
Cette force comprend nécessairement une composante à base de
troupes spécialisées en renseignement que fournit la Brigade de
renseignement et de guerre électronique. Ce réservoir de spécialistes
des différents domaines de la guerre du renseignement fournit, à la
demande, ceux dont le corps expéditionnaire a besoin pour sa mission.
À la tête de ce détachement spécialisé, la brigade de rensei­
gnement place un« chef d'orchestre» chargé de mettre en œuvre ces
moyens spéciaux en fonction des besoins du chef du bureau
renseignement de la force.
Cet officier ne doit plus être le spécialiste d'une seule technique,
mais plutôt le conseiller du chef de bureau renseignement de la force
qu'il appuie pour les moyens qu'il a reçus en renfort. C'est une sorte
de coordinateur de ces équipes spécialisées.
Or celui qui avait été envoyé à la division était un spécialiste de
guerre électronique mais n'avait pas, du fait de son parcours, l'universalité
nécessaire pour remplir de façon satisfaisante sa fonction de coordination.
Et c'est en cela qu'il nous inquiétait, particulièrement notre chef
de bureau, son adjoint et moi.
La France avait déployé de nombreux moyens d'acquisition du
renseignement et notamment une forte composante de renseignement
d'origine humaine, au profit de la division Salamandre, mais aussi au
niveau de notre corps d'armée, le corps de réaction rapide de l'Otan,
qui commandait aux trois divisions.
L'une des clés de l'efficacité du renseignement repose sur le
principe du « cloisonnement ». Chaque capteur ignore ce que fait
l'autre. Cela permet aux échelons d'analyse et de synthèse de faire leur
travail de contrôle de la validité des informations qu'on leur apporte et,
par recoupement, de cerner au plus près la réalité de la situation de
l'adversaire, de ses capacités et de ses intentions.
Le cloisonnement exige une coordination rigoureuse dans les
ordres que l'on donne aux diverses unités de recherches. Pour réaliser
cette coordination, la chaîne renseignement du corps de réaction rapide

66
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de l'Otan comportait un Groupe de coordination du renseignement


d'origine humaine. Le chef de ce groupe était le lieutenant-colonel
officier opération du bureau renseignement, et j'étais son adjoint.
Lors de la première réunion de ce groupe, le coordinateur des
moyens de renseignement de la division Salamandre, me donna
l'impression d'un désintérêt total pour ce qui se dit ce jour-là. C'était
pourtant primordial parce que nous parlions du « traitement de
sources ,., c'est-à-dire le recrutement, le suivi, la rémunération et la
protection de nos infonnateurs locaux.
Devant son air perdu, le lieutenant-colonel britannique et moi
avons conclu qu'il ne connaissait sans doute rien au sujet, qu'il risquait
de ne rien faire pour s'y mettre et que, en outre, il éviterait d'utiliser
les moyens de renseignement qui ne ressortiraient pas à la guerre
électronique. Cela se vérifia au cours des mois qui suivirent.

Revoilà le J-STARS, et son inutilité pour notre opération


Un jour de janvier 1996, le coordinateur des moyens de
renseignement de la division Salamandre me fit une véritable scène
parce qu'il ne voulait pas accueillir la station réceptrice du système
]-STARS dont je lui avais annoncé l'arrivée imminente. Je dus insister
et lui recommander de se renseigner auprès de la Direction du
renseignement militaire avant de prendre une décision irrévocable
qui aurait pu lui nuire, compte tenu des engagements des Français
envers les Américains. Après s'être renseigné, il finit par accepter
d'accueillir l'équipe d'industriels et de militaires américains.
Le ]-STARS démontra son inadaptation au renseignement dans
une opération d'imposition de la paix et il dut regagner la base
américaine de Ramstein, au bout de quelques semaines. Cela donnait
en apparence raison à l'officier réticent de la division Salamandre. Mais
avoir laissé les Américains faire leurs expériences nous fut très utile par
la suite, au niveau de l'Otan, pour refuser d'acheter ce système très
cher et peu utile dans les perspectives d'engagement militaire de
l'Otan au cours des années à venir.

67
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Priorité au renseignement humain


Nous étions convaincus, au niveau des responsables du bureau
renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan, de ce que le
renseignement d'origine humaine serait déterminant dans cette
opération. La France avait fourni au niveau du corps d'armée quatre
équipes du 13e Régiment de dragons parachutistes qui commencèrent
dès les premiers jours à nous apporter des éléments capitaux pour la
connaissance de la situation réelle, en ce qui concernait les réactions
des factions ex-belligérantes face aux accords de Dayton.
Nous disposions de deux unités de recherche humaine au niveau
de l'état-major du corps de réaction rapide de l'Otan. La première
réunissait les quatre équipes du 13e Régiment de dragons parachutistes
sous le commandement d'un lieutenant-colonel, et des équipes de
recherche britanniques également sous le commandement d'un
lieutenant-colonel. Les deux officiers se connaissaient très bien. Ils
s'étaient rencontrés et affrontés amicalement au cours de manœuvres
et de stages à Ashford, en Grande-Bretagne. Ils assureraient ensemble
le renseignement sur nos adversaires.
La deuxième unité était composée de personnel de l'Otan, avec
une nette prédominance britannique de gens entraînés, notamment en
Irlande, et elle assurait le contre-renseignement : le contre-espionnage,
en fait. Le commandant de cette unité était un lieutenant-colonel
britannique, et son adjoint était un lieutenant-colonel français de la
direction de protection et de sécurité de la Défense, ce service qu'on
appelait autrefois la Sécurité militaire.
En somme, l'Otan disposait de nombreux moyens de
renseignement. Nous allions vérifier qu'ils étaient bien complémentaires,
à l'exception du ]-STARS. Mais il semblait que les forces de cette coalition
allaient avoir du mal à travailler ensemble. Pour certaines, c'était par
manque de pratique, et en raison de querelles de village gaulois. C'était
le cas des forces françaises. Mais il me paraissait plus grave de voir que la
puissance première de notre Alliance était incapable de sortir de ses
schémas. Or ces derniers étaient adaptés à une guerre totale et sans

68
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

fin� contre les hordes de « l'Année Rouge » mais auraient bien du mal
à être utiles dans une opération d'imposition de la paix en une région
où la fenneté doit impérativement avoir pour corollaires la finesse
politique et l'adaptabilité.

Une première opération déterminante


de nos équipes de renseignement
C'est dans cet environnement interallié, dans lequel la confiance
technique était certaine, mais où elle n'excluait pas la prudence
nationale, que le détachement du 13e Régiment de dragons
parachutistes prépara son opération secrète sur Zenica.
Zenica avait fait l'objet de nombreuses missions de la part des
unités de renseignement que la France y avait envoyées sous couvert
de forces de l'ONU. Le renseignement militaire français avait pu
recueillir des infonnations précieuses sur la sauvagerie de la conduite
de certaines unités de volontaires islamistes qui avaient opéré dans la
région. En particulier, tout le monde un peu infonné avait entendu
parler de ce cinéma que les « interrogateurs » des services spéciaux
musulmans avaient transfonné en centre d'interrogatoire.
Remarquablement isolée, la salle de stockage des films avait été
aménagée en « salle de la question ». Depuis les exactions de la
Deuxième Guerre mondiale, il est plus facile de se faire entendre
lorsqu'on dénonce ce genre de choses. Aussi nos services connaissaient­
ils les transformations qu'avait subies ce cinéma.
Cet aspect anecdotique d'une salle de torture, dans un
environnement politique où une telle chose était monnaie courante
quelles que fussent les factions concernées, ne constituait pas, et de
loin, la motivation première de notre intérêt pour Zenica . Cette ville
était un point d'appui important des activités islamistes dans les
Balkans. On y trouvait aussi des organismes de recrutement et
d'instruction de nombreux volontaires musulmans qui venaient prêter
leurs bras à la guérilla dans sa version islamique.

69
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

C'est en particulier à Zenica que se tenait le régiment


d'instruction n°4, où de nombreux jeunes arrivés des banlieues
d'Europe étaient venus combattre avec générosité pour un idéal, ou
plus prosaïquement épancher leur trop-plein de violence, tout en
fuyant les polices de plus en plus décidées à vider l'abcès de la
délinquance née du désœuvrement.
Il nous fallait donc avoir des informations précises sur ce qui se
passait dans cette importante ville de la Bosnie centrale, qui présentait
la caractéristique d'être située au sud de la zone de responsabilité de la
division multinationale Nord commandée par un général américain, et
qui était le siège du PC de la brigade fournie par les Turcs.
Cette fois, il ne s'agissait plus d'organiser de simples patrouilles
mais bien d'une opération comme sait les conduire le 13e Régiment de
dragons parachutistes. Il fallait faire s'enfouir un certain nombre
d'équipes dans des sous-bois enneigés, en mesure d'observer la ville
avec des appareils de prises de vues et des moyens de transmissions, et
ces parachutistes courageux allaient passer plusieurs jours et plusieurs
nuits enterrés comme des taupes. Invisibles, mais pouvant observer, ils
seraient une source de renseignements et de preuves photographiques
des activités diverses qui se tramaient dans Zenica.
Les « gens du 13 » vivaient dans leur coin, à Kiseljak. Ils ne se
mélangeaient pas aux autres membres du bureau renseignement. Ils ne
rendaient compte qu'au chef du bureau renseignement ou à son
adjoint. Et, bien sûr, au général-adjoint français. Avant de lancer sur
Zenica cette opération qui présentait des risques, il fallait l'exposer au
commandant en chef britannique.
Celui-ci n'aurait pas employé cette unité particulière qu'est le
e
13 Régiment de dragons parachutistes sans que son adjoint français,
autorité française de contrôle de l'emploi des équipes du détachement,
donne son aval.
En outre, comme il fallait bien que quelqu'un de l'état-major soit
au courant de cette opération secrète, le commandant en chef voulut
que le chef d'état-major, britannique lui aussi, du corps de réaction
rapide de l'Otan, soit « briefé » également.

70
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le général-adjoint français me demanda donc de venir dans la


salle de présentation pour lui servir d'interprète. Il parlait l'anglais
dans ses contacts usuels avec les autres généraux du corps de réaction
rapide de l'Otan, mais il n'est pas mauvais pour un chef de disposer
d'un interprète : le temps qu'il traduise, on réfléchit à la réponse qu'on
va formuler à l'adresse de son interlocuteur.
À la fin de l'exposé, tout le monde allait mieux. Le chef de
détachement du 13e Régiment de dragons parachutistes s'était rendu
compte de ce que les généraux n'avaient posé que les questions qui,
tout en appelant des réponses, ne demandaient pas au « 13 » de trahir
les secrets de ses méthodes ; les généraux avaient pu mesurer que le
chef du détachement du « 13 » avait soigneusement préparé son affaire,
et que la coopération entre Français et Britanniques était parfaite.
Notre chef français venait de donner son accord à une opération
dont il mesurait tous les dangers. Certes, il y avait évidemment un
risque militaire, inhérent aux missions et aux modes d'action du
13e Régiment de dragons parachutistes. Il faut toutefois souligner que
ce risque était accru par le fait que nous n'agissions pas en temps de
guerre. L'existence d'autorités locales dont nous devions respecter
l'autonomie nous aurait empêché de récupérer nos soldats en force. Il
nous aurait fallu passer par la police locale, et les délais auraient été
rédhibitoires pour sauver nos soldats en cas de danger.
À côté du risque militaire, il existait un risque politique beaucoup
plus grave. Nous étions sûrs, au bout de quelques semaines, de la
sincérité du commandement britannique du corps de réaction rapide
envers les Alliés et la mission de l'Otan. Les relations franco-britanniques
étaient marquées par la loyauté et la franchise. Mais il nous restait un
doute envers l'Administration Clinton et ses satellites, le Pentagone, la
direction du renseignement militaire américain et la CIA, en particulier.
Depuis Rheindahlen, si j'avais retrouvé l'ambiance de l'opération
Tempête du désert dans mes relations avec les militaires américains, je
faisais beaucoup moins confiance au secrétaire d'État américain du
moment qu'à Richard Cheney, son prédécesseur de l'époque de
l'Administration Bush.

71
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Or, le traitement diplomatique d'une crise se prolonge pendant


que les opérations militaires se déroulent. C'est à cette seule condition
que la paix peut se réinstaller sur un terrain en friche, certes, mais
fertile. Et sans fertilité, il n'y a pas de vie possible. La guerre ne produit
jamais que du désert et du malheur. C'est la politique, au sens noble
du terme, qui peut rétablir les liens entre les groupes humains.
Quelle politique les Américains concevaient-ils dans les Balkans ?
Serait-elle compatible avec les intérêts des peuples de la région ou serait­
elle la conséquence d'une collaboration étroite avec l'administration du
chancelier Kohl ? Si c'était cette dernière solution qui prévalait, les forces
de l'Otan auraient à lutter à la fois contre les factions locales, réticentes
aux accords de Dayton, et contre les gens de l'Administration Clinton qui
voudraient biaiser l'application de ces accords.
C HA P ITRE 4

LE CA DRE DE L' ACTI O N S E P RÉC I SE

' ce point du récit, il me semble utile de revenir sur le transfert d'autorité


A
entre l'ONU et l'Otan. Nous avions fait tous les travaux préparatoires à
la prise du contrôle de Sarajevo et de ses environs. En particulier, en
mettant à contribution les différents bureaux de l'état-major et leurs
correspondants à la division Salamandre, nous avions pu établir un plan
détaillé des zones dangereuses de la ville, des zones à préserver à tout prix:
des combats et des dégâts collatéraux qui pourraient en résulter, ainsi que
des derniers points durs qu'il faudrait faire sauter par la force.
Toutes les ambassades y compris celle d'Iran faisaient partie des
zones à protéger des représailles éventuelles des factions. Il ne fallait
pas que des bavures ou des omissions de notre part puissent entacher
l'action des forces de l'Otan. On fait toujours ce travail préparatoire
avant toute opération. Il prend une importance accrue dans le cas d'une
opération d'imposition de la paix comme celle que nous commencions
en Bosnie-Herzégovine, ou comme celle que l'Otan devait conduire en
Yougoslavie, en 1999. Il faut, en particulier, éviter à tout prix: de frapper
par erreur une ambassade ou une hôpital, par exemple.
Il faut reconnaître que le bureau « opérations � de la division
Salamandre avait fait une tâche remarquable, bien que ne travaillant pas
« à l'otanienne � et œla rassura les gens du corps de réaction rapide de l'Otan.

Un transfert d'autorité ferme


qui donne le ton aux factions de la guerre civile
Sur la question des opérations, on pouvait faire totalement
confiance aux Français. Ils connaissaient la cuvette de Sarajevo sur le
bout du doigt et le général commandant la division Salamandre était

73
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

un officier de grande classe qui avait l'expérience des zones les plus
tordues où l'on avait envoyé la Légion étrangère au cours de la
décennie. Il avait fait au Cambodge un travail dont la France peut être
fière, dans un environnement politique particulièrement délicat.
La brigade française de Sarajevo avait un bureau renseignement
qui fonctionnait bien, même si celui de la division laissait encore à
désirer. Aussi, ni le général-adjoint français au corps de réaction rapide
de l'Otan, ni les Français du bureau renseignement n'étions inquiets
sur la réussite de la prise de contrôle de la ville.
Le 20 décembre 1995, vers 6 heures du matin, le cirque avait
commencé. Le commandant en chef du corps de réaction rapide de
l'Otan avait fait prévenir les factions par leurs prétendus chefs : il leur
fallait ouvrir tous les check points pour 8 heures du matin au plus tard,
sinon les troupes de l'IFOR les détruirait en force. L'IFOR
(Implementation FORce) était la force de mise en œuvre des accords
de Dayton. Elle comportait de la marine, de l'aviation et son armée de
terre était le corps de réaction rapide de l'Otan, entièrement déployé
en Bosnie-Herzégovine.

Tout finit par se payer un jour


Une patrouille de cavalerie légère blindée se présenta à un« poste de
racket » particulièrement détesté, vers 7 h 30. I.;interprète s'approcha,
couvert par la mitrailleuse de bord du blindé léger« Sagaie ».
« Dobr dan », commença le Français. Cela veut dire bonjour, en
serbo-croate . . .
L'homme en treillis camouflé et sale le regarda avec le mépris
habituel envers les forces de l'ONU, mais remarqua que l'interprète
portait un casque en kevlar, vert armée. Le véhicule blanc qui était resté
en arrière ne montrait que le menaçant canon de 90 mm et la
mitrailleuse de son tourelleau. Le militaire français arborait un insigne
qui venait d'arriver dans la région : celui de l'IFOR. Il prononça en
serbo-croate des paroles inouïes

74
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

« Il est 7 h 30 à ma montre, donc il est 7 h 30. Si dans quinze


minutes tu n'as pas commencé à déménager ton clapier de merde, on
te le pète à coup de canon. »
L'arme braquée vers le poste de contrôle, le Français recula,
lentement mais calmement, vers le blindé.
Incroyable ! Le Croate entendait tourner le moteur Panhard. Denière,
caché par le virage, le ventilateur d'un VAB Renault se mit à siffler. Une voix
cria des ordres qui s'adressaient à des hommes qu'il ne voyait pas.
Ensuite, sur sa gauche, dans la mousse trempée du flanc de la
colline qui surplombait le virage, le pas lourd de nombreux soldats se
mit à broyer les herbes folles que la neige ne recouvrait pas. Puis le
silence revint. Un dispositif s'était mis en place.
Avec sa kalachnikov et son traîneau de mines antichars, le
Yougoslave se sentit bien léger. Sa caravane sans roue qui avait connu
des jours meilleurs lui parut un abri bien fragile malgré le mur de sacs
de sable qui l'entourait.
Avec son équipe de racketteurs à la petite semaine, ils avaient volé
les sacs de jute à un camion de l'ONU, et une corvée de« civils » d'une
autre faction les avait remplis, sous leurs sarcasmes et sous la menace
de leurs armes.
À présent sa« kalach » ne paraissait plus lui conférer l'autorité
dont il avait joui jusqu'alors.
Le bruit d'armement d'un canon-mitrailleur retentit, à moins que
ce ne soit la fermeture d'une culasse.
Il hésitait encore ; il pensait que, comme d'habitude, « ils »
n'oseraient pas tirer, « ils » reviendraient lui donner un autre
avertissement. Comme d'habitude, il« leur » dirait qu'il lui fallait en
référer à ses chefs, qu'on ne pouvait pas encore les joindre. . . Cela
faisait presque trois ans qu'il se jouait ainsi de l'ONU . . .
Puis, la panique s'empara de lui. Quelque chose avait changé.
C'étaient les mêmes hommes ; l'interprète, il l'avait déjà vu. Mais le ton
du« Serbo-croatisant » et l'attitude des soldats n'était plus la même.
Le Croate s'éloigna de son poste juste à temps. Il y eut un cri qu'il
entendit à peine et aussitôt le tonnerre lui broya les oreilles. Une

75
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

flamme jaune pâle illumina la nuit et l'éblouit. Il n'avait pas couru


trente mètres. Une onde brûlante le rattrapa et le coucha au sol, dans
la boue et l'eau gelante.
Quand il put se retourner, il ne restait rien du check point.
Une odeur d'explosif et de poudre lui fit comprendre que l'obus
de la Sagaie avait fait éclater les mines qui lui avaient permis d'arrêter
tant de camions pour les piller. Une horde de soldats de l'IFOR
l'entoura. Ils lui prirent « sa >► kalachnikov, l'examinèrent rapidement
puis le relevèrent de force. Ils lui bottèrent le derrière et l'agonirent
d'insultes dont une seule lui était familière. Il ne parlait pas le français
mais il savait que le mot « ankülee )► n'était pas élogieux.
Il quitta les lieux dans le froid, les oreilles sifflantes et
saignantes . . . vaincu.
Ce matin-là, tous les check points disparurent, certains
violemment, d'autres plus en souplesse. Les soldats de l'IFOR, qu'ils
soient britanniques, français, néerlandais ou autres firent payer - pas
trop cher, cependant - les avanies que leur avaient fait subir les
Yougoslaves de Bosnie pendant la période de l'interposition onusienne.
Parce que les soldats de l'IFOR étaient pour beaucoup d'entre eux des
soldats de l'ONU qui avaient changé de couleur de casque . . .
Les Serbes furent les plus nombreux à se faire « fesser >►, mais les
Croates et les Musulmans n'échappèrent pas non plus à la correction.
I:Otan avait remplacé l'ONU. Il n'y avait aucune clémence à attendre de
ces ennemis déclarés du Pacte de Varsovie. Les dirigeants des factions
qui n'avaient pas suivi les négociations de Dayton comprirent que les
choses avaient changé et que les seigneurs de la guerre avaient fini
leurs beaux jours.
Les chefs locaux des factions ne comprenaient plus. Ceux des
meneurs politiques de Bosnie qui avaient eu contact avec l'Otan ne les
avaient pas tenus au courant de leurs compromis, voire de leurs
compromissions.
C'est donc « sur le tas >► qu'ils allaient apprendre qui étaient les
nouveaux soldats de la paix.

76
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Les accords de Dayton, pur produit de technocrates manichéens


Il fallait, dans les sept premiers jours de l'opération, ramener en
force le calme dans Sarajevo, libérer la circulation sur les routes du
pays, expulser les derniers combattants étrangers et préparer la mise
en vigueur de la ligne de séparation entre « entités ». Cette ligne
s'appelait en anglais Inter Entity Boundary Line, et tout le monde
l'appela, même en français, l'IEBL.
Cette IEBL avait été établie à Dayton par les négociateurs de
Richard Holbrooke et ceux des factions ex-belligérantes. Elle devait
remplacer laAgreed Ceasefire Line, la « ligne acceptée de cessez-le-feu »
qui était celle qui séparait les deux parties au moment où l'Otan entra
en piste dans le grand cirque.
Pour mieux comprendre les événements, il faut parler un peu des
accords de Dayton. Nous avons vu que la situation avait grandement
évolué au cours de l'été 1995, jusqu'à conduire à un recul des troupes
des forces serbes de Bosnie-Herzégovine devant les forces de la
fédération croato-musulmane appuyées par la force de réaction rapide
de l'ONU et les avions de l'Otan.
Si les militaires et polémologues français avaient bien pris en compte
la création de cette fédération croato-musulmane, ils ne la considéraient
pas comme quelque chose de fiable ; parce que c'était le mariage de la
carpe et du lapin, non parce que c'était une création américaine.
Nous avions coutume, pour parler des factions belligérantes, de
les diviser en trois, Musulmans, Serbes et Croates, par ordre
numérique décroissant de leur représentation en Bosnie. Cette division
de la population en trois peuples m'exaspérait et continue de le faire à
l'heure où j'écris, parce qu'elle ne tenait pas compte d'une partie
importante de la population yougoslave, les fédéralistes. Ceux qui ne
se sentaient ni Serbes, ni Croates, ni Slovène, ni Voïvodes, ni
Sandjakiens, ni Kosovars, mais bien Yougoslaves.
Le tracé de l'IEBL, cette ligne établie à Dayton, nous fut
communiqué dès avant notre départ de Rheindahlen, mais sur des
cartes à l'échelle un cinquante millième où la ligne était matérialisée

77
CRIMES DE G UERRE À L 'O TAN

par un trait d'une épaisseur telle qu'il représentait deux cents mètres
sur le terrain. C'était inexploitable. D'autant qu'il était évident que les
militaires allaient devoir faire appliquer les « fumosités » des
diplomates et que la première action qu'il allait falloir entreprendre
serait de matérialiser cette ligne sur le terrain par un bornage précis.
Immanquablement, ce bornage allait mettre en évidence des
stupidités dont certaines nous sautaient déjà aux yeux : dans la région
de Sarajevo, par exemple, un virage de route de montagne quittait la
zone croato-musulrnane pour entrer dans la zone serbe et revenait en
zone croato-musulrnane après un parcours de trois cents mètres.
Comme on ne pouvait accéder à ce virage qu'en venant de la zone
croato-musulrnane, il était évident que les Serbes ne feraient rien pour
entretenir ce tronçon de route. Et si les Croato-Musulrnans se mettaient
en tête de l'entretenir, les Serbes les accuseraient de vouloir s'en
emparer et étaient bien capables d'y faire venir de l'infanterie de
montagne pour « défendre leur terre sacrée » et couper ainsi cette
route, en interdisant son utilisation pourtant indispensable . . .
Une fois arrivés en Bosnie, nous avions reçu les cartes
« définitives » de cette nouvelle ligne qui coupait de fait la Bosnie en
deux pays. Aux termes des accords de Dayton, l'IEBL ne devait être
qu'une ligne administrative, comme des limites de départements ou de
provinces en France, par exemple, ou comme les limites d'États aux
États-Unis. En fait ce fut rapidement une vraie frontière, dans l'esprit
des Bosniaques de toutes factions.
Les accords de Dayton assuraient en principe la libre circulation
des personnes et des biens sur tout le territoire de la République
fédérale. Car la Bosnie-Herzégovine était devenue une République
fédérale, avec sa capitale, Sarajevo, et ses capitales d'entités. La
Republika Srpska, République des Serbes de Bosnie, avait sa capitale à
Pale, et Sarajevo, la capitale fédérale, était aussi le siège du
gouvernement de la Fédération croato-musulrnane.
Mais il restait la sensible question de Mostar. Lieu d'affrontements
extrêmement durs entre Croates et Musulmans, Mostar était la capitale
emblématique de la République disparue d'Herzeg-Bosna. Les Croates se

78
CRIMES DE G UERRE À L'OTAN

sentaient frustrés de n'avoir pas, eux a�i, une capitale au même titre que
les Serbes et les Musulmans. Les � de Dayton avaient floué les Croates
de Bosnie d'une capitale, et leurs dirigeants ne les en avaient pas avertis.
Les négociations de Dayton s'étaient tenues, en fait, entre
Américains et négociateurs plus ou moins représentatifs des factions
bosniaques. Elles s'étaient déroulées de façon hermétique et les alliés
des Américains avaient été mis devant le fait accompli, au même titre
que les peuples concernés de Bosnie-Herzégovine.
Nos équipes de renseignement humain nous rendirent
rapidement compte du criant déficit d'information qui entourait la
réalité des accords de Dayton, aux yeux des peuples yougoslaves de
Bosnie. Les légendes les plus folles couraient.
Par exemple, une source nous informa de ce que Praca serait
minée et ses habitants prêts à la faire sauter. Ils avaient entendu dire
qu'aux termes des accords de Dayton la petite ville serbe allait passer
sous administration musulmane.
La source, un militaire français, avait été touchée par le caractère
paisible et champêtre de ce village du fond d'une vallée de montagne
des Alpes Dinariques, avec ses maisons de bois coquettes aux balcons
ornés de fleurs d'hiver, aux tas de bois soigneusement alignés sur les
trottoirs sous des appentis de bardeaux.
Que cette ville, comme d'autres, passe sous le contrôle de la
Fédération ne signifiait pas l'exode de ses habitants serbes, dans
l'esprit des diplomates occidentaux. Pas plus que le fait que Sarajevo
échappe totalement à la Republika Srpska ne signifiait la nécessité pour
les Serbes de la ville de s 'en aller. Mais il s'agissait là de raisonnement
de technocrates de la diplomatie, qui faisaient abstraction, comme tous
les technocrates, des réactions humaines. Une fois de plus pollués par
les idées américaines, ces diplomates prétendaient croire en Bosnie­
Herzégovine à une happy end, digne d'un film hollywoodien à l'eau de
rose, où les personnages se tombent dans les bras en se pardonnant
généreusement sur le perron d'une église baptiste en bois du Middle
West, sous le sourire paternaliste de l'oncle Sam.

79
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Tout faux ! Nous savions, et nous pûmes le confirmer, que les


haines qu'avaient fait jaillir les politiciens, yougoslaves d'abord,
onusiens et otaniens ensuite, ne s'éteindraient pas de sitôt. La guerre
civile y était passée avec son cortège de morts au combat, d'assassinats
commis au nom de causes fumeuses et, pour des raisons plus
prosaïques, de querelles de voisinages, de racket et autres alibis qui
poussent à conjuguer le verbe avoir plutôt que le verbe être.
Les accords de Dayton signifiaient la partition de la Bosnie et sa
disparition à tenne. CIEBL serait rapidement une ftontière plus impennéable
que celle entre la Republika Srpska et la Serbie de Milosevic. En outre il allait
falloir organiser des commissions mixtes civilo-milltaires pour traiter des
problèmes pratiques de l'application des accords de Dayton.
Il ne serait pas question de les renégocier, mais bien de détenniner
les mesures pratiques qui les rendraient plus ou moins applicables. Dans
l'avenir, éloigné à nos yeux, de septembre 1996, il faudrait que se
tiennent les élections générales au niveau des municipalités, des opstinas
- ces unités administratives qui correspondent à peu près aux cantons
français -, des chefs des factions et des chefs de la République fédérale. Il
faudrait aussi régler la question de Mostar et surtout celle du port de
Brclro, sur la Save, à la frontière de la Croatie et de la Bosnie-Henégovine.
Autant dire que l'ONU allait dépêcher un représentant spécial du
Secrétaire général, et que les diplomates allaient débarquer, avec leurs
solutions molles qui ne régleraient rien et ne satisferaient personne. Ils
soigneraient leurs ambitions personnelles de � gestionnaires de crise i.
c'est-à-dire de leurs carrières personnelles.

Faire taire les armes, d'abord


Mais ils n'arriveraient pas avant que nous ayons fait taire les
armes, et cela nous laissait quelques semaines pour imposer la loi du
général commandant le corps de réaction rapide de l'Otan et de
l'amiral commandant l'IFOR.
Le bureau renseignement, comme les autres bureaux de notre état•
major, se mit au travail. Notre premier souci fut Praca. Il ne fallait pas que

80
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

l'on p�e � s'installer, au sein des tranches de population qui allaient


devoir émigrer en raison des applications des accords de Dayton, des idées
de piégeage et le minage des villes qui devaient« changer de mains ».
À la différence des optimistes béats, nous ne voulions pas perdre
de temps à rêver d'une mise en œuvre de l'IEBL qui se déroulerait
sans exode. Nous savions, puisque nous l'observions depuis plusieurs
jours, que ceux qui avaient appris qu'ils changeraient d'autorité de
tutelle démontaient tout ce qui pouvait se démonter dans les maisons.
Huisserie, sanitaires et chauffage partaient pour l'exode, avec le
mobilier. Mais nous avions peur que les partants mettent le feu aux
charpentes ou piègent les maisons.
À Praca, les habitants nous ont dit qu'ils n'avaient pas l'intention
de se livrer à des destructions, parce qu'ils gardaient l'espoir de
revenir. Les premiers temps de l'administration musulmane leur
faisaient peur mais, quand ils verraient qui serait le maire, ils pensaient
pouvoir rentrer chez eux, parce que la vallée n'était jamais entrée en
guerre civile et qu'il n'y avait pas de haine entre les familles. Quand j'ai
pu visiter Praca, quelques mois plus tard, la ville était coupée en deux.
La partie musulmane de la ville était isolée, l'hiver, de toute autre
région musulmane, et elle avait en plus la charge de l'entretien de
l'église orthodoxe où plus aucun fidèle n'assistait à une messe, et où il
n'y avait plus de pope. Les habitants musulmans qui étaient venus de
Gorazde, ville musulmane distante de vingt kilomètres, ne trouvaient
pas de travail. Ils devaient se mettre à l'agriculture alors qu'ils avaient
été jusque là ouvriers d'usines . . . Mais ils avaient reçu l'ordre
d'occuper les maisons abandonnées par les Serbes, pour éviter qu'ils
n'y reviennent un jour.
Et ce fut l'exode des Serbes de Sarajevo. Ils partirent, comme
étaient partis six mois plus tôt ceux des Krajina chassés par le général
temporairement croate Agem Çeku, vers une Serbie qu'ils ne
connaissaient pas.
Slobodan Milosevic, président de la République fédérale
yougoslave, avait été un élément déterminant de la signature des
accords de Dayton. Donc, l'étau économique de l'embargo sur les

81
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

Balkans allait, croyaient les Serbes, se desserrer. Mais cette masse de


« pieds noirs » yougoslaves qui arrivaient de Bosnie, après ceux qui
étaient arrivés de Croatie, allait être difficile à absorber par une
Yougoslavie digne, mais exsangue. La Serbie seule ne pouvait héberger
tout le monde. La République fédérale yougoslave se garnit donc de
camps de réfugiés, que je devinais encore plus durs que ceux où j'avais
vu survivre les Palestiniens, en Orient. L'hiver balkanique est
redoutable, nous le touchions du doigt tous les jours.
Des files de camions civils et militaires chargés de réfugiés
femmes et enfants quittaient la ville vers l'inconnu, tandis que les
hommes, entassés dans des voitures improbables attelées de
remorques surdimensionnées, emportaient les chargements vers un
ailleurs inimaginable. Nous étions gênés d'être les complices de cette
absurdité politique que constituait ce nouveau traité de Paris que nous
allions continuer d'appeler « les accords de Dayton ».
Notre réconfort moral, il faut bien en trouver un, résidait dans le
fait que nous n'appartenions pas à cette engeance qui avait composé
avec les mafieux Tudjman et Karadzic, et avec le sinistre Milosevic.
Je n'avais pas de haine envers les simples soldats de la guerre
civile, quelle que soit la faction à laquelle ils appartenaient. Comme les
peuples, ils avaient été victimes des mensonges de tous les politicards,
yougoslaves, mais aussi russes et occidentaux. À nous, militaires, et
civils des ONG et de l'ONU, d'essayer de rétablir les conditions d'un
dialogue, tâche dans laquelle les artistes des bons offices avaient
échoué depuis un lustre. Mais nous savions d'ores et déjà que malgré
les fodanteries des politiciens, l'IFOR s'enterrait ici pour des années.
Pendant quelques jours, les comptes rendus de renseignement
firent état d'incendies volontaires qui détruisaient des maisons, çà et là.
Il s'agissait souvent d'actes isolés, mais parfois tout ou partie d'un village
voyait ses habitations, dont il ne restait plus que les murs et les toits,
partir en fumée. Quelques patrouilles intervinrent pour tenter
d'empêcher ces actes criminels, mais les militaires de l'Otan découvrirent
à chaque fois que les destructions étaient le fait des propriétaires eux­
mêmes. Ils ne voulaient rien laisser aux « autres » en partant.

82
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Comme, aux termes des accords de Dayton, les Serbes étaient


ceux qui rendaient le plus de territoires avec des maisons en état, ce
sont surtout eux qui détruisaient leurs propres maisons. Leur haine
envers les autres factions et les soldats de l'IFOR n'en devenait que
plus forte. Les décisions politiques qui avaient présidé aux négociations
qui s'étaient déroulées en Amérique auraient pour conséquence
inévitable un sentiment de rejet de la part de tous les peuples
bosniaques envers cette solution, imposée par des étrangers honnis, à
des gens qui avaient appris à se haïr pour des générations.

Faire partir les forces étrangères, une des missions


qu'imposaient les accords de Dayton
Un autre volet important de la première phase de l'opération
Firm Endeavour était le contrôle du retrait des combattants étrangers
du théâtre d'opérations. Les seules troupes étrangères qui pourraient
opérer en Bosnie, avant le 4 juillet 1996, étaient celles appartenant au
dispositif de l'IFOR, à l'exclusion de toute autre . . . Tous les autres
« volontaires » devaient au plus vite quitter le pays.
Ce n'était pas une tâche toujours aisée. Par exemple, il nous était
très difficile de savoir si les soldats de l'armée des Croates de Bosnie
n'étaient pas des Croates de Croatie, ou si les militaires serbes de
Bosnie n'étaient pas en fait des Serbes de Yougoslavie. Le
gouvernement d'Alija Izetbegovic, chef des Musulmans de Bosnie­
Herzégovine, avait naturalisé de nombreux étrangers musulmans qui
n'auraient pas pu rentrer sans risque dans leurs pays d'origine.
Les Russes, qui étaient venus comme corps francs aux côtés des
Serbes, avaient quitté la Republika Srpska pour Belgrade et de là étaient
soi-disant partis pour Moscou. Je veux bien le croire, mais quelques-uns
de ces « volontaires slaves » revinrent avec les troupes russes qui firent
partie de l'IFOR. Certaines de nos sources musulmanes ou croates
reconnurent formellement des individus qu'ils avaient déjà rencontrés
sous des uniformes « tchetniks » ou ceux des milices d'.Arkan. Nous

83
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

n'aurions pu vérifier qu'en nous adressant aux autorités de Moscou qui


avaient elles-mêmes laissé recruter ces corps francs.
Ce sont les moudjahidin étrangers qui nous causèrent le plus de
soucis internes, à l'Otan. Nous en connaissions l'existence et nous
suivions assez bien leur nombre depuis plusieurs années. Au moment
du déclenchement de l'opération Firm Endeavour, les effectifs de
combattants étrangers oscillaient entre deux à trois cents volontaires,
l'hiver, et environ deux mille cinq cents, l'été.
I:hiver, les actions militaires restaient figées par la météo et, avec le
printemps, les grandes offensives reprenaient Ne restaient donc en hiver
que les spécialistes de haut niveau qui préparaient le retour des aventures
sanglantes du printemps, ou des volontaires en délicatesse avec leur pays
d'origine et qui ne pouvaient pas trouver asile ailleurs qu'en Bosnie.
Véritables tueurs dont les têtes étaient mises à prix dans tout le monde
musulman, il s'agissait en général de fauves redoutables. On les retrouvait
parfois dans des milices, comme celle connue sous le nom des « Cygnes
Noirs », qui n'avaient rien à envier à celles du Serbe Arkan.

Le Pentagone commence ses opérations d'intoxication de l'Otan


La Direction du renseignement militaire américain tenta de nous
intoxiquer à propos des volontaires étrangers de l'année des Musulmans
de Bosnie-Herzégovine. Cela avait commencé dès Rheindahlen. Elle
envoyait à la cellule nationale de renseignement américaine des fiches de
renseignement qui étaient plus des analyses que de vraies synthèses. Des
litanies de faits plus ou moins bien cotés succédaient à des affirmations
chiffrées que rien ne venait étayer explicitement. Les gens de l'Otan
étaient sans doute supposés ne rien vérifier et prendre pour parole
<l'Évangile la prose qui nous venait du Pentagone.
Ce n'était pas la méthode en vigueur dans notre équipe. Nous
recoupions le renseignement avec celui venu d'autres sources, et si
nous n'avions pas le moyen de le recouper immédiatement, nous
lancions des « ordres de recherche » vers nos unités subordonnées ou
des « demandes de renseignement » vers d'autres sources : un

84
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

renseignement (c'est-à-dire une infonnation analysée, cotée et datée)


non vérifié est une intoxication potentielle, même s'il vient de gens qui
sont momentanément des alliés.
Le jour où les autorités des divisions du corps de réaction rapide
de l'Otan qui partaient en Bosnie-Herzégovine étaient réunies pour les
derniers points de situation avant leur appareillage vers le théâtre
d'opérations, la direction du renseignement militaire américain, la DIA,
nous fit parvenir une nouvelle analyse aberrante qui portait sur les
moudjahidin étrangers encore présents en Bosnie. Pour je ne sais
quelle raison, les Américains du Pentagone avaient intérêt à nous faire
croire qu'il restait plusieurs milliers de ces terroristes parmi les forces
bosno-musulmanes.
Le chef du bureau renseignement me montra ce papier et me
demanda mon avis sur son contenu. Je disposais d'une étude de la
Direction du renseignement militaire qui datait de quelques semaines.
Cette étude était une mise à jour d'une synthèse périodique dont les
données s'étaient montrées particulièrement fiables dans la durée et
nous avions confiance en son contenu.
Le document américain était un excellent travail en ce qui
concernait l'organisation générale des forces musulmanes. Le plan qu'il
suivait, et le type de renseignements qu'il fournissait, les anecdotes qui
servaient d'exemples me rappelaient un travail de la DRM qui datait de
six mois. Mais les chiffres de l'effectif de terroristes qui restaient en
Bosnie étaient faux et ridicules : la menace était largement surestimée.
La Direction du renseignement militaire américain avait copié un travail
des Français, mais avec les chiffres de l'été, et non ceux de l'hiver. En
réalité, il n'y avait pas deux mille moudjahidin en Bosnie-Herzégovine,
en ce moment, mais plutôt trois cents.
Le colonel Core, notre chef de bureau renseignement, mesura
l'ampleur de l'intoxication que semblaient perpétrer les Clintoniens du
Pentagone, mais sans en discerner vraiment le but.
« Soit ils nous mentent volontairement, soit ils fournissent les
données d'un vieux document que leur ont donné les services français
parce qu'ils n'ont pas de renseignement national sur le sujet. �

85
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

C'était le colonel qui devait présenter l'exposé aux généraux. Il


avait organisé le travail et demandé au lieutenant-colonel américain,
chef de notre cellule de recherche, de faire réaliser les transparents
avec les schémas et organigrammes. Croyant bien faire, le brave
Américain remplaça les chiffres que lui avait donnés le colonel
britannique par ceux qui venaient de la fiche de la Direction du
renseignement militaire américain.
Si le texte de l'exposé du colonel comportait les vraies données,
les transparents et leurs tirages sur papier, que le secrétariat avait remis
aux généraux et à leurs chefs d'états-majors, étaient faux.
Immédiatement, le général de division français souligna
l'aberration des chiffres des documents qu'on lui avait remis. Son état­
major connaissait les chiffres les plus récents fournis par nos services
nationaux et lui-même était bien au courant de la situation en Bosnie­
Herzégovine.
Les Français se tournèrent vers moi, me « mettant en boîte » plus
ou moins vertement.
Devant ma placidité, ils se désarmèrent, d'autant que le général­
adjoint français du corps de réaction rapide de l'Otan les fit taire pour
entendre mes explications.
« Nous avons fait rectifier les chiffres qui nous venaient de la
cellule de renseignement américaine, en exploitant ceux de la Direction
du renseignement militaire, lui dis-je, mais quelqu'un a dû se tromper
lors de l'édition des transparents et on vous a remis les données
délirantes de la Direction du renseignement militaire américain.
- Qu'est-ce que cela veut dire ? me demanda un colonel que je
ne connaissais pas encore.
- Qu'il va y avoir une explication des gravures entre notre chef de
bureau renseignement et un camarade <l'outre-Atlantique, mais il s'agit
d'une affaire interne. Surtout, cela veut dire qu'il faut particulièrement
contrôler, voire vérifier, le renseignement qui vient de « là-bas » et son
traitement ici. C'est notre souci principal avec les Anglais.

86
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

- Méfiez-vous aussi des Anglais », pontifia le colonel qui, avec ses


ancres des troupes de marine, ne devait pas souvent avoir vu de
militaires britanniques de près.
Notre chef de bureau était fort en colère. Il se sentait trahi par le
lieutenant-colonel américain. Sur le moment, je ne m'en rendis pas
compte, mais lorsque je revins avec les nouveaux tirages des
transparents sur papier, le colonel écossais me dit entre ses dents
« De quoi s'est-il mêlé ? Je vais lui dire que la synthèse c'est

George Tuebowl et vous, et qu'il n'a rien d'autre à faire que vous
donner du renseignement analysé, et surtout ne s'occuper de rien. »
Une fois les nouveaux documents remis, je quittai la salle pour
retourner au travail. L'Américain vint me voir, désolé et s'excusant.
Je mesurais combien il devait être dur pour lui de s'être fait
réprimander alors qu'il avait cru bien faire. Je tentai donc de le
rassurer, mais il voulait à tout prix se dédouaner.
« Tu comprends, il s'agit d'une analyse de la Direction du
renseignement militaire américain. Ses données sont certaines, on peut
leur faire confiance. »
J'expliquai à mon camarade américain d'où venait en réalité
l'information que lui avaient envoyée les gens du Pentagone.
Il admettait difficilement que la France ait fourni du
renseignement aux États-Unis. C'était pour lui un peu comme s'il avait
entendu dire qu'un œuf avait pondu une poule. Mais j'insistai en lui
expliquant que les Anglais et nous étions dans la région depuis
longtemps, ce qui n'était pas le cas des Américains ; en plus, nos gens
savaient se faire discrets, à la différence des gens de la CIA que l'on
repérait immédiatement, avec leurs véhicules et leur allure si typique.
Mon Américain sourit, un peu gêné. Après plus d'un an passé en
Europe, il commençait à distinguer quelques subtilités comportementales.
Il vit que je ne lui en voulais pas, que mon amitié pour les
Américains restait intacte mais qu'elle ne bousculerait pas ma
conscience professionnelle.
L'opération Bullfrog du 13e Régiment de dragons parachutistes
sur Zenica était lancée depuis quelques jours lorsque nous avons enfin

87
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

pu déménager de Kiseljak vers l'hôtel Therme de Iljidza. Situé dans la


banlieue sud-ouest de Sarajevo, ce complexe thermal était assez près
de l'aéroport. Au cours du déminage initial de la zone, l'un des soldats
transmetteurs britanniques avaient été tué par l'explosion d'une mine
antipersonnel qui restait encore, malgré le travail intense des
démineurs du génie.
Tout le complexe n'était pas encore prêt, aussi n'avons nous été
qu'un petit nombre à venir nous installer à Iljidza et, notamment, une
partie du bureau renseignement, celle que le colonel Core jugeait la plus
indispensable à la prise de décision pour le général commandant en chef

La chaîne de renseignement de l'Otan


contre les manipulations du Pentagone
C'est dans cet environnement provisoire où nous étions encore
un peu trop les uns sur les autres que le chef du détachement du
13e Régiment de dragons parachutistes nous apporta les résultats de la
mission Bullfrog sur Zenica.
Les Américains nous avaient fait parvenir un renseignement qui
venait de la Direction du renseignement militaire américain selon
lequel trois cents moudjahidin étaient en train de quitter la ville de
Zenica au moyen d'un convoi de cars civils. Le chef de la cellule
américaine de renseignement détachée auprès de notre état-major,
venait de révéler ce « scoop » à notre chef écossais. Cela nous paraissait
trop beau pour être vrai. Comme par hasard, les trois cents
combattants étrangers qui restaient encore du côté des musulmans
étaient en train de partir, comme ça, gentiment. Et de Zenica que nous
connaissions tous comme étant un nid de frelons . . .
Nous fimes vérifier l'information par une patrouille de
renseignement qui était sur place. Elle suivit les « suspects » assez
longtemps pour pouvoir les confier ensuite à des Canadiens qui
arrêtèrent les véhicules au moment où ils allaient entrer en Croatie. Le
« convoi » se composait simplement de deux cars de cinquante places

et d'une voiture-guide. On était loin du compte de trois cents

88
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

combattants, d'autant plus que les cars ne contenaient que des


femmes, des enfants et tout de même trois hommes en âge de se battre
mais qui appartenaient à une ONG musulmane et, selon toute
vraisemblance, n'avaient jamais porté les armes dans la région.
La nouvelle de ce que l'information de la direction du
renseignement militaire américain n'était qu'une « bidouille » fit le tour
du PC à la grande rage du général Sylvester. Il découvrit à cette
occasion que nous contrôlions toutes les informations, y compris celles
qui venaient de Washington.
En outre, le général commandant en chef britannique avait
décidé de donner quelque publicité au rapport de l'opération
Bullfrog. En effet, il démontrait plusieurs choses. D'abord, dans
l'enceinte du régiment d'instruction n°4 de Zenica, les photos
laissaient clairement voir la présence d'un camion militaire américain
de 2,5 t de marque« Continental ». Ces véhicules équipaient bien sûr
les Américains, mais aussi les Turcs. En tout état de cause, un camion
américain dans la zone de la division sous commandement américain,
se trouvait le plus calmement du monde dans l'enceinte d'une unité
que tous les familiers de la zone connaissaient comme un fief de
moudjahidin.
Devant le dossier de l'opération Bullfrog, le général Sylvester se
rendit compte de ce qu'une opération de renseignement d'origine
humaine s'était montée à son insu, lui qui était sous-chef d'état-major
« opérations » et « renseignement ». En homme intelligent, il mesura
bien des choses. D'abord, les divisions sous commandement
européen avaient été opérationnelles près de trois semaines avant
celle sous commandement américain, ensuite le renseignement de
cette phase de l'opération était efficace sans se servir des moyens de
« haute technologie » des Américains : les satellites et les avions
étaient aveugles à cause de la météo, et les équipes de renseignement
humain britanniques et françaises venaient, en liaison avec les
Canadiens et les Néerlandais, de mettre en évidence une opération
d'intoxication conduite par le Pentagone et la Direction du
renseignement militaire américain.

89
CRIMES DE G UERRE À L'OTAN

Sylvester se rendit compte aussi de ce que les Américains


n'avaient pas prévu de déployer d'unités de renseignement humain
comparables à celles des Français et des Britanniques, et que les deux
nations avaient engagé des moyens qui se complétaient à merveille et
travaillaient en bonne intelligence.

Le général Sylvester tente d'améliorer


son emprise sur nos activités
Le général américain résolut donc de faire en sorte d'être au
courant de toutes les opérations de renseignement d'origine
humaine qui se mettraient sur pied au niveau de la Bosnie­
Herzégovine. Il était mortifié de ce que l'opération Bullfrog se soit
montée dans son dos. Cet apparent manque de confiance le heurta.
Et pourtant, il s'est avéré fondé, par la suite, même si je me refuse
encore à mettre en doute la loyauté des militaires américains qui
opérèrent avec nous, au sein de l'Otan, en Bosnie-Herzégovine. Je
suis convaincu qu'ils ont été pris entre le marteau des intérêts
nationaux et l'enclume de la mission otanienne.
L'origine de nos divergences de vues avec l'Administration
Clinton fut la façon d'appréhender la situation politique réelle de la
Bosnie-Herzégovine. Le Département d'Etat avaient mis sur pied une
solution politique fondée sur la théorie et le virtuel : la viabilité de la
Fédération croato-musulmane. Les autres pays de l'Otan, en tout cas
ceux qui avaient un passé colonial et une culture européenne,
avaient une approche plus réaliste. Les Britanniques, les Espagnols,
les Portugais, les Néerlandais et les Français s'étaient déjà colletés
avec des guerres de libérations nationales. Ils connaissaient le poids
des cultures, des traditions, des susceptibilités et la fourberie des
vieilles civilisations. Ils savaient que les promesses n'engagent que
ceux qui les écoutent, et qu'un traité obtenu sous la contrainte,
comme celui de Dayton, n'est qu'un chiffon de papier. Qu'on ne peut
protéger que par la force.

90
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Zenica était maintenant le siège d'une activité islamiste (c'est-à­


dire d'une action politique subversive prenant l'Islam comme prétexte)
qui se cachait derrière la réelle activité humanitaire d'ONG
musulmanes. Or Zenica était la ville principale des Musulmans, leur
capitale partisane. C'était donc une ville importante pour la Fédération
croato-musulmane, et donc pour les Américains. Elle était d'ailleurs
située dans la zone de responsabilité de la division multinationale
nord, à commandement américain.
Il y avait à Zenica une forte implantation du Haut-Commissariat
pour les réfugiés des Nations unies, qui était censé coordonner l'action
de tous les organismes humanitaires. En particulier, les agents du HCR
vérifiaient que les camions de leurs convois ne contenaient que du
matériel humanitaire, à l'exclusion de tout outillage ou matériel
susceptibles de servir à des utilisations violentes.
Au cours des années de travail au sein de l'ONU, il nous avait été
facile de repérer les ONG qui fuyaient tout contact avec l'ONU, et dont
les camions étaient réquisitionnés de temps en temps par les autorités
locales. Les équipes de renseignement que nous avions infiltrées dans les
forces de l'ONU, du temps du mandat de la force de protection des
Nations unies, avaient noté que certains convois composés de véhicules
« empruntés » aux ONG avaient été chargés dans des enceintes militaires.
Et si les ONG voulaient continuer à remplir tant bien que mal
leur mission au profit des victimes de la guerre civile, leurs dirigeants
devaient bien accepter de prêter des camions de temps en temps. La
mort dans l'âme, ils étaient obligés de céder.
Maintenant que l'Otan avait relevé l'ONU, il nous appartenait de
mettre de l'ordre dans ce taudis et de faire partir les fauteurs de
troubles, quelle que soit leur couverture.

Les Français ont reçu l'ordre d'être loyaux à l'Otan


Les Français du corps de réaction rapide de l'Otan étaient dans
une position morale confortable. Lors d'une réunion initiale de tout le
contingent français à Kiseljak, le général Le Pichon nous avait dit de

91
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

travailler loyalement avec l'ARRC, comme nous l'aurions fait avec un


état-major français.
Forts des directives de notre général français, adjoint de notre
commandant en chef britannique, nous avions ce sentiment
confortable de n'avoir pas à nous « faire de nœuds au cerveau » pour
exercer notre métier de militaires.
Ainsi, nous, les officiers français du corps de réaction rapide de
l'Otan, savions que nous pouvions compter sur nos chefs français
locaux. Le général français, adjoint du commandant britannique du
corps de réaction rapide de l'Otan, et le général français, adjoint de
l'amiral américain commandant en chef de l'IFOR, la force de mise en
œuvre des accords de Dayton, nous donneraient des directives et des
ordres clairs. Si nous avions des soucis nous pourrions nous
raccrocher à eux. Mais nous savions aussi que cette opération
« coloniale à l'envers » serait polluée par les valses-hésitations et les
compromis douteux qu'ourdiraient les cabinets ministériels. Et parmi
les militaires, les plus au fait de ces manœuvres politiques sont, à part
les généraux en che� leurs officiers de renseignement. En particulier,
ceux qui œuvrent dans les cellules de synthèse et qui reçoivent les
directives de rédaction de ces documents que l'on doit mettre en
lecture chez tous les alliés, alors qu'on réserve à une « certaine élite »
les rapports qui n'édulcorent rien.
Au début de cette opération de l'IFOR, nous avions tous à
l'esprit comment l'Administration Clinton traitait, et traite encore, au
moment où j'écris ces lignes, de l'après-guerre du Golfe. Bon nombre
d'entre nous savaient que le Pentagone et le Département d'État
avaient des intérêts nationaux dans les Balkans, comme ils en ont dans
le Golfe, et qu'ils les feraient passer avant la mission de l'Otan. Le
commandant suprême des Forces Alliées en Europe, grand chef de
toutes les troupes de l'Otan, et l'amiral commandant en chef des
Forces de l'Otan du Sud de l'Europe étaient tous les deux américains,
et nous doutions qu'ils se considèrent comme otaniens avant que
d'être américains si les intérêts de l'alliance atlantique et ceux des
États-Unis se mettaient à diverger.

92
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Au cours de cette deuxième quinzaine de janvier 1996, nous


avons enfin pu nous installer dans « notre » immeuble. Le chef d'état­
major nous avait attribué un bâtiment entier pour toutes les
composantes de commandement du bureau renseignement.
Il fallut établir un strict contrôle des gens autorisés à y entrer
mais, en plus, établir des zones à accès réservé. Le saint des saints de
cet immeuble était une salle « secrète ». Dans cette pièce, nous
rassemblions des données venant du traitement de nos sources locales.
Deux analystes travaillaient dessus, au fur et à mesure de l'arrivée des
renseignements. De temps en temps, nous en tirions des synthèses,
l'officier opération du bureau renseignement et moi. Et c'est de là que
partaient ensuite les projets de missions pour les équipes de
renseignement d'origine humaine. Il n'y avait que cinq personnes qui
pouvaient entrer dans cette salle en tout temps sans restriction et avoir
accès à tous ses classeurs : le général commandant le corps de réaction
rapide de l'Otan, son adjoint français, le colonel chef du bureau
renseignement, l'officier opération, et moi-même.
Les autres personnes habilitées ne pouvaient entrer
qu'accompagnées de l'un d'entre nous.
C'est lorsque l'ensemble du PC du corps de réaction rapide de
l'Otan arriva à Iljidza, dans la banlieue sud-ouest de Sarajevo, que les
cellules nationales de renseignement ont pu s'installer dans la durée.
Leur déploiement avait été autorisé par le général commandant en
chef, en concertation avec le chef de notre bureau renseignement.
Dès la préparation de l'opération, à Rheindahlen, il avait fallu
éliminer les candidats « voleurs de rations ». Nous ne voulions pas
voir participer à l'élaboration du renseignement des forces terrestres
de Bosnie-Herzégovine des nations qui n'auraient pas sur place de
moyens de renseignement militaire opérationnel. Ainsi, a-t-il fallu
faire comprendre à certains pays qu'il n'était pas utile de mettre des
effectifs à notre disposition, effectifs qui leur manqueraient ailleurs,
nous n'en doutions pas.
Avec ce tri diplomatique, nous voulions éviter de devoir héberger,
nourrir et protéger des éléments qui n'auraient été d'aucune utilité au

93
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

renseignement militaire que nous avions à conduire. C'est ainsi qu'il


n'y eut au niveau du corps de réaction rapide de l'Otan que quelques
cellules nationales, mais susceptibles d'être utiles . . . ou néfastes,
comme nous allions nous en rendre compte.
La cellule britannique fut la plus performante, tout au long de mon
séjour. Parfaitement dans la main du chef de bureau renseignement, elle
fournit à l'Otan du renseignement de qualité, dans des délais
raisonnables. Elle se composait d'une dizaine de personnes équipées de
moyens de transmissions efficaces sans être pour autant redondants.
La cellule française aurait pu rendre de grands services. Peu
nombreuse mais disposant de personnel compétent, elle fut toutefois
très mal alimentée par la Direction du renseignement militaire.
La cellule danoise fut très utile. Elle nous apporta du
renseignement d'ambiance fiable et qui nous aida souvent à lever des
indéterminations ou des doutes en matière d'opérations militaires. Où
avaient-ils leur renseignement ? Je ne l'ai jamais su, et je n'ai d'ailleurs
pas cherché à le savoir, mais c'était du « tout bon».
Les Allemands avaient une cellule d'autant plus utile que bon
nombre des voitures suspectes croates que nous repérions avaient des
plaques allemandes. En outre, le chef de la police militaire du corps de
réaction rapide de l'Otan était un colonel allemand qui m'avait aidé
à résoudre en souplesse une affaire entre un militaire français et les
autorités civiles allemandes. Il était important pour la sécurité des
forces terrestres de l'Otan que le chef de sa police militaire dispose du
meilleur renseignement venant d'Allemagne, pays qui, comme toute
l'Europe, héberge tant de gens qui étaient yougoslaves et se réclament
maintenant d'autres nationalités. Assez peu nombreux, mais
méthodiques, les gens de la cellule nationale de renseignement
allemande étaient chaleureux et ont assuré leur travail d'interface avec
efficacité et discrétion.
Le cas épineux fut la cellule américaine. Lorsqu'on avait établi les
listes d'effectifs des cellules, le chef de bureau renseignement avait
indiqué un ordre de grandeur d'une dizaine de personnes. Compte
tenu du rôle attribué aux cellules nationales, cela devait suffire même

94
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

si dans certaines périodes, elles devaient fonctionner vingt-quatre


heures sur vingt-quatre. Les Américains commencèrent par demander
l'hébergement de. . . quatre-vingt-cinq personnes. Devant les
hurlements de notre chef de bureau renseignement, ils réduisirent
leurs prétentions à une trentaine. Le général Walker finit par accepter
les trente bouches à nourrir. À quoi allaient donc servir tous ces gens ?
Le rouleau compresseur américain s'était mis en marche. Les
soldats construisirent une sorte de Fort Alamo, avec deux tentes assez
grandes pour y tenir des réunions. Ils y installèrent un système de
vidéo-conférence qui leur permettait manifestement de faire des
exposés à des gens qui n'étaient pas en Europe.

Une visite instructive


à la cellule nationale de renseignement américaine
À ce moment-là, j'étais encore assez bien vu dans le milieu
militaire américain parce que je faisais partie des quelques officiers
non américains qui avaient été décorés par le général Schwarzkop(
à la fin de la guerre du Golfe. Quelques Américains présents en
Bosnie-Herzégovine m'en avaient parlé. Aussi, lorsque la cellule
nationale de renseignement américaine fut installée, son chef
m'invita très gentiment à la visiter. Lui-même n'était pas là, mais un
lieutenant-colonel de ses adjoints me fit les honneurs des lieux. Il
me remercia grandement de mes efforts auprès des Français en
faveur des équipes du système }-STARS et me dit que j'étais son
premier visiteur étranger.
Je pus visiter toutes les tentes. Ce qui relevait vraiment de la
cellule nationale, telle que le corps de réaction rapide de l'Otan en
avait besoin, comportait sept hommes. Il y avait trois officiers de
liaison, un de la CIA, un de la Direction du renseignement militaire
américain et un civil de l'Agence nationale de sécurité, sorte de
direction centrale de tout le renseignement américain. Les quatre
autres personnes étaient des techniciens des transmissions. Mais les
autres tentes constituaient en fait un véritable bureau renseignement

95
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

parallèle. Lorsque j'y entrais, mon cicérone répétait sur le même ton
monocorde la même phrase. Elle disait que j'étais un visiteur autorisé
et que j'étais habilité à accéder aux informations « Secret Otan »
Ça ne servait à rien, puisque les écrans des ordinateurs étaient
noirs. En revanche, avec l'air béat d'admiration d'un pauvre demeuré,
je posai des questions ineptes pour tout officier normalement
constitué d'une armée européenne. Il fallait montrer mon ignorance
admirative devant le déploiement « BillGatesien » qui s'étalait devant
moi. On se serait cru au SICOB, version bureautique moderne. Ce qui
m'intéressa le plus, en fait, ce fut l'affichage des décalages horaires
auprès de chaque machine. On y rappelait la correspondance entre
l'heure locale de Bosnie-Herzégovine et celle de Rheindahlen. Il me
paraissait également normal de pouvoir rester conscient du décalage
horaire avec Washington, et les étiquettes ne manquaient pas de le
rappeler. Pourtant, près d'une machine, le bandeau de papier
autocollant rappelait le décalage avec Honolulu et celui avec le Japon
et la Corée. Manifestement, cette cellule nationale de renseignement
avait une compétence territoriale étendue.
Comme je quittais « Fort Alamo », je vis devant moi, sortant de
« notre » immeuble, notre chef de bureau et son adjoint. Je leur
expliquai d'où je venais. Ils me félicitèrent de cette visite, marque de
confiance de la part des Américains. En retour, je leur fis part des
observations que j'avais faites sous les tentes américaines. Le colonel était
agacé à l'idée que du renseignement autre que celui validé par l'Otan
allait, à l'évidence, sortir d'Iljidl.a. Il faut dire que ce serait en fonction du
renseignement qui parviendrait aux nations que se prendraient, au siège
de l'Otan à Bruxelles, les décisions politiques qui influeraient ensuite sur
la conduite des opérations futures. Il ne fallait pas que le renseignement
soit biaisé dans le sens exclusif des intérêts nationaux américains.

Un Américain à la loyauté rassurante


Dans cette ambiance moralement inconfortable de suspicion
croissante, nous avons eu une visite réconfortante, celle de l'amiral

96
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

américain commandant en chef de l'IFOR, la force de mise en œuvre


des accords de Dayton. Commandant de toutes les forces du théâtre
d'opérations, il était le supérieur de notre général britannique qui, lui,
commandait toutes les forces terrestres déployées en Bosnie­
Herzégovine. Nous venions de finir de nous installer et l'amiral vint
voir ses troupes, ce qui est tout naturel. Il visita d'abord la salle des
opérations où se tenait l'essentiel du commandement de la force.
Ensuite, il vint au bureau renseignement où il finit par la salle secrète.
Là, il nous dit sa satisfaction de voir comment l'état-major traitait
du problème si délicat du renseignement en milieu multinational, au
général, au colonel chef de bureau renseignement, au lieutenant­
colonel officier opération, et à moi-même. La salle « secrète » lui parut
éminemment intéressante. Elle répondait à ses besoins en
renseignement sur les ex-factions belligérantes. Il nous annonça des
visites ultérieures, pas forcément dans tout le PC mais, en tout cas,
dans le bâtiment du bureau renseignement et, en particulier, dans cette
salle ou à la cellule de synthèse.
En fin de conversation, il nous promit qu'il resterait lui-même un
chef militaire otanien, et qu'il ne sacrifierait pas sa mission à des
intérêts nationaux, fussent-ils américains.
L'amiral avait l'air sincère. Et par la suite nous avons pu nous
rendre compte qu'il tenait parole. D'ailleurs, l'Administration Clinton
ne le prolongea pas à son poste jusqu'à la fin de la mission de l'IFOR.
Il fut relevé à la date normale de la fin de son séjour à l'Otan, ce qui est
contraire à toutes les pratiques en opérations.

Les Américains et la « guerre à zéro mort »


Nous préparions de nouvelles opérations de renseignement
d'origine humaine, et pour cela nous alimentions les bases de données
des ordinateurs de bureau de notre salle secrète. Nous parcourions les
divisions du corps de réaction rapide de l'Otan qui couvraient tout le
pays. Lors d'une visite à la division multinationale Nord, majoritai-

97
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

rement américaine, nous avons eu la surprise de voir tout le monde


déguisé en tortues Ninjas.
Nous, nous portions le béret au lieu du casque, et ne mettions
jamais le gilet pare-éclats. « L'armure» n'était plus nécessaire et le mot
d'ordre était « confidence building measures » : les mesures
d'établissement de la confiance. À ce titre, il nous paraissait ridicule de
se promener casqués et blindés dans un pays où la paix était devenue
le nouvel objectif. Cela aurait montré que nous n'avions confiance ni
en nous-mêmes, ni en ceux que nous rencontrions.
En outre, cela aurait pu donner des idées à des « snipers »
éventuels parce qu'il est plus « sportif» de tuer ou blesser un soldat
surprotégé que de tirer sur quelqu'un qui affiche sa confiance dans le
peuple au milieu duquel il vit. C'est une lâcheté que de tirer sur un
homme qui vous fait confiance. Mais pour comprendre que ce sentiment
puisse subsister, même dans les Balkans, il faut être européen . . .
Manifestement le mot d'ordre des Américains était différent du
nôtre : à l'intérieur même de l'enceinte de la division, protégés par les
bois, les grillages et les masques de toiles qui empêchaient de voir la
zone de la division depuis l'extérieur de l'immense base aérienne, tous
les Américains que nous croisions étaient armés jusqu'aux dents,
engoncés dans leur veste blindée, renforcée de plaques de blindage,
qui conduisaient ce seyant boléro à avoisiner les quinze kilogrammes.
Et même les soldats qui nous servirent le repas à la chaîne
d'alimentation étaient dans cet accoutrement à l'intérieur du bâtiment
de la cuisine et restauration. Ils transpiraient comme des malheureux,
sous le kevlar de leurs casques et ils devaient s'essuyer avec des
serviettes en papier, interrompant de temps en temps leur service.
Alors qu'à Sarajevo le personnel de restauration britannique travaillait
en tenue de sortie, plus pratique.
Ces précautions que nous considérions tous comme excessives
n'empêchèrent pas un lieutenant américain de se faire tirer dessus en
sortant du bâtiment principal de notre PC d'Iljidza. Il reçut une balle
de 22 long rifle dans le col de sa veste pare-éclats. Le projectile traversa
la toile et se ficha dans le mur où il laissa un éclat de crépi.

98
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Une nuit, un plaisantin tira sur la façade de l'immeuble où nous


dormions. Le béton des constructions yougoslaves était à l'épreuve des
balles de kalachnikov et cela n'émut aucun européen.
C'est bien la preuve que toutes les précautions ne désarment pas
les candidats au joli coup de fusil.
Le lendemain, l'état d'alerte fut porté au niveau maximal. On ne
pouvait plus circuler sans casque à l'extérieur des bâtiments . . . Au
moment où j'allais franchir la porte, un soldat américain me dit de
mettre mon casque. « Désolé, je l'ai laissé hier dans mon bureau au
bâtiment du renseignement ». Et je sortis. L'autre me prit pour un
suicidaire. Notre chef de bureau arriva un peu plus tard, irrité. Il s'était
fait rappeler à l'ordre parce qu'il ne portait pas de casque. Il était allé
voir le chef d'état-major qui lui répondit que ces consignes stupides
étaient un « cadeau » aux Américains. Il leur fallait un état d'alerte
affiché imposant le port des effets de protection pour cadrer avec leur
législation nationale en matière de responsabilité de l'État. S'ils ont un
tué, il faut que les avocats de la famille de la victime ne puissent pas se
retourner contre l'Administration.
Dans ce fantasme de la guerre à zéro mort, les Américains
imposèrent donc à leurs troupes des mesures draconiennes de
sécurité. Ces mesures excessives nous amusaient, quand elles ne nous
irritaient pas. C'est ainsi qu'au bout de moins d'un mois de présence à
Iljidza, nous, les non-Américains, ne lisions même plus les panneaux
de consignes d'alerte. Les gens du bureau renseignement sortions sans
gilets pare-éclats ni casque. Il arrivait toutefois que nous les emportions
dans nos véhicules, mais nous ne les avons que rarement portés.
Cette « insouciance » irritait les Américains, mais ils ne pouvaient
rien dire tant que le général commandant en chef britannique et son
chef d'état-major considéraient eux-mêmes que s'il fallait être prudent,
les excès caricaturaux des Américains nuisaient aux mesures
d'établissement de la confiance. De plus, ils n'empêcheraient pas un
« sniper » de « faire un carton», si le travail que nous conduisions par
ailleurs de façon préventive pour détecter et éliminer les groupes
terroristes résiduels était infructueux. Cette « résistance » des Européens

99
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

aux Américains dans la conduite des opérations d'imposition des


accords de Dayton était un clou dans le pied du général Sylvester. Il
l'attribuait sans doute au fait que la supériorité technologique des forces
américaines était inutile dans cet environnement où il fallait mouiller
intelligemment sa chemise plutôt que faire du« copier-coller» sur des
écrans d'ordinateurs. D'autant plus que le« copier-coller» nécessaire,
nous le faisions ; mais nous, nous y rajoutions nos cultures
européennes et nous avions sur le terrain des hommes et non
des « robots cops ».

Le Pentagone essaie de nous empêcher


de travailler sérieusement
Comme nous l'avions pressenti dès le départ, le renseignement
efficace interallié était primordial dans cette opération Firm
Endeavour. Il n'y a eu que les Américains de Washington pour ne pas
comprendre d'entrée de jeu que seul le renseignement de contact
humain serait efficace.
Les succès du renseignement du corps de réaction rapide de
l'Otan ne devaient rien aux satellites, qui ne voyaient rien, ni aux
avions qui ne descendaient pas au-dessous de six mille pieds. Les
aviateurs américains étaient encore déstabilisés par la perte d'un F16
et d'un Mirage 2000 pendant la campagne aérienne de 1995. Le
général Sylvester et son âme damnée, le chef de la cellule nationale
de renseignement américaine, décidèrent donc d'engluer les forces
vives de notre bureau renseignement. Et ceci d'autant plus que,
selon toute vraisemblance, les doléances nationales américaines,
vraisemblablement exprimées par le chef de poste de la CIA de
Sarajevo, se heurtèrent sans doute aux fins de non-recevoir de
l'amiral américain commandant de l'IFOR. Tout américain qu'il était,
l'amiral Smith respectait sa parole et ne« tira pas dans les pattes »
du général commandant les forces de Bosnie-Herzégovine.
Pour nous engluer, les gens du Pentagone tentèrent de nous
intoxiquer en nous envoyant sur de fausses pistes. J'y reviendrai plus

100
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

en détail dans le récit de quelques opérations de renseignement que


nous avons conduites en Bosnie-Herzégovine.

Manipulations du renseignement allié


et guerre économique contre l'Europe et l'euro
Nous nous sommes demandé quels pouvaient être les intérêts
nationaux américains, le US national agenda, comme nous disions en
anglais, afin d'évaluer comment continuer à travailler efficacement au
profit de l'Otan malgré les manipulations de Washington.
Je ne prétends pas avoir toutes les réponses à cette question
cruciale, mais j'ai tout de même certains éléments plus que
nauséabonds. L'essentiel des intérêts à court terme résidait dans
l'application du programme Equip & train, (équiper et instruire), au
cours duquel les États-Unis se proposaient de rééquiper les forces de
la Fédération croate-musulmane de Bosnie en armement lourd, et de
leur apprendre à s'en servir. Dès décembre 1995, lors d'une réunion
ministérielle des pays de l'Otan qui s'était tenue à Ankara, les ministres
européens avaient rejeté cette idée au motif que les travaux de
l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe cherchaient
plus à réduire le nombre des armes sur le continent qu'à armer des
pays encore instables.
Mais les pays européens, au lieu d'interdire cette prolifération des
armes, se contentèrent de dire qu'ils refusaient de payer pour ce
programme. La question financière immédiate n'était pas un problème
pour les Américains. Il était beaucoup plus important pour eux de
pouvoir monter cette opération commerciale.
En effet, au titre des accords dits « FCE � sur les forces
conventionnelles en Europe, les pays de l'Est et de l'Ouest s'étaient
engagés à réduire, entre autres, le nombre des canons d'un calibre
supérieur ou égal à cent vingt millimètres. Cela concernait donc
beaucoup d'armements lourds, et notamment des chars d'assaut, des
pièces d'artillerie et des mortiers. Il fallait, en conséquence, que les
Américains rapatrient d'Allemagne vers leur continent une certaine

101
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

quantité de chars de tous types, mais surtout des Ml Abrams, fleuron


de leur production de machines à tuer, ainsi que les pièces d'artillerie
M109, gigantesques automoteurs de quarante tonnes qui tirent des
obus de 155 mm.
Or, rapatrier de telles armes coûte très cher. Il vaut mieux les
abandonner sur place. Chaque pièce de matériel lourd qui restait en
Europe était une économie pour les Américains. Ce qui n'empêchait
pas le Département d'État d'avoir tenté de faire financer cette
économie de transport par les Européens en la présentant comme
une vente d'armement destinée à « rétablir l'équilibre » entre les
Serbes et la Fédération.
Nous venions d'arriver à Iljidza, quand la presse se fit l'écho de la
mise sur pied d'une société américaine spécialisée dans l'instruction
militaire. Constituée à Alexandria en Vtrginie (à une quinzaine de
kilomètres de Langley, siège de la CIA), la société AMI recrutait des
« vétérans » de l'armée américaine pour aller instruire les soldats de la
Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine. Le budget évoqué
par la presse était de quatre cent mille dollars. Tous ces renseignements
étaient véridiques mais incomplets. Le budget de quatre cent mille
dollars allait alimenter en partie les caisses de la CIA. Une bonne partie
des « vétérans » de l'armée recrutés par ce biais s'avérèrent des agents de
la centrale de renseignement américaine. Et ils commencèrent à faire le
forcing pour que la Bosnie-Herzégovine s'ouvre plus tôt que prévu à
leurs manigances. Cette insistance à venir s'immiscer dans les affaires de
l'Otan, avant la date autorisée du début juillet, allait bien dans la
publicité que faisait l'Administration Clinton à son soutien aux intérêts
des Musulmans dans les Balkans, même si pour ce faire il fallait aller
jusqu'à coopérer avec l'Iran, encore maudit, à l'époque.

Nous intoxiquer pour que nous nous laissions fléchir


Et c'est dans ce cadre général de tentative de manipulation du
renseignement de l'Otan que les Américains de la cellule nationale de
renseignement avaient tenté de nous persuader du départ de trois

102
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

cents moudjahidin. Si washington était parvenu à nous faire croire que


tous les extrémistes islamistes étrangers étaient partis, nous nous
serions sûrement laissé fléchir en matière d'entrée des instructeurs
américains du programme Equip & train. Ces instructeurs ne faisant
pas partie des troupes de l'IFOR, ils n'avaient, en effet, pas plus le droit
d'être en Bosnie-Herzégovine que les autres troupes étrangères, russes
ou musulmanes, par exemple. Et le général commandant du corps de
réaction rapide de l'Otan ne voulait rien savoir, les accords de Dayton
étaient clairs, pas d'instructeurs ni de troupes étrangères, à part l'IFOR,
avant le 4 juillet 1996.

Sus à l'euro, sus à l'ONU


Les économistes américains voyaient sûrement plus loin qu'un
malheureux budget de quatre cent mille dollars. À l'époque, l'Europe
avançait tout doucement vers la mise en œuvre de l'euro. Cette
monnaie, encore fort théorique, serait un concurrent du dollar, si les
Européens arrivaient à l'imprimer un jour.
Pour le moment, les Russes continuaient à s'endetter en dollars,
espérant que l'impression de l'euro pourrait induire une chute du
billet vert et par là du montant de leur dette auprès du Fonds
monétaire international.
Les économistes américains avaient tout intérêt à tenter de
torpiller la monnaie émergeante.
Faire de l'argent sur Equip & train était moins important qu'en
acquérir sur le dos de l'euro à venir, en faisant payer les Européens.
Cela n'avait pas marché à Ankara, mais ils s'arrangeraient pour nous le
faire payer plus tard. Après tout, l'implication de l'Occident dans cette
nouvelle guerre des Balkans ne commençait vraiment que maintenant,
puisque l'Otan avait enfin supplanté l'ONU.
C HAPITRE 5

L' OPÉ RAT I O N GRO USE

i l'opération Bullfrog a fait l'objet d'une publicité interne à l'état­


S
major du corps de réaction rapide de l'Otan, l'opération Grouse a
eu, elle, les « honneurs » de la presse. Je vais relater dans le détail la
façon dont nous avons dû la préparer, dans le dos de la CIA. En effet,
cela montre bien dans quelles conditions il nous a fallu travailler,
l'Otan étant en butte aux visées de Washington. Au départ, il s'agissait
d'une opération secrète, et elle fut montée avec tout le soin qu'exigent
les actions de ce type. Ensuite, compte tenu de ses implications
politiques, notamment en ce qui concerne les relations internationales
dans les Balkans, l'amiral Smith a estimé devoir lui donner un
retentissement médiatique que tant les gens de l'Administration
Clinton que le gouvernement de Alija Izetbegovic auraient sans doute
préféré éviter. Mais, après tout, ils l'avaient bien cherché, et finalement
la presse ne sut qu'un minimum de choses.

Il est temps d'en révéler davantage main.tenant :


tentatives américaines pour nous « tenir en laisse ,.
Les Américains, donc, voulaient à tout prix contrôler au moins
une partie du renseignement d'origine humaine qui s'établissait à
notre PC à Iljidza. Pour ce faire, il leur aurait fallu un agent dans la
place. Malheureusement, leur seul homme était un interprète de
réserve de la CIA.
Un jour, le général Sylvester nous demanda de rencontrer un
certain Doug, de la direction du renseignement militaire américain, qui
venait d'arriver à la division « américaine ,.. Le chef du bureau
renseignement de la division multinationale Nord nous attendait

105
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

quand nous voulions, puisque nous lui avions déjà annoncé notre
visite, pour une prise de contact de routine.
Doug était un jeune type d'une trentaine d'années. Il appartenait
à une unité spécialisée de la Direction américaine du renseignement
militaire et disposait d'équipes de recherche capables de faire ce que
faisait celle du 13e Régiment de dragons parachutistes. Il se présenta
comme n'ayant pas de grade militaire et, d'ailleurs, il ne portait pas de
galons. Ses ordres étaient simples : il dépendait de la division
américaine et non du corps d'armée. Notre officier opérations fut au
moins aussi net
« Les Français ont mis à notre disposition quatre équipes du
13 Régiment de dragons parachutistes. Ces équipes travaillent sous
e

notre contrôle opérationnel et ont accès à tout le territoire. Si tu veux


opérer dans la zone du corps d'armée, tu te mets à la disposition du
corps d'armée. Sinon, tu restes dans la zone de ta division. En plus,
c'est le corps d'armée qui commande le renseignement. Si nous
sommes conduits à intervenir dans ta zone pour une opération de
renseignement du corps d'armée, tu mettras en veilleuse tes activités si
nous te le demandons.
- Mais pour le reste ?
- Pas de problème, tu fais ce que tu veux, mais il faudra intégrer les
résultats de vos actions dans le compte rendu de situation de la division.»
Doug et son chef se rendirent compte de ce que, même par ce
biais, ils n'arriveraient pas à contrôler le renseignement d'origine
humaine. Ce retors d'officier opérations, avec son air débonnaire,
maîtrisait tout le processus des opérations de renseignement de
quelque importance. Et le colonel écossais chef de bureau
renseignement du corps d'armée, avec son air pointu de « coureur des
moors», était aussi un as des opérations bizarroïdes.
En sortant de chez la « lieutenante-colonelle» officier renseignement
de la division « américaine», nous sommes allés à la section de contre­
renseignement implantée à quelques bâtiments de là. Compte tenu de
son statut, cette unité ne rendait pas compte à la division américaine, mais
à notre PC d'Iljidza. Et là, nous en apprîmes de belles.

106
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Les Américains utilisent nos sources


Une des sources que traitait la section avait demandé au payeur
qui la rémunérait s'il pouvait lui échanger des billets de cent dollars
contre des deutsche marks. Toutes les rémunérations des sources que
nous traitions se faisaient en deutsche marks, en utilisant les coupures
les plus fréquentes en Bosnie-Herzégovine ; c'était la plus élémentaire
prudence. Oui, mais le traitement de source était centralisé, au plan
comptable, au bureau renseignement du corps de réaction rapide de
l'Otan. Le chef de bureau ou, en son absence, son adjoint, payait aux
traitants les rémunérations des sources.
Nous ne connaissions pas les sources autrement que sous leurs
noms de code, mais nous savions ce qu'elles donnaient à l'Otan.
Là, le fait que la source disposât de dollars, monnaie plus rare
que le deutsche mark, nous laissa penser que les Américains s'étaient
mis en tête de traiter les mêmes sources que celles du corps de
réaction rapide de l'Otan. Après tout, pourquoi pas ? Mais ils auraient
pu nous dire qu'ils traitaient des sources sur leur propre budget. Lors
d'une réunion du groupe de coordination du renseignement d'origine
humaine, l'officier opérations rappela les règles de circulation du
renseignement, ainsi que le fait que nous disposions d'un budget pour
le « traitement de source ».

À notre tour d'intoxiquer le Pentagone


Pourquoi les Américains voulaient-ils à tout prix faire cavalier
seul ? Ne cherchaient-ils pas à se donner l'impression qu'eux aussi
étaient capables de manipuler des Bosniaques, en commençant à
« recruter » ceux que nous avions déjà pris en main ?
Parmi les renseignements que nous avait apportés le traitement de
source, il y avait des « rossignols », de véritables légendes qui avaient dû
être vraies deux ou trois ans auparavant, mais qui ne valaient plus qu'on
s'y intéresse. En particulier, Sylvester voulait à tout prix que nous allions
monter une opération de renseignement sur un ancien camp

107
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

d'entraînement de moudjahidin au centre duquel il y avait trois


chars . . . des vieux T SS, que même des musées auraient refusés.
Alors, nous-mêmes avons décidé d'agir de façon machiavélique,
l'officier opération et moi. Puisque Sylvester voulait à tout prix que nous
fassions réaliser une opération sur le camp aux vieux chars, nous allions
y envoyer Doug, le« spécialiste» de renseignement d'origine humaine
de la division américaine. L'ancien camp se trouvait dans la zone de
responsabilité de cette unité, nous pouvions donc lui faire cadeau de
cet objectif. Sylvester aurait sa mission sur la zone, Doug nous
montrerait ce qu'il savait faire, et nos équipes du 13e Régiment de
dragons parachutistes resteraient employées à des travaux plus sérieux.

Une opération délicate mais indispensable


Le détachement du 13e Régiment de dragons parachutistes se mit
donc à préparer une mission de renseignement couvert, sur le chalet
de montagne de Pogorelica. L'endroit avait déjà attiré l'attention du
renseignement français, et j'en avais des photos prises en automne,
avant que les feuilles ne se mettent à roussir. Maintenant, nous étions
dans l'hiver balkanique et la neige envahissait tout. Des indices
concordants, obtenus par les équipes de contre-renseignement du
corps de réaction rapide de l'Otan, nous conduisaient à penser que ce
chalet était en fait un centre d'instruction d'agents du service action de
la Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine. Ce qui nous
intriguait, c'est que les gens de la région voyaient cet« établissement»
d'un mauvais œil, au lieu d'en être fiers.
Nous avions l'impression que les habitants étaient lassés de ces
années de guéguerres stériles et meurtrières et qu'ils comptaient sur
l'Otan pour les débarrasser de la violence que des criminels en danger
de paix faisaient perdurer.
Selon nos informations, il se tramait des drôles de choses dans ce
chalet. J'avais eu l'occasion de traduire des documents que la police
croate avait saisis sur des islamistes étrangers armés. Le chef de l'unité
de contre-renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan me les

108
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

avait confiés et j'y avais puisé des mines d'infonnations. En l'occurrence


nous avions la conviction que certains centres d'entraînement, dont
celui-là, préparaient des agents à des actions violentes, en civil, avec des
véhicules tout-terrain de gamme civile. Nous avions même des numéros
d'immatriculation, appartenant aux listes de numéros diplomatiques
iraniens en Croatie et en Bosnie-Henégovine.
Il devenait indispensable de savoir ce qui se tramait vraiment à
Pogorelica, et donc d'y lancer une opération du 13e Régiment de dragons
parachutistes. Cette opération porterait le nom d'opération Grouse.

Les Français nous refusent des photos aériennes


Toute la difficulté consistait à localiser le chalet. Les photos
qu'avaient prises les agents de renseignement, durant l'été, ne
comportaient pas de localisation, et les agents ne faisaient pas partie
des troupes que nous avions déployées pour cette opération. Certains,
ayant appartenu au 13e Régiment de dragons parachutistes, avaient été
mutés, et d'autres, de la DGSE n'étaient pas contactables. En outre,
nous n'étions pas absolument sûrs qu'il s'agissait bien du même chalet.
Nos sources bosniaques nous avaient décrit avec beaucoup de
détails l'itinéraire d'accès qui permettait de se rendre à Pogorelica en
partant de Fojnica. En nous reportant aux cartes d'état-major qui
étaient à notre disposition, nous avions bien une idée de l'endroit où
se tenait le chalet, mais le bâtiment, trop récent ne figurait pas sur les
coupures, qu'elles soient britanniques ou américaines. Il ne nous
restait que la solution de travailler sur photos aériennes.
Je savais que la Direction du renseignement militaire disposait de
magnifiques vues aériennes de toute la Bosnie-Herzégovine. Depuis la
réforme des forces nucléaires stratégiques, les Mirage N de l'armée de
l'air avaient été reconvertis de bombardiers nucléaires en avions de
reconnaissance aérienne à long rayon d'action. Ils avaient pris des
photos de grande qualité, et nos interprétateurs d'images en avaient
tiré grand profit.

109
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Nous n'avions pas besoin d'autre chose que de photos aériennes


comportant les coordonnées du centre de chaque prise de vue, et la
direction du nord. Ces indications sont automatiquement inscrites sur
chaque prise de vue par le système. Ainsi, des photos brutes, telles
qu'elles pouvaient exister dans les archives, nous suffisaient. Je décidai
d'en faire la demande à la Direction du renseignement militaire en
passant par le canal de la cellule nationale de renseignement française.
Après plusieurs jours d'attente, la Direction du renseignement
militaire nous envoya une réponse dilatoire : la zone était vaste et la météo
ne permettait pas de monter une opération couvrant toute la région. En
raison des nuages, il faudrait programmer plusieurs vols et cela reviendrait
trop cher en immobilisation des avions. Malgré ses efforts, le colonel qui
réclamait des photos déjà existantes s'entendit répondre qu'on ne
comprenait pas pourquoi nous avions besoin de photos de paysages.
Nous n'eûmes jamais les photos de la Direction du
renseignement militaire. En tout cas, pas avant la fin de mon séjour.

Les Américains nous donnent des photos aériennes falsifiées


Les Américains nous fournirent des photos démarquées.
Magnifiques de netteté. Mais les opérateurs de la cellule nationale de
renseignement américaine avaient coupé les marges ou « caviardé » les
coordonnées du centre de la photo.
En essayant de faire coïncider les vues aériennes verticales et les
cartes, nous tournions en rond. Certes, une zone semblait correspondre
de façon idéale, mais la direction du nord était aberrante et celle de la
carte ne correspondait en rien à celle qu'indiquait la photo. Comme la
photo américaine ne portait pas l'heure de la prise de vue, nous ne
pouvions pas recalculer la direction du nord, qui reste une donnée
primordiale.
Nous retrouvions les principaux traits du terrain, et le chalet était
bien visible, mais la flèche qui indiquait le nord sur la photo aérienne
américaine correspondait au sud-ouest de la carte.

110
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

Heureusement, les Britanniques étaient là


}'acquis la conviction que la photo était la bonne, et que les
opérateurs du développement et du tirage avaient masqué la direction
du nord. Mais cela paraissait tellement invraisemblable que nous
décidâmes de mettre les « Brit » à contribution. Je me fichais de la fierté
nationale, de la bêtise des bureaucrates de la Direction du
renseignement militaire, d'ailleurs je n'étais plus français mais otanien.
Le soir, le chef de bureau renseignement nous donna une grande
marque de confiance, au lieutenant-colonel du 13e Régiment de
dragons parachutistes et à moi-même. Il nous demanda d'aller à la
cellule nationale de renseignement britannique pour choisir, sur le
catalogue des photos aériennes que les services secrets britanniques
allaient nous envoyer par télétransmission, celles qui nous
permettraient de monter la mission. C'est ainsi que nous sommes
entrés dans le saint des saints réservé aux seuls Britanniques.
Nous avons travaillé environ une demi-heure sur les écrans, et
nous avons choisi les prises de vues qui nous intéressaient. Soucieux
des deniers de la Couronne britannique, nous n'avons demandé que le
strict nécessaire. Un avion qui faisait la liaison nous apporta les tirages,
le lendemain soir. Il s'agissait de bonnes photos, mais surtout, elles
étaient complètes avec toutes les données qui devaient nous permettre
de travailler. Avec les coordonnées, et une direction du nord juste,
nous avons pu établir que les Américains nous avaient donné des
images de grande qualité, certes, mais masquées. Un peu plus tard,
nous avons mieux compris pourquoi les « washingtoniens » voulaient
à tout prix nous empêcher de monter cette opération.

L'opération Grouse doit être multinationale


Pour des raisons politiques, il n'était pas question de monter cette
opération sans mettre plusieurs pays au courant. Particulièrement
dangereuses, les opérations de ce style demandent le maximum de
discrétion dans la préparation, mais aussi de disposer de troupes en alerte
pour extraire en force les équipes de renseignement si elles sont détectées.

111
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Pour l'opération Grouse nous aurions une composante


renseignement binationale, avec des équipes de recherche françaises,
et un commandement franco-britannique de l'opération sur le terrain.
Le montage au sein de notre PC à Iljidza était binational, mais il
fallait aussi une force de réaction immédiate qui soit en mesure de
récupérer à tout prix nos soldats en cas de désastre toujours possible.
Il fut décidé que cette force aurait comme commandos des
parachutistes français du 2e Régiment étranger de parachutistes,
présents au sein de la force de la division Salamandre, mais qu'ils
seraient héliportés par des hélicoptères Blackhawk américains. Il fallait
en plus à cette force une compagnie de chars et deux compagnies
d'infanterie motorisée. La compagnie de chars viendrait des troupes de
marine françaises, une compagnie d'infanterie, celle qui devrait en cas
de coup dur s'emparer de la route entre Fojnica et Pogorelica, serait
fournie par la Légion étrangère française, et l'autre compagnie, sur VAB
Renault, qui devrait venir sécuriser la zone du chalet, serait fournie par
les troupes de marine française.
Nous avions aussi besoin d'artillerie. En effet, suivant nos prévisions,
s'il fallait intervenir en force sur ce site les conséquences politiques
seraient très fortes. Aussi, nous attendions-nous à ce que les gens de la
Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine ne se laissent pas
faire facilement. La proximité de la ville de Fojnica, sur le territoire de
laquelle se trouvait le site, risquait de nous conduire à une bataille
défensive pour laquelle il nous faudrait des moyens plutôt puissants.
Les mortiers de 120 mm des forces spéciales néerlandaises
assureraient l'appui d'artillerie. Il suffisait de les déployer à cinq ou six
kilomètres du chalet pour fournir un appui appréciable à nos
légionnaires et nos fantassins de marine, si d'aventure les Bosniaques
se mettaient en tête de prendre d'assaut nos troupes.
Ensuite, nous avons dû organiser le briefing des généraux. Et
l'entraînement des légionnaires pour se faire héliporter par les
hélicoptères américains. Les gens du 13e Régiment de dragons
parachutistes seraient mis en place par les hélicoptères Sea Kings de la
marine britannique. La Royal Navy déposerait nos soldats à la tombée

112
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de la nuit, à la suite de quoi les dragons parachutistes s'infiltreraient à


pied, de nuit, pour aller s'enterrer à vue directe du chalet
On se rend compte de ce qu'une telle opération, l'hiver, n'est pas
une partie de plaisir. La préparation d'un tel « coup » est longue parce
qu'on doit tenir compte de beaucoup de facteurs. Par définition, en
saison froide, tous les bruits portent loin. Il n'y a pas de feuilles pour
les étouffer, et lorsqu'il n'y a pas de vent l'air glacial porte mieux les
bruits. En outre, marcher dans la neige est bruyant et indiscret. Si l'on
veut avancer en effaçant ses traces, ou au moins en les minimisant, il
faut encore ralentir son allure.
C'est pourquoi nous mîmes à contribution les géographes de la
section spécialisée du bureau renseignement. Ils nous firent une
numérisation du terrain de la zone qui nous permit de déterminer par
quels itinéraires d'approche nos dragons seraient les plus discrets, et
d'où ils avaient les meilleures chances de bien observer. Ils devraient
faire des photos qui nous permettent de tirer de ces efforts le
renseignement utile dont nous avions besoin, pour l'Otan.
Pendant ce temps-là, comme les équipes allaient devoir passer
entre cinq et sept nuits enterrées sous la neige, à mille cinq cents
mètres d'altitude par des températures de moins quinze degrés
centigrades, il leur serait aussi indispensable d'adapter leur
équipement et leur nourriture.
Il fallut bien deux semaines pour que l'opération soit « jouable ».
En dix jours les hommes furent prêts, mais le moment n'était pas
encore tout à fait venu. Enfin, il fut possible de « briefer » les généraux.
Tout à fait par hasard, le briefing eut lieu alors que le général Sylvester
s'était absenté du PC. Les généraux acceptèrent toutes les propositions
du chef de détachement du 13e Régiment de dragons parachutistes. Les
ordres commencèrent à fuser vers les différentes unités impliquées,
dès la fin de la réunion.
Les gens qui devaient fournir des moyens en hommes et matériel
furent alertés. Les zones de restriction de manœuvres partirent en fax
vers les trois divisions. Si Pogorelica était en zone de responsabilité de

113
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

la division du général Rideau, c'était assez près des deux autres


divisions pour qu'on les alerte toutes les trois.
Les Américains de l'aviation de l'année de terre furent très heureux
de travailler avec la Légion étrangère française, les Néerlandais furent
fiers d'être mis à contribution. Personne ne savait exactement à quelle
opération il allait contribuer, mais tous savaient que des copains allaient
prendre des risques et que, en cas de besoin, il faudrait faire face.

Nous décidons d'être pmdents


vis-à-vis des gens du renseignement américain
Quand le général Sylvester revint, il exigea qu'on lui présente
aussi l'opération. Il avait bien vu l'aspect de la force rapide
d'intervention, mais ce qu'il voulait connaître, c'était le cœur
« renseignement ,. de l'affaire. Et nous, nous ne voulions pas les
mettre au courant de nos projets. Il nous fallut quand même lui
exposer l'affaire. C'est pourquoi le lieutenant-colonel français monta
un briefing partiel.
Il mit les emplacements d'observation à de faux endroits, pour
observer un chalet qui n'était pas le bon. Si Sylvester parlait auxAm.éricains
de Wdshington, nous risquions de voir l'affaire compromise. C'est donc de
l'air le plus sincère du monde que le lieutenant-colonel P.ltrice P.lillot
mentit avec un aplomb de jésuite au général Sylvester. Ce fut d'autant plus
facile que celui-ci était venu seul se faire briefer, les autres ayant déjà toutes
les informations dont ils avaient besoin.
L'opération devait commencer le lundi 12 février et elle devait
durer jusqu'au samedi 17 février de cette année 1996. Les équipes
allaient se mettre en place avec les hélicoptères de la Royal Navy, dès le
10 au soir. Les troupes de la force rapide d'intervention seraient
déployées dans la journée du 11. Tout le dispositif serait « prêt à, en
mesure de ,., comme on dit dans l'armée.
En attendant que l'opération se déroule et nous apporte la
moisson d'informations que nous aurions à transformer en
renseignement, mon travail sur Pogorelica était fini. Les équipes de

114
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

recherche et la force d'intervention allaient être les acteurs principaux


pour la semaine qui allait commencer le dimanche 11 février. C'était
d'ailleurs la dernière semaine du mois saint de ramadan, cette année-là
C'est ce moment que choisit le chef de l'unité de contre­
renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan pour demander
au chef de bureau, le colonel Core, s'il accepterait de se dessaisir,
durant quelques jours, de son officier de synthèse français. Il avait
besoin de mes facilités en arabe pour une mission dans laquelle ses
équipes s'enlisaient faute de connexions arabophones et islamiques.
Gordon Core me demanda si j'acceptais la mission. Je lui
répondis que oui mais que, pour éviter toute ambiguïté avec le général­
adjoint français, je devais lui en rendre compte. Je savais que le général
souhaitait avoir son entretien quotidien avec moi parce que j'étais dans
le bain du bureau renseignement. Il fut convenu avec le général qu'un
autre officier français du bureau renseignement lui présenterait la
synthèse orale quotidienne. Le général n'était pas trop satisfait du
changement mais il accepta tout de même. Je savais qu'il s'en
trouverait bien.
Mon remplaçant de quelques jours venait, lui aussi, de la force
d'action rapide française et son expérience du renseignement, son
sérieux au travail et son tempérament enjoué lui avaient permis de
faire sa place au sein du bureau renseignement du corps de réaction
rapide de l'Otan. Il a fait partie de ces officiers français qui, bien que
non parés des dorures de l'école de guerre, ont contribué au bon
renom de notre armée dans cette mission, délicate au plan politique.
Les autorités du bureau renseignement du corps de réaction
rapide de l'Otan étaient plutôt satisfaites de la tournure qu'avaient
prise les choses, face à l'ingérence du Pentagone
Doug était occupé sur un leurre.
Sylvester croyait nos hommes engagés dans une zone qui n'était
pas la bonne.
Ma mission sur Zenica risquait fort d'être instructive . . .
Et tout ceci au profit de l'Otan et dans le dos du Pentagone . . .
C HAPITRE 6

M I S S I O N COUVERTE À Z E N I CA

On s'était vite rendu compte de ce que la présence des


Musuhnans étrangers en Bosnie-Herzégovine nécessitait un contingent
sérieux d'arabisants. Je ne pense pas que les Américains avaient
anticipé le problème. Ainsi lorsque nous avons eu besoin d'un
farsisant, c'est-à-dire d'un traducteur d'iranien, on dut le
« ponctionner � sur un bateau de la sixième flotte, où il fallut le faire
remplacer temporairement.
Les Français disposaient sur le terrain de traducteurs d'arabe, en
la personne de nos « opérateurs d'écoute �. Ces transmetteurs
linguistes sont des spécialistes de l'interception, la traduction et la
reconstitution des réseaux de radiophonie et de radiotélégraphie. Ces
sous-officiers rendent des services inestimables en opérations.

Une mission de renseignement


sous couvert de liaison auprès des ONG
Au niveau du corps de réaction rapide de l'Otan, il y avait
manifestement un déficit d'arabisants pour travailler au sein de la
section de l'unité de contre-renseignement implantée à Vitez, et qui
était responsable de la zone de Zenica.
Ma mission allait être de faciliter les contacts entre le personnel
de la section, chargé des relations avec les ONG musulmanes, et leurs
dirigeants arabophones. Ce qui avait été fait en anglais jusqu'à présent
était considérable, mais on restait en fait dans le domaine de la
« couverture � de la section. L'équipe se présentait comme une unité de
liaisons, chargée d'aplanir les difficultés que pouvait faire naître pour
les ONG l'application des accords de Dayton. En effet, l'application de
la composante territoriale des accords et le changement de ligne de

117
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

séparation que j'ai évoqué plus haut pouvaient signifier pour les ONG
des changements d'interlocuteurs officiels.
En matière de renseignement, il fallait aller plus loin, et sous
prétexte de continuer le travail commencé dans l'aide au retour vers la
paix, volet principal des accords de Dayton, les gens de la section de
l'unité de contre-renseignement voulaient découvrir ce que cachaient
certains bureaux et organismes. Parce que tout n'était pas très
transparent et quelques personnes qui faisaient œuvre humanitaire ici
s'étaient illustrées très différemment ailleurs.
C'est là que j'intervenais. Ma connaissance de nombreux aspects
de l'Islam, mais aussi de ses dérives terroristes, était connue des
Britanniques de l'unité de contre-renseignement du corps de réaction
rapide de l'Otan puisque je leur avais fait des traductions commentées
des documents qu'ils m'avaient confiés.
Je partis donc pour Vitez le samedi 10 février 1996. Le lieutenant­
colonel américain, chef de la section de l'unité de contre­
renseignement de Vitez, voulait à tout prix conduire la Land Rover,
parce qu'elle avait le volant à droite. Le sous-officier britannique lui
laissa donc les commandes. Tout en conduisant, l'Américain chercha à
trop en savoir sur moi, à mon goût. Les questions appelant les
mensonges, je lui servis une« légende �, selon le terme employé dans
les milieux du renseignement, où je minimisais ma connaissance de la
question du terrorisme islamique dans les Balkans. J'étais certes
arabisant, mais ma présence au corps de réaction rapide de l'Otan
n'avait rien à voir avec cela. j'étais officier de renseignement d'état­
major de formation, ce qui était vrai, et je n'étais là que pour cela et
parce que j'étais angliciste.
Si c'était ce qui avait présidé à ma sélection par l'état-major
français, on sait que mon affectation à la cellule de synthèse par le
colonel Core reposait bien sur ma connaissance du dossier de la
question islamiste en Bosnie-Herzégovine.
La section de contre-renseignement de Vitez était installée dans le
dispositif d'un bataillon de transmissions et de guerre électronique
britannique. Dans la cour d'une école sans élèves, les sapeurs

118
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

britanniques avaient installé des cabines de chantier qui fournissaient


des logements et des sanitaires confortables et fonctionnels. Les
installations de travail et la chaîne d'alimentation avaient trouvé leurs
places dans les bâtiments de l'école.
Vitez est à une trentaine de kilomètres de Zenica par la route que
nous utilisions. Aussitôt installé, je me rendis à la salle des opérations.
Là, je pris mes marques et assistai à la réunion préparatoire des
activités du lendemain. Le lendemain étant un dimanche, il fallait
ralentir nos activités pour que la couverture de l'unité reste crédible.
Nous avions donc décidé d'aller faire un tour à Zenica, mais sans
prendre réellement de contacts de travail.
Le lieutenant-colonel américain chef de la section proposa de me
faire visiter la ville, où nous déjeunerions. Son idée était de m'aider à
me familiariser avec sa topographie. En outre, je me ferais une opinion
de l'ambiance générale qui prévalait à Zenica, si nous pouvions y
marcher un peu. L'intention était bonne et j'acceptais avec
empressement. Je connaissais en détail certains points de la ville pour
avoir épluché le rapport de l'opération Bullfrog, dûment illustré de
photos très précises. Pour la même raison, j'avais une bonne idée du
plan de Zenica, mais rien ne vaut d'aller voir sur place.

Dans le quartier des ONG iraniennes


Nous n'avons visité qu'une ONG, ce matin-là. Comme il nous
fallait un prétexte, nous l'avions choisie pas trop loin du siège du Haut­
Commissariat des Nations unies pour les réfugiés où nous connaissions
quelqu'un. Ainsi les gens qui n'allaient pas manquer de nous observer
considéreraient comme naturel que nous tournions dans ce quartier de
la ville, qui contenait par ailleurs des éléments suspects.
En quittant le siège du HCR où nous étions passés d'abord,
nous sommes allés jusqu'à ce que nous appelions la « Maison
iranienne », avec les gars du 13e Régiment de dragons parachutistes.
Le surnom venait de ce qu'à travers les baies vitrées on pouvait
distinctement voir des cartons de marchandises portant des

119
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

marquages en anglais et en farsi. De ces inscriptions on savait sans


risque d'erreur possible que le pourvoyeur des produits stockés était
l'Iran. En faisant demi-tour avec notre voiture nous avons pu
observer le bâtiment sans attirer l'attention.
Pour justifier notre présence dans cet endroit, nous avions choisi
de rencontrer le gérant d'une ONG internationale arabe qui se trouvait
dans le quartier de la Maison iranienne. J'avais pris contact avec lui
depuis Vitez, et nous il nous avait donné rendez-vous à 11 h 30. En
attendant l'heure du rendez-vous, nous avons parcouru le quartier.
Depuis l'arrière de la Land Rover, j'identifiais le style vestimentaire des
habits islamiques que portaient les jeunes filles ou les religieux qui
marchaient dans les rues.
Il faisait beau mais frais. Nous étions vers la fin du mois de
ramadan et, dans les villes musulmanes, on voyait peu de restaurants
ouverts. Les filles portaient des vêtements « exotiques », iraniens, ou
irakiens. Les femmes âgées continuaient de porter leurs vêtements
yougoslaves locaux qui me faisaient immanquablement penser aux
paysans de l'Ariège de ma petite enfance. On sentait que le poids des
fondamentalistes musulmans était encore marqué dans Zenica.
À Sarajevo, cette influence avait rapidement reculé lorsque la force
avait changé de mains. L'Otan, en plus de l'ordre, avait ramené une
vie économique qui faisait perdre tout intérêt à la « prime au
tchador ». À l'époque de la guerre civile, une rente mensuelle de
trente deutsche marks par jeune fille voilée était une manne
inespérée. Les islamistes qui agissaient sous couvert de certaines
ONG versaient cette rente aux pères des filles qui se « déguisaient »
avec des vêtements venant du Moyen-Orient.
Maintenant que la vie commerçante redémarrait, que les trafics
qui accompagnent les conflits devenaient de moins en moins lucratifs,
les primes des islamistes présentaient de moins en moins d'attrait.
À Zenica, toutefois, on trouvait encore des filles en vêtements
orientaux dans les rues.
Certains quartiers ressemblaient un peu à Riyad ou à Téhéran. Mais
c'était très localisé, et bien peu spontané. On voyait dans ce coin près de

120
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

la Maison iranienne, des filles manifestement yougoslaves qui arboraient


des robes et des voiles dignes d'Alep, de Khom, de Damas, du Caire, de
Kaboul, de Samarkand ou de Bagdad. Je trouvais cela d'autant plus
amusant que les jeunes filles n'y étaient pas à l'aise et qu'on les devinait
plus habituées à des robes plus courtes, voire au pantalon.

Un Jordanien bien accueillant


Arriva enfin l'heure de notre rendez-vous avec notre gérant
d'agence d'ONG. D'après les infonnations que nous avions, il était
jordanien. Mais je subodorais qu'il était palestinien. Évidemment,
puisqu'il est notoire que les Palestiniens sont nombreux en Jordanie,
et qu'ils s'exportent beaucoup pour travailler à l'étranger. En général,
il œuvrent dans le monde arabe, mais il me paraissait logique d'en
trouver dans une zone de conflit où l'organisation de la conférence
islamique était si impliquée.
Il nous reçut fort aimablement et s'excusa, dans un anglais très
correct, de ne rien nous offrir à boire. Il n'avait pas préparé de thé,
parce que c'était le mois de ramadan. Je profitai de cette visite pour lui
parler arabe, après que le lieutenant-colonel américain m'ait présenté
comme un renfort temporaire à sa section de liaison avec les ONG.
J'expliquai au Jordanien ma « légende » à l'intention des ONG de
Zenica : interprète du général français à Sarajevo, je venais aider les
gens de l'Otan à prendre contact avec les organismes humanitaires
arabes qui travaillaient à Zenica.
Je lui dis que nous savions que beaucoup de gens parlaient
l'anglais, mais que certains ne parlaient que l'arabe et le serbo-croate.
Comme nous redoutions que le printemps ne ramène, comme chaque
année jusqu'à présent, des troubles et de la violence, nous souhaitions
pouvoir prévoir les moyens d'éviter un dérapage de plus cette année­
là. Pour ce faire, il nous fallait connaître le nombre et l'origine des gens
de nationalité non bosniaque qui travaillaient avec les ONG, et s'ils le
désiraient les pays de repli vers lesquels ils souhaitaient que l'Otan les
transporte en cas d'évacuation.

121
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

La démarche était inhabituelle, mais l'Otan avait relevé l'ONU et


les observateurs de nos actions avaient pu mesurer que nous étions
plus directifs, et plus « musclés ». En arabe, je continuai mon entretien
avec l'homme en lui disant grand bien de la Jordanie. Puis je me
hasardai à poser la question de confiance, était-il jordanien ou
palestinien ? Comme souvent dans ce cas, il commença par hésiter, en
pesant le pour et le contre, puis il avoua : « Je suis palestinien ».
Je lui tins alors un discours dithyrambique sur mes contacts avec les
Palestiniens de Jordanie. Avec suffisamment d'éléments pour lui « rappeler
le pays », et qu'il puisse vérifier ce que je voulais qu'il puisse vérifier.
Il se détendit et me dit au revoir avec un bon sourire. Aux yeux
des Arabes, les Français ont ceci de spécial que, soit ils détestent les
Musulmans, soit ils les aiment beaucoup. Il convient donc pour tout
Musulman de toujours vérifier à quelle catégorie appartient son
interlocuteur français.
Le but de notre visite de ce jour-là était de susciter des
commentaires à travers la communauté des ONG musulmanes. Je
faisais assez confiance au « téléphone arabe » pour savoir que, dès
l'après-midi, tout ce qui était lié à notre Palestino-Jordanien saurait tout
de nos intentions affichées. Être déjà connu, et dire ensuite de nous­
mêmes ce que les autres en savent déjà est une bonne manière
d'inspirer confiance en milieu oriental.

Le Centre islamique des Balkans


Au cours du déjeuner, !'Américain me demanda ce que j'avais
l'intention de faire cet après-midi-là. Lui devait rencontrer quelqu'un,
et je ne lui demandai pas qui. Ce pouvait être une source . . . Je lui
parlai donc du Centre islamique des Balkans, installé dans un ancien
cinéma, et dont la façade était vert pâle. Je lui dit mon intention d'y
faire une petite visite.
« Mais tu y seras tout seul !
- Oui, cela ne m'inquiète pas. Je veux voir si je peux y entrer et
y rencontrer le directeur.

122
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

- C'est un Séoudien . . .
- Oui, c'est ce que disent nos papiers, mais je crois que nous
allons faire des découvertes. Le Jordanien de ce matin était un
Palestinien, mais Séoudien, cela ne veut rien dire. Il y a de nombreuses
tribus et de nombreux clans qui sont en compétition dans les allées du
pouvoir. Il peut être intéressant de découvrir de quelle tendance est le
directeur. Il suffit de me déposer devant le centre, et moi je vous
rejoins ensuite à une heure que vous m'aurez indiquée, et là où vous
m'aurez dit. »
Nous nous sommes mis d'accord pour nous retrouver à l'hôtel
international, à 16 heures. L'Américain ne savait plus exactement où
était le Centre islamique des Balkans, et j'étais bien incapable de le lui
indiquer. Mais, après avoir un peu tourné, la Land Rover me déposa
devant l'ancien cinéma.
Il faisait presque doux, j'avais ouvert ma veste en Gore-Tex. Mon
pistolet, porté haut sur le ceinturon était camouflé sur mes reins. Avec
mon béret et mon manteau ouvert, je faisais vraiment « pépère » qui
tue le temps. Je n'avais rien à voir avec une de ces « bêtes de combat »
qui font la une de Terre Magazine.
Je traversai la rue alors que la Land Rover démarrait, hésitante. La
grande porte vitrée de l'entrée du Centre était fermée. À travers, je
pouvais voir déambuler des jeunes gens et filles en tenues islamiques
d'inspiration nettement mecquoise. D'une loge de concierge jaillit un
homme aux traits typiquement yougoslaves. Trapu, brun, moustachu,
il avait l'air avenant d'un bouledogue réveillé en plein premier
sommeil. À jeun pour des raisons religieuses, il semblait en vouloir à
son patron d'être si strict avec des principes qu'il n'avait jamais
appliqués du temps du titisme. Il ouvrit la porte, la franchit et la
referma à clé derrière lui. Il m'aboya quelque chose en serbo-croate. Je
restai coi un moment, puis je lui parlai français. « Bonjour, est-ce que
vous comprenez le français ? »
Il aurait pu avoir été déménageur en pays francophone avant le
guerre. Devant son air méditatif; j'ai essayé l'allemand, et en désespoir

123
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de cause j'ai utilisé l'arabe. Il ne comprit qu'une chose, il lui fallait


voir son chef.
Il disparut dans son «gow:bi ». Très vite arriva un autre yougoslave,
plus jeune. Il parlait un arabe scolaire mais il me comprit Avec un air
compassé, il me demanda d'attendre, puis il revint, un sourire d'initié
éclairant son visage, et m'introduisit dans le bureau directorial.
J'eus l'impression de me retrouver en Arabie séoudite. Derrière
un bureau vide, un Séoudien en djellaba immaculée jouait avec un
énorme stylo de grande marque. Pas un Mont-Blanc ; à cause de la
neige qui vue de dessus ressemble à une étoile de David, les Séoudiens
ont mis un veto à leur importation.
Je lui ressortis ma « légende », mais je lui précisai que je n'étais
pas là pour le travail, ce jour-là. Comme le dimanche était un jour de
repos, j'en profitais pour prendre quelques loisirs et rendre visite au
centre dont j'avais entendu parler, dis-je au directeur séoudien.
Il me questionna sur ce que je savais de l'Islam, et comprit que si
je n'étais pas musulman, je n'en étais pas moins passionné et ouvert à
ce courant de pensée. En veine de confidence, il m'expliqua qu'il était
le neveu d'un général de l'armée de l'air séoudienne. Je connaissais ce
général qui avait eu sous son autorité territoriale la base d'Al Ahsa, où
avaient été nos avions de combat pendant la campagne de libération
du Koweït Je pris rendez-vous avec «le neveu du général séoudien»,
pour une visite officielle à son Centre dans le cadre de ma mission de
l'Otan et nous nous sommes quittés « bons amis » après qu'il m'ait
offert un livre de théologie musulmane, en arabe.

Les dissensions entre islamistes pourraient compliquer


l'application des accords de Dayton
Le contact était pris avec ce que je pensais être une autorité
importante de l'action islamique dans les Balkans, ou en tout cas en
Bosnie-Herzégovine. Les tensions entre Iraniens et Séoudiens sont
assez fortes pour qu'il soit nécessaire de pouvoir éventuellement tirer
parti de ces dissensions.

124
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

À ce moment de la mission, grâce aux travaux des services de


renseignement alliés, et essentiellement britanniques et français,
nous avions acquis la certitude du rôle déterminant que jouait l'Iran,
aux côtés de certaines factions pakistanaises, dans cette après-guerre
civile bosniaque.
Chiites et Talibans avaient des comptes à régler avec les Turcs et
les Arabes, ils avaient aussi des contentieux vifs avec l'Administration
Clinton. Dans les modes de pensée orientaux, la fidélité aux alliances
passe après celle à la « foi ». Aussi les Talibans réfugiés au Pakistan, et
les militants islamistes qui arrivaient d'Afghanistan oubliaient-ils
facilement que les Américains les avaient armés quand ils luttaient pour
renverser leurs gouvernements. Maintenant, l'Otan était devenu le
nouvel ennemi aux yeux des islamistes. Et le Séoudien neveu de
général reprochait beaucoup de choses aux Américains, oubliant que
la coalition qu'ils avaient mise sur pied, outre qu'elle avait rendu sa
liberté au Koweït, avait restitué leur honneur aux pays de la Ligue
Arabe et stabilisé le régime chancelant du très malade roi Fahd.
Je revins à pied à travers la ville et je rejoignis mes camarades à
l'hôtel. Ils me virent arriver avec soulagement. Il est vrai qu'ils
considéraient que j'étais allé passer quelques heures dans la bouche
d'un serpent venimeux affamé.
Au cours de ma traversée de la ville, j'étais passé par un marché
de nourriture. Il y avait de quoi manger, mais c'était assez cher.
Toutefois, les femmes faisaient leurs courses et l'ambiance était
beaucoup plus celle d'une petite ville européenne que celle du souk
populaire de Batha à Riyadh. Les Musulmans arabes donnaient de plus
en plus l'impression d'être sur la ville un greffon contre nature plutôt
qu'un bourgeon, fruit des convictions et de la foi commune.

Un Centre islamique qui a gardé sa mauvaise réputation


L'inquiétude de mes camarades à m'avoir vu aller seul dans le
Centre islamique des Balkans était tout à fait justifiée, si l'on se
rapportait à l'histoire de ce Centre pendant la guerre civile.

125
CRIMES DE GUERRE À L ' O TAN

Cet endroit avait fait parler de lui pendant la guerre croato­


musulmane, de 1992 à 1994. Initialement cinéma de quartier, il avait
été fermé puis transformé en centre de milices musulmanes. Les
« Cygnes noirs » y avaient eu leur siège durant un moment.

Lorsqu'en rentrant, le soir, j'évoquai le Centre islamique des


Balkans avec l'une des interprètes, bosniaque musulmane, qui
travaillait pour la section de l'unité de contre-renseignement de Vitez,
elle devint pâle et je crus qu'elle allait avoir un malaise.
Le lieutenant-colonel américain lui confirma que j'y avais passé
une partie de l'après-midi, et plus jamais, au cours des quelques jours
où j'ai travaillé avec l'équipe de Vitez, elle ne resta seule avec moi dans
notre salle de réunions.

Nous commençons à fouiller dans les « nids de guêpes »


Le lendemain, 11 février 1996, nous avons commencé nos visites
aux ONG musulmanes, pour tenter d'identifier celles qui présentaient
un danger et celles qui méritaient d'être protégées en cas de reprise
des combats au printemps. Je faisais équipe avec un adjudant
britannique, spécialiste de contre-renseignement.
Nous avons débuté par l'association « al Haramaïn », c'est-à-dire
« Les deux Mosquées ». Cette dénomination fait référence aux deux
mosquées de La Mecque et Médine qui constituent une sorte d'entité
sacrée pour les Musulmans.
Nous aurions dû rencontrer le « coordinateur », un Musulman
bosniaque mais, manifestement, il ne coordonnait rien. Ce fut un jeune
Arabe dynamique débordé qui nous reçut à sa place. La discussion eut lieu
en arabe. Très spontanément, le directeur accepta de nous fournir une liste
des personnes qui ressortissaient à son ONG, Bosniaques et étrangers,
employées par l'ONG ou soutenues par elle. Il lui fallait un certain temps
mais il nous dit que cette liste serait prête pour le vendredi suivant.
Je fus un peu surpris d'être apparemment si bien reçu, car
certaines livraisons de médicaments de cette ONG avaient servi de

126
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

couverture à des transports de munitions de différents calibres, il n'y


avait pas si longtemps. Mais je savais aussi qu'il ne faut pas s'étonner
de si peu : si l'on veut se cacher sous la peau d'un agneau, autant
choisir celui que le berger prend pour le plus doux.
L'accueil qu'on nous réserva, lors de nos diverses visites, ne fut
pas toujours aussi courtois. Dans l'immeuble Promet de Zenica, qui
était autrefois le siège commercial de toute l'industrie métallurgique de
la région, nous avons pris contact avec des filiales nationales de
diverses ONG musulmanes : une agence du HRI (Human relief
International) dans sa version koweïtie, qui était fermée, et dans sa
version qatarie. Deux fois la même ONG dans le même bâtiment, cela
nous parut un peu suspect, et de nature à tromper la surveillance
d'observateurs extérieurs à l'immeuble.
La société caritative du Qatar (Qatar Charitable Society) était
dirigée par un Jordanien de Kerak. Un Jordanien et non pas un
Palestinien. En discutant, nous nous sommes trouvé des relations
communes au sein de l'armée jordanienne. Il connaissait de nombreux
officiers qui avaient été mes camarades de stage de l'École de guerre de
Jordanie, et qui depuis s'étaient élevés dans la hiérarchie. Il connaissait
aussi très bien le commandant de l'École, à l'époque où j'y étais.
Ce valeureux directeur d'une ONG qatarie finit par m'avouer qu'il
avait suivi le stage numéro 29 de l'École de guerre jordanienne, c'est-à­
dire deux promotion après la mienne. Et qu'il était bien jordanien. Il
avait rejoint l'humanitaire par conviction, m'expliqua-t-il . . .
L'association HRA EGYPT nous permit de faire un bien surprenant
constat. Le premier contact avec son directeur, un Égyptien imposant
qui venait de rentrer d'un voyage éclair à Mostar, fut plutôt froid. Mais
après que nous ayons parlé d'Héliopolis et d'Ismailia, l'homme se
radoucit. Il nous dit qu'il n'avait pas besoin de notre aide, que
maintenant que l'Otan était là, les choses se normaliseraient etc.
Mais, au cours de cette conversation, j'observai qu'il avait des
téléphones dont deux à boîtier chiffrant, et un relié à une antenne de
téléphonie par satellite. L'un des téléphones chiffrants était connecté à
un fax. L'utilisation de moyens cryptés de cette capacité pouvait

127
CRIMES DB GUERRE À L ' O TAN

s'expliquer dans le cadre des activités de police, d'armée, ou à la


rigueur pour une banque ou une entreprise qui aurait eu des secrets
économiques à protéger. Mais qu'une ONG puisse disposer de ce style
d'appareillage coûteux et dont l'achat n'est pas toujours aisé nous
laissa perplexes, mon équipier et moi.
Tous les soirs, au retour à Vitez, je faisais mon compte rendu de
visite. j'en donnais un exemplaire au lieutenant-colonel américain, et
je gardais l'autre pour les archives du chef de l'unité de contre­
renseignement de notre PC à Iljidza. Et un exemplaire pour moi, bien
sûr. Après avoir rédigé notre pensum, avec mon équipier, nous
participions à la réunion de coordination pour le lendemain. Ce soir­
là, l'Américain nous accueillit en nous disant qu'il nous fallait reporter
nos rendez-vous du lendemain matin, parce qu'il avait besoin des
voitures pour une visite à plusieurs dans le village d'Orasac.
Le chef de la police de Travnik, un Croate, venait d'être saisi
d'une plainte de la part des habitants. Selon eux, les patrouilles de
l'Otan ne cessaient de troubler la paix de ce hameau agricole. Les
mouvements suspicieux de nos véhicules de reconnaissance
montraient que l'Otan soupçonnait Orasac de receler des criminels.
Le policier avait donc proposé au chef de la section de contre­
renseignement de Vitez de lui faire visiter le village, pour lui montrer
son caractère inoffensif, afin d'obtenir qu'on laisse enfin en paix
ses paysans.
Je pris la parole pour décrire le village aux gens de la section. Je
n'avais aucun mérite à être bien renseigné sur ce groupe de maisons,
parce qu'il avait fait l'objet d'une courte mission de nos équipes de
recherches du 13e Régiment de dragons parachutistes. Les dragons en
avaient ramené des photos instructives où l'on voyait notamment des
antennes qui n'avaient rien à voir avec la télévision, mais bien avec la
transmission à longue distance en bande latérale unique, et des
communications en modulation de fréquence, dans les gammes
militaires. Ils avaient aussi pris en photo des jeunes paysans qui,
compte tenu de leurs outils, devaient sans doute labourer le sol à la
rafale de balles blindées.

128
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

La mission du 13e Régiment de dragons parachutistes avait signalé


quelque trente extrémistes islamistes dont beaucoup portaient leurs
armes en permanence, et ceci bien après l'entrée en vigueur de
l'interdiction de port d'armes par toute personne n'appartenant pas à
la police ou aux forces armées autorisées. L'un des dragons m'avait
même dit :
« Il y a un panneau jaune dans le village, avec des trucs écrits en
arabe. Mais comme il y avait du contre-jour, je n'ai pas pu faire de
photo exploitable. »
Il faut dire que leur mission avait été de très courte durée. Elle
avait atteint son but qui était de vérifier si Orasac, qui nous était
régulièrement dénoncé par nos sources indigènes, méritait bien qu'on
s'en occupe. Il était plus urgent de traiter l'objectif« Fojnica », mais le
tour d'Orasac viendrait.
Lorsque j'eus fini de dire à l'Américain tout ce que je savais
d'Orasac, je constatai un certain agacement chez lui. Il me demanda si
je tenais à venir au village avec l'équipe. Je sentais bien qu'il ne me
l'avais proposé que par politesse. Mais je lui répondis qu'il était évident
que j'allais être de la visite. Devant moi, il téléphona à Travnik, pour
annoncer qu'il y aurait un visiteur de plus, qui venait de Sarajevo.
En moi-même, je pensais à l'opération Grouse, qui était déjà bien
lancée, et qui devait apporter une moisson de renseignements sur la
bande de tueurs qui s'instruisaient dans les montagnes. Il me tardait de
rentrer à Sarajevo pour exploiter tout ce matériel.
Le lendemain, donc, nous sommes allés visiter le hameau
« agricole». Cette visite coupa pendant une demi-journée la mission
à Zenica dont je reprends la relation.

L'immeuble Promet,
siège de la subversion iranienne dans la région
I:après-midi qui suivit notre visite dans le guêpier d'Orasac, nous
retournâmes dans le nid de frelons de Zenica. Toujours des insectes, et
toujours pas de miel. Nous commencions à avoir bien cerné les lieux de

129
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

perdition de la ville. Il y avait un quartier sous influence iranienne, un


autre bosniaque, un autre était un fief séoudien, un autre était marqué
par les Pakistanais, et surtout il y avait le centre du nid de frelons qui
était l'immeuble Promet, ou Prometall comme disaient d'autres
Zéniciens. Il y avait aussi des ONG qui faisaient très honnêtement leur
travail. Et celles-là n'étaient ni dans le quartier iranien, ni dans le
quartier pakistanais, ni près du camp du régiment d'instruction n°4.
En sortant de l'immeuble Promet, nous nous dirigions vers la
verte et héroïque Land Rover de Sa Majesté lorsque nous vîmes arriver
une splendide 605 Peugeot, d'un blanc cassé du plus bel effet. Elle
s'arrêta devant l'immeuble, et deux « apparatchiks » importants en
descendirent.
Un comité d'accueil attendait les deux hommes qui n'allaient pas
manquer de se rendre à l'étage de l'agence de presse IRNA. Car l'Islamic
Republic News Agency, l'agence de presse officielle de la République
islamique d'Iran, disposait dans Promet building d'un étage complet.
Nous étions passés devant plusieurs fois, au cours de nos visites, et
chaque fois nous avions dû soutenir le regard menaçant de tueurs en
civil. Ces hommes restaient à l'intérieur du hall de l'agence, mais
portaient en bandoulière des pistolets-mitrailleurs MP5 de fabrication
allemande. Devant la porte vitrée du hall, dans la zone publique, des
policiers de la Fédération croato-musulmane montaient la garde, évitant
ainsi qu'un innocent visiteur de l'immeuble, se trompant d'étage, ne soit
abattu par les curieux « journalistes» de l'agence iranienne.
Nous étions d'autant plus persuadés que les deux apparatchiks
levantins allaient monter chez les « Gardiens de la foi» que nous avions
reconnu dans le comité d'accueil l'un des cerbères qui sévissaient une
heure plus tôt à l'entrée de l'agence de presse d'Iran. Simplement, il
n'arborait plus son pistolet-mitrailleur allemand. Il avait enfoncé la main
dans la poche de son imperméable et devait y serrer la crosse d'une arme
puissante. Ce qui m'intéressa le plus, ce fut la plaque d'immatriculation
de la Peugeot. Une plaque française finissant par le bigramme 75 . . .
Je relevai le numéro d'immatriculation et de retour à Vitez,
j'appelai le lieutenant-colonel de la direction de la protection de

130
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

sécurité de la Défense qui travaillait avec nous à Sarajevo, et je lui


demandai s'il pouvait identifier le propriétaire du véhicule.
« Je ne te le promets pas pour ce soir, mais j'essaie. Au plus tard
demain, pour le début du travail, vers 7 heures du matin. �
Une demi-heure plus tard le téléphone sonnait. Merveilleuse
efficacité de notre camarade et de son service d'appartenance. Le
numéro était faux. La voiture, peut-être volée en France, avait été
maquillée ; mais le plus significatif était que pour circuler librement les
islamistes se mettaient de plus en plus à apposer sur leurs voitures des
plaques françaises ou des plaques allemandes. Ainsi, les visiteurs de
marque de l'agence de presse iranienne IRNA, à Zenica, le 15 février
1996, étaient arrivés en voiture qui, même si elle n'était pas volée - le
doute subsiste -, portait une fausse plaque d'immatriculation.
Ma mission à Zenica confirma les impressions que nous avions
sur l'imbrication entre les ONG et les services secrets de certains pays
parmi les plus extrémistes de l'Organisation de la Conférence
islamique. La présence de Jordaniens ou d'Égyptiens ne me rassurait
qu'à moitié. Ou ils étaient mandatés par leurs gouvernements, ou ils
étaient là comme opposants. Je connaissais assez l'antagonisme féroce
qui dressait les Frères musulmans de ces deux pays contre leurs
gouvernements respectifs, jugés trop complaisants envers les
occidentaux et l'immoralité des sociétés occidentales.
Si dans Sarajevo on pouvait croire à une détente de la pression
islamiste, il subsistait dans Zenica des indices graves et concordants d'un
activisme de la Conférence islamique qui pouvait nous laisser craindre
des affaires graves. Même si les Musulmans de Bosnie-Herzégovine
rentraient dans le processus de pacification des accords de Dayton, il
demeurait, dans cette ville et sans doute dans la région, des capacités de
nuisance forte. Nous craignions que Zenica ne serve de base de départ à
un activisme qui aurait pu porter la violence hors des frontières.
Tout le monde savait que l'immeuble Promet abritait un relais
puissant de la radio iranienne qui pouvait transmettre de la
propagande subversive vers toutes les communautés européennes,
mais aussi servir à des communications encore plus offensives.

131
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Dans cette ville, les islamistes se sentaient assez sûrs d'eux-mêmes


pour tenter de faire croire que leur action restait efficace. Pourtant
l'impression générale qui se dégageait de cette enquête était que les
Musulmans de Bosnie-Herzégovine n'étaient pas devenus des
intégristes. Dans leurs malheurs, ils avaient trouvé d'abord le soutien
de pays particulièrement dangereux. Mais à cheval donné on ne
regarde pas les dents et cette aide, avec des contreparties parfois
désagréables, les Musulmans de Bosnie-Herzégovine ne pouvaient que
l'accepter. Le soutien dont ils disposaient maintenant de la part de
l'Administration Clinton leur permettait de se tourner vers des
sponsors plus acceptables au plan international. Pourtant, les chefs
musulmans de Bosnie-Herzégovine devaient rester prudents et ne pas
mettre tous leurs œufs dans le même panier. En outre, ils avaient une
dette morale envers ceux qui les avaient aidés.
Cette dimension, humaine, a échappé à bien des acteurs de la mise
en œuvre des accords de Dayton. Il y avait en Bosnie-Herzégovine des
islamistes recherchés dans le monde. À certains de ceux-là, les autorités
bosniaques musulmanes avaient accordé asile et nationalité. Cela ne
simplifiait la tâche de personne. Ni la nôtre, ni celle des Bosniaques qui
eurent à faire des tris judicieux. C'est ainsi que, à terme, le moudjahid
Lionel Dumont, gan�ter français converti à « l'Islam des banlieues », finit
par atterrir dans une geôle bosniaque. Alors la justice française put
s'intéresser à lui. Nous avions d'ailleurs enquêté à son sujet à Zenica, à la
demande des autorités françaises, dans ce fameux Régiment d'instruction
n° 4 où nous avions retrouvé trace de son passage.
C HA PITRE 7

DA N S LE GUÊPIER D ' Ü RA SAC

a visite du village d'Orasac allait être révélatrice des manipulations


L
que je dénonce dans cet ouvrage. Nous avons découvert dans ce
prétendu hameau agricole que les Musulmans de Bosnie-Herzégovine
affichaient un sentiment d'impunité croissant vis-à-vis des troupes de
l'Otan. Comme souvent dans ces sortes d'enquêtes que sont les
opérations de renseignement, on tire un peu au hasard un fil qui sort
de l'écheveau sans forcément imaginer ce que l'on va ramener à l'autre
bout. Et il arrive que la chance soit au rendez-vous.
Le jeudi matin nous nous sommes donc rendus en visite à Orasac,
à l'invitation des autorités de Travnik. Le lieutenant-colonel américain
de Vitez avait rendu compte au commandant de l'unité de contre•
renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan à Sarajevo de
l'imminence de cette visite.
Réagissant immédiatement, notre chef de bureau renseignement
nous envoya une équipe du combat camera team, l'équipe
spécialisée de prises de vue de guerre. Cet élément est chargé de faire
des photos et des films à l'occasion de toutes les opérations, lorsque
les images peuvent avoir un intérêt opérationnel ou peuvent servir de
preuve en justice.
Nous avons donc attendu l'arrivée des deux hommes de Sarajevo,
puis nous les avons dissimulés dans la caisse d'une des deux Land
Rover. Il leur faudrait prendre des photos sans être ni vus ni entendus
par les occupants du village. Certes, ils utilisaient des appareils photos
numériques à gros boîtiers, qui ne faisaient pas de bruit d'obturateur,
mais il y a tant d'autres sources de bruits inquiétants, lorsqu'on veut
rester absolument silencieux . . .

133
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Nous avions rendez-vous avec le chef de la police sur la grand­


route, à quelques kilomètres à l'ouest, en direction de Travnik. Il nous
attendait au carrefour qui conduisait de la route fédérale au village.

C'est la Fédération croato-musulmane qui protège le village


Nous avons garé les deux voitures militaires à côté de la Golf
blanche. I.e policier fumait une cigarette locale à l'odeur âcre malgré le
ramadan. Il n'était vraisemblablement pas musulman. Il nous annonça
que son chef arrivait de Zenica où il était allé chercher un policier
musulman et allait nous rejoindre. Ainsi, nous allions avoir affaire à une
délégation de la police fédérale. Bien que le caractère fédéral de cette
police reste très théorique, les Bosniaques savaient lui donner une
apparence de réalité quand il fallait faire illusion aux yeux de l'Otan.
I.e policier nous avait salués tous les trois, le lieutenant-colonel
américain, l'adjudant britannique et moi-même. Il avait à peine regardé
l'interprète que nous avions amenée avec nous. Était-ce parce qu'elle
était musulmane, ou parce que c'était une femme ? I.e doute persistera,
mais cela ne semblait pas troubler la jeune femme. I.e policier parlait
ostensiblement l'anglais.
Sans perdre de temps, nous nous sommes mis en route en convoi
vers un hameau dont nous devinions les toits de tuiles neuves à flanc
de colline. I.e policier arrêta son véhicule à hauteur de la guérite à
l'entrée du hameau.
Je regardais avidement ce point que les rapports des équipes du
13 Régiment de dragons parachutistes m'avaient rendu presque
e

familier. Tout était là. La guérite, les poteaux légers qui avaient soutenu
la ligne téléphonique de campagne.
Il faisait doux et beau. C'était surprenant au mois de février. Les
dernières plaques de neige fondaient doucement sous les haies,
mouillant les champs de couleur verte tendre et vive à la fois.
raubépine qui bordait la route se piquetait de bourgeons vert clair qui
annonçaient le printemps.

134
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Un « paysan » se tenait devant la guérite. Placidement, il regardait


monter notre convoi en maintenant ouverte une barrière rouge et
blanche à l'air très officiel. Curieux, cette barrière à l'entrée d'un village
agricole . . .
D'ailleurs, lorsque les trois véhicules eurent passé la guérite, le
policier de Travnik arrêta sa Golf et le « paysan » y monta. La colonne
continua jusqu'à un gros bâtiment qui trônait au centre d'Orasac et
nous avons garé les voitures, prêtes à repartir, sur un terre-plein qui
aurait pu (et avait dû) servir de lieu de rassemblement à une
cinquantaine d'hommes. De ces places où l'on dispose les gens en carré
quand on a des choses à leur dire, et que les militaires connaissent bien
sous le nom de « place d'armes » ou de « plateau-rapport ».
On m'avait décrit le bâtiment central en détail. Selon les gens du
« 13 », il portait au moins une antenne, il devait avoir une salle de
prière mais elle devait avoir servi à des cours ou des conférences.
Pendant la mission de reconnaissance, les dragons avaient entendu une
explosion sourde et avaient constaté que des équipes de secours,
apparemment bien entraînées, étaient intervenues sur un lieu qu'ils ne
pouvaient pas voir depuis leur poste d'observation.
Un fois descendu de voiture, je fis un discret « tour d'horizon »
pour me mettre le village « dans la peau ». La seule maison quelque
peu ancienne était un bout de ferme basse au toit de tuiles irrégulier et
aux murs de pierres non taillées et jointoyées au mortier.
Le hameau comprenait ensuite un grand hangar monté en
agglomérés de ciment et en briques sans crépi. Une grande place à peu
près plane pouvait servir d'aire à battre, ou de terrain de sport. Dans
les deux cas, elle n'avait pas été utilisée depuis quelque temps parce
que l'herbe y poussait dru. Au-delà, un long bâtiment bas où des
fenêtres et des portes alternaient faisait penser à ces lignes de maisons
qui constituent les corons en pays miniers. Quelques villas
complétaient le tableau et toutes de construction récente. Elles
n'étaient pas crépies, ce qui leur donnait un air inachevé. Les boiseries
et les huisseries de style industriel, en bois, rappelaient du matériel
préfabriqué allemand ou suisse.

135
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

Le village semblait vide. On y voyait bien quelques hommes, mais


rien qui laisse penser à un hameau de paysans de montagne. Il n'y avait
ni femmes ni enfants. Alors qu'il faisait beau, on ne voyait aucune
lessive étendue sur les rares fils à linge.

Un hameau qui n'a pas cessé d'être militaire,


malgré les accords de Dayton
Par le truchement de notre interprète musulmane, notre Américain
échangeait des banalités avec les deux Yougoslaves qui nous avaient
accueillis, les seules personnes que nous avions vues jusqu'à présent.
Malgré le ramadan, je sortis une cigarette anglaise au bon goût de
foin. Ça me donnait un prétexte pour m'éloigner du groupe. Je me mis
à errer lentement, sans but, puisque nous attendions toujours ceux qui
devaient arriver de Zenica. Dans l'attitude du drogué au tabac qui
marche par désœuvrement en regardant ses pieds, je contournai le
gros bâtiment central jusqu'au pignon opposé au parking. Arrivé là, je
m'arrêtai en faisant demi-tour. En bâillant et en m'étirant, je gagnai
quelques secondes qui me permirent d'observer cette partie de
l'immeuble au niveau du premier étage. Je vis nettement le trou dans
les briques, où brillaient les deux fiches en maillechort nickelé de deux
câbles coaxiaux d'antenne de radio. C'était ce que je voulais voir et je
revins vers mes compagnons, en tirant avec une délectation apparente
sur ma tige de poison.
Aucune des deux antennes dont m'avaient parlé les gens du 13e
Régiment de dragons parachutistes n'était visible. j'en ai conclu qu'on
les avait démontées pour notre visite. La présence des câbles, encore
prêts à servir, et celle de tiges filetées scellées dans le mur me laissaient
penser qu'elles n'étaient pas loin. Dans les combles du gros bâtiment,
peut-être. Il me restait encore à trouver les poteaux supports de
l'antenne filaire horizontale pour les postes à longue portée, en
modulation d'amplitude. Je n'avais pas vu cette antenne, donc je
pensais qu'elle avait été démontée. Mais si ses poteaux étaient toujours

136
CRIMES DE G UERRE À L 'O TAN

là, cela voudrait dire que les islamistes avaient l'intention de réactiver
le village militaire dès que la situation le rendrait possible.

Dans la gueule du loup


Avant de rejoindre le groupe, j'éteignis méticuleusement ma
cigarette sous ma chaussure. Enfin, les interlocuteurs musulmans de
Zenica arrivèrent. On nous avait conduits au premier étage du seul
bâtiment un peu ancien. Au bas d'un escalier en béton aux marches
inégales, on nous avait fait nous déchausser. Quelques hommes d'une
trentaine d'années étaient venus avec nous, s'étaient également
déchaussés, puis nous étions montés dans la salle où nous allions
rencontrer le chef du village . . . agricole.
J'ai pensé alors que si nous devions filer en vitesse, nous n'avions
pour le faire qu'une porte étroite, que nous devrions courir dans un
escalier aux marches blessantes en chaussettes, et que nous n'aurions
pas d'autre solution que de courir pieds nus, poursuivis par les
moudjahidin qui restaient dans le village, chaussés, eux.
Après nous, sont entrés les quatre hommes jeunes qui s'assirent
par terre. Ils étaient en civil, et l'un d'entre eux, en s'accroupissant fit
remonter un instant la jambe de son blue-jean sur sa cheville. Je vis
nettement l'étui à revolver qui contenait un petit 38 Special, un Taurus
ou un Colt Cobra . . .

Un vieil Arabe moins pentu qu'il n'en a l'air,


et une police fédérale menaçante
Assis à un bureau de maître d'école, il y avait un vieil Arabe à l'air
un peu ébahi. Lui était carrément en djellaba d'hiver qui pouvait venir de
Syrie ou du Haut Kurdistan iraquien. Comme les escadrilles d'anges
commençaient à passer, je saluai fort protocolairement le vieil homme en
arabe, en adoptant une formulation nettement musulmane. Il eut un
sourire incrédule, me répondit et me demanda où j'avais appris sa
langue. Je lui parlai de mon séjour en Jordanie, sans lui dire ce que j'y
avais fait exactement, et je lui dis aussi que j'avais habité l'Égypte. Mais

137
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

ces quelques phrases échangées en arabe irritèrent prodigieusement le


flic de Travnik. Il nous fit taire et, comme son correspondant de la police
de Zenica était enfin entré dans la pièce, il commença son discours.
Fort en colère, il nous dit que des patrouilles de l'IFOR avaient
dérangé les villageois, que l'un des gardiens de la propriété avait été
importuné par des Français, et qu'il était temps de laisser ces braves
gens en paix. Sinon, les autorités de la Fédération prendraient des
mesures. . . Bref, il nous menaça. Cette attitude montrait surtout
l'inquiétude. On sentait que quelque chose troublait les autorités
relativement à ce village. Et c'est un indice que nous avons retenu
ensuite pour envisager que l'une de nos opérations secrètes en cours
avait été compromise.
Au cours de la diatribe du policier « fédéral », le téléphone sonna
sur le bureau du vieil Arabe qui décrocha. Il écouta son correspondant,
l'air attentif. Il dit deux fois « Oui » en arabe, puis termina en disant :
« Je t'en parlerai plus tard ». Il parlait un dialectal du Moyen-Orient,
mais l'échange avait été trop court pour définir de quel pays
exactement. Ce n'était en tout cas pas de l'égyptien. Le vieil Arabe avait
un ton de commandement et, manifestement, c'était bien lui qui faisait
la loi dans ce hameau. Des Arabes contrôlaient donc un village
militaire, protégés par une police fédérale qui ne restait agrégée que
grâce aux efforts énergiques de Washington . . .

Bienvenue aux combattants de la Guerre Sainte musulmane


Après nous avoir à peine poliment tancés, le flic bosniaque nous
invita à rejoindre nos véhicules. j'avais pris un peu d'avance, traînant
toujours cet air de m'ennuyer profondément. j'en profitai pour parler
avec un homme au type nettement arabe qui semblait musarder au
soleil, près de nos voitures. Il parlait arabe, bien sûr, mais aussi
français. Il s'agissait d'un Koweïti qui avait passé deux ans en France,
« pour des études ». Nous étions en train de deviser quand d'un
hangar agricole soigneusement fermé sortit un autre homme, d'à

138
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

peine plus de vingt ans. Il allait parler quand l'autre lui dit en me
montrant : « Il parle très bien l'arabe.
-Et pourquoi parles-tu l'arabe ?
- Parce que je l'ai appris.
- Pour quoi faire ?
- Parce que cela m'intéresse, et pour pouvoir coopérer avec les
pays arabes . . .
- Tu parles, c'est plutôt pour faire l a guerre aux croyants . . .
- Je n'ai jamais fait la guerre aux croyants, ce sont les groupes
islamistes armés qui font la guerre aux croyants. . . »
Les autres arrivaient. En passant devant un grand panneau jaune
près des voitures, je reconnus celui que les dragons m'avaient décrit.
Ils n'avaient pas pu en rapporter d'image et c'est avec une curiosité
que j'avais du mal à dissimuler que je l'ai déchiffré. Dessus, on pouvait
lire une inscription qui signifiait : « Engagez-vous dans la Guerre Sainte
pour Dieu, la Jihad (guerre sainte) est un droit. Bienvenue à tous les
moudjahidin (les combattants de la guerre sainte). »
Voilà au moins qui avait le mérite de la clarté. Non seulement le
hameau avait bien abrité des moudjahidin mais encore les habitants
résiduels, d'origine étrangère, perpétuaient le souvenir de cette période.

Conclusions à chaud sur 1a visite d'Orasac :


1a Fédération se sent soutenue par plus puissant que l'IFOR
Je notai mentalement ce que j'avais lu sur le panneau. Au moment
où nos véhicules redescendaient du hameau je me faisais les réflexions
préparatoires à mon rapport au chef de bureau renseignement sur cette
visite instructive. Manifestement, le village n'était qu'en sommeil, prêt à
reprendre ses fonctions subversives. Le souci des policiers de la
Fédération de nous en écarter, ainsi que le fait que le panneau en arabe
soit resté en place témoignaient pour moi de cet état de fait autant que
ce que j'avais pu constater sur l'équipement en antennes.
Il me paraissait évident qu'on avait vaguement caché ce qu'il restait
de militaire dans des endroits qu'on ne nous avait pas laissé visiter.

139
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Mais au moment de rédiger mon rapport, j'avais le sentiment


d'oublier encore quelque chose d'essentiel. Je n'étais pas allé jusqu'au
bout de la synthèse. Pourquoi les villageois avaient-ils laissé le panneau
en place ? Depuis quatre jours que j'écumais Zenica sans cacher ma
connaissance de l'arabe, les flics de la Fédération savaient qu'il y avait
un vrai arabisant dans l'équipe de« liaison» de Vitez. Et la façon dont
ils avaient laissé en place des indices comme la guérite de sentinelle
montrait qu'ils nous prenaient ostensiblement pour des imbéciles.
La sensation que je tirais de cette visite était que les gens de la
Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine se sentaient plus
forts que les gens de l'Otan dans cette affaire. Le ton de menace
qu'avait osé adopter le flic de Travnik, lors de notre visite, outre qu'il
laissait clairement augurer que dès que l'étau de l'Otan se desserrerait
la violence reviendrait dans le pays, me donnait clairement la sensation
que la Fédération se sentait appuyée par plus fort que nous. Comme
les Russes ne soutenaient pas les non-Serbes, seuls les États-Unis
étaient suffisamment forts pour tenir tête à l'Otan. Dont ils faisaient
partie avec le poids que l'on connaît.
Cela me ramena à l'affaire de Visoko, quelques semaines plus tôt.

La CIA viole les accords de Dayton


Lors d'une patrouille de routine, au mois de janvier 1996, un
élément français arriva à une barrière qui coupait l'accès à l'aérodrome
de Visoko, petite ville musulmane au centre de la Bosnie-Herzégovine.
À la barrière, il y avait deux hommes en uniforme qui
empêchèrent notre patrouille d'aller visiter l'aérodrome. Sûrs de leur
bon droit, ils refusèrent toute transaction, téléphonèrent à leur chef
qui confirma le refus d'accès.
Le chef de patrouille otanien contacta ses autorités et l'incident
remonta jusqu'au niveau du général commandant le corps de réaction
rapide de l'Otan, c'est-à-dire au commandement central de l'Otan en
Bosnie-Herzégovine. Nous nous doutions de quelque chose, parce que

140
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

nos sources nous avaient indiqué depuis quelques jours des atterrissages
d'avions, la nuit, sur la base aérienne qui était censée être désaffectée.
Après quelques heures de négociations entre l'état-major de
l'Otan et les représentants nationaux américains, la patrouille française
reçut l'ordre de rebrousser chemin. À contrecœur, notre général
britannique avait pris cette décision diplomatique. La patrouille
pourrait revenir le surlendemain.
Cela nous avait un peu énervés. Mais comme nous avions des
équipes de recherche dans la région, nous les avons envoyées pour
s'informer discrètement. Nos sources évoquèrent des avions gris, sans
numéro d'immatriculation, et à quatre turbopropulseurs. Un ou deux
appareils. La description nous fit penser à des avions de transport
tactique C130 comme ceux qu'utilise la CIA.
Pendant le court délai qui leur était accordé pour disparaître, des
gens en civil embarquèrent dans l'avion une grande quantité de
matériel pédagogique. Les tableaux de papier, les rétroprojecteurs
voisinaient avec les projecteurs de télévision et les ordinateurs
d'instruction. Puis, le ou les appareils repartirent vers on ne sait où.
Pourtant, en réfléchissant, et en en discutant entre nous avec les
têtes du bureau renseignement, nous avons conclu que ce ou ces
appareils avaient été pris dans le plan de vol de l'Otan. Tout l'espace
aérien était strictement surveillé parce que les factions n'avaient le
droit ni de faire voler des aéronefs, ni de faire fonctionner les radars
des stations de missiles antiaériens.
Donc les avions qui étaient venus à Visoko sur l'aérodrome
étaient nécessairement passés dans l'espace aérien. À ce moment-là
tout mouvement devait être intégré dans ce que l'on appelle un ATO,
air tasking order. Il s'agit d'un plan de vol militaire dans lequel sont
inscrits même les rares avions civils qui peuvent se présenter dans
l'espace aérien : ceux de l'ONU ou de la Croix-Rouge, par exemple.
Forcément, les tours de contrôle et les autorités du
commandement aérien de la région Sud de l'Otan, basées en Italie, et
qui sont tous aux mains des Américains de l'Otan, ont eu connaissance
de ces mouvements. Un ou deux C130 de plus ou de moins, ce n'est

141
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

pas grand-chose, mais soit ils avaient déposé un plan de vol pour
VlSOko, ce qui ne pouvait que paraître suspect l'aérodrome étant fermé,
soit ils s'étaient détournés de leur plan de vol, mais cela ne pouvait se
faire qu'avec la complicité des gens de service au contrôle aérien à ce
moment-là. Et le contrôle aérien militaire de la zone était entièrement
sous la coupe des Américains de Vicenza, en Italie.
En interrogeant nos sources, nous acquîmes la conviction qu'ils
s'agissait de gens de la société d'instruction AMI, cette société que la
CIA avait constituée pour réaliser le programme de réarmement de la
Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine. Les instructeurs
américains seraient venus commencer les préparatifs du programme
d'instruction et de l'armée de la Fédération. Si c'était le cas, cela voulait
dire que ces gens, envoyés par Washington, l'avaient été en violation
flagrante avec les accords de Dayton. Nous étions alors au mois de
janvier 1996, et la coopération étrangère militaire ne pourrait revenir
en Bosnie-Herzégovine qu'au début du mois de juillet 1996.

Le chef de la cellule nationale de renseignement américaine


délaisse son vrai rôle auprès de l'Otan
L'évacuation forcée de Visoko correspondit curieusement à une
aigreur très nette du représentant officiel du renseignement national
américain, le chef de la cellule nationale de renseignement américaine.
L'humeur du général Sylvester s'aigrit aussi, et son acrimonie envers
notre chef du bureau renseignement augmenta encore.
Le rôle premier des cellule nationales de renseignement, tel qu'il
avait été défini par l'Otan dès la planification de l'opération, était de
participer à la rédaction de la synthèse périodique de renseignement
du corps de réaction rapide de l'Otan, qui était adressée aux autorités
otaniennes et nationales.
Vofficier de marine, chef de la cellule nationale de renseignement
américaine, ne participait pas aux réunions de coordination que nous
organisions pour harmoniser la rédaction d'un document primordial.
Il envoyait un sous-ordre, montrant ainsi son désintérêt pour un travail

142
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

dont nous souhaitions qu'il soit, autant que faire se pouvait, démarqué
de tout a priori envers une faction ou l'autre.
Plusieurs fois, nous avions dû refuser d'introduire dans cette
synthèse des affirmations de la cellule nationale de renseignement
américaine parce qu'elles n'étaient appuyées sur aucun renseignement
objectif venant du théâtre de Bosnie-Herzégovine. Faute d'en trouver
des traces ou manifestations sur le terrain, nous étions obligés de les
considérer comme des tentatives d'orientation partisane d'un
document périodique dont la qualité était reconnue jusqu'au siège des
Nations unies à New York.
La qualité que les destinataires reconnaissaient à cette synthèse
reposait en particulier sur son impartialité et sur le fait que toutes ses
conclusions s'appuyaient sur une liste de faits contrôlés et joints en
annexe au texte principal. Le rédaction, revue par notre chef de
bureau, n'édulcorait rien, mais laissait dans l'ombre ce qu'il n'était pas
encore bienvenu de diffuser. C'est le général commandant le corps de
réaction rapide de l'Otan qui signait l'envoi, après en avoir lui-même
contrôlé une dernière fois le contenu. Il considérait que la qualité de
cette synthèse périodique lui donnait son poids politique.
L'absence d'un vrai responsable du renseignement américain, à la
discussion préalable à la mise au propre de la version « document de
travail» de ce papier important, était un désaveu du Pentagone à toute
forme d'objectivité en matière de renseignement politico-militaire sur
la Bosnie-Herzégovine.
Manifestement, il en coûtait à Wdshington de devoir se plier à des
règles, même si elles avaient été concoctées par le Département d'État.
Nous fîmes une petite « réunion de nuisibles » dans le bureau de notre
chef britannique du bureau renseignement. Il fallait que nous agissions de
façon à pouvoir contrecarrer « l'agenda national américain», si celui-ci
entravait la mission de l'IFOR. Si cette force mise sur pied pour faire
appliquer les accords de Dayton était à base de pays de l'Otan, elle
comportait aussi de très actifs anciens membres du Pacte de V.U-SOvie, dont
des Russes, des Slovaques et des Ukrainiens. 'frès présents sur le terrain et
très bien renseignés, ils seraient en mesure de dénoncer tous les « abus de

143
CRIMES DE G UERRE À L 'O TAN

l'Otan » si quelque nation s'écartait du cadre fixé par Dayton. Il ne s'agissait


donc pas de s'opposer au Département d'État pour le plaisir, mais dans le
souci de la mission et de l'image de l'Otan. Au Département d'État
américain de respecter les accords qu'il avait imposés à tout le monde.
D'autre part, nous ne voulions pas mettre en porte à faux nos
camarades et amis américains qui travaillaient à nos côtés au sein de l'état­
major. Ils étaient sincères et honnêtes, nous compatissions à leur position
difficile et au choix douloureux que leur imposait 'Wlshington : la mission
ou les ordres gouvernementaux. Et nous, Français marqués par l'affaire
d'Algérie, ne pouvions qu'être sensibles à leur débat cornélien. Mais nous
n'avions rien à faire des intérêts nationaux américains. Et les Britanniques
étaient particulièrement virulents en l'espèce.

Ce que nous avons trouvé au bout du fil


crée une ambiance inconfortable
La visite à Orasac, fermement guidée par la police fédérale
bosniaque, avait eu une conséquence différente de celle que
souhaitaient vraisemblablement ceux qui nous l'avaient proposée.
Nous étions convaincus de ce que le hameau était bien un guêpier et
non une ruche mais, surtout, elle nous aidait à mettre en place les
pièces d'un puzzle inquiétant. La semaine de contact avec les ONG
musulmanes de Zenica nous avait aussi renseignés sur cette sensation
désagréable qui prenait de plus en plus de consistance dans les esprits
des responsables de notre bureau renseignement : certaines instances
nationales américaines agissaient contre l'Otan. raffaire de Visoko
trouvait naturellement sa place dans le puzzle, et la position partisane
du chef de la cellule nationale de renseignement américaine devenait
de plus en plus évidente. Pour tous les membres du bureau
renseignement, y compris américains, qui restaient loyaux à la mission
de l'IFOR, cette situation ne pouvait être que préoccupante. Jusqu'à
quelles extrémités iraient-« ils » ?
CHAPITRE 8

L' O PÉRATION GRO USE TO URNE M AL

e finissais ma dernière journée de travail sur les ONG de Zenica.


Jj'avais tenniné le compte rendu « à chaud » dont j'avais remis une
copie au lieutenant-colonel américain de Vitez. Je m'apprêtais à passer
une fin d'après-midi calme et à préparer mon retour, le lendemain
samedi, vers Sarajevo.
Mais un coup de téléphone de mon chef britannique me demanda
de rentrer de toute urgence sur Sarajevo. Copération Grouse avait mal
tourné et il avait fallu engager la force d'extraction d'urgence.
Le chef américain de la section de contre-renseignement de Vitez
eut la confinnation que je savais beaucoup de choses dont je ne lui
avais pas parlé. Il comprenait que je travaillais à un autre niveau et,
pour le rassurer, je dus lui jurer que je n'étais pas venu le contrôler
mais bien simplement lui donner un coup de main en tant
qu'arabisant. Seulement maintenant la guerre du renseignement me
reprenait et on me rappelait.

D a fallu dégager en force


les équipes du 13e Régiment de dragons parachutistes
Arrivé à Sarajevo, le colonel Core me dit sur le ton de complot
qu'il aimait prendre : « We broke into Fojnica », (Nous avons investi
Fojnica). En fin de matinée, une patrouille inattendue de deux
chasseurs avait quitté le chalet et s'était dirigée droit sur une des
équipes de renseignement du 13e Régiment de dragons parachutistes
enfouie sous la neige. Les deux dragons n'avaient pas bougé. Le tireur
de sécurité d'une autre équipe était sur le point de faire usage de son
anne à silencieux quand les deux chasseurs firent demi-tour vers la

145
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

maison, n'ayant apparemment rien vu. L'équipe de transmissions rendit


compte de l'incident à son che� à Sarajevo, qui reçut le message. À la
vacation suivante, le lieutenant-colonel attendit vainement le contact
radio de son équipe sur le terrain. Il appliqua les procédures de
secours et, devant le caractère infructueux de ses tentatives, il
déclencha l'opération de récupération en force.
Les équipages américains et leurs hélicoptères Blackhawk furent
d'une efficacité redoutable. Les commandos de Légion étrangère qu'ils
emmenèrent à pied d'œuvre débarquèrent en deux vagues de deux
appareils. La première se posa sous la couverture des tirs des
impressionnants canons-mitrailleurs des deux appareils de la deuxième.
Ensuite, la deuxième vague profita à son tour des canons des hélicoptères
de la première qui étaient remontés de quelques dil.aines de mètres.
En quelques minutes et en tirant eux-mêmes très peu de coups
de feux, les légionnaires parachutistes français s'emparèrent du chalet
et arrêtèrent les gens qui s'y trouvaient.
Pendant ce temps-là, les équipes de renseignement du 13e
dragons s'exfiltrèrent et rejoignirent la zone où les hélicoptères de la
Royal Navy devaient les récupérer. Elles échappèrent ainsi à la
médiatisation de l'affaire. Il n'y avait pas eu de pertes dans leurs rangs.
Leur silence au moment de la vacation, qui avait conduit à penser
qu'un malheur s'était produit, venait simplement d'une panne d'un
système sensible mis à mal par le froid. Elles ramenèrent une mine de
renseignements sur des gens qui étaient absents au moment de
l'intervention des commandos.
Nous avons quitté Sarajevo à quatre voitures, de nuit. Nous
devions arriver le plus vite possible sur le site pour opérer la saisie de
tous les documents que nous pourrions trouver, et pour procéder à
l'interrogatoire des prisonniers. Le chef de bureau renseignement
tenait à tout prix à m'avoir sur place pour faire une première
estimation des documents, écrits en caractères arabomorphes, et pour
participer aux interrogatoires.
Il avait rameuté les éléments spécialisés du bureau
renseignement. Bill Standley, le réserviste de la CIA était un expert du

146
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

serbo-croate et de la Yougoslavie. Il parlait la langue en faisant les


différences entre les accents régionaux. Un capitaine de frégate
britannique (équivalent d'un lieutenant-colonel, dans la marine) était
le juriste de l'opération, chargé de contrôler l'aspect juridique de nos
actions, mais aussi de participer aux interrogatoires. Lui était
germaniste. Nous avions aussi quelques secrétaires-conducteurs et
l'équipe de photographie de guerre qui travaillait avec des appareils
photo numériques de grande qualité.

Je ne tue pas un porteur de kalachnikov


La montée de Fojnica vers le chalet fut difficile. Au moment où
nous arrivions dans la forêt, une compagnie d'infanterie de la Légion
tenait grosso modo la vallée qui accédait à notre objectif. Une section
avait établi le contact avec les commandos, mais le gros du dispositif de
protection était encore en route. Nous allions arriver sur le site avec
nos quatre véhicules dans un dispositif encore très léger donc très
méfiant. En outre, la route était couverte d'une forte épaisseur de
neige bien glissante. Nous avions commencé l'ascension prudemment
quand arriva ce qui devait arriver.
Mon conducteur enlisa son véhicule. Les autres voitures continuaient
leur lente progression. J'aidai à repartir en poussant le lourd véhicule et lui
ordonnai de continuer sans moi jusqu'au prochain plat. Et je me mis à
courir derrière la Land Rover qui n'allait pas trop vite. Seulement, par
moins quinze degrés et à mille trois cents mètres d'altitude, je dus ralentir
l'allure. Je voyais les feux rouges s'éloigner, disparaître de temps en temps.
Puis je les perdis de vue. Ce n'était pas grave, suivant mon estimation nous
n'étions qu'à deux kilomètres du but, au maximum.
Il faisait froid mais il ne neigeait pas. Les nuages lourds
dévoilaient la lune de temps en temps, et moi j'alternais la marche
rapide et la course pour continuer à monter. J'avais le sang derrière les
dents. L'air sentait-il la fumée froide d'explosif ou bien est-ce que je le
rêvais ? Toujours est-il que je sortis et chargeai mon pistolet. Pour éviter
tout accident bête, je mis le cran de sûreté. Sur le pistolet MAC 50, il

147
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

est très facile à enlever d'un coup de pouce tout en pointant l'arme,
quand on est droitier.
Et soudain tout se passa comme dans un songe. Sur ma droite à
une dizaine de mètres, j'entendis le bruit de ferraillage caractéristique
de l'armement d'une kalachnikov. Je pointais mon arme en effaçant la
sûreté, quand la lune se découvrit entre les nuages. Je vis alors une
ombre près d'un arbre. On aurait dit une silhouette de tireur debout,
comme elles sont peintes sur nos cibles d'entraînement. Mais là, c'était
un homme. Vivant. Qui allait me tuer. Mais qui ne tirait pas. Les
appareils de visée de mon arme, que j'avais rendus plus visibles avec
du blanc de correcteur pour dactylo, me disaient que si je tirais je le
tuais. Alors pourquoi ai-je dépointé mon arme vers un mètre de son
pied gauche ? Au moment où je tirai, la balle leva une gerbe de neige
poudreuse au lieu de s'enfoncer bêtement dans la terre. Sans doute
avait-elle frappé une souche ou une grosse pierre. L'homme laissa
tomber la « kalach » et s'enfonça dans le bois sans courir.
Je voyais l'arme abandonnée se découper sur la neige, au bord du
petit talus qui surplombait la piste forestière. Je la pris et j'en enlevai le
chargeur. Puis, je manœuvrai la culasse. Une cartouche jaillit de la
chambre. ]'appuyai sur la détente. Le claquement caractéristique du
système de percussion me démontra que l'arme fonctionnait. Donc
c'était bien délibérément que le Yougoslave n'avait pas tiré . . . Je n'en
fus que plus heureux d'avoir détourné mon arme ostensiblement. Et
lui, pourquoi, au lieu de tirer, a-t-il laissé tomber son arme ? Sans doute
en avait-il assez de tuer, ou peut-être s'était-il dit qu'il valait mieux
éviter de courir des risques de représailles, après le déploiement en
force des troupes de l'Otan dans le coin. Il était parti sans courir, je
crois donc qu'il avait compris que j'aurais trouvé criminel de le tuer.
Aujourd'hui, je suis heureux que les choses aient tourné ainsi. Cette
anecdote restera pour moi un de ces bons souvenirs qui peuvent
naître, même dans la stupidité d'une guerre.
Mon premier mouvement fut de repartir à la poursuite des
véhicules avec mon « trophée ». Mais je me ravisai. S'ils avaient entendu
le coup de feu que j'avais tiré en direction du porteur de kalachnikov,

148
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

mes compagnons allaient être inquiets. Et s'ils me voyaient arriver de


nuit avec une kalachnikov que je n'avais pas au départ, ils risquaient de
me prendre pour cible. Je pris donc le chargeur de l'arme que je mis
dans ma poche. Je posai le fusil d'assaut bien en vue au bord de la
route pour que la première personne qui passerait la prenne, en
espérant que ce serait un militaire de l'IFOR.
Je rejoignis mes compagnons un peu plus loin. Heureusement,
la voiture de tête s'était enlisée à son tour et comme le mode d'emploi
de nos nouveaux Nissan Patrol étaient en japonais et en français mais
pas en anglais, le conducteur ne trouvait pas la commande de blocage
de différentiel.
J'arrivai, essoufflé, au moment où la Nissan redémarrait. J'allais
remonter dans ma Land-Rover mais le colonel me fit embarquer dans
son véhicule. Il ne voulait pas me perdre à nouveau. Essoufflé, je n'ai
parlé à personne de mon aventure bizarre. Arrivés presque aussitôt sur
le site du chalet, nous avons commencé notre travail immédiatement.
L'incident me sortit de la tête pour quelque temps, et au bout de
quelques jours je décidai de le garder pour moi. Il ne pouvait pas
cadrer avec une ambiance militaire.
Ce n'est qu'en fin de mission, quand je dus rendre mes
munitions, que l'officier comptable remarqua qu'il en manquait une. Je
lui dis que je l'avais tirée lors de l'opération Grouse mais apparemment
cela ne le troubla pas. C'était devenu un coup de feu banal dans une
opération en cours.

Le président Alija Izetbegovic nous fait menacer


À notre arrivée au chalet, les commandos de la Légion qui avaient
investi les lieux dans l'après-midi contrôlèrent soigneusement qui nous
étions. Ils attendaient une compagnie motorisée, c'est-à-dire une
centaine d'hommes et ils n'avaient vu arriver que quatre véhicules,
donc ils s'étaient méfiés. Heureusement, il y avait avec eux un
détachement de transmissions spéciales du bureau renseignement et
ces hommes identifièrent le colonel, puis chacun d'entre nous.

149
CRIMES DE G UERRE À L'OTAN

Les onze prisonniers étaient gardés au rez-de-chaussée de la


maison par des légionnaires aux mines peu rassurantes. D'ailleurs, ils
ne bronchaient pas. L'action les avait interrompus en pleine
préparation du dîner du dernier vendredi du mois saint de ramadan. Il
y avait huit Bosniaques musulmans et trois Iraniens, comme le
montraient les papiers d'identité que nous avions saisis.
Deux des Iraniens avaient des passeports de service, mais le
troisième portait un passeport diplomatique au nom de Muhammad
Hossein Porsaleh. Je ne laissai rien voir mais je jubilais parce que ce
nom ne m'était pas inconnu. Disons que cet individu s'était déjà
signalé comme un agitateur néfaste, ailleurs dans le monde.
Après avoir jeté un coup d'œil aux documents que les
commandos avaient rassemblés dans une salle de cours, nous avons
visité l'armurerie. C'était indispensable, avant de commencer les
interrogatoires. J'avais mon appareil photo, et je fis de nombreuses
prises de vues, pour mes archives.
Nous allions commencer les interrogatoires, vers 22 heures,
quand le colonel me dit qu'il venait d'avoir la division Salamandre à la
radio. De Sarajevo, les Français nous informaient de ce qu'ils avaient
reçu la visite d'un émissaire du président Izetbegovic. Ce dernier nous
fuisait dire que si nous n'avions pas quitté les lieux pour le lendemain
8 heures, « il allait y avoir du sang sur la neige. . . »
La compagnie d'infanterie de marine était en train de prendre
position pour la nuit, le lendemain elle réorganiserait son dispositif
pour le combat de jour. La Légion tenait la forêt, une compagnie
mécanisée d'infanterie de marine contrôlait les accès à Fojnica. Alors
nous avons jugé qu'il s'agissait de rodomontades. À moins que, une
fois encore, le président des Musulmans de Bosnie-Herzégovine ne se
soit senti soutenu par plus fort que nous ...

Interrogatoires efficaces sans torture


L'interrogatoire des prisonniers dura toute la nuit. Nous ne
sentions pas la fatigue tant il était exaltant de voir les effets d'une

150
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

culture de la torture sur des individus interrogés par des gens qui ne
l'appliquent pas.
Nous avions décidé d'interroger Porsaleh en dernier. Avant le
début des interrogatoires, j'avais demandé à la cantonade qui parlait
l'arabe panni les prisonniers. Silence de mort. Puis Porsaleh se leva et
nous dit en anglais qu'ils connaissaient tous l'arabe grâce au Coran,
mais qu'ils n'utiliseraient que leurs langues pour nous répondre. Il
parlait donc au nom de tous. Il faudrait aborder son interrogatoire avec
le maximum d'infonnations venant des autres prisonniers.
Nous avions installé la salle d'interrogatoire : une table, des
chaises dans une chambre au second étage. Les prisonniers devaient
donc monter l'escalier, escortés par des commandos dont ils avaient pu
goûter l'efficacité en début d'après-midi. La chambre d'interrogatoire
était séparée de l'escalier par un petit couloir. Ce qui s'y passait restait
donc très mystérieux.
Le premier, le plus jeune, était terrorisé en entrant dans la pièce.
Il se présenta comme l'imam du village agricole, mais il était incapable
de lire l'arabe couramment. Drôle d'imam. Il s'attendait à être torturé,
mais les coups n'arrivaient jamais. Il commença à répondre à nos
questions et, grâce à la technique du fil sur lequel on tire, il finit par
nous dire beaucoup trop de choses pour pouvoir continuer à mentir
sur la nature réelle des activités qui se tramaient ici à Pogorelica.
Alors il eut peur d'avoir trop parlé, et donc peur des réactions de
ses camarades. Nous avions décidé de séparer ceux qui avaient été
interrogé des autres, pour éviter qu'ils ne décrivent les conditions
d'interrogatoire. Pour cela nous les faisions redescendre dans la grande
pièce du rez-de-chaussée, à la vue des autres, mais séparés, avec
interdiction de communiquer. À son retour, le jeune imam était si pâle
et si défait que ses compagnons se demandèrent sans doute ce que
nous savions appliquer comme traitement qui avait mis leur complice
dans un état pareil sans laisser de traces. . . Nous avons appliqué le
même traitement à tous. Comme tous nous en avaient trop dit pour
leur gré, aucun ne voulait montrer qu'il avait été lâche. Ils étaient d'une

151
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

autodiscipline absolue dans l'observation de la consigne d'isolement. Et


les gardes légionnaires étaient d'une vigilance sans faille.

Un bilan important, militaire et politique


L'exploitation immédiate des interrogatoires établissait qu'il y avait
une collusion grave entre le gouvernement des Musulmans de Bosnie­
Herzégovine et la République islamique d'Iran. Un premier examen des
documents et armes saisis laissait voir qu'il se préparait dans ce chalet
des actions relevant plus du terrorisme que du travail normal de
services spéciaux. Notre colonel rendait compte au fur et à mesure de
ce que nous avions découvert. Au moment d'aller se coucher, il fit une
synthèse au général commandant le corps de réaction rapide de l'Otan.
L'amiral américain, commandant l'IFOR, fut prévenu.
Au petit matin, dans le ciel bleu et froid, nous vîmes arriver deux
avions de chasse américains qui se mirent à tourner au dessus de nous,
laissant des traînées de condensation à chaque virage serré. La menace
du président Izetbegovic planait toujours, et nous approchions de
8 heures du matin. Les deux chasseurs américains étaient une
réconfortante réponse aux rodomontades du politicien bosniaque.
Notre colonel prit avec nous un petit déjeuner bien mérité. Là, il
nous annonça que l'amiral Smith allait venir avec le président
Izetbegovic lui-même pour lui demander des explications sur ce que
les troupes de l'IFOR avaient trouvé dans ce chalet « agricole ».
Au dernier moment, le président des Musulmans de Bosnie­
Herzégovine se trouva une maladie diplomatique. L'amiral vint alors
sur place avec des journalistes de télévision, pour rendre public ce que
nous avions trouvé dans ce chalet. Les télévisions se firent l'écho de
cette opération. Mais cela dura peu de temps, et le ministère de la
Défense communiqua le moins possible, sans doute parce que ce que
nous avions trouvé ne plaisait pas au Département d'État et qu'il ne
fallait pas indisposer l'Administration Clinton.
Il y avait des armes de terroristes, des armes de services spéciaux,
dont certaines de fabrication allemande, qui portaient des marquages

152
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

du ministère de la Défense iranien, de l'argent iranien. Nous avons saisi


des document vidéo et photographiques, mais beaucoup de cassettes
avaient été effacées. Un ordinateur avait été entièrement « reformaté )t

c'est-à-dire qu'on l'avait sciemment vidé de ses mémoires. Il y avait de


quoi loger de nombreux stagiaires dans le centre, mais nous n'avions
arrêté que onze personnes. Toutefois, sur une cassette qui avait été mal
effacée, nous avons pu voir le sinistre Muhammad Hossein Porsaleh
superviser un exercice où des gens en civil sautaient de voitures
banalisées pour tirer sur une cible, pendant que d'autres assuraient la
protection rapprochée des tueurs. Cette technique est utilisée par de
nombreux assassins dans le monde pour tuer des gens en ville.
Nous avions saisi des dossiers d'opérations de « commandos » portant
sur des cibles en Bosnie-Herzégovine, notamment le PC de la division
Sahunandre. Certains de ces dossiers étaient des documents d'instruction,
mais d'autres étaient bien réels, de même que les 2 400 000 rials iraniens
que nous avions trouvés dans un coffre.
L'examen de nos prises nous permit d'établir que l'Iran jouait
encore un rôle déterminant dans la violence en Bosnie, alors que les
accords de Dayton l'interdisaient. Au vu des résultats de cette
opération, le tonnerre s'abattit sur les « analystes » de la CIA et du
Département d'État.

Le gouvernement d'Alija Izetbegovic hbère les tenoristes


Après avoir interrogé les prisonniers de l'opération, nous les avons
livrés pieds et poings liés aux autorités bosniaques territorialement
compétentes, les Musulmans de Sarajevo. Seul Muhammad Hossein
Porsaleh, porteur d'un passeport diplomatique, put repartir avec une
des voitures du ministère de l'Intérieur sarajévien présente sur place. Au
lieu d'arrêter les onze hommes, Alija Izetbegovic leur organisa un
accueil grandiose et leur offrit un cocktail à Sarajevo . . .
Nous avons pu prouver, grâce à cette opération, la collusion entre
le gouvernement de M. Alija Izetbegovic et les terroristes iraniens qui
opéraient en Bosnie-Herzégovine contre l'IFOR. Les Bosniaques que

153
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

nous avions arrêtés portaient des papiers officiels du ministère de


l'Intérieur, la plupart d'entre eux signés de M. Bakir Alispahic lui-même.
Ce personnage était l'ancien ministre de l'Intérieur et avait été, quelques
semaines avant notre coup de force, nommé chef des services secrets
bosniaques musulmans. Le chalet de Pogorelica était donc sous son
autorité. Or ce qui s'y tramait relevait plus du terrorisme que de l'action
normale de services secrets. Et, en outre, violait les accords de Dayton.
La publicité que l'amiral américain commandant l'IFOR fit
à l'opération par voie de presse, sans doute sans prendre l'avis de la
CIA, compte tenu de la vitesse à laquelle il avait pris sa décision, força
le Département d'État à réagir en donnant l'impression de la loyauté
envers l'Otan.
CHAP ITRE 9

LES C O N S É Q U E N C E S P OL I T I Q U E S
DE L ' O P É RATION GRO USE

1 ne s'agit pas ici de traiter de haute politique, ce n'est pas le sujet.


1
Mais je voudrais souligner comment cette opération a eu une
influence déterminante sur les relations entre le Pentagone et notre
état-major otanien. Et même au sein du corps de réaction rapide de
l'Otan, elle eut des conséquences qui firent que nous en arrivâmes
finalement à l'affrontement direct avec le poste de CIA de Sarajevo. Si
l'ambiance au sein de notre équipe s'en trouva assainie, cela changea
définitivement mes relations avec le chef de la cellule nationale de
renseignement américaine.
D'abord, Washington accepta de « sermonner » Alija Izetbegovic.
Les gouvernements français, britannique et américain envoyèrent une
délégation tripartite à Sarajevo. Elle était constituée de membres des
services de renseignement des trois pays qui intimèrent au président des
musulmans de Bosnie-Herzégovine de relever de toute fonction officielle
Bakir Alispahic, le responsable politique du chalet de Pogorelica, et
d'interrompre sa coopération militaire avec l'Iran. M. Izetbegovic fit
semblant d'accepter, et nous apprîmes qu'Alispahic avait été affecté aux
affaires étrangères, chargé des relations « culturelles » . • . avec l'Iran.

L'opération Grouse a été compromise


Nous avons fait une expertise à chaud des raisons pour lesquelles
l'opération avait partiellement échoué. Nous avons alors constaté que
nos équipes n'avaient pas commis d'erreur technique, puisque les
chasseurs qui étaient venus patrouiller avaient atteint l'une des caches
sans la voir. Mais cette patrouille ne correspondait pas à un itinéraire

155
CRIMES DE GUERRE À L'O TAN

de surveillance normal, et était la première depuis quatre jours de


présence des nos hommes sur les lieux.
Manifestement, le vide avait été fait dans de nombreux
documents et classeurs. Le fait que l'ordinateur ait été « reformaté »
sans qu'on n'y réinstalle de système d'exploitation, ce qui n'est pas une
opération de routine, nous a d'abord laissés perplexes. Puis, nous en
avons conclu que quelqu'un avait incité les gens du chalet à prendre
des précautions exceptionnelles, dont cette patrouille inhabituelle.
La réaction américaine à cette opération fut très vive. Je ne parle
pas de ce qui a été rendu public, mais bien de ce qui s'est dit au sein
de notre état-major ; et encore, en petit comité. Le chef de la cellule
nationale de renseignement américaine ne décolérait pas, car cette
opération avait été rendue publique la veille d'une réunion que le
Département d'État américain avait organisée à Rome. Devant
l'évidence que la Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine
ne fonctionnait pas et ceci du fait de ses acteurs politiques, les
diplomates américains avaient organisé une sorte de réunion de
réprimande et de recalage pour reprendre en main leur création
politique. Notre opération tombait mal pour eux.
À la lueur de la tension qui montait entre la CIA et le bureau
renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan, à la lueur de
l'arrogance des autorités de la Fédération, tant dans l'affaire de Visoko
que dans celle de la visite du village d'Orasac ou encore celle que nous
avions constatée dans l'immeuble Promet de Zenica avec les gardes
armés de l'agence de presse IRNA, nous pensions bien que la
Fédération se sentait pousser des ailes. Les menaces qu'Alija Izetbegovic
s'était permis d'adresser ouvertement aux Français, au début de
l'opération Grouse, confirmaient notre sensation que les Musulmans de
Bosnie-Herzégovine se sentaient soutenus par plus fort que l'Otan.
La réunion de Rome, à laquelle l'Otan n'était pas conviée,
montrait bien que Washington jouait cavalier seul.
Suivant toute vraisemblance, l'opération Grouse avait été
compromise, c'est-à-dire que quelqu'un avait informé le gouvernement
musulman de l'imminence d'une opération dans le secteur. Et seuls

156
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

des Américains avaient intérêt à éviter que ne soient rendues publiques


non seulement la « duplicité » de leurs protégés de la Fédération
croato-musulmane, mais encore la collaboration entre l'un de leurs
« clients » et la République islamique d'Iran. Rappelons-nous que ce
pays restait officiellement, à l'époque, l'objet de toute la vindicte de
l'Administration Clinton.
Si la patrouille bosniaque avait trouvé les caches, cela aurait été
une catastrophe, parce qu'alors il y aurait eu« du sang sur la neige »
pour reprendre la propre expression d'Alija Izetbegovic. Du sang
français peut-être, mais bosniaque sûrement.
Heureusement, l'implantation exacte des caches était restée
strictement secrète. Et nous décidâmes donc de continuer à nous
méfier de tous, et surtout des hommes de la cellule nationale de
renseignement américaine.

Des équipes de recherche américaines qui ne sont pas au niveau


De son côté, le bon Doug, le chef des équipes de renseignement
de la division américaine, à qui nous avions donné un os à ronger en lui
confiant une mission sur le vieux camp militaire et ses trois chars, avait
montré son incapacité à faire l'équivalent de ce que réalisait le
13e Régiment de dragons parachutistes. Il nous avait annoncé qu'il
lançait une mission de six jours. Seize heures plus tard, il avait tout
démonté et rapatrié tout le monde à Tuzla, au prétexte qu'un des
hommes s'était fait une entorse lors de la mise en place. En fait, ses
« Rambo » n'avaient pas résisté au froid, et les piqûres de glucose qu'ils
se faisaient régulièrement n'avaient pas pu remplacer l'entraînement
exigeant et spartiate de nos soldats français et britanniques. I.e Goretex,
c'est très bien, mais cela ne fait pas tout.
En liaison avec le bureau renseignement de la division
américaine, Doug voulut un jour accomplir un exploit éclatant. Il y
avait dans la zone de la division un camp de moudjahidin dont nous
connaissions l'existence mais qui ne justifiait pas encore qu'on y lance
une opération. La place abritait une centaine d'hommes en armes qui

157
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

ne jouissaient d'aucune liberté de mouvement. Les lieux appartenaient


aux forces années musulmanes de la Fédération croato-musulmane, et
ses moudjahidin n'en sortaient pas. Si nous étions allés les contrôler,
nous aurions vraisemblablement trouvé des citoyens bosniaques avec
des passeports fraîchement établis.
Pour en rapporter des « photos de visages », qui sont souvent
l'objet des opérations de renseignement où l'on tente de filmer ou
photographier des gens en action en fixant leurs traits, Doug s'était mis
en tête de traverser le camp de moudjahidin avec deux véhicules
blindés légers américains « Hummer ». Il rapporta des photos de
visages ahuris devant cette « charge de la brigade légère ». Mais outre
qu'il aurait fort bien pu faire tuer ses équipages, si l'un des
moudjahidin avait utilisé un des lance-roquettes antichar RPG7 dont il
y avait plusieurs exemplaires dans le camp, cette opération a fait fuir
les malheureux réprouvés vers un autre camp militaire. . . et nous
avons perdu leur trace.
Doug n'a jamais réussi dans ses tentatives de rivaliser avec les
équipes spécialisées européennes. Nous avons fini par en conclure que
le Pentagone n'avait pas estimé correctement les capacités qu'il faudrait
déployer pour faire du renseignement efficace dans cet engagement
bien particulier qu'était l'opération de l'IFOR Ses planificateurs avaient
cru qu'il suffirait de technologie pour pouvoir tout maîtriser. Mais,
comme cette opération demandait de la finesse plutôt que de la force,
il est rapidement apparu qu'ils avaient été incapables d'anticiper une
réalité qui ne se pliait pas à leurs exigences.
Ils prirent donc le risque de faire tuer nos soldats pour nous
obliger à cesser d'être efficaces sans eux.
Cela donna un coup d'arrêt à nos opérations. Non que nous
ayons pris peur, mais cette grave affaire obligea le Département d'État
à envisager l'opération Firm Endeavour sous un autre angle. Elle était
mal engagée pour eux. Les Européens faisaient front contre les
pressions et se cantonnaient aux strictes prescriptions des accords de
Dayton. Washington prendrait donc son temps pour parvenir à ses fins.

158
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

La guerre larvée entre la CIA et l'Otan prend une autre tournure


Les gens de la CIA avaient pris la détestable habitude d'entrer
librement dans notre bâtiment, alors que l'accès en était filtré par une
serrure à code. Les chefs de la cellule nationale de renseignement
américaine, capitaine de vaisseau Parris en tête, leur donnaient le code
d'accès quand nous le changions. Ils entraient dans la salle de
coordination des moyens de recherche pour y donner directement des
ordres aux Américains qui y étaient fort nombreux. Dès que j'entrais à
mon tour, les discussions s'arrêtaient. Manifestement, je n'étais pas le
bienvenu dans une des salles où ma fonction me donnait non
seulement l'accès mais aussi, en respectant les formes, l'autorité.
Alors j'en eus assez et j'abordai la question avec mon chef de
bureau. Je lui expliquai ce qu'il savait déjà : l'ambiance se détériorait et
l'efficacité de notre bureau s'en ressentait. La CIA n'avaient rien à faire
chez nous. Qu'ils se cantonnent à la cellule nationale américaine. Le
colonel avait déjà décidé de réagir. Il me dit qu'il allait y avoir une
rencontre de mise au point dans la salle de réunions réservée du PC et
qu'il me demandait d'y être. Ce fut très houleux. Bien que
rigoureusement poli et discipliné, le colonel Core demanda qui était le
chef du bureau renseignement, lui ou le chef de la cellule nationale de
renseignement américaine. Il dénonça l'entrisme de la CIA. Même le
général JohnSylvester ne put rien dire.
À l'issue de ce débat agité, nous ne vîmes plus, jusqu'à mon
départ au moins, les gens de la CIA traîner chez nous. Nos camarades
américains reprirent goût au travail, et nous retrouvâmes nos liens de
camaraderie auxquels ils tenaient autant que nous.
Quelques jours plus tard, le capitaine de vaisseau Wayne Parris
rejoignit l'Allemagne, et fut remplacé par un lieutenant-colonel moins
entriste. Les Européens avaient gagné une bataille au sein de l'Otan
contre le Pentagone. Mais une bataille ce n'est pas la guerre. . . Et moi,
je m'étais fait un ennemi de Wayne Parris. Et peut-être de quelques
agents de la CIA.

159
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le Pentagone tente des manipulations politiques


sur les fosses communes et les PICG
Nous étions à la fin du mois de mars. Le printemps permettait
enfin aux avions et aux satellites d'observer le sol sans prendre de
risques. Mais ils continuaient à ne pas pouvoir discerner ce qui se
passait dans les cœurs et les âmes.
Pour tenter d'engluer nos équipes de renseignement dans des
missions inutiles et ainsi empêcher les Européens de travailler
efficacement au profit de toute l'Otan, on nous adressa des demandes
de surveillance de fosses communes de la guerre civile.
Il faut faire un point sur le sujet des atrocités des guerres civiles.
Là encore, il est très habituel que la désinformation de l'opinion
publique soit la règle de communication des gouvernements.
En ce qui concerne les fosses communes, on a dit beaucoup de
mensonges. Ou, plus exactement, on a orienté la vérité. Il y a eu des
combats acharnés en ex-Yougoslavie et, comme dans toutes les guerres,
ces combats ont entraîné l'inhumation sur place des morts auxquels on
avait pris leurs armes et leurs papiers d'identité. C'est vrai qu'il y a eu
aussi, dans tous les camps, des horreurs que l'on qualifie à juste titre
de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité. Mais pour en
avoir vu beaucoup, je puis témoigner de ce que les « charniers » de
Bosnie-Herzégovine sont en fait souvent des cimetières provisoires. Les
tombes sont bien alignées et bien visibles parce que ceux qui ont
procédé aux inhumations avaient à cœur de pouvoir un jour récupérer
les restes pour les ramener au cimetière du village. Et je dois dire que
ce souci des tombes est commun à toutes les factions. Même les
Musulmans qui, en principe, n'ont pas de culte des morts, ont en
Bosnie-Herzégovine des cimetières bien entretenus, avec des tombes
qui perpétuent la mémoire des disparus.
Dans les tombes de guerre civile, les combattants n'ont pas
d'uniformes, ni ces plaques d'identité qui se cassent en deux, une
partie restant sur le corps et l'autre allant aux autorités. Alors, il est
facile de crier au massacre de civils innocents quand on relève les

160
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

corps. Les corps martyrisés par les monstres que l'on trouve dans tous
les camps, c'est dans des puits, dans des grottes, voire dans des silos à
riz qu'on les trouve. Pas dans des cimetières provisoires où les tombes
sont bien séparées et repérées par les survivants . . .
Ainsi, pour tenter de peser sur nos activités, nous reçûmes un
jour par le canal américain une information selon laquelle les Serbes
étaient en train de vider les fosses communes pour faire disparaître les
traces des assassinats qu'ils avaient commis sur les hommes de
Srebrenica. Renseignements pris, dans la région de Zvomik, deux
tombes d'un cimetière provisoire, situé près d'un tunnel désaffecté,
avaient été vidées, une nuit.
On nous demandait de mobiliser les équipes de recherche du
bureau renseignement pour surveiller les « charniers ». Le colonel Core
refusa en disant que si les Américains voulaient mettre des moyens de
surveillance des fosses communes, ils n'avaient qu'à utiliser leurs
moyens aériens de surveillance du sol, ou des troupes d'infanterie du
secteur de Tuzla, des troupes américaines, donc . . .
Et, à partir de ce moment-là, un avion automatique américain
« Predator » survola les fosses communes, les jours où le vent n'était
pas trop violent. Personne ne vint plus les vider, alors que le
« Predator » ne volait pas la nuit. Mais ceux qui voulaient récupérer des
corps avant la fête annuelle serbe des cimetières avaient ramené leurs
défunts chez eux.

Nos consignes venant de l'Otan


nous interdisaient la chasse aux « criminels de guerre »
Ces fosses communes, comme l'arrestation des personnes
inculpées de crime de guerre, furent l'objet de polémiques, toujours
lancées par Washington.
Aux termes des accords de Dayton, nos consignes relatives aux
« PICG », les personnes inculpées de crimes de guerre, étaient simples.

Il ne nous appartenait pas de monter des embuscades ou des


opérations pour les arrêter. Simplement, au cas où nous en

161
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

rencontrerions, dans l'exercice normal de notre travail, nous devions


nous assurer de leur identité et les remettre par les moyens les plus
rapides au Tribunal pénal international (TPI).
Dans le domaine des fosses communes, le rôle de nos forces était
simplement de fournir aux enquêteurs du TPI un environnement où ils
puissent travailler en sécurité. Nous n'avions ni à garder, ni à fouiller
ces lieux. Je tiens encore dans mes archives un exemplaire de cette
fiche de consignes, bleue, qui nous avait été distribuée à tous.
Et le pire de l'affaire, c'est que le TPI nous remit bien une affiche
portant les noms de cinquante personnes inculpées de crimes de
guerre. Mais nous apprîmes ensuite qu'il y avait une autre liste, gardée
secrète, qui comportait une centaine de noms de plus. L'affiche qui
nous avait été remise ne comportait pas de noms de Musulmans. Il n'y
avait que des Croates et des Serbes. Or, nous savons tous, nous les
militaires qui avons servi là-bas, qu'il y aussi des Musulmans
responsables d'atrocités.
C'est au titre de ces consignes que nous n'avions pas le droit
de nous intéresser aux « Cygnes Noirs » autrement que pour
contrôler qu'ils n'étaient pas armés en ville. Ces miliciens musulmans
avaient poussé l'audace jusqu'à installer leur nouveau PC près
de celui du corps de réaction rapide de l'Otan, à Sarajevo. Or, cette
milice avait eu un comportement digne de celui des « Tigres »
du sinistre Arkan, le criminel de guerre serbe, au temps de la guerre
civile croato-musulmane.
Les accords de Dayton précisaient que la responsabilité de
remettre au TPI les criminels de guerre incombait aux autorités des
factions auxquels ils appartenaient. Aux yeux des Bosniaques, quels
qu'ils soient, cela revenait à remettre leurs patriotes à l'occupant. Il
faut se souvenir que, pour beaucoup d'entre eux, les accords de
Dayton n'ont pas plus de valeur que l'armistice de 1940 pour les
patriotes français qui ont résisté pendant l'Occupation nazie.
L'évolution de la situation en Bosnie-Herzégovine, à l'heure actuelle,
en est le vivant témoignage.

162
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Fin de mission en Bosnie-Herzégovine,


mais je reste dans la sphère de l'Otan
La fin de ma mission approchait. En six mois, j'avais recueilli une
quantité de renseignements sur les relations internes entre les nations de
l'Otan. j'avais touché du doigt, une fois de plus, les incohérences des
dirigeants des grands pays, causes des malheurs des peuples sur le destin
desquels ils interviennent sans qu'on leur ait rien demandé. Là comme
ailleurs, l'enfer est pavé de bonnes intentions mais, de plus, il n'y a pas
que de bonnes intentions dans les dessous des cartes internationales.
Mon avis de mutation m'avait atteint en Bosnie-Herzégovine. Pour
exploiter ma qualification en relations internationales qui venait d'être
validée, et mon expérience des organisations internationales qui venait
de s'enrichir, j'étais affecté comme chef de cabinet du général
représentant la France au Comité militaire de l'Otan. Après avoir constaté
de visu l'effet des décisions politiques sur le terrain, j'allais voir de plus
près comment elles se préparaient et se prenaient au niveau des
instances de décisions . . . Et je n'allais pas être déçu de mes découvertes.
J'ai quitté la Bosnie-Herzégovine le 16 mai 1996. Mes amis du
bureau renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan
m'offrirent un dîner d'adieu, avec des compliments qui m'allèrent droit
au cœur. Quelques jours auparavant, le commandant britannique de
notre corps d'armée m'avait remis la médaille de l'Otan. Il s'agit d'une
médaille commémorative remise à tous, mais les mots que me dit en
particulier le général me resteront à jamais au fond du cœur.
La République française se fendit d'une récompense qui n'était
pas automatique : une lettre de félicitations, signée du commandant
des éléments français déployés en Bosnie-Herzégovine.
S E C O N DE PARTI E

Du CYN I S M E
AUX C RI M E S D E G U E RRE
C HAPITRE 10

D ' U N E M I S S I O N À L'AU T R E

'
J
ai quitté le territoire par un avion militaire, avec tout mon paquetage et
des quantités de photos à faire développer. J'avais engrangé une
expérience professionnelle inestimable.Au moment où j'allais rejoindre
des instances politico-militaires multinationales, il me semblait que mes
connaissances de l'ONU, de la guerre et des interpositions, couronnée par
cette mission exaltante et instructive en Bosnie-Herzégovine pourraient
être mise à profit par le général dont j'allais être le chef de cabinet. J'avais
déjà tenu ce poste pour un général dans un commandement opérationnel,
en temps de guerre comme en temps de paix.
Je n'eus que le temps de faire un saut à la force d'action rapide.
J'y signai ma notation annuelle qui, une fois de plus, me laissait bon
espoir d'avancement, le moment venu, puis je partis en stage
préparatoire à ma mission à l'Otan. Ce stage de quinze jours présentait
des aspects intéressants, surtout sur les plans pratique et administratif
En ce qui concernait la connaissance du milieu et du poste à tenir,
personne ne put bien me renseigner. Le milieu je le connaissais et le
métier de chef de cabinet varie d'un général à l'autre, et personne ne
peut en parler s'il ne l'a pas exercé.

Beaucoup d'a priori sur l'Otan et « les Anglo-saxons »


Là où le stage me fut très précieux, toutefois, c'est qu'il m'avait
permis de rencontrer des gens que je reverrais pendant les trois ans où
je devais servir à Bruxelles. Tous n'allaient pas en Belgique puisque nous
avons des officiers de liaison dans toutes les grosses structures de l'Otan.
Les gens qui partaient étaient en général plus gradés que moi
mais n'avaient pas toujours plus d'expérience pour autant. C'est la

167
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

conséquence du statut des officiers du cadre spécial de l'année de terre


qui sont moins gradés que leurs interlocuteurs du même âge servant
dans les annes, à niveau de qualification égal.
Cela impose une certaine retenue dans les débats, parce que la
hiérarchie est une science exacte et qu'elle se marque par les galons.
Je ne pouvais pas oublier cette réflexion d'un instructeur à l'un
de mes camarades de promotion de Saint-Cyr, en 1975 : « Untel, vous
êtes élève-officier, moi je suis capitaine, donc a priori, je suis plus
intelligent que vous ». Incroyable mais vrai.
Je pus constater que beaucoup de gens qui allaient devoir
débattre en réunions de « marchands de tapis » sur des sujets pointus,
comme les achats de systèmes d'armes au niveau de l'Alliance, ou la
nouvelle donne stratégique, ou le déclenchement éventuel de guerres
ou d'opérations, raisonnaient par a priori. Sur les Américains, sur les
Anglo-saxons, sur les Anglais-valets-des-Américains, sur les Allemands
fidèles alliés de la France, etc. Au moins parlaient-ils tous l'anglais de
façon suffisante ou même très correcte.
Je pus mesurer tout de même qu'aucun de ceux qui allaient
arriver à l'Otan, en 1996, n'avait l'expérience du feu. Beaucoup avaient
travaillé en ambiance multinationale, mais leur perception des choses
n'en étaient pas moins marquée par les a priori et les fantasmes de
« l'intérieur du boulevard périphérique » parisien.
Je pus exprimer certains constats que j'avais faits, mais sans être
écouté. Il était presque impossible de faire admettre que les Anglais ne
sont pas les valets des Américains. Leur sentiment, à eux, est au contraire
que nous les avons laissés seuls au sein de l'Otan, face aux Américains et
aux Allemands depuis que nous avons quitté le commandement intégré
des forces, en 1966. Mon expérience en Bosnie-Herzégovine m'avait
montré le bien-fondé de cette position, et ce que nous voyons depuis
l'arrivée en place du gouvernement Blair le confirme.
Je retombais encore sur des hommes qui, au lieu d'attendre de
voir pour conclure, se rabattaient en matière de relations
internationales sur une Histoire nécessairement falsifiée plutôt que sur
une géopolitique qui est peut-être trop têtue pour leurs vœux.

168
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Je commençai ma mission à Bruxelles, le 1 er août 1996, et je


n'étais rentré en France que le 16 mai.

J.:Otan : un organisme ruineux au rôle discutable


Quand je fus dans le bureau du général Wiroth, mon nouveau
che� je pus mesurer l'ampleur de la tâche. La charge de l'équipe
française en poste au QG de l'Otan à Bruxelles venait de brutalement
s'alourdir. Jusqu'à mars 1996, la France n'avait eu qu'une mission
militaire dans cette véritable petite ville extraterritoriale. Le général
chef de cette mission assistait à des réunions où il n'avait rien à dire et
les comptes rendus à Paris étaient d'autant plus succincts que
personne ne s'intéressait aux affaires militaires de l'Otan. La France
faisait bien partie de l'Alliance Atlantique mais, en 1966, le général de
Gaulle avait retiré toutes les troupes françaises du commandement
intégré de l'Otan. Cela signifiait que si l'Otan avait besoin de forces
françaises, elle en aurait si la France le voulait et celles que la France
voudrait. Les pays ayant des forces sous le commandement intégré les
entretiennent mais ne peuvent plus en disposer librement : elles
appartiennent à l'Otan. En retirant ses unités du commandement
intégré de l'alliance atlantique, la France avait du même coup fermé sa
représentation militaire auprès du comité militaire de l'Otan.
Or, ce comité est l'instance militaire de décision de l'Organisation.
Il siège en parallèle au Conseil de l'Atlantique Nord lequel est l'organe
de coordination politique de l'Otan, celui qui trouve les prétextes aux
décisions militaires que l'on prend. Le Conseil de l'Atlantique nord est
composé des ambassadeurs des pays membres de l'alliance. La France
en a toujours fait partie. À Bruxelles, l'Otan entretient une vaste
administration composée d'environ trois mille personnes.
Il y a ce que l'on appelle le Secrétariat international qui traite
pratiquement des même questions que celles dont sont responsables
les principales agences des Nations unies, industrie, culture,
catastrophes naturelles, environnement, ressources d'énergie, etc. On
a la nette sensation que les structures civiles de l'Otan se sont

169
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

préparées au cours des décennies à se substituer à l'Onu, au cas où . . .


Mais, en plus, le QG de l'Otan dispose d'un état-major militaire
international. Composé de militaires de tous les pays de l'Otan, il a
pour tâche de contrôler et de valider les propositions d'actions
militaires du commandant suprême des forces alliées en Europe.
I:état-major militaire international possède à sa tête un président,
coopté à la suite de discutables opérations de /obbying. Ce président
n'est jamais américain, parce que le vice-président est toujours
américain.
Pour bien boucler la boucle, tous les postes clés de
commandement des instances militaires de l'Otan sont tenus par des
Américains. Le commandant suprême des forces alliées en Europe est
un général américain, le Commandant des forces de l'Otan en
Méditerranée est un amiral américain, qui est en même temps le
commandant de la flotte américaine de Méditerranée, la 6e flotte.
Le Commandant de la flotte de l'Otan dans l'Atlantique est un amiral
américain. Il ne reste aux Européens que des miettes, des postes d'adjoints
que l'on se dispute avec acharnement, en pratiquant le /obbying que l'on
conduit au moyen de rencontres discrètes dont tout le monde a
systématiquement connaissance. C'est puéril et coûte fort cher.
Oui, tout ce cirque coûte cher. Si cher qu'il a fallu envisager de trouver
une nouvelle justification à l'Otan, maintenant que le pacte de Vcusovie s'est
dissous. Tout le monde est bien conscient de ce que la nouvelle menace
stratégique est toujours à l'&t. J'ai � travaillé sur le sujet quand je traitais
de relations internationales. Tous les pays voulaient « engranger les
dividendes de la paix ». Voilà une formule qu'on a bien oubliée.
Maintenant, il leur faut faire face à des opérations d'imposition de
la paix. Mais sans doctrine établie sur le sujet, et sans avoir réorganisé
l'Otan pour le faire.
Or, la France paie 16 % des frais de fonctionnement de cette
énorme machine à générer les absurdités qu'est devenue l'Otan. Donc,
actuellement, les contribuables français paient 16 % d'un budget qui
n'a plus de projets sensés et qui traite au coup par coup de questions
qui n'ont plus rien à voir avec celle qui a présidé à la création de

170
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

l'Otan, en 1949 : la sécurité d'une Europe « démocratique ,., face aux


« dictatures » de l'Est.
Les événements récents montrent que l'Otan est devenue un outil
qui peut permettre à l'administration américaine de s'affranchir du
contrôle de l'ONU quand elle le souhaite, en respectant de vagues
apparences de légalisme qui ne résistent pas à l'examen.
En deux ans de mission auprès du général Wiroth, j 'allais être
témoin des tentatives de l'Administration Clinton pour essayer de
forcer les Européens à les soutenir, contre les intérêts de l'Union
Européenne, sur des sujets aussi divers que les relations avec la Russie
et l'Ukraine, la définition de la nouvelle donne stratégique, c'est-à-dire
l'ennemi potentiel contre lequel nous allions nous préparer à nous
battre, l'acquisition de matériel (notamment en matière de
renseignement, pour faire face à cette nouvelle menace) ou encore les
manipulations d'espionnage que les services américains conduisent au
sein de l'Otan en dévoyant des systèmes qui, initialement, visaient à
notre protection commune.
Et face à ces menaces, quels Français ai-je vu agir ? Des militaires
consciencieux, souvent désorientés par des politiciens dont les intérêts
relevaient fréquemment de l'ambition partisane quand ce n'était pas de
l'ambition personnelle, des fonctionnaires soucieux de leur carrière à
tout prix, et des généraux dont certains étaient loin de faire le travail
pour lequel on les paie grassement.
J'ai vu se monter et se démonter l'opération Alba, en 1997, qui
visait à venir au secours de l'Albanie, puis celle qui a abouti au
lamentable échec que l'on découvre maintenant en Yougoslavie, en
général, et au Kosovo, en particulier.
Toute la gabegie que l'on constate est essentiellement due, non
seulement à l'administration américaine, qui joue son jeu, mais aussi
au renoncement et aux faiblesses de dirigeants qui n'exercent pas la
souveraineté que leur confient les électeurs, et qui acceptent des
compromissions qu'aucun homme d'honneur ne saurait accepter,
comme nous allons le voir.
C HAPITRE 11

LE G RAND BAZAR

ela a commencé à la représentation militaire française. Depuis


C
quelques mois, la mission militaire française était redevenue une
représentation militaire dans toute l'acception du terme. En trente ans,
les savoir-faire s'étaient dissous dans la nature. Avec le retour à part
entière dans le Comité militaire, le rôle du général français n'est plus
seulement d'organiser des bon repas à la française avec des vins choisis
et améliorant par ailleurs son handicap au golf Il avait de nouveau une
véritable occupation.
Le général Wiroth est un aviateur. Il me reçut, au cours du mois
de juin 1996, lorsque je vins me présenter à Bruxelles. Il me brossa le
tableau des conséquences du retour de la France au Comité militaire
de l'Otan pour une équipe qui n'était plus dimensionnée en vue de
faire face à l'alourdissement brutal de la tâche. Là encore, l'action avait
précédé la pensée.
Une autre personnalité clé de notre équipe à Bruxelles allait être
le chef d'état-major. Nous avions fait connaissance alors que j'étais en
début de carrière et je le retrouvais avec plaisir. C'était un vrai chef Il
me décrivit la représentation militaire sous son aspect fonctionnel. Il
m'expliqua ce qu'il avait pris comme mesures d'urgence pour
améliorer immédiatement les capacités de travail d'un organisme qui,
sans renforcement en personnel, avait vu en quelques semaines sa
charge de travail multipliée par trois. Avec comme critère objectif le
volume du courrier qui s'échangeait quotidiennement avec Paris.
Je pris donc mes marques à la représentation militaire. Ça n'allait
pas être une sinécure, mais comme tout le monde avait l'air de bonne
volonté, tout devrait bien se passer. Je m'organisai pour faire mon

173
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

travail de chef de cabinet, en partant des consignes que m'avait passées


mon prédécesseur, et avec mon expérience de ce métier.
Je commençai par tenter de trouver des financements pour les
activités de prestige qu'il allait nous incomber d'organiser, et pour
lesquelles l'argent manque toujours. Cela me prit beaucoup de temps
pour bien peu de résultats.
Mon rôle était, au départ, le même que celui de mon prédécesseur :
de l'aide à l'organisation des activités protocolaires officielles du général
ou de la représentation militaire, en passant par le travail technique
d'avancement et de notation des militaires français qui travaillaient dans
les divers organismes de l'Otan, jusqu'aux relations publiques du général.
Ma tâche consistait aussi à assister à certaine réunions de coordination de
l'Otan et à participer activement à l'organisation des réunions des
ministres de la Défense et des chefs d'états-majors.
Au bout de quelque temps, j'avais fait le tour des différents types
de réunions que j'aurais à organiser durant mon séjour. Les réunions
des chefs d'état-major étaient assez simples au plan logistique. Il y avait
un peu moins de monde que pour les réunions ministérielles, parce
que seuls les gens utiles étaient présents. En outre, les ordres du jour
faisaient l'objet des échanges prévus depuis longtemps suivant un
calendrier que tout le monde respectait, à Paris.
Les réunions ministérielles répondent, elles aussi, à un
cérémonial immuable, depuis cinquante ans que l'Otan existe. Six mois
à l'avance, c'est-à-dire dès la fin de la réunion en cours, on peut déjà
travailler sur l'aspect logistique de la suivante. Mais pas en France. Les
cabinets ministériels laissent toujours planer jusqu'au dernier moment
le doute sur la participation ou non du ministre au « dîner européen »
qui précède toutes les réunions ministérielles. Jusqu'au dernier
moment, on ne sait jamais si le ministre vient ou non. Si c'est pour
donner de l'importance aux ministres français, la manœuvre est un
échec total : les fonctionnaires de l'Otan en ont vu d'autres.
À chaque réunion des ministres de la Défense des pays de l'Alliance,
ils me répétaient avec insistance combien ils me plaignaient d'avoir à
travailler avec les « petits marquis » du cabinet du ministre français. Ils

174
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

avaient en permanence deux pJans de tables et faisaient mettre le couvert


comme si le ministre français venait. Ainsi, s'il ne venait pas, il suffisait
d'enlever l'assiette et de changer les étiquettes de place. Mais, en fait, le
ministre français finissait toujours par venir, me disaient-ils.
À ces tâches, on en rajouta d'autres au fil du temps, comme la
fonction d'officier de sécurité de la représentation, ce qui m'a conduit
à travailler avec les autorités belges et avec les services français de
protection et de sécurité de la Défense.

Une désorganisation qui reflète celle qu'on trouve à Paris


Au départ du colonel chef d'état-major, promu général et affecté
en Bosnie-Herzégovine, j'héritai d'un dossier particulièrement lourd et
dont tout le monde se moquait encore : celui de la construction du
nouveau Quartier général de l'Otan. Il y a des millions d'euros en jeu.
Non seulement pour la construction, mais aussi pour les études et les
retombées sur les entreprises. Je ne sais pas ce qu'est devenu ce projet,
mais, au moment où j'ai cessé mes fonctions, nous avions déjà revu à
la baisse les prétentions du bureau d'études.
Au niveau français, la guerre était ouverte entre les Affaires
étrangères, les Armées et la Délégation générale pour l'armement, afin de
payer la part la plus faible de la facture nationale qui arrivera
immanquablement un jour, vers 2005. Toutes les études préalables
s'étaient déroulées dans une obscurité totale et, maintenant, les
discussions de marchands de tapis commençaient. Le pire était de définir
les quotes-parts des différents pays dans le règlement de la fucture globale.
Il n'est pas question de débattre de ce projet, mais mon
impression reste que des décisions se prennent sans publicité, chaque
traitant du dossier à Paris ayant soin de laisser à son successeur la
charge de prendre le sujet à bras-le-corps. Ainsi, un jour, un traitant du
ministère de la Défense sera-t-il devant des décisions à prendre qui se
résumeront à payer ce que l'on aura décidé de faire comme travaux,
sans qu'aucune loi de finance ne l'ait pris en compte.

175
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Et à la représentation militaire, jusqu'à l'arrivée du nouveau chef


d'état-major, on me laissa tout seul avec ce bébé. ]'eus à en traiter avec
le diplomate responsable à notre ambassade à l'Otan. Il me fallut
assister, sans directives, à des réunions fort houleuses du Conseil de
l'Atlantique Nord. Chaque fois, notre ambassade, appuyée par d'autres,
est parvenue à gagner des délais et des reports de décisions. C 'est
astucieux mais, pendant ce temps, les bureaux d'études travaillent et
facturent leurs prestations.
Parmi les manifestations de l'inorganisation qui régnait à la tête
de la représentation militaire française, il y eut l'étude sur le personnel
de l'Otan. Conduite dans le cadre de la réorganisation des états-majors
de l'Alliance Atlantique, elle était éminemment liée à la nouvelle donne
stratégique. Qui, à l'heure où j'écris, n'est pas encore définie.
L'Otan décida donc de mettre les nations à contribution pour
former une équipe internationale d'experts qui auraient pour mission
de proposer une réduction globale des effectifs dans les états-majors de
forces. Cette mission fut présentée aux nations, au mois de juillet 1997,
pour leur permettre de sélectionner les experts et de prendre les
mesures administratives relatives à leur détachement qui devait
commencer en janvier 1998.
Au mois de septembre 1997, non seulement je découvris
l'existence de cette mission mais, en plus, qu'a priori je serai l'expert
français mis à la disposition de l'Otan. Cela allait, me dit-on,
m'oxygéner et me permettrait de faire de beaux voyages. Je gardai mes
doutes pour moi, mais connaissant les machines otaniennes qui
travaillent sur des sujets aussi sérieux que l'organisation du personnel,
je me doutais de ce que la mission serait intense, concentrée dans le
temps et qu'elle durerait au moins deux mois. Et moi, de janvier à avril,
le général ne me laisserait pas partir en raison du travail de notation
annuelle des officiers et des sous-officiers.
Et les événements confirmèrent mes prévisions. On apprit, en
novembre, que la mission exigerait une disponibilité à plein temps des
experts, de janvier à avril 1998 inclus. Il fallut en catastrophe faire

176
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

appel à un renfort venu de France, un officier de marine qu'il fallut


aller chercher sur son bateau dont il rendait le commandement.
Cette anecdote prouve, s'il en était encore besoin, qu'à force de
faire jouer le système D, les Français se mettent, et mettent leurs
subordonnés, dans des situations impossibles qu'ils auraient pu éviter.
Ceci est de plus en plus vrai au niveau de l'Otan, parce que les
directives gouvernementales arrivent toujours de plus en plus tard,
après avoir été étudiées trop brièvement et qu'elles sont toujours
marquées par la peur de prendre une décision.

Le souci de plaire étouffe l'efficacité


Il faut dire que l'on trouve, dans l'entourage des ministres de la
Défense, certains conseillers qui, étant fonctionnaires, jouissent d'une
véritable stabilité. Ils ne changent pas aussi vite que les cabinets, qui
suivent le sort de leur ministre. Hélas, préoccupés par des soucis de
carrière, ils semblent perdre de vue certaines réalités pratiques, ou
refusent de les traiter, soit parce qu'ils les jugent indignes d'intérêt, soit
pour éviter de prendre des décisions qui risquent de déplaire au ministre.
Ainsi, le directeur d'une agence ministérielle clé, en matière de
stratégie, avait pour habitude de s'isoler dans un bureau, à l'issue de
chaque séance, pour rédiger un compte rendu au ministre, qui venait
d'assister à la même réunion que lui. Il envoyait, par télécopie
également, son papier à ses rédacteurs restés en France et se faisait
renvoyer, par télécopie, sa prose, dactylographiée à Paris. Les
subordonnés de Paris avaient la charge d'expédier cette « synthèse »
à l'en-tête du bureau parisien, au directeur par notre fax, et au ministre
par son fax mobile. Nos secrétaires appelés, qui mettaient en œuvre
nos télécopieurs, en faisaient des gorges chaudes en remarquant qu'on
aurait pu économiser du téléphone en dactylographiant les papiers sur
place. Mais, d'une part, cela leur évitait du travail de frappe et, d'autre
part, ils avaient bien compris que cela conduisait le ministre à lire de la
prose de son conseiller avant de se coucher. Une manière de lui
souhaiter bonne nuit, en somme.

177
CRIMES DE GUERRE Â L'OTAN

Mais le ministre n'était pas dupe. Un matin, à l'hôtel à Bruxelles,


l'aide de camp venait de recevoir un fax qui arrivait de France pour le
ministre. Lorsque celui-ci apparut dans l'encadrement de la porte de
l'ascenseur, l'aide de camp se précipita avec le fax.
« C'est encore un fax de M. Léo ? demanda le ministre, d'un air

déjà las.
- Non, Monsieur le ministre, répondit l'aide de camp, habitué.
Celui-ci est important. . . »

Les « petits chefs » ne sont pas les moins ambitieux


Les délégations ministérielles françaises sont largement sur­
dimensionnées par rapport au nombre de places disponibles en séance.
Alors, une fois qu'ils ont voyagé dans l'avion du ministre et qu'ils se sont
bien fait voir, les « petits marquis » - et petites marquises -, comme les
surnomment les fonctionnaires belges de l'Otan, se battent comme des
gamins pour obtenir le laissez-passer non nominatif qui va leur permettre
de franchir la porte que gardent les cerbères du service de sécurité. Ceux
qui ont échoué à avoir un strapontin errent lamentablement dans les
couloirs et parfois achètent des chocolats belges aux boutiques de la zone
commerciale du QG. Mais il faut quand même les héberger dans des
chambres d'hôtel. . . à 2 000 francs français la nuit, plus les frais de
déplacements qu'ils touchent pour chaque mission .. .
Nos ministres de la Défense font souvent des allers et retours
entre Paris et Bruxelles pendant les sessions des réunions à l'Otan. Les
« petits marquis » se trouvent alors toutes les raisons de repartir sur la

capitale avec « l'homme d'État ». En juin 1998, le ministre a compliqué


l'affaire en utilisant le Mystère 50 d'un groupement de liaisons
aériennes ministérielles qui n'existe plus, mais aussi un hélicoptère
militaire pour se faire déposer dans sa commune de la région
parisienne. Il a fait de nombreux allers et retours, sans informer au
préalable la cour qui l'entourait. Seuls les personnages vraiment utiles
de sa suite savaient à quoi s'en tenir. Les petits marquis - et
marquises - étaient aux cent coups.

178
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le ministère exhibe ses différends avec le chef des Armées


Hélas, certains des fax qui nous arrivaient nous mettaient dans des
situations très difficiles sur le plan de la discipline militaire et de la loyauté
envers le président de la République. Je me souviens, par exemple, que
nous avons reçu, le 2 décembre 1997, un fax à remettre de toute urgence
au ministre de la Défense, en réunion à Bruxelles. Il était couvert par une
mention de protection militaire, alors qu'il traitait de manœuvres de
politique intérieure, à propos d'un marché d'armes. C'est un « abus de
mention de protection » caractérisé, aux termes des règlements militaires.
Le directeur de cabinet du ministre, après y avoir évoqué divers
arguments techniques, y donnait comme avis d'assurer le conflit avec
le président de la République pour torpiller un marché d'armes à
l'exportation que soutenait l'Élysée et en promouvoir un autre, que
préférait le ministère de la Défense.
Le plus grave de cette affaire n'était pas que la cohabitation
conduise le ministère à avoir des positions différentes de celles de
l'Élysée, mais bien que ces différends soient officiellement étalés devant
des militaires de tous grades, professionnels et appelés. Tous les
militaires ont appris dans leur instruction de base que, suivant la
Constitution, le président de la République est le chef des Armées. . .
Comment ne pas se sentir enclin à une certaine schizophrénie, dans
ces conditions ?
Le directeur de cabinet aurait été mieux inspiré de faire passer ce
message par la voie de l'équipement de transmissions de l'aide de
camp du ministre, au lieu d'informer plus de cent personnes entre
Paris et Bruxelles de ce que la guerre était ouverte entre le
gouvernement et notre chef constitutionnel.
En somme, il régnait dans le système politico-militaire français
une improvisation et un manque de rigueur nuisant largement à son
efficacité dans un milieu qui est loin d'admettre la fantaisie.
CHA PITRE 12

LA MA CHINE AMÉR I CA INE

ace à cette désorganisation que je percevais au sein de la chaîne


F
politico-mllitaire française, il y avait notamment la machine
américaine. Remarquable et bien organisée, elle série les problèmes.
Elle n'est pas souple, parce qu'elle applique intégralement le principe
de la division du travail. On sait en gros ce sur quoi travaille le voisin,
mais on ne s'en occupe pas. C'est une machine analytique où les
synthétiseurs font cruellement défaut.
Inadaptée à des missions en finesse, cette machine convient
parfaitement aux opérations de grande ampleur où la force prime. Cette
machine est apte à broyer les obstacles de toute nature. Le commerce,
le droit, la propagande, la guerre technologique, rien ne lui échappe.
Merveilleux outil quand elle sert au bien, la machine américaine peut
aussi devenir un monstre de dictature. Tout dépend de l'administration
qui la met en œuvre. Si elle n'a pas échappé à la démocratie américaine.

Des moyens américains


complémentaires et redoutablement efficaces
Les Américains étaient forts. Ils arrivaient avec plusieurs avions,
dont l'un était un ministère de la Défense en taille réduite. Véritable
village stationné sur l'aéroport d'Abelag, celui des avions d'affaires, le
Boeing travaillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les équipes de
jour vivaient en phase avec Bruxelles et une partie de la journée de
Washington, celles de nuit préparaient le travail pour les réunions du
lendemain, à Bruxelles, en fonction des directives qui arrivaient de la
Maison Blanche ou du Département d'État. Comme il n'y a que peu de

181
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

places en séance, même pour les États-Unis, il arrive que le représentant


militaire américain à l'Otan ne participe pas à la réunion ministérielle.
Les équipes de psychologues, stationnées à l'ambassade
américaine du QG de l'Otan, avaient déjà fait leurs fiches de
personnalités sur les intervenants, de manière à guider les débatteurs
américains sur la façon dont on peut obtenir des concessions de tel ou
tel. Les « psy » de la CIA avaient fait la même chose pour les gens qui
viennent des capitales. Ce n'était pas systématique, mais cela touchait
les personnalités principales. J'ai utilisé de ces fiches, elles sont de
qualité inégale, à moins qu'elles ne soient adaptées uniquement aux
Américains. Mais j'en ai vu de remarquables sur certaines personnalités
de la Bosnie-Herzégovine, et leur possession nous fut très utile dans la
préparation des réunions des commissions mixtes civilo-militaires
visant à l'application pratique des accords de Dayton.
Dans la vie de tous les jours, les négociateurs américains de l'Otan
connaissaient leurs interlocuteurs. En général, il y avait une bonne
entente. Quand on se voit tous les jours on apprend à s'estimer
d'individu à individu. Mais on sait aussi le poids des directives nationales.

Un exemple de la gabegie otanienne


le système J-STARS revient en négociation
Les industriels américains continuaient à faire pression pour
vendre le système ]-STARS auquel ils ne voyaient pas d'autre débouché
que l'Otan. En effet, il fallait un acheteur particulièrement naïf pour
dépenser autant d'argent en vue de se procurer un appareillage qui
avait si nettement démontré son inadaptation aux besoins prévisibles
qui découlent de l'évolution de la menace stratégique mondiale. Le
rapport qualité-prix de cette « usine à gaz » est proprement rédhibitoire.
En automne 1997, l'achat éventuel de ce système revint encore à
l'ordre du jour du Comité militaire. Personne ne croyait que ce
matériel pouvait être utile à l'Alliance en une période où le risque ne
venait plus de hordes de chars fous déferlant sur l'Europe, depuis les
steppes de l'Asie centrale. Mais il fallait donner du travail à la maison

182
CRIMES DE G UERRE À L'OTAN

américaine Raytheon, à Motorola, et écluser les stocks de vieux


Boeing 707 qui sont parqués dans le Nevada. Les Américains firent
donc le forcing pour que l'Otan se dote de ce matériel qui n'est pas
adapté à ces missions d'imposition de la paix qui seront de plus en
plus celles qui nous incomberont de la part de l'ONU.
Personnellement, je ne voyais pas bien la nécessité de remettre en
état de vieux Boeing, quand les Airbus font l'affaire pour un coût de
fonctionnement nettement moins élevé. Sans compter que, pour le type
de renseignement que nous avons à recueillir, le matériel européen qui
existe actuellement est mieux adapté que le ]-STARS. Souvent monté sur
hélicoptères ou sur drones, nos systèmes ne nécessitent pas d'aéroports
lourds. Les maisons françaises comme Matra ou T homson, les Italiens,
les Britanniques ou les Allemands peuvent s'unir pour conduire des
programmes futurs mieux adaptés à nos besoins que ce que nous
proposent avec insistance les industriels américains et leurs autorités
politico-militaires. J'ai décrit de mon mieux à mes camarades, chargés
de débattre du dossier en réunions internationales, les insuffisances du
système que voulait nous vendre \v.lshington, en m'appuyant sur mon
expérience de Bosnie-Herzégovine.
En automne 1997, je notai avec plaisir que les efforts des
industriels américains pour envahir l'Europe de ]-STARS avaient été
provisoirement contrés. Et pourtant, bons princes, les Américains
permettaient aux Européens de remotoriser les dix-huit Boeing 707
qu'ils s'apprêtaient à tirer des vieux dépôts de mobilisation du Nevada
pour y monter l'électronique de renseignement du système ]-STARS.
Rien n'y fit, les pays de l'Otan refusèrent, pour une fois, de payer. Les
Américains obtinrent toutefois de vendre quelques stations réceptrices
qui s'installent au sol, et même de vendre un avion équipé dont ils
aidaient le financement par un prêt à intérêt faible.
Il s'agissait, une fois de plus, de ces demi-mesures dans lesquelles
se laissent entraîner les coalitions d'États, quand l'un d'entre eux parle
plus fort que les autres.
Il était sûr que l'épée de Damoclès n'était pas écartée définiti­
vement, et la France paierait sa quote-part de ce matériel, qui est

183
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

obsolète avant d'avoir servi, si l'Otan devait l'acheter. Étudié pour la


guerre contre l'Armée Rouge, il arriverait trop tard.

La pression américaine
pour promouvoir les sinistres missiles Tomahawk
Ces missiles ont été mis au point, dans les années soixante-dix,
pour porter une arme nucléaire de théâtre jusqu'à un cylindre de dix
mètres de haut sur soixante mètres de rayon, situé à 400 km du
lanceur. Ils pèsent le poids d'un avion de tourisme. Même chargés avec
de l'explosif conventionnel, ils ne sont absolument pas conçus pour
faire du tir sur des objectifs militaires ponctuels dans une ville. S'en
servir dans une opération d'imposition de la paix est donc criminel.
Au cours de l'année 1997, plusieurs articles de la presse militaire
spécialisée que nous recevions à l'Otan s'étaient faits l'écho d'un
différend entre le Pentagone et le Congrès américain. Appuyés par les
fabricants de missiles, les gens du Pentagone avaient tenté d'obtenir
du Congrès le financement de l'acquisition de missiles de croisières
mieux adaptés que les Tomahawks à d'éventuelles « frappes
chirurgicales». Devant le coût des programmes, le Congrès refusait. Il
fallait d'abord financer le coût de la réduction de l'armement
stratégique qu'imposaient les négociations START des Américains avec
les Russes. Aux termes de ces accords, il fallait démanteler, entre autres
types d'équipement, un certain nombre de missiles de croisière
Tomahawk, suivant un calendrier en cours d'exécution. Mais démonter
des missiles de croisière déjà payés sur les budgets antérieurs est une
dépense réellement stupide. Il vaut mieux les tirer. Cela fait un
exercice pour les militaires et ne coûte plus rien au budget.
Alors, nous avons commencé à recevoir, dès janvier 1998, des
rapports de renseignement américains sur l'Iraq. Selon ces rapports,
les Iraquiens non seulement ne respectaient pas les résolutions de
l'ONU, mais encore se remettaient à présenter un danger pour les pays
voisins de la zone. On sentait monter une nouvelle épreuve de force.
Mais l'Iraq n'est pas dans la zone de compétence de l'Otan et ces

184
CREMES DE GUERRE À L'OTAN

infonnations n'ont pas fait l'objet d'autre chose que de commentaires


infonnels, en séance du Comité militaire. Je connaissais assez la
situation du Moyen-Orient, qui est mon vrai domaine de spécialité,
pour avoir mon opinion bien étayée sur la désinfonnation que
l'Administration Clinton distille depuis des années sur l'Iraq, ainsi que
sur les motivations réelles qui sous-tendent les prétendues raisons
morales des solutions belliqueuses qu'elle prône. En l'occurrence, on
pouvait avoir l'impression que les diplomates de Washington
commençaient à nous préparer à une nouvelle campagne militaire
contre l'Iraq. Ceci leur ouvrait la perspective de consommer encore
quelques-uns de ces ignobles missiles Tomahawk.
Dans les couloirs de l'Otan, nous commentions les articles de la
Revue internationale de défense ou de Defence News sur l'Iraq et sur
les efforts des industriels américains pour produire de nouveaux
missiles de croisière. Pour beaucoup d'entre nous, la pression des
industriels d'outre-Atlantique était de plus en plus pénible.

La guerre des Balkans est la vraie préoccupation


À l'Otan, tous les exercices, tous les points de situation bi­
hebdomadaires, portaient sur la crise des Balkans. Non seulement la
SFOR, qui avait succédé à l'IFOR, mobilisait les militaires parce qu'elle
tournait mal, mais encore il avait fallu intervenir en Albanie pour
remettre de l'ordre. Les Italiens et les Français avaient dû ramener la
paix dans ce pays qui n'en finissait pas de se relever de décennies
d'autarcie ruineuse sous une dictature communiste intraitable.
À la fin de l'opération AJ.ba, conduite en Albanie au printemps
1997 sous l'égide de l'Europe et non de l'Otan, les armes étaient
rentrées dans les armureries et la population avait retrouvé une fonne
de paix. Mais ce tableau idyllique était bien partiel. Les Albanais
forment plusieurs peuples qui ne s'entendent pas forcément bien.
L'opération Alba avait semé le trouble dans les réseaux de trafiquants
divers et nous avions pu constater qu'un grand nombre d'Albanais du
Nord avaient émigré en Yougoslavie. Parallèlement, un grand nombre

185
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de kalachnikovs et de mitrailleuses légères manquaient à l'appel dans


les armureries de l'armée albanaise . . .
Dès le début de 1998, les forces fédérales yougoslaves avaient
commencé des opérations de maintien de l'ordre dont on nous disait
qu'elles étaient particulièrement violentes au Kosovo. Les forces fédérales
yougoslaves avaient à faire face à une campagne indépendantiste de la
part de séparatistes albanophones armés qui commettaient des attentats.
Le Kosovo n'était pas une découverte pour moi. En avril 1996,
nous avions reçu à Sarajevo un message « flash � qui nous annonçait
qu'un groupe armé, se faisant appeler UÇK, avait attaqué des postes de
police et de l'armée fédérale yougoslave, ainsi qu'un camp de réfugiés
serbes des Krajina, au Kosovo. Ils avaient tué plusieurs civils et
militaires dans cette province serbe frontalière de l'Albanie.
Au printemps de 1998, des Yougoslaves habitant Bruxelles se
mirent à défiler devant l'Otan en brandissant des drapeaux rouges avec
un aigle bicéphale noir au centre. Ils s'agissait de gens qui se
présentaient comme des Albanais du Kosovo.

Le général Clark veut des forces de maintien de l'ordre


Dans le même temps, le général Clark, commandant suprême
(américain) des Forces alliées en Europe, demandait à cor et à cri des
troupes capables de faire du maintien de l'ordre en Bosnie-Herzégovine.
rapplication des accords de Dayton était de plus en plus difficile. Certes, il
y avait eu des progrès dans la République fédérale bosniaque, mais la haine
entre les factions était devenue telle qu'il était évident qu'on ne pourrait pas
réduire les effectifs de la force autant qu'on l'aurait souhaité. rarbittage sur
Brcko, point important de la solution de paix en Bosnie-Herzégovine,
n'allait être rendu qu'avec plus de deux ans de retard. Et personne ne
voulait de la solution que proposait l'ONU. Sans se l'avouer, on se rendait
compte de ce que les opérations dans les Balkans se solderaient par des
échecs des solutions concoctées par les technocrates internationaux.
Pour le moment, il fallait à tout prix au général Clark des troupes
capables de maintenir l'ordre sans causer de massacres. Et la réponse

186
CREMES DE G UERRE À L 'OTAN

des Français fut nette : pas question. Les seuls moyens que l'on aurait
pu envoyer étaient des gendarmes mobiles, on en avait besoin en
France. Après quelques réunions houleuses, Clark obtint des
propositions de carabiniers italiens ainsi que de forces de l'Amérique
du Sud, pour venir faire du maintien de l'ordre à la SFOR.

La concurrence entre l'armée de terre et la gendarmerie françaises


dans le domaine des opérations extérieures
En observant les photos et les films des événements du début
février 2000, il est intéressant de constater que l'on voit maintenant des
gens en tenue de maintien de l'ordre tenter de s'interposer entre les
Serbes et les albanophones qui s'affrontent à Mitovica. Et pourtant, il
ne s'agit pas de gendarmes français mais bien de fantassins des troupes
françaises de marine. Ces soldats d'élite sont allés suivre un stage de
maintien de l'ordre au sein d'un escadron de gendarmerie mobile,
pour pouvoir ensuite tenter de maîtriser les émeutes de cette
poudrière qui ne veut pas être « pluriethnique ».
Ainsi, des militaires dont le métier n'est pas le maintien de l'ordre
ont-ils à faire face à des émeutes dont la gravité va s'accentuer. Et ils
portent des armes non létales, ce qu'avaient jusqu'à présent refusé
avec raison les chefs militaires français.
Devant l'évident bien-fondé des demandes répétées du général
Clark, et de tous les responsables qui ont les mains « sur les mancherons
de la charrue », il a bien fallu envoyer à M. Kouchner des moyens pour
une mission qu'on lui a fixée, et sur laquelle le monde a les yeux braqués.
Alors pourquoi n'a-t-on pas envoyé de vrais gendarmes mobiles ?
Une raison non avouée à cela est que les militaires de troupe ont
la hantise de voir la gendarmerie venir manger dans leur pré carré
qu'est l'action à l'extérieur des frontières. Le nombre des militaires de
la gendarmerie va croissant, à tel point que le nombre des gendarmes
de toutes spécialités va finir par rejoindre celui des militaires de l'armée
de terre. S� en plus, des gendarmes participent en nombre, et dans une
fonction déterminante, aux nouvelles missions emblématiques des

187
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

forces françaises sur la scène internationale, on peut s'attendre à ce que,


à tenne, le chef d'état-major des années soit un général de gendannerie.
Or le chef d'état-major des années, qui tient le poste suprême des forces
françaises, est un personnage très important, interlocuteur direct du
président de la République en temps de crise.
Le gâteau que représente ce poste se partage actuellement à trois,
entre l'année de terre, la marine et l'année de l'air. S'il faut rajouter un
quatrième convive, la part du gâteau se réduit.
En outre, il est évident qu'un chef d'état-major des années qui
serait issu de la gendannerie pourrait paraître une menace pour
certains hommes des gouvernements à venir.
La gendannerie est un État dans l'État. Un État incorruptible dans
un État qui semble perdre un peu de sa fraîcheur. Imaginons un
général de gendannerie arrivant à la tête des années. Il aurait
connaissance de trop de dossiers épineux, puisque par nature la
gendannerie est fort bien renseignée sur de nombreux domaines, par
sa connaissance des dossiers judiciaires, entre autres. Ajoutons à cela la
connaissance des dossiers du renseignement militaire, et de ceux de la
DGSE via le secrétariat général à la Défense nationale ou, en direct
grâce à la présence de gendannes à la DGSE, et on se rend compte de
ce qu'un chef suprême des années, gendanne incorruptible et bien
renseigné, serait certainement moins souple à manipuler que certains
généraux de troupe, aussi honnêtes, mais plus« naïfs �-
Donc, surtout pas d'unité constituées de gendannes mobiles au
Kosovo. Les militaires peuvent accepter quelques gendannes
départementaux conseillers en police civile, qu'on appelle« CIVPOL �
en langage« onusien �, de la prévôté, cette gendannerie qui est chargée
de faire la police interne des forces françaises où qu'elles soient dans le
monde, mais ils s'opposeront avec la dernière vigueur à la possibilité
pour les gendannes de s'illustrer au même titre que les autres années
françaises dans des actions sur lesquelles le monde a les yeux rivés.
Et voilà comment le traitement d'une question primordiale,
comme celle de l'envoi des moyens pour une mission si importante
qu'elle a justifié une opération de guerre de l'Otan, a été pollué par des

188
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

considérations corporatistes dont tous les militaires au fait des dessous


des cartes ont connaissance, mais sur lesquelles ils n'ont pas prise.

Une nouvelle opération se prépare dans les Balkans


La tension montait en Yougoslavie. La presse commençait à
ameuter l'opinion publique et je retrouvais tous les leviers que j'avais
vu utiliser pendant la période de l'ONU en Bosnie-Herzégovine.
Les Serbes, distants voire méprisants, les Albano-Kosovars se
faisant plaindre. Mais je savais qu'une fois de plus il n'y avait pas d'un
côté les bons et de l'autre les mauvais. Les pays de l'Otan étaient loin
d'être unis sur ce dossier dont on sentait qu'il allait faire l'objet de
réunions du Conseil de sécurité de l'ONU.
L'inquiétude du Pentagone, telle que nous la présentaient nos
camarades américains du siège de l'Otan, était que la situation en
Yougoslavie n'exacerbe encore plus les tensions en Bosnie­
Herzégovine. Ils ne partaient pas encore ouvertement en croisade
contre M. Milosevic. Ils n'oubliaient pas la part qu'il avait prise dans les
accords de Dayton, et ils le gardaient en réserve à propos de Brcko.
Les Italiens avaient sur le cœur l'attitude un peu méprisante des
Américains envers l'opérationA/ba. Cette opération européenne avait été
conduite sous commandement italien, et les Américains avaient un peu
ironisé sur elle avant qu'elle ne remplisse le but qu'elle s'était fixé. Pire,
l'opinion italienne était émue parce que, lors d'un exercice, un avion de
l'armée américaine avait causé la chute d'un téléphérique, tuant vingt
personnes. Outre qu'ils préférèrent régler eux-mêmes l'affaire judiciaire, les
Américains eurent la malchance qu'une rumeur parte, venant d'une base
américaine en Italie : l'accident se serait produit à la suite d'un pari stupide.
Pour ma part, je refusais de commenter cette nouvelle dans les
couloirs qui conduisaient à la cafétéria. L'enquête était en cours, et
nous, Français, la « rumeur � nous avait bien accusés d'avoir fait
échouer une opération visant à arrêter Radovan Karadzic en utilisant
pour cela un officier français, le commandant Gourmelon. Il s'agissait
d'une manipulation ignoble, comme sait en monter la presse

189
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

américaine, quand elle en reçoit l'ordre. Mais l'administration et


l'opinion américaines ont la dent particulièrement dure et, surtout,
n'aiment pas changer d'avis. Et le fantasme d'une France pro-serbe
perdurait malgré l'attitude des Français, nette au moins depuis 1995.
Cependant, la vindicte des Italiens et des Grecs s'intensifiait. Les
Grecs reprochaient aux Européens de laisser les Turcs « faire le
forcing ,. pour entrer dans l'Union Européenne, et en voulaient aux
Américains de faire pression sur les Européens, notamment sur les
Allemands, pour accepter cette candidature.
Seulement, la tension qui résultait de l'accident de téléphérique
venait après une autre affaire qui avait montré le cynisme de
l'Administration Clinton: le traité d'Ottawa sur les mines antipersonnel. Le
Pentagone avait fait savoir que l'année américaine continuerait à utiliser
ces annes que la communauté internationale voulait bannir des arsenaux.
Manifestement, les préoccupations « humanitaires ,. des démocraties
occidentales étaient étrangères à celles du Département d'État.

Les monstrueuses bombes à fragmentation


À l'occasion des réunions préparatoires au Traité d'Ottawa, j'avais
évoqué avec mon chef à Bruxelles la question des c/uster bombs. Le nom
que l'on donne en français à ces annes est « bombes à fragmentation ,._ Il
serait plus exact de parler de bombes à sous-munitions.
Il s'agit de bombes qui explosent à basse altitude en éparpillant des
mines au hasard. Ces mines ont la puissance de mines antichars. Elles ont
pour objectif de « polluer i. le terrain. C'est-à-dire que la moitié des mines
de chaque bombe détone à l'arrivée au sol. L'autre moitié atterrit et se
répand sur le terrain. Ces annes se divisent en trois types, indiscernables
à l'œil, qui explosent en différé, soit à l'effleurement, soit aux brusques
changements de température (une averse lors d'un orage en été� par
exemple}, soit au bout d'un certain temps qui peut aller de quelques
jours à deux ans. Celles qui explosent au contact ou aux changements de
température ont une durée de vie de plusieurs dizaines d'années.

190
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

Toutes ces mines sont jolies, équipées d'un petit parachute et attirent
les enfants qui n'ont souvent qu'une idée, s'en servir comme jouets.
Lors de la guerre du Golfe, elles nous ont causé la mort ou
l'amputation des seules pertes que nous, Français, ayons eu à déplorer.
Et ce sont nos avions qui les avaient tirées. Elles tuent encore, de nos
jours, dans le sud de l'Iraq.
Suivant les mcxlèles, les cluster bombs dispersent entre cent et trois
cent mines, environ. Après explosion d'une moitié d'entre elles, qui font
d'énormes dégâts, il en reste donc entre cinquante et cent cinquante, tapies
sur le terrain, pour chaque bombe tirée d'un avion. Et à la différence des
mines posées par les militaires de l'anne du Génie, les mines aérodispersées
sont épandues au hasard, sans plan de pose. Il est donc impossible de les
retrouver, sauf au prix de longues et dangereuses recherches.

Les pays riches se sont gardé le droit de répandre des mines


Le général m'apprit que seules les munitions posées par voie
terrestre étaient concernées par le traité d'Ottawa, et étaient donc
désormais interdites. Les bombes à sous-munitions restaient autorisées.
Bel exemple de morale politique : une cluster bomb coûte le prix
d'une « Clio » Renault, il faut pouvoir se la payer ainsi que le
bombardier, la pièce d'artillerie ou le lance-roquettes qui la largue.
Avec cet accord, les pays riches ont donc désarmé les pays pauvres,
mais restent libres de continuer à assassiner hardiment.
En somme, la situation dans les Balkans remuait beaucoup de
monde, notamment parmi le petit personnel du microcosme otanien
de Bruxelles.
La pression des Américains, ainsi que les questions liées à des
préoccupations morales ou éthiques entraînaient des divergences de vue
sur la manière de traiter des crises « hors article 5 », c'est-à-dire ne visant pas
à répondre à une attaque dirigée contre un pays de l'alliance atlantique.
En conséquence, l'éventuelle résolution d'intervenir à nouveau
par les armes, en Yougoslavie, ne pouvait passer pour une simple
décision ancxline aux yeux de quiconque dans notre sphère de travail.
CHAPITRE 13

UN C E RTAI N M. J OVAN MILAN OVI C

' la représentation militaire française, nous vivions dans une ambiance


A
délétère. Cela venait entre autre du départ du colonel chef d'état•
major qui, par son calme et sa connaissance des dossiers et du milieu,
apportait le bon sens que perdaient parfois de vue les généraux. En
février 1997, un nouveau général-adjoint avait été affecté chez nous. Il
avait fait une partie de sa carrière en administration centrale.
Il venait de la filière politico-militaire où il avait passé plusieurs
années, comme le général Wiroth. Les deux hommes, sans doute sans
s'en rendre compte, en étaient arrivés, à mon sens, à raisonner un peu
trop comme des diplomates, ce qui n'était pas leur travail, et plus assez
comme des militaires. Dans le même temps, l'ambassade française à
l'Otan faisait faire des études stratégiques par des diplomates qui
manquaient de connaissances militaires. En mélangeant les genres, le
travail ne se faisait plus comme il l'aurait dû. La faille de ce système
n'était devenue évidente que lorsque l'Otan avait commencé à entrer
dans la préparation de décisions militaires.

Militaires, diplomates, que chacun reste à sa place


Les décisions les plus graves sont celles qui se concoctent entre
les délégations nationales, à Bruxelles, et les officines ministérielles qui
n'ont qu'une idée : supplanter les militaires dans leurs fonctions
d'outils de la « politique par d'autres moyens». Ils y parviendront tant
que les militaires entreront dans ce jeu, et ne sauront pas expliquer
aux diplomates ce qu'est la réalité de la guerre et ce que sont les pièges
auxquels il faut faire face et donc anticiper, en particulier dans les
relations avec des alliés aussi retors que Washington. Mais, pour jouer

193
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

ce rôle de conseil, encore faut-il avoir servi ailleurs que dans les
ministères.
L'emploi de la force brutale suppose une formation morale
préalable, qu'on enseigne à Saint-Cyr-Coëtquidan, à Brest ou à Salon­
de-Provence, à Saint-Maixent ou dans les écoles d'armes, sous le nom
de « formation militaire générale ». C'est, en fait, la formation
indispensable à conduire des opérations de guerre, c'est-à-dire à la
limite de la morale, sans perdre son âme. Et cette formation militaire
générale n'est pas dispensée dans les écoles ou les universités qui
forment nos dirigeants civils.
Dans cet exercice du non-droit qu'est la guerre, l'honneur des
militaires français - et britanniques - a toujours été de savoir que
lorsqu'une balle pénètre dans un corps, la douleur est la même, le
sang est de la même couleur et les ravages sur les familles sont les
mêmes, quel que soit le bord auquel appartient la victime.
Nombre de nos politiciens sont totalement hermétiques à ces vérités
de base. Ils gèrent des crises, c'est-à-dire leurs carrières. Et pendant tout
le temps où ils « gèrent », les peuples souffrent. Ils s'en moquent car pour
eux la notion de population a remplacé celle de peuple. Le nombre
abstrait a remplacé les hommes avec leurs cultures, leurs aspirations, leurs
joies, leurs peines, leurs rires et surtout le regard des enfants.
La question yougoslave devenait préoccupante. Ceux des officiers
qui ne vivaient pas dans les nuages se doutaient que nous allions vers la
réédition de l'affaire de Bosnie-Herzégovine. Les Européens s'étaient
retirés d'Albanie après l'opération Alba, mais la situation y était encore
très instable. Les manifestations d'Albanais du Kosovo se &.isaient de plus
en plus nombreuses, à Bruxelles, et nous présumions que, comme pour
toutes les autres crises de l'éclatement de la Yougoslavie, les
gouvernements répondraient à l'émotion de leurs opinions publiques. Le
poids du principe d'ingérence humanitaire nous était connu, ainsi que
son incompatibilité avec les rares règles écrites du droit international.
Sur le plan militaire, pour éviter toute surprise, le général
américain, commandant suprême des forces alliées en Europe,
préparait avec son état-major des plans d'opérations pour intervenir au

194
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Kosovo. On parlait dans les couloirs d'une intervention que l'ONU


confierait à l'Otan, pour rétablir la paix dans la province yougoslave.
La presse désignait sans nuances les Yougoslaves, renommés
Serbes pour faire bonne mesure, comme les mauvais parce que la
répression qu'ils conduisaient contre l'armée de libération du Kosovo
était trop violente. Les renseignements militaires qui nous parvenaient
étaient moins caricaturaux et faisaient état des opérations offensives
menées dans certains endroits par des Albanais venus au Kosovo en
violant la frontière yougoslave. Compte tenu de ce que nous savions de
la fin de l'opération Alba, nous n'étions pas étonnés. Nous voyions une
fois de plus se monter une opération de désinformation dans la presse
et nous sentions que, une fois encore, les Serbes y réagiraient en
intensifiant la violence de leurs opérations qu'ils appelaient « de
maintien de l'ordre », par défi envers les « donneurs de leçons »
internationaux. Conclusion, les civils yougoslaves du Kosovo, Serbes et
albanophones, feraient les frais de la situation.
Le dégoût me prenait de voir que Milosevic et ses sbires n'avaient
décidément rien compris, mais aussi parce que je sentais confusément
qu'on allait rééditer les fautes que j'avais constatées en Bosnie•
Herzégovine. Le peu que je savais de l'UÇK ne me poussait pas à
l'estime envers ses soldats. Il me semblait que la seule solution aurait
été de soutenir efficacement le Gandhi yougoslave, Ibrahim Rugova.
Mais je ne voyais pas comment, dans cette région d'Europe où les
fantasmes tirés de !'Histoire conduisent tous les acteurs à la violence
ou aux pires fautes politiques, ce qui revient au même.

La rencontre
Le mois de juillet est chargé d'échéances protocolaires, à l'Otan.
Le 4 juillet est la fête nationale américaine, le 14 est celle des Français,
mais aussi celle de la ville de Liège qui fête traditionnellement la fête
nationale française, et le 21 juillet est la fête nationale belge.
À la mi-juillet, mon téléphone sonna. Il s'agissait d'un M. Jovan
Milanovic qui se présenta comme le premier conseiller de l'ambassade

195
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

de Yougoslavie auprès de l'Union européenne. Il voulait inviter le


général Wiroth à un déjeuner de travail dont l'objet serait de discuter
de la position politico-militaire de la France relativement à la crise
yougoslave. Je transférai l'appel au général qui accepta le principe du
déjeuner. Je l'entendis dire au diplomate de régler avec moi les
questions de détail. Rendez-vous fut pris pour le 24 juillet 1998, dans
un restaurant serbe de Zaventem, petite ville proche du QG de l'Otan.
Lorsque nous reçûmes le fax de confirmation de l'invitation, vers
le 20 juillet, le général me dit qu'il s'était ravisé. Il souhaitait reporter
ce déjeuner en septembre parce qu'il n'aurait pas été bon que les
autres nations sachent que le représentant militaire français déjeunait
avec un diplomate serbe.
Je repris donc contact avec ce M. Milanovic, pour reporter le
déjeuner en septembre, en prenant un prétexte que m'avait fixé le
général. Mon interlocuteur semblait ennuyé. Il me demanda si je pouvais
venir déjeuner à la place du général. Je répondis que c'était possible,
mais le jeudi 23 juillet et non le vendredi 24. En fait, je voulais pouvoir
rendre compte au général de ce déjeuner. Or, mon chef partait en
permission le 25 juillet et je ne savais pas s'il ne quitterait pas le bureau
en début d'après-midi, le vendredi, avant mon retour du déjeuner.
La rencontre fut courtoise mais, à l'évidence, le diplomate
cherchait à établir un contact avec le général Wiroth. Ses manières et
ses centres d'intérêt m'ont conduit à penser qu'il était davantage agent
de renseignement que diplomate. Nous avons « sympathisé » d'autant
plus vite que je lui expliquai que j'avais passé six mois en Bosnie­
Herzégovine comme officier logisticien, ce qui était faux puisque j'y
avais été comme officier de renseignement. Je lui dis que j'avais
particulièrement apprécié les Serbes, et que mon grand-père s'était
battu à leur côté avec le général Franchet d'Esperey. C'était aussi
complètement faux, mais je voulais lui inspirer confiance pour mieux
cerner qui il était. Ce faisant, j'agissais comme l'aurait fait tout officier
de sécurité de la représentation militaire.
M. Milanovic cherchait à savoir des choses très générales, pour ce
premier contact. Les réponses que je lui ai apportées étaient aussi

196
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

générales et visaient à lui donner l'impression que je ne savais que ce


que n'importe quel officier peut savoir sur la situation internationale.
Je rendis compte au général de ce déjeuner, à mon retour au bureau,
et je conclus en lui disant qu'il ne me semblait pas opportun qu'il rencontre
le « diplomate » yougoslave, même en septembre. Je lui dis ma conviction
que c'était un agent de renseignement plutôt qu'un diplomate. Le général
me demanda si nous devions rendre compte aux services français.
Je n'étais pas chaud. Tout le monde allait partir en vacances, et
c'est moi que les services français voudraient entendre, pas mon
général. Et en été, en période de mutation et de vacances, il n'y aurait
pas grand monde à Paris. Je redoutais d'être convoqué séparément à la
DGSE, à la DST et à la DPSD, trois semaines différentes, ce qui
torpillerait mes trop précieuses vacances. Il n'y avait rien de sérieux à
dire aux « contre-espions ». Milanovic ne m'avait pas été signalé comme
dangereux par les services français chargés de nous alerter sur les
personnes à éviter. Je dis donc à mon général que cela pouvait attendre
septembre, qu'il n'y avait pas d'urgence. Ce dont il convint.
Après mon travail, le soir, je suis allé chez M. Milanovic. Cela me
permettait de voir à quoi ressemblait son appartement. Ma visite
confirma ce que je pensais de lui : il semblait bien un agent de
renseignement. Malgré un cadre contenant les photos de sa femme et
de ses enfants, on sentait que cet appartement n'était que rarement
occupé. L'homme vivait à Bruxelles en célibataire géographique, ce qui
est assez conforme au mode de vie d'un agent qui a une activité
risquée, et pas du tout à celui d'un diplomate.
Il y avait d'autres « diplomates » dans son genre à Bruxelles, et
qui auraient pu présenter un danger plus actuel qu'un Yougoslave, en
ce début d'été 1998, où aucune décision des Nations unies
n'interviendrait sur la Yougoslavie avant deux mois. Il s'agissait des
« diplomates » des pays de l'ancien Pacte de Varsovie que nous
côtoyions régulièrement dans le cadre du « partenariat pour la paix » et
qui avaient même accès à certaines zones de notre quartier général.
Nous verrions bien si le Serbe nous contactait en septembre, et alors
nous aviserions.

197
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

La préparation d'une opération criminelle


À mon retour de vacances, la situation internationale avait évolué.
Les politiciens de la communauté internationale avaient décidé
d'exiger que Slobodan Milosevic retire du Kosovo les forces spéciales
du ministère de la Défense. Il devait ramener le volume et la nature des
troupes dans la province au niveau qu'elles avaient avant le début des
opérations en force lancées par Belgrade, dès janvier 1998.
Les militaires de l'Otan, sous le commandement suprême du
général américain Wesley Clark, préparaient une de ces opérations de
guerre totale qui sont les seules auxquelles les forces de l'alliance se
soient entraînées pendant les quarante ans de guerre froide.
Délibérément, les gouvernements des pays de l'Otan acceptaient
l'augure de frappes massives et sans nuances sur tout un pays, pour
essayer de faire plier son dirigeant honni. Une sorte d'hystérie colorait les
propos des participants aux réunions civiles et militaires lorsqu'ils
parlaient des « Serbes». Manifestement, ils perdaient de vue que s'ils
devaient faire « jouer l'opération», ils feraient frapper des civils, dont
beaucoup ne seraient pas serbes, et que parmi les Serbes, tous ne
soutenaient pas Milosevic. En outre, à part les premières frappes qui
devaient « réduire à zéro» les défense antiaériennes yougoslaves, les plans
prévoyaient de commencer par détruire toutes les infrastructures civiles
stratégiques du pays, avant de s'attaquer ensuite aux forces militaires.
« Jouer l'opération», « réduire à zéro». Sans s'en rendre compte,
des militaires et des diplomates utilisaient, pour parler de la vie et de
la mort d'êtres humains, du vocabulaire de jeux de consoles vidéo . . .
Et plus le temps passait plus les représentants des nations, quel
que soit leur niveau, s'entraînaient les uns les autres dans l'excès de
langage qui conduit à ne plus penser.
Délibérément, au nom du « devoir d'ingérence humanitaire », on
vit la fermeté devenir de la rage. Rien d'étonnant, alors, à ce que, le 15
ou le 16 octobre 1998, sur la chaîne de télévision France 2, on nous ait
montré un colonel de l'aéronavale américaine qui nous assura que

198
CRIMES DB G UERRE À L'OTAN

tous ses « boys » brûlaient d'aller « casser du Serbe », et que pour eux
c'était comme de « participer à la finale du Superball ».
Pendant ce temps-là, les divers groupes de contact se heurtaient à
des fins de non-recevoir de la part de Slobodan Milosevic. Il refusait de
céder, protestant du bon droit des Serbes sur le Kosovo. Un jour de
septembre, le président yougoslave déclara aux négociateurs que si l'Otan
bombardait ses troupes, il viderait le Kosovo de ses habitants de culture
albanaise. Lorsque le général Wtroth me répéta cela, qu'un rapporteur
avait annoncé lors d'une réunion, il avait un air mi-inquiet, mi-incrédule.
D'après ce que j'ai lu dans la presse, en octobre 1998, alors que
j'étais en cellule au Mont Valérien, Milosevic a répété ces propos au
général Short qui venait montrer au président serbe, pour tenter de le
convaincre, les plans détaillés des frappes que préparait l'Otan.
Bre� sans tenter même de réfléchir à ce que cela peut signifier
pour les femmes, les enfants, les vieillards sur lesquels l'enfer allait se
déchaîner, des responsables politiques de démocraties soucieuses des
« droits de l'homme » envisageaient délibérément de frapper des cibles
humaines et matérielles civiles. Conseillés par des militaires qui, pour
la majeure partie d'entre eux, n'avaient jamais vu le feu ailleurs que
dans les « caisses à sable » des écoles de guerre, des dirigeants
politiques envisageaient de violer délibérément les conventions de
Genève qui interdisent à toute partie à un conflit de s'en prendre à la
population civile et aux biens d'intérêt civil. Ils étaient prêts à couper
à tout un pays ses sources d'alimentation en eau et électricité, ses
moyens de communications, de chauffage. Et ceci au début de l'hiver
balkanique que nous étions bien peu nombreux, au quartier général de
l'Otan, à avoir connu. . .
C HAPIT R E 14

L'AFFAIRE S E N O U E

,
J
avais parlé d e l'évolution des Balkans avec l'officier opérations, sur
un mode fort général, et nous avions conclu que nous allions au
massacre si Milosevic ne cédait pas aux pressions des divers groupes de
contact. Je participais d'une oreille lasse aux réunions de la
représentation militaire parce qu'on y parlait de manière trop cynique,
à mon gré, de ce qui se préparait.
}'avais en charge la préparation du dîner officiel des femmes des
chefs d'états-majors qui devait avoir lieu en novembre 1998.
Traditionnellement, ces dames qui accompagnent leurs maris à
Bruxelles partagent un dîner organisé par deux nations. Cette fois-ci, il
revenait à la France et à l'Allemagne, c'est-à-dire à mon homologue
allemand et moi-même, de préparer ces « agapes •.
Ceci venait en plus de mes autres responsabilités et le dossier des
opérations n'était pas directement de mon ressort.
Je ne suivais donc pas en détail ce qui se tramait envers la
Yougoslavie. Je savais que les groupes de contact n'aboutissaient à rien,
malgré la menace de frappes sur les forces yougoslaves au cas où
Slobodan Milosevic s'entêterait dans sa position intransigeante.
M. Milanovic, le diplomate yougoslave, ne reprenait pas contact
avec nous et je pensais qu'il avait abandonné ses tentatives de rencontre
avec le général Wiroth. Puis, un jour, nous reçûmes par courrier un
document qui était une thèse de sciences politiques de l'université de
Belgrade visant à établir le bien-fondé de la présence serbe au Kosovo.
Cette thèse est connue dans les milieux spécialisés, comme je le
découvris plus tard, mais moi je n'en avais pas eu connaissance. C'est
dire que ma vision de la question du Kosovo était moins que partisane.

201
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Une opération d'intoxication


Le diplomate yougoslave me contacta au début de la troisième
semaine du mois de septembre, pour inviter à nouveau le général. Je lui
répondis que ce n'était pas possible avant le début du mois de novembre.
Ça me permettait de gagner du temps, sachant que le diplomate m'avait
dit, au mois de juillet, qu'il s'attendait à rentrer à Belgrade à la mi-octobre.
Je rendis compte au général de l'appel de Milanovic, à son retour de sa
réunion de coordination du matin chez l'ambassadeur.
L'agent serbe me rappela pour savoir si je pouvais déjeuner avec
lui, et j'acceptai. Rendez-vous fut finalement pris pour le 1 er octobre.
À ce déjeuner, il me posa des questions d'ordre militaire auxquelles
j'aurais fort bien pu répondre. Mais je lui dis que ces sujets se traitaient
à des niveaux hiérarchiques subalternes et que je n'avais pas les
informations qui l'intéressaient. Il m'annonça alors qu'il poserait ses
questions « au Grec » ou « aux Grecs ». En français, on ne peut pas faire
la différence à l'oreille entre le pluriel et le singulier.
J'ai tiré plusieurs conclusions de ce déjeuner. Apparemment, les
Yougoslaves restaient persuadés de ce que l'Otan n'était pas prête
politiquement à frapper, malgré ses affirmations. Selon eux, la France
ne participerait pas à l'opération, ce qui rendait la menace de l'Otan
peu crédible. L'argument des Serbes pour étayer leur conviction était
que la France ne participait de façon significative à aucun des groupes
de contact. J'ai fait de mon mieux pour tenter de convaincre mon
interlocuteur de ce qu'il se trompait. Et pourtant, s'il avait tort sur la
position de la France, il avait raison sur l'accord politique de frappe : il
restait très difficile à établir.
De retour au bureau, je n'ai pas pu rendre compte au général de
ce deuxième déjeuner. Il devait prendre l'avion pour une importante
réunion au Portugal, et il était déjà en retard. Le chauffeur l'attendait
avec impatience et lorsque le général arriva, avec son adjoint, il me dit
qu'il était très pressé. ]'admis que le compte rendu pouvait attendre. Il
ne s'était rien passé de significatif, au cours du déjeuner, si ce n'est

202
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

qu'il apportait un embryon d'explication sur la fermeté de Milosevic,


face aux groupes de contacts.
Les questions précises de M. Milanovic m'avaient fait comprendre
que je ne savais pas assez de choses sur ce qui se préparait pour faire
correctement mon travail à la représentation militaire.
Pour mieux suivre ce qui se passait, je suis allé voir chez l'officier
chargé des opérations. Il m'expliqua à quel point on en était et me
confia son classeur en m'indiquant les documents que je pouvais
consulter utilement.
J'ai trouvé, d,.ms un document de travail de ce classeur, un
tableau très intéressant. Il mettait en évidence l'ampleur des
destructions que l'Otan envisageait de causer à la Yougoslavie si
Belgrade ne cédait pas à la communauté internationale. I::exploitation
de ce tableau ne permettait en aucun cas de contrebattre ou d'esquiver
les frappes de l'Otan ; le divulguer ne mettait en aucun cas nos troupes
en danger. En revanche, si les Grecs avaient transmis le document
entier aux Yougoslaves, je comprenais mieux les doutes de nos
adversaires sur notre capacité politique à agir. Or, il fallait absolument
éviter le massacre qui se préparait, qui n'aurait fait qu'accroître la
détresse des Kosovars sans résoudre le problème du Kosovo. Il était
indispensable de convaincre mon contact serbe de ce que la seule
solution pour son pays était de céder à l'ONU et l'Otan.
Si je lui donnais le tableau, il pourrait vérifier que je ne lui
mentais pas, s'il possédait déjà ce document de travail de l'Otan. S'il ne
le possédait pas, il ne pourrait pas en tirer grand-chose. J'ai donc
recopié ce tableau sur un papier avec, en outre, des indications de
dates possibles des frappes qui, elles, n'étaient pas secrètes. Avec ces
éléments utilisables sans danger pour nos troupes, j'ai appelé mon
contact pour le rencontrer. Comme je n'avais aucune raison de me
cacher de ce que je faisais, je l'ai appelé depuis mon bureau.
Je me suis attaché à convaincre Milanovic de ce que l'accord
politique pour frapper était prêt, mais qu'on donnait encore une
chance à la négociation, ce qui était faux. Je lui ai précisé que les
Américains poussaient à l'intervention, entre autres pour tirer des

203
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

missiles Tomahawk, ce qui était vrai. Il leur fallait, suivant la presse


spécialisée, démanteler 421 missiles de croisière, en 1998, et ils n'en
avaient tiré que deux au cours de l'été, l'un sur le Soudan, l'autre sur
l'Afghanistan.
Je lui ai réaffirmé que la France faisait partie des pays qui poussaient
à l'intervention et lui ai expliqué que les cinq pays clés de cette affaire
imposeraient aux petits pays réticents, s'il en restait encore, au mieux un
accord, et au pire une abstention, lors du vote de l'ordre de frappe.
Ainsi, j'ai tenté de lui faire admettre que les Grecs ne savaient pas
tout du dossier et qu'ils n'auraient pas les moyens de mettre leur veto aux
frappes de l'Otan. Ce qui était vrai. Je voyais son visage se défaire. Il me
croyait sincèrement partisan de M. Milosevic. Et c'était normal : il ne me
payait pas, ne me tenait par aucun des leviers qui permettent à un traitmt
d'exercer du chantage sur des « cibles ». Il croyait donc que j'agissais pour
le motif le plus rassurant dans le monde des espions : l'idéologie.

La faute
En fait, je conduisais une opération d'intoxication comme cela
m'était déjà arrivé, dans le passé. Dans ce genre d'affaire, il faut être
très prudent parce qu'on est obligé d'utiliser des informations réelles
pour en faire passer de fausses. Donc, il faut en dire assez, sans en dire
trop. Ce que je disais n'était pas utilisable par les Serbes, comme cela a
été confirmé par le ministre de la Défense, en novembre 1998, dans ses
communications à la presse.
Une autre précaution à prendre dans ce genre d'affaire est de
s'assurer d'être dûment mandaté et, dans ce domaine, on peut fauter
de deux manières : agir de sa propre initiative, ou ne pas demander
d'ordre écrit. Si cela tourne mal, sans ordre écrit on n'est pas mandaté
parce qu'on vous lâche.
Or, en milieu interallié, et en manipulant du màlériel » commun et
i(

non national, les chances sont nombreuses que les choses tournent mal.
Si j'avais été mandaté officiellement pour faire ce que j'étais en
train de faire, cela m'aurait valu une lettre de félicitations de plus . . .

204
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Pris par le but que je voulais atteindre, c'est-à-dire contribuer aux


efforts des diplomates de l'Otan, j'étais en train de franchir la ligne
rouge, mais il fallait à tout prix que Milosevic cède devant l'Alliance.
Je pris congé de Milanovic, en lui précisant que, dès que je
saurais la date des frappes, je la lui communiquerais. Je savais que je
n'aurais pas à l'appeler, parce que cette date ferait l'objet d'une large
publicité. On ne la nommerait pas « ultimatum », qui s'emploie en
temps de guerre, mais on avertirait les Yougoslaves de ce qu'il ne leur
resterait plus que tant de jours pour plier. Dans le même temps, les
télévisions exhiberaient les avions de tous types qui frapperaient la
Yougoslavie si les forces spéciales ne quittaient pas le Kosovo.
La semaine qui suivit fut encore plus dense que les autres en
réunions. Les rares fois où j'ai vu le général, il était avec son adjoint
devant lequel je ne voulais pas parler de Milanovic. Ou alors il était
concentré sur les comptes rendus qu'il envoyait à Paris. Au lieu de me
garder, le soir très tard, il me libérait vers 20 heures. J'ai dû attendre
une occasion plus favorable, qui ne vint jamais, pour lui expliquer ce
que j'avais fait et pour quoi. . .
L'agent serbe me rappela deux fois au bureau, cette semaine-là. Il
voulait connaître la date prévue des frappes. Je lui ai répondu que je
l'appellerais dès que je la connaîtrai. J'en avais une idée assez précise,
nous savions que la date limite qui serait laissée aux Yougoslaves serait
le 15 octobre. À quelques ajustements près. Mais je ne voulais pas
répondre à la question. ]'estimais avoir fait ce que j'avais à faire pour
éviter le pire. Il ne restait qu'à attendre.

Un document reproduit à plus de 400 exemplaires


J'étais sûr qûe mon contact avait un exemplaire de ce document de
travail d'où j'avais extrait le tableau. Que ce soit par les Grecs ou peut­
être par les Russes, il avait dû s'en procurer au moins un exemplaire
complet. 1lré à plus de 180 exemplaires, il était distribué aux pays de
l'Otan mais aussi à la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque. Les
représentations militaires le photocopiaient pour le faxer à leurs

205
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

capitales, et pour permettre à leurs traitants de travailler dessus, chacun


dans son bureau. Au bout du compte, il en existait plus de
300 exemplaires rien qu'à Bruxelles, sans compter les capitales.
Le papier était classifié « secret Otan », ce qui correspond tout
juste à « confidentiel » en France. Ce qui correspond au « secret
défense » français s'appelle à l'Otan « Très secret - COSMIC ».
L'agent serbe allait pouvoir vérifier que ce que je lui avais
communiqué de ce document était vrai. ]'espérais donc qu'il me ferait
confiance sur le point, essentiel à mes yeux, de ce que je lui avais dit :
l'Otan était politiquement prête à frapper. Et ça, c'était faux et c'était le
cœur de l'intoxication.
Le 10 octobre, un samedi, Milanovic m'appela chez moi. Les
gouvernements italien et allemand venaient de changer, et le diplomate
voulait savoir si cela avait changé quelque chose à la situation. Cela
n'avait fait évoluer le dossier que sur un point : maintenant, les
Allemands demandaient à frapper aussi au Monténégro, ce qui n'était
pas initialement prévu, et je le lui dis. Ça ne pouvait qu'ajouter une
pression sur le gouvernement yougoslave.
Le fait qu'il se renseigne auprès de moi était bon signe : cela
pouvait signifier qu'il me considérait comme une source fiable.
Le soir même, le chef d'état-major de la représentation militaire
m'a appelé pour me demander de passer au bureau, le lendemain
dimanche. Il y avait une mission urgente et confidentielle pour moi à
Paris. Je devais porter un pli à l'état-major des armées, au boulevard
Saint-Germain, et il fallait un officier pour le faire. Je devrais rester la
nuit à Paris parce qu'il me faudrait participer à une réunion au cabinet
du général chef d'état-major des armées, le lundi matin. Je pensai qu'il
s'agissait d'organiser le dîner des femmes des chefs d'états-majors au
mois de novembre . . .
C HA P IT RE 15

L'ARRESTAT I ON

' mon arrivée à l'état-major, l'officier de quart m'attendait. Il avait des


A
consignes précises, me prit l'enveloppe scellée, et me donna en
compte un téléphone portable. Le général Kelche, chef d'état-major
des armées, voulait pouvoir me joindre, s'il avait une réponse pour la
représentation militaire à Bruxelles. Je dormis dans un hôtel pas trop
cher et je téléphonai à ma femme pour lui dire où j'étais descendu.
Elle me parla d'un coup de téléphone que je lui aurais passé dans
l'après-midi. Je parlais anglais à quelqu'un. Ma femme, mes enfants et
ma nièce avaient reconnu ma voix, avaient tenté de me parler, puis la
communication s'était coupée. j'assurai mon épouse de ce que je ne
l'avais en aucun cas appelée, et ce coup de téléphone reste un mystère
encore aujourd'hui.
Le lendemain, je me suis présenté au cabinet du chef d'état­
major. Le général m'a reçu lui-même à 14 heures. Il m'a dit que j'avais
été « imprudent au téléphone », et que, comme il y avait des histoires
de compromission de documents, depuis plusieurs mois à Bruxelles, il
fallait être vigilant. Certes, je n'étais pas concerné par ces fuites qui
avaient en fait impliqué d'autres nations, dont la Turquie et la Grèce
mais, pour en avoir le cœur net, il avait décidé de me mettre entre les
mains de la direction de protection et sécurité de la Défense, qu'on
appelait autrefois la sécurité militaire. Ensuite de quoi il prendrait une
décision me concernant.

Des points bien curieux dans le lancement des procédures


On m'a interrogé dans les locaux de la protection de sécurité de
la Défense, place Saint-T homas d'Aquin. Il y avait, dans le bureau, deux

207
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

enquêteurs du service, et un commissaire de la DST, le contre•


espionnage français, qui était là sans commission rogatoire. En
préambule, le commissaire me dit : « Vous savez que la France prépare
une opération sur la Yougoslavie ?
- Oui et vous allez me parler de M. Milanovic. »
Ils ont tourné autour du pot pendant deux jours en me posant
des questions sur des sujets qui m'étaient étrangers. Je répondais du
mieux que je pouvais, mais sans comprendre où ils voulaient en venir.
C'est au cours de mes nuits à l'hôtel que j'ai fini par supposer ce
qu'ils voulaient savoir. Je leur parlai du papier. Ils m'ont demandé de
le reproduire pour eux, ce que j'ai fait. J'ai précisé que je l'avais rédigé
« de mémoire » et que les chiffres n'étaient que des ordres de grandeur.
Ils ont pris le papier avec gourmandise, en ont fait une photocopie
pour le commissaire de la DST ; ensuite, ils ont rendu compte au chef
d'état-major des armées. __
En leur donnant copie de cette feuille, et en leur disant d'où était
tirées les informations qui y étaient écrites, je leur donnais les moyens
de vérifier que les Serbes ne pouvaient pas en faire mauvais usage
contre l'Otan. Au lieu de me laisser expliquer mes motivations d'agir,
ils se sont focalisés sur les faits et ont ainsi perdu de précieux éléments
d'évaluation sur l'affaire. Cette grave carence de l'enquête militaire a
sans aucun doute contribué à induire le cabinet du ministre en erreur
sur la signification réelle de mon acte.
Le 14 octobre, j'ai passé ma première nuit aux locaux d'isolement
du Mont Valérien. Je devais y rester trois semaines, ayant été puni par
le ministre de quarante jours d'arrêt, dont vingt avec isolement, pour
faute professionnelle.
On m'avait annoncé que le ministre de la Défense me
convoquerait pour me signifier sa décision quant à mon avenir. En fait,
le 29 octobre, les officiers de police de la DST vinrent me chercher
pour me placer en garde à vue.
Bien qu'aux termes du code de procédure pénale et de la
circulaire C22 je ne sois pas tenu au secret de l'instruction, je ne vais
pas y porter atteinte. L'intérêt de la justice veut que je respecte la

208
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

promesse que j'ai faite à mon juge d'instruction, et ceci bien que
cenains acteurs qui, eux, auraient dû se taire, aient commis la
forfaiture de donner ou de vendre à la presse des passages entiers de
mes dépositions de l'enquête préliminaire.
Toutefois, je préciserai un point primordial que l'on retrouve
dans l'enquête préliminaire et dans le début de l'instruction.
Les officiers de police m'ont posé de nombreuses questions, m'ont
parfois reproché d'être trop disert, mais il y a une chose qu'ils ont eu
soin de ne pas me demander : leur recopier de mémoire ce fameux
papier que j'avais donné à mon contact serbe. Je pensais que le
commissaire du contre-espionnage, qui était présent dans les locaux de
la sécurité militaire et que je revis d'ailleurs dans une cellule de garde à
vue de la DST où il était venu me voir, l'avait transmis à ses subordonnés.
Cela devait d'ailleurs intéresser fortement l'officier de police
judiciaire qui dirigeait mon interrogatoire, puisque lorsque j'eus fini de
signer toutes mes dépositions il me demanda, « pour sa culture
personnelle » de lui faire une copie de ce que j'avais donné à mon
contact serbe. Il prit la demi-feuille, l'examina et me dit d'un air
étonné : « C'est tout ? ». Puis, il la rangea dans un tiroir de son bureau.
Le juge d'instruction de la quatorzième section du parquet de
Paris ne m'a jamais demandé non plus de lui faire copie de ce papier,
qui me paraissait pourtant essentiel dans l'enquête. Et comme il n'était
pas joint au dossier, j'ai pris sur moi de le lui envoyer depuis la prison,
pour qu'il figure dans les pièces. En effet, comment évaluer le
préjudice que j'ai causé, si l'on ne me demandait pas ce que j'avais
donné comme information secrète à Milanovic ?
Y avait-il eu des consignes gouvernementales pour qu'on ne me
demande pas officiellement ce papier dont le ministère de la Défense
avait connaissance de façon interne ? J'en suis personnellement
convaincu. L'affaire judiciaire a été pipée dès avant l'enquête
préliminaire. Avec le recul et les contacts que j'ai pu renouer, depuis
ma sortie provisoire de la prison de la Santé, j'ai maintenant la
conviction de ce que je suis bien la victime d'un nouveau coup tordu
d'un gouvernement de la ve République contre l'un de ses lampistes.

209
CRIMES DE G UERRE À L 'OTAN

Un magistrat bruxellois n'a-t-il pas dit à mon épouse que la


justice belge était convaincue de ce que j'étais victime d'une affaire
franco-française ?
Un autre point me paraît curieux. Lorsque j'ai été incarcéré à la
prison de la Santé, mon avocat a immédiatement prévenu ma femme, à
Bruxelles. Ce fut la stupeur pour les militaires français, y compris le
général Wiroth. D'après mes sources, ce dernier avait eu le chef d'état­
major des armées au téléphone, dans l'après-midi : ils avaient évoqué
mon cas et il semble que, à ce moment-là, le général Kelche ne savait
pas que j'avais été écroué, en tout cas il n'en avait pas parlé au général
Wiroth. Ma source m'a confinné que le général Wiroth lui avait dit
tomber des nues concernant mon arrestation. A-t-il menti ? Ou le
ministre m'a-t-il fait mettre en prison sans en informer mes chefs ? Il l'a
fait, en tout cas, sans me recevoir auparavant, ce qui parait curieux dans
une affaire aussi « rare ». Il semble avoir été mal conseillé, en l'espèce.

Une manipulation gouvernementale


Depuis que je suis sorti de prison et que j'ai pu reprendre les
contacts qui étaient les miens lorsque j'étais en activité, j'ai tenté de
trouver une logique à ce qui m'est arrivé.
On pourrait penser que j'ai commis une faute et que ma hiérarchie
m'a lâché. Ça ne tient pas. Si c'était ça, « on » m'aurait mis à la retraite
d'office sans faire de vagues. Or, « on » a fait des vagues, pendant au
moins trois semaines, en novembre 1998, alors qu'au contraire « on »
avait étouffé l'affaire pendant trois semaines, en octobre de la même
année, en me laissant au secret dans une cellule du Mont v.ùérien.
En outre, il semble bien que le cabinet du ministre de la Défense
ait lancé l'affaire judiciaire à l'insu des militaires qui, eux, avaient
connaissance de l'affaire disciplinaire interne.
Tout ce que j'ai rapporté dans cet ouvrage sur mes contacts avec
l'agent serbe, je l'ai dit dès le départ à la sécurité militaire. Donc le
ministre savait avant de m'envoyer en justice que les informations que
j'ai données aux Yougoslaves n'ont jamais pu mettre en danger ni nos

210
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

forces, ni l'opération. Il l'a d'ailleurs déclaré à la presse, de même que


le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le Secrétaire
général de l'Otan.
Alors ? Eh bien, il reste une explication logique. Pour pouvoir
obtenir que le « Dayton bis » se négocie en France, il fallait que le
gouvernement de notre pays se montre un bon élève, surtout pas
« pro-serbe», aux yeux de Washington. Or, il y avait les relents de cette
affaire Gourmelon qui traînaient encore, et cette campagne qui avait
été faite quand le gouvernement français avait refusé que ses soldats
aillent témoigner devant le Tribunal pénal international à propos de
crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine.
Je ne suis pas un personnage important, mais je passais par là. Je
n'étais qu'un petit commandant « consommable», qu'on pouvait jeter
après l'avoir pressuré pendant des années.
Alors, pour se faire bien voir des Alliés on a fait de mol un
personnage brièvement médiatique, espion, traître, pro-serbe, assez
sale pour que personne ne s'avise de me défendre. Il semble que cela
ait fonctionné, puisque le Dayton bis s'est tenu à Rambouillet. Mes
déclarations auraient gêné, à tout le moins.

Ce sont des Américains qui m'ont dénoncé


M. Milanovic était connu des services de contre-espionnage
français : on peut donc se demander pourquoi les responsables
français de sécurité à l'Otan, dont je faisais partie, n'ont pas été alertés
sur lui. Il est bien évident que, dès le départ, j'aurais donné un tout
autre tour à mon action. Il y a eu là un dysfonctionnement majeur du
système de veille et d'alerte de notre contre-espionnage.
Apparemment, le Serbe faisait aussi l'objet de l'attention jalouse
de « militaires américains », comme le cite l'agence Reuters dans une
dépêche du 5 novembre 1998, en évoquant une fuite sur le sujet de la
part du contre-espionnage français. Ces Américains ont repéré au
moins mes contacts téléphoniques avec Milanovic, que je n'ai jamais
cachés à mon che� et en ont informé les Français.

211
CRIMES DE GUERRE À L ' O TAN

Le ministre a prétendu que c'étaient les services du général


Rondot, qu'on ressort à chaque histoire trouble, qui avaient détecté
mon « manège ». À cette occasion, le ministère a même prétendu que
les services français avaient infiltré l'état-major serbe. Si c'était vrai,
jamais la presse n'en aurait été informée, surtout en novembre 1998 où
l'opération de l'Otan contre la Yougoslavie montait en puissance. Et
nos agents secrets auraient constaté que ce que j'ai donné comme
appât ne pouvait pas nuire à nos forces.
Mais le ministre ne voulait pas admettre que ce sont des
Américains qui ont informé ses services, ajoutant ainsi à la
manipulation de leurs alliés. Il a donc fait ajouter ce mensonge à ceux
qu'a déjà détectés la presse dans cette affaire.

Washington voulait tirer des missiles Tomahawk, en 1998


Avec le rôle boueux que joue la CIA au sein de l'Otan, et les
démêlés que j'ai eus, avec elle, en Bosnie-Herzégovine, je ne suis pas
loin de penser que nos« amis » <l'outre-Atlantique ont réglé là, au
passage, quelques petits comptes.
Surtout que si l'on se replace dans les négociations internes de
l'Otan, à l'époque, les Américains avaient proposé deux opérations
contre la Yougoslavie. La première s'appelait Riposte aérienne limitée, et
consistait en une série de tirs de seuls missiles Tomahawk. Elle n'aurait
impliqué que des Américains, ce qui était politiquement difficilement
jouable vis-à-vis des Russes et des Chinois . . . La deuxième opération, qui
s'appelait Opération aérienne phasée, mettait en œuvre des avions et
des missiles Tomahawk. Par nature, elle était multinationale et plus
acceptable en matière de relations internationales.
En tout état de cause, les Américains avaient prévu de consommer
des missiles Tomahawk sur la Yougoslavie. Cela entrait dans la
planification de destruction par tirs que j'ai évoquée plus haut, et qui
semblait une préoccupation majeure des militaires et industriels de
l'armement de Washington, en 1998. Il fallait donc tout faire pour que
Milosevic s'obstine et refuse à l'Otan de plier. Le prétexte aurait alors

212
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

été trouvé pour faire baisser les stocks de missiles de croisière, ce qui
plaçait la Maison Blanche en position d'exemple dans les négociations
START, face aux Russes.
Il est évident que, dans ce cas, Washington ne pouvait pas
admettre une action qui leur était étrangère et qui risquait de
convaincre les Serbes de se plier aux exigences de la communauté
internationale, rendant par là les bombardements inutiles.

Dans le grand cirque de la justice


À la fin des interrogatoires, les policiers du contre-espionnage
m'ont conduit au dépôt du Palais de Justice de Paris. Ils ne m'avaient
pas mis les menottes, m'avaient rendu ma cravate et ils m'ont serré la
main en me souhaitant bon courage. Le surveillant de l'administration
pénitentiaire a donc eu un moment d'hésitation avant de comprendre
qu'il devait me traiter en délinquant.
On m'a ensuite menotté et conduit devant le bureau du juge
d'instruction, dans un couloir qui se nomme la galerie Saint-Éloi. Là,
assis sur un banc dans une robe noire et compulsant des papiers dans
un dossier qui me semblait léger, il y avait un homme jeune. Le cheveu
ras, mince, le teint bronzé d'un cadre dynamique mais qui trouve le
temps de faire du sport, il me fut tout de suite sympathique. Bien sûr,
c'était un avocat. Commis d'office, sans doute, puisque je n'en avais
pas encore contacté. Mais il n'était ni la caricature d'un ténor du
barreau qui aurait flairé la bonne affaire, ni celle du jeune stagiaire
perdu auquel on aurait fait prendre un week-end de service.
Il me regarda, se leva pour me serrer la main, ce que les menottes
rendaient plutôt difficile. Il se présenta et me dit être intéressé par mon
affaire. Son regard et sa poignée de main me plurent immédiatement. Le
«fit », comme on dit au bridge. Nous avons échangé des considérations
d'ordre pratique et nous avons décidé de travailler ensemble. Maître Eric
Najsztat serait mon avocat. Nous pouvions entrer chez le juge
d'instruction Thiel, premier juge d'instruction de la 14e section du
parquet de Paris : l'équipe du médiatique juge anti-terroriste Bruguière.

213
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Inculpé du crime de trahison


Je savais déjà que le débat dit « contradictoire » était joué. Je
serais cenainement placé en détention provisoire, et il serait inutile de
multiplier les procédures pour tenter un référé liberté auprès de la
chambre d'accusation. Ce qui m'intéressait surtout, c'était de voir sous
quel chef d'inculpation on allait me priver de ce droit le plus
élémentaire de l'homme qu'est la liberté. Et quels seraient les motifs
pour bafouer, une fois de plus, la présomption d'innocence ?• • •
Je fus servi et je n'aurais pas pu m'attendre à pire, au regard de
mes convictions et de mes valeurs morales et patriotiques : j'étais
« mis en examen du chef de trahison par livraison à puissance

étrangère d'informations susceptibles de nuire aux intérêts


fondamentaux de la nation ».
Le juge Gilbert Thiel a pris à mon encontre une ordonnance de
mise en détention provisoire au motif qu'il fallait m'empêcher d'avoir
des contacts avec qui que ce soit jusqu'à ce que le juge ait pu
déterminer si, comme je l'avais déclaré au cours de ma garde à vue,
j'avais commis les faits dans le cadre d'une forme de dérive
personnelle, ou si j'avais poursuivi un autre but. Selon l'ordonnance,
la mise en détention provisoire était le seul moyen d'empêcher que je
fasse pression sur les témoins ou les victimes, de m'empêcher de me
« concerter frauduleusement avec mes complices», de m'empêcher de
continuer à « trahir », de me maintenir à la disposition de la justice et,
surtout, de mettre fin à un trouble exceptionnel à l'ordre public en
raison de l'importance du préjudice qu'avait causé l'infraction que
j'avais commise. À l'heure où j'écris, aucune expertise n'a encore été
faite pour tenter d'évaluer un préjudice qui, à l'évidence, n'existe pas.
Je venais de passer trois semaines aux arrêts de rigueur au fort du
Mont Valérien. Personne n'avait semé de trouble à l'ordre public, ni
mon épouse, ni ma famille qui étaient restées silencieuses. Ma femme
ne savait pas où j'étais, mais je pouvais lui téléphoner une fois par jow;
sous surveillance d'un colonel. Il n'y avait donc pas eu de trouble

214
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

à l'ordre public, le jour où le juge Thiel décida de s'appuyer sur ce


motif pour me garder à la Santé.
En revanche, il ne retint pas, en ce 3 1 octobre 1998, le motif de
la protection des indices, ni la nécessité de protéger ma personne,
pour m'incarcérer.

En prison

Le juge m'envoya à la maison d'arrêt de la Santé, dans la division


des cas particuliers. C'était une mesure qu'on peut qualifier de
clémente. C'est là que la direction place les détenus qu'on ne peut
pas mettre avec le reste de la population carcérale. La troisième
division accueillait donc des détenus policiers, gendarmes,
fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, avocats, juges
d'instruction - car nous en avons eu un -, les hommes politiques ou
les hauts fonctionnaires. J'ai côtoyé des personnalités aussi diverses et
inattendues que l'ancien agent des services spéciaux britanniques
David Shayler, le préfet Bonnet et le colonel de gendarmerie Mazères,
pour ne citer que ceux dont la presse a déjà parlé. ]'en ai rencontré
bien d'autres, dont je ne citerai pas le nom par discrétion pour eux. Et
la plupart d'entre eux m'ont laissé le souvenir de gens bien, quoi
qu'ils aient pu faire « dehors ».
On arrive en prison avec sa culture, c'est une chose importante
à savoir. Mais, dans mon cas, je savais que j'étais « tombé » dans une
affaire d'État et je me demandais comment cette affaire allait être
présentée par le gouvernement. C'est surtout le premier contact avec
les autres détenus qui m'intéressait, plus qu'il ne m'inquiétait. Après
tout, j'arrivais dans cette nouvelle affectation comme simple soldat et
non plus comme officier supérieur, mais cela ne pouvait que
me rajeunir.
« On devrait réserver la prison aux seuls gens dangereux, si on ne
veut pas que les autres le deviennent » a écrit André Frossard. Je ne sais
pas exactement ce qu'il entendait par « devenir dangereux », et pour
qui. Mais je suis sûr que l'avenir m'éclairera là-dessus.

215
CRIMES DE GUERRE À L 'O TAN

En détention, j'ai pu me rendre compte de ce que d'autres que


moi ont été victimes, en 1999, des dysfonctionnements des cabinets
ministériels ou de la classe politique, et immolés sur l'autel de la raison
d'un État qui dérape de plus en plus et broie ses serviteurs.
C'est lorsque j'ai vu comment la communication a été faite sur ma
prétendue « trahison » que j'ai commencé à comprendre vraiment que
la désinformation et la diffamation sont des leviers usuels de pression.

Je n'ai jamais eu l'esprit partisan


Je n'ai jamais pris parti dans une guerre civile pour un seigneur de
la guerre ou un autre. Si j'ai choisi un camp, de façon ponctuelle, cela a
toujours été celui des victimes, et sans me préoccuper de leur couleur
de peau, de leur race ou de leur religion. Et je n'ai jamais jeté
l'anathème sur un groupe humain parce que ses dirigeants se
conduisaient mal ou s'étaient mal conduits. Je ne jetterai donc pas plus
l'anathème sur les Croates, les Serbes, les Musulmans, les Albano­
Kosovars, les « autres nationalités» où Tito regroupait ceux qu'il n'avait
pas pu étiqueter, que nous ne jetions la condamnation sur tous les
Allemands, dans ma famille.
Et pourtant, ma famille, comme tant d'autres en France, a laissé
de son chaud sang de « troncs de figuier» du Maroc, de « pieds-noirs »
de l'Algérie, d'Antillais ou de Français de métropole dans les champs
de bataille de Champagne, ou autres, au cours des deux Guerres
mondiales. Et c'est bien contre les nazis que mon père s'est battu au
cours de la Deuxième Guerre mondiale. Cinquante ans avant moi, il
avait fait la guerre au sein d'une coalition dans laquelle son régiment
était placé sous le commandement d'un chef américain, puisque le
corps expéditionnaire français en Italie était sous le commandement de
la ye armée américaine du général Clark. Quand je me suis trouvé au
contact quotidien du général Schwarzkop� pendant la guerre du Golfe,
j'ai suivi comme une sorte de tradition familiale involontaire de lutte
pour la liberté, sous la bannière étoilée.

216
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Le ministère de la Défense
a désinformé la presse et n'a pas respecté la justice
On m'a présenté comme un traître, or je n'ai pas trahi mes
camarades de tant d'années de combats en Orient, en Afrique et dans
les Balkans, que ces camarades soient français ou alliés. On a dit et écrit
que j'étais pro-serbe. Or, non seulement c'est faux mais, en plus, les
enquêtes ont établi que j'ai agi seul, sans être rémunéré par mon
contact et sans sympathie pro-serbe. Donnant implicitement par-là
consistance à ma position, que j'affirme depuis le début de mes contacts
avec les divers enquêteurs qui se sont penchés sur mon dossier : mon
action n'a en rien gêné celle de l'Otan, parce qu'elle allait dans le même
sens que celle des négociateurs des différents groupes de contact. Et si
elle peut constituer une faute professionnelle, elle n'a jamais nui aux
intérêts fondamentaux de la France, contrairement à ce qu'a tenté de
faire croire le ministre de la Défense à la justice.
M. Jean-Luc Heysse, dans l'émission« Synergie » sur France Inter,
au début du mois de novembre 1998, m'a traité de nazi et de
collaborateur du« nouvel Hitler » - encore un ! -, Slobodan Milosevic.
Affirmation qui ne tient pas debout. J'ai répondu plus haut à ce
fantasme, et je tiens à souligner que j'ai gardé, par atavisme familial,
tout d'abord mon amour pour la France, mais aussi ma passion pour
les pays arabes, l'ancienne Indochine, la Grande-Bretagne et les États­
Unis. En fait, j'ai été élevé sous trois drapeaux, celui de la France, et
ceux de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
En matière de croyances politiques ou religieuses, je respecte les gens
sincères. Et lorsque leurs convictions dilferent des miennes, non seulement
cela n'empêche pas l'amitié, mais encore cela« rafraîchit l'âme ».
Rien de nazi là-dedans, ni dans mes états de service. Malgré les
propos diffamatoires que différents médias ont eus, à mon sujet, je me
suis toujours refusé à quelque action que ce soit contre la presse. Je la
côtoie depuis trop longtemps, sur les divers théâtres d'opérations où
je suis passé, et je sais que son travail repose sur des informations qui
sont toujours difficiles à obtenir. Je sais aussi que les journalistes ont

217
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

souvent été désinformés sur mon compte par le ministère de la


Défense, et qu'ils n'ont pas eu le temps de démêler le vrai du faux. On
est souvent tenté de croire les informateurs qui vous servent tout prêt
de quoi faire un papier qui « sonne vrai », surtout quand le « rédac
chef » vous pousse pour pouvoir « boucler ».

Des garants de la Justice bien muets et bien aveugles


Quant aux garants de la Justice, ils ont, sans réagir, laissé remettre
à un grand quotidien des pans entiers de mes déclarations à la police,
lors de l'enquête préliminaire. Mon avocat n'avait même pas encore eu
accès au dossier qu'un célèbre journal publiait, en italique, dans sa
page 4, le 5 novembre 1998, des extraits de procédures qui auraient dû
rester secrets. Et là, personne n'a jugé bon, parmi les autorités du
ministère de la Justice, de saisir le procureur de la République ou le
doyen des juges d'instruction devant cette entorse manifeste aux
prescriptions de l'article 11 du code de procédure pénale qui protège,
en principe, le secret de l'instruction.
Il existe aussi, dans le code de procédure pénale, l'article 40 qui
impose à tout fonctionnaire ou agent d'autorité d'informer le
procureur compétent lorsqu'il a connaissance d'un crime ou d'un délit
dans l'exercice de ses fonctions. Aucun fonctionnaire ni agent
d'autorité du ministère de la Justice n'a donc constaté que quelqu'un
avait enfreint l'article 11 du code de procédure pénale.
Enfin, après m'avoir déclaré coupable de trahison, certains
« plumitifs » ont annoncé que j'avais reconnu les faits. Ce qui est faux.
J'ai reconnu une faute professionnelle, mais jamais une trahison, à
aucun moment de la procédure.

Une affaire politique qui masque


de graves dysfonctionnements de l'administration
« Évidemment, le XJxe siècle a eu ses erreurs judiciaires. Mais, à la
différence du :xxe , il ne le faisait pas exprès », a écrit André Frossard
dans les Pensées.

218
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Je reste persuadé que, si je passais devant un jury populaire, je


serais acquitté, et cette conviction s'appuie sur une déclaration que le
juge Gilbert Thiel a faite à M. Éric Colomer, journaliste à la chaîne de
télévision Canal+ . Avant d'être dessaisi au profit du Tribunal aux
armées, le juge d'instruction de la 14e section du parquet de Paris a dit
que jamais ce dossier n'aurait dû finir sur le bureau d'un juge
d'instruction, mais aurait parfaitement pu se traiter entre militaires.
En outre, le général d'armée Kelche, chef d'état-major des armées
françaises, a informé, par une lettre datée du 21 octobre 1998, le chef
d'état-major de l'armée de terre qu'il avait demandé et obtenu une
enquête de commandement sur cette affaire. Cette enquête de
commandement devait être diligentée par l'amiral Moysan. Est-ce le
résultat de cette enquête ? Toujours est-il que, le 4 janvier 1999, le général
Wtroth, mon chef à Bruxelles, était remplacé dans sa fonction de
représentant militaire à Bruxelles, avec plusieurs mois d'avance sur la date
initialement prévue. Il semblerait donc que je ne suis pas seul à avoir muté.
Et pourquoi, une fois encore, les services français qui
connaissaient tout du colonel Jovan Milanovic, opérant sous
couverture du ministre-conseiller de l'ambassade de la République
fédérale yougoslave près l'Union européenne, n'ont ils pas alerté les
cibles potentielles qu'étaient les militaires français de l'Otan ? Et s'ils
ont alerté la hiérarchie militaire, pourquoi l'information n'est-elle pas
arrivée jusqu'aux officiers de sécurité dont je faisais partie ?
EPILOGUE

e suis resté en prison du 31 octobre 1998 au 23 août 1999. J'en suis


Jsorti grâce aux efforts de mon avocat et à l'indépendance du
président de la chambre d'accusation qui a statué en son âme et
conscience. Malgré l'obstination du juge d'instruction qui, pour me
garder au secret, a invoqué cette fois la protection des indices et celle
de ma propre personne.
Il n'avait pas retenu ces arguments lors du mandat de dépôt
initial. Alors, pourquoi voulait-il préserver des indices, huit mois après
les faits, alors que ma famille avait quitté la Belgique et que les
perquisitions avaient eu lieu ? Quant à ma protection, on voit
difficilement contre quels dangers.
En dix mois, j'ai pu côtoyer les réalités d'une prison française.
Bien que la troisième division soit un lieu relativement protégé de la
Santé, je remercie le docteur Vasseur d'avoir écrit son témoignage. Nous
logions au-dessus du « mitard » et nous avons pu entendre la détresse
de gens qui sont pourtant, ne l'oublions pas, des êtres humains.
Mais j'ai pu aussi côtoyer ces fantassins de l'administration
pénitentiaire que sont les surveillants de prison. La plupart m'ont laissé le
souvenir de gens vraiment humains. Et ils ont parfois affaire à des détenus
qui sont tellement asociaux, faute d'éducation de base, que leur tâche
devient quasi impossible. Ces fonctionnaires travaillent dans des
conditions qui ne font pas plus honneur à la France que les conditions de
détention des condamnés, ou pire des détenus provisoires.
À quelque chose malheur est bon. En prison, j'ai suivi à ma
demande une psychothérapie qui m'a rassuré sur mon état mental. Je
ne suis pas fou, je ne l'ai jamais été. J'ai surtout pu évacuer les saletés
dont m'a rendu complice le service de la République, dans les
dernières années de mon « voyage au bout de l'armée ». Et je rends
grâce au médecin psychiatre de l'administration pénitentiaire qui m'a

221
CRIMES DE G UERRE À L 'OTAN

aidé à sortir de la dépression dans laquelle j'avais commencé à glisser,


en m'aidant à répondre à la question essentielle de mon affaire
qu'est-ce qu'on m'a donc fait pour que j'en arrive à la réprobation que
j'éprouve actuellement envers ceux qui nous dirigent ?

Mes raisons d'agir


On me demande souvent « ce qui m'a pris », moi, un militaire
expérimenté, de me livrer à une opération d'intoxication, de mon
propre chef ou sans en demander l'ordre écrit.
La réponse est un peu complexe mais, en fait, logique. Comme
souvent quand on se penche sur les raisons d'agir d'un homme,
plusieurs facteurs entrent en jeu.
Il y a d'abord des considérations d'ordre humain : convaincre les
Serbes de retirer leurs forces du Kosovo entraînait de facto l'annulation
de l'opération dévastatrice sur laquelle travaillait l'Otan. On évitait, dès
lors, de voir se produire, au début de l'hiver 1998, ce que l'on a vu
arriver au printemps suivant. Les conséquences humaines auraient été
encore beaucoup plus graves qu'elles ne l'ont été au printemps
puisque les ONG, l'ONU et la Croix-Rouge n'auraient jamais pu
installer de camps de réfugiés. Plus de la moitié des candidats à l'exode
seraient morts de froid dans les montagnes. Et il y avait déjà
50 000 personnes qui avaient fui leurs domiciles pour survivre dans les
bois. Comme beaucoup, je souhaitais qu'ils puissent rentrer chez eux,
et, pour cela, il fallait que Milosevic retire ses troupes du Kosovo.

Milosmc annonçait des représailles contre les Kosovars


si l'Otan le bombardait
Par les tractations entre Milosevic et les groupes de contact, nous
savions, dès le mois de septembre 1998, que les bombardements de
l'Otan sur les forces yougoslaves entraîneraient en représailles
l'expulsion hors du Kosovo de tous les Yougoslaves de culture
albanaise. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé au printemps, puisque
malgré toute la propagande de l'Otan et des dirigeants de ses pays

222
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

membres, l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en


Europe) est en train d'établir que les massacres que l'on reproche aux
Serbes n'ont commencé qu'après le début des frappes.
Enfin, je savais bien qu'il n'existait aucune solution politique pour
résoudre le problème, une fois que l'option militaire aurait donné ses
résultats. Et quels résultats ?
Militaire chevronné et ayant participé à de nombreuses
opérations, sous divers gouvernements, je savais parfaitement que la
guerre est un état cruel mais temporaire, et qu'il est stupide de s'y
lancer si l'on n'a pas de solution politique pour prendre le relais.
En septembre 1998, les militaires de l'Otan attendaient encore de
voir poindre ce que nous appelions le « Dayton bis », cette négociation
sur le Kosovo qui nous paraissait être l'indispensable prélude à
quelque accord politique sans lequel il n'y a pas de solution à une
guerre quelle qu'elle soit
Or, une telle solution ne commença à s'élaborer qu'avec les
préparatifs de Rambouillet.
Depuis 1994 et ma participation à l'opération Turquoise, au
Rwanda, je n'avais plus aucune confiance en la clairvoyance politique
ou en la souveraineté d'action des gouvernements français en matière
de règlement des crises internationales. Je voyais donc clairement que
le gouvernement français allait à nouveau laisser l'Administration
Clinton nous entraîner dans la compromission ou la complicité de
crimes de guerre.
]'avais la possibilité d'agir dans le sens que souhaitait l'Otan.
L'urgence de la situation et le fait que j'avais déjà, en d'autres
circonstances, pratiqué la technique de l'intoxication, m'ont décidé à
tenter de convaincre le contact serbe, que ma fonction de chef de
cabinet m'avait fait rencontrer, de ce que la seule solution pour
Milosevic était de se ranger aux injonctions des groupes de contacts et
de retirer ses forces spéciales du Kosovo. J'ai agi sans ordre écrit, et je
n'ai pas pris conscience, sur le moment, que ce faisant, je franchissais
la ligne rouge.

223
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Ainsi ai-je peut-être quelque peu contribué au retrait des forces


spéciales du Kosovo qui a effectivement eu lieu, le 17 octobre 1998,
mais, à coup sûr, j'ai arrêté de trahir les valeurs humaines que je tiens
de mon éducation dans les écoles de la République et de la formation
d'homme d'honneur que m'ont donnée ma famille et l'armée.

L'horreur de la campagne de Yougoslavie


On a vu, au cours des six premiers mois de l'année 1999, se
dérouler une opération monstrueuse. Onze semaines de
bombardements pour arriver là où l'on en est. Pour se conformer à
une certaine forme de réflexion politique fondée sur le manichéisme et
le virtuel, les gouvernements ont entraîné les militaires dans des crimes
qui ne valent pas mieux que ceux qu'ils voulaient combattre.
De ma prison, j'ai suivi toutes les images et communications
officielles qu'on a assenées au monde. J'ai suivi, à la manière d'un
officier de renseignement qui connaissait les dossiers, toute l'opération
de désinformation de ces onze semaines.
Manipulation des images de réfugiés, car certaines étaient des
« bidonnages ,. dont nous discutions avec le médecin psychothérapeute

de la Santé, mensonges éhontés sur les nombreuses « bavures ,. qui


peuvent tromper un journaliste mais pas un professionnel de la guerre,
images de retours d'armes de l'UÇK qui n'étaient, en fait, que des
carabines à air comprimé, recherche de nouveaux espions pour
expliquer la chute d'un avion, soi-disant � nous avons tout eu.
La « communauté internationale ,. a marginalisé le seul homme
fréquentable de l'affaire, Ibrahim Rugova, pour porter aux nues des
personnes qui ont un lourd passé criminel depuis le début de la guerre
d'éclatement de la Yougoslavie. C'est ainsi qu'Agem Çeku, ancien colonel
yougoslave devenu général croate pendant la guerre d'indépendance de
la Slovénie et de la Croatie, a organisé l'expulsion des Serbes des Krajina,
au début de l'été 1995. Ses méthodes brutales ont jeté sur les routes,
vers l'Est, environ 300 000 vieillards, femmes et enfants serbes qui
étaient nés en Croatie, pour la plupart d'entre eux. Ensuite, nous l'avons

224
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

retrouvé au Kosovo, à la tête de l'UÇK, où il a recommencé la même


action, non seulement vis-à-vis des Serbes mais aussi des 'Jsiganes. Une
sorte d'habitué des épurations ethniques, lui aussi, en somme.
Et le pire n'est pas cette série de mensonges dans lesquels a dû
s'enfermer le pauvre Jamie Shea, porte-parole de l'Otan à Bruxelles,
ou les manipulations politiques hasardeuses dont on commence à voir
les effets: non, le pire c'est que les politiciens des pays qui décident,
à l'Otan, ont choisi délibérément des cibles civiles, y compris une
ambassade, en contravention avec les conventions de Genève . . .
C'est délibérément que l'Otan a bombardé des stations civiles de
production et de distribution d'électricité, avec des bombes aux
composites d'aluminium et de graphite.
C'est également de façon intentionnelle que les avions ont détruit
des stocks de mazout et des raffineries de pétrole, privant les civils de
chauffage et d'énergie, et polluant gravement la région pour longtemps.
Quant à l'impact militaire du bombardement des ponts sur le
Danube envers les forces déployées au Kosovo, il ne peut que laisser
sceptique n'importe quel observateur jouissant d'un peu de bon sens.
Et l'on ne pourra jamais faire croire, à quiconque connaît les
modes de préparation des opérations aériennes, que c'est par erreur
que l'ambassade de Chine a reçu cinq missiles guidés par laser. Car,
eux, ils sont vraiment précis, à la différence des Tomahawk ; et la
division renseignement de l'Otan connaissait le numéro de téléphone
et l'adresse de l'ambassade de Chine à Belgrade. Donc, la CIA les
connaissait également.
C'est aussi à dessein que l'Otan a utilisé des bombes lestées à
l'uranium 238, matière inerte au plan de la radioactivité, mais très
virulente en matière de saturnisme. Il est fort douteux que les vapeurs
d'uranium pulvérisé distinguent les militaires des civils . . .
Et pendant tout ce temps, les unités des forces spéciales de
Milosevic s'étaient mises à leur travail de répression contre les civils du
Kosovo, sans être réellement gênées par des attaques aériennes qui ne
les visaient pas de façon significative . . .

225
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Des armes mal utilisées


Comme il fallait s'y attendre, les industriels américains réussirent
à imposer la présence de leur saleté de ]-STARS pour l'opération de
bombardement de la Yougoslavie. Et pourtant, nous l'avions vu et
démontré pendant la campagne de l'IFOR, au cours de l'hiver 1995-
96, il est criminel d'utiliser ce système pour une opération
d'imposition de la paix.
Ce ]-STARS est à l'origine de l'une des bavures les plus
dévastatrices de la campagne de bombardements sur le Kosovo. C'est
un ]-STARS qui a « détecté �, le 14 avril 1999, des convois « militaires �
serbes. Il passa l'information à une patrouille de deux avions qui lança
une attaque à la roquette. Les colonnes se sont avérées être deux
convois de réfugiés Kosovars et l'avion américain les a détruits en tirant
sans chercher à les identifier.
Dans les nuages et le brouillard, seules les ondes radars passent.
Les caméras infrarouges et thermiques sont aveugles en milieu
détrempé. Or, les ]-STARS sont équipés de radars qui « voient » en tout
temps. Les systèmes européens montés sur hélicoptères ont les mêmes
capacités. Mais les radars n'ont aucun moyen de reconnaître la nature
- et encore moins la nationalité - des mobiles parce que ce ne sont
pas des appareils photographiques. Malheureusement, dans ce cas-là,
les avions disposent de radars de tir et le pilote américain a tiré en
utilisant son guidage par radar, sans rien vérifier « de visu �. Il a fait
mouche . . . sur des innocents.

Des soldats coutumiers des bavures


Dans ce conflit, où leurs pays n'étaient pas en guerre contre la
Yougoslavie, les pilotes européens avaient pour consigne d'éviter les
bavures. Ils ne tiraient, nous expliqua plusieurs fois M. Chirac, qu'à
coup sûr et sur des cibles parfaitement identifiées à vue. Les pilotes
américains n'avaient pas les mêmes consignes, apparemment.
Le fait n'est pas surprenant. Pendant l'opération Provide Comfort
qui consista, après la guerre du Golfe, à fournir du soutien logistique

226
CRIMES DE G UERRE À L'OTAN

et de la protection aux Kurdes du nord de l'Iraq, un pilote de la marine


américaine a abattu un hélicoptère qui violait l'interdiction de survol
du Kurdistan irakien. Le pilote du chasseur américain avait repéré un
aéronef dans la zone interdite nord. Arrivé à portée de tir, il a lancé la
procédure d'identification électronique ami/ennemi. Panne du système
ou négligence, le pilote de l'hélicoptère Blackhawk américain n'a pas
répondu. Et le pilote du chasseur l'a abattu. Un avion américain a
abattu un hélicoptère américain parce que le pilote de l'avion n'a pas
identifié à vue ce sur quoi il tirait . . .

Une absence de vraie formation professionnelle


C'est une dramatique histoire vraie. Elle est triste parce qu'elle
démontre que la bêtise c'est aussi du sabotage. Un hélicoptère n'est pas
dangereux pour un chasseur. Quand on n'est pas en guerre, on ne tue
pas sans précaution. Mais le plus triste de l'affaire, c'est que cet
hélicoptère transportait des observateurs militaires de l'ONU désarmés,
parmi lesquels un lieutenant-colonel français qui avait charge de fumille.
Ce style de faute est imputable au fait que, souvent, les militaires
américains sont « dressés » au lieu d'être instruits. Le Pentagone fait
très fréquemment appel au système des réserves volontaires. L'armée
fait signer des contrats à des volontaires auxquels elle paie tout ou
partie de leur formation civile : en échange, elle leur demande de
suivre une instruction militaire de base, et ensuite de venir faire des
périodes de réserve de temps en temps, même en opération.
Dans tous les conflits où j'ai été impliqué aux côtés des
Américains, j'ai pu apprécier l'efficacité de ces réservistes dans de
nombreux domaines qu'on appelle civilo-militaires. Mais appliquer ce
système à une discipline aussi « pointue » que le combat aérien est
proprement criminel. Même si les pilotes ainsi formés sont de bons
manipulateurs de consoles de jeu vidéo, ce ne sont pas pour autant
des soldats de métier qui, outre leur technicité, ont aussi une
formation morale et de nombreuses heures d'entraînement exigeant,
en plus de l'instruction de base.

227
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Rappelons que les pilotes américains sont tout à fait capables


d'être mortellement dangereux, même à l'exercice. Les passagers du
téléphérique italien auraient pu en témoigner, si on leur en avait
laissé la chance.
Mais l'équipage de l'avion des Marines, vraisemblablement
réserviste d'origine, n'a pas été sanctionné pour les avoir assassinés à
la suite d'un pari stupide. Non, il est passé en justice pour avoir détruit
une bande magnétique d'enregistrement de données de vol.
Avec ce style de sens moral, il n'est pas étonnant que les
planificateurs du Pentagone aient décidé leurs partenaires de l'Otan à
utiliser, en Yougoslavie, les bombes à fragmentation, dont l'utilité est
totalement nulle ailleurs que sur une charge de cavalerie ou sur une
forte concentration de troupes en mouvement que l'on veut arrêter. J'ai
écrit, plus haut, sur le caractère criminel de l'utilisation de ces armes.

La légende des a-rions furtifs

Pendant les bombardements de la Yougoslavie, les Américains ont


perdu un avion furtif et les Yougoslaves ont abattu quelques missiles de
croisière Tomahawk. À cause de cela, le Pentagone a accusé l'Otan d'être
un nid d'espions. Le 13 avril 1999, le journal de France Inter annonçait
qu'une enquête était en cours à l'Otan pour chercher qui aurait pu
informer les Serbes de l'imminence du bombardement de l'usine de
voitures Zastava. En effet, à la veille de la première frappe, les Yougoslaves
en avaient évacué un certain nombre d'installations et le personnel. la
raison de cette réaction yougoslave est pourtant bien simple.
Le Pentagone est atteint par le syndrome de l'espionnite, par
ailleurs si courant dans les dictatures. Il ne faut jamais prendre
l'adversaire pour un idiot. Mieux que nous il sait ce qu'il a de précieux
à protéger et il est normal qu'il déplace ses installations sensibles en
cas de guerre. C'est ce que, dans tous les pays, on appelle le
« desserrement » en langage militaire. Or l'usine Zastava en question ne
fabrique pas que des copies de Fiat, mais aussi des pièces d'armement.

228
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

En ce qui concerne l'abattage de l'avion et des missiles, il est


dommage que les Américains ne sachent pas se souvenir que les
armées du Pacte de Varsovie ont toujours eu une excellente défense
antiaérienne. Les Yougoslaves disposent donc de missiles anti-avions.
Ils n'ont pas de missiles anti-missiles, aussi utilisent-ils la bonne vieille
méthode des canons anti-aériens, que nous avons abandonnés au
profit des seuls missiles, dans nos armées occidentales.
Et comme les itinéraires d'accès des avions et des missiles vers
Belgrade étaient finalement peu nombreux, les Yougoslaves savaient que
des missiles approchaient de leur capitale dès qu'ils franchissaient la côte
du Monténégro, en basse altitude, lorsqu'ils étaient tirés de bateaux
américains croisant dans l'Adriatique. Alors, au hasard mais dans la zone
de passage probable des missiles, les artilleurs antiaériens tiraient à faire
rougir leurs tubes avec autant de canons que possible, mettant en l'air
des tonnes d'obus de vingt-trois millimètres. C'est ce que l'on appelle
« faire la boule de feu », en langage de défense antiaérienne.

Sur le nombre phénoménal de missiles qu'a tirés la marine


américaine sur la Yougoslavie, il était fatal que certains soient touchés.
Les Yougoslaves n'ont abattu que huit Tomahawk, d'après les données
officielles de l'Otan. Huit c'est bien peu, mais c'est encore trop pour
les maîtres du monde qui ne peuvent pas admettre que des armes
qu'ils considèrent comme hors d'âge abattent leurs missiles. Ils se
cherchent donc des traîtres et des espions.
Quant à leur fameux F 117 furtif, l'armée de l'air française
connaît sa signature radar depuis la guerre du Golfe. Nul doute que
les Yougoslaves aient fini par la découvrir, depuis le temps que ces
appareils survolaient la Bosnie-Herzégovine, au moins depuis
octobre 1998.
En outre, cet avion vole mal, lentement, est beaucoup moins
discret que ne le prétend le Pentagone.
Seulement, quand on voit ce qu'il coûte au contribuable
américain, on comprend que l'Administration Clinton tente de
camoufler à ses électeurs et au monde la gabegie qu'il représente. Il est

229
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

donc bien tentant d'évoquer une « cinquième colonne» pour


expliquer ces quelques pertes, pourtant si explicables logiquement.

Les prévisions les plus pessimistes se vérifient


À quoi tout cela a-t-il servi ? L'Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE) n'est pas tendre dans ses conclusions :
la situation qui prévaut au Kosovo est pire qu'avant l'opération, et les
massacres perpétrés par les Serbes n'ont commencé qu'après les
premières frappes de l'Otan. Pas de surprise, c'était la riposte
qu'annonçait le dirigeant serbe, en septembre 1998 . . .
Les buts de guerre ne sont pas atteints. M. Milosevic est toujours
au pouvoir, à Belgrade, utile à ceux qui ont intérêt à disposer d'un
« diable » reconnu et pratique. L'armée yougoslave est intacte, et le
Kosovo à feu et à sang. Avoir ouvert les bras à Agim Çeku a conduit à
un exode de musulmans auxquels nos fins analystes n'avait pas pensé :
celui des Tziganes qui doivent nous porter dans leurs cœurs comme ils
portent encore le souvenir d'autres guerres.
Les peuples yougoslaves se hàissent de plus en plus, et les vraies
victimes restent, comme dans tous les conflits, d'une part les civils
innocents à quelque peuple qu'ils appartiennent, d'autre part la vérité.
Il est vrai qu'on ne..peut pas séparer les militaires de leurs armes.
La responsabilité de toutes ces bavures incombe donc, à l'évidence, à
ceux qui leur donnent leurs missions.
Il est illusoire de croire que les forces armées, conçues pour
s'opposer par la guerre à des ennemis qui ne commencent à avoir des
droits que lorsqu'ils sont prisonniers, puissent servir à régler des conflits
nationaux internes. Tous les militaires savent bien que le maintien de
l'ordre n'est pas leur métier, mais que c'est celui de la police et de la
justice. Or, il n'en existe pas qui soient internationalement compétentes.
Les opérations dans les Balkans ont toujours péché par ce travers : les
forces armées ne disposent ni des moyens ni des savoir-faire du maintien
de l'ordre. Aussi, lorsque la paix est revenue par la force, la délinquance

230
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

prend le relais de la guerre civile et les forces sont désarmées devant


cette situation.
Les beaux soldats de la paix deviennent alors, aux yeux des
peuples qui les avaient accueillis à bras ouverts, des occupants.

Washington gagnant sur toute la ligne . . .


Les Américains ont tiré sur l'Iraq, au cours de l'opération
Desert Fox, les 419 missiles qu'il leur fallait détruire dans l'année. Plus
qu'ils n'en avaient tiré pendant la guerre du Golfe. Et ils en ont utilisé
encore plus sur la Yougoslavie, après. Donc, le retrait des Serbes du
Kosovo ne les a pas vraiment gênés.
En revanche, le fait que Milosevic ait fini par plier, en octobre
1998, ajouté au coût de la destruction des missiles rendue nécessaire
par les accords START en cours de négociation avec la Russie, ont plus
pesé dans la détresse des femmes et des enfants d'Iraq, au mois de
ramadan 1998, que les ébats amoureux du président Clinton. C'est
moins romantique, mais bien plus sordide. Les Iraquiens ont alors été
les cibles que n'avaient pas été les Yougoslaves.
Washington nous a vendu des bombes à fragmentation parce que
nous, Français, en étions à court. Elles étaient défectueuses et nos
avions ne pouvaient pas atterrir avec. Comme la météo était souvent
mauvaise, celles qui n'ont pu être tirées sur la Yougoslavie ont été
tirées dans l'Adriatique. Ce qui fait courir de grands risques,
maintenant, aux pêcheurs italiens.
Si l'on en croit Jamie Shea, environ 11 000 bombes à sous­
munitions ont été tirées et ainsi 550 000 mines ont été répandues en
Yougoslavie, principalement au Kosovo. ]'espère qu'il a exagéré les
chiffres, mais c'est un résultat assez remarquable pour la France qui a
signé l'accord d'Ottawa sur les mines antipersonnel en 1997 1
Au Kosovo, les victimes de nos sous-munitions de cluster bombs
ont été d'abord des Ghurkas népalais qui servent dans l'année
britannique. Encore des familles népalaises dont le papa ne reviendra
pas de son séjour en Europe. Les Kosovars (serbes, tziganes ou de

231
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

culture albanaise), on ne les évoque pas. Mais, rassurons-nous, comme


on a lâché de ces saletés dans l'Adriatique, on peut s'attendre à ce que
de nombreux autres innocents fassent les frais des courageuses
opérations de guerre à zéro mort, dont les bavures sont d'autant plus
nombreuses qu'on bombarde de plus haut et de plus loin.

. . . grâce à la défaite de l'Otan


Au bout de onze semaines de bombardement, les négociations
entre le Département d'État américain et Belgrade reprirent, conduites
par M. Richard Holbrooke. Mme Albright avait disparu . . .
Milosevic accepta de retirer ses troupes du Kosovo. Parce que le
Département d'État avait retiré ses exigences, inacceptables par les
Yougoslaves : on ne parlait plus de libre circulation des troupes de
l'Otan dans tout le pays, ni d'un référendum d'autodétermination au
Kosovo et le protectorat germano-américain sur la province serbe ne se
faisait plus sous l'égide de l'Otan, mais de l'ONU.
L'Otan n'a pas atteint ses buts de guerre.
Les Américains se retirèrent modestement, laissant un . . . Finnois
régler les détails pratiques de l'accord. M. Milosevic est resté à Belgrade.
Les planificateurs de l'Otan avaient compté sur une victoire rapide
sans engagement de troupes au sol. En fait, ils se sont englués, pour des
années, au Kosovo. Parce qu'ils ont pris la place des militaires, les
diplomates et les politiciens ont perdu une guerre, dévastatrice pour le
pays qu'ils ont agressé, au mépris de la Charte des Nations unies et des
conventions de Genève.
C'est parce qu'ils ne savent pas qu'une guerre doit être conduite
jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au au contrôle de la capitale de
l'adversaire. Ils semblent ne pas avoir compris non plus que vaincre
n'est pas convaincre, qu'une victoire militaire n'est jamais que
provisoire . . . et que, ensuite, il faut reconstruire ce que l'on a détruit.

232
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

Dollar américain contre euro


Les événements récents vérifient les suppositions que nous avions
faites entre Européens, pendant mon séjour en Bosnie-Herzégovine, au
sein du bureau renseignement du corps de réaction rapide de l'Otan.
Pour élaborer les critères de convergence des budgets européens en
vue du traité « de Maastricht », les experts de l'Union européenne avaient
pris en compte les investissements nécessaires pour ramener la stabilité
dans les Balkans. Au moment où l'euro entrait en vigueur, le
1er janvier 1999, se concocta à Rambouillet une opération qui, en causant
des dégâts sérieux à toute la région, alourdissait considérablement les
dépenses qu'il faudrait faire au titre de ce nouveau plan Marshall qu'on
appelle le« pacte de stabilisation ». La différence avec le plan Marshall,
c'est qu'au titre des accords préparatoires à Rambouillet, c'est l'Union
européenne qui doit financer la reconstruction des Balkans, comme cela
se passe déjà en Bosnie-Herzégovine.
La charge sur l'euro s'est donc considérablement accrue, pour le
plus grand bien du dollar. Et comme, au nom des règles de l'OMC, les
marchés sont ouverts, les Américains prendront des marchés que
paieront les Européens. Bravo ! On ne peut que saluer. Mais si nous
tentions de faire pareil ?

Rien n'est réglé, le combat continue


M. Kouchner doit se sentir bien seul dans son poste de
« proconsul » du Kosovo. Il est, lui aussi, victime de ceux qui ont osé
lancer une guerre avant d'avoir mis au point une solution politique
viable pour l'après-guerre. Une solution qui ne peut pas reposer sur le
manichéisme ayant envahi nos parlements. Surtout dans la vieille
Europe, où les traditions et la culture ont plus de prix aux yeux des
hommes que les procédures. Comment peut-on avoir oublié la question
essentielle pour le monde nouveau que l'on prétend construire :
« Et l'homme, dans tout ça ? »
Le fait de m'avoir« sacrifié » n'a servi à rien, ni à la paix, ni à la morale,
et encore moins au sort des Kosovars quel que soit le Dieu qu'ils prient

233
CRIMES DE GUERRE À L 'OTAN

La France a eu son « Dayton bis » : à Rambouillet. Quand on voit ce


qui résulte de cet accord, encore pire pour les peuples qui le subissent
que l'accord de Dayton, on peut se demander jusqu'où nous irons dans
l'horreur, en continuant à abandonner le sort de la vieille Europe à une
administration étrangère qui a une notion dictatoriale du cynisme.
Le président William Jefferson Clinton n'a-t-il pas dit lui-même,
le 12 mai 1999 : « Quand la Serbie sera devenue un pays
démocratique, j'accepterai qu'elle fasse partie de l'Europe ». Belle
déclaration pour le président d'un pays bien démocratique qui
applique à tour de bras la peine de mort et où les manifestations de
paysans conduisent 600 personnes non pas en garde à vue, mais
carrément en détention provisoire . . .
Je suis accusé de trahison et je risque une lourde peine, mais qui
donc trahit tous les jours les principes humains sur lesquels est bâtie
notre culture ? Pourtant, il existe une autre solution, mais seuls des
gens qui ont encore le sens de l'humain pourraient y penser . . .
Je n'ai aucune animosité contre les militaires, qu'ils soient
français ou d'autres nationalités. Beaucoup sont restés solidaires de
l'ancien camarade que je suis encore à leurs yeux. J'espère que la
lecture de ce témoignage ne les conduira pas à changer d'avis.

Le cynisme en politique est une attitude dictatoriale


C'est à certains hommes politiques que vont mes reproches.
Ambitieux pour eux-mêmes, ils ont bradé la souveraineté que nous
leur confions par le vote et qui est la nôtre. Plus soucieux de leurs
petites affaires que de la France, ceux-là ont bafoué les principes qu'ils
prétendent défendre, en oubliant sciemment les seules règles
objectives du droit international : les conventions de Genève. Ils ont
fait les mauvais choix, malgré les synthèses des spécialistes en relations
internationales, en polémologie ou en renseignement. Et quand les
hommes politiques se trompent, ce sont les peuples qui sont broyés.
Croire qu'il suffit de pousser le cynisme assez loin pour donner
l'impression de l'innocence n'est pas une attitude de démocrate.

234
CRIMES DE GUERRE À L'OTAN

Nos démocraties ne semblent pas avoir trouvé la marche arrière.


Ainsi, quand un politicien se trompe à Paris ou à Washington, sur le
terrain, pour les paysans kosovars ou bosniaques, pour les habitants de
la Yougoslavie, cela signifie du malheur pendant des années. Mais, dans
les grandes capitales, on s'entête, parce qu'on perd toujours de vue
que les guerres civiles ou militaires ne laissent aux survivants que des
cimetières en partage.
Il est vrai qu'avec la « guerre à zéro mort», on ne prend pas de
risques. Le courage nécessaire aux combattants est inversement
proportionnel à la portée des armes qu'ils servent. Puisque,
maintenant, les combattants servent des armes alors que, autrefois, les
soldats se servaient de leurs armes. Avec discernement.
Il me paraît impossible de continuer à cautionner ce qu'il faut
bien appeler des crimes de guerre. Parce que l'Otan, c'est encore nous,
les Français au moins, rappelons-le, à hauteur de 16 % du budget de
fonctionnement.
Si je suis renvoyé devant une cour d'assises militaire, des jurés
professionnels y statueront sur mon sort « au nom du peuple
français», qu'ils ne représentent en aucune façon.
Je laisse les lecteurs, qui voudront bien prendre connaissance de
ce témoignage, être les véritables juges de ce que j'ai fait, de ce que j'ai
vu. Et encore, ce texte ne relate qu'une partie de ce que j'ai vécu au
bord des égouts de la République, en treize ans et demi de ce métier
fascinant d'officier de renseignement. . .

Plajouly, mars 2000.


Remerciements à M Gérard Courtin
ÎAB LE D E S MATIÈRES

Avertissement 9
Première partie
Relever l'ONU en Bosnie-Herzégovine
Chapitre premier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Du mandat de l'ONU à celui de l'IFOR, ou comment
l'Administration Clinton a marginalisé l'ONU et l'Europe
La, gume a des lois qui s'imposent même aux vainqueurs - La, guerre
civile internationalisée, nouveau type d'affrontement - Déjà les
premiers indices de manipulation de l'information - La, FAR seprépare
à travailler avec l'Otan - La, guerre des Balkans me « tombe dessus »
- Le spectre du parti pris commence à planer sur l'engagement
militaire - Uneforce au commandement multinational, et européen
- De vieux colonels ontpeur d'affronter la réalité internationale
Chapitre 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Augmentee au corps de réaction rapide de l'Otan
Premiers contacts avec le]-STARS, ce mouton à cinq pattes que la
société Raytheon voudrait vendre à l'Otan - L'anglais, langue de
travail «plurielle » - On décide d'exploiter au mieux mes
compétences en matière de renseignement - Le rigide général
américain Sylvester -Je dois « jouer des coudes » face à Sylvester
- Les Français ne sont pas pro-Serbes - La rédaction « politique »
d'un ordre d'opération conduit à un échec cuisant - Un
déploiement rendu « cafouilleux » par les errements américains
Chapitre 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
L'arrivée dans le chaos
Un pays dévasté par une gume civile acharnée - Les check points, ces
chancres détestés - Situation inquiétante sur tous les plans à Sarajevo
- La, coopération multinationale dans le renseignement - Rivalités
dans le renseignement militaire français - La Direction du
renseignement militaire a enflé trop vite - Un exemple criant, le
« parachuté » de la division française - Inquiétude sur les capacités du
bureau renseignement de la division Salamandre - Nous craignons
que Paris ne reçoive qu'un renseignement partiel - Une division,
organisée différemment, des unités de l'Otan - Une organisation en
fonction des besoins - Revoilà le]-STARS, et son inutilité pour notre
opération - Priorité au renseignement humain - Une première
opération déterminante de nos équipes de renseignement
Chapitre 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Le cadre de l'action se précise
Un transfert d'autoritéferme qui donne le ton aux/actions de la guerre
civile - '/butfinit par sepayer un jour - Les accords de Dayton, pur
produit de technocrates manichéens - Faire taire les armes, d'abord
- Fairepartir lesforces étrangères, une des missions qu'imposaient les
accords de Dayton - Le Pentagone commence ses opérations
d'intoxication de l'Otan - La chaîne de renseignement de l'Otan contre
les manipulations du Pentagone-Le général Sylvester tente d'améliorer
son emprise sur nos activités - Les Français ont reçu l'ordre d'être
loyaux à l'Otan - Une visite instructive à la cellule nationale de
renseignement américaine- Un Américain à la loyauté rassurante-Les
Américains et la « guerre à zéro mort » - Le Pentagone essaie de nous
empêcher de travaüler sérieusement-Manipulations du renseignement
allié et guerre économique contre l'Europe et l'euro - Nous intoxiquer
pour que nous nous laissionsfléchir- Sus à l'euro, sus à l'ONU
Chapitre 5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
L'opération Grouse
Il est temps d'en révéler davantage maintenant : tentatives
américainespou� nous « tenir en laisse » - Les Américains utilisent
nos sources - A notre tour d'intoxiquer le Pentagone - Une
opération délicate mais indispensable - Les Français nous refusent
des photos aériennes - Les Américains nous donnent des photos
aériennes fa/si.fiées - Heureusement, les Britanniques étaient là
- L'opération Grouse doit être multinationale - Nous décidons
d'êtreprudents vis-à-vis des gens du renseignement américain
Chapitre 6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Mission couverte à Zenica
Une mission de renseignement sous couvert de liaison auprès des
ONG - Dans le quartier des ONG iraniennes - Un Jordanien bien
accueillant - Le Centre islamique des Balkans - Les dissensions entre
islamistespourraient compliquer l'application des accords de Dayton
- Un Centre islamiq_ue qui a gardé sa mauvaise réputation - Nous
commençons à fouiller dans les « nids de guêpes » - L'immeuble
Prome� siège de la subversion iranienne dans la région
Chapitre 7 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Dans le guêpier d'Orasac
C'est la Fédération croato-musulmane qui protège le village - Un
hameau qui n'a pas cessé d'être militaire, malgré les accords de
Dayton - Dans la gueule du loup - Un vieil Arabe moins perdu
qu 'il n'en a l'air, et une police fédérale menaçante - Bienvenue
aux combattants de la Guerre Sainte musulmane - Conclusions à
chaud sur la visite d'Orasac : la Fédération se sent soutenue par
pluspuissant que l'IFOR - La CM. viole les accords de Dayton - Le
chefde la cellule nationale de renseignement américaine délaisse
son vrai rôle auprès de l'Otan - Ce que nous avons trouvé au bout
dufil crée une ambiance inconfortable
Chapitre 8 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
L'opération Grouse tourne mal
Il a fallu dégager en force les équipes du 13e Régiment de dragons
parachutistes - Je ne tue pas un porteur de kalachnikov - Le
président Alija Izetbegovic nous fait menacer - Interrogatoires
efficaces sans torture - Un bilan important, militaire etpolitique
- Le gouvernement d'Alija Izetbegovic libère les terroristes
Chapitre 9 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Les conséquences politiques de l'opération Grouse
L'opération Grouse a été compromise - Des équipes de recherche
américaines qui ne sontpas au niveau - La guerre larvée entre la CL4.
et l'Otan prend une autre tournure - Le Pentagone tente des
manipulationspolitiques sur lesfosses communes et les PICG -Fin de
mission en Bosnie-Herzégovine, maisje reste dans la sphère de l'Otan

Seconde partie
Du cynisme aux crimes de guerre
Chapitre 10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
D'une mission à l'autre
Beaucoup d'apriori sur l'Otan et « les Anglo-saxons » - L'Otan : un
organisme ruineux au rôle discutable
Chapitre 11 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Le grand bazar
Une désorganisation qui reflète celle qu'on trouve à Paris - Le souci
deplaire étouffe l'efficacité - Les « petits chefs » ne sontpas les moins
ambitieux - Le ministère exhibe ses différends avec le chefdesArmées
Chapitre 12 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
La machine américaine
Des moyens américains complémentaires et redoutablement
efficaces - Un exemple de la gabegie otanienne : le système]-STARS
revient en négociation -La pression américaine pourpromouvoir
les sinistres missiles 1bmahawk -La guerre des Balkans est la vraie
préoccupation - Le général Clark veut des forces de maintien de
l'ordre - La concurrence entre l'armée de terre et la gendarmerie
françaises dans le domaine des opérations extérieures - Une
nouvelle opération seprépare dans les Balkans -Les monstrueuses
bombes àfragmentation -Lespays riches se sont gardé le droit de
répandre des mines
Chapitre 13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Un certain M. Jovan Milanovic
Militaires, diplomates, que chacun reste à sa place - La rencontre
- La préparation d'une opération criminelle
Chapitre 14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
L'affaire se noue
Une opération d'intoxication - La faute - Un document reproduit
à plus de 400 exemplaires
Chapitre 15 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
I:arrestation
Des points bien curieux dans le lancement des procédures - Une
manipulation gouvernementale - Ce sont des Américains qui m'ont
dénoncé - Washington voulait tirer des missiles Tomahawk, en
1998 - Dans le grand cirque de la justice - Inculpé du crime de
trahison - En prison - Je n'ai jamais eu l'esprit partisan - Le
ministère de la Défense a désinformé la presse et n'a pas respecté la
justice -Des garants de lajustice bien muets et bien aveugles - Une
affaire politique qui masque de graves dysfonctionnements de
l'administration
Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Mes raisons d'agir - Milosevic annonçait des représailles contre les
Kosovars si l'Otan le bombardait - L'horreur de la campagne de
Yougoslavie - Des armes mal utilisées - Des soldats coutumiers des
bavures - Une absence de vraieformationprofessionnelle -La légende
des avions furtifs - Les prévisions les plus pessimistes se vérifient
- Washington gagnant sur toute la ligne. . . - . . . grâce à la défaite de
l'Otan - Dollar américain contre euro - Rien n'est réglé, le combat
continue -Le cynisme enpolitique est une attitude dictatoriale
Impression réalisée sur CAMERONpar
BRODARD ET TAUPIN
La Flèche

Imprimé en France
Dépôt légal : juin 2000
N° d'édition : 28/00 - N° d'impression : 2613
49-1244-0
ISBN : 2-86391-991-l
Crimes de guerre à l'Otan
En 1 998, le commandant Bunel a été accusé de trahison en faveur des Serbes.
Lâché par ses supérieurs et accusé d'un crime qu'il n'a pas commis, il révèle
ceux de certains de ses accusateurs. Son témoignage est accablant, ses
révélations sont bouleversantes
• Des dirigeants de pays membres de l'Otan ont accepté des compromis
aggravant les difficultés de leurs propres troupes ou des peuples auxquels ils
venaient en aide.
• La CIA a organisé des opérations d'intoxication mettant en danger la vie des
soldats de l'Otan.
• Les Européens ont laissé Washington armer �es factions, en violation avec lss
efforts de l'Union européenne, pour réduire les armements sur le continent.
• Des dirigeants français sont revenus sur leurs engagements au Kosovo, au
nom d'intérêts corporatistes ou partisans.
• Des hauts fonctionnaires français du ministère de la Défense ont remis en
cause les directives du président de la République, chef des armées.
• Des représentants nationaux à l'Otan ont choisi des cibles civiles et décidé
d'utiliser, pour des raisons économiques, des armes surpuissantes, inadaptées
aux missions définies.

Un document choc qui pose les questions clés. La France doit-elle continuer de
payer 1 6% du budget de fonctionnement de l'Otan ? Cette organisation est-elle
toujours adaptée aux réalités de notre monde contemporain ?

Officier de renseignement, le commandant Plem-Henri Bunel a servi à l'état-major du corps


de réaction rapide de l'Otan en Bosnie Herzégovine, entre 1995 et 1996, puis à la représen­
tation mllltalre française au QG de l'Otan à Bruxelles, entre 1996 et 1998.

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