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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires


323 | 2011
323

Proposition méthodologique pour l’évaluation des


projets de développement agricole. L’évaluation
systémique d’impact

Jocelyne Delarue et Hubert Cochet

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale
(SFER)
Édition électronique
URL : http:// Édition imprimée
economierurale.revues.org/3034 Date de publication : 23 mai 2011
DOI : 10.4000/economierurale.3034 Pagination : 36-54
ISSN : 2105-2581 ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Jocelyne Delarue et Hubert Cochet, « Proposition méthodologique pour l’évaluation des projets de
développement agricole. L’évaluation systémique d’impact », Économie rurale [En ligne], 323 | mai-juin
2011, mis en ligne le 23 mai 2013, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
economierurale.revues.org/3034 ; DOI : 10.4000/economierurale.3034

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Proposition méthodologique pour l’évaluation
des projets de développement agricole
L’évaluation systémique d’impact
Jocelyne DELARUE • Agence française de développement, AFD, Paris
Hubert COCHET • AgroParisTech, UFR Agriculture comparée et Développement agricole

Ce qu’il faut mesurer n’est pourtant pas toujours mise en œuvre,


loin de là, notamment parce que la recons-
’évaluation de l’impact des projets et/ou
Lsimple
des programmes repose sur un principe
: mesurer un différentiel entre deux
titution du scénario sans projet se heurte à
de nombreuses difficultés (voir infra) et
repose trop souvent sur quelques a priori ou
situations : celle résultant de la mise en
choix subjectifs de l’évaluateur. Comment
place du projet d’une part, et celle qui aurait
aurait évolué la situation du groupe cible en
prévalu si le projet n’avait pas été mis en
l’absence de projet ? Parmi les changements
place d’autre part – comme le rappelle la
observés, quels sont ceux qui sont réellement
plupart des ouvrages et manuels consacrés
imputables en tout ou partie, au projet ?
aux méthodes d’évaluation de projet (Bridier
Quels sont ceux au contraire qui auraient eu
et Michailof, 1980 ; Casley et Lury, 1982 ;
lieu de toute façon si le projet n’avait pas été
Gittinger, 1985 ; Dufumier, 1996 ; Baker,
mis en place ? Et sur quoi se baser pour
2000).
aborder cette question ? Devant de telles
En effet, l’indicateur d’impact que l’on
difficultés, nombreux sont les évaluateurs
cherche à mesurer peut varier sous l’effet des
qui se contentent de comparer la situation
résultats de l’intervention, mais aussi de
qu’ils peuvent effectivement observer et
facteurs exogènes à celle-ci ; facteurs qui
mesurer (la situation « avec projet ») avec la
peuvent être indépendants ou influencés eux
situation de départ, « avant projet », pour
aussi par le projet. Il s’agit donc d’isoler
peu que cette dernière ait été convenable-
dans l’indicateur d’impact la variation due
ment analysée.
au projet ou au programme de celle qui
aurait également eu lieu en son absence. Or, le différentiel ainsi obtenu [avec –
Ainsi, la mise en évidence des effets avant] projet, ne permet pas, bien sûr, d’ap-
directs et indirects réellement imputables à procher le véritable impact d’un projet, pas
un projet ne peut être abordée qu’en recons- davantage que le différentiel [après – avant].
tituant le différentiel existant entre la situa- Ces deux erreurs conduisent en général à une
tion résultante de la mise en œuvre du pro- surestimation importante de l’impact comme
jet (sur la « durée de vie fonctionnelle » l’illustre la figure 1.
estimée des investissements réalisés) et celle
qui aurait prévalu (sur une durée équiva- L’utilisation de la valeur de l’indicateur
lente) si le projet n’avait pas été mis en d’impact avant projet comme base de calcul,
place, aussi dénommée « situation contre- au lieu de reconstituer un scénario « sans
factuelle ». projet », repose en fait sur une hypothèse
implicite lourde de sens, celle de l’immo-
1. L’établissement d’un scénario bilisme des sociétés rurales et de leur inca-
contrefactuel pacité à se transformer et à évoluer hors
Pour évidente qu’elle soit, l’idée de rendre projet ou intervention exogène. Bien que
apparent un différentiel [avec – sans] projet largement infirmé par les faits comme en

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RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

Figure 1. Illustration de deux erreurs communes des évaluations d’impact


Indicateur
d’impact

Avec
Ce qu’il faut mesurer :
Le différentiel d’indicateur d’impact
Sans « avec » - « sans » entre t0 et t2 (représen-
té par les deux aires hachurées)

■ Aire de différentiel positif


■ Aire de différentiel négatif

t0 t1 t2 Temps

Indicateur
d’impact

Avec Exemple d’erreur à éviter :


Calculer le différentiel « avec » - « avant »
Sans et supposer ainsi implicitement que l’in-
dicateur choisit serait resté stable « sans
projet ».

t0 t1 t2 Temps

Source : les auteurs

témoignent les nombreux travaux réalisés d’individus non touchés par le projet et dont
dans le monde sur cette question, de nom- l’évolution peut être assimilée à celle qu’au-
breux « développeurs » et « évaluateurs » se raient suivie les individus concernés dans la
contentent encore trop souvent de cette idée, situation « sans projet ».
par trop rassurante, que tout serait resté à En toute rigueur, le différentiel ainsi
l’identique, constant, si l’intervention sous obtenu résulte non seulement de l’impact du
forme de projet n’avait pas eu lieu. projet mais également de différences exis-
Autrement formulée, la construction du tantes préalablement entre les individus des
scénario « sans projet » permet de ne pas deux groupes, créant un « biais de sélec-
faire l’erreur d’attribuer au projet les effets tion » dans la mesure de l’impact. Il est par
que les événements extérieurs ou les dyna- conséquent indispensable de s’assurer que la
miques endogènes des systèmes étudiés ont comparaison est réalisée entre des individus
également eus sur les individus. les plus semblables possibles au départ. Il
Dans l’idéal, il faudrait donc pouvoir sera ainsi nécessaire d’identifier et d’appa-
observer, pour les individus concernés par le rier des agriculteurs dont les systèmes de
projet, la façon dont leur situation aurait production et les dynamiques étaient les
évoluée en l’absence de celui-ci mais une mêmes avant le projet – chacun de ces sys-
telle observation est par définition impos- tèmes étant alors modélisé (infra) – et de
sible. Il est par conséquent nécessaire de construire des scénarios avec et sans projet
rechercher dans la population un groupe pour chacun de ces sous-groupes.

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Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

Cette diversité doit donc être conservée d’impact se décompose alors nécessaire-
par l’échantillonnage afin de s’assurer que ment entre une mesure des premiers résul-
les différents groupes concernés directe- tats obtenus (différentiel d’impact ex post)
ment et indirectement par le projet ont bien et une projection de ce différentiel dans
été identifiés et effectivement enquêtés (voir l’avenir (ex ante).
infra). Enfin, le choix de l’indicateur d’impact
(ou des indicateurs d’impact) doit être soi-
2. Situation avec projet et choix de ou des gneusement raisonné pour donner une
indicateur(s) d’impact image fidèle de l’impact réel du projet. Il
La définition précise de la situation avec peut s’avérer peu pertinent de choisir un
projet est tout aussi importante et présente indicateur correspondant stricto sensu aux
non moins de difficultés que la construction objectifs affichés par le projet, s’il ne per-
du scénario sans projet. met pas d’appréhender certains effets inat-
Il s’agit en premier lieu de bien cerner les tendus. Il est commun, par exemple, de
contours de l’intervention, et de ne pas lui choisir pour indicateur le revenu moné-
attribuer, par exemple, les effets de projets taire des familles : or, dans la plupart des
plus anciens qui auraient tardé à se maté- pays du Sud, l’autoconsommation tient
rialiser : ceux-ci doivent, en effet, être inclus une part importante dans les stratégies des
dans le scénario sans projet. ménages, de sorte que la mesure du revenu
De plus, le raisonnement sur le scénario économique, plus délicate car incluant la
avec projet doit permettre de préciser le pas production autoconsommée1, est en géné-
de temps de la mesure d’impact : il faut en ral mieux adaptée. Nous en donnerons un
effet établir un différentiel qui s’étende du exemple avec la mesure d’impact de la
démarrage du projet jusqu’au moment où SOGUIPAH (infra).
les effets de celui-ci s’estompent, les inves-
tissements consentis arrivant à bout de 3. La qualité des informations collectées
souffle, et non pas seulement sur la durée L’échantillonnage des individus à enquêter
de vie de la « structure projet » le plus et la construction rigoureuse des scénarios
souvent beaucoup plus éphémère. avec et sans projet sont des moyens de
L’exemple de la Société guinéenne de pal- s’assurer que le différentiel mesuré est
miers à huile et d’hévéas (SOGUIPAH, bien attribuable au projet, et non à d’autres
voir infra) illustre l’importance de mesurer facteurs d’évolutions, exogènes ou endo-
les impacts de ce projet sur toute la durée gènes.
de vie des plantations, soit 40 ans pour Ces principes méthodologiques ne peu-
l’hévéa : la mesure d’un différentiel unique vent cependant suffire à assurer une mesure
à un temps t donnerait une image erronée valide de l’impact, car un protocole d’en-
de l’impact du projet, dans la mesure où les quête irréprochable peut livrer des infor-
rendements des plantations varient au cours mations erronées. Ainsi, dans la plupart
du temps, tout comme l’ensemble des prix des contextes agraires des pays en déve-
relatifs... loppement, les informations chiffrées sur le
Cela implique en principe de réaliser revenu économique des agriculteurs ne
l’évaluation en ex post mais on perd alors un sont pas disponibles et il est indispensable
des avantages de l’évaluation en cours de de consacrer du temps à des enquêtes dif-
projet, celui de pouvoir servir de base pour ficiles, nécessitant de soigneux recoupe-
la réorientation du programme. Il s’avère ments, pour pouvoir obtenir des données de
donc préférable dans la plupart des cas de qualité.
réaliser l’évaluation d’impact bien avant
cette échéance (in itineri). Le différentiel 1. Celle-ci étant valorisée à son coût d’opportunité.

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RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

Mesurer l’impact des projets Il semble d’ailleurs que cette méthode ait
Les méthodes employées surtout été utilisée pour mesurer l’impact de
programmes sociaux consistant à distribuer
Lorsque les évaluateurs prennent à bras-le- un service ou un bien (équipement d’écolier,
corps le problème du scénario sans projet repas gratuit, médicaments, etc.), ou des
(ou situation contrefactuelle) et se donnent subsides avec conditionnalité (Duflo et Kre-
les moyens de le reconstituer, plusieurs mer, op. cit.). Il est alors concevable de
méthodes sont couramment employées. comparer deux échantillons statistiquement
représentatifs et définis a priori, d’une part
1. Les méthodes quantitatives de la population ayant bénéficié de la dis-
Ces méthodes2, du domaine des statistiques, tribution du bien ou service en question, et
permettent la mesure de l’indicateur d’im- d’autre part de la population n’ayant pas
pact sur un grand nombre d’individus appar- bénéficié du même avantage, tout en s’as-
tenant aux groupes concerné (ou groupe de surant que l’action du projet n’a pas d’effet
traitement) et non concerné (ou groupe indirect sur le groupe témoin4.
témoin) par le programme. La valeur du Pourtant, bien que la simplicité théo-
différentiel obtenue est réputée fiable en rique de la méthode expérimentale la rende
raison de la grandeur de l’échantillon. séduisante, il apparaît difficilement conce-
Parmi les méthodes quantitatives, la vable d’en envisager l’application dans le
méthode expérimentale (ou de randomisa- domaine du développement agricole. La
tion) s’efforce de réduire le biais de sélection majorité des projets de développement
entre les deux groupes en réalisant avant agricole et rural sont en effet d’une com-
l’intervention, et dans une population donnée, plexité beaucoup plus grande que la simple
un tirage aléatoire des individus qui vont distribution de cahier d’écolier ou de médi-
être concernés par l’intervention et des indi- caments, notamment lorsqu’une phase
vidus qui constitueront le groupe témoin d’investissement productif a lieu en début
(les individus sont ainsi statistiquement équi- de projet (aménagement parcellaire, sys-
valents) (Duflo et Kremer, 2003). tème d’irrigation, etc.). Par ailleurs, le
Cette méthode peut apparaître comme la risque de passage d’un individu du groupe
plus rigoureuse dans la mesure où l’impact du « témoin » au groupe « cible » et récipro-
projet est mesuré par la seule différence de quement ou l’existence d’effets indirects du
résultat entre le groupe touché et le groupe programme sur les non bénéficiaires sont
témoin. Par ailleurs, elle permet une inter- hautement probables et rendent l’utilisation
prétation simple et immédiate des données3. de la randomisation difficile.

2. Les méthodes basées sur les théories de


2. Les évaluations dites « quantitatives » sont ainsi
l’économie néo-classique
dénommées en raison des méthodes statistiques
employées, impliquant un échantillonnage large, Ces méthodes ne mesurent pas l’indica-
et non en référence à la nature intrinsèque des don- teur d’impact sur de larges échantillons
nées collectées. Elles ne sont ainsi pas les seules comme dans les méthodes quantitatives,
méthodes à collecter des données quantitatives. mais proposent un calcul du différentiel
3. Quant aux méthodes « quasi expérimentales »,
elles s’appliquent à reconstituer, le plus souvent a
posteriori, un groupe témoin aussi proche que pos-
sible du groupe touché par l’intervention. Les 4. En supposant cependant qu’un échantillonnage au
méthodes quasi expérimentales les plus couram- hasard soit réellement possible dans les faits, compte
ment employées (Ezemenari et al., 1999 ; Baker, op. tenu du manque de fiabilité des statistiques dans de
cit.) sont les méthodes de matching, la différence nombreuses régions du monde et de l’impact des
double, la régression sur les discontinuités et la relations de clientélisme qui ne manqueraient pas de
méthode des variables instrumentales. « forcer » le hasard au détriment du tirage aléatoire.

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Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

d’impact, à partir de données partielles, L’évaluation systémique d’impact


au travers d’un modèle reposant sur les
1. Des projets aux effets multiples et
principes des théories néo-classiques (équi- complexes
libre de Pareto, rationalité économique des
Les projets de développement agricole pro-
agents...)5.
posent en général des innovations suscep-
Ces méthodes ont été amplement utili- tibles de se diffuser soit par les canaux for-
sées, par exemple dans l’évaluation des mels mis en place par le projet, soit en
impacts de la recherche agronomique. Il dehors de ceux-ci. L’une des hypothèses
existe deux principales méthodes de les plus couramment formulée dans les
mesures d’impact en ce domaine : la documents de projets est que la diffusion de
méthode du surplus économique et les leurs effets devrait progressivement
méthodes économétriques utilisant des s’étendre en « tâche d’huile » aux villages
fonctions de production (Maredia et al., situés au-delà de leurs zones d’intervention
2000 ; Masters et al., 1996). (selon la conception introduite dès 1962 par
La confiance attribuée à la validité de Rodgers). Bien que cette vision des choses
cette modélisation des scénarios avec et soit pour le moins simpliste, il est indé-
sans projet repose essentiellement sur l’ad- niable que les projets de développement
hésion à une représentation néo-classique agricoles se traduisent souvent par des effets
de la réalité. Or, celle-ci implique, par indirects, tant positifs que négatifs, sur des
exemple, que le contexte institutionnel populations a priori non concernées par le
reste opaque ou soit, au mieux, intégré projet : la revente des intrants diffusés par le
comme une variable quantitative dans le projet, l’adoption partielle de nouvelles tech-
modèle. L’introduction éventuelle de rela- niques diffusées ou la modification des prix
tions conflictuelles, des difficultés d’ac- du marché (voir infra) sont quelques
cès à l’information ou des aspects relatifs exemples possibles d’effets indirects.
à l’environnement dans le cadre conceptuel Les méthodes d’évaluation d’impact des
néo-classique conserve cependant « l’hy- projets de développement agricole doivent,
pothèse de rationalité substantielle du par conséquent, permettre d’identifier fine-
modèle de base » (Sourisseau, 2000). Ces ment leurs effets directs et indirects, y com-
modélisations reposent en outre sur des pris inattendus, à la fois pour la population
données issues des statistiques nationales, ciblée et pour la population proche6. L’iden-
parfois de faible qualité, et qui ne peuvent tification, pour la construction du scénario
pas rendre compte de la diversité des situa- sans projet, d’individus effectivement
tions existantes et de leurs dynamiques « indemnes » de toute influence du projet,
spécifiques dans une région donnée. est souvent difficile et doit ainsi être parti-
L’ensemble de ces limites en font des culièrement argumentée.
méthodes à utiliser avec beaucoup de pré- D’autre part (comme souligné plus haut)
cautions, d’autant que les hypothèses liées des agriculteurs, à la tête d’unités de pro-
aux modèles sont rarement explicitées en duction différentes à l’origine, évoluent de
détail. façon très dissemblable dans le temps, qu’ils
soient ou non concernés par un projet. L’éla-
boration de scénarios avec et sans projet
ne peut donc pas, dans le domaine du déve-

6. Cette identification fine des effets directs et indi-


rects sur les différentes catégories d’agents est aussi
5. La modélisation palie en quelque sorte le manque à la base de la méthode des effets développée en son
de données (Raina, 2003). temps par la coopération française.

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RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

loppement agricole, se limiter à comparer L’objectif est de comprendre le fonc-


des individus concernés et non concernés, tionnement de chaque système de production
car ces moyennes n’auraient pas grande et d’en constituer un modèle aussi proche
signification. La diversité initiale des unités que possible de la réalité du fonctionne-
de production doit, au contraire, être par- ment des exploitations représentées par le
faitement identifiée, préalablement à l’échan- modèle et de leur dynamique. Précisons en
tillonnage, pour être reflétée par la mesure outre que si ces modèles sont avant tout à
de l’impact. finalité économique, en ce qu’ils permet-
tent de comparer, pour les différents sys-
2. Une nécessaire approche systémique… tèmes de production, les résultats obtenus
par le processus de production agricole8, ils
C’est pourquoi, seule une connaissance
ne reposent cependant pas sur des fonctions
fine des facteurs endogènes et exogènes
de maximisation d’un indicateur. Si l’on
d’évolution et des trajectoires possibles suppose effectivement que les agriculteurs
des unités de production, dans le prolon- cherchent à maximiser leur revenu écono-
gement des dynamiques antérieures, peut mique, compte tenu de leurs contraintes, la
permettre d’identifier avec certitude des connaissance fine de leur système permet
individus comparables évoluant avec et d’intégrer dans le modèle le fait qu’ils peu-
sans le projet. L’analyse diachronique du vent également privilégier la réduction d’un
système agraire (Cochet, 2005) permet risque climatique, ou la sécurisation de leur
d’aboutir à l’identification des systèmes espace foncier, ce qui ne les conduit peut
de production7 en présence, et d’en réaliser être pas à un optimum en terme de revenu.
une typologie évolutive. Il s’agit donc bien de collecter à l’échelle des
Pour cela, l’évaluation d’impact d’un unités de production enquêtées, des don-
projet de développement agricole doit être nées recueillies a posteriori, pour en réaliser
menée dans une petite région agricole, une analyse économique détaillée (Gittinger,
homogène du point de vue de ses caracté- op. cit.) permettant de quantifier in fine le
ristiques agro-écologiques et de ses dyna- différentiel d’impact.
miques agraires, et pour l’ensemble des sys-
tèmes de production qui existaient avant le 3. ... basée sur un échantillonnage
projet. La mesure de l’impact d’un projet de raisonné
développement agricole résultera donc d’un L’étude approfondie d’un petit nombre
nécessaire va-et-vient répété entre diagnos- d’unités de production soigneusement choi-
tic systémique (à différentes échelles d’ana- sies de façon à illustrer chacun des sys-
lyse) et éléments d’évaluation. tèmes de production préalablement identifiés
peut alors permettre la modélisation de
7. Dans le domaine de l’agriculture, ce concept de
chaque système de production (Cochet et
système de production est appliqué à un ensemble Devienne, op. cit), et de son évolution dans
d’exploitations ayant accès à des ressources com- les scénarios avec et sans projet (caractéri-
parables (terre, capital et travail), aux placées dans sation technique, résultats économiques,
des conditions socio-économiques semblables et trajectoires avec projet, reconstitution de la
qui pratiquent une combinaison donnée de produc-
tions, bref un ensemble d’exploitations pouvant
être représentées par un même modèle. Assorti 8. Les activités extra-agricoles sont également prises
d’un ensemble défini de moyens de production et de en compte dans le modèle, comme partie prenante
force de travail, un système de production se pré- d’un système d’activités qui dépasse parfois très lar-
sente donc comme une combinaison spécifique de gement la sphère purement agricole. Le processus
différents systèmes de culture et d’élevage de dif- de production agricole, formant un tout cohérent en
férents systèmes d’élevage (Cochet et Devienne, lui-même, peut alors être considéré comme un sous-
2006). système du système d’activités.

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Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

trajectoire sans projet). Ce modèle se nour- La qualité des données recueillies assu-
rit d’une compréhension fine des unités de rée et la construction des scénarios avec et
production enquêtées, et en particulier des sans, argumentée pour les différents sys-
modalités de fonctionnement des systèmes tèmes de production, des enquêtes plus
de production. Il ne s’agit pas ici de mener étendues peuvent être réalisées pour vali-
des enquêtes sur un échantillon large, par der la représentativité des résultats (Ancey,
l’intermédiaire d’enquêteurs recrutés en 1983). Il convient de s’appuyer sur un cas
grand nombre, ni d’obtenir une moyenne des précis tel que celui du projet guinéen de
effets supposés du projet sur les agricul- palmier à huile et d’hévéas (Soguipah,
teurs de la région. République de Guinée).
Bien que les différences objectives entre
les unités de production enquêtées sem-
L’évaluation systémique d’impact
blent laisser une certaine place à la sub-
à l’épreuve des faits
jectivité du chercheur dans la constitution
de la typologie et dans l’échantillonnage rai- Cette approche systémique de l’évaluation
sonné, il faut souligner que la logique de d’impact a été conduite entre 2003 et 2006
fonctionnement des systèmes de produc- en République de Guinée. Elle concernait la
tion et l’analyse de leurs trajectoires évo- Société guinéenne de palmiers à huile et
lutives permettent au contraire de dépasser d’hévéas (Soguipah), créée en 1987 par le
l’arbitraire résultant d’une classification gouvernement guinéen pour prendre en
sur la base de seuils (par exemple sur les charge le développement de la production
tailles d’exploitation, ou sur les revenus). Le d’huile de palme et de caoutchouc au niveau
passage d’un nombre restreint d’enquêtes au national. La première unité agro-industrielle
modèle se base sur la mise en évidence de de la SOGUIPAH, la seule existant à ce
« lois d’organisation qui sous-tendent la jour, a été implantée dans les sous-préfec-
réalité et qui créent des types de structures tures de Diécké et de Bignamou (préfec-
en nombre limité. Les individus observés, en ture de Yomou), à l’extrême sud de la Gui-
nombre fini, permettent de comprendre ces née forestière (carte 1).
lois d’organisation et de caractériser ces Soutenue par plusieurs bailleurs de fonds,
structures, et par conséquent de donner la Soguipah a rapidement mis en place son
une vision générale de l’organisation du programme de plantations industrielles en
réel. » (Couty et Winter, 1983) négociant avec les agriculteurs la mise à
disposition 22 830 ha : 1 558 ha de pal-
La caractérisation des systèmes de pro- miers à huile et 4 574 ha d’hévéas furent
duction peut en outre s’alimenter de tra- plantés entre 1988 et 1993, tandis que le
vaux d’enquêtes antérieurs, si tant est qu’ils reste de ces surfaces réquisitionnées furent
aient été bien réalisés et qu’ils concernent mises en défens en attendant une mise en
des pratiques observées in situ chez les agri- valeur ultérieure. Par ailleurs, des plantations
culteurs et non pas seulement les techniques « sous contrat » avec les villageois (1 552 ha
testées dans les stations de recherche ou de palmiers et 1 396 ha d’hévéas) et l’amé-
celles préconisées par les projets. La qualité nagement de 1 093 ha de bas-fonds pour le
des informations recueillies se base toutefois développement de la riziculture inondée
in fine sur la compréhension de la logique furent réalisés entre 1989 et 1998, en plu-
des systèmes et l’enquête directe auprès des sieurs programmes successifs.
agriculteurs. L’implication directe de l’éva- C’est l’impact de ce projet complexe de
luateur dans la collecte des données est développement agricole qui a été mesuré à
indispensable d’où, encore une fois, la l’aide de la méthode proposée. Après avoir
nécessité d’un échantillonnage restreint. reconstitué avec soin le scénario « sans »

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RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

Carte 1. Situation de la zone d’étude (région kpèlè, Guinée forestière)

Source : Map N° 4164 Rev.3 UNITED NATIONS, 2004.


Department of Peacekeeping Operations. Cartographic section

projet ou contrefactuel, l’analyse du scéna- de système agraire évoqué plus haut et aux
rio « avec » projet a permis de mettre en évi- questions soulevées en matière de transfor-
dence, pour chaque catégorie de produc- mations du mode d’exploitation du milieu.
teurs, un différentiel de revenu [avec – sans] Or, les effets directs et indirects de la
projet, pouvant ainsi être considéré comme Soguipah sur lesquels nous reviendrons
imputable au projet. plus loin, ont été si étendus, qu’ils ne lais-
sent aucune perspective de trouver dans sa
1. Le scénario sans projet zone d’intervention des agriculteurs qui ne
La situation se résume par une réduction de soient pas concernés de près ou de loin par
la durée des friches sur les versants, un déve- le projet.
loppement de la riziculture de bas-fond et une Pour aborder cette question, une série
extension des plantations de café et cola. Il d’enquêtes et d’entretiens historiques portant
s’agit tout d’abord de reconstituer ce qui se sur la situation « avant » projet a été réali-
serait passé si les plantations tant « indus- sée pour reconstituer un « point de départ »
trielles » que « sous contrat » n’avaient pas avec le maximum de fiabilité. Deux vil-
été installées par la Soguipah. lages kpèlè ont été retenus pour les
Quelle aurait été la dynamique du système enquêtes : le village de Kpoo pour illustrer
agraire et comment auraient évolué les sys- les conséquences de la réquisition d’une
tèmes de production et le niveau de vie des partie du finage villageois pour les planta-
agriculteurs ? Ce premier type de question- tions industrielles et y étudier la dynamique
nement nous renvoie au diagnostic en termes de plantations « sous contrat » et d’aména-

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Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

gements de bas-fonds, et le village de Gui- suffisante pour garantir le renouvellement


lamou, plus excentré et n’ayant pas subi de de la fertilité. Lors de la phase d’abattis-
réquisition foncière, mais ayant été inclus brûlis qui précédait le semi du riz sur les
dans le programme de plantations « sous versants, les palmiers à huile (Elaeis gui-
contrat ». neensis, var. dura) étaient toujours préser-
D’autre part, le village de Galaye fut iden- vés, de sorte qu’ils avaient fini par former
tifié comme « témoin » de la dynamique progressivement un véritable parc arboré
agraire qui aurait été celle de la situation au-dessus de l’espace soumis à la rizicul-
sans projet. Situé à une quarantaine de km au ture sur brûlis. La production d’huile de
nord-ouest de Kpoo, ce village a en effet été palme était généralement une activité des
peu touché par d’éventuels effets indirects du jeunes hommes en phase d’installation
projet et présente des caractéristiques géo- mais le déficit d’infrastructures routières en
graphiques, agropédologiques, historiques limitait la commercialisation à l’extérieur
et socio-économiques très proches de celles du village. Enfin, les bas-fonds n’étaient
de la zone d’intervention Soguipah. Les pas encore cultivés si ce n’est occasion-
enquêtes réalisées dans ce village9 ont permis nellement dans le prolongement de la par-
de préciser les modalités et le rythme des celle de versant cultivée en riz pluvial de
transformations en cours depuis 1987 en l’année.
dehors de l’influence de la Soguipah et donc Des plantations de café avaient été ins-
de baliser le scénario « sans projet », scéna- tallées chez de nombreux agriculteurs de
rio qu’il s’agissait ensuite de transposer, cette région dans les dernières années de la
moyennant certaines précautions, à la zone colonisation et les premières années de l’In-
d’intervention du projet Soguipah. À partir de dépendance (1958), à la faveur de prix éle-
l’identification et de la modélisation des prin- vés. Mais les impôts exorbitants en vigueur
cipaux systèmes de production repérables sous Sékou Touré dans les années 1960 et
pour la situation « to » (« to » du projet Sogui- 1970, dont une bonne part était perçue en
pah), nous avons repéré des trajectoires-type café, avaient conduit la plupart des produc-
permettant de rendre compte de la dyna- teurs à délaisser leurs plantations. Sur ces
mique propre à chaque système de production parcelles, les quelques colatiers associés au
et de tenir compte ainsi de la diversité des café, plus rustiques, ainsi que les essences
situations familiales et des différenciations forestières, se sont donc développés. Alors
socio-économiques. que ces anciennes plantations constituent
aujourd’hui une véritable agro-forêt péri-
Situation de départ villageoise à la composition diversifiée et à
Contexte des villages de Kpoo, de Guilamou la biomasse très importante, des plantations
et de Galaye avant l’implantation de la de café plus jeunes sont présentes au delà.
Soguipah dans la région Après le changement de régime de 1984 et
Dans les années 80, la densité de popula- la libéralisation de l’économie qui l’a
tion de Galaye était semblable à celles de accompagné, les agriculteurs ont en effet
la zone Soguipah avant projet (inférieures réalisé de nouvelles plantations, plus éloi-
à 30 hab./km2 d’après le recensement de gnées du village, pour relancer leur pro-
1983). La riziculture pluviale sur abattis- duction de café, tout en y conservant le
brûlis y était pratiquée avec des temps principe de l’association des caféiers et des
de friche de l’ordre de 7 à 10 ans, durée colatiers.
Trois principaux types d’unités de pro-
9. À Galaye, 50 entretiens approfondis ont été duction ont pu être identifiés pour la période
conduits d’avril à juin 2004 et de mars à juillet « avant projet » (1987), tant à Kpoo et Gui-
2006 par J. Delarue et F. Ravelomandeha. lamou qu’à Galaye, chaque type pouvant

44 • ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011


RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

être caractérisé par un système de production • Enfin, les producteurs disposant de sur-
(Delarue, 2007). faces plus réduites (type 3)
Ils devaient emprunter à d’autres des par-
• Les grands propriétaires fonciers (type 1) celles pour cultiver le riz pluvial chaque
Ils forment un premier groupe homogène, année, avec un temps de friche inférieur à
disposant à cette époque de vastes sur- 6 ans, donc de moins bonnes conditions de
faces de versant et de main-d’œuvre suf- reproduction de la fertilité... Une surface de
fisante pour cultiver 3 à 4 ha de riz pluvial 1,5 ha en moyenne, parfois davantage,
par an, avec plus de 10 ans de friche. Les avait été consacrée par leurs parents, sou-
bas-fonds étaient consacrés à la production vent allochtones, à des plantations de café
de vin de palmier-raphia, indispensable et de cola pour en assurer le marquage
notamment pour abreuver les groupes de foncier et, ce faisant, l’appropriation défi-
journaliers agricoles. Les plantations nitive. Ces producteurs cultivaient déjà à
anciennes dont disposaient ces familles cette époque du riz de bas-fonds, en rota-
s’étendaient sur 2 ha environ, la production tion avec une friche de 3 à 4 ans et les
de cola dominant celle de café. La pro- raphias n’étaient donc que peu exploités.
duction d’huile de palme de ces agricul- Les revenus agricoles de ces agriculteurs,
teurs était forte, notamment chez les plus plus élevés que ceux du type 2 grâce aux
jeunes. En francs guinéens constant de plantations de café, atteignaient 1,9 million
2005, leur revenu agricole total (autocon- GNF (500 000 GNF/actif/an, soit
sommation comprise) s’élevait à 2,3 mil- 100 euros/actif/an).
lions GNF (600 000 GNF/actif/an, soit
environ 120 euros/actif/an), dont une Dynamiques agraires régionales et scénario
bonne part provenait des productions de riz contrefactuel : quelles trajectoires pour les
et de vin de raphia. systèmes de production « sans » projet ?
Ces producteurs aux situations contrastées
• Une autre catégorie de producteurs (type 2) ont, bien entendu, évolué de façon très dif-
Cette catégorie possédait en 1987 de moins férente au cours de la période s’échelon-
grandes surfaces que le groupe précédent, nant de 1987 à 2005. Les trajectoires des
du fait des divisions du foncier par héritage, systèmes de production ont tout d’abord
et disposaient d’une main-d’œuvre plus été influencées par des changements impor-
limitée. Les unités de production de ce tants dans les densités de populations. La
groupe ne pouvaient alors cultiver que guerre au Libéria et au Sierra Léone entraîne
1,5 ha de riz pluvial par an, avec 7 ans de l’arrivée à Yomou d’environ 20 000 réfugiés
friche. Ils n’avaient pas de plantations de en 1990 et de 27 000 en 1994 (Van Damme,
café, celles-ci étant restées sous le contrôle 1999). Les premiers s’installent dans les
de l’aîné de la famille, et n’exploitaient villages et sont pour la plupart des Gui-
pas régulièrement de raphias, en raison de néens revenus au pays. En revanche, les
leur faible force de travail. En complé- réfugiés de 1994 n’ont pas de liens en Gui-
ment de leur production rizicole, leur pro- née : ils restent en majorité dans la zone de
duction d’huile de palme était en partie la Soguipah pour profiter de son bassin
commercialisée. Leurs revenus agricoles d’emploi. L’anthropisation du milieu s’en
atteignaient environs 800 000 GNF trouve accélérée.
(250 000 GNF/actif/an, soit seulement Ainsi, les essarts rizicoles sont étendus
50 euros /actif/an). Ceux qui avaient pu jusqu’aux limites des finages avec une den-
planter du café, grâce à une force de travail sification consécutive de la palmeraie « sub-
familiale plus grande gagnaient environ spontanée ». La durée des périodes de recrû
400 000 GNF/actif/an (type 2 bis). intercalaire entre deux cycles de riziculture

ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011 • 45


Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

Graphique 1. Évolution des prix relatifs des différents produits de Guinée forestière (1987-2005)

3 500

3 000
Prix / Kg (en GNF constant 2005)

2 500
Riz paddy
Café
2 000
Cola
Cacao
1 500
Huile de palme
Caoutchouc
1 500

500

0
87

89

91

93

95

97

99

01

03

05
19

19

19

19

19

19

19

20

20

20
Source : Delarue (2007)

d’abattis-brûlis raccourcit, et modifie le nir ». Ainsi, l’extension des plantations au


niveau de biomasse et la composition détriment des friches de riziculture pluviale,
flo ristique des friches. Les itinéraires hors auréole agroforestière, témoigne de la
techniques s’adaptent en conséquence, avec régression de la logique lignagère dans la
un accroissement des temps de travaux et gestion des parcelles10.
une substitution partielle du riz par le Les dynamiques de plantations n’ont
manioc. cependant pas conduit dans cette région à la
Ces changements sur les versants disparition du riz pluvial, loin de là. D’une
conduisent à une spécialisation des bas- part, les prix des cultures pérennes (café,
fonds pour la production rizicole avec une cacao, cola) sont extrêmement fluctuants, au
relocalisation des raphias dans des zones contraire des prix du riz plus stables au
spécifiques, en association avec les cours de cette période (graphique 1). D’autre
cacaoyers. La riziculture inondée se déve- part la sécurité offerte par la production
loppe, devient plus intensive en travail, d’une partie importante de la consommation
avec abandon des friches, puis adoption familiale en riz et en manioc joue un rôle
du labour et du repiquage pour s’opposer à important dans les stratégies des produc-
l’enherbement. Les aménagements de bas- teurs. Enfin, le fait que la riziculture sur
fonds, qui avaient jusque-là rencontré un abattis-brûlis soit dans les faits associée à
faible intérêt des producteurs, sont enfin la palmeraie sub-spontanée (parc arboré)
cohérents avec les dynamiques agraires
endogènes et sont adoptés par une partie 10. Au cours du XXe siècle, l’ouverture de la région
des agriculteurs. sur l’extérieur a progressivement conduit à une
Le développement des plantations de café réduction du poids des chefs de lignage et à une
appropriation du foncier et des moyens de produc-
et de cola s’accélère également car chacun
tion par les familles nucléaires. Les moins bien
désire « laisser ses marques » sur le foncier pourvus en terres continuent cependant de se tour-
du lignage pour ne pas s’en trouver dépos- ner vers les chefs de lignage pour accéder à des par-
sédé, tout autant que pour « préparer l’ave- celles supplémentaires.

46 • ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011


RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

renforce l’attrait de ce système de culture par permis d’exploiter une véritable planta-
les revenus supplémentaires qui lui sont tion de raphias et de produire des volumes
associés (production d’huile de palme) 11. importants d’huile de palme (trajectoire
Ce système de prix relatifs (graphique 1) Galaye 1).
reflète en réalité celui du scénario « avec »
• Les producteurs de type 2, qui n’avaient
projet. En effet, la production industrielle
pas de plantations à l’origine, et des sur-
d’huile de palme de la Soguipah a concur-
faces de versant réduites, ont tout de même
rencé directement l’huile de palme villa-
choisi de suivre la tendance à planter en
geoise. Nous avons pu ainsi établir12 que la
réduisant leurs temps de friche sur les ver-
production de la Soguipah avait entraîné un
sants. Ceux qui disposaient d’un bas-fond
relatif repli des prix de l’huile : ils aug-
de bonne taille en ont aménagé une partie.
mentent de près de 3 % par an de 1989 à
La priorité donnée au riz et leur défaut de
1995, mais de 0,9 %/an seulement dans
main-d’œuvre ne leur a pas permis d’ex-
les années suivantes correspondantes à
ploiter des raphias ni de produire des
l’entrée en production des plantations du
volumes importants d’huile de palme. Les
projet (en GNF constant). En conséquence,
plantations de café et de cola, entrées en
il nous a fallu, pour retracer le scénario
production au début des années 90 leur
« sans projet » tenir compte de meilleurs
ont par contre assuré un complément de
prix pour l’huile de fabrication villageoise.
revenu important à partir de cette date
Notre hypothèse est que le taux de crois-
(trajectoire Galaye 2).
sance constaté de 1989 à 1995 se serait
maintenu au-delà de cette date si les plan- • Les producteurs de type 3 ont également
tations du projet Soguipah n’étaient pas fait évoluer leur système malgré leurs
entré en production à ce moment-là. faibles marges de manœuvre. Ils ont inten-
Compte tenu de ces différents aspects, sifié la riziculture inondée et aménagé une
les trajectoires d’évolution des trois sys- petite portion de leurs bas-fonds grâce aux
tèmes de production identifiés à Galaye, revenus de leurs plantations. Ils ont réalisé
Kpoo et Guilamou, peuvent être clairement une nouvelle plantation de café et de cola
énoncés, permettant ainsi de reconstituer le de taille réduite, et ont éliminé les planta-
scénario contrefactuel. tions anciennes, libérant de l’espace pour
• Les producteurs de type 1, au cours de le riz pluvial. Les producteurs les mieux
cette période, avaient à la fois les res- pourvus en main-d’œuvre ont également
sources foncières et les ressources en main- planté des raphias en association avec du
d’œuvre suffisantes pour réaliser de nou- cacao, et produisent de grandes quantités
velles plantations sans compromettre leur d’huile de palme artisanale (trajectoire
système de riziculture pluviale. Les enjeux Galaye 3).
d’appropriation autour des bas-fonds les
ont conduits à aménager ceux-ci, pour en Il conviendrait enfin ajouter à ces diffé-
sécuriser la propriété et alléger les temps rentes trajectoires celle des agriculteurs qui
de travaux. Leur force de travail leur a se sont installés dans les années 1990 au vil-
lage. Tandis que les agriculteurs originaires
du village pouvaient cultiver du riz pluvial
11. La densité de palmiers serait en moyenne de et du riz inondé tous les ans et ont com-
84 pieds/ha sur les versants consacrés au riz pluvial, mencé à planter caféiers, colatiers et
contre 37 pieds/ha dans les systèmes agroforestiers
cacaoyers, les allochtones arrivés récem-
périvillageois (Madelaine, 2005) (graphie diffé-
rente en biblio : Madelaine). ment devaient louer des terres de versant
12. Entretiens menés auprès des commerçantes pour y cultiver le riz, et n’avaient pas la
d’huile de la région. possibilité de réaliser des plantations.

ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011 • 47


Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

2. Le scénario avec projet réalisation des premières plantations a


Dans ce cadre, il s’agit de l’essor des plan- conditionné la desserte en pistes qui, à
tations de palmiers à huile et d’hévéas réa- son tour, a figé le schéma de distribution
lisées dans le cadre de la Soguipah. Pour la possible des nouvelles plantations. À un
reconstitution du scénario « avec projet » et certain stade, il est donc devenu néces-
en ce qui concerne les agriculteurs directe- saire, pour planter, d’avoir les moyens
ment ou indirectement concernés par les d’acheter les parcelles les mieux placées.
interventions de la Soguipah, c’est égale- En second lieu, lorsque les aménagements
ment en identifiant et en modélisant les prin- de bas-fonds ont été réalisés par la Sogui-
cipales trajectoires d’évolution suivies par pah, il est devenu impératif d’avoir effec-
les producteurs de la zone du projet (depuis tivement mis en valeur une parcelle de
le début du projet et sur la base de la typo- bas-fonds, pour obtenir ensuite des plan-
logie déjà évoquée pour l’instant « to ») tations. Il fallait donc appartenir aux
que nous avons pu décrire finement com- familles propriétaires de bas-fonds, ou
ment le projet a été vécu par ces différents parvenir à acheter une parcelle. Enfin, et
acteurs et comment leur revenu a évolué sans que cela ne fasse partie des conditions
en conséquence. posées par la Soguipah, il fallait disposer
À titre d’exemple, nous traiterons de trois d’une force de travail importante, voir
cas : d’un certain capital, pour s’engager dans le
(1) de ceux qui ont intégré le programme de projet, car le producteur devait assurer
plantations « sous contrat » ; lui-même la préparation de la parcelle et la
(2) de ceux dont les terres ont été réquisi- plantation.
tionnées au moment de la réalisation des C’est pourquoi la plupart des agriculteurs
plantations industrielles ; ne sont pas allés au-delà d’un ou deux hec-
(3) des producteurs indirectement concernés tares de plantations. Seuls des fonction-
qui ont entrepris des plantations « privées » naires, des commerçants, des cadres de la
(hors contrat) de palmiers à huile et d’hévéa. Soguipah ou des Guinéens revenus du Libé-
ria avec un petit pécule ont eu les ressources
L’impact des plantations sous contrat financières suffisantes, à la fois pour ache-
À chaque famille intégrée à son programme ter des terres bien situées, pour obtenir de la
de plantations, la Soguipah avait l’inten- Soguipah de nouvelles plantations et pour en
tion d’attribuer 1 ha de palmiers à huile de financer l’entretien.
la variété Tenera, 2 ha d’hévéas et 0,5 ha de C’est ainsi que des agriculteurs de type 1
bas-fond aménagé. La Soguipah avait éga- et 3 ont pu installer des plantations sous
lement pour objectif de contribuer à l’aban- contrat avec la Soguipah, tandis que les agri-
don de la riziculture d’abattis-brûlis, accu- culteurs de type 2 ont manqué de moyens et
sée de dégrader l’environnement. Dans cette de main-d’œuvre pour le faire. Voyons ce
logique, les plantations de palmiers et d’hé- qu’il est advenu des producteurs de type 1 et
véas devaient remplacer le riz pluvial sur les 3 qui se sont lancés dans l’aventure.
versants sans pour autant créer une crise
alimentaire : les aménagements de bas-fonds • Les agriculteurs de type 1
constituaient l’alternative proposée aux agri- L’impact est globalement négatif dans la
culteurs pour continuer à produire du riz. zone d’intervention du projet. Disposant
Certaines conditions à remplir par les encore de vastes surfaces de versant en
paysans pour s’inscrire dans ce schéma partie enclavées, ils cultivent encore aujour-
type se sont avérées déterminantes et par- d’hui 2 à 3 ha de riz pluvial par an, avec un
fois limitantes. En premier lieu, il leur fal- temps de friche relativement long (6 à
lait bien entendu disposer de terres. Or, la 7 ans). Un bas-fond non aménagé est éga-

48 • ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011


RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

Graphique 2. Évolution du revenu agricole des agriculteurs de type 1, à Galaye (sans projet)
et Guilamou (avec projet)

16 000 000
Mesure d’impact Projection
ex post ex ante

12 000 000
GNF constant

8 000 000

4 000 000

Guilamou 1 Galaye 1
0
87

90

93

96

99

02

05

08

11

14

17

20

23

26

29

32

38

41
19

19

19

19

19

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20
Source : Enquêtes J. Delarue et F. Ravelomandeha (2004-2006)

lement cultivé ; on y exploite de surcroît (55 ans13) des résultats du groupe de Galaye
environ cinq palmiers-raphias chaque année (« sans projet ») est supérieure de 42 mil-
pour la consommation familiale et l’ap- lions GNF constants (2005), soit environ
provisionnement des groupes d’entraide. 8 000 € (graphique 2). Les plantations
Conformément au programme d’inter- « sous contrat » et « privées » ne font donc
vention de la SOGUIPAH, ces agriculteurs pas la différence, preuve qu’elles ne suffi-
ont reçu en 1992 une parcelle d’environ sent pas à augmenter les revenus.
1 ha de bas-fond aménagé, puis des plants
• Les agriculteurs de type 3
d’hévéas et de palmiers à huile un à deux ans
L’impact est positif pour ces agriculteurs
plus tard. Mais le travail nécessaire à la
capables d’investir dans de grandes planta-
mise en saignée de la plantation d’hévéa a
tions « sous contrat ». Ils se sont intégrés
entraîné chez ces agriculteurs une réduc-
précocement au programme de plantation
tion sensible de la surface de riz pluvial
sous contrat de la Soguipah, dans l’objectif
(– 30 %), et un relatif report de la riziculture
d’obtenir une meilleure valorisation de leurs
vers les bas-fonds non encore aménagés.
faibles surfaces. Ils ont réussi à capter de la
L’intérêt suscité au début par les planta- main-d’œuvre au moment où l’entretien des
tions a conduit ces agriculteurs à augmenter
« hors projet » leurs surfaces plantées en 13. Le différentiel d’impact est mesuré depuis la
hévéas et palmiers, sous forme « privées » réquisition des terres par la Soguipah en 1987 et sur
(infra) à partir de 2001, bien que l’enclave- toute la durée de vie des plantations « sous contrat »
ment de leurs parcelles limite l’ampleur de et des plantations privées réalisées à partir de 93 –
ces extensions. 94 par les agriculteurs, c’est-à-dire de 1987 à 2041.
Les données de 1987 à 2005 ont été obtenues par
Malgré ces différences très importantes enquêtes, puis les projections au-delà de 2005 ont été
de trajectoire avec les agriculteurs de type réalisées sur la base d’hypothèses sur les évolutions
1 du scénario contrefactuel (Galaye), la des systèmes de production (élaborées avec les agri-
différence en termes de résultats écono- culteurs), des rendements et des prix relatifs. À ce
sujet, une vingtaine d’entretiens sur les évolutions du
miques que nous avons pu mettre en évi-
système agraire et 33 entretiens approfondis sur les
dence reste finalement minime, plutôt en unités de production ont été réalisés par J. Delarue
faveur du scénario « sans projet » : la à Kpoo, Guilamou et Diécké au premier semestre
somme sur la durée de vie des plantations 2004 puis en avril-mai 2005 et octobre 2005.

ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011 • 49


Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

plantations s’avérait particulièrement lourd : de terres dans la zone, dont 2 920 à Kpoo.
main-d’œuvre malinké saisonnière ou main- Les agriculteurs qui étaient propriétaires de
d’œuvre « réfugiée ». Leurs réseaux de rela- ces terres ont été indemnisés pour les plan-
tions personnelles et des capacités finan- tations perdues, mais pas pour les surfaces
cières tirées du commerce ou d’une activité qu’ils consacraient au riz pluvial, ni pour
salariée à la Soguipah, leur ont permis d’ob- les palmiers raphias qu’ils exploitaient dans
tenir davantage de plantations que la leurs bas-fonds. Il ne leur est resté que de très
moyenne (2 ha de palmiers et 2,5 ha d’hé- petites surfaces enclavées entre les planta-
véas). En outre, ces producteurs ont planté tions industrielles de la Soguipah.
du café sélectionné (0,5 ha). Le vin de raphia a tout de suite pris le relai
Par la suite, les revenus des plantations de leurs activités antérieures et conserve
sous contrat ont permis à ces producteurs de tout au long de la période une part très
reprendre une phase d’investissement en importante dans les revenus de ces produc-
achetant des terres, et en réalisant des plan- teurs. Au début des années 90, ces produc-
tations « privées ». Le riz pluvial a été aban- teurs pouvaient encore emprunter ou louer
donné rapidement par ces producteurs qui des surfaces de versant éloignées des plan-
ont consacré la totalité de leurs surfaces de tations industrielles pour continuer à culti-
versant aux plantations. Ils cultivent une ver du riz pluvial. Ils y ont souvent réalisé
parcelle de bas-fonds mais ne parviennent de petites plantations de café et de cola,
pas à atteindre l’autosuffisance rizicole. pour s’en assurer définitivement la pro-
La comparaison avec Galaye est ici très priété, et tentent aujourd’hui de planter des
en faveur du scénario « avec projet » : la palmiers « hors projet ».
somme sur 40 ans des résultats économiques La production d’huile de palme, relati-
du groupe de Kpoo (« avec projet ») est vement importante pour ces agriculteurs au
supérieure de 316 millions GNF constant début des années 90, est en réduction à par-
(2005), soit environ 63 000 € (graphique 3). tir des années 2000 tout simplement parce
que la multiplication des plantations mono
3. L’impact des expropriations spécifiques de palmiers à huile et d’hévéas
Afin de mettre en place ses plantations a raréfié les palmiers spontanés.
« industrielles » et garantir ainsi l’approvi- D’autres activités peu courantes, telles que
sionnement de son usine de transformation, la pêche ou la production d’œufs, procurent un
la Soguipah a réquisitionné au total 22 830 ha revenu non négligeable à ces agriculteurs.

Graphique 3. Évolution du revenu agricole des agriculteurs de type 3, à Galaye (« sans » projet)
et à Kpoo (« avec » projet)

40 000 000
Mesure d’impact Projection
ex post ex ante
30 000 000
Galaye 3 Kpoo 3
GNF constant

20 000 000

10 000 000

0
1987 1997 2007 2017 2027 2037

- 10 000 000

Source : Enquêtes J. Delarue et F. Ravelomandeha (2004-2006)

50 • ÉCONOMIE RURALE 323/MAI-JUIN 2011


RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

Graphique 4. Évolution du revenu agricole des agriculteurs de type 1, à Galaye (« sans » projet) et Kpoo (expro-
priation dans le cadre du projet)

16 000 000
Mesure d’impact Projection
ex post ex ante
12 000 000
GNF constant

8 000 000

4 000 000
Kpoo 1 avec réquisition Galaye 1
0
87

90

93

96

99

02

05

08

11

14

17

20

23

26

29

32

38

41
19

19

19

19

19

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20
Source : Enquêtes J. Delarue et F. Ravelomandeha (2004-2006)

Au terme de cette évolution, et en pour- tules de palmiers dans les plantations du


suivant les tendances constatées, on projet, confectionnent leurs propres pépi-
remarque que le revenu de ces agriculteurs nières avant de transplanter leurs palmiers.
expropriés par la Soguipah et quasiment Ce mouvement pourrait être interprété
dépourvus de foncier aujourd’hui stagne comme un formidable processus de déve-
sur toute la période. La comparaison avec ce loppement endogène, et comme l’appro-
qu’il leur serait advenu « sans projet » est priation réussie d’un matériel végétal nou-
sans appel : ils auraient gagné 55 millions veau par les agriculteurs, processus dont
GNF constants (2005) de plus, soit 11 000 € les résultats seraient au moins en partie
environ (graphique 4) : ce chiffre nous imputables au projet Soguipah, au titre des
donne le véritable coût d’opportunité des effets indirects. Les résultats escomptés ne
hectares réquisitionnés par la Soguipah pour sont malheureusement pas au rendez-vous
ses plantations industrielles, coût qui n’a car les plantules récupérées au pied des pal-
été que très faiblement compensé par l’in- miers hybrides tenera sont des individus
demnisation initiale. de deuxième génération (F2) dont la pro-
duction en huile pourrait être ainsi infé-
4. L’impact des plantations « privées » rieure de 61,25 % à la production des pal-
(hors contrat) miers hybrides (Cochard et al., 2001)15.
Il s’agit ici d’un effet indirect et de sa
Les producteurs de Kpoo et de Guila-
mesure. Le plus intéressant du projet Sogui-
mou du type 2 « avant projet », et qui
pah est le développement progressif, depuis
n’avaient pas pu prendre part au projet faute
quelques années, des plantations « privées »
de main-d’œuvre et de moyens suffisants,
de palmiers à huile et d’hévéas, c’est-à-dire
sont parmi ceux qui investissent aujour-
installées à l’initiative des agriculteurs eux-
d’hui aussi rapidement que possible dans ces
mêmes et sans aucun appui de la part de la
plantations « privées » de palmiers et d’hé-
Soguipah.
véas. Néanmoins leur force de travail limi-
Le cas de la diffusion des plantations de
tée continue de les handicaper, d’autant plus
palmiers à huile « hors projet » est particu-
lièrement intéressant à analyser14. Les agri-
15. Il en va de même pour les plantations d’hévéas
culteurs se procurent eux-mêmes les plan- « privées » réalisées par les paysans à base de seed-
lings, c’est-à-dire des plantules issues de la germi-
14. Celui de la diffusion hors projet des plantations nation des graines d’hévéas. Leur potentiel pro-
paysannes d’hévéa est beaucoup moins fréquent et ne ductif atteindrait au plus 25 % de celui des clones
sera pas analysé dans le cadre de cet article. (Penot, 2001).

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Sociétés rurales : l’impact des projets de développement

Graphique 5. Évolution du revenu agricole des agriculteurs de type 2, à Galaye (situation sans projet)
et Kpoo (situation avec projet)
16 000 000
Mesure d’impact Projection
ex post ex ante
12 000 000
GNF constant

8 000 000

4 000 000

Galaye 2 Kpoo 2
0
87

90

93

96

99

02

05

08

11

14

17

20

23

26

29

32

38

41
19

19

19

19

19

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20
Source : Enquêtes J. Delarue et F. Ravelomandeha (2004-2006)

qu’ils occupent souvent un poste de sai- sentent malgré tout un avantage certain
gneur à temps plein à la Soguipah (dont le (graphique 5).
salaire est inclus dans les résultats écono- Il est hautement probable que la diffusion
miques ci-dessous). Ainsi, les nouvelles spontanée des plantations privées de pal-
plantations réalisées par ces producteurs miers à huile n’aurait pas eu lieu sans l’ins-
sont souvent peu entretenues les premières tallation du projet et peut donc être inter-
années, ce qui entraîne d’importantes des- prétée comme un effet indirect du projet. Il
tructions par les ravageurs (agoutis), et la s’agit d’un volet original et novateur de la
nécessité de reprendre plusieurs fois la plan- dynamique actuelle de développement des
tation d’une même parcelle. Leurs planta- plantations pérennes car on a là un exemple
tions de café et de cola sont également très frappant de diffusion spontanée (non prévue
peu désherbées. au départ) de matériel végétal nouveau (et
Pendant les premières années de ces plan- de techniques parfois inconnues aupara-
tations, leurs revenus a reposé essentielle- vant) bien au-delà du périmètre initial du
ment sur la culture de riz pluvial, associé aux projet et touchant une population non com-
nouvelles plantations de café et de cola. À prise dans les « groupes cibles » identifiés
partir de 1999, leur activité extérieure de sai- au départ.
gneur a assuré un complément de revenu. En
outre, ils prennent en location des parcelles
de bas-fonds aménagés dont l’exploitation Conclusion
est compatible en termes de calendrier avec En replaçant la démarche systémique au
la culture de riz pluvial et exploitent un centre de la démarche d’évaluation des pro-
petit nombre de raphias. jets de développement agricole, la méthode
Lorsque les plantations privées entrent d’évaluation systémique d’impact propo-
enfin en production (à partir de 2006, pour sée dans cet article permet la construction
les palmiers), le revenu de ces agriculteurs des scénarios « avec » et « sans » projet
connaît une progression significative. Leurs pour les différents types de producteurs en
résultats sont supérieurs à ceux du scénario présence et permet de mesurer, en termes de
« sans projet », à hauteur de 178 millions différentiel et dans la durée, le ou les indi-
GNF constants (2005), soit 36 000 € envi- cateurs d’impact choisis. Les interventions
ron. Malgré la faible qualité du matériel publiques en matière de développement
végétal employé, il semble donc que pour agricole s’inscrivent toujours dans une
ces agriculteurs les plantations privées repré- dynamique agraire qui les dépasse très lar-

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RECHERCHES
Jocelyne DELARUE, Hubert COCHET

gement et qui n’est que partiellement susceptibles d’orienter favorablement les


influencée, modifiée, ralentie ou au contraire décideurs dans le sens d’une réorientation du
accélérée par ces interventions. C’est donc projet, ou permettant la formulation de nou-
bien cette dynamique qu’il faut percevoir velles interventions. Dans le cas du projet
préalablement pour pouvoir formuler les palmiers à huile mis en place par la Sogui-
bonnes questions en matière d’impact des pah et analysé dans le cadre de cet article, un
projets de développement. La justesse des exemple est fourni par la filière semencière
conclusions avancées dépendra en grande qu’il faudrait mettre en place pour accroître
partie de la compréhension des transfor- l’impact positif de l’effet indirect des plan-
mations anciennes et récentes du système tations « privées » de palmiers à huile.
agraire et, par là, des trajectoires d’évolu- Peu coûteuse en termes de protocole de
tion identifiées pour chaque catégorie de recueil de données ou de processus expéri-
producteurs. mental, cette méthode d’évaluation d’impact
Une telle démarche permet non seule- se révèle cependant exigeante quant aux
ment de mesurer l’impact réel d’un projet, qualifications des experts retenus (analyse en
au travers d’un ou plusieurs critères d’éva- termes de systèmes et approches agro-éco-
luation, mais livre également un grand nomiques) et leur « implication » person-
nombre d’informations qualitatives fiables, nelle dans le travail de terrain nécessaire. ■

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