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Que nous donnent à penser les écrits d'un auteur qui a « débuté dans la
littérature en écrivant des livres pour dire qu'il ne pouvait rien écrire du tout »1 et qui a
laissé comme dernier héritage littéraire des cahiers aux limites du lisible ? Apollinaire
disait qu'il faut tout publier2. Or, son injonction peut-elle être appliquée dans le « cas »
d'Artaud ?
Depuis les premières parutions des textes d'Artaud jusqu'aux plus récentes,
c'est-à-dire des années vingt jusqu'à aujourd'hui, où faire paraître ses écrits n'est pas
une affaire close, le « cas Artaud » agit sur l'art et la pensée occidentale, en même
temps que notre époque se pense à travers lui. La question que nous allons donc nous
poser est de savoir comment Artaud a agi sur la culture livresque occidentale et quelle
est la réception qu'elle lui a réservée ? Comment enfin penser la notion de l'Œuvre
après Artaud ?
Dans notre étude, nous allons aborder cette question, en commençant par le
« début » (la correspondance avec Jacques Rivière) et en terminant par la « fin » (les
cahiers qui contiennent les derniers écrits et dessins d'Artaud). Il y a eu une raison très
spécifique pour qu' Artaud et Rivière se soient mis à échanger des lettres : la poésie du
premier Artaud avait été jugée impubliable, en tant qu'intransmissible, irrecevable. La
« sacro-sainte » N. R. F. a pourtant approuvé la publication de la correspondance, en
tant que document de l'angoisse d'Artaud de ne pas rater ses mots. 3 Nous avons dit que
nous allons commencer par le début et terminer par la fin. Or, de quelle fin sommes–
nous autorisés à parler ? Voici les derniers mots qu'Artaud trace sur le papier : « etc
etc ».4
1 Lettre d'Artaud à Peter Watson de 27 juillet 1946, dans Œuvres, édition d'Évelyne Grossman,
Quarto, Gallimard, 2004, p. 1097. Pour éviter de répéter à chaque fois la référence complète, nous
donnerons dès lors seulement le numéro de la page correspondant au texte de la citation, selon
l'édition Quarto. Dans les cas où le texte cité n'est pas compris dans cette édition, nous donnerons la
référence (numéro de tome, suivi de numéro de page) depuis les Œuvres Complètes, édition de
Paule Thévenin, chez Gallimard.
2 Cité depuis l'ouvrage de Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959(2008), p. 280.
3 Maurice Blanchot souligne ce fait dès le début de son fameux article consacré à la correspondance
Artaud-Rivière : « Des poèmes qu'il juge insuffisants et indignes d'être publiés cessent de l'être
lorsqu'ils sont complétés par le récit de l'expérience de leur insuffisance ». (Ibid, p. 50.)
4 Cahier 406, feuillet 11 v°. Voir la reproduction de la page entière, Œuvres, p. 1770.
1
Aujourd'hui, publier Artaud nous préoccupe toujours. La publication des
cahiers en fac-similé nous donne à voir la reproduction de la graphie d'Artaud. En
jetant le regard sur la graphie des cahiers, nous nous sentons obligés d'obstinément
nous rappeler, comme Michel Butor -parmi d'autres penseurs- nous l'a appris, qu'il
faut bien « ruiner le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et
les arts ».1 Dans les cahiers, les passages successifs de l'écriture au dessin et vice versa
témoignent l'origine commune de l'écrire et du dessiner. André Leroi-Gourhan, dans
les derniers chapitres de son livre Le geste et la parole, constate que :
...il n'est pas inutile de considérer par quelles voies matérielles s'est lentement
construit le système qui assure à la société la conservation permanente des produits
de la pensée individuelle ou collective.2
Quelques lignes plus haut, Leroi-Gourhan avait établi le lien entre l'écriture
et les arts figuratifs : ce lien se repèrerait dans « l'aptitude à fixer la pensée dans des
symboles matériels ». Le principe exposé dans cette phrase de Leroi-Gourhan pourrait
se mettre en exergue à notre étude. En ayant cette thèse comme point de départ de
notre essai, nous allons explorer non seulement (1) le rapport de l'écriture avec sa
propre matérialité, mais aussi, (2) l'idée -toujours présente chez Artaud- de la fixation
de la pensée. Cette même idée nous renvoie immédiatement à ses premiers écrits,
concernant justement la fixation de la pensée, ainsi qu'à ses textes théâtraux
concernant le caractère fugitif du geste. La fugacité du geste en acte -toujours
revendiquée par Artaud- s'entend en tant que refus de figer la création en genèse afin
de produire des objets culturels consacrés à la transmission et la conservation.
Cela dit, deux thèses en dérivent : Premièrement, nous prenons parti pour
l'abolition de la distinction entre la création littéraire et les arts plastiques et
performatifs3. Deuxièmement, et plus spécifiquement à propos des créations
artistiques d'Artaud, nous pensons que voir la graphie de ses derniers cahiers ne laisse
pas intacte la manière dont le regard critique se porte sur l'ensemble de sa production
artistique précédente. Jacques Derrida prétendait que « la voix d'Artaud, quand on l'a
1 Michel Butor, Les mots dans la peinture, Skira, « Les sentiers de la création », 1980, p. 5.
2 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, 1964, p.261.
3 Sur ce point, voir Grossman, Entre corps et langue, Nathan, 1996, p. 40 : « L'écriture est un théâtre
comme l'est la peinture ».
2
entendue, on ne peut plus la faire taire. Et donc il faut le lire avec sa voix, avec le
spectre, le fantôme de sa voix qu'on doit garder dans l'oreille »1. De même, pour les
Cahiers en fac-similé : la page autographe d'Artaud, quand on l'a vue, on ne peut plus
la faire disparaître de nos yeux. Et il faut le lire avec sa graphie, le spectre de sa
graphie qu'on doit garder dans l'œil. Si la voix d'Artaud hante nos oreilles, sa page
manuscrite hante nos yeux. Et ainsi hantés « ensorcelés », on voit partout, dans toute
lecture de son œuvre antérieure, une occasion à refaire « critiquement » le trajet qui a
abouti à la création de la graphie artaudienne 2, en passant par la correspondance et
les livres des années vingt, et puis, par les textes autour du théâtre et ceux sur son
expérience mexicaine. Artaud lui-même nous autorise -ou bien, nous oblige- à voir ses
dernières créations sans quitter de nos yeux ses livres et ses essais théâtraux, car en
1945, il dit de ses dessins écrits : « Je crois de ce côté aussi être parvenu à quelque
chose de spécial, comme dans mes livres ou au théâtre... ».3 Ce lien qu'Artaud instaure
entre, d'une part, son œuvre graphique -très peu connue à l'époque où il a écrit ces
mots- et, d'autre part, ses ouvrages publiés et ses expérimentations théâtrales, nous
n'avons pas le droit de le négliger quand nous faisons l'analyse de chacun des aspects
de son activité artistique.4
1 Jacques Derrida, « Les voix d'Artaud (la force,la forme, la forge) », propos recueillis par Évelyne
Grossman, Magazine littéraire, n° 434, septembre 2004, p. 36.
2 Nous imitons ici une phrase d'Artaud à propos du théâtre : « refaire poétiquement le trajet qui a
abouti à la création du langage ».
3 Lettre du 10 janvier 1945 à Jean Paulhan, dans XI, p. 20.
4 Évidemment, Artaud se réfère ici à ses dessins -et non pas aux pages des cahiers d'écolier qu'il
venait justement de commencer d'utiliser- et encore, à eux seulement effectués avant la date de
l'envoie de la lettre à Jean Paulhan (10 janvier 1945). Pourtant, nous croyons que le rapport
qu'Artaud suppose entre ses dessins écrits et ses enjeux artistiques antérieurs pourraient s'étendre et
concerner l'œuvre graphique qu'il a effectuée après cette date.
5 Artaud a ainsi qualifié Lewis Caroll dans « Adaptations de Lewis Carroll », Œuvres, p. 914. Nous
utilisons ici sa propre expression pour qualifier, cette fois, lui-même.
3
même du Livre, et de là à la désacralisation de l'écriture par la numérisation, Artaud
n'est jamais in-actuel. Suivant le trajet de ses productions depuis les écrits des années
vingt jusqu'aux cahiers de retour à Paris, en passant par les textes théâtraux et
mexicains, nous repérons chacune des « phases » de l'aventure des modernes (et de
leurs descendants) dans le champ de l'art et de l'écriture. Pendant chaque « période »
créatrice d'Artaud, dans chacun de ses textes, nous retrouvons une force de résistance
en face des contraintes de la condition d'écrire, mettant constamment en épreuve son
endurance. De la pensée à la parole, de la « Parole d'avant les mots » à la parole
d'après les mots, de la parole à l'écrit, de l'écrit au livre, la force de résistance d'Artaud
se trace à l'intérieur et à l'encontre d'une série des conventions à dépasser ; nous
dirions que plus que d'un dépassement, il s'agirait d'une destruction par un mouvement
à rebours.
Le concept1 de la destruction va nous préoccuper dans notre approche des
écrits d'Artaud. Il sera surtout question d'une destruction inhérente à l'écrit qui sape les
fondements de toute « édifice » qui pourrait l'accueillir. Dès la correspondance avec
Rivière, Artaud revendique son existence littéraire, non pas en annonçant son entrée à
la Littérature grâce à la promesse d'une œuvre à venir, mais plutôt en annonçant la
mise en épreuve de l'« édifice » même de la Littérature par l'ébranlement de la notion
de l'œuvre à naître2 : « … je n'avais rien, nulle œuvre en suspens, les quelques choses
que je vous ai présentées constituant les lambeaux que j'ai pu regagner sur le néant
complet »3.
Les deux citations ci-dessous, l'une de Maurice Blanchot et l'autre de Jacques
Derrida, peuvent résumer l'évolution de notre problématique, au cours des chapitres à
suivre :
… écrire, c'est vouloir détruire le temple avant de l'édifier. […] écrire c'est
finalement […] se refuser à « écrire »... 4
1 Le terme « concept » n'est pas adapté à ce que nous entendons par destruction intérieure de
l'écriture artaudienne. Nous l'utilisons ici temporairement, avant d'essayer de montrer qu'il s'agit
plutôt d'un acte, une pensée actualisée que d'un « concept », une entité théorique abstraite.
2 « Assez parlé de moi et de mes œuvres à naître, je ne demande plus qu'à sentir mon cerveau ».
Lettre du 6 juin 1924, d'Artaud à Rivière. Œuvres, p. 81.
3 Lettre d'Artaud à Rivière, 5 juin 1923. Œuvres, p. 70.
4 Maurice Blanchot, Le livre à venir, op. cit., p. 281.
4
… tous les discours destructeurs […] doivent habiter les structures qu'ils abattent
et y abriter un désir indestructible de présence pleine... 1
Les questions que nous allons donc nous poser concerneront surtout la
possibilité d'une écriture capable de miner de l'intérieur la structure qu'elle « habite »,
ou même, comme dans la phrase citée de Blanchot, de démolir la construction avant
de l'édifier ou l'édifier en la détruisant. L'absence d'œuvre devient chez Artaud la
présence du désœuvrement : le geste de démolition, qui précède l'écriture, y revient et
« hante » l'écrit. Artaud ne cessera d'insister à écrire à tout prix, malgré sa lutte contre
et avec les formes écrites. Ainsi, la destruction inhérente à l'écriture « re-visitera », en
tant que revenant insistant, la demeure instable de l'écrit, dans chacune des périodes
créatrices artaudiennes. « Je cherche un impossible écrit »2 clamera encore Artaud,
vers la fin de sa vie, en 1946. Du début jusqu'à la fin, son écriture met donc à rude
épreuve le « scriptible » et le pensable.
Dans notre étude, nous allons surtout nous intéresser aux textes qui
pourraient être considérés comme des commentaires de l'évènement de l'écriture en
soi. Hormis les fameux commentaires de ses propres dessins a élaborés dans les
années 1940, une grande partie de l'ensemble des écrits d'Artaud, tout au long de son
parcours artistique, peuvent être considérés en tant que « commentaires » du processus
même d'écrire (se référant surtout à l'existence matérielle de l'écrit et à ses conditions
de « naissance »). Nous allons voir qu'Artaud est surtout préoccupé par les questions
de l' « (in-)naissance » d'une œuvre et de la composition d'un livre par ses forces
inhérentes de dispersion. Le plus souvent, ses textes disent, ou plutôt montrent - par un
acte langagier déictique -, l'état sous lequel ils se sont produits ou continuent à se
produire, ainsi que la condition sous laquelle leur destruction est annoncée.
Nous avons fait allusion tout à l'heure à une série de conventions contre les
quelles Artaud se bat. Si nous devenions provisoirement schématiques, afin de faciliter
notre recherche, nous pourrions ainsi définir le parcours d'Artaud à travers l'art,
l'écriture et la pensée3 :
1 Jacques Derrida, « La parole soufflé » dans L'écriture et la différence, Éditions du Seuil, 1967, p.
291.
2 XXIII, p. 79.
3 Pourtant, outre les compromis qu'impose l'analyse, il faut admettre le caractère plutôt fictif d'une
convention qui reconnaîtrait une distinction nette des problématiques se formulant d'un écrit
d'Artaud à l'autre : D'une part, il n'y aurait pas de symétrie parfaite nous amenant en toute simplicité
5
Dans ses premiers textes, il y est question surtout de la fixation de la pensée
et de sa matérialisation en mots. Pendant cette première période créatrice, Artaud se
préoccupe surtout de l'idée d'une masse informe de pensée qui se cristallise en formes
glaciales ou « s'avorte ». La résolution de son désir de produire des écrits
transmissibles, voire publiables, exprimé dans la correspondance avec Rivière, allait
déboucher sur la production des livres tels que Le Pèse-Nerfs et L'Ombilic des limbes,
rassemblements fragmentaires de textes - témoins de leur condition de création.
Ensuite, dans ses textes théoriques sur le théâtre, et juste après, dans les
textes inspirés par son voyage au Mexique, Artaud assume une lutte contre la culture
occidentale. En déclarant sa volonté de créer dans l'espace, il lance son attaque contre
le signe écrit et, enfin, contre les civilisations livresques. Son acte de « révolte »
pourrait se résumer à ceci : Artaud dénonce les cultures occidentales accumulant des
objets créés, en même temps qu'il revendique un art où le geste créateur non
reproductible se trace dans l'espace vrai, toujours en montant vers une « Parole
d'avant les mots », une force de création à jamais échappant à l'articulation. Artaud
n'hésite pas à explicitement condamner l'écrit et les notions traditionnelles du Livre et
de l'Œuvre : « On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite.
La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu'on la détruise ».1
Dans la dernière « période » qui commence à Rodez et finit avec la mort
d'Artaud, on voit se réaliser, et même se radicaliser, les thèmes et les combats qui l'ont
depuis toujours préoccupé. De retour à l'édition, Artaud va faire paraître des livres qui
réunissent des textes écrits au fil des années. En empruntant les termes de Maurice
Blanchot, on pourrait parler d'un type spécial d'édition, d'un « Livre qui se détruit en
se construisant »2. Des petits cahiers d'écolier constitueront durant cette dernière
période l'outil de travail d'Artaud, la matrice de toute son activité artistique : il y
réalise un art graphique et visuel, où l'écriture et les dessins sont tracés d'une force
unique sur le support, qui souvent se trouve traversé. Toute sa réflexion antérieure sur
les questions du matériau et du geste créateur, de la surface et du fond, prend corps
de la question du signe à celle de l'écriture et de là au livre. (D'autant plus que cette harmonie ou
symétrie ne saurait même pas se produire dans un récit quelconque qui viserait à reconstituer
historiquement les fondements et les évolutions des culture livresques). D'autre part, le travail
« scriptural » et « pictural » du dernier Artaud se prépare dans ses premiers écrits, même s'il ne
s'actualise définitivement qu'après Rodez.
1 Œuvres, p. 551.
2 Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 118.
6
dans la graphie des cahiers. La destruction se met à l'œuvre : le dehors de la littérature,
voire son double qui la menace de destruction, s'intègre à son corps propre.
Les péripéties de l'écriture artaudienne ne finissent pas avec la mort d'Artaud
; les traces qu'il a laissées ont bien une après-vie, un destin posthume intéressant.
Actuellement, les autographes d'Artaud sont disponibles en reproduction (microfilms
ou fac-similés). Des nouveaux sujets de questionnement se posent donc par ces
nouvelles techniques d'édition/projection de la graphie, remettant au jour les grands
axes de réflexion d'Artaud : l'impossibilité de reproduire le geste créateur et le
processus de matérialisation/corporisation qui est le graphein. Dans un temps tout
autre que celui durant lequel Artaud insistait, s'adressant à Rivière, sur la question
fondamentale de sa « réceptivité absolue »1, cette même question nous préoccupe
encore, sous une nouvelle lumière cette fois.
1 « ...la question de la recevabilité de ces poèmes est un problème qui vous intéresse autant que moi.
Je parle, bien entendu, de leur recevabilité absolue, de leur existence littéraire », lettre du 5 juin
1923 d'Artaud à Jacques Rivière, Œuvres, p. 69.
7
A.
8
« Un quelque chose de furtif »1
1 « Un quelque chose de furtif qui m'enlève les mots que j'ai trouvés, qui diminue ma tension mentale,
qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée... ». Lettre d'Artaud à Rivière, 5
juin 1923.Œuvres, p. 69.
2 Post-scriptum d'Artaud à la lettre de 29 janvier 1924.Œuvres, p. 74.
3 Voir sur ce point J. Derrida, « Forcener le subjectile », Antonin Artaud. Dessins et portraits,
Gallimard, 1986.
4 Œuvres, p. 165.
9
échec avoué, qui donne suite à une bataille entre, d'une part, les mots et, de l'autre
part, celui qui insiste à écrire à tout prix. L'impasse décrite dans la correspondance de
1923 et 1924 avec Jacques Rivière semble de principio inexorable, quand on lit ce
petit passage paru, à la même époque dans la revue Bilboquet dont Artaud était le seul
rédacteur :
L'art suprême est de rendre, par le truchement d'une rhétorique bien appliquée, à
l'expression de notre pensée, la roideur et la vérité de ses stratifications initiales,
ainsi que dans le langage parlé. Et l'art est de ramener cette rhétorique au point de
cristallisation nécessaire pour ne faire plus qu'un avec de certaines manières
d'être, réelles, du sentiment et de la pensée.- En un mot le seul écrivain durable est
celui qui aura su faire se comporter cette rhétorique comme si elle était déjà de la
pensée, et non le geste de la pensée. 1
Artaud semble instaurer ici une « Poétique » de l' impossible, car il souhaite
par l'art, et surtout par l'écriture (il parle bien de l'écrivain durable), établir entre la
parole et la pensée un lien nouveau, qui échapperait à la conception ordinaire de
l'expression. Plus précisément, il vise à ce que la pensée cristallisée s'identifie à la
pensée qui précède le geste de cristallisation2. Ce qui, plus tard, constituera pour
Maurice Merleau-Ponty une nouvelle perception du rapport parole-pensée, au-delà des
liens purement extérieurs, était déjà l'objectif poétique du premier Artaud :
1 Paru dans la revue Bilboquet n° 2 en 1923. Les textes de la revue étaient tous écrits par Artaud sous
pseudonyme. Ici, nous citons depuis Œuvres, 45. Nous soulignons.
2 Le thème de la cristallisation de la pensée accompagne depuis très longtemps la réflexion sur la
littérature. On cite un extrait caractéristique de l'ouvrage devenu classique de Erst Robert Curtius :
« … L'esprit a pris vie à partir de la forme. Les formes littéraires sont des moules qui permettent aux
idées de se manifester et de devenir saisissables. […] Un cristal se compose d'un réseau géométrique
d'électrons et de noyaux atomiques. […] Les formes littéraires jouent ce rôle de réseaux. De même
façon que la lumière diffuse se concentre dans une lentille, de même que les cristaux s'orientent
suivant un réseau, la substance poétique se cristallise dans un moule ». Ernst Robert Curtius, La
littérature européenne et le moyen-âge latin. Tome II, PUF, 1956, p. 141.
10
ou son corps.1
… je propose malgré tout ces poèmes à l'existence. Ces tournures, ces expressions
mal venues […] elles proviennent de l'incertitude profonde de ma pensée. Bien
heureux quand cette incertitude n'est pas remplacée par l'inexistence absolue dont
je souffre quelquefois.
… Je voudrais que vous compreniez bien qu' [il s'agit] […] d'une absence
totale, d'une véritable déperdition. […]
11
Il m'emporte beaucoup que les quelques manifestations d'existence spirituelle
que j'ai pu donner à moi-même ne soient pas considérées comme inexistantes … 1
Sont-ils [mes poèmes] tellement impubliables dans leur totalité ? D'ailleurs peu
importe, j'aime mieux me montrer tel que je suis dans mon inexistence et dans mon
déracinement.5
1 « Correspondance avec Jacques Rivière », Œuvres, p. 70. Lettre d'Artaud à Rivière de 5 juin 1923.
Nous soulignons.
2 Les livres qu'Artaud fait paraître à partir des années vingt se composent d'une variété des textes
divers, tels que lettres, fragments, poèmes, textes théoriques, prose. L'impression est créée que
l'ensemble reste à jamais inachevé et ouvert aux nouveaux ajouts, qui pourraient procurer des
nouveaux « documents » sur le même « drame mental ». Voir plus bas.
3 Voir sur ce point le Préambule d'Artaud pour une édition de ses Œuvres Complètes , écrite en 1946.
Œuvres, p. 19-22.
4 Artaud lui-même exclut ces textes de l'édition de ses Œuvres Complètes.
5 Lettre d'Artaud à Rivière de 25 mai 1924. Œuvres, p. 80. Nous soulignons.
12
Là où d'autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer
mon esprit1
Lorsqu'il était encore en train d'échanger des lettres avec Rivière, Artaud
commence à écrire ce qu'il nomme ses « poèmes mentaux ». Le commencement est
fait avec la première version (avril 1924) du Paul les Oiseaux : « Je touche à la ligne
impalpable. POÈME MENTAL ».2
Il ne faut donc pas chercher ailleurs. Les textes qu'Artaud publie présentent
son propre drame mental. Ils sont les témoins de la souffrance de son esprit. Artaud
s'exclame : « Tu as stabilisé le mensonge, menteur, dans l'éternité du temps tu as
délimité le mensonge! ». Déjà se formule ici le thème du « drame de théâtre qui se
passe uniquement dans l'esprit »4 : il s'agit de l'inexorable lutte entre la stabilisation et
la fugacité, le mouvement et l'immobilité.
L'Ombilic des Limbes et Le Pèse-Nerfs, œuvres-témoins, en fixant l'état
d'esprit de leur auteur sur leurs pages, disent-elles la vérité ? Les livres ne réussissent
pas à stabiliser l'expérience vécue de l'écrivain, sans la falsifier. Ils mentent quant à
son drame, mais portent quand-même une vérité sur le « cadavre » de son esprit mort :
la vérité de l'« inexprimable ». Revenant deux décennies plus tard à ces premiers
ouvrages, Artaud allait s'exprimer ainsi :
13
m'apparaissent stupéfiants, non de réussite par rapport à moi mais par rapport à
l'inexprimable. C'est ainsi que les œuvres prennent de la bouteille et que mentant
toutes par rapport à l'écrivain, elles constituent par elles-mêmes une vérité
1
bizarre…
Cette sorte de pas en arrière que fait l'esprit en deçà de la conscience qui le fixe,
pour aller chercher l'émotion de la vie. […] … cette émotion qui rend à l'esprit le
14
son bouleversant de la matière... 1
La question qui donc se pose constamment -et surtout, avec insistance, dans
la correspondance avec Rivière- est la suivante : faudrait-il arrêter le déplacement
perpétuel de la pensée, afin de la fixer « sur des emplacements bien localisés »2 ?
Selon Jacques Rivière, si l'on vise à écrire des choses publiables, oui! : « l'esprit est
fragile en ceci qu'il a besoin d'obstacles, -d'obstacles adventices ».3 L'existence
littéraire présuppose l'obstacle, l'arrêt. Un peu plus bas, Rivière fait lui-même usage de
l'image de la congélation/cristallisation, lorsqu'il décrit la pensée « dans l'instant de
son émanation pure, dans ce moment où son fluide s'échappe directement du
cerveau... »4. Le moment de son émanation, la pensée est censée être fluide, voire pas
encore cristallisée/congelée. Mais si Rivière utilise la métaphore de la « fluidité »,
c'est pour insister sur la nécessité de l'arrêt de l'écoulement incontrôlable du penser :
Toute « pensée » réussie, tout langage qui saisit, les mots auxquels ensuite on
reconnaît l'écrivain, sont toujours le résultat d'un compromis entre un courant
d'intelligence qui sort de lui et une ignorance qui lui advient, une surprise, un
empêchement. [...] Mais où l'objet, où l'obstacle manquent tout à fait, l'esprit
continue, inflexible et débile ; et tout se désagrège dans une immense contingence.5
Il ne faudrait pas oublier que c'est un homme d'édition qui parle ci-dessus :
pour lui, l'écrit doit aboutir à la chose publiable. Quand il dit « objet », nous entendons
« objet culturel », nous entendons « livre ».
Le problème donc le plus crucial qui se pose dans la correspondance avec
Rivière serait celui de savoir comment Artaud, qui insiste à dénier tout arrêt de la
mobilité de la pensée, pourrait s'inscrire dans l'espace littéraire, à savoir dans le
domaine du transmissible.
Comme Blanchot l'a remarqué :
15
Plus qu'à l'œuvre elle-même, c'est assurément à l'expérience de l'œuvre, au
mouvement qui conduit jusqu'à elle, que Jacques Rivière s'intéresse... 1
… le mouvement d'où vient l'œuvre est ce en vue de quoi l'œuvre est parfois
réalisée, parfois sacrifiée. 3
Sous la grammaire il y la pensée qui est un opprobre plus fort à fort à vaincre, une
vierge beaucoup plus revêche, beaucoup plus rêche à outrepasser quand on la
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prend pour un fait inné.1
1 Œuvres, p.21.
2 On ne peut pas ne pas penser, sur ce point, à Zénon d’Élée et son fameux paradoxe sur l'immobilité.
3 « Le Pèse-Nerfs », Œuvres, 159. Nous soulignons.
17
la pensée ».1 Ce qui est suggéré ici par Legrand est que le premier « sens » des mots
(le mot « sens » on peut l'entendre ici dans son deuxième sens [!] qui est :
« direction »), était d'être à l'origine de la pensée, l'engendrer et ne pas en engendrer,
voire ne pas être le décalque des concepts logiques. Ainsi, il s'agirait -dans le sens de
Deleuze et Guattari- non pas d'un « calque », mais d'une « carte »2 procurant à qui la
consulte le chemin vers la « conquête des terres vierges de la pensée ». Même si la
cristallisation de la pensée créative en segments conceptuels et en formes esthétiques
est -comme nous allons voir ci-dessous- inéluctable, il faut considérer qu'un geste en
sens inverse, qui dé-cristallise les formes, dé-pétrifie l'écrit et ouvre la voie vers une
pensée avant la « mise en monuments » de l'âme, reste possible.
Il faudra quand-même que nous revenions à l'extrait du Pèse-Nerfs que nous
avons cité ci-dessus. Cet extrait est très intéressant, non seulement parce qu'il étend le
thème de la fixation au fonctionnement même de la pensée selon la segmentation d'un
espace architecturé en des dimensions pré-définies, mais surtout parce qu'il y
reconnaît la bonne condition pour créer. La froideur glaciale qui fige et
monumentalise prend la place du présupposé fondamental du créer.
Même si Artaud dénie de reconnaître tout plan imposé à son esprit (« Je ne
reconnais pas dans l'esprit de plan »3, proclame-t-il dans les premières pages de
L'Ombilic des limbes), il se retrouve devant le plan qui est le propre de tout art. Selon
Deleuze et Guattari, « ce qui définit […] l'art […] c'est toujours affronter le chaos,
tracer un plan, tirer un plan sur le chaos […] L'art veut créer du fini qui redonne
l'infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou
sensation composées, sous l'action de figures esthétiques ».4 L'émotion entraîne
l'éclosion d'une forme5, dira Artaud. Voici comment, dans L'Ombilic des limbes, il
dépeint le moment fatal où le « tracé » du chaos se fait. Le chaos, dans ce cas, ne
serait pas autre que la pensée indéfinie / infinie :
Oui, l'espace rendait son plein coton mental où nulle pensée encore n'était nette et
18
ne restituait sa décharge d'objets. Mais, peu à peu, la masse tourna comme une
nausée limoneuse et puissante, une espèce d'immense influx de sang végétal et
tonnant. […] Et quelque chose du bec d'une colombe réelle troua la masse confuse
des états, toute la pensée profonde à ce moment se stratifiait, se résolvait, devenait
transparente et réduite.1
Je parle de la vie physique, de la vie substantielle de la pensée (et c'est ici d'ailleurs
que je rejoins mon sujet), je parle de ce minimum de vie pensante à l'état brut,
-non arrivée jusqu'à la parole, mais capable au besoin d'y arriver, -et sans lequel
l'âme ne peut plus vivre, et la vie est comme si elle n'était plus. 4
Cette matière brute pensante se force donc pour « arriver jusqu'à la parole ».
La parole ne serait qu'un état postérieur, un lieu éloigné de la « vie substantielle de la
pensée », car le verbe « arriver » suggère une distance à parcourir. En plus, la parole
s'ensuit non pas par nécessité (quelque chose « sans lequel l'âme ne peut plus vivre »,
comme c'est le cas pour la vie pensante), mais par besoin éventuel (« capable au
besoin d'y arriver »).
Accomplir le geste se précipitant de la pensée à l'état brut vers la parole
articulée, vers les mots formulés en blocs esthétiques, serait-ce la seule tâche de
19
l'écrivain-penseur ? Car, il faut bien reconnaître l'évidence, c'est-à-dire que le penseur
existe par le fait qu'il écrit, à savoir, par le fait que la pensée informe a pris une
certaine forme et est arrivée jusqu'à la parole. La trace du geste de l'artiste -tel
qu'Artaud nous semble l'entendre- est donc doublement présente à l'écrit, dans deux
mouvements -ou plutôt un seul de double sens : L'un qui va de la matière brute de la
vie pensante vers la parole et l'autre -geste de retour- qui va de la parole formulée à la
quête de l'état qui l'a précédée et engendrée. Dans les termes de Pierre Bruno, on dirait
que le travail de l'écrivain devient alors un travail de « rebroussement de la genèse du
mot », une « rétrogenèse »1, ou ce que Jacques Derrida appellerait « une génération à
l'envers »2.
Ce geste se précipitant à contre-sens exige un grand effort, source de
lassitude désespérante. Le texte qui surgit de ce processus tient la place de porteur de
témoignages de ces gestes de désespéré, de cette fatigue engendrée par l'effort obstiné
de remise en mouvement : « Les mouvements à recomposer, une espèce de fatigue de
mort ... ».3 Car il existe bien un mouvement à recomposer : par un geste qui re-
mobilise l'écrit, on retourne vers un état où le mouvement ne connaît pas (encore) de
formalisation. Ceci est le mouvement qui précède la naissance dont il est le motif.
La recomposition de l'instant de genèse serait par contre dépourvu de toute
finalité. Aller à rebours signifierait transformer le mouvement de formation qui va de
la pensée aux mots, du corps pré-natal au corps né, à un mouvement de désœuvrement
qui défie tout arrêt de mobilité :
Mais que l'on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques,
actives du langage, que l'on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur
ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse
sous son côté physique et affectif, c'est-à-dire que les mots […] soient perçus
comme des mouvements […] et voici que le langage de la littérature se
recompose, devient vivant.4
20
« au tréfonds », basée sur une topologie, qui se caractérise par ses fréquentes
références au SOUS et au-PRÉ-. Il s'agit d'une topologie qui met en question la
logique par un renversement de celui qui précède et de celui qui suit, du dessous et du
dessus. Sens dessus dessous à l'infini. Tous les chemins sont toujours et encore à
parcourir dans tous les sens.
Je voudrais faire un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte
ouverte et qui les mène où ils n'auraient jamais consenti à aller, une porte
simplement abouchée avec la réalité.3
21
Cette porte reste béante comme un gouffre des possibilités, même si on ne
consentira jamais à franchir son seuil, car on appréhende se trouver « de l'autre côté
de tous les verres mentaux ». Le livre d'Artaud devient, non pas un site monumental
fixe, mais un lieu de passage1 de forces de rattachement à la vie.
C'est justement en faisant de sa page un lieu d'ouverture et de passage
qu'Artaud réalise la (dé)négation de l'arrêt imposé par le caractère immobile, voire
immuable, des formes écrites. On ne pourrait pas ne pas citer, à ce point Henri
Bergson :
Mais le passage, qui est un mouvement, n'a rien de commun avec un arrêt, qui est
immobilité. Un mouvement ne saurait se poser sur une immobilité, car il
coïnciderait alors avec elle, ce qui serait contradictoire. 2
Paolo Uccello est en train de se débattre au milieu d'un vaste tissu mental où il a
perdu toutes les routes de son âme et jusqu'à la forme et à la suspension de sa
réalité.
Quitte ta langue, Paolo Uccello, quitte ta langue, ma langue, ma langue, merde,
qui est-ce qui parle, où es-tu? Outre, outre, Esprit, Esprit, feu, langues de feu, feu,
feu, mange ta langue, vieux, mange sa langue, mange etc. J'arrache ma langue.
1 « Peut-être est-ce le propre de l'art, passer par le fini pour retrouver l'infini » : Deleuze et Guattari,
op. cit. Nous soulignons.
2 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1969 (79ème éd.), p. 111.
3 « Paul les Oiseaux » (version de 1924), Œuvres, p.85. Nous soulignons.
22
OUI.1
23
dessous de l'épaisseur de son matériau ou la remettre en mouvement pour révéler la
parole d'avant les mots. Artaud écrira dès lors dans et par la destruction ; la
destruction élimine l'immobile et ne conserve qu'elle-même dans une immobilité
autre.1 Ce qui se conserve, qui se « marbre » chez Artaud sera donc l'écriture en
destruction. Toute en reconnaissant le caractère immuable de l'écrit, Artaud donne à
penser la possibilité d'une écriture du fugitif et de l'irrépétable.
Ces notes […] sont un des premiers modèles, un des premiers aspectes de ce que
j'entends par la Confusion de ma langue. […]
Ici la pensée fait défaut, ici l'esprit fait apercevoir ses membres. […] Quel
esprit bien placé ne découvrira un redressement perpétuel de la langue, et la
tension après le manque, la connaissance du détour, l'acceptation du mal-formulé.
Ces notes qui méprisent la langue, qui crachent sur la pensée.
Et toutefois entre les failles d'une pensée humainement mal construite,
inégalement cristallisée, brille une volonté de sens. La volonté de mettre au jour
les détours d'une chose mal faite, une volonté de croyance.2
1 Cf Derrida, Artaud le Moma, op. cit. p. 33 : « la destruction se garde mais elle se garde aussi de la
destruction pure et simple [… ] l'œuvre, l'œuvre d'art a déjà trouvé le support et le lieu d'accueil
virtuel pour sauver la mémoire de son autodestruction ».
2 Œuvres, p.142. Nous soulignons.
3 Lettre à Peter Watson. Œuvres, p. 1097.
24
profession de sa « fidélité à l'échec ».1 Évelyne Grossman nomme la fidélité à l'échec
« fidélité à cette force qui s'exerce dans l'avènement d'un mouvement qui la défait.
Échouer est un processus sans fin […] ».2
1 La formule « fidélité à l'échec » appartient à Samuel Beckett, qui (à propos de la peinture de Bram
Van Velde) avait dit les suivants : « … être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer
[que] l’échec constitue son univers [...] Je n'ignore pas qu'il ne nous manque plus maintenant, pour
amener cette horrible affaire à une conclusion acceptable, que de faire de cette soumission, de cette
acceptation, de cette fidélité à l’échec, une nouvelle occasion, un nouveau terme de rapport, et de
cet acte impossible et nécessaire un acte expressif, ne serait-ce que de soi-même, de son
impossibilité, de sa nécessité ». (Samuel Beckett, Trois dialogues, Les Éditions de Minuit, 1998, p.
29-30.
2 Évelyne Grossman, op. cit., p. 78. Bien que Grossman se réfère ici à Beckett, nous trouvons que ses
propos pourraient également concerner Artaud.
25
B.
Années trente. Le Théâtre et le Mexique. Une lutte corps à corps avec
la Culture de l'écrit.
...enfin ces mots, leur tracé, sont aussi votre façon de passer, de
cheminer […] Ainsi sont-ils à la fois portes, clefs et serrures.
-Nous n'en sortirons pas !
-En effet. L'idée, l'espoir d'en sortir ne serait-elle pas, par elle-
même, une idée folle ? Tout n'est jamais que ré-inscription, mais
ceci comporte une notion active (ce en quoi consiste la vie).
Francis Ponge
26
« Briser le langage pour toucher la vie »
La période créatrice entre 1931 et 1938 est très prolifique pour Artaud. En
1935, il termine la rédaction de ses textes les plus lus, recueillis sous le titre Le
Théâtre et son Double, ensuite il réalise son voyage au Mexique, il écrit des textes
inspirés par son expérience mexicaine, et en 1937, il part en Irlande, d'où il n'allait pas
retourner en France en homme libre. Quand Le Théâtre et son double paraît enfin chez
Gallimard en 1938, Artaud est déjà interné dans un asile psychiatrique aux Quatre-
Mares.
Si nous abordons, dans un seul chapitre, Le Théâtre et son double et les
messages révolutionnaires, ce n'est pas seulement par rapport au temps de leur
rédaction. Ce qui rapproche les essais théâtraux aux textes dits mexicains, c'est la
condamnation de la tradition culturelle occidentale et une critique aiguë de l'autorité
de l'écrit : thèmes principaux que tous deux ont en commun.
Souvent, on se réfère à Artaud exclusivement comme « homme de théâtre ».
Pourtant, il ne faut jamais perdre de vue que les textes pour lesquels il a acquis ce titre
posent une problématique sur le langage au moins autant que sur les pratiques
théâtrales (en même temps que les allusions à la peinture deviennent de plus en plus
fréquentes). Cela dit, il pourrait être prétendu que sans une conception si radicale du
langage, le surgissement de la réflexion artaudienne sur le théâtre ne serait pas
concevable.
… tous les mouvements doivent être considérés comme des gestes, comme une
27
sorte de langage grâce auquel les forces se comprennent […] L'essentiel est : la
constitution de formes qui représentent un grand nombre de mouvements,
l'invention de signes pour des catégories entières de signes.
-tous les mouvements sont signes d'un événement intérieur ; et tout événement
intérieur s'exprime par ce genre de modification des formes. La pensée n'est pas
encore l'événement intérieur lui-même, mais reste un simple langage de signes
pour les compromis de puissance entre les affections. 1
En parcourant la citation ci-dessus, on constate très vite qu'il y est faite une
approche des mêmes notions autour desquelles s'est développée la réflexion
artaudienne dans les textes des années trente : Ayant fait l'épreuve de l'« impouvoir »
d'éviter la représentation dans le langage déjà formé et après avoir constaté que le
signe écrit ne peut reconstituer le pensée qu'en la réduisant en formes mortes, Artaud
vise maintenant à délivrer la pensée du signe et invite à un nouveau langage qui fait
acte. À travers ses expérimentations théâtrales, il propose la dé-constitution des
formes représentatives par la force du geste ; le geste incarne2 la « puissance entre les
affections », en dehors des « compromis » de la signification langagière.
Dans le même carnet de notes de Nietzsche, un peu plus haut que le passage
précité, on repère la phrase : « Les pensées sont des actions » 1[16] 3. Plus qu'une
parenté, il y a ici un accord parfait avec Artaud. Dans la Préface du Théâtre et son
Double, on trouve une autre version de la formule nietzschéenne : « identifier nos
actes à nos pensées ». Placée dans une des premières pages de cet ouvrage capital
d'Artaud, la phrase acquiert un caractère déclaratif. Ne pas représenter la pensée, mais
l'actualiser dans l'« espace vrai », c'est un thème qui reviendra constamment tout au
long des années trente dans les textes artaudiens.
Lorsqu'il était à bord pour le Mexique, au début de l'année 1936, Artaud
envoie une courte lettre à Jean Paulhan, où il lui révèle le titre de son recueil d'essais
1 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, Automne 1885-automne 1887, Tome XII, édition établie
par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Gallimard, 1977, p. 26.
2 Incarner, dont le premier sens est « revêtir de chair » n'est pas dans ce contexte une métaphore
neutre. Voici comment Chair, pensée et force se lient dans ce passage écrit bien avant les textes qui
vont nous préoccuper dans ce chapitre : « Ces forces informulées qui m'assiègent, […] qu'elles
s'installent à la place de la haute pensée, ces forces qui du dehors ont la forme d'un cri. Il y a des cris
intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C'est cela, moi, que j'appelle la
Chair ». Œuvres, p. 146. Pour une analyse détaillée de ce qui est la Chair chez Artaud, voir Évelyne
Grossman, Artaud /Joyce, le corps et le texte, op. cit., passim.
3 Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 24.
28
théâtraux à paraître et lui expose les objectifs de cet ouvrage : reconstituer sur la scène
« l'union de la pensée, du geste et de l'acte »1. Dans cette formule, un troisième terme,
le geste, s'introduit au milieu (comme un intermédiaire?) entre pensée et acte. Le
geste serait-il comme le trait d'union de l'acte-pensée2 ? Actes et pensées
originairement non-séparés, selon la proclamation d'Artaud (ou de Nietzsche) …
Le langage s'entend donc ici dans sa fonction performative, en tant que geste
actualisant la pensée. Dans sa deuxième « Lettre sur le langage », qui fait partie du
Théâtre est son double, Artaud écrit à Jean Paulhan :
Plus qu'un simple choix artistique, qui ferait prévaloir les arts performatifs
contre la littérature, le langage vu comme geste évoque le refus de reconnaître la
séparation corps / esprit, acte / pensée. Ceci fut d'ailleurs le point de départ
fondamental de la théorie des actes de langage instaurée par John Austin, et élucidée
ainsi par Shoshana Felman :
1 Lettre à Jean Paulhan de 25 janvier 1936 : « Je crois que j'ai trouvé pour mon livre le titre qui
convient. Ce sera :
LE THÉÂTRE ET SON DOUBLE
car si le théâtre double la vie, la vie double le vrai théâtre … […] Et par ce double j'entends le grand
agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration, en attendant qu'il devienne la
transfiguration.
C'est sur la scène que se reconstitue l'union de l a pensée, du geste, de l'acte. … ». Œuvres, p.
662.
2 Cf sur ce point : « Heidegger rappelle que le travail de la pensée est un travail de la main, une
Handlung, une « action » avant toute opposition entre pratique et théorie ». (Jacques Derrida,
Papier Machine, Galilée, 2001, p. 153).
3 Œuvres, p. 572.
29
problématique du corps parlant, fait éclater dès lors la dichotomie métaphysique
entre la portée du « mental » et la portée du « physique », l'opposition entre le
corps et l'esprit, entre la matière et le langage. 1
30
sort de sa matière propre.
… il [le théâtre] exige l'expression dans l'espace […] De tout ceci ressort qu'on
ne rendra pas au théâtre ses pouvoirs spécifiques d'action, avant de lui rendre son
langage.1
L'espace vrai est donc créé par le geste, en même temps que dans cet espace
créé par lui-même le geste s'inscrit. Ce processus double ne permet pas l'imitation et
la pétrification du « mouvement matériel et corporel »2 qui est la vie. La question
donc se pose de comment la vie dans sa plasticité matérielle peut acquérir un vrai
corps.
En quête de l'unité pensée-acte, Artaud propose de refaire le trajet qui a
abouti à la création langage3 vers une parole d'avant les mots4.
1 Œuvres, p. 558.
2 « La vie est un mouvement matériel et corporel ». La phrase, que nous avons aussi utiliser en
exergue pour ce chapitre, appartient à Montaigne et ici citée depuis l'ouvrage de Jean Starobinski,
Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982, p. 429.
3 Œuvres, p. 572.
4 Œuvres, p. 540.
5 Nous pensons surtout aux recherches d'André Leroi-Gourhan.
6 Jacques Derrida, De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 126. Nous soulignons.
31
Pour Leroi-Gourhan, comme pour Derrida, se jeter à la recherche d'une faille
dans le langage, à savoir une faille donnant au lien préexistant entre des termes depuis
longtemps séparés : geste et parole, corps et langage, outil et pensée, c'est surtout et
avant tout se poser une question d'écriture.
Artaud semble voir dans l'empreinte de la trace écrite un double processus
mortifiant, d'un côté, dans l'ordre culturel-historique, d'un autre côté, dans l'ordre
anthropologique :
Dans l'ordre culturel-historique, le pas décisif vers la monumentalisation de la Culture
par accumulation des archives écrites :
...que les œuvres d'art valent dans leur forme et par leur forme et les livres par leur
contenu écrit. Il y a une idée de capitalisation des formes comme il y a une forme
capitaliste de la vie. Vous pensez comme moi que la culture ne se trouve pas dans
les livres mais que c'est une manière d'être dans la vie. 1
On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite. La poésie
écrite vaut une fois et ensuite qu'on la détruise. […] Et comme l'efficacité des
masques, qui servent aux opérations de magie de certaines peuplades, s'épuise -et
ces masques ne sont plus bons qu'à rejeter dans les musées-, de mêmes s'épuise
l'efficacité poétique d'un texte, et l'efficacité et la poésie du théâtre est celle qui
s'épuise le moins vite, puisqu'elle admet l'action de ce qui se gesticule et se
prononce, et qui ne se produit jamais deux fois.2
1 Œuvres, p. 736.
2 Œuvres, p. 551. Nous soulignons.
32
praxis qui la génère ».1 L'art, auquel Artaud des années trente visait, serait, au
contraire, un art qui n'aboutit pas à des produits décalés par rapport au processus
même de la production artistique. Ainsi, dans la préface au Théâtre et son double, il
annonce une « culture sans espace ni temps ». Un art-geste qui est dans la praxis qui la
génère, en fait son espace non pas toujours-déjà-donné, mais à jamais-en train-de se
former. « Le théâtre c'est en réalité la genèse de la création »2 écrira Artaud en 1948.
La situation artistique que la phrase « genèse de la création » suppose ne devrait pas se
comprendre ici dans une relation d'antériorité du « faire naître », voire du créer, par
rapport à son supposé terme, le « déjà né », le créé. Au théâtre la genèse est la
création. Création à l'infini de l' inné.
À l'opposé, c'est en tant que terme qu'Artaud récuse le mot, qui « n'est en
somme qu'un aboutissement ».3 Le mot est le né, c'est-à-dire celui qui a « pris forme »,
qui est « enfin à bout », « arrivé au point où il faut que les choses crèvent pour
repartir, recommencer ».4 Un long processus de «genèse » précède le signe langagier
fixe et arbitraire. Afin de dé-faire le signe, il faut re-faire le chemin de sa création par
la voie qui traverse la matérialité latente aux mots écrits : du geste à la trace, de la
trace à la ligne, de la ligne au signe écrit, Artaud invite à refaire poétiquement le trajet,
un trajet qui n'est pas du tout linéaire.
L'impression est créée, dans les paragraphes qui précèdent, qu'Artaud
identifie (mais ne confond pas, comme nous allons soutenir) l'acte de défaire le
langage avec celui de défaire l'écriture. Le trajet à re-faire, voire à faire à rebrousse-
poil, est donc plutôt un trajet ayant comme point de départ, non pas le langage en
général, mais le signe écrit. Si Artaud est disposé à substituer l'écriture au langage,
c'est surtout parce qu'il a perçu que :
Si « écriture » signifie inscription et d'abord institution durable d'un signe (et c'est
le seul noyau irréductible d'écriture), l'écriture en général couvre tout le champ des
signes linguistiques. […] L'idée même d'institution -donc d'arbitraire du signe- est
impensable avant la possibilité de l'écriture et hors de son horizon. 5
1 Robert Lafont (sous la direction de), Anthropologie de l'écriture, Éditions du Centre Georges
Pompidou, 1984, p. 31-32. Nous sulignons.
2 Lettre à Paule Thévenin de 24 février 1948, Œuvres, p. 1676.
3 Œuvres, p. 577.
4 Voir Œuvres, p. 549. Nous soulignons.
5 Jacques Derrida, De la Grammatologie, op. cit., p. 65.
33
Cela dit, le geste créateur qui traverse à rebours le langage ne peut pas être
autre que celui qui dé-fait l'écrit. Citons, sur ce point, un autre écrivain, qui a fait du
trajet en sens inverse dans l'écriture un de ses thèmes les plus fréquents, et que, lui, il
nomme sentier de la création. Dans La Fabrique du Pré, Francis Ponge écrit :
1 Francis Ponge, La Fabrique du Pré, in Œuvres Complètes, tome II, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 2002, p. 516.
2 Voir Œuvres, p. 558.
3 Cf sur ce point l'image « cruelle » décrite déjà en 1925, dans le « Manifeste en langage clair » :
« ...c'est un couteau à mi-chemin dans les rêves, et que je maintiens au-dedans de moi-même, que je
ne laisse pas venir à la frontière des sens clairs ». Œuvres, p. 149. Nous soulignons.
4 Œuvres, p. 572. Nous soulignons.
5 Jean- Michel Rey décrit ainsi « le motif essentiel par lequel s'inaugurait le Théâtre de la cruauté » :
« s'il a lieu, c'est uniquement en tant que procès d'actualisation renouvelée... ». Jean-Michel Rey, La
34
« répétition », car « le théâtre est le seul endroit au monde où un geste fait ne se
recommence pas deux fois »1. Le thème revient dans les Messages Révolutionnaires,
où il est question d'une « étrange vertu alchimique de transmuter la réalité, de nous
faire tomber à pic jusqu'au point où tout s'abandonne pour être sûr de recommencer »2.
Pour dé-faire l'autorité du signe, il faudra que le geste ait un rôle opératoire : re-
actualiser « toutes les opérations par lesquelles le mot a passé ».3 Ré-actualisation du
geste, ré-ouverture dans le sens d'« une immense liquidation »4 des « mots gelés ». La
Cruauté de cette démarche réside en ce geste de débâcle du langage désirant sortir de
ses gonds et de ses carcans.
35
artistiques.
Une seule lettre distingue force de forme. La force, serait-elle le double de la
forme, et dans quel sens ? Serait l'une l'ennemi de l'autre ? La force, entendue en tant
que l'ennemi de la forme, voire en tant que force de destruction et de
recommencement de la création, ne représente pas, mais réalise l'acte créateur par la
mise en mouvement de la matière « informe » originelle.
Toujours dans « Force et signification », dont il fut question ci-dessus,
Derrida, parmi d'autres tentatives de saisir la force sans la nommer, la présente en tant
que « ce qui résiste à la métaphore géométrique »1. La Géométrie n'est pas seulement
une structure supposée inhérente à l'œuvre et que la critique postérieurement lui
attribuerait en tant que son origine retrouvée, elle est aussi la ligne omniprésente
imaginaire qui, passant par le signe, lie la pensée à la parole, les actes à leurs
représentations, l'informe à l'articulé. Au lieu de chercher un fil à suivre entre deux
pôles pré-constitués, dont l'un serait à l'origine de l'autre, il nous est proposé de nier
« le moment terrible » de la Géométrie, de la « Grille »2 : pas de lignes préalablement
tracées une fois pour toutes, mais des déplacements successifs de tout lien interne au
signe. Le mouvement du refaire le trajet n'est pas un aller-retour entre deux points
(une origine et un telos), mais la tension, l'intensité, qui se produit par le
« déplacement des lignes » : « … aimer la force et le mouvement qui déplace les
lignes, l'aimer comme mouvement, comme désir en lui-même... ».3
Certes, la force n'est pas un fait simplement extérieur à la forme. On ne
saurait rendre la force saisissable en établissant un rapport stable d'extériorité ou
d'intériorité avec la forme.4 Autrement dit, on ne saurait dire si, chez Artaud, la force
est à l'origine de la forme, si elle est incorporée en elle, ou si elle en émane. Nous
suggérons plutôt qu'elle est en même temps force de création précipitant vers les
1 Ibid, p. 35.
2 Cf la phrase-clotûre du Pèse-Nerfs : « La Grille est un moment terrible pour la sensibilité, la
matière ». Œuvres, p. 169.
3 Jacques Derrida, op. cit., p. 47.
4 Notons sur ce point la précaution de Derrida -d'une importance majeure pour éviter les
solipsismes : « Nous n'opposons pas ici, par un simple mouvement de balancier, d'équilibration ou
de renversement, la durée à l'espace, la qualité à la quantité, la force à la forme, la profondeur du
sens ou de la valeur à la surface des figures. Bien au contraire. Contre cette simple alternative,
contre le simple choix de l'un des termes ou de l'une des séries, nous pensons qu'il faut chercher de
nouveaux concepts et de nouveaux modèles, une économie échappant à ce système d'oppositions
métaphysiques. Cette économie ne serait pas une énergétique de la force pure et informe ». Ibid, p.
34.
36
formes, force latente aux formes, et force/affect sortant de la forme :
…les forces qui dorment en toute forme, et qui ne peuvent sortir d'une
contemplation des formes en elles-mêmes, mais qui sortent d'une identification
magique avec ces formes.1
Le Double. 2.2.2
En abordant la question des forces, nous sommes au sein de la même
problématique qui -comme nous allons essayer de le montrer- fera surgir chez Artaud
la notion du Double des formes créées. Dans le passage ci-dessous, cité depuis « Force
et signification », nous repérons une thèse concernant la force et le langage, et qui
-nous estimons- aide à comprendre ce qui est chez Artaud le Double.
Dire la force comme origine de phénomène, c'est sans doute ne rien dire. […] Mais
en disant cela, il faut viser une certaine impuissance du langage à sortir de soi pour
dire son origine, et non la pensée de la force. La force est l'autre du langage sans
lequel celui-ci ne serait pas ce qu'il est. 2
L'acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait de gestes 3, bouge,
et certes brutalise les formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il
rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.4
37
détruire, sortant d'elle même en tant que force, et qui contient et maintient la
possibilité tant de l'existence des formes que de leur destruction. La force en tant
qu'origine et antipode de la forme est la forme même rendue possible, ainsi que la
possibilité de sa destruction.1 Ce paradoxe demeure inhérent à la forme, n'aboutissant
ni au repos formel ni à la démolition de l'articulé2.
Très souvent Artaud utilise la métaphore du « repos » concernant le rapport
des formes avec les forces. Les exemples sont nombreux ; nous avons déjà cité ce
passage où les forces sont censées « dormir en toute forme », « sortant d'une
identification magique avec ces formes »3. Plus tard, dans « Le Théâtre et la peste »,
Artaud exposera son intention de faire « bousculer le repos »4 en écrivant ceci :
La peste prend les images qui dorment, un désordre latent et les pousse tout à
coup jusqu'aux gestes les plus extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend des gestes et
les pousse à bout : comme la peste il refait la chaîne entre ce qui est et ce qui n'est
pas, entre la virtualité du possible et ce qui existe dans la nature matérialisée. […]
tous les conflits qui dorment en nous, il nous les restitue avec leurs forces des
noms...5
« Refaire la chaîne entre ce qui est et ce qui n'est pas ». Cette phrase,
renvoyant évidemment à cette idée d'un trajet à refaire qui nous a préoccupé ci-
dessus, est celle qui va le plus nous intéresser ici. L'idée de ce qui n'est plus, de ce
possible s'opposant à ce qui est déjà, est constante chez Artaud, depuis les premiers
jusqu'à ses derniers textes. Il nous semble crucial d'explorer sur ce point sa
prépondérance dans le contexte présent. On repère une telle formule déjà dans Paul
les Oiseaux : « ...peindre l'évanouissement de la forme, non pas la ligne qui enferme
toutes les autres mais celle même qui commence à n'être plus »6. Commencer à n'être
plus c'est être à la frontière entre l'existence et l'inexistence, à cette limite où l'informe
devient possible, c'est-à-dire pensable. Le langage a toujours déjà commencé à partir.
1 Ceci dit, on devrait pas se dépêcher, à chaque fois que le mot forme apparaît, de le substituer à
l'écrit, et inversement substituer la force au geste. Comme il peut y avoir un théâtre des mouvements
gelés, une écriture « dégelée », voire en train de se « dé-former », est pensable.
2 Apparemment ce même principe deviendra plus tard celui du Corps sans Organes.
3 Œuvres, p. 508. Voir aussi ci-dessus.
4 Œuvres, p. 518.
5 Ibid. Nous soulignons.
6 « Paul les Oiseaux », version de 1924, Œuvres, p.86. Nous soulignons.
38
Plus tard, dans Dix ans que le langage est parti, Artaud se trouvant toujours
à la limite entre l'affirmation et la dénégation de son rôle d'écrivain, il se pose, par
écrit, la question paradoxale « est-ce que j'écris ? » et adresse l'invitation suivante :
Quelle serait la différence entre la lettre écrite et son double, la lettre ? Pour
que le langage « sorte de ses gonds », il va falloir qu'il se tourne contre lui-même. Et
il est clair que la lettre ne pourrait saper les fondements du langage qu'en sortant du
langage, qu'en se comportant d'une nouvelle manière, ne correspondant plus aux
codes de la tradition littéraire de l'écrit. Jacques Derrida, dans « Forcener le
subjectile », appelle cette lettre autre « une lettre émancipée […] qui dans les mots,
même dans le langage verbal, n'obéit pas à la loi conventionnelle du sens de la
référence, de la représentation. La lettre assujettie à cette loi, Artaud l'appelle la
« lettre écrite » ; il l'oppose à la « lettre » tout court ».2 Cette lettre quitte la lettre
écrite, sa force (dynamis) sort de l'écrit et porte la potentialité (dynetikotès) de la
destruction.
39
fantôme qui le double.1 Cette « ombre » sortant du corps, porteuse de menace et de
surgissement d'un corps autre, voici comment Artaud la présente à propos de la
création artistique, en suggérant que c'est d'elle que dépend la mission même de l'art et
de la culture :
Et aussi :
Toute vraie effigie a son ombre qui la double ; et l'art tombe à partir du moment où
le sculpteur qui modèle croit libérer une sorte d'ombre dont l'existence déchirera
son repos.3
C'est en ce déchirement, en cette brisure (« des ombres qui ont brisé leurs
limitations »4) que consiste la Cruauté du théâtre artaudien contre les formes
artistiques et langagières. La cruauté d'Artaud annonce toujours une destruction, non
pas en tant que force négative mais plutôt en tant qu'énergie vitale. L' « autodafé »
qu'Artaud proclame se fera alors dans un feu expiatoire :
… on peut commencer à tirer une idée de la culture, une idée qui est d'abord une
protestation. […]
Protestation contre l'idée séparée que l'on se fait de la culture, comme s'il y
avait la culture d'un côté et la vie de l'autre ; et comme si la vraie culture n'était pas
un moyen raffiné de comprendre et d'exercer la vie.
On peut brûler la bibliothèque d'Alexandrie. Au-dessus et en dehors des
papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de
1 Cf sur ce point, « Histoire entre la groume et dieu », Suppôts et suppliciations Œuvres, p. 1257 :
« Il n'est pas bon de toujours coucher seul, il faut parfois fréquenter son double aussi, et le « quos
ego » du général en service est sans valeur s'il ne s'est pas confronté avec cette espèce d'alter ego qui
est dans certains cas […] son corps allongé, le corps de son propre moi, là couché, et qui jamais ne
se reconnaît ».
2 Œuvres, p. 509. Nous soulignons.
3 Œuvres, p. 508. Nous soulignons.
4 Ibid, p. 508.
40
retrouver ses forces, on ne supprimera pas leur énergie. Et il est bon que de trop
grandes facilités disparaissent et que des formes tombent en oubli, et la culture
sans espace ni temps et que détient notre capacité nerveuse reparaîtra avec une
énergie accrue.1
Si vous admettez que la culture est une chose vitale, vous ne pouvez reconnaître
une existence en soi aux formes écrites de la vie, aux formes peintes ou sculptées,
puisque vous pensez que ce qui vit ce ne sont pas les formes mais la vie qui se
trouve au-dessous. Par conséquent, vous devez être prêts comme moi à brûler
toutes les formes qui ne font qu'imiter la vie.3
Toujours dans les Messages Révolutionnaires, le même thème encore une fois :
Être cultivé c'est brûler des formes pour gagner la vie. C'est apprendre à se tenir
droit dans le mouvement incessant des formes qu'on détruit successivement. 4
Le nouveau problème que par cette dernière citation se pose c'est de savoir
ce qui est entendu par la formule « se tenir droit dans le mouvement incessant des
formes qu'on détruit ». Si les livres ne valent pas « par leur contenu écrit »5, comme
Artaud le prétend, où se trouve-t-elle alors la vraie « place » du livre, pour que ce
dernier « se tienne droit » ?
1 Œuvres p. 507.
2 Artaud n'est bien sûr ni le premier ni le dernier à parler de ce sujet. Brûler ses livres comme pour se
délivrer de leur « fardeau » (on pourrait indiquer sur ce point ce jeu de mots facile à faire : se
débarrasser des livres = se délivrer) est un thème qui revient, au sein des contextes tout à fait
différents, dans la tradition littéraire avant et après Artaud. Déjà depuis le 16ème siècle chez le
Doctor Faustus de Marlow (« I'll burn my books! ») et beaucoup plus tard repris par Michel Leiris
(dans Langage, Tangage) parmi beaucoup d'autres. Mallarmé aussi dans sa « recommandation quant
à mes papiers », réclame : « Brûlez, par conséquent : il n'y a pas là d'héritage littéraire ». (Cité dans
Maurice Blanchot, Le livre à venir, op. cit, p. 280).
3 Œuvres, p. 736. Nous soulignons.
4 Œuvres, p. 702.
5 Œuvres, p. 736.
41
L' « condamnation » de l'écrit étant un des thèmes les plus fréquents dans le
Théâtre et son Double et les Messages Révolutionnaires (voir, par exemple parmi tant
d'autres, « Il faut en finir avec la superstition des textes et de la poésie écrite »), un
paradoxe s'engendre : le paradoxe d'inviter à brûler les livres à partir d'un livre, ou
d'écrire pour condamner l'écrit ; le paradoxe, enfin, de désirer détruire la structure
qu'on « habite ».1
Cependant, -à notre connaissance- Artaud n'a brûlé aucun livre en écrivant le
Théâtre et son Double. Et encore plus, il n'a certes pas jeté au feu ses propres écrits.
Bien au contraire, il était très soucieux de leur édition, comme le montre clairement sa
correspondance de l'époque, surtout celle avec Paulhan écrite au Mexique.
Or, l'importance du « surgissement du Double », et de la mise à branle des
formes artistiques par ce Double, gît ailleurs. Le Double permet de rendre pensable la
condamnation de l'écrit par l'écrit, car il donne à penser la potentialité de la « dé-
création »2 d'un « corps » par les forces latentes qui en lui se reposent, jusqu'à ce que
le « repos bouscule » et la forme se brise pour faire sortir la force qui ne pourrait être
force de formation sans être force de dé-formation. Une destruction en repos et
potentielle est une destruction qu'on peut penser effective et dynamique. Le langage
qui invite à sa propre destruction, mais qui est à « mi-chemin entre le geste et la
pensée », Artaud le définit ainsi dans le « Premier Manifeste » du Théâtre de la
Cruauté :
1 Voir sur ce point la fin du texte de Derrida « La Parole soufflée », qui -nous semble- résume d'une
manière très inspirée les paradoxes inhérents au « projet destructeur » d'Artaud : « … tous les
discours destructeurs […] doivent habiter les structures qu'ils abattent et y abriter un désir
indestructible de présence pleine, de non-différence : à la fois vie et mort ». Jacques Derrida, « La
Parole soufflée », op.cit, p. 291.
2 Sur ce concept dynamique, voir Évelyne Grossman, La Défiguration, op. cit, passim. Pour un autre
usage philosophique du terme, en dehors du contexte artaudien, voir Giorgio Agamben,
Potentialities : Collected essays on philosophy, Stanford University Press, 1999, p. 259-271.
3 Œuvres, p. 558. Nous soulignons.
42
La « possibilité d'expansion hors de mots » qui s'offre donc à la pensée. Face à cette
potentialité inhérente au langage, nous nous posons la question suivante :
On peut en d'autres termes se demander s'il [le langage théâtrale] peut non pas
préciser des pensées, mais faire penser, s'il peut entraîner l'esprit à prendre des
attitudes profondes et efficaces de son point de vue à lui. 1
Ces enjeux, à notre avis, annoncent l'écriture artaudienne à venir, à partir des
premiers cahiers de Rodez jusqu'au final « etc, etc », mots ultimes de l'ultime page du
406ème cahier. Une écriture qui « ne se mange » pas3 est celle qu'Artaud ici
condamne. Les incitations qu'Artaud lance à partir des années trente valent aussi pour
sa production graphique ultérieure : « … avec une force toujours renouvelée vers la
vie »4, « briser le langage pour toucher la vie »5.
1 Œuvres, p. 546.
2 Œuvres, p. 531. Nous soulignons.
3 Cf l'impératif « Mange ta langue! » dans « Paul les Oiseaux », Œuvres, p. 107.
4 Œuvres, p. 520. Nous soulignons.
5 Œuvres, p. 509. Nous soulignons.
43
de Culture dans les pays de l'Occident à l'état de manque de souffle, l'asphyxie1. À
l'opposé, le souffle, dans son rôle de jonction fugitive entre le corps et l'espace,
acquiert une place centrale dans les essais qu'Artaud consacre à la critique de l'art
traditionnel et le surgissement de la possibilité d'un nouvel art. 2 La Culture à laquelle
il vise serait plutôt une Culture où l'accumulation donnerait sa place à la dispersion et
l'espace ouvert se substituerait aux lieux clos :
Mais je dis que ce même esprit de collectionneur qui accumule des tableaux et des
livres et amasse des pierres dans les musées est aussi l'esprit qui accapare les
vivres, qui asphyxie la production du monde...3
La culture est un mouvement de l'esprit qui va du vide vers les formes et des
formes rentre dans le vide, dans le vide comme dans la mort. 4
Il peut être suggéré que la Culture (voire, la Culture en tant que synonyme de
l'humanisation de l'homme, qui ne cesse d'être en « malaise dans la culture », entre
l'être-debout et l'être tombé, entre l'humanisé et l'animalisé) est « ce trou de creux
entre deux soufflets de force, / qui n'étaient pas, / étaient néant / et sont devenus
quelque chose »5. Artaud nomme la Culture un « va-et-vient de la mort à la vie ».
1 Cf aussi le titre du livre du peintre Jean Dubuffet : Asphyxiante culture, Les Éditions de Minuit,
1986. Il vaudrait la peine de consacrer ici quelques lignes à l'étymologie du terme asphyxie. Il
provient du verbe grec ancien σφύσδω, qui signifiait « s' agiter » ou « battre ». Asphuxia était donc
le terme médical pour « étouffement », provenant du a- privatif et sphuxis signifiant « pouls ». Dans
son usage grec moderne (dont Artaud, ayant des origines grecques, avait une certaine connaissance),
le mot σφύγγω, de même origine, signifie « rétrécir ». Cf « Protestation contre le rétrécissement
insensé que l'on impose à l'idée de la culture ». Œuvres, p. 507. Nous soulignons.
2 L'espace d'un mémoire ne serait peut-être pas suffisant pour étudier tous les cas où Artaud a eu
recours au terme « souffle » en faisant un usage aussi métaphorique que littéral. Nous proposons de
regarder sur ce sujet -à titre indicatif- la page 573 du tome Quarto, qui fourmille en références au
souffle en tant que pratique théâtrale : « Le temps théâtral qui s'appuie sur le souffle... », « Et le
théâtre est justement le lieu où cette respiration magique est à volonté reproduite... »
3 Œuvres, p. 736-737. Nous soulignons.
4 Œuvres, p. 702. Sur ce point on se demande si cette conception de la situation culturelle en tant qu
équilibre fragile entre le formel et le mortel ne se rapporterait pas à la idée freudienne du
rétrécissement de la « pulsion de mort » par la Culture ; processus provoquant ainsi ce sentiment d'
asphyxie ou de malaise dans la culture. Voir Sigmund Freud Le Malaise dans la culture,
Flammarion, 2010, passim.
5 Extrait d'une lettre écrite plus que 10 ans après le voyage en Mexique. Œuvres, p. 1604.
44
« Cette terrible station intérieure, ce mouvement de respiration, c'est cela qui est la
culture, qui bouge à la fois dans la nature et dans l'esprit ».1
Nature et esprit inséparables dans ce mouvement de respiration, qui est la
Culture. Une Culture spirituelle, parce que naturelle, voire matérielle et corporelle :
Il faut insister sur cette idée de la culture en action et qui devient en nous comme
un nouvel organe, une sorte de souffle second.2
Et nous pourrions tout de même voir que c'est notre vénération devant ce qui a été
déjà fait, si beau et si valable que ce soit, qui nous pétrifie, qui nous stabilise et
nous empêche de prendre contact avec la force qui est dessous, qu'on appelle
l'énergie pensante, la force vitale […]. 4
45
La forme glacée, corps mort, peut alors être pulvérisée, car en mourant elle
dégage dans l'espace son souffle. En dehors de la « demeure » de la forme, de ce lieu
précis où réside l'œuvre, au-delà des surfaces qui forment les corps-simulacres,
« l'Esprit souffle en dehors de l'Esprit. Il est temps d'abandonner vos logis ».1
Il serait bien temps de revenir maintenant à la question de l'écriture :
Comment deviendrait-il possible que l'écrit « sorte de son logis », qu'il quitte l'
« empire de la lettre sur le souffle »2 ? Dans le tome intitulé Anthropologie de
l'écriture, dont des passages nous avons déjà cités, nous retrouvons une distinction
entre les productions langagières, orale et écrite, selon leur extériorité par rapport au
corps :
Ce qui sortait de ma rate ou de mon foie avait la forme des lettres d'un très antique
et mystérieux alphabet mastiqué par une énorme bouche, mais épouvantablement
refoulée, orgueilleuse, illisible, jalouse de son invisibilité ; et ces signes étaient
balayés partout dans l'espace … […] Et au fond de ce vide apparut la forme d'une
racine échouée, une sorte de J qui aurait eu à son sommet trois branches
surmontées d'un E triste et brillant comme un œil.5
1 Œuvres, p. 130.
2 Jacques Derrida, « La Parole soufflée », op. cit. p. 274.
3 Anthropologie de l'écriture, op. cit, p. 13.
4 Œuvres, p. 526.
5 « Les Tarahumaras », Œuvres, p. 1689.
46
limite, qui manque de support, n'existant que par le corps. Ce graphisme mouvant,
auquel Artaud par sa production artistique des années trente visait, est un graphisme
qui -comme le souffle, la parole, ou la « parole soufflée »- n'aurait d'autre moyen de
production et de transmission que le corps lui-même. À l'instar du souffle fugitif, la
« graphie » du geste corporel traverse l'espace sans s'y figer.
Le corps lui-même se transmute ainsi en geste d'écriture. Le corps incarne
l'écriture de la manière la plus radicale possible : soit par le corps-hiéroglyphe de
l'acteur, soit par le corps-matrice-de-signes des rites mexicains, soit par la traversée de
la chair en « mots coupants »1 :
La question n'étant pour moi de savoir ce qui parviendrait à s'insinuer dans les
cadres du langage écrit,
mais dans la trame de mon âme en vie.
Par quels mots entrés au couteau dans la carnation qui demeure,
dans une incarnation qui meure bien... 2
Ce corps-graphie incarne enfin l'unité acte-langage, que nous avons évoquée début de
ce chapitre.
Nous allons terminer, comme nous avons commencé, par une citation de
Nietzsche, laissant en dernier le son du souffle qui dans l'esprit est entendu :
De tout ce qu'on écrit, je n'aime que ce qu'on écrit avec son sang. Écris avec ton
sang et tu découvriras que le sang est esprit.3
1 Cf aussi les témoignages selon lesquels Artaud avait l'habitude, vers la fin de sa vie, d'appuyer fort
contre son dos la pointe d'un crayon. Voir la photographie sur la page 1767 du tome Quarto.
2 Œuvres, p. 20. Nous soulignons.
3 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Flammarion, 1996, p. 78. Un autre parallèle
nietzschéen par rapport au souffle : « Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est un air des
hauteurs, un air vif » : Extrait de la préface à Ecce Homo, cité depuis l'annexe de notes de Ainsi
parlait Zarathoustra, op. cit, p. 39.
47
C.
Le retour. L'insupportable revenant
48
« Quand j'écris il n'y a pas autre chose que ce que j'écris »
1 Voir des détails biographiques pour cette période dans : Évelyne Grossman, Antonin Artaud, Un
insurgé du corps, Gallimard, 2006, p. 58-65.
2 Voir Lettre au docteur Fouks du 15 mais 1939, signée « Antonin Artaud », dans Œuvres, p. 858-
859.
3 Post-scriptum à la lettre du 17 octobre 1942 à M. Bouffet, Préfet de la Seine, signée « Antonin
Nalpas », dans Œuvres, p. 871.
49
artistique ultérieure, celle qui allait commencer à Rodez et s'arrêter avec la mort
d'Artaud. Artaud a lui-même établi ce rapport dans le très connu Dix ans que le
langage est parti de 1947, en situant à 1939 les origines de son activité graphique :
« Et depuis un certain jour d'octobre 1939 je n'ai jamais plus écrit sans non plus
dessiner ».
C'est justement dans ce double rôle, de défi à la production artistique
précédente et de nouvelle ouverture à l'écriture, que le retour d'Artaud -surtout la
période d'après Rodez- va nous intéresser dans ce chapitre. Il s'agit, il nous semble,
d'un défi posant de nouveau les questions de l'écriture et du Livre, et qui, s'il ne rompt
pas avec les positions artaudiennes que nous avons vues auparavant, constitue au
moins une incitation à investir ces questions avec des enjeux encore plus radicaux.
50
d'une puissance unique.
Le fait qu'à partir de Rodez Artaud se donne à un art graphique, dont les
traces restent sur le support est d'une importance décisive. Relisons sur ce point la
phrase de Mallarmé, que nous avions mise en exergue à ce chapitre :
Ton acte toujours s'applique à du papier ; car méditer, sans traces, devient
évanescent, ni que s'exalte l'instinct en quelque geste véhément et perdu que tu
cherchas.1
Nous ne pouvons ne pas rappeler, sur ce point, les aphorismes des années
trente contre l'écrit. Une question se pose impérativement : Y a-t-il donc une
contradiction avec l'acharnement qu'Artaud manifestait, lorsqu'il s'élevait, pendant les
années trente, contre la Culture de l'écrit et l'accumulation d'objets créés ?
La « protestation perpétuelle contre la loi de l'objet crée »2 fut bien plus
qu'un aspect incident, ou pas assez réfléchi parmi d'autres aspects des tentatives
artistiques d'Artaud. Bien au contraire, ce désir de rechercher un lieu, où la séparation
instaurée par la création des œuvres ne régnerait pas, est le Théâtre de la Cruauté.
L'œuvre étant toujours œuvre de mort, l'art sans œuvre, la danse ou le théâtre de la
cruauté, sera l'art de la vie elle-même. 3
En jetant un regard aux écrits d'Artaud datant de dix ans avant le retour à
Paris, et en prenant en considération les ruptures, les détours, les reprises et les
ressassements de certaines de ses positions théoriques, nous posons de nouveau, et
cette fois plus que jamais impérativement, les questions fondamentales de l'écriture,
du Livre, et de l'Œuvre. Il faudrait tenter d'interpréter la position depuis laquelle se
produit l'écrit après l'« art qui s'est voulu sans œuvre, [après] un langage qui s'est
voulu sans trace »4.
Nous prétendons que l'absence d'œuvre -telle qu'on peut l'entendre dans le
contexte des arts performatifs, en tant qu'absence de l'objet créé (absence donc toute
1 Stéphane Mallarmé, « L'action restreinte », dans Œuvres Complètes, Gallimard, 1945, p. 369.
2 Œuvres, p. 1467.
3 Jacques Derrida, « La Parole soufflée », op. cit., p. 273.
4 Ibid, p. 261. Nous soulignons.
51
autre que celle dont parle Foucault1)- n'est pas capable de définitivement surmonter la
dualité qu'elle a voulu éviter, car en s'écartant de l'objet de son opposition, elle ne
l'atteint même pas. L'enjeu des Cahiers nous semble alors bien plus « radical », en ce
qu'il y est incarnée la situation paradoxale où l'œuvre, bien qu'absente, acquiert, par
ses battements auto-catastrophiques, une existence matérielle. La dénégation de la
fixation est incarnée dans l'écriture-même des cahiers, plus que dans les
excommunications lancées pendant les années trente.
Dans les Messages Révolutionnaires, pensant encore à une nouvelle
possibilité de théâtre et à une culture non-livresque, Artaud annonçait :
1 Il ne s'agit pas non plus chez Artaud d'une pure négation de l'œuvre, comme celle qui pourrait avoir
lieu dans le silence. Voir sur ce point ce qui en dit Jean-Christophe Goddard : « [Artaud ne récuse
pas] toute parole ou toute écriture au profit de la seule folie silencieuse, mais seulement la parole et
l'écriture en tant qu'elles économisent la dépense pure hyperbolique et forment un tel « système de la
peur ». La destruction (et non plus le seul ébranlement) de la métaphysique occidentale consiste
alors très exactement dans la construction d'une autre parole, d'une autre écriture non économique,
qui ne veut pas dire […] La destruction Antonin Artaud l'« opère » alors non pas […] en se retirant
vers la source silencieuse et seulement murmurant du sens, mais en habitant résolument ce conflit
… ». (Jean-Christophe Goddard, « Œuvre et destruction : Jacques Derrida et Antonin Artaud » dans
Derrida, la déconstruction (sous la dir. de Charles Ramond), PUF, 2005, p. 76-77).
2 Œuvres, p. 703.
52
que le travail graphique des Cahiers fut « attendu », ou annoncé. Bien au contraire,
nous soutenons qu'il est même possible de parler d'une rupture du dernier Artaud avec
certaines postures qui avaient fortement caractérisé sa production précédente. Si,
jusqu'ici, tout engagement artistique d'Artaud nous semblait être pris dans une série de
paradoxes inéluctables, la « période » d'après 1945 relève d'une résolution d'en finir
avec tout leurre et tout parti pris sur la question de la création, avec le dilemme, par
exemple, « forces contre formes » :
Je ne crois pas aux formes initiales à la forme, et à la non forme (bien entendu, ah
non, pas bien entendu,) mais je crois à la non-forme encore moins.
Je ne crois pas qu'il y ait une forme initiale principe (parce que je ne crois pas au
principe, ni aux principes)
et je ne dis pas :
à quoi tout revient,
parce que rien ne va ou ne vient,
et que rien ne passe par rien
de ce qui est état, un mode ou un être.
1 Les vers qui suivent sont les derniers dans la version définitive du texte cité. Les notes de Paule
Thévenin au tome XXIII des Œuvres Complètes nous informent qu'à partir de ce vers, il y avait
primitivement une autre version du texte dont le début allait ainsi : « … et pas besoin de livre écrit
pour me le dire / et pas besoin de votre article à vous, M. Artaud, l'article à présent non plus. / Si,
besoin de cet article en plus, mais lisez-le d'abord jusqu'au bout ». Thévenin signale que « c'est une
virgule qui avait été posée après le dernier mot de cette fin initiale. Comme si, dans un premier
temps, Antonin Artaud avait estimé que ce texte n'était pas achevé » (Œuvres Complètes, tome
XXIII, Gallimard, 1987, p. 560).
53
y être PLIÉ
s'y être un jour laissé PLIER.
Je n'y crois pas,
je ne suis pas plié,
je ne réclame plus
je fais
et ce n'est ni mot
1
ni idée.
le,
qu'on ne sait pas
que
se placer hors
pour être sans,
avec, -2
La situation fort paradoxale s'exprimant, dans le passage cité ici, ainsi que
dans celui qui précédait, avec des mots qui semblent hésiter à se poser définitivement
sur le papier, est celle de ne plus rien réclamer et quand-même écrire, ne plus rien
revendiquer, ne plus croire, ne plus avoir de mots ou d'idées, ne plus se placer ni en
dedans ni en dehors des binarismes langagiers, et quand-même écrire. Il pourrait être
suggéré que de toute façon c'est par là qu'Artaud avait commencé : son point de départ
fut -on le sait bien- cette situation de ne pas avoir ni mot ni idée. Il y a quand-même,
entre l'impouvoir du premier Artaud et ses dernières positions sur l'écriture, un
1 Œuvres, p. 1094-1095.
2 Œuvres, p. 1131-1132.
54
déplacement important que nous aurions tort de négliger. Jean-Michel Rey a beaucoup
parlé -à propos des « premiers moments de l'œuvre »- du crédit préalablement
nécessaire pour que l'écriture commence.1 Dans le temps écoulé entre les premiers
instants, ceux de l'œuvre à venir, et les derniers instants, ceux de l'œuvre à éviter, le
centre de gravité s'est déplacé en faisant muter les modalités de la créance du crédit
revendiqué à la croyance manquante. La notion du crédit est très nuancée par le motif
de l'adresse au lecteur : le lecteur serait sollicité de croire à l'ouverture annoncée par
une écriture à peine commencée. Quant à la croyance, ou plutôt quant au manque de
toute croyance, l'adresse au lecteur ne pourrait se formuler que à travers un paradoxe :
Artaud dorénavant écrit pour dire qu'il y a rien à croire2, car il ne réclame rien, il ne
revendique rien. « Je ne réclame plus, / je fais »3 : faire, accomplir l'acte sans contre-
coup.
Artaud reviendra souvent aux sujets de la croyance perdue et du faire pour
soi. Un texte qui mériterait, sur cette question, notre attention est celui de mai 1947
(extrait d'un des cahiers et publié post-mortem), dont les premiers vers : « Je ne crois
plus aux mots des poèmes, / car ils ne soulèvent rien / et ne font rien ». Une autre sorte
de croyance est affirmée à la fin de ce court texte. L'attente d'une œuvre à venir y est
substituée par l'attente d'un acte à accomplir :
1 Jean-Michel Rey, Les Promesses de l'œuvre. Artaud, Nietzsche, Simone Weil, Desclée de Brouwer,
2003, p. 47-86 et passim. Rey suggère que « le crédit qu'un auteur se donne le droit de réclamer »
est ce qui constitue la promesse de l'œuvre à venir.
2 Ce theme semble avoir beaucoup préoccupé Artaud à l'époque. Juste quelques jours après la
composition de « La Magre à la condition la même et magre à l'inconditionné », Artaud écrit le texte
« Vers une xylophonie de l'obscène. Sur la conscience en agonie » (daté du 2 octobre 1946), qui
commence ainsi : « Je ne crois plus aux mots / à la vie, / à la mort, / à la santé, / à la maladie, / au
néant, / à l'être, / à la veille, / au sommeil, /au bien, / au mal, / à la vertu, / au vice, / à la matière, à
l'esprit […] Je crois que rien ne veut rien dire et que tout depuis d'ailleurs toujours n'a jamais cessé
de me faire chier. / Car je n'ai jamais cru à rien ni pensé à quelque chose. … ». Œuvres, p. 1103.
3 Voir plus haut « La Magre à la condition la même et magre à l'inconditionné ».
55
sauf moi ?
Et moi, qu'il vienne celui qui me trouera la gueule
je l'attends.1
L'écriture se fait dans cette attente de mort. La mort en attente est -nous ne
sommes pas les premiers à le signaler- la mort qui a toujours déjà eu lieu, et la vie,
comme l'écriture, devient un avancement posthume, régné par le paradoxe d'être
postérieur à sa propre fin.
Comment donc expliquer l'insistance d'écrire quand-même ? : insistance de
l'écriture telle qu'elle devient lorsque la croyance aux mots (« je crois plus aux mots »)
est remplacée par la croyance à un état où on continue à se battre et à avancer malgré
tout. Aussi paradoxal est le fait qu'Artaud ne cherche pas de refuge dans le silence.
Son insistance à écrire, et surtout à manifester son « retour » en publiant ses écrits,
s'identifie à l'absurdité d'accomplir un acte à tout prix. « I'd prefer [not] to ». Se
soumettre à la condition de l'écrit, c'est payer le prix de l'écrit, d'autant plus, le prix de
l'écrit publié. Payer le prix du Livre, sans y croire.
-Voilà sept ans, Jean Paulhan, que mon internement dure. […] - Ma conscience à
moi ne changera pas, je sais que je suis au centre d'une guerre interne sur laquelle
j'ai essayé de jeter des lueurs au temps de la correspondance avec Rivière, et cette
56
guerre de l'âme au milieu du moi je n'ai cessé depuis sept ans de l'éclairer, de
travailler, de noter tout ce que j'ai constaté. Et je tirerai de mes remarques un livre,
certes, mais un livre ne me suffira plus.1
J'ai débuté dans la littérature en écrivant des livres pour dire que je ne pouvais rien
écrire du tout, ma pensée quand j'avais quelque chose à dire ou à écrire était ce qui
m'était le plus refusé.2
… je n'ai jamais écrit que pour dire que je n'avais jamais rien fait, ne pouvais rien
faire, et que faisant quelque chose en réalité je ne faisais rien. Toute mon œuvre n'a
été bâtie et ne pourra l'être que sur ce néant,
sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cris taris et de tueries,
on ne fait rien, on ne dit rien, mais on souffre, on désespère et on se bat, oui, je
crois qu'en réalité on se bat. - Appréciera-t-on, jugera-t-on, justifiera-t-on le
combat?
Non.
Le dénommera-t-on ?
Non plus.
Nommer la bataille c'est tuer le néant, peut-être.… 3
Un inexprimable exprimé par des œuvres qui ne sont que des débâcles présentes,
et ne valent que par l'éloignement posthume d'un esprit mort avec le temps, et en
1 XI, p. 22-23.
2 Lettre à Peter Watson. Œuvres, p. 1097.
3 Ibid., p. 1100.
57
échec dans le présent […].1
Catherine Chilé3 […] possède un exemplaire d'un livre de moi que personne ne
connaît plus, et qui a été détruit sous l'action de la sûreté générale, de l'intelligence
service et de la congrégation de l'index. Ce livre s'appelle
Letura d'Eprahi
Falli Tetar Fendi
Photia o Fotre Indi
et qu'elle me le rapporte et cela signifiera la fin d'une ère pour ce monde et pour la
vie.4
Dans deux autres lettres à Henri Parisot, l'une datée du 22 septembre 1945 et
l'autre du 5 octobre, Artaud affirme avoir écrit ce livre, « qui jusqu'ici [le] représente
1 Ibid., p. 1097.
2 Serait-il justifié de prétendre qu'Artaud a, d'une certaine façon, « prévu » ici l'avenir posthume des
Cahiers ? S'il le fait, c'est dans le même sens qu'il affirme être « le mort sempiternel », ou dans le
sens que Nietzsche (écrivain qui, lui-aussi, laissa comme héritage une grande masse de cahiers
inédits) soutient que « certains naissent posthumes ».
3 Nous rappelons qu'il s'agit de la grande-mère d'Artaud, morte bien avant 1934-1935, années où
Artaud situe le rédaction de ce livre-fantasme.
4 XI, 121.
58
le mieux »1. Dans la lettre du 22 septembre, il cite même quelques glossolalies, les
présentant comme « quelques essais de langage auxquels le langage de ce livre devait
ressembler », et, après la citations, ajoute que « cherché syllabe à syllabe cela ne vaut
plus rien, écrit ici cela ne dit rien et n'est plus que de la cendre ; pour que cela puisse
vivre écrit il faut un autre élément qui est dans ce livre qui s'est perdu ».2 L'unicité
quasi-mystique attribuée par Artaud à ce livre, rend impossible de le reproduire.
Finalement, en 1946, il y consacre une grande partie de sa lettre à Peter Watson,
insistant même aux détails de la typographie de ce livre introuvable :
1 Œuvres, p. 1019.
2 Œuvres, p. 1015-1016.
3 Œuvres, p. 1099.
4 Nous trouverons des pages très éclairantes sur ce sujet dans l'ouvrage de référence de Ernst Robert
Curtius, op. cit. Surtout, dans le chapitre intitulé « Le Livre de la nature », p. 31-41.
5 La nature et les dimensions de notre notre travail ne nous permettent pas d'approfondir ici sur le
problème de l'existence du réel en dehors de l'écriture. Voire sur ce sujet, le court ouvrage de Jean
Baudrillard, La pensée radicale, Sens & Tonka, 2001.
59
Artaud visiblement regrette autant la perte du livre que le fait qu'il a oublié
son contenu, lorsqu'il se dit incapable de pouvoir reconstituer l'« essence » même de
cet ouvrage. Pourtant, l'objet perdu est substitué par la croyance à l'existence d'un tel
livre définitif et non-reproductible. À la recherche d'une possibilité perdue, d'un
savoir oublié, la croyance à la possibilité d'un livre différent est capable d'alimenter la
continuation d'une écriture, qui a depuis longtemps perdu sa croyance aux mots. Bien
qu' Artaud « ne croit plus aux mots des poèmes, / car ils […] ne font rien », il semble
quand-même croire à la possibilité d'un livre autre, qui aurait un impact direct sur le
monde.
60
de la période est la séance au Vieux-Colombier, qui a eu lieu le 13 janvier 1947, et où
il a lu -avec une ferveur inouïe- parmi d'autres textes, « Le Retour d'Artaud le
Mômo ». Le titre même de ce poème est indicatif de son statut intermédiaire. Il s'agit
bien d'un retour, ou plutôt de plusieurs retours : avant tout, il s'agit du retour d'Artaud
de l'asile et du retour à la publication. Le retour de l'« auteur nommé Antonin Artaud »
ne pourrait que coïncider avec le retour au livre. L'aliéné, diagnostiqué de
« graphorrhée » quelques années plus tôt, re(de)vient auteur, lorsqu'il s'engage au
projet éditorial d'un livre qui commence en signalant son retour.
Il est très intéressant de voir de près la « fabrique » du Livre de cette période.
Depuis les premiers pas d'Artaud dans la littérature, ses livres avaient la particularité
de recueillir plusieurs textes, souvent écrits l'un indépendamment de l'autre et
appartenant à des moments différents. Artaud lui-même était très conscient de cette
particularité, qui accompagnait tout son parcours littéraire :
Je n'avais jamais d'idées et deux très courts livres, chacun de 70 pages, roulent sur
cette absence, invétéré, endémique de toute idée. Ce sont l'Ombilic des Limbes et
le Pèse-Nerfs. […] J'ai écrit quelques autres œuvres depuis : l'Art et la Mort,
Héliogabale, le Théâtre et son Double, Voyage au pays des Tarahumaras,
Nouvelles Révélations de l'Être, Lettres de Rodez.
Dans chacun j'ai été poursuivi par cette arlequinade sinistre d'un puits à
étages de textes l'un sur l'autre superposés et qui ne figurent plus que sur un seul
plan, comme la grille d'un quadrillage secret, où le oui et le non, le noir et le
blanc, le vrai et le faux bien que contradictoires en eux-mêmes ont fondu dans le
style d'un homme, celui de ce pauvre M. Antonin Artaud. 1
Dans son recueil tardif intitulé Papier Machine, où se recueillent des textes
très divers, Derrida fait appel à la « tension entre le rassemblement et la dispersion »
d'où son terme « dispersion rassemblée »2, qui -nous trouvons- pourrait aussi très bien
désigner le travail de composition-décomposition dont résultent les derniers (au
moins) livres d'Artaud. Ces notions, Derrida les avait empruntées au Livre à venir de
Maurice Blanchot, d'où les citations suivantes :
61
… ce que nous appelons livre selon l'usage de la tradition occidentale, où le regard
identifie le mouvement de la compréhension avec la répétition d'un va-et-vient
linéaire, n'a de justification que dans la facilité de la compréhension analytique.
[…]
Le livre qui recueille l'esprit recueille donc un pouvoir d'éclatement, une
inquiétude sans limite et que le livre ne peut contenir, qui exclut de lui tout
contenu, tout sens limité, défini et complet. Mouvement de diaspora qui en doit
jamais être réprimé, mais préservé et accueilli comme tel […]. […] Un tel livre
toujours en mouvement, toujours à la limite de l'épars, sera aussi toujours
rassemblé dans toutes les directions, de par la dispersion même et selon la division
qui lui est essentielle, qu'il ne fait pas disparaître, mais apparaître en la maintenant
pour s'y accomplir.1
1 Maurice Blanchot, « Rassemblé de par la dispersion » dans Le livre à venir, op. cit., p. 319-320.
Blanchot se réfère, dans les passages cités, au livre annoncé par Un coup de dés de Mallarmé. Nous
pensons que ses propos peuvent aussi s'adapter à notre contexte artaudien de fabrication d'un « livre
tout autre que le livre qui est encore le nôtre » (Ibid, p. 319). Il faudrait quand-même souligner que
nous ne prétendons -dans aucun cas- ni que Mallarmé et Artaud partagent les mêmes idées sur le
Livre, ni qu'Artaud aurait à démontrer la même conceptualisation systématique autour de la question
du Livre que Mallarmé.
2 Voir Derrida, op.cit., p. 27 : « … d'une part, au-delà de la clôture du livre, la disruption, la
dislocation, la disjonction, la dissémination sans rassemblement possible, la dispersion irréversible
de ce codex total […] , mais simultanément, d'autre part, le réinvestissement constant du projet
livresque, du livre du monde ou du livre mondial, du livre absolu (c'est pourquoi cette fin du livre, je
la décrivais aussi comme interminable, sans fin ».
3 La phrase apprtient à Mallarmé et elle est citée depuis le tome : Stéphane Mallarmé, Écrits sur le
livre, Éditions de l'éclat, 1985, p. 67.
62
Mômo, et surtout, Suppôts et Suppliciations1 créent l'impression que le jeu des ajouts
et des modifications par rapport au texte édité reste toujours possible 2, mais dans le
sens que Jean-Michel Rey l'entend dans ce passage :
Aucun écrivain, sans doute, n'a jamais travaillé ainsi ; aussi bien ces cahiers ne
sont-ils pas des « cahiers d'écrivain » au sens classique du terme, des réservoirs
1 Sur le sujet de la composition de ce livre, voir l'introduction d'Évelyne Grossmann dans Œuvres, p.
1232.
2 Voir, par exemple, la feuille ajoutée pour une édition ultérieure d'Artaud, le Mômo (Œuvres, p.
1140), et surtout, le béquet à ajouter à Ci-Gît, sur le quelle Artaud avait écrit à son éditeur : « … le
poème Ci-Gît m'a toujours paru incompréhensible [sic!] parce qu'il y manquait une partie que je
voulais mais que j'avais perdue et que j'oubliais toujours d'y mettre. Or, cette partie, je l'ai retrouvée
la nuit dernière. Il est trop tard pour l'intercaler dans le texte maintenant que le livre est imprimé,
amis on pourrait y ajouter un post-scriptum constitué comme une feuille volante... », cité depuis
Antonin Artaud, Cahier. Ivry, janvier 1948, Gallimard, 2006, p. 20.
3 Jean Michel Rey, op. cit., p. 81.
4 Voir sur ce point, la thèse de Delphine Lelièvre, soutenue en 2002 sous la direction d'Évelyne
Grossman, intitulée Les manuscrits des cahiers de Rodez, ou l'epiphanie d'une poetique de la voix
et du sujet : « … il [le manuscrit n'est pas destiné à regrouper des préparations en vue d'un projet
littéraire mais peut être ré-utilisé, après coup, dans cette optique. […] C'est uniquement lorsqu'un
projet éditorial se présente, après l'activité d'écriture que tous les écrits se chargent d'un objectif
textuel et éditorial ; l'auteur organise alors l'hypotexte afin d'en faire un avant-texte, puis un texte ».
(p. 30) L'hypotexte, selon la note explicative de Lelièvre, est « ce travail d'écriture sans but défini
qui s'écarte du texte, qui se trouve au-dessous même de toute idée de constitution d'un texte fini ».
63
d'idées où l'auteur recueille au gré de l'inspiration puis ordonne (par dates ou titres)
ses pensées et fragments de phrases en vue d'une œuvre à venir. 1
Dans les termes de la génétique, nous dirions qu'il n' y a pas d' « avant-
texte » proprement dit, ou inversement, que tous les cahiers d'Artaud sont des « avant-
textes » pour tous ses livres, réalisés ou possibles. Plus précisément, donnons ce
témoignage sur la manière dont le recueil Artaud, le Mômo a été composé (voir aussi
les illustrations 2, 3, à la fin du chapitre) : « Parmi toutes les œuvres écrites depuis ma
sortie de l'asile de Rodez, j'ai extrait cinq poèmes qui ont tenté un éditeur … »2.
Certes, à partir du moment où Artaud décide de destiner à l'édition certains
de ses écrits, il les élabore, et travaille leurs variantes : il ne peut pas y avoir un livre
brut ou cru, mais un travail brut 3, oui. Il s'agit plutôt de ne pas laisser ce qu'on
appelle « le texte final » se détacher de ses conditions de genèse.
D'ailleurs, une des métaphores les plus fréquentes chez Artaud est celle de la
naissance. Comme Rey le constate : « Les différentes modalités de la métaphore de la
« naissance » font partie du plus intime de l'écriture d'Artaud ».4 Le plus souvent c'est
pour manifester une opposition enragée ou une dénégation désespérée qu'Artaud
utilise ce terme, qu'il s'agisse de la genèse et de la formation de son propre corps ou de
la formation de ses écrits. Par exemple :
Être dans un sempiternel état de naissance, n'être jamais né ; c'est dans ces
termes que nous devons percevoir le rapport compliqué d' Artaud avec la genèse du
texte. « Le texte n'a ni commencement ni fin. Autant dire : ni naissance, ni mort ».6 Il
1 Extrait de l'introduction, intitulé « Quitter la lettre écrite », d'Évelyne Grossman à son édition (fac-
similé et transcription) du cahier n°395 : Antonin Artaud, Cahier. Ivry, janvier 1948, op. cit., p. 10.
2 Lettre du 3 janvier 1947, adressée à Pablo Picasso, dans Œuvres, p. 1144. Nous soulignons.
3 Le qualificatif « brut » n'a rien à voir ici avec l'« art brut ».
4 Cf Jean-Michel Rey, op. cit., p. 75-76.
5 OC XXIII, p. 46.
6 Le passage est cité depuis l'introduction d'Évelyne Grossman au Cahier d'Ivry, op. cit, p. 14.
64
est très intéressant que l'écriture artaudienne et le discours génétique ont en commun
la métaphore de l'écrire en tant que naissance. Or, chez Artaud, la genèse est le
processus qui fait et qui, en même temps, défait le texte de l'intérieur.
Durant les années 1946, 1947, 1948 la masse des cahiers, où Artaud écrivait
ses poèmes, dessinait et gardait des notes du quotidien, s'est augmentée à très grande
vitesse. Si nous restions au sein de la métaphore de la genèse, nous dirions que les
livres parus (ou destinés à paraître) de cette période ne sont ni les progénitures ni les
avortons de cette activité graphique de plus en plus acharnée ; ils ne sortent pas de
leur processus de genèse, ils y « habitent ».1
En suivant la distinction que Arthur Grésillon fait dans son ouvrage
Éléments de critique génétique2, nous dirions qu'une phase pré-rédactionnelle n'est
pas présente chez Artaud. La fabrique du pré-, pour reprendre le titre du fameux
ouvrage de Francis Ponge, pré-suppose une intentionnalité projetée dans l'avenir, et
qui se dirigerait de l'informe et de l'inarticulé vers le formulé et l'articulé. Or, la
recherche à laquelle l'écriture artaudienne se donne est celle d'une possibilité de
production artistique dont les produits restent dés-articulés, et qui n'est pas faite pour
aboutir à une autre forme, mais pour se faire et se dé-faire en soi-même. À l'opposé, la
génétique semble avoir un besoin opératoire de finalité. Pour que la méthode
génétique reprenne le chemin à rebours3, il lui faut bien un point de départ, qui est le
texte abouti. Mais ceci est encore un point que le discours de la génétique partage avec
la réflexion d'Artaud : tous les deux ne peuvent pas accepter sans peine la dictature de
l'aboutissement sur la genèse ; la Génétique y résiste avec sa raison opérationnelle, et
Artaud avec sa dé-raison immotivée.
Écrire se rapporte à l'absence d'œuvre, mais s'investit dans l'Œuvre sous forme de
livre. La folie d'écrire – le jeu insensé -, c'est le rapport d'écriture, rapport qui ne
s'établit pas entre l'écriture et la production du livre, mais, par la production du
livre, entre écrire et l'absence d'œuvre.
1 Ceci ne devrait pas nous amener à la déduction absurde que l'écrit n'est pas malgré tout une création
figée sur son support. L'écriture en tant que genèse (terme qui suppose un mouvement dans le
temps) ne peut qu'être le résultat d'un geste critique visant à reconstituer la mobilité graphique, voire
ré-insérer l'écrire dans l'écrit et le mouvement à sa fixité.
2 Arthur Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, PUF, 1994, p.95-
105.
3 Ibid, p. 139 : « Après être remonté du dernier au premier maillon avant-textuel, on fera le chemin
dans l'autre sens, on suivra le mouvement de l'écriture à partir de ses premières traces attestées... ».
65
Écrire, c'est produire l'absence d'œuvre (le désœuvrement). Ou encore : écrire,
c'est l'absence d'œuvre telle qu'elle se produit à travers l'œuvre et la traversant.
Écrire comme désœuvrement (au sens actif de ce mot), c'est le jeu insensé, l'aléa
contre raison et déraison.1
Pendant notre recherche dans le fonds Artaud à la BNF, nous avons remarqué
que la seule lecture juxtaposée des différents états des textes artaudiens qui est
possible est la lecture « oblique »2 ; il y a un va-et-vient continuel d'un état à l'autre,
qui ne nous permet pas de constituer une ligne droite entre eux. Le fait que la distance
syntaxique, langagière, stylistique, entre le premier état des écrits et la version
définitive, remise à l'éditeur, est assez limitée, ne signifie pas qu'Artaud pré-concevait,
dès le début, une forme proche de l'achèvement, selon la notion du programme liée au
devenir livre.3 Bien au contraire, ceci prouve que même la version publiée est
présentée dans un état de « fluctuation », qui n'était pas, jusqu'alors, propre au livre.
Nous avons utilisé, un peu plus haut, le terme « déraison » à propos de la
résistance artaudienne à la conception téléologique de l'œuvre. En introduisant dans
notre contexte ce terme, nous ne l'entendons point en tant que la maladie mentale qui
restreindrait l'écriture artaudienne dans le champ limitée des « écrits bruts » ; la
déraison est évoquée, dans notre approche, en tant que la force de désœuvrement qui
met en mouvement l'écriture d'Artaud. Nous pensons aussi sur ce point à une des
phrases les plus connues de « La Folie, l'absence d'œuvre » de Michel Foucault :
66
Une telle force de désœuvrement s'oppose radicalement à l'écriture
programmée, voire à un travail de structuration au préalable des formes langagières,
en vue d'un texte bien défini et délimité. Le manque de programme -visible en des
degrés très divers dans les manuscrits de plusieurs écrivains modernes-, peut aussi être
perçu comme manque de raison structurale dans l'écriture et, ainsi, entraîner la
« liquidation » des confins de notions opératoires de génétique, telles qu'« avant-
texte », « texte » et « après-texte ». Lorsqu'un chercheur vise à effectuer le « récit de
genèse » d'un texte tardif d'Artaud, il se trouve affronté avec la déraison qui « ne
manifeste ni ne raconte la naissance d'une œuvre ». La seule promesse de récit de
genèse, que les archives d'Artaud pourraient nous fournir, serait celle d'un récit de
désœuvrement sans terme.
Ill. n°2. Une des pages du dossier génétique d'Artaud le Mômo. Deuxième état du
poème « Le Retour d'Artaud, le mômo ».
67
Ill. n°3. Dossier génétique d'Artaud le Mômo. Mise au net du poème « Retour
d'Artaud, le mômo » datée du 6 septembre 1946.
68
La graphie crue. Destruction interne. 3.4.
Artaud manifestait un intérêt très vif pour la typographie de ses livres. 1 Nous
avons vu quelle importance il avait attribuée aux caractères typographiques de son
supposé livre perdu, qui a été « si magnifiquement imprimé, en des caractères […]
dont les très anciens incunables ne furent qu'une imitation, un décalque en double ».2
L'impression est d'ailleurs créée que l'unicité si obstinément mentionnée de ce livre est
dans un haut degré due à sa typographie exceptionnelle.
Ce n'a pas été seulement à propos de ce livre imaginaire qu'Artaud avait
prêté des facultés quasi-magiques aux caractères typographiques. En vue d'une
nouvelle édition d'Artaud le Mômo, il avait écrit les suivants sur une feuille glissée
dans un exemplaire du livre : « Une page blanche pour séparer le texte du livre […] et
… une typographie spéciale, laquelle est là pour abjecter dieu, mettre en retrait les
paroles verbales auxquelles une valeur spéciale a voulu être attribuée ».3
Dans le cas de la typographie, ainsi que d'habitude, la position d'Artaud n'est
pas sans ambiguïtés : En même temps qu'il accordait à l'impression typographique une
valeur quasi-mystique, il lançait des attaques flagrantes contre l'imprimé (voir ci-
dessous (« il y a un langage non imprimé, / avec lequel je mangerai l'imprimé »). Les
incunables, dont il était question à propos de la typographie du livre perdu, étaient
d'ailleurs les tout premiers caractères typographiques, dont la forme était une imitation
de la graphie manuscrite. Incunabula signifiant en latin « origines », ils étaient
effectivement le double et le décalque de l'écriture autographe.
Qu'il exprime un grand intérêt pour la typographie ou son aversion contre
l'imprimé, ce que les deux positions d'Artaud, bien que contradictoires, révèlent, c'est
son souci de ne pas négliger l'aspect visuel de la lecture. À l'autographe, comme à
l'imprimé, nous retrouvons la revendication de ne pas laisser sombrer le visible dans le
verbal.
1 Voir, par exemple, la lettre du 6 juin 1947 d'Artaud à l'éditeur d'Artaud le Mômo, Pierre Bordas, où
il insiste beaucoup sur le format des caractères typographiques de son livre à paraitre. Cette lettre,
ainsi que toutes celles qu'Artaud avait envoyé à Bordas avant et après l'édition de son livre ont été
publiés, avec une introduction pas Paule Thévrenin dans la Nouvelle Revue Française, n° 364, mai
1983.
2 Œuvres, p. 1099.
3 Œuvres, p. 1140.
69
Si nous trouvons les thèses d'Artaud ambivalentes, quant à ses écrits parus
(ou « perdus »!) de son vivant, ce n'est pas moins le cas quant à la réception de ses
inédits. Les questions de typographie autour de l'écriture artaudienne n'ont pas cessé
de préoccuper la critique, surtout lorsqu'il s'agissait de critiquer l'édition établie par
Thévenin. C'est, le plus souvent, à cette occasion que des débats ont eu lieu afin
d'évoquer les éventuels échecs de l'éditrice d'établir un rapport légitime entre le
manuscrit et sa transcription typographique. Il ne faudrait pas considérer que les
questions ainsi soulevées ne représentent rien d'autre qu'un des plusieurs conflits
autour de l'héritage d'Artaud, ou qu'elles sont superficielles et secondaires par rapport
à la vraie question de la recevabilité de ses derniers textes. En même temps, il ne s'agit
pas seulement du problème de dessins, que l'éditeur est obligé d'écarter de la graphie à
laquelle ils étaient originairement intégrés. Hormis la difficulté de la juxtaposition sur
la page imprimée des dessins et des traces d'écriture -qui d'ailleurs sont elles-mêmes
tracées en désordre1 et en toutes directions- il existe aussi le problème de la
« profondeur » de la page autographe ; il s'agit de rendre visibles les traces de l'acte de
creuser et de superposer les écritures. Thévenin elle-même semble s'être rendu compte
de ce défi :
Un texte n'est pas seulement la surface qu'il offre sur la page, bien qu'il soit aussi
cette surface, cette surface émettrice des signes, il est fait des couches successives
et enchevêtrées à la fois, il se présente comme une série des strates superposées, il
a une épaisseur aussi bien dans le temps que dans l'espace.[...] La lecture doit donc
se faire à la fois à la surface du texte, la surface qui nous est proposée, mais
surtout à travers l'épaisseur, qui est recouverte par cette surface. 2
70
une lettre du 2 juillet 1885 :
Les poèmes […] sont mystérieux quand ils ne sont pas récités, et que la page
imprimée les ensommeille, mais prononcés entre des lèvres de sang, je dis rouges
parce qu'elles sont du sang, leurs hiéroglyphes se réveillent... 2
71
Alexandrian, contenait des reproductions des manuscrits autographes, où il était
question de l'effondrement de la distinction entre le travail manuel et le travail
intellectuel. Quant à la revue du groupe CoBrA, nous devons surtout nous référer aux
attaques flagrantes de Christian Dotremont, fondateur du groupe, contre la
typographie :
Un an plus tôt, en 1949, Dotremont évoquait les sources corporelles matérielles des
traces écrites :
La tache [...] tombe sous les sens, comme un aérolithe, alors qu'elle vient pourtant
de tout prèselle donne à l'oeil le pouvoir de la main, et elle ne ment aucunement
parce qu'elle n'est pas signe devenu objet, ni objet devenu signe, elle ne figure ni
dans les dictionnaires de la conversation ni dans les galeries métaphysiques du
trompe-l'oeil, elle n'est pas illusion mais tache, elle n'est pas dessin mais crachat.2
Ce qui est dit pour les « logogrammes » de Dotremont (voir l'illustration n°4
à la page suivante), pourrait aussi bien concerner les pages autographes artaudiennes :
«une archive du geste spontané, du rythme vital matérialisé, geste qui ne fait que
traduire le mouvement du corps de l'artiste ».3
72
Ill. n°4. Logogrammes de Christian Dotremont.
73
La plupart des artistes qui ont mis l'opacité impénétrable de l'imprimé à
l'épreuve de la puissance de la trace autographe, l'ont fait sur le plan du rejet de la
séparation émanée du scriptural en dessin et écriture. Le symbole de la victoire du
rationnel sur le sensible, fut pour ces artistes l'ordre spatial (opé)rationnel de la page
du livre, en tant que instrument spirituel1. Au sein de cette même problématique,
rappelons-nous aussi de Louis Soutter, qui, enfermé dans un asile d'aliénés, il s'est
consacré, vers la fin de sa vie, à une activité graphique très spéciale : il « illustrait »
des livres, en dessinant à l'encre de Chine directement sur les marges de ses
exemplaires personnels (voir les illustrations 5, 6). Michel Thévoz, qui a lui-même
très souvent fait de la transgression de la page imprimée son objet d'analyse, prétend y
voir une tentative de « transgresser ou d'effacer les oppositions sur lesquelles s'est
fondé le régime de la représentation : la figure et la lettre, le signifiant et le signifié, le
sujet et l'objet etc ».2
Ill. n°5. Page d'un livre illustré au crayon par Louis Soutter.
1 Nous empruntons cette expression au titre d'une des parties des Divagations de Stéphane Mallarmé,
où il traite des questions de typogtaphie des livres. Voir « Livre, instrument spirituel » dans
Stéphane Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, édition par Bertrand Marchal, Gallimard,
2003, p. 274-280.
2 Michel Thévoz, Détournement d'écriture, Les éditions de Minuit, 1989, p. 63.
74
Ill. n°6. Page de livre illustrée par Louis Soutter.
75
Toujours sur le même plan, Thévoz soutiendra qu' « il existe pourtant des productions
graphiques ou scripturales qui ne disposent pas de cette garantie typographique, qui
exhibent leur propre genèse ».1 C'est surtout sur cette idée de la page autographe, en
tant que surface où s'expose la genèse de l'écrit, que nous allons nous démarquer de
Thévoz : la surface de la page autographe n'exhibe que les traces figées de l'écrire. Les
empreintes ne sont évidemment que le fait, et non pas le faire :
...il n'est pas inutile de considérer par quelles voies matérielles s'est lentement
construit le système qui assure à la société la conservation permanente des produits
de la pensée individuelle ou collective.4
C'est plutôt dans cette perspective, que dans celle qui voit à la page
autographe l'exhibition de la genèse de l'écrit, que nous allons mieux pouvoir saisir
l'image que les pages des cahiers de la fin de la vie d'Artaud présentent. À propos de
76
ses « dessins écrits », Artaud dira : « ils en ont trop / dit pour naître / et trop dit en
naissant / pour ne plus renaître... »1 Le moins qu'on puisse dire c'est que chez Artaud
ce qui est donné à voir est tant la genèse de la graphie que sa résistance à la genèse. Il
s'agit, plus que de donner à voir une genèse, de dé-faire les voies matérielles par
lesquelles l'écrit se détache de la corporéité dont il émane, pour devenir document
/monument conservable et transmissible. Le nouveau défi est de trouver la voie par
laquelle il deviendrait possible de détruire l'histoire de la « séparation de la vie et de
l'œuvre », tout en écrivant.
La position affirmative d'Artaud, proposant une destruction des réserves
culturelles, proclamée dans ses textes théâtraux et mexicains, se trouve substituée par
des tentatives d'entrelacer des termes qui sembleraient opposés. Vers la fin de son
séjour à Rodez, Artaud écrivait :
Quand j'écris, il n'y a pas autre chose que ce que j'écris. Ce que j'ai senti d'autre
[…] qui m'a échappé […] je [le] détruirai pour le remplacer par autre chose2.
77
devient « fantomatique », en ce qu'elle incarne le « revenant » de ce qu'elle vient de
détruire.
Revenons au débat autour de l'autographe et de l'imprimé ; au-delà d'une
promesse projetée à l'avenir et d'un échec toujours déjà passé, la page autographe
irremplaçable porte les traces d'un présent sempiternel. Dans les extraits suivants,
provenant d'un cahier d'août 1946, la résistance à la typographie se justifie par ce
présent ineffaçable :
Pourquoi écrire ?
Il y a un langage non imprimé
avec lequel je mangerai l'imprimé.
Ce langage est inscrit dans le corps sans lettres.
Il ne me manque que de pouvoir dire, moi, être, que je suis toujours présent, avec
des mots et des gestes. […]
Revenons au premiers vers cités ici. Artaud, qui, un an plus tard (avril 1947),
allait se demander « mais, est-ce que j'écris ? »2, répond à la question « pourquoi
écrire ? » d'une proposition d'auto-consumation, d'ailleurs très fréquente chez lui :
1 Cahier n° 144. Nous citons les passages commes ils sont transcrits par Thévenin dans le tome
XXIII des Œuvres Complètes, p. 139-141.
2 Dix ans que le langage est parti, op. cit., p. 1516.
78
… je veux n'écrire que quand je n'ai plus rien à penser. -Comme quelqu'un qui
mangerait son ventre, les vents de son ventre par dedans.1
Et ce n'est pas le premier rat que cette terre envoie sur ma nourriture et sur mes
écrits. Car ces rats s'appellent néant et vide, […] affirmateurs du manque éternel au
sein du plein perpétuel.3
79
Artaud revenant in-supportable. La recevabilité de la graphie des Cahiers à
l'époque de leur « reproductibilité technique ». 3.5
Dans ce dernier chapitre de la dernière partie de notre étude, nous allons
poser des questions d'édition et de transmissibilité de la graphie artaudienne. À
l'époque où le fac-similé a rendu possible la reproduction exacte de la graphie des
Cahiers, il nous semble intéressant de s'interroger sur les questions de publication et
de transmissibilité de l'écriture artaudienne. Comme le titre que nous avons choisi
pour ce chapitre laisse entendre, nous allons avoir recours, pour l'analyse qui suit, à la
notion benjamienne de l' « aura ».
Publier les derniers écrits d'Artaud, dont la plus grande partie reste encore
inédite, ne nous semblerait pas seulement une tâche difficile à accomplir, vu la
quantité du matériau, mais même impossible à réaliser, vu la spécificité du lien qui,
dans les manuscrits d'Artaud, s'établit entre le geste créateur et le support graphique.
Comment « enfermerait »-on dans un livre imprimé une écriture à peine « supportée »
par le papier du manuscrit ? De nos jours, une nouvelle solution -ou un nouveau
problème (ceci reste à voir)- se pose par les techniques actuelles de reproduction,
d'édition et de projection de la graphie.
La publication, donc, des cahiers d'Artaud en fac-similé soulève de
nouvelles questions sur la transmissibilité de son écriture (voir l'illustration n°7 à la fin
du chapitre). Des signes typographiques de la transcription de Thévenin à la
reproduction photographique, on pourrait voir un retour de l'aura de l'écriture.
Pourtant, le geste d'Artaud est un geste destructeur qui traverse le support. En
reproduisant techniquement les pages des cahiers, commettrait-on plutôt une trahison
envers l'unicité du geste qui s'est toujours voulu, chez Artaud, non-reproductible ?
L'interrogation autour de telles impasses créées par le va-et-vient de l'aura dans les
fac-similés des Cahiers nous permettra de réfléchir, d'une part, sur la graphie et l'acte
de graphein, et d'autre part, sur le médium matériel de la production littéraire, voire la
page en tant que support.
Presque un siècle après la parution de la correspondance entre Jacques
Rivière et Antonin Artaud, dont l'amorce fut un refus de publication, il n'est plus
question de ne pas publier quelque chose qui semblerait intransmissible, mais de
80
comment tout publier, même l'intransmissible. Le premier cahier paru en fac-similé en
2006 donne à voir les traces du combat d'Artaud contre son matériau et contre la
culture livresque elle-même. La page manuscrite reproduite engage le lecteur à lire
Artaud les yeux ouverts.
Dans une lettre tardive, qui fait partie des Suppôts et Suppliciations, Artaud
insiste pour que ses écrits soient publiés et semble inviter son futur éditeur à un
engagement, comme à quelque chose qui lui est dû :
Et si toute la terre et Paris ont passé aux mauvais magiciens, il y a en face d'eux
une armée de non-magiciens et d'êtres de cœur qui sont prêts et ne cessent de
défendre mes écrits et travaux comme je défends leur conscience.
Et qui se feront aussi éditeurs et imprimeurs comme il le faut. 1
1 Œuvres, p. 1277.
81
La graphie des cahiers est l’empreinte même de la vivacité d’Artaud vivant son
incendie. [...] Le sens est dans le mouvement avant d’être dans les articulations de
la phrase. Comparez à cela les volumes édités : la masse d’écriture est devenue des
textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L’illisible est
devenu lisible. Est-ce là une trahison ?1
L'œuvre d'art naît du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé, et se perçoit
dans le mouvement […]. Le principal handicap de celui qui la contemple ou la
reproduit est qu'il est mis d'emblée devant un aboutissement et qu'il ne peut
parcourir qu'à rebours la genèse de l'œuvre. 3
82
d'Artaud souvent citée dans notre étude, nous dirions que le sort qui nous a été échu
est de refaire « critiquement » le trajet qui a abouti à l'objet reproduit.
Il y a pourtant bien entendu une différence entre l'original exposé, qui s'offre
à la contemplation, et la reproduction qui fait s'étaler sur une page neutre le « clone »
de la page-matrice. Ce qui attribue à ce corps unique son caractère irremplaçable, c'est
justement l'évènement de la genèse, puisqu'il est le seul à avoir subi dans son propre
matériau les « douleurs de l'enfantement » (ou « les peines de l'avortement »?). À
l'opposé, de même que dans le cas du clonage, les fac-similés, les clones de la page, ne
portent pas en leur matière propre l'accouchement et ses douleurs.
Walter Benjamin, dès les premières pages de son essai L'œuvre d'art à
l'époque de sa reproductibilité technique, nous rappelle qu' « il est du principe de
l'œuvre d'art d'avoir toujours été reproductible »1. Il ajoute pourtant un peu plus bas
que :
En examinant les deux thèses que nous venons de citer (l'une qui confirme la
possibilité innée à l'objet artistique d'être reproduit, et l'autre qui confirme l'unicité
irremplaçable de l'original) nous pouvons faire deux remarques par rapport aux fac-
similés de la graphie artaudienne : D'abord, si on ne se contente pas de la transcription
typographique du matériau autographe, c'est parce qu'on reconnaît que l'art d'Artaud
dépasse la communication de sens et que sa graphie « fait corps » avec la matérialité
de son support. Mais, en même temps, c'est parce qu'Artaud a toujours souligné la
prédominance de la genèse de la création sur l'objet créé, qu'on envisage avec
perplexité le fait de la reproduction, multiplication et marchandisation des cahiers.
Restons un petit moment au sein de la réflexion de Benjamin en reprenant une phrase
qui aurait pu être mise en exergue à son fameux essai : « à l'époque de la
reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre, c'est son aura ».3 Il semble,
1 Walter Benjamin, Œuvres, tome III, Gallimard, 2000, p. 271.
2 Ibid., p.273-276. Je souligne.
3 Ibid., p. 276.
83
pourtant, que le cas du fac-similé n'est pas aisément adaptable à cette théorie : tout en
étant le résultat d'un processus de reproduction, il effectue un geste de ré-auratisation,
car il remet au jour le manuscrit, que le livre imprimé écarte. Nous pouvons donc
soutenir que le fac-similé ne serait que le lieu re-visité par l'aura, mais qui la débusque
aussitôt qu'elle apparaît.
Nous ne pouvons, sur ce point, résister à faire une remarque sur l'étymologie
du mot « aura ». Le mot aura en grec ancien signifiait : air, vent ou souffle. Où nous
disons « aura », nous entendons (entendre dans le sens aussi de percevoir par l'ouïe) le
souffle de la création. Parmi les pages des Messages Révolutionnaires, nous trouvons
les phrases suivantes :
Écrire c'est empêcher l'esprit de bouger au milieu des formes comme une vaste
respiration. Puisque l'écriture fixe l'esprit et le cristallise dans une forme... 1
… je dis donc que le langage écarté c'est une foudre que je faisais venir maintenant
dans le fait humain de respirer, laquelle mes coups de crayon sur le papier
sanctionnent.
Et depuis un certain jour d'octobre 1939 je n'ai jamais plus écrit sans non plus
dessiner.
Or ce que je dessine
ce ne sont plus de thèmes d'Art
84
transposés de l'imagination sur le papier, ce ne sont pas de figures affectives,
ce sont des gestes […]
aucun dessin fait sur le papier n'est un dessin,
la réintégration d'une sensibilité égarée
c'est une machine qui a souffle,
ce fut d'abord une machine
qui en même temps a souffle.
C'est la recherche d'un monde perdu
et que nulle langue humaine n'intègre
et dont l'image sur le papier n'est plus même lui qu'un décalque, une sorte de copie
a
moindrie.
Car le vrai travail,
est dans les nuées.-
Mots, non,
plaques arides d'un souffle...1
85
il a reçu la proposition de Pierre Loeb, se déclarait en « protestation perpétuelle contre
la loi de l'objet créé ». Cela dit, comment procéder– en bonne conscience- à produire
des décalques d'un décalque ? Se soumettrait-on ainsi à la loi de l'objet créé ? Ferait-
on ainsi « cesser le feu » de la protestation contre la loi de l'objet crée qu'Artaud a
voulu « perpétuelle »?
Il semble enfin que toute la question de la reproductibilité de la graphie du
dernier Artaud se rapporte surtout à deux thèmes : d'abord, au rapport entre la surface
même de la page et ce qu'Artaud nomme son « travail vrai », et deuxièmement, à la
bataille sans cesse qu'il mène contre l'immobilité des objets artistiques. Il faudra donc,
pour mieux aborder la question qui nous préoccupe, examiner d'une part la nature
même du travail vrai gestuel et respiratoire d'Artaud, et la nature même du support
traversé par les mouvements de ce travail. Theodor Adorno, qui a souvent critiqué
l'aura de Benjamin, lui écrivait dans une lettre de février 1940 : « l'aura serait la trace
du travail humain oublié dans la chose. Les spéculations idéalistes seraient des
tentatives pour fixer et conserver cette trace même dans les choses mortes, aliénées »1.
Dans la chose matérielle, la chose morte, gît oubliée l'aura, le souffle, qui n'est que le
travail manuel du créateur, semble nous dire Adorno. Par contre, dans le cas d'Artaud,
sa bataille contre le lieu de repos, de mort et d'oubli a été si cruelle que les trous et les
brûlures, sur et à travers la page, sont là pour rappeler le souffle et le geste ; rappeler
entendu dans les deux sens du mot : ne pas laisser dans l'oubli et inviter à revenir.
Nous consatons surtout que par cette pratique gestuelle et respiratoire, les
frontières d’une distinction entre la littérature, les arts plastiques et les arts
performatifs sont détruites définitivement. Le geste n'est pas seulement à l'origine de
tout art graphique, il est également ce qui rappelle la théâtralité toujours latente à la
graphie. C'est justement cet espace théâtral, toujours en dehors de l'écrit et qui oblige à
constamment sortir de la page, qu'il sera à jamais impossible de reproduire.
C'est déjà un lieu commun de qualifier les Cahiers d'Ivry comme nouveau
« Théâtre de la Cruauté ». Si, Paule Thévenin qualifie le théâtre d'Antonin Artaud
comme graphisme mouvant2, la graphie des cahiers serait donc une théâtralité fixée.
Il y a quand-même un point, tant apparent que crucial, sur lequel se distingue le
1 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, (traduction de
Jean Lacoste), Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 272, note 35.
2 Paule Thévenin « La recherche d'un monde perdu » dans Antonin Artaud. Dessins et portraits,
Gallimard, 1986, p. 22.
86
théâtre qui fait penser au graphisme de l'écriture qui fait penser au théâtre : ce n'est
que le caractère éphémère du geste scénique. Le prix à payer pour la fixité n'est autre
que la reproductibilité de la trace. Par contre, on ne se débarrasse pas si aisément de la
fugacité sous-jacente à la fixité : « … de toutes parts le théâtre s'y grouille » disait
Artaud en commentant un tableau de Bruegel. On pourrait pour filer la métaphore,
utiliser la même image à propos de la graphie artaudienne, puisque il y a tout un
théâtre des gestes violents, des souffles et des chants incantatoires derrière ou sous la
page manuscrite d'Artaud. Il nous dit d'ailleurs : « Un geste arrêté fait courir un
grouillement forcené et multiple ».1 Depuis ses textes théâtraux jusqu'à ses derniers
écrits, Artaud revient constamment à ce qui fait grouiller la toile de la peinture ou la
surface de la page : il ne s'agit que de la bataille des forces contre les formes, dont il
fut question au chapitre précédent.
Protéger la forme de l'original contre une éventuelle destruction a été depuis
leur invention l'objectif des techniques de reproduction des manuscrits -qu'ils soient
anciens ou modernes. Depuis quelques années, face à la nouvelle tendance de créer
des textes littéraires numériques, le but des techniques de reproduction des manuscrits
du passé est devenu celui de préserver la tradition littéraire, étroitement liée à la
matérialité de l'écrit. En reproduisant les dépôts archivistiques de notre culture de
l'écrit, on vise à éviter la « liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage
culturel »2. Dans un extrait du Théâtre et son double, que nous avons vu plus haut,
Artaud nous invitait à imaginer la destruction du matériau des archives livresques :
1 Œuvres, 11.
2 Walter Benjamin, op. cit., p. 276.
3 Œuvres, p. 507. Nous soulignons. Voir aussi sur ce sujet Maurice Blanchot, Le livre à venir, op. cit.,
p. 296-302. Nous ne pouvons, sur ce point, nous empêcher de faire la remarque suivante : Un des
sorts artaudiens figure sur la couverture de la dernière édition du Livre à venir de Blanchot. Comme
si l'image que la page autographe d'Artaud -trouée de brûlures- offre était la plus appropriée à poser
la question de l'avenir du livre...
87
connu la reproduction ? Parce que la Culture livresque ne donne pas de réponse à la
question troublante : entre la tradition littéraire et le Livre, quel est le contenant et
quel est le contenu ?1 La sacralisation a donc imbibé l'objet matériel, et ainsi, livrer au
feu ce dernier équivaudrait à un sacrilège contre ce qui est censé être représenté par le
titre et le nom d'auteur inscrit sur le dos du livre et, de là, contre le concept de la
Culture elle-même.
La position d'Artaud face à cette idée de conservation culturelle est radicale :
Au lieu de se protéger contre le dépérissement, s'offrir au feu. Au lieu de conserver les
objets artistiques en tant que signes représentatifs de la création aboutie, faire de la
destruction elle-même un signe. On peut entendre le mot « signe » dans son acception
du geste destiné à manifester quelque chose. C'est dans ce sens-là que la destruction
fait signe. À la fin de la préface au Théâtre et son double, il est écrit :
Et quelques années plus tard, dans les Messages Révolutionnaires, s'adressant à ses
lecteurs :
Si vous admettez que la culture est une chose vitale, […] vous devez être prêts
comme moi à brûler toutes les formes qui ne font qu'imiter la vie. 3
En lisant ces extraits, nous nous sommes, plus haut, posés la question
suivante : comment comprendre ces forces qui planent au-dessus et en dehors des
formes de l'écrit ? Nous avons soutenu qu'Artaud supposerait une sorte de double de
l'écrit qui sortant de son propre « corps » le dévisage et le menace, puisque celui-là
deviendrait le porteur de l'éventualité de sa destruction et de la possibilité de naissance
d'un nouveau corps. Toujours dans le Théâtre et son double, nous avions retrouvé cette
idée :
1 Voir sur ce sujet les deux premiers chapitres du tome paru sous la direction de Pascal Lardellier et
Michel Melot, Demain, le livre, L'Harmattan, 2007.
2 Œuvres, p. 509. Nous soulignons.
3 Œuvres, p. 736. Nous soulignons. Voir aussi sur ce sujet le chapitre 2.3 de notre travail, p. 41-45.
88
Toute vraie effigie a son ombre qui la double ; et l'art tombe à partir du moment où
le sculpteur qui modèle croit libérer une sorte d'ombre dont l'existence déchirera
son repos.1
Le double qui fera tomber l'art ne fait pas son apparition uniquement dans les
expériences théâtrales d'Artaud ; il allait s'incarner plus tard, dans les pages des
cahiers. Jouant sur ce thème des « ombres », le passage cité ci-dessous, bien qu'écrit
par Baudrillard hors de tout contexte artaudien, élucide les questions que nous
abordons :
L'idée elle aussi doit aller plus vite que son ombre. Mais si elle va trop vite, elle
perd même son ombre. N'avoir plus l'ombre d'une idée...Les mots vont plus vite
que le sens, mais s'ils vont trop vite, c'est la folie : l'ellipse du sens peut faire perdre
même le goût du signe.2
Mais si j'enfonce un mot violent comme un clou je veux qu'il suppure dans la
phrase comme une ecchymose à cent trous... 3
89
ne pas / sortir / de la page / écrite … »1. Par contre, toujours dans le même texte (50
dessins), nous retrouverons la deuxième fonction du clou, c'est-à-dire fixer /
immobiliser : « Ils [les dessins] sont là comme / cloués / et destinés à ne / plus
bouger ».2
La force qui s'élance d'une violence perforante contre la forme solide du
signe et de son support, y laisse sa trace et ainsi s'immobilise sur ce point fixe, ce lieu
précis qui est le trou. Le trou a le caractère paradoxal d'incarner en même temps la
force du coup et le coup immunisé. Une destruction qui se conserve en permanence.
« Car tous mes coups de souffle / sont des clous... »3 écrit Artaud en 1947.
Bien avant de commencer son activité graphique « cruelle », il avait écrit à Jean de
Bosschère, dans une lettre du 20 novembre 1928 :
Je crois que l'écriture immunise, détourne les coups. […] Tout marche et s'éparpille
dans une obliquité désolante qui montre à chaque coup tous les déserts de la
pensée.4
90
fibres. Le phénomène est connu dans les dites Sciences de l'Information et des
Bibliothèques sous le nom de « slow fire » (« feu lent »).1 Les anathèmes d'Artaud
contre la culture de l'écrit s'avéreront donc prophétiques, en prenant corps dans un
incendie immanent à la page ? Si cela arrive, le fac-similé survivra à son original
autographe, immortel, mais dépourvu de son vrai « corps ». La malédiction
qu'Antonin Artaud adressa en 1939 à une femme, pourrait très bien aussi s'adresser à
sa page manuscrite reproduite :
Tu vivras morte
tu n'arrêteras plus
de trépasser et de descendre je te lance
une Force de Mort.2
1 Voir sur ce point, parmi d'autres, les études publiées sur le site de l' UNESCO et du Journal des
Sciences des Bibliothèques : http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8532f/r8532f00.htm,
http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8904f/r8904f00.htm#Contents,
http://www.ceserp.com/cp-jour/index.php?journal=ijls
2 Cité depuis Jacques Derrida, Artaud le Moma, op. cit., p. 74.
91
Ill. n°7. Page du cahier 395, publié en fac-similé en 2006.
92
Conclusion
Nous espérons avoir montré que les écrits d'Antonin Artaud mettent à rude
épreuve les limites des notions du Livre et de l'Œuvre, et que -plus que cela- ils
parviennent à miner de l'intérieur l'expérience même d'écrire. Ayant divisé le corpus
étudié en trois sections, suivant un ordre chronologique, nous avons voulu, d'une part,
montrer les mutations de la pensée artaudienne sur l'écriture à travers les années, et
d'autre part, souligner le fait qu'Artaud ne cesse d'être dans une relation de dénégation
avec l'acte d'écrire.
Pour résumer le trajet que nous avons parcouru avec Artaud, il faut rappeler
qu'il avait débuté en littérature par inclure à ses textes et à ses livres le manque de
système propre à l'écrit littéraire et à la tradition livresque. Nous lui prêterions donc
les propos de Nietzsche : « Je me méfie de tous les systèmes et constructeurs de
systèmes et les évite : peut-être découvrira-t-on finalement derrière ce livre le système
que j'ai évitée ».1 De même, les livres d'Artaud qui suivent la publication de sa
correspondance avec Rivière ne prétendent pas proposer une œuvre à venir ; ils
montrent en creux l'objet manqué, le livre à éviter. Dans les textes, que nous avons
ensuite abordés, au cours de notre deuxième partie, Artaud lance des condamnations
violentes contre le Livre, l'Œuvre et l'écriture en soi. Ici aussi, il insiste à montrer vers
un avenir sans œuvres écrites : ses anathèmes concernaient tantôt toute trace écrite,
1 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, Automne 1887-mars 1888, Tome XIII, édition établie
par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Gallimard, 1976, p. 26. Nous trouvons ce fragment parmi
les notes préparatoires pour la Volonté de la puissance, l'œuvre nietzschéenne qui est restée
inachevée.
93
tantôt la légitimation de l'œuvre livresque par la culture occidentale. Enfin, durant sa
dernière période créatrice, il a fait de son écriture une « écriture qui ne se promet pas,
ne se dépose pas, ne se contente pas de se désavouer, ni non plus de revenir sur la
trace pour l'effacer ».1 En insistant sur le thème de sa croyance perdue, Artaud prend
donc acte de sa constante « fidélité à l'échec », même lorsqu'il effectue son retour à
l'édition. La dispersion ne cesse pas d'être une des caractéristiques primordiales de ces
recueils. Les livres annonçant la fin de l'écriture seront alors sans fin.
Nous ne trouverions pas de plus belle exposition de la démarche artaudienne
que dans cet extrait d'une des versions du « Cogne et foutre » :
… alors je brûle tous mes manuscrits et il ne reste que ceux qui me rappellent une
suffocation, un halètement, un étranglement dans je ne sais quels bas-fonds parce
que ça c'est vrai. […]
car vraiment je ne crois pas aux mots ni aux idées remuées par les mots, et dans
les mots. […]
Je dois donc dire que depuis trente ans que j'écris je n'ai pas encore trouvé non
pas encore mon verbe ou ma langue, mais l'instrument que je n'ai cessé de forger.
Me sentant analphabète illettré, cet instrument ne s'appuiera pas sur les lettres
ou sur les signes de l'alphabet, on y est encore trop près d'une convention figurée,
et oculaire et auditive
Qui a lié le sens, lié la pensée, les a liées en fonction d'une idéation préventive
qui avait ses tables formelles écrites […]. […]
et bientôt tous les mots seront lus, toutes les lettres complètement épuisées.
Et chaque livre écrit sera lu, et il ne pourra plus rien dire à des cerveaux
complètement décomposés, après avoir été arbitrairement imposés et réimposés.
[…]
Je connais un état hors de l'esprit, de la conscience, de l'être
et qu'il n'y a plus ni paroles ni lettres,
2
mais où l'on entre par les cris et par les coups.
Écrire sur Artaud, écrire sur la destruction de l'écrit, c'est surtout écrire après
sa destruction. Serions-nous donc arrivés à ce point où tous les mots et chaque livre
94
sont déjà lus ? Selon Baudrillard, l'idée d'un livre n'est pas « destinée à éclater, mais à
s'éteindre dans le monde.[...] Quel que soit son objet, l'écriture doit en laisser rayonner
l'illusion et en faire une énigme insaisissable -irrecevable donc pour les spécialistes et
les realpoliticiens du concept »1. Le plus grand défi d'une étude critique sur l'écriture
artaudienne est de s'affronter, dans un premier temps, aux limites de la recevabilité, et
puis, aux limites de la conceptualisation. Il serait légitime de se demander si, après
autant de discours théoriques interprétatifs sur Artaud (surtout à partir des années
1960), sa pensée insaisissable « menace » encore d'éclater dans le monde, ou si elle
s'est depuis longtemps éteinte dans le discours qui, en la reproduisant, est devenu lui-
même courant. Il ne faut tout de même pas oublier qu'une grande partie des écrits
artaudiens reste encore inédite. Si nous pouvons craindre que tous les livres sur Artaud
aient déjà été écrits, il faut se rappeler aussi que le dernier livre écrit sous son nom n'a
pas encore vu le jour.
Quant à la graphie des cahiers, vouloir bâtir un discours critique qui serait un
« contrecoup » aux coups d'Artaud, c'est un projet trop ambitieux, sinon impossible.
Nous pouvons pourtant montrer -par un acte théorique déictique- la praxis d'Artaud ;
montrer donc une praxis au lieu de formuler un concept. Constituer un discours
critique à partir de ce qui a été actualisé dans la graphie d'Artaud signifie montrer les
traces, remonter à partir de l'« archive visuelle » du geste graphique2 vers
l'actualisation destructrice en train de se faire. Si le discours (et surtout) l'activité
graphique artaudiens habitent la structure qu'ils veulent détruire, alors le discours sur
Artaud fait appel à l'acte qui serait capable de le disloquer. Faire de l'écriture
artaudienne son objet est dangereux …
En terminant son Histoire de la folie par une référence à Artaud3, Michel
Foucault évoque l'au-delà de la raison qui a été rendu pensable, dès que le cas
artaudien eut été inscrit au sein de l'histoire de la culture occidentale. Par deux gestes,
qui sont en fait pris dans un seul mouvement double, Artaud a rendu pensable un
95
espace en dehors de la pensée, et a revendiqué le dépassement d'un langage qui exclut
tout ce qui excède son champ de possibilités.
Inclure le dehors, intégrer à l'écriture les conditions qui l'annulent, à la raison
les conditions de la déraison, à la critique les conditions théoriques qui la dépassent,
sont-ce là des postures « dangereuses » pour la survie du discours théorique ? Si
l'écriture, ainsi que la théorie et la critique, ont vécu jusqu'ici grâce à un dehors
qu'elles ne comprennent pas, elles doivent dès lors apprendre à survivre sans la
garantie que le tracé d'une extériorité bien délimitée leur offrait. Il s'agit, parmi
d'autres, du détournement de la raison de l'écrit programmé et de l'ordre du livresque à
la déraison de l'absence d'œuvre, de l'imprimé garantissant la lisibilité à l'autographe
troué... L'écriture qui « trompe » l'écriture a existé ; elle ne peut que donner suite à
une théorie qui trompe la théorie. Si, dans la phrase de Shoshana Felman « le langage
n'est pas capable de poser la question de la folie », nous remplacions « la folie » par
« l'absence d'œuvre », selon l'identité établie par Foucault (« la folie est l'absence
d'œuvre »), l'énoncé de Felman se formulerait ainsi : le langage n'est pas capable de
poser la question de l'absence d'œuvre [...] qui, tout en étant inarticulable, est une
question qui -dans tout texte- ne cesse pourtant d'écrire et de s'écrire. 1 Depuis les
lettres à Rivière jusqu'aux pages des Cahiers traversées par les coups d'une graphie
acharnée, Artaud n'a cessé d'écrire et de laisser s'écrire cette question inarticulable.
Comment pourrait cet impouvoir d'articuler faire l'objet d'un discours théoriquement
articulé ? La théorie critique, trahirait-elle Artaud en essayant de justifier son combat,
ou de nommer sa bataille ?2
Nous n'avons pas tenté de reconstituer la réflexion du sujet « Artaud » ni fait
profession de croyance à sa passion. Nous nous sommes plutôt intéressés à produire
un discours critique qui revendique sa capacité de faire acte. Certes, les textes d'
Artaud sont exigeants. S'agit-il d'une écriture dite difficile? Certainement pas de la
même manière dont l'écriture de Mallarmé se déclare difficile. Si le Livre de
Mallarmé, toujours absent, toujours plan du Livre, crée un nouvel horizon d'attente
pour le lecteur moderne, les non-livres d'Artaud, ses cahiers multiples qui, pris par la
vitesse de l'écriture, n'ont même pas le temps de devenir livres, détruisent tout horizon
d'attente. Le seul horizon ouvert par cette écriture est un horizon d'action. Artaud
1 Cf Shoshana Felman, La folie et la chose littéraire, Seuil, 1978, p.55.
2 Voir la lettre à Peter Watson. Œuvres, p. 1100.
96
exige un lecteur-acteur. L'acte interprétatif n'est pas quitte de « violence ». La leçon
artaudienne nous apprend que la seule écriture qui saura survivre à la destruction que
son avènement même annonce est celle qui sera traversée par sa propre force, fidèle à
son incroyance. Et nous pouvons reconnaître une certaine équivalence entre
l'intégration de force au Sens et la démarche interprétative qui avance en forçant les
sens. Nous écrivons sur Artaud après avoir perdu nous-même la croyance aux mots.
97
BIBLIOGRAPHIE
-ALLET Natacha, « … o ta fiole ira. Les dessins écrits d' A. Artaud », textimage
(revue électronique), n° 3, été 2009.
-BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard, 1959.
-BONGIORNO Giorgia, « Je veux ma main. Artaud entre dessin et écriture », Europe,
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102
ILLUSTRATIONS
RÉFÉRENCES DES REPRODUCTIONS
103
Table des matières
Introduction................................................................................................................p.1
Conclusion................................................................................................................p.93
BIBLIOGRAPHIE.....................................................................................................p.98
104