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Par Maryse QUASHIE

APPEL AUX UNIVERSITAIRES


UNIVERSITAIRE : L’ESPRIT OU LA FONCTION ?
Il y a quelques mois, lors d’un colloque international1, un débat mémorable a eu lieu à Lomé, sur la
différence entre l’universitaire et l’intellectuel ; ce débat, comme toute vraie controverse
intellectuelle, a eu un impact énorme auprès du public présent , et même hors de l’enceinte de
l’auditorium où il s’est déroulé ; il a eu des suites jusque dans la sous-région ouest africaine, et au
Togo, il a fait des vagues dont on ressent les effets (pas toujours positifs) jusqu’à présent… En effet,
certains ont cru comprendre que les promoteurs du colloque postulaient une sorte de dévalorisation
de l’universitaire au profit de l’intellectuel, et qu’on ne leur reconnaissait pas la dignité de
l’intellectuel.

De fait, dans ce débat tout a été question de niveau d’appréciation des réalités, et des concepts qui
en sont issus. Le colloque de mars se situait au plan du rôle social de l’intellectuel, rôle qu’il ne suffit
pas d’être universitaire, pour remplir correctement. Nous n’avions alors pas eu le temps de
décortiquer le concept d’universitaire, et il me semble que justement les suites de ce colloque nous y
convient.

Qu’est-ce qu’un universitaire ? Une rapide définition permet d’affirmer que c’est celui qui, issu de la
formation universitaire, travaille à l’université, généralement comme enseignant. Cela fait de
l’universitaire, une personne qui a une place spéciale parmi les travailleurs. En effet tout travailleur
transforme et/ou produit : le travailleur agricole produit et transforme les produits naturels, tandis
que le travailleur de l’industrie produit des biens technologiques, et le travailleur du domaine des
services produit de l’organisation facilitant la vie des uns et des autres. Mais en principe c’est
l’universitaire qui produit et transmet les savoirs dont tous les autres travailleurs ont besoin dans
leur secteur respectif. Sa dignité provient de cela. J’ai bien dit sa dignité et non sa supériorité.
Cette précision se comprend en référence à l’opposition chrétienne, paulinienne en particulier,
devenue commune aujourd’hui, entre l’esprit et la lettre, entre saisir ce qui fait la substance d’un
fonctionnement, et se contenter d’en utiliser des règles et prérogatives. Sur cette base, je suis
convaincue qu’on peut définir un universitaire selon l’esprit et un universitaire selon la lettre.

On ne peut comprendre l’esprit universitaire sans remonter à la fondation de l’université et


particulièrement à l’attachement constant à l’idée d’indépendance universitaire qui remonte aux
origines médiévales de l’institution. Ainsi la fondation en 1215 de l’Université de Paris consacre la

1
Universités Sociales du Togo (UST) et Equipe de Recherche Bioéthique et Ethique des Sciences et des
Technologie (BEST), Crises du pouvoir politique et développement de l’Afrique, Colloque international
interdisciplinaire, Lomé, Université de Lomé, 2-3 mars 2018
1
reconnaissance par le pape de l’émancipation de la corporation et des maîtres et étudiants parisiens
(Universitas magistrorum et scolarium parisiensium) de l’autorité épiscopale. Attestée formellement
par un sceau, l’autonomie de l’Université s’affirmera politiquement. Malgré l’amoindrissement de
ces privilèges avec l’affirmation dès le 15èmesiècle d’un contrôle du pouvoir royal, des franchises
universitaires subsistent encore aujourd’hui (responsabilité exclusive des autorités universitaires
dans le maintien de l’ordre).

Le souci d’indépendance n’est donc pas seulement un souci corporatiste, ni même l’évocation
théorique du respect des franchises universitaires alors que les pratiques, parce que certaines
fonctions donnent des facilités pour cela, font régner l’ordre grâce à des instances extra
universitaires.

Non, l’esprit universitaire consiste à protéger l’indépendance physique mais surtout intellectuelle
de chaque enseignant. L’esprit universitaire est fondé sur une culture du respect de l’autre, contraire
à la culture du soupçon qui consiste à édicter règles après règles, textes juridiques après textes
juridiques, pour contrôler les procédures, puis contrôler les contrôleurs, etc. On est alors attaché aux
fonctions universitaires, emprisonné dans une bureaucratie étouffante. Et on arrive à des résultats
imprévisibles pour celui qui se contente de sa fonction : une kyrielle de règlements, amène à de
multiples tentatives pour contourner les règlements, la tricherie s’installe. On émet alors des codes
éthiques, de déontologie, etc. Or, aucun code imposé n’a jamais développé la moralité des
personnes. C’est lorsque le code est adopté librement, qu’il devient règle intériorisée par chacun.

Posons-nous la question qui brûle les lèvres : qu’est devenu le CAMES au cours des dernières années,
à tel point qu’on ait eu besoin d’édicter un code de déontologie, guère opérationnel jusque-là ?
D’une instance de certification de la qualité des enseignants et des enseignements, le CAMES est
devenu la machine à délivrer les labels ouvrant la porte aux privilèges attachés aux fonctions
universitaires (au Togo, selon les pratiques en vigueur ces dernières années, les grades donnant un
rang magistral sont vécus comme la possibilité d’avoir plus de pouvoir administratif, et non pas plus
d’expertise scientifique, obligation constituant la vraie norme).

Alors la machine de la bureaucratie s’est mise en marche : chaque année on renforce les règles pour
barrer la route à certains, et en même temps on contourne ces règles pour ses amis, le retour
d’ascenseur étant assuré…

Finalement pourquoi se bat-on pour faire partie des fameux rangs A ?


Pour devenir un universitaire selon l’esprit ? C’est-à-dire pour faire partie de ceux qui produisent le
savoir, et Dieu sait si l’Afrique en a besoin pour décoller enfin, ceux qui vivent l’ascèse du travail
intellectuel et de la quête de la vérité scientifique dans les difficiles conditions de recherche de nos
universités ? Pour devenir un universitaire selon l’esprit, se poser par la force de sa pensée et ainsi
traverser l’histoire ?
Ou pour faire carrière, de fonction universitaire en fonction universitaire, s’imposant par la force des
règles et privilèges administratifs, se maintenant coûte que coûte quitte à faire appel à des
puissances extra-universitaires, politiques en l’occurrence ? Quitte aussi à attaquer par des
arguments en dessous de la ceinture ceux qui tentent de protester contre la tricherie ?

Aujourd’hui, les universités, d’Afrique de l’ouest en particulier, ont beaucoup d’enseignants de rang
A, mais quels sont les noms que l’histoire de la science retiendra ? On répondra, qu’il n’y a jamais eu
autant de publications scientifiques, mais de quelle qualité devrait-on se demander ? Des
publications naissent en désordre à cause des règles du CAMES exigeant en particulier, qu’on publie
hors de son université : alors on propose des revues juste pour que tel ou tel puisse publier ses
articles (là aussi les réseaux d’amitié fonctionnent) mais où est l’innovation dans tout cela, l’effort
pour vulgariser des résultats scientifiques fiables ? Le désordre a tellement grandi qu’en matière de

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publication aussi on a voulu mettre des règles. Cela sert tout juste à empêcher la reconnaissance des
revues qui ne bénéficient pas des bons appuis ; pour le reste, les revues avec comités scientifiques
composés de dizaines d’enseignants de rang A n’ont guère fait la notoriété de la recherche
universitaire africaine…

Revenons à l’indépendance de l’universitaire. C’est pour la protéger, qu’il faut lui assurer des revenus
conséquents, pour qu’il n’ait pas à mendier auprès des hommes politiques, auprès des puissants de
ce monde, pour qu’il ne vive pas une aliénation préjudiciable à la production d’un savoir non entaché
de soupçon. Sinon se multiplie la race des universitaires qui, en vue d’arrondir leurs fins de mois,
courent après les études plus ou moins commanditées, avec des résultats triturés dans des ateliers
de restitution inacceptables scientifiquement, la race aussi des universitaires à la solde de divers
groupes d’intérêt… Ainsi celui qui ne se préoccupe pas du bien-être matériel des enseignants, qui, au
contraire utilise sa fonction pour toucher aux revenus des universitaires, ne mérite pas lui-même
d’être compté au rang des universitaires, car il se bat alors pour des personnes et des groupes qui
cherchent à mettre à mal l’indépendance de l’universitaire.

La mise en place d’un certain style de gouvernance, une certaine façon de vivre sa fonction,
participe donc, ou non, à l’épanouissement de l’universitaire en esprit. Et il ne faut guère banaliser
cette question. Prenons en exemple la mise en place du système LMD dans nos universités.

Le système LMD n’est pas simplement une structuration particulière de l’institution universitaire,
c’est aussi le véhicule d’une certaine société, en l’occurrence, le capitalisme. C’est ainsi que le
vocabulaire même du LMD rappelle le schéma libéral : capitalisation, crédits, etc.
Ainsi en est-il aussi de la recherche de l’efficacité et de l’efficience, et donc de la volonté de
rationalisation de l’action éducative dans tous ses aspects : travail de l’enseignant qui doit procéder à
une stricte programmation de sa démarche, avec la nécessité de mettre à profit les développements
des théories actuelles de l’apprentissage. Du coup, cela met l’accent sur l’importance de l’évaluation
de l’action et des correctifs à apporter rapidement pour garder un haut niveau d’efficacité et
d’efficience. L’efficacité correspond aussi à la rentabilisation optimale des investissements : voilà
pourquoi en LMD on note un grand développement des services aux apprenants, parmi lesquels les
services d’information et de conseil.
Enfin, pour que tout cela fonctionne au mieux, on a besoin d’une gestion stricte à tous les niveaux de
responsabilité : chacun de ces niveaux est contrôlé de façon à ce que le fonctionnement de
l’ensemble de la machine ne soit pas grippé. Il s’ensuit une culture de l’évaluation et de la reddition
de compte (évaluation des performances de tous les acteurs, en particulier des enseignants, mais
aussi des principaux responsables administratifs), ce qui ne peut se faire sans une grande
transparence managériale. C’est à ce prix que l’institution devient compétitive sur le marché de
l’enseignement universitaire. Choisir le LMD, c’est donc aussi choisir cette transparence.

Il faut se rendre à l’évidence : à l’Université de Lomé en tous cas, la greffe n’a pas pris. On glane ici
et là les éléments superficiels du LMD, puis on change tout ce qui ne permet pas à ceux qui
détiennent les hautes fonctions dans le système universitaire de garder leurs privilèges et de
maintenir leur mainmise sur le système. Les règles qui centralisent le contrôle de la machine
pleuvent, la bureaucratie se met en branle : de comité en comité, commission après commission,
on ne sait même plus qui contrôle qui, sinon que la présidence est en dernier ressort la seule à qui
la décision appartient : l’existence des parcours, le développement des diplômes, le choix des
sujets de thèse, la période soutenance des thèses, tout dépend d’elle…

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Progressivement les personnes et les structures qui selon l’esprit universitaire travaillaient dans le
sens de la transparence, ont été écartées ou réduites au silence. Ne restent que les universitaires qui
fonctionnent selon les règles explicites et implicites des autorités.

A ce rythme l’universitaire selon l’esprit devient une espèce en voie de disparition.

Voilà pourquoi j’en appelle aux universitaires en esprit pour protéger leur espèce menacée. Les
derniers soubresauts dans le monde universitaire nous concernent tous. En effet, est-ce seulement
dans le CTS des Sciences Juridiques et Politiques, que les pratiques de copinage existent ? Pourquoi
ne le dénonçons-nous pas ? Et de toutes les façons, si on peut obtenir un grade par voie frauduleuse,
cela ne jette-t-il pas le discrédit sur tous les autres grades ?

Toucher aux salaires pour cause de grève, sans que ne soient même rendues claires les règles de
calcul des précomptes, cela n’ouvre-t-il pas la porte à toutes les exactions limitant les libertés et
l’indépendance des universitaires ? Qui est à l’abri de telles mesures “ disciplinaires ”? Pourquoi
ne manifestons-nous pas notre solidarité avec les victimes de telles pratiques ?

Faire grève pour l’amélioration des revenus des universitaires durant toute leur carrière, n’est-ce
pas légitime en raison de la place et du rôle que doit jouer un universitaire ? N’est-ce pas ce qu’il
faut pour le protéger de la précarité économique, source d’aliénation ?

Comme c’est devenu l’habitude, on va me demander, « De quoi se mêlent les retraités ?»

Je réponds d’abord, qu’à la date de mon entrée dans le statut de retraité, je n’ai pas brutalement
perdu mes capacités d’analyse des réalités que je partage avec ceux qui sont encore en activité.
Plus que cela, une règle administrative destinée à protéger le travailleur d’un excès de fatigue,
n’empêche personne de produire du savoir, surtout que ce dernier est un bien rare qui s’accumule,
s’approfondit et s’organise lentement, permettant à la personne qui est dans ce processus de se
pénétrer progressivement des paradigmes de sa science, et surtout d’apporter une contribution
originale à cette science, et de participer ainsi au rayonnement de l’institution universitaire à laquelle
il continue d’appartenir. Voilà pourquoi, à l’université on peut encore profiter du savoir d’un retraité
pendant longtemps…

C’est donc avec le sentiment d’accomplir mon devoir, avec la sérénité et la force de conviction du
bon droit, que je lance cet appel pour la survie des universitaires selon l’esprit. En effet, il faut que
l’on s’en rende compte, c’est d’excellence qu’il s’agit finalement, l’excellence d’une institution
universitaire étant liée à la prédominance des universitaires selon l’esprit, à qui il revient de penser,
en toute liberté, l’avenir de leur nation, l’avenir de l’Homme.

Mobilisons-nous pour la survie et la protection de l’universitaire selon l’esprit !

Lomé le 4 août 2018

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