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OCTAVE MIRBEAU ET LA PEINTURE DE PAYSAGE

Une critique d'art entre éthique et esthétique

Je ris, quand j’y pense, car ce n’est pas sur son œuvre qu’on
juge Zola, c’est le plus souvent sur les propos que, fort gratuitement,
je lui attribuais.
Octave Mirbeau, « Points de vue », Le Journal, 14 juin 1896

Dans sa chronique du 14 juin 1896, citée dans l’épigraphe, Mirbeau met en scène un journaliste,
qui lui aurait fait un aveu. Dans les articles que celui-ci avait écrits après des interviews avec des
personnalités littéraires comme par exemple Zola, il leur avait attribué des paroles imaginées, et il
se réjouit de constater que le grand public juge l’auteur plutôt d’après ces conversations imaginées
que d’après l’œuvre elle-même. Cette anecdote illustre bien les pouvoirs dont Mirbeau dote le
critique. Il est vrai qu’il raconte cette histoire pour dénoncer la mauvaise foi des critiques, qu’il
détestait profondément. Mais on pourrait y lire aussi une caractérisation de la critique, plus vraie
peut-être que Mirbeau ne l’a cru lui-même. Il affirme en fait que la réputation d’un écrivain ou d’un
artiste dépend bien plus du jugement de valeur prononcé par un critique que de l’œuvre en question.
Aussi mon hypothèse est-elle que les relations institutionnelles, personnelles ou sociales, qui
existent entre les agents dans le champ artistique, prévalent sur les qualités présumées de l’œuvre
dans la production du jugement de valeur. Je voudrais vérifier ici cette hypothèse, en passant en
revue quelques paysagistes loués ou blâmés par Mirbeau dans ses chroniques d’art.
Je commence par résumer la position que prend Mirbeau en matière d’art, à en juger d’après les
chroniques réunies dans Combats esthétiques (Mirbeau 1993, deux volumes auxquels je me réfère
dans la suite par I et II). Puis, j’expose successivement la situation du critique d’art dans le champ
artistique du XIXe siècle et l’hypothèse institutionnelle sur la production de son jugement de valeur.
Je concentre mon analyse sur la peinture de paysage, telle que Mirbeau l’envisage dans ses
chroniques. C’est pourquoi je passe en revue les paysagistes les plus appréciés par lui ou par le
grand public. Je termine par quelques conclusions tendant à confirmer l’hypothèse examinée.

1. OCTAVE MIRBEAU CRITIQUE D’ART


Mirbeau était un polémiste virulent, dont les chroniques artistiques fracassantes paraissent
surtout dans La France, Le Matin, Le Figaro, Le Gaulois, Gil Blas, L’Écho de Paris, Le Journal et
se destinent tout aussi bien au grand public qu’aux professionnels de l’art. Il y dénonce la
médiocrité et la veulerie, les compromissions et la complaisance. Pamphlétaire avant tout, sa
critique d’art s’épanouit le mieux lorsqu’il a un “génie” inconnu à défendre, une réputation établie à
démolir, ou un scandale à dénoncer. Pour défendre généreusement ses amis, ce « justicier des arts »
(Fénéon) a les mêmes élans que pour s’attaquer à l’injustice, en art ou en politique. Il cherche
toujours à mettre en valeur le “cas social” et la forte personnalité des artistes. Il proclame la
primauté de l’émotion. Son attitude critique est nourrie par l’enthousiasme que la Beauté inspire à
sa sensibilité artistique ou par le dégoût que provoquent chez lui la corruption et la dégénérescence
de la France politique sous la Troisième République : « Il nous faut crier notre enthousiasme ou
notre dégoût » (II 496, janvier 1910). Aussi sa conception artistique porte-t-elle à tout moment
l’empreinte de ses idées sociales et politiques. La critique d’art est pour lui une mission politique :
combats esthétiques et combats sociaux sont inséparables, parce qu’ils naissent d’une seule et même
vision éthique du monde. Le Beau, le Juste et le Vrai coïncident pour lui.
Ses goûts indépendants seront confirmés en 1884 dans ses premières chroniques, publiées sous
son propre nom dans un journal républicain modéré, La France. Il se distingue des autres critiques
d’art, par le vaste public qu’il a dans la grande presse, par le manque d’explications formelles de
l’art, par le ton journalistique et polémique, par son indépendance à l’égard des écoles et des partis
politiques en place. Cela lui permet de soutenir des mouvements et des artistes très différents, à des
moments différents, et avec des arguments parfois contraires : non seulement ses amis Monet,

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Pissarro et Rodin, mais aussi Corot, Manet, Cézanne, Whistler, Gauguin, Bonnard, Vuillard,
Claudel, Maillol, Utrillo, Puvis de Chavannes, Van Gogh, Vallotton, Carrière, Raffaëlli, Degas, les
Nabis et certains symbolistes. Par contre, il s’est montré incompréhensif envers d’autres, comme
Moreau, Redon à ses débuts, les Préraphaélites, l’esthétisme.
Il pourfend sous pseudonyme, dès 1874, la peinture académique (Bouguereau, Cabanel,
Meissonier, Bonnat, Boulanger, Gérôme) et les autres peintres officiels, qu’il traite d’infirmes qui
insultent la Nature. S’il a pendant quelque temps un faible pour Carolus Duran, Gervex ou Jean
Béraud, c’est probablement qu’ils sont liés à Edouard Manet, de même qu’il ménage d’autres
réputations imposées par la direction du journal (cf. Michel 1995 : 129).
Mirbeau critique également le réductionnisme du réalisme naturaliste, qui ignore l’émotion et la
subjectivité : « le naturalisme est la suppression de l’art, comme il est la négation de la poésie » (I
420, 16-2-91). L’art ne doit pas être une imitation servile de la Nature, ni une représentation
embellie ou adoucie : « Il y a une école, toute une famille de peintres, moins prétentieux, mais plus
vulgaires : ce sont les naturalistes. Ceux-ci s’ébahissent devant la nature, et pour modifier
légèrement une comparaison célèbre, comme des bœufs qui regardent passer un train. Ce sont des
gens qui ne visent à rien moins qu’à rivaliser avec le relief réel des choses. Ce sont des copistes. Ils
font ce qu’ils voient, ils ne sentent pas, ils ne pensent pas. Tout sujet leur est bon. Le monde tout
entier semble fait pour poser devant eux » (I 161, 1-5-85).
Mirbeau cite les noms de Roll, Bonnat, Lhermitte, Dagnan-Bouveret et Raffaëlli, qui ne
manquent pourtant pas, concède-t-il, de la puissance d’observation. Il désapprouve bien plus
fortement la peinture doucereuse de Jules Breton, qui ne sait peindre « le poème complet de la vie
des champs » (I 176, 12-5-85), mais fabrique un « petit conte sentimental [...] sur la vielle éternelle
de l’éternelle romance » (II 21, 29-4-93). Ce que fait Breton, « c’est propre, c’est correct, c’est
bien fait, c’est ennuyeux » (I 176, 12-5-85 ). Breton serait un « Millet pour dames », qui « fait de la
campagne qui n’en est pas et, dans ses paysages qui ne sont ni en terre, ni en ciel, ni en eau, ni en
air surtout, il met des paysannes qui ne sont ni des paysannes, ni des bourgeoises, ni des
marquises, dont les pieds sont manucurés, dont les attitudes sortent de chez le meilleur
photographe. J’ai vu des glaneuses qui avaient l’air de ramasser des épingles ». (I 286, 31-5-86).
Après la mort des grands paysagistes Millet et Corot, « la nuée des copistes s’est abattue sur le
paysage : les tableaux faits à souhait pour le regard du vulgaire et l’exploitation commerciale ont
pullulé » (I 197, 30-5-85). Seuls resteraient Monet, Sisley et Pissarro. Les autres paysagistes « ne
nous révèlent rien de fort, d’exquis, de savoureux ; toujours la même nature plate et jolie, la même
pâte onctueuse et comme sucrée » (I 197, 30-5-85).
En fait, Mirbeau se méfie de toutes les écoles, et ne fait confiance qu’à la Nature : « Le
romantisme, et, après lui, le réalisme, qui valent, comme doctrines, ce que valent toutes les écoles,
c’est-à-dire rien… Toute la nature, même réputée hideuse, parce qu’elle ne se manifeste pas en
peluches de salons ou en marbres d’écuries, est, pour celui qui sent, qui est ému sincèrement, une
source d’éternelle, de toujours neuve beauté » (I 366-367, 28-5-89).
Pourtant, il s’agit pour lui moins de critiquer les artistes que de critiquer l’organisation sociale de
l’Etat, dont les institutions exercent leur emprise sur l’art : « Maintenant, je supplie les peintres de
ne pas me haïr, les uns de mes jugements, les autres de mon silence, Je n’ai contre eux aucune
animosité. [...] Dans une autre organisation sociale que la nôtre, ils eussent, sans doute, donné de
belles œuvres. [...] Mais c’est à l’état que j’en veux, c’est lui que j’accuse, par ses leçons
infamantes, par la direction néfaste qu’il donne aux esprits, par les récompenses népotiques et
injustes dont il favorise les uns au détriment des autres, d’avoir protégé cet art impie, de l’avoir en
quelque sorte légalisé » (II 24, 29-4-93). C’est pour cela qu’il fustige avec véhémence les
institutions artistiques (l’École des Beaux-Arts, l’Académie, le Jury du Salon) et notamment le
Salon, « cette grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées » (I 104, 17-1-85), « une
énorme fumisterie, une vilaine blague d’atelier » (I 268, 16-5-86). Il s’oppose aussi à la réforme du
Salon (1880), en réclamant la fin de toute tutelle de l’art. Et le nouveau Salon du Champ-de-Mars,
institué en 1890, est dépeint comme « une coterie plus étroite, plus fermée, plus anti-artistique,
plus essentiellement commerciale encore, que le Salon ancien » (I 446, 22-4-1891).

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L’ambition artistique de Mirbeau n’est pas de refléter l’opinion publique mais de la guider. Les
critères qui, à cet effet, reviennent le plus souvent sous sa plume, sont « le sens de la Vie » et
« l’amour de la Nature », estimés bien plus importants que le motif, le sujet ou le procédé : « … il
n’y a pas de mauvais motifs, il n’y a que de mauvais tableaux. Le sujet m’importe peu. C’est affaire
à l’artiste de l’exprimer, d’exprimer quelque chose, n’importe quoi. On peut mettre partout de la
noblesse et de la poésie, même dans les choses les plus banales et les plus vulgaires… » (I 95, 21-
12-84). « En art, le sujet importe peu, même s’il n’existe pas, car il n’y a point dans la nature une
chose – si humble soit-elle – qui ne renferme du pathétique et de l’ornementalité » (I 488, 25-5-92).
« Le procédé m’importe peu, si la réalisation est belle ; et pourvu que je ressente une émotion, je
ne vais pas chicaner l’artiste sur les moyens qu’il emploie » (I 334, 14-5-87).
Dans les termes de Baudelaire, c’est le “morceau fait” que Mirbeau préfère au “morceau fini”,
faute capitale d’un portrait par Cabanel : « On y cherche vainement ce que les professeurs appellent
un défaut ; on voudrait y trouver une faute, ne fût-ce qu’une seule faute, toute petite et honnête, une
faute de brave artiste, qui indiquât une émotion, un frisson du corps, une hésitation de la main
devant la nature. Hélas, non ! tout y est parfait, impeccable, tout y est hideux d’impeccabilité » (I
254, 3-5-86).
Dans la nature, tout est beau, et cette beauté est immuable. Il s’agit pour l’artiste simplement de
voir et de montrer la nature, « toute la nature, même celle réputée hideuse, parce qu’elle ne se
manifeste pas en peluches de salons ou en marbres d’écuries, est, pour celui qui sent, qui est ému
sincèrement, une source d’éternelle, de toujours neuve beauté » (I 367, 28-5-89), « car tout est
beau quand on sait voir » (II 54, 30-1-94) : « Voir la nature, connaître la nature, pénétrer dans les
profondeurs de la nature, comprendre l’harmonie immense et simple qui enserre dans un même
langage de formes, le corps humain et les nuages du ciel, l’arbre et la montagne, le caillou et la
fleur, cela est donné à très peu d’esprits » (II 261, 1-6-00). « La Beauté est immuable et éternelle,
comme la Matière dont elle est la forme revivante, en nous, et synthétisée ; seuls changent et
progressent selon le temps, les modes de l’exprimer » (II 348, 1904 et 1-10-11).
L’artiste doit voir la nature avec son propre regard, un regard neuf, personnel, et non pas celui
qui résulte de cette « éducation du Beau » que nous subissons dès la naissance et particulièrement
dans nos écoles d’art, « comme s’il existait un Beau plus Beau, un Beau vrai, un Beau unique ;
comme si le Beau n’était pas la faculté, toute personnelle, et par conséquent différente à chacun de
nous, de ressentir des impressions et de les fixer, arrachées aux vérités de la vie et aux mystères du
rêve, sur la toile, dans de la pierre, en un livre » (I 72, 8-11-84).
Aussi Mirbeau condamne-t-il ceux qui, comme les Symbolistes, les Préraphaélites et autres
« peintres de l’âme », cherchent la beauté en dehors de la Nature (cf. II 165, 23-10-96).
Pour pouvoir saisir la Nature et la Vie, il faut que l’artiste dispose aussi d’une grande sensibilité,
que Mirbeau trouve chez Monet par excellence : « Tout ce qu’il a touché, il y a mis la vie et la
sensibilité – la vie, la sensibilité propres à l’objet – et c’est le plus bel éloge qu’on puisse adresser
à un artiste » (I 85, 21-11-84). « Grâce à cette méthode, en quelques années, il parvint à n’avoir
plus qu’un parti pris, celui de la nature, qu’une passion, celle de la vie » (I 379, 22-6-89).
L’esthétique personnelle de Mirbeau le porte moins vers le symbolisme que vers un “naturalisme
subjectif”, qu’il reconnaît jusque dans l’impressionnisme. Conséquemment Mirbeau est d’avis que
« l’art consiste surtout à exprimer un sentiment, une émotion, un frisson de la vie » (I 106, 17-1-
1885) : « En art, la grande affaire est d’émouvoir, que ce soit par des touches rondes ou carrées,
des virgules ou des glacis, qu’est-ce que cela fait, je vous prie ! » (I 334, 14-5-87). « Un artiste est
celui-là qui ressent une émotion devant la nature, et qui l’exprime. Que cette émotion soit exprimée
en bleu, en rose, en noir, il n’importe, pourvu qu’elle soit » (I 465, 6-5-92). « L’art qui ne se
préoccupe pas, même dans les conceptions de pur rêve, des phénomènes naturels et de leur
domination sur la plastique, n’est pas de l’art, c’est tout ce que l’on voudra » (I 487, 25-5-92 ; cf.
aussi I 377, 22-6-89).
Comme Zola, Mirbeau voit dans l’art « un coin de nature ou d’humanité recréé par un cerveau
et par une main d’artiste » (I 304, 29-6-86) et est fermement opposé au réalisme plat : « Il n’est pas
besoin de réfuter cette doctrine absurde et barbare, car elle se réfute d’elle-même. Elle fait du

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peintre une simple machine, une sorte d’outil inconscient et passif, elle lui interdit toutes les
émotions, toutes les joies, toutes les voluptés douloureuses de l’enfantement ; elle ramène le génie
tout entier à la froide exactitude de l’œil, à l’habileté odieuse de la main. C’est que la nature n’est
belle, elle ne s’anime, elle n’existe même réellement que vue à travers un tempérament » (I 258, 9-
5-86). « La Nature n’est visible, elle n’est palpable, elle n’existe réellement qu’autant que nous
faisons passer en elle notre personnalité, que nous l’animons, que nous la gonflons de notre
passion. Et comme la personnalité et la passion sont différentes à chacun de nous, il en résulte que
la nature et l’art sont différents aussi et qu’ils revêtent les formes infinies de cette personnalité et
de cette passion » (I 305, 29-6-86). « Et l’unique souci de l’artiste doit être de regarder sans cesse
la Vie autour de lui pour la représenter absolument telle qu’elle lui apparaît. [...] Car par la force
même de son tempérament, il accentuera dans la Nature les formes et les couleurs qui en
exprimeront le mieux le sens. En représentant sincèrement la Nature, il la fera comprendre à sa
manière et c’est tout l’art » (II 425, 15-3-07).
Aussi le style, c’est-à-dire l’originalité, est-elle indispensable à l’artiste : « … ce qui seul
importe dans l’art, ce qui en est la joie et, dirai-je, l’excuse : le style » (II 54, 30-1-94). « Pour moi,
la qualité maîtresse en art, celle qui prime toutes les autres, c’est l’originalité. On doit voir avec
son œil, et non avec celui des autres » (I 277, 21-5-86).
Son goût de la Nature et de la Vie lui fait condamner Cabanel pour son académisme (« Il eut
horreur de la nature ; ou, plutôt, il l’ignora », I 353, 8-2-89), Detaille pour son patriotisme, Redon
pour la surnaturalité de son symbolisme (« la chose rêvée »), et les préraphaélites pour leur
mysticisme, ce qui ne l’empêchera d’ailleurs pas de prendre parti pour les Nabis ! Ses préférences
esthétiques ne se laissent donc pas ramener à quelques peintres préférés, ni à quelques formules
fixes, ni à quelques étiquettes, ni à un mouvement, une école ou un genre. C’est qu’il change de
conception artistique au rythme de ses convictions politiques, sociales et morales. S’il continue en
général à s’enthousiasmer pour les mêmes artistes, ses arguments esthétiques peuvent varier avec
ses jugements éthiques. Pourtant, il lui arrive également de réviser son jugement : Raffaëlli,
Meunier, Whistler et Puvis sont des exemples d’artistes qu’il a appréciés d’abord pour les critiquer
plus tard, en général pour des raisons non esthétiques.
Pour pouvoir exprimer cette personnalité, cette « interprétation personnelle d’une nature » (I
160, 1-5-85), l’artiste ne doit pas se réfugier dans l’irréel, les rêves, les allégories ou les symboles,
ni dans la reproduction tristement banale de la surface réaliste et détaillée. Il sera au contraire – et
c’est un autre principe esthétique de Mirbeau – attentif aux apparences de la nature, pour en dégager
l’essence et s’élever à la synthèse, qui est la seule vérité en art ; c’est ce qu’ont fait les grands
maîtres du métier, comme Degas, Puvis, Monet, Pissarro, Rodin : « …l’essence même de l’art de
peindre […] n’est pas autre chose que la mise en caractère, par la synthèse, d’une figure, d’un
arbre, d’une montagne, de l’objet, si humble qu’il soit, que l’on veut faire passer de la nature
transitoire dans la convention de l’art éternisé » (I 476, 9-5-92).
Le travail du peintre est un « travail de distillation », comme le voulait Stendhal, c’est-à-dire
« le passage du fait à travers la nature exquise du poète, avant de devenir, divinement modifié,
vers, tableau ou statue » (I 160, 1-5-85). Le peintre qui maîtrise cette science de nous révéler
l’essence de la nature, nous donnera « l’illusion complète de la vie » (I 358, 10-3-89), formule que
l’on retrouve telle quelle sous la plume de Maupassant. Remarquez que l’horreur de la réalité plate
que manifeste Mirbeau, le rapproche des symbolistes; comme eux, il ira à la recherche de « l’âme »,
du « mystère », de « l’au-delà », mais il voudra les trouver dans la Nature et la Vie, et non pas dans
un monde d’Idées chimérique.
La justification ultime et décisive de la critique d’art est pour Mirbeau sans aucun doute son
impact social, par lequel la chronique d’art se fait une analyse ethnographique : « L’art est ce qui
nous renseigne le plus sur une époque. Il est le miroir fidèle qui reflète, en nettes images, ses
mœurs, son intellectualité, son idéal. Mieux que n’importe quel document, il nous dit, avec
précision, le degré de sa liberté, de sa civilisation, de sa situation économique même. L’histoire
écrite n’est, le plus souvent, qu’un pamphlet ; l’art est une confession publique » (II 193, 9-5-97).

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Finalement, on constate que la critique d’art de Mirbeau n’est pas complaisante à l’égard des
valeurs consacrées, mais féroce et indépendante ; elle n’est pas dogmatique, mais ouverte à tous les
mouvements novateurs ; elle n’est pas objective, mais subjective ; elle n’est pas intellectuelle, mais
passionnée ; elle n’est pas technique, mais personnelle (cf. Michel 1995 :134-139).

2. LE CRITIQUE ARBITRE DE L’ART


La critique d’art est née au XVIIIe siècle pour informer le public d’amateurs français sur les
centaines et plus tard les milliers de tableaux exposés au Salon. Il est difficile de nos jours de se
représenter l’importance décisive du rôle qu’il a eu au XIXe siècle en tant qu’instance normative de
consécration artistique, économique et idéologique. La fonction primaire de la critique d’art était au
début de sélectionner et de décrire d’une manière alléchante les tableaux estimés les plus
remarquables. En outre, elle visait à informer les lecteurs, à l’étranger et en province, sur les
derniers succès aux Salons et sur l’évolution des goûts dans les arts. La sélection et la description
impliquaient, bien entendu, un jugement artistique. Aussi la fonction évaluative de la critique d’art
gagnait-elle rapidement en importance. Bientôt elle primait sur la fonction informative : le critique
devint arbitre de l’art. De nos jours, le jugement de la valeur de l’art est toujours une des fonctions
principales de la critique d’art, même si ce n’est plus la plus importante 1. Le critique était censé
disposer de la compétence à signaler au public, non seulement les artistes réputés, mais aussi ceux
qu’il considérait comme des promesses pour l’avenir et qui, selon lui, avaient une valeur artistique
durable. Le prestige artistique que l’on accordait au critique d’art faisait qu’il disposait du pouvoir
de consacrer un artiste ; la reconnaissance officielle par le critique d’art contribuait ainsi à la
canonisation de l’artiste et de son art. Ainsi sélection, description, consécration et canonisation
constituent des étapes successives et nécessaires dans le processus de production de la valeur
artistique.
Constatons que, depuis environ 1850, le critique d’art a la réputation d’être un juge compétent et
crédible en matière de l’art, qui a des prédilections marquées et qui sait les exposer et les défendre
avec succès. La question se pose de savoir si cette présomption est correcte.

3. CONCEPTION ARTISTIQUE
Maintenant que nous avons examiné la position du critique d’art au XIXe siècle et l’opinion de
Mirbeau à son égard, nous chercherons à expliquer et à vérifier la compétence présumée du critique
d’art dans le cadre de la sociologie des institutions culturelles, développée sous l’impulsion de
Pierre Bourdieu (1992), décrivant la genèse et la structure du champ littéraire et artistique au XIX e
siècle pour discerner la production, non pas de l’œuvre, mais de sa valeur.
Nous avons vu que les jugements artistiques de Mirbeau ne sont pas indépendants de ses goûts
politiques, sociaux et moraux. La question se pose alors de savoir comment il réussit, dans ces
conditions, à crédibiliser un tel jugement, inspiré par des arguments non esthétiques. L’idée sera
défendue ici que le jugement, qui ne saurait s’appuyer sur des qualités ou des défauts de l’œuvre
elle-même, est crédibilisé par une double manipulation. Premièrement, pour légitimer son jugement,
le critique fait un appel, implicite ou explicite, à la conception artistique de l’artiste qu’il confronte
à la sienne propre, et, deuxièmement, il a recours à des stratégies rhétoriques éprouvées (cf. Hoek
2001 : 185-211).
La valeur des produits culturels constitue l’enjeu de l’activité du critique professionnel. Celui-ci
serait qualifié pour prononcer un jugement équitable, impartial et généralement accepté sur la valeur
d’artefacts culturels. Or, cette compétence supposée se trouve être problématique. C’est qu’il n’est
guère possible pour un critique d’identifier dans une œuvre d’art des qualités objectives qui puissent
étayer son jugement. Pour atteindre son but quand même, c’est-à-dire pour crédibiliser la
valorisation de l’art, le critique doit s’efforcer de maintenir la croyance du public à sa capacité de
juger équitablement. Il a donc intérêt à convaincre le lecteur qu’il est à même d’identifier et de juger

1. Actuellement, la critique d’art a pour but surtout d’informer le lecteur sur l’évolution du
monde de l’art, d’enthousiasmer le public, et, bien entendu, de juger et de présenter des
arguments en faveur des prédilections artistiques exprimées.

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objectivement les qualités d’un produit culturel. Pour cela, il fait appel à un stratagème : discréditer
l’œuvre d’un artiste en critiquant sa conception artistique. Le critique serait à même de reconstruire
cette conception artistique à partir des qualités présumées de l’œuvre d’art. Comme il n’existe pas
de rapport empiriquement contrôlable entre la conception artistique sur laquelle un critique prétend
baser son jugement et les qualités présumées de l’œuvre qu’il juge bon de relever, le jugement de
valeur est invérifiable. Dans ce processus argumentatif, la conception artistique sur laquelle le
critique appuie ses arguments, a une fonction purement instrumentale. C’est-à-dire que le critique
peut s’en servir à discrétion pour créditer ou discréditer d’une manière convaincante les artefacts
culturels et pour légitimer son jugement.
Si le jugement du critique n’est pas basé sur l’évaluation des qualités de l’œuvre, et que sa
capacité de juger d ‘une manière impartiale et contrôlable soit illusoire, sur quoi ce jugement est-il
basé alors ? Selon Bourdieu, les motifs qui se trouvent réellement à la base du jugement de valeur,
doivent être cherchés dans la structure dynamique de ce qu’il a appelé le champ artistique, et plus
particulièrement dans la relation hiérarchique entre les positions sociales que l’artiste et le critique
tiennent dans le monde de l’art. Les œuvres d’art sont des produits du champ artistique, et donc des
produits sociaux. Leur succès ou leur échec ne dépend pas tant de leurs qualités présumées que de
leur sort dans le monde de l’art, c’est-à-dire des conditions socioculturelles de leur réception. Le
jugement de valeur repose sur des déterminants institutionnels dissimulés, qui ont une valeur
objective, plutôt que sur les conceptions artistiques, qui ont une valeur instrumentale, ou sur les
qualités présumées des œuvres, qui ont une valeur interprétative.
Maintenant que nous avons dégagé la genèse institutionnelle du jugement de valeur dans le
champ artistique, nous allons passer en revue quelques paysagistes, pour voir comment Mirbeau
établit son jugement de valeur, le révise parfois, et fait appel à sa conception artistique en fonction
du jugement qu’il entend prononcer.

4. LA PEINTURE DE PAYSAGE, VUE PAR MIRBEAU


Nous avons vu que Mirbeau ne juge pas l’art en fonction des genres, des mouvements ou des
qualités présumées des œuvres, mais d’après son appréciation personnelle de l’artiste. Notre
hypothèse sera donc que les paysagistes, même ceux dont les conceptions artistiques sont très
proches, pourraient être jugés très différemment. Nous supposerons donc que, pour légitimer son
jugement de valeur, Mirbeau sera obligé de présenter des arguments qui diffèrent de même.
Mirbeau a peut-être le mieux rendu sa conception du paysage au début de son compte rendu du
Salon du Champ-de-Mars au mois de mai 1892 : « Et puis, un paysage, ce n’est pas
nécessairement un arbre à droite, une maison de chaume à gauche, au milieu, une vieille mare
verdissante et, dans le fond, une plaine ensoleillée, sous un ciel plâtreux. C’est un morceau
quelconque de la planète, exprimant de la lumière harmonique et des mouvements concordants,
c’est-à-dire de la vie ; et c’est la synthèse de cette vie » (I 488, 25-5-92).
Il faut ajouter que ce morceau de la nature n’existe pas indépendamment de la sensibilité de
l’artiste : « La nature n’existe réellement que dans le cerveau de l’homme, elle ne vit que par
l’interprétation qu’il en tire » (I 488, 25-5-92). Cette conception double du paysage – rendre la
réalité à travers une vision personnelle – facilitera sa tâche de condamner ou de blâmer telle œuvre
particulière, en soulignant, selon les besoins de son jugement, tantôt l’aspect réaliste et tantôt
l’aspect personnel de l’œuvre d’art.

a) Le poids du passé romantique : les Barbizonniers


Pendant les années 1870, lorsque Mirbeau écrivait ses premières chroniques esthétiques sous
pseudonyme (cf. Mirbeau 1996), il a défendu les paysagistes de l’École de Barbizon. La première
fois que Mirbeau s’exprime sous son propre nom sur la question du paysage est en 1884, lorsqu’il
publie la première des Notes sur l’art dans La France, un journal républicain modéré. Dans cette
chronique, il commente l’exposition d’une collection particulière dans les salons du marchand d’art
Georges Petit. Ce type d’exposition, où ne figurent pas des œuvres nouvelles, est alors une
nouveauté et Mirbeau ne manque pas d’applaudir à cette initiative, sans doute aussi parce que celle-

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ci lui donne l’occasion de revoir et de réévaluer de façon critique certains Barbizonniers réputés. Il
estime l’art de Théodore Rousseau, par exemple, trop vieilli, trop romantique, trop lourd, trop « en
dehors de la nature… [...] géométrique et sèche comme de la topographie, immense et sublime
comme l’ennui » (I 56, 3-10-84). Il s’exprime plus fortement encore en 1891 : « Rousseau nous
paraît morne et glacé, et si lointain déjà ! Nous nous irritons contre ces ciels en ciment, contre ces
lourds feuillages inanimés, à travers lesquels l’air n’a jamais circulé, contre cette atmosphère
intraversable et plus pesante qu’une plaque de plomb » (I 414, 10-1-91 ; cf. I 460, 1-2-92).

Théodore Rousseau : Route dans la forêt de Fontainebleau

Le contraste avec son appréciation en 1876 est remarquable : « l’exactitude si sincèrement


agreste de Théodore Rousseau… » (Mirbeau 1996 : 243, 21-11-76). Pour comprendre la
condamnation sévère de Rousseau en 1891 et 1892, il suffit de lire les lignes qui la suivent :
« Comparons à ces maçonneries épaisses de Rousseau, à ces enduits de pâte sombre et rugueuse,
où les objets s’enlisent comme dans de la boue, les ciels aériens de M. Camille Pissarro, ces ciels
mouvants, profonds, respirables, où vibrent véritablement et se répercutent à l’infini les ondes
lumineuses » (I 415, 10-1-91). « Combien diffèrent de ces crépissages épais où l’aile des oiseaux
s’enlise, les ciels de M. Camille Pissarro » (I 460, 1-2-92).
La raison profonde de cette critique des toiles de Rousseau est simplement que leurs couleurs
sombres et leur facture lourde lui servent de repoussoir à la clarté lumineuse de ses amis, Monet et
Pissarro. Parmi les Barbizonniers, seul l’inattaquable Corot, « si clair, si léger, si frissonnant dans
sa brume matinale » (I 56), échappe à la critique de Mirbeau. En 1889, Mirbeau se sert du même
procédé contrastif, en opposant Corot à Rousseau : « Si Théodore Rousseau et Troyon, par exemple,
s’écroulent, ne laissant de leur œuvre qu’un vide énorme, comme Corot s’élève et se divinise » (I
374, 10-6-89 ; cf. aussi I 377-378, 22-6-89). Le jugement de Mirbeau se modifie donc en fonction
du contexte artistique où il figure : il a apprécié le romantisme de Rousseau face aux institutions
académiques de l’époque, mais, quinze ans plus tard, il le condamne face au pré-impressionnisme
de Corot et à l’impressionnisme de Monet ou de Pissarro.

b) Le poids du commerce de l’art : Millet


Pour Mirbeau, Millet, c’est « le poète de la nature, celui qui, dans une vision splendide, faite de
larmes et lourds soleils, a si pesamment courbé l’homme vers la terre et l’a si intimement associé
aux champs féconds et riches qui le nourrissent » (I 148, 9-4-85). Mirbeau « aime l’épique Millet,
pour la grandeur, que lui révéla la nature, et qu’il sut tirer des profondeurs de la vie » (I 378, 22-6-
89). Ce qui lui manquerait pourtant, c’est la variation dans l’expression, que Mirbeau apprécie tant
dans l’art de Monet : « la langue [...] a vite épuisé ses formules et visé le dictionnaire de ses mots »
(I 147, 9-4-85). En 1889, Mirbeau regrette que Millet n’ait pu profiter du succès financier de
L’Angélus et, devant cet effet de la spéculation, il se demande tout de suite : « Pourquoi L’Angélus
7
est-il le chef-d’œuvre de Millet ? » (I 387, 9-7-89). Surtout l’exaltation de cette œuvre par les
nationalistes, soutenus par le chroniqueur du Figaro Albert Wolff, ennemi déclaré de Mirbeau, pour
obtenir qu’elle ne quitte pas la France, contrarie beaucoup Mirbeau : « Parmi eux, aucun, il y a
vingt ans, qui n’eût consenti à donner dix francs du chef-d’œuvre patriotique » (I 388, 9-7-89). Pour
Mirbeau, comme pour Mallarmé (cf. I 390, n. 12), cette évaluation marchande de l’œuvre, avec la
devise “l’or pour l’art”, est un outrage à l’art comme à l’artiste : « L’Angélus n’existait plus. Il
disparaissait sous l’or dont on venait de payer sa rançon. Et c’était l’or qui les hypnotisait… » (I
389, 9-7-89). C’est sans doute pour cela que Mirbeau déclare promptement que L’Angélus ne tient
dans l’œuvre de Millet qu’une place secondaire, malgré ses succès financiers ! Le jugement de la
valeur esthétique n’est sans doute pas sans rapport avec son conditionnement économique.

Cela est évident aussi quand Mirbeau oppose Pissarro à Millet, pour réfuter l’accusation que
« M. Pissarro n’était que la copie impressionniste de Millet » (I 416, 10-1-91) : « Je ne sais pas, au
contraire, deux artistes qui soient plus antipodaux l’un à l’autre, d’abord par le métier fruste et
souvent vulgaire chez Millet, raffiné, savant, scientifique même, chez Pissarro ; ensuite, – et là les
différences sont plus importantes – par l’état d’esprit qui les anime devant la nature. Millet est un
anecdotier, violent toujours, quelquefois génial, de la vie agreste. Il fait, sans cesse, déborder
l’homme sur la terre. [...] M. Camille Pissarro procède par grandes généralisations. Dans ses
œuvres, l’homme est en perspective, en quelque sorte fondu avec la terre, où il n’apparaît que dans
sa fonction de plante humaine. Il est épars dans la grande harmonie tellurique, et non point
localisé dans l’accident biographique où Millet, en le grandissant, le rapetisse » (I 416, 10-1-91).
Bref, Mirbeau admire Millet, il est vrai, mais amoindrit son importance quand il flaire l’occasion
de critiquer l’esprit marchand ou de mettre en valeur un artiste ami comme Pissarro.

c) Le poids du succès artistique : Raffaëlli


Mirbeau a longtemps apprécié la peinture de Raffaëlli : « compositions exquises »,
« quintessence de la nature », « ce délicat et ce profond artiste » (I 184, 20-5-85) ; « une notation
exquise et [d’] un sentiment profond » (I 272, 16-5-86) ; « il a le sens et l’amour de la modernité…
[...] L’art de M. Raffaëlli est tout différent parce qu’il est réellement de l’art, c’est-à-dire le résultat
d’une émotion personnelle » (I 368, 28-5-89) ; « Je ne connais pas d’art plus humain que le sien,
plus nettement dégagé des formes académiques et des conventions sociales, et qui exprime, avec

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plus de bravoure, avec plus de pitié dans l’humour, tout ce que la laideur contient de sublime et
douloureuse beauté » (I 490, 25-5-92) ; « M. Raffaëlli a tout vu, tout noté d’un trait rapide,
spirituel et juste » (II 41, 12-5-93). En 1894, Raffaëlli organise une exposition de peinture, chez soi,
dans cette banlieue parisienne qu’il a introduite dans la peinture. Mirbeau applaudit à cette
nouveauté, qui permettrait d’éviter le marchand de l’art et les Salons. Le commentaire de Mirbeau
sur les peintures est très élogieux : « C’est la vie qu’il reproduit, la vie qui passe devant nous, en
images familières et connues, la vie humble ou somptueuse dans ses paysages urbains ou dans ses
ambiances campagnardes, mais dont il nous dévoile, avec une singulière compréhension, tout
l’inconnu » (II 64-65, 13-5-94).

Jean-François Raffaëlli : Petites maisons au bord de l’eau


En 1897, pourtant, après les succès artistiques et financiers de Raffaëlli en Amérique, Mirbeau
est devenu bien plus critique. Dans son commentaire du Salon du Champ-de-Mars, il réfléchit à
haute voix sur la peinture de Raffaëlli et son sort transatlantique, en réponse à la question d’un ami,
qui lui demande s’il n’a pas oublié ce peintre :
– Jean-François Raffaëlli ! C’est juste !... Car tu donnes dans le Raffaëlli, toi !... Un jour, tu
as dit : « Que le génie de Raffaëlli soit ! »Et le génie de Raffaëlli fut ! Il fut même, du coup,
jusqu’en Amérique, sur la brave Gascogne !... Moi, tu sais, je n’y vois pas d’inconvénient, à son
génie. Il ne me gêne pas, son génie… [...] C’est très bien… c’est très bien.. C’est du Jongkind
pour les demoiselles du Connecticut… [...]
– Tu l’aimais autrefois ! reprochai-je.
– C’est possible ! Je l’ai aimé… je ne l’aime plus ! [...] Et l’on ne peut pas dire qu’il ait
jamais galvaudé l’art… puisque, à Boston et à Chicago, c’est dans les temples protestants qu’il
allait prêcher la bonne esthétique, la sainte Bible de l’art, aux jeunes miss adorantes qui lui
jetaient des fleurs !... (II 184-185, 2-5-1897)
Ce jugement paraît définitif, car, en 1901, Mirbeau se livre encore à un commentaire féroce sur
l’autoportrait de Raffaëlli dans Le Cri de Paris : « Ah ! lisez-le… Nous sommes dans un temps où
les occasions de rire se font de plus en plus rares » (II 284, 13-1-01). En dépit des débuts
impressionnistes et avant-gardistes de Raffaëlli, Mirbeau juge mal sa nouvelle réputation
internationale qu’il doit à ses conférences sur l’art aux États-Unis, à la reconnaissance artistique
générale, à un choix de sujets bourgeois parisiens et étrangers, et à l’enrichissement par l’art. Le
changement de jugement esthétique paraît donc résulter d’un changement de jugement éthique2.

2. Pierre Michel et Jean-François Nivet notent d’une manière explicite, à propos d’une remarque légèrement
critique que Mirbeau se permet sur des portraits par Raffaëlli : « La critique est enveloppée, parce que Raffaëlli est un
ami. En fait, Mirbeau a trouvé hideuses ses illustrations des Types de Paris, comme il l’avoue à Paul Hervieu » (I 370,
note 15).

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d) Une nécrologie détournée : Bastien-Lepage
Bastien-Lepage, peintre naturaliste pour qui « les personnages [...] étaient l’important du
tableau », n’a jamais été un artiste favori de Mirbeau. Il est vrai qu’au moment de la mort de
l’artiste à 36 ans en 1884, Mirbeau atténue son jugement dans un article nécrologique, comme il se
doit3, mais sans cacher son désaccord profond, en opposant Bastien-Lepage aux véritables
paysagistes : « Bastien-Lepage n’avait pas la vision simple et sublime de Millet, ni la sensibilité
frémissante de Corot. C’était un réaliste, qui rendait ce qu’il voyait, exactement, sans passion, sans
enthousiasme, sans élan ; ce n’était pas un poète qui interprète la nature et la vie avec une pensée
d’au-delà [...] Il ne s’est jamais élevé jusqu’à la grande synthèse qui met toute la nature dans un
coin de campagne et dans un pan de ciel, toute l’humanité dans une figure [...] / C’était pourtant un
chercheur inquiet, un passionné du vrai. Mais la recherche du vrai, quand elle n’est pas soutenue
par l’idéal, absorbe trop, tourmente et stérilise. Les grands artistes sont ceux qui savent faire les
sacrifices nécessaires et qui ne prennent d’une nature et d’un être que les côtés essentiels et les
grandes observations. Le réalisme qui compte les boutons d’un habit, les crins d’un cheval et les
brins d’herbe d’une prairie, tue l’art, en l’abaissant aux virtuosités inutiles d’un métier inférieur ;
la synthèse seule l’élève et le vivifie ; c’est là son véritable domaine » (I 92-93, 13-12-84).
Trois mois plus tard, le critique n’a plus à observer les convenances et souligne clairement les
défauts de Bastien-Lepage, qui n’est que « la moitié d’un artiste » parce qu’il manquerait « de
flamme, de cette flamme de création ardente et sacrée qui élève l’homme au-dessus de la virtuosité
du métier » : « Il ne s’élève jamais bien haut, à cause de ses qualités mêmes qui l’attardaient, en
quelque sorte, aux détails multipliés d’un sujet, au lieu de l’emporter dans la grande synthèse et la
généralisation. [...] Ce n’était point l’éloquence magnifique, le lyrisme vibrant qui emplit de
sonorités exaspérées, de passions hautaines l’âme de Claude Monet, par exemple et déborde sur
ses toiles. [...] Bastien-Lepage n’a vu dans toute la nature qu’une série d’anecdotes, d’idylles
rétrécies ; même ses tristesses gardent je ne sais quoi d’apprêté et de joli qui les glace et qui
n’émeut pas. / Il n’y a pas dans ses tableaux, dans ses grandes compositions surtout, la sorte
d’association de l’homme à la terre qu’on sent si profondément dans Millet » (I 143, 141-142, 21-
3-85).
Le jugement critique à peine voilé sur Bastien-Lepage pourrait s’expliquer par le réalisme
académique de cet ancien élève de Cabanel, qui était en même temps un admirateur et un ami de

3. « un honnête homme et un brave cœur », « hommage au talent très réel de cet


intéressant artiste », « un laborieux et un convaincu », « sa vie tout entière consacrée à son
art », « un exemple de haute probité, de croyances généreuses et de respect de soi-même » (I
91-93).

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Zola. En outre, il connaissait un grand succès auprès du grand public, qui voit en lui le contraire
d’impressionnistes comme Monet.

e) Compromission et indulgence : Jean-Charles Cazin


D’autres artistes, gravitant autour de l’impressionnisme et sans succès marqués encore, comme
Jean-Charles Cazin, ami de jeunesse de Manet, peuvent compter aussi sur l’éloge de Mirbeau : « Il
faut vraiment une âme de poète et un esprit de profonde intuition, pour expliquer, pour commenter,
comme le fait M. Cazin, l’âme de la nature immortelle » (I 110, 31-1-85). Même si, quelques mois
plus tard, Mirbeau formule des réserves sur ses paysages « toujours un peu les mêmes » (I 185, 20-
5-85) et manquant des lumières vibrantes de Monet. Réserve d’autant plus compréhensible
qu’Albert Wolff, le critique redouté du Figaro et l’ennemi déclaré de l’impressionnisme, venait
juste de recommander Cazin ! Mirbeau n’en continue pas moins à louer Cazin, même s’il doit
reconnaître que, « s’il est un tempérament plus contraire à celui de M. Pissarro, c’est bien M. J.-C.
Cazin » (I 335, 14-5-87). Mais en 1892, il avoue ne pas toujours comprendre Cazin lorsque celui-ci
cherche « à exprimer, arbitrairement, de l’idée par la seule ordonnance des lignes et la seule logique
des tons » (I 474, 9-5-92), mais « cela tient à la différence des langues que nous parlons ». Et
Mirbeau de nuancer avec indulgence ce jugement au fond critique : « Mais il ne faut pas chicaner
M. Cazin, à qui nous devons des joies déjà anciennes, d’honorables joies dont le souvenir nous
reste ; et c’est un repos, dans cette monotone et décourageante horreur qui nous entoure, de nous
arrêter devant ses toiles et d’y respirer le parfum d’art qui s’en exhale, indulgemment » (I 475, 9-5-
92).

f) Le clientélisme artistique : Estelle Bergerat


Mirbeau n’hésite pas à signaler les relations personnelles d’un artiste avec le critique ou avec le
journal : « Je veux signaler en première ligne les quatre envois de Mme Estelle Bergerat, fille du
grand Théophile Gautier, et femme de notre collaborateur et ami Émile Bergerat. Fille et femme de
poète, très vivement douée elle-même, Mme Estelle Bergerat est vraiment un peintre de talent, de
talent libre et personnel » (I 123, 26-2-85). Mirbeau ne s’est jamais caché du fait que les rapports
personnels aux artistes jouaient un rôle dans ses jugements de valeur. C’est ce qui rend sa critique
d’art, justement par les dépendances avouées, objective et subjective à la fois, c’est-à-dire conforme
à nos idées modernes sur l’objectivité subjective, qui doit sous-tendre toute recherche scientifique
ou herméneutique.

g) Munitions anti-réalistes: Puvis de Chavannes

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À première vue on pourrait s’étonner qu’en 1884 les paysages de Puvis de Chavannes éveillent
l’admiration de Mirbeau : « Les êtres humains y semblent peints comme des âmes […] et les
paysages, d’une synthèse extraordinaire, s’adaptent merveilleusement à ces êtres de pure essence,
des paysages recueillis, apaisés, mystérieux […] ; des paysages tels que ceux que les dieux hantent
et qu’habitent des Vierges » (I 74, 8-11-84).
La louange de Mirbeau, répétée à plusieurs reprises – « de la pureté et de la quintessence de
rêve » (I 177, 12-5-85) – s’explique sans doute par le fait que Puvis avait été exclu des Salons
officiels de 1852 à 1858, que le symbolisme qui venait de naître pouvait aux yeux de Mirbeau faire
heureusement contrepoids au réalisme omniprésent en 1884, et que la position de Puvis dans le
champ artistique était encore incertaine, entre l’idéalisme intemporel et l’académisme officiel. C’est
au moins une explication plus vraisemblable que celle que Mirbeau indique lui-même, le besoin
national de consolation et d’espoir après les désastres de 1870, le patriotisme n’ayant jamais été le
plus grand souci de Mirbeau. En 1886, Mirbeau oppose Puvis notamment au naturalisme, une
« doctrine absurde et barbare » qui « ramène le génie tout entier à la froide exactitude de l’œil, à
l’habileté odieuse de la main » (I 258, 9-5-86). Contrairement aux naturalistes, Mirbeau est d‘avis
que la nature doit être exprimée d’une manière personnelle, comme l’ont fait Corot, Cazin et Monet.
De même qu’eux, « Puvis de Chavannes aussi est un grand passionné de la nature ; il ne fait rien –
même dans le domaine illimité du rêve, – que la nature n’y frissonne et n’y triomphe absolument »
(I 258). Tout ravit Mirbeau par exemple dans Vision antique (décoration pour le Palais des Arts,
Lyon), et même l’allégorie lui paraît réussie : « Tout est exquis en cette vaste composition, qui est
d’un grand peintre et d’un grand poète : le ton général d’une harmonie délicate, le dessin de plus
en plus personnel à Puvis de Chavannes, et l’arrangement ingénieux et naïf tout à la fois. L’artiste
a su se garder de donner à ses figures, indépendantes l’une de l’autre, les attitudes héroïques ou
symboliques du groupe conventionnel et la banalité des allégories académiques » (I 259, 9-5-86).
Ce qui frappe, ici ou ailleurs, dans le discours de la critique d’art, c’est que le discours
épidictique – laudatif ou critique – propre à la critique d’art est très peu spécifique. Les termes
laudatifs dans ce fragment – « exquis », « grand peintre », « harmonie délicate », « dessin
personnel », « arrangement ingénieux et naïf » – pourraient s’appliquer, au gré du critique, à la
vaste majorité des œuvres d’art. Et de même, le critique dispose d’un arsenal de termes critiques
pour blâmer tel peintre ou condamner telle œuvre, sans que la pertinence de ces qualifications soit
contrôlable. Par là, l’œuvre d’art est soumise au libre arbitre du critique, selon que celui-ci entend
louer ou blâmer. Cet arbitraire dans l’attribution du jugement de valeur est conditionné par
l’absence de qualités esthétiques objectives dans l’œuvre d’art. Dans le cas de Puvis,
l’enthousiasme de Mirbeau s’explique plutôt par la position relativement isolée et libre de Puvis
dans le champ artistique. Cela permet à Mirbeau d’utiliser la louange de Puvis comme instrument
dans sa lutte anti-réaliste et anti-naturaliste.

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Si la position de Puvis n’était pas réclamée encore, elle le serait bientôt par ceux que Mirbeau
considère comme ses pires ennemis, les « peintres de l’âme ». Cela oblige Mirbeau en 1892 à
changer son interprétation de Puvis, mais non pas son appréciation. Il lui refuse désormais toute
tendance au symbolisme mystique. Dans les paysages et les allégories idéalistes de Puvis, Mirbeau
ne voit plus de rêveries mystérieuses. S’il continue à admirer Puvis, ce sera désormais à cause de la
simplicité naturelle de la composition : « On a voulu faire de M. Puvis de Chavannes un
métaphysicien, une sorte de mage, hanté d’occultisme, initié aux mystères connus du seul sâr
Peladan. Cela me semble une étrange opinion. […] Il ne me paraît pas que M. Puvis de Chavannes
ait attaché la moindre importance à ses symboles, ni même qu’il ait entendu exprimer des
symboles. Il n’a souci que de belles formes ; il n’a voulu rendre que la grâce souveraine des lignes
synthétiques, que les musiques éparses dans la nature » (I 466-467, 6-5-92).
Et cinq ans plus tard, en 1897, il répète toujours : « On en fit un mystique compliqué, un mage
ténébreux, quelque chose comme le Sâr des “Peintres de l’âme”. [...] La vérité est que M. Puvis de
Chavannes est le peintre de la vie, des vallées riantes, des claires forêts, des lacs de lumière, des
troupeaux dorés et des calmes montagnes. [...] Son Dieu, c’est la nature qu’il sut exprimer, simple,
immense et tranquille. [...] Et c’est pour avoir peint la vie, rien que la vie, pour l’avoir peinte dans
toute la ferveur de sa jeunesse, dans toute la beauté de ses formes, qu’il est si grand et que nous
l’aimons » (II 198-199, 26-6-97).
Cette volte-face de Mirbeau s’explique par son dégoût de l’occultisme et du mysticisme
kabbalistique ultra-catholique et anti-positiviste, prêché par le Sâr Péladan. Ce fondateur du Salon
de la Rose+Croix tirait à soi la peinture de Puvis, qu’il jugeait spiritualiste, bien malgré ce dernier
d’ailleurs. Cette revendication de Puvis par les « peintres de l’âme » a exaspéré Mirbeau. Pour
récupérer celui-ci, Mirbeau se voit obligé de renier le goût du peintre pour l’allégorie et le symbole,
et de faire appel à une conception artistique différente. Au lieu de souscrire au mysticisme qu’il
avait discerné auparavant dans l’art de Puvis, il mettra désormais l’accent sur la Nature et la
simplicité solide des « harmonies de la Terre » (I 467). Maintenant que Puvis est applaudi et
réclamé de tous côtés, Mirbeau explique son succès moins par son génie que par les institutions
artistiques et politiques dans le champ de l’art : « Ne croyez pas que l’art seul ait fait ce miracle. La
politique y fut pour beaucoup » (II 198, 26-6-97, affirmation répétée l’année suivante, II 224, 13-
11-98). Aussi, après la mort de Puvis, Mirbeau fulmine-t-il contre la récupération de l’artiste par les
institutions politiques : « On lui prend son œuvre mais, en revanche, on lui offre une statue. [...]
Entre la plupart des thuriféraires de sa gloire et Puvis de Chavannes, il existe un abîme que, seul
dans une circonstance donnée, l’intérêt pouvait combler. On s’est servi de lui… » (II 222, 225, 13-
11-98).
h) Le poids du contexte artistique : Redon
Face aux peintres naturalistes, Odilon Redon fait bonne figure, aux yeux de Mirbeau. Il n’y a que
« M. Odilon Redon qui résiste au grand mouvement naturaliste et qui oppose la chose rêvée à la
chose vécue, l’idéal à la vérité. [...] Le propre de l’idéal est de n’évoquer jamais que des formes
vagues qui peuvent être aussi bien des lacs magiques que des éléphants sacrés, des fleurs
extraterrestres, aussi bien que des épingles de cravate, à moins qu’elles ne soient rien du tout » (I

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246, 26-4-86). Moins d’un mois plus tard, pourtant, Mirbeau avoue ne rien comprendre à Redon :
« On me dit que c’est un mystique, et qu’il y a là-dedans un tas de choses extraordinaires et qu’on
ne voit pas quand on n’est pas un initié. [...] J’avoue que cela me fait simplement l’effet d’une
mystification » (I 277-278, 21-5-86).
Comment expliquer un tel changement dans l’opinion de Mirbeau vis-à-vis de Redon ? Au mois
d’avril, le mysticisme de Redon lui servait encore à combattre le naturalisme, comme unique
exemple d’un peintre qui ne se réclame pas de l’adage stéréotypé : « La vie elle-même ». Mais les
œuvres de Redon exposées au mois de mai, tout en témoignant sans doute du même degré de
mysticisme, sont montrées dans un contexte artistique très différent. Elles se retrouvent alors
entourées de celles de Degas, Mary Cassatt, Berthe Morisot, J.-L. Forain, Guillaumin, Signac,
Seurat et Pissarro, donc des artistes impressionnistes et pointillistes, mais tous des avant-gardistes.
Cet exemple confirme encore une fois que ce ne sont pas les qualités des œuvres elles-mêmes qui
jouent un rôle décisif dans l’attribution de la valeur ; celle-ci dépend bien plus de la confrontation
avec d’autres artistes. En 1891, dans une chronique sur le peintre symboliste Eugène Carrière, « un
admirable et visionnaire poète » (I 450), Mirbeau cite de nouveau le nom de Redon parmi les noms
de peintres qui « ont une signification réelle » (I 447, 28-4-1891). Ici c’est sans doute le
rapprochement de Carrière et le contexte symboliste qui expliquent pourquoi le jugement de
Mirbeau est devenu plus favorable depuis 1886. En outre – et c’est ce qui peut avoir influencé
l’opinion de Mirbeau – les deux hommes se sont rapprochés, après que Redon a envoyé à Mirbeau
ses lithographies de Saint Antoine en janvier 1891 (cf. I 450, n. 1).

i) Une vénération monotone : Monet


L’artiste qui répond le mieux à la conception que Mirbeau se faisait du paysage et de la nature
est sans doute son ami Claude Monet, « qui a rendu tous les frissons de la nature et fixé avec de la
couleur, l’impalpable de l’air, les vibrations de la lumière, l’insaisissable et fugitif mystère des
choses » (I 69, 31-10-84). Un paysagiste moderne comme Monet « entre en communication intime
et directe avec la nature » (I 84, 21-11-84). Pour caractériser cet art, Mirbeau utilise des mots
comme « complet », « vibrant », « divers d’impression », « éloquent », « silence », « tranquillité ».
Mais la plus grande qualité de l’art de Monet serait sa simplicité, sa sincérité, sa vérité et
l’exactitude des choses, le renoncement à toute artificialité, tout arrangement, et tout effet. La vision
toujours personnelle de « ce prodigieux peintre de la vie splendide de la couleur [...], ce prodigieux
poète des lumières » (I 429, 7-3-91) serait marquée par « un débordement de vie énorme », une
« puissance de coloration », « la vie des choses » (I 185-186, 20-5-85 » ; 358, 10-3-89),
« l’élégance » (I 331, 13-5-87), « la sincérité » et l’« harmonie » (I 357, 10-3-89). Le mérite des
paysages de Monet serait, non seulement qu’ils reproduisent la nature, mais surtout aussi qu’ils
reflètent les émotions et les passions : le peintre arrive à « une interprétation à peu près exacte et
émue de la nature... [...] c’est l’instantanéité » (I 378, 22-6-89) ; et, en outre, « ce qui enchante, en
Claude Monet, c’est que, réaliste évidemment, il ne se borne pas à traduire la nature, et ses
harmonies chromatiques et plastiques » (I 431, 7-3-91), car « les paysages de Claude Monet sont,
pour ainsi dire, l’illumination des états de conscience de la planète, et les formes supra-sensibles
de nos pensées » (I 431, 7-3-91).

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Cette caractérisation par Mirbeau de l’art de Monet appelle deux remarques. On constate d’abord
qu’ici encore les termes descriptifs du discours de la critique d’art ne sont pas suffisamment
distinctifs pour permettre le contrôle de leur pertinence. Cela caractérise toute critique d’art, et
distingue celle-ci du discours scientifique. Puis, pour pouvoir montrer l’impact des relations
sociales ou personnelles sur le jugement de valeur, un changement dans l’opinion du critique ou la
confrontation à d’autres valeurs artistiques est nécessaire. C’est le contraste entre les différentes
valeurs ou conceptions artistiques invoquées par le critique, qui permet de réduire des jugements
différents à des rapports de force entre les positions contrastantes dans le champ artistique.

j) Un respect ambigu : Renoir


S’il est vrai que Renoir est, lui aussi, « un paysagiste de premier ordre » (I 89, 8-12-84), qui
« a tout compris, tout saisi, tout exprimé » (I 299, 16-6-86), même dans sa période “ingresque” (I
333, 14-5-87), Mirbeau se permet aussi de le critiquer légèrement, surtout parce que chez lui « le
paysage n’est généralement qu’un accessoire dans ses tableaux » (I 89). Si Monet était un ami
personnel, les relations avec Renoir, antisémite et parfois opportuniste, sont plus ambiguës. La
grâce douceâtre de ses toiles et l’accueil souvent favorable aux Salons de la part de la critique
suggèrent peut-être une certaine réticence de Mirbeau vis-à-vis de cet homme, qui contrairement à
Monet, Cézanne ou Pissarro, n’était ni un véritable novateur, ni un avant-gardiste, ni
un anarchiste.

k) Louer pour mieux blâmer : Barau, Sisley, Maufra


Au mois de mai 1892, Mirbeau a critiqué les œuvres d’Émile Barau, d’Alfred Sisley et de
Maxime Maufra, exposées au Salon du Champ-de-Mars. Mais il commence par les louer, en disant
que le premier fut un peintre de talent (« M. Barau a une compréhension de la nature assez
personnelle, et il l’exprime dans un style d’idylle moderne », I 289, 31-5-86), que Sisley avait
autrefois une verve exquise, et qu’il avait admiré auparavant Maufra :
Tenez ! voici M. Émile Barau. Ce fut un peintre de talent, d’un talent discret et robuste. Ses
paysages de la Champagne, enveloppés de fines lumières grises, dénotaient une vision
convenable, une observation pas très profonde, mais intelligente de la nature. […] Aujourd’hui,
sur des eaux de pur cadmium et bleues, de ce bleu obligatoire et statutaire du Champ-de-Mars,
dans un ciel embrasé, barbouillé de laque vive, le voilà qui dresse des silhouettes violentes de
saule, d’effarantes silhouettes, tordues et toutes rouges. Lui non plus n’a pu échapper à la
contagion du rouge, du jaune et du bleu, et, inhabile au maniement des couleurs, il perd, tout
d’un coup, les qualités qu’il avait. (I 489, 25-5-92).
M. Alfred Sisley avait, autrefois, une verve exquise ; il improvisait des paysages avec une
abondance admirable. […] Les récentes expositions de M. Sisley ont, peut-être, déçu ces
espérances ; non qu’il ait perdu toutes ses qualités. Il lui reste une élégance, une grâce, une

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vision distinguée des choses. Mais il semble que la fatigue, la lassitude est venue. Son pinceau
s’amollit, son dessin se relâche. Un découragement circule à travers son œuvre. Est-ce moi qui
me trompe ? Les toiles qu’il nous offre aujourd’hui ne sont plus qu’un écho lointain, affaibli, de
celles, si jolies, si jeunes, si vivantes que je revois au fond de mes souvenirs enthousiastes et déjà
vieux ! (I 491, 25-5-92).
Je ne veux rien dire de M. Maxime Maufra, un jeune peintre dont j’avais admiré, il y a quatre
ans, des choses délicates, d’un joli et personnel accent “très peintre” ; la Neige et Entre les
moulins me paraissent des tableaux quelconques, habiles, et comme il y en a tant. C’est
dommage. (I 491-492, 25-5-92).
Les formules initiales de concession rhétorique, qui relèvent d’une stratégie rhétorique éprouvée
visant à crédibiliser le jugement final, n’empêchent pas qu’il faut se demander comment expliquer
ces virements de bord.
Le paysagiste Émile Barau, élève de Gérôme, a reçu en 1889 une médaille d’or à l’Exposition
Universelle (II 582), ce qui pourrait être, aux yeux de Mirbeau une raison suffisante pour le
discréditer.
Quant à Sisley, Mirbeau avait en 1885 et 1887 exprimé son enthousiasme pour les beaux
paysages de l’impressionniste, dont il a loué le style, l’éloquence et la tendresse, dans ses comptes
rendus du Salon (I 197, 29-5-85) et de l’Exposition Internationale de la rue de Sèze (I, 329, 334-
335, 13-5-87 et 14-5-87 ). À la suite du compte rendu critique de 1892, Sisley écrit une lettre irritée
à Mirbeau, dans laquelle il accuse le critique d’être de mauvaise foi et de vouloir lui nuire (cf.
Michel & Nivet 1990, p. 442). Mirbeau ne reviendra plus sur son jugement. En 1893, il regrette
toujours « les tendres lumières » de Sisley (II 38) ; et, au mois de mars 1900, il s’indigne des prix
exorbitants qu’ont rapportés les tableaux de Sisley au lendemain de sa mort (1899). Comment
expliquer ce brusque revirement dans l’appréciation de Sisley ? On sait que l’engagement
anarchiste de Mirbeau date de 1892 (cf. Michel & Nivet 1990, p. 943). Mirbeau jugerait-il alors
Sisley trop décoratif, trop harmonieux, trop délicat pour satisfaire son humeur anarchiste ? Serait-ce
la conséquence du progrès que le peintre a fait dans l’opinion publique en France et en Amérique,
depuis la fin des années 1880 ? En outre, Mirbeau n’aimait sans doute pas suffisamment l’Anglais
Sisley, fils d’une famille aisée, pour continuer à l’inclure dans le groupe de ses peintres préférés.
Maxime Maufra était un peintre impressionniste, qui a fait partie du groupe de Pont-Aven et a
théorisé le synthétisme (II 600). En 1886, Mirbeau avait caractérisé le tableau d’un bateau de pêche
dans la Loire par Maufra comme « un des meilleurs morceaux de peinture qui soient au Salon » (I
288-289, 31-5-86). Après avoir exprimé sa déception en 1892, Mirbeau lui consacre un article
entier en 1894, à propos d’une exposition chez Le Barc de Boutteville (II 54-57). Il commence par
rappeler ce tableau d’un bateau de pêche, qu’il avait admiré en 1886 pour exprimer la lumière et la
vie, et sans doute aussi parce que le jeune Maufra était encore complètement inconnu. Il rappelle
aussi les quelques tableaux décevants qu’il avait vus en 1892 : « Elles me parurent moins fraîches,
moins jeunes, moins spontanées, d’une facture plus compliquée et plus laborieuse » (II, 54, 30-1-
94). La déception de 1892 s’explique sans doute parce que c’était là la période où Maufra était sous
l’influence du symbolisme et du synthétisme à Pont-Aven, mouvement qui pouvait alors paraître à
Mirbeau trop peu respectueux de la Vie et de la Nature. Mais en 1894, Maufra abandonne
totalement l’approche symboliste et synthétiste pour revenir à l’impressionnisme de Monet, de
Pissarro et de Sisley, tout en gardant de ses débuts un certain recul vis-à-vis de la réalité. Et c’est à
ce moment que Mirbeau a lancé Maufra, en faisant l’éloge de ses toiles et surtout de ses desseins :
« Le dessin est l’art artiste par excellence ; la couleur a je ne sais quelle sincérité qui la rend
inférieure et nous trompe » (II 55, 30-1-94). Cet éloge du dessin est d’autant plus remarquable – et
s’explique sans doute par le désir de pousser Maufra – que Mirbeau chante en général les louanges
de coloristes comme Monet et Pissarro. On constate que Mirbeau a changé de conception artistique
(la primauté du dessin) pour promouvoir un artiste qu’il aime. La réappréciation de 1894 peut être
attribuée tant au retour de Maufra à l’impressionnisme qu’à la compréhension accrue de Mirbeau
devant le symbolisme d’avant-garde et à son aversion pour le naturalisme zolien.
Il n’est pas difficile de constater que les changements dans l’appréciation par Mirbeau de ces
trois artistes sont chaque fois motivés bien plutôt par les positions qu’occupent le critique et l’artiste

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dans le champ artistique vis-à-vis de mouvements artistiques en place que par les qualités des
tableaux commentés.

l) Le pointillisme revisité : Pissarro, Seurat et Signac


Depuis le début des années 1880, Mirbeau cite à plusieurs reprises le nom de Pissarro dans ses
premières chroniques esthétiques. Mais il faudra attendre 1886, avant de le voir commenter ce
peintre de manière plus détaillée : « M. Pissarro est un artiste robuste et sain, pour lequel je
professe une vive admiration » (I 278, 21-5-86). Dès lors, et jusqu’à la fin, Mirbeau ne se départira
pas de son enthousiasme jubilatoire (cf. II 346). L’art de Pissarro restitue « la nature dans son rêve
intégral de lumière » et manifeste une « domination souveraine des couleurs et des formes par la
lumière » (II 349, 1904 et 1-10-11). Ce que Mirbeau apprécie dans l’œuvre de Pissarro, c’est qu’il
« restituait la nature dans son rêve intégral de lumière » et qu’il avait compris avant d’autres
« cette domination souveraine des couleurs et des formes par la lumière » (II 349, 1904 et 1-10-11).
L’artiste a produit la synthèse dans son œuvre par l’harmonie de la couleur et de la lumière :
L’œil de l’artiste, comme sa pensée, découvre les grands aspects des choses, les totalités,
l’harmonie. L’harmonie, telle est la signification de son œuvre. [...]
Le paysage, tel que l’a conçu et rendu M. Camille Pissarro, c’est-à-dire l’enveloppement des
formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression vivante de la lumière sur les objets qu’elle
baigne et dans les espaces qu’elle remplit, est d’invention toute moderne. (I 413, 10-1-91 ; cf. II
348).
Et la puissance de son art est telle, l’équilibre en est si harmonieusement combiné, que, de cette
minutieuse analyse, de ces innombrables détails, juxtaposés et fondus l’un dans l’autre, il ne reste
pour l’étonnement de l’esprit, qu’une synthèse ; c’est-à-dire la forme la plus haute et la plus
parfaite de l’œuvre d’art. Car, il faut le répéter, le fait particulier, l’accident, l’individu
n’occupent, dans les compositions de Camille Pissarro, que la place stricte qu’ils doivent
occuper, dans les ensembles largement embrassés. L’œil de l’artiste, comme la pensée du
penseur, découvre les grands aspects des choses, les totalités. Même quand il peint des figures,
des scènes de la vie agreste, l’homme est toujours en perspective dans la vaste harmonie
tellurique. (II 349-350, 1904, et 1-10-11).
Mirbeau fonde son appréciation de Pissarro non seulement sur ses relations d’amitié mais aussi
sur une vision sociale commune, l’anarchisme : « En outre, il s’est fait du rôle social de l’artiste
une conception large et saine… [...] Il ne croit pas que le peintre soit un être d’essence supra-
terrestre, en dehors et au-dessus de l’humanité. Il pense fermement que le peintre « est dans
l’humanité », au même titre que le poète, l’agriculteur, le médecin, le forgeron… » (I 413, 10-1-
91).
Étant donné l’impact des relations personnelles sur le jugement de Mirbeau, on ne s’étonnera pas
que le fils préféré de Pissarro, Lucien, qui, spirituellement et esthétiquement, était très proche de
son père, soit également complimenté dans les chroniques de Mirbeau : « des dessins tout à fait
charmants, d’un sentiment juste et délicat, d’un esprit fin, d’une observation curieuse » (I 278, 21-
5-86) ; « Les gravures de M. Lucien Pissarro ont de la verve, de la sobriété et de la distinction » (I
440, 31-3-91) ; « ce très précieux, très laborieux, très ingénieux, très délicat artiste » (II 51, 23-1-
94) ; « paysagiste lumineux et fin, d’une sensibilité exquise » (II 208, 6-12-97).
Depuis 1886, Pissarro expérimente avec le pointillisme, les collectionneurs, marchands et
critiques rechignent à ce procédé nouveau. Mais Mirbeau déclare sans ambages : « Le procédé
m’importe peu, si la réalisation est belle ; et pourvu que je ressente une émotion, je ne vais pas
chicaner l’artiste sur les moyens qu’il emploie. En art, la grande affaire est d’émouvoir, que ce soit
par des touches rondes ou carrées, des virgules ou des glacis, qu’est-ce que cela fait, je vous prie !
Et puis, si l’emploi constant de ce procédé est parfois gênant, le principe en est juste. [...] Mais
encore une fois, je ne veux connaître que le résultat, chacun étant maître de sa technique » (I 334,
14-5-87). Il est curieux pourtant de constater que Mirbeau avait auparavant déjà manifesté des
réticences devant le même procédé, quand celui-ci était exploité par Seurat dans Un dimanche à la
Grande Jatte, dans lequel il dénonce « des excentricités et des erreurs sincères » (I 277, 21-5-86),
qu’il aurait pu reprocher à Pissarro aussi ! Mais Pissarro est un ami, et Mirbeau ne s’en cache pas :
« Camille Pissarro. Le nom de ce haut et pur artiste, je l’inscris en tête de ces lignes, avec une
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émotion véritable et un respect tendre. Parmi ceux que j’aime et qui, connus ou inconnus, sont
l’embellissement de ma vie, il en est peu dont les œuvres m’aient autant charmé et conquis, il en est
peu dont l’existence révèle aussi parfaitement l’étroite harmonie morale qui unit l’homme à son
œuvre » (I 412, 10-1-91).
En 1891, Mirbeau écrit avec une compréhension occasionnelle à propos de Seurat, qui venait de
mourir : « Je ne suis pas insensible aux recherches de lumière de M. Georges Seurat, dont j’aime
beaucoup les paysages maritimes, d’une blondeur exquise et profonde » (I 440, 31-3-91). Mais
quelques années après, il condamne chez Paul Signac, ce qu’il avait apprécié chez Seurat : « M.
Signac a voulu continuer Seurat. Je ne puis me faire à sa peinture. Je ne méconnais pas ses
qualités, mais elles disparaissent sous l’amoncellement de ses défauts. Ce qu’on admettait de
Georges Seurat, car, après tout, ce système était son œuvre, on le comprend moins chez M. Signac
qui n’est que l’adepte trop complaisant et trop littéral. Et puis cette continuelle sécheresse me
choque. M. Signac fait la nature immobile et figée. [...] Il ignore le mouvement, la vie, l’âme qui est
dans les choses » (II 51-52, 23-1-94). Ce jugement pourrait étonner, étant donné que Signac était
anarchiste et devrait, de ce fait, pouvoir compter sur la compréhension de Mirbeau. Ce qui a
apparemment prévalu pour Mirbeau, c’est le goût que manifestait Signac pour la théorie scientifique
divisionniste de Chevreul et de Rood, sous-tendant le pointillisme. En tant que promoteur
infatigable du pointillisme, jugé sec et immobile par Mirbeau (et par Pissarro depuis 1889), Signac
est sans doute trop dogmatique pour les goûts anarchistes de Mirbeau (cf. II 608). Pour lui, l’art
n’est pas dans la théorie scientifique, au contraire !

m) Le poids du champ culturel : Van Gogh

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À l’instar d’Albert Aurier, qui venait d’écrire sur Van Gogh : « C’est, presque toujours, un
symboliste », Mirbeau accueille en 1891 avec enthousiasme la peinture de Van Gogh, qui venait de
mourir en 1890. Ce qui l’attirait dans la peinture de Van Gogh, c’est son symbolisme mystique, qui
lui plaisait pour contrecarrer le naturalisme régnant (I 440, 31-3-91). Dix ans plus tard, il apprécie
toujours ce même artiste, mais cette fois-ci pour son réalisme : « Il n’est pas d’art plus sain... il
n’est pas d’art plus réellement, plus réalistement peintre que l’art de Van Gogh » (II 297, 17-3-01).
À la suite d’évolutions sociales et culturelles au cours des années 90, son attitude vis-à-vis du
symbolisme est devenue de plus en plus critique. C’est que ce mouvement a pris dans le champ
artistique une position de plus en plus forte, jusqu’à évincer le réalisme et le naturalisme de la
première place. Mirbeau réprouve alors la peinture d’idées en tant que manifestation du symbolisme
dominant. Comme Zola, il a pris parti, à la fin de 1897, pour les Dreyfusards, que l’on trouve dans
les milieux littéraires réalistes et naturalistes plutôt que symbolistes. Conséquemment, il a corrigé
son ancienne interprétation symboliste de Van Gogh, qu’il caractérise toujours comme « un grand
et pur artiste », mais qu’il présente maintenant comme un réaliste pur sang. La conception artistique
à laquelle il a recours, change donc avec ses opinions sociales et politiques, entraînées par ses
sympathies anarchistes et un événement politique tel que l’affaire Dreyfus. Son changement
d’attitude, relié à un changement de la position dominante dans le champ culturel – le symbolisme a
évincé le réalisme –, a forcé Mirbeau à avancer une nouvelle interprétation de l’œuvre de Van
Gogh. Ainsi il donne l’impression d’être conséquent dans son jugement positif de Van Gogh, tout

en adoptant dans le champ une position sociale plus critique et plus anarchiste. La conception
artistique de Mirbeau est donc reliée étroitement à ses idées politiques et sociales personnelles :
culture et vie sociale sont pour lui inséparables. (cf. Hoek 2005).

5. LA CRITIQUE D’ART MIRBELLIENNE


Nous sommes partis du principe que la critique d’art de Mirbeau n’est pas un discours
subordonné à ses autres écrits, notamment à ses romans. Elle est une réalité qui vaut par elle-même
et pour elle-même, respectant les lois du genre, et suivant ses propres intérêts, sa propre logique, sa
propre esthétique et sa propre éthique. En rendant compte de l’art, la critique exprime une vision sur
le champ artistique. La critique mirbellienne est caractérisée, d’une part, par les lois et les
techniques du genre de la critique d’art et, d’autre part, par ce qu’elle a de spécifique, ses
caractéristiques propres, sa logique interne (cf. Mourad 2003 : 11).
Nous avons vu que le processus de l’évaluation de l’art par Mirbeau repose sur une prise de
position sociale et morale du critique, et non pas sur les qualités incontrôlables de l’œuvre d’art, que

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le critique décrit abondamment et éloquemment. Pour compenser le manque d’objectivité inhérent à
ces assertions invérifiables, le jugement de valeur nécessite une double justification : le recours à
une conception artistique, reconstruite censément par le critique à partir de l’œuvre d’art, et à des
stratégies rhétoriques, qui pourvoient le discours de la critique d’art de la force de persuasion
nécessaire.
En suivant dans la critique d’art de Mirbeau les traces de ses jugements de la peinture de
paysage, nous avons passé en revue jusqu’à dix-sept artistes, de Théodore Rousseau jusqu’à
Vincent Van Gogh. Plusieurs catégories de jugement s’y laissent distinguer : le jugement positif, le
jugement négatif, le jugement mixte, et le jugement révisé. Ce dernier résulte d’une modification,
soit de l’appréciation (réévaluation de l’art), soit de la motivation (conception de l’art).
Le jugement positif est moins informatif, quand il ne contraste pas avec des remarques critiques
sur d’autres œuvres ou artistes. La critique de Mirbeau est toujours positive en commentant l’art de
ses amis Monet ou Pissarro, même lorsqu’ils font preuve de qualités qu’il condamne dans d’autres
artistes, comme le pointillisme de Pissarro. Non seulement ses amis, mais même la femme d’un ami
et collègue, Estelle Bergerat, peut compter sur son appui. Cela ne veut pas dire que Mirbeau
supporte des artistes parce qu’ils sont de ses amis ; ses affirmations indiquent bien plutôt qu’il les
aime (aussi) pour leur art. Pour que l’expression du jugement positif dans une chronique d’art
puisse convaincre le lecteur, l’argumentation doit être fortement étayée par la mise en œuvre de
stratégies rhétoriques pertinentes. Les chroniques de Mirbeau doivent beaucoup de leur force de
persuasion à ses talents de polémiste.
Le jugement négatif, pour être plus révélateur que le jugement positif, n’en nécessite pas moins
un fort soutien rhétorique. Pour des raisons rhétoriques de crédibilité, le jugement négatif pur est
d’ailleurs assez rare dans les chroniques de Mirbeau. La condamnation du théoricien du
pointillisme, Paul Signac, est un des rares exemples parmi les paysagistes. Quant à d’autres genres,
on pensera bien sûr aux peintres académiques vilipendés par Mirbeau.
Le jugement mixte combine l’éloge et le blâme. L’éloge sincère d’un artiste y est, pour des
raisons diverses, nuancé et même éclipsé par des observations critiques : Renoir pour des raisons
d’antipathie personnelle, Cazin pour être recommandé par Wolff, Bastien-Lepage pour être trop
anecdotique et idyllique, tenant le juste milieu entre Cabanel et Zola, Millet pour son succès
posthume et pour servir de repoussoir à Monet et Pissarro, Seurat pour ses erreurs pointillistes.
Le jugement révisé qui résulte d’un changement d’appréciation et de la réévaluation d’un artiste
est le plus crédible, au moins parce qu’il joue à peser le pour et le contre, avant de tirer des
conclusions presque invariablement négatives. Les motifs pour condamner en dernière instance et
en dépit de l’appréciation antérieure sont variés : un art passé de mode (le romantisme sombre des
Barbizonniers, Redon confronté aux impressionnistes, des succès artistiques, financiers et
institutionnels (Raffaëlli, Barau, Sisley), un style décoratif, élégant et des motifs sociaux (Sisley),
un flirt avec le synthétisme (Maufra).
Le jugement révisé qui résulte d’un changement de motivation par le recours à une conception
artistique différente, mais qui ne modifie pas l’appréciation finale de l’artiste ou de l’œuvre,
demande une compétence artistique, conceptuelle et rhétorique particulière de la part du critique.
Mirbeau modifie la motivation, c’est-à-dire la conception de l’art invoquée, pour laquelle Puvis de
Chavannes et Vincent Van Gogh sont des artistes sublimes. Il finit par mépriser le mysticisme de
Puvis, qu’il admirait auparavant, et par apprécier son expression simple de la nature. Van Gogh,
dont il admirait d’abord le symbolisme, est loué ensuite pour son réalisme.
Faisons remarquer finalement quatre points : d’abord, le blâme et la louange sont toujours
gradués dans le texte, variant d’une valeur absolue à une valeur relative ; puis, plus la critique est
négative, plus elle paraît révélatrice des relations sociales et morales, motivées par les positions
occupées par les agents dans le champ artistique ; ensuite, la distinction entre un jugement mixte et
un jugement révisé dépend de la nature synchronique ou diachronique du jugement ; finalement, le
jugement peut être positif ou négatif pour des raisons stratégiques. Mirbeau apprécie l’art de Redon
tant que celui-ci se trouve exposé face aux réalistes, mais le condamne face aux impressionnistes ; il
n’apprécie les Barbizonniers que dans la mesure où ils s’opposent à l’art académique.

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Tout porte à croire que Mirbeau ne croyait pas et ne voulait pas croire à cette pseudo-objectivité
obligée de la critique d’art. Dans des analyses fréquentes et perspicaces de l’art et de la critique
d’art comme phénomènes sociaux et commerciaux, il a montré que la critique d’art ne pouvait et ne
devait pas prétendre à une neutralité chimérique, condamnée déjà par Baudelaire 4. Aussi avons-
nous pu constater que Mirbeau a moins tendance que d’autres critiques à masquer ses points de vue,
à camoufler ses jugements de valeur. Sa critique d’art ne se voulait surtout pas théorique, mais
inspirée par son propre sentiment de l’art, nourri par le charme et l’émotion que lui inspirent les
œuvres. Étant donné que Mirbeau ne se cache pas derrière une conception artistique – ce en quoi il
se distingue par exemple de Zola (cf. Hoek 2001, pp. 255-350) –, on s’explique aussi que la
rhétorique, qui en devait compenser la quasi-absence, joue un rôle si important et si heureux dans
ses chroniques d’art. Un fait notable sous ce rapport est que le reproche que Mirbeau adresse à
Bouguereau – « Pour M. William Bouguereau, l’art n’est donc réellement qu’une question de
places, de médailles et de jury » (I 391, 25-7-89) – consiste à regretter que le peintre académique se
base sur des critères non pas esthétiques, mais institutionnels. Cela est remarquable, parce que
Mirbeau n’agit pas différemment, en jugeant, lui-même, à partir d’un parti pris social. Tous les
points de vue institutionnels ne se valent donc pas !
Ce qui saute aux yeux, quand on lit les articles de critique d’art que Mirbeau a écrits de 1877 à sa
mort en 1917, c’est que, pour comprendre ses jugements de valeur, il faut envisager sa situation au
sein du champ culturel, artistique et social. Là où la critique de Zola, qui entend conquérir le champ,
finit par devenir hégémonique, celle de Mirbeau, qui entend défendre les positions alliées en se
posant ou en s’opposant, reste par contre toujours dictée par ses relations sociales dans le champ
artistique. Par sa « critique de lancée » (Barthes), visant à communiquer au lecteur ses convictions
artistiques partiales et passionnées, Mirbeau était, comme Baudelaire longtemps avant lui, un
critique moderniste, redécouvert seulement lorsque le déclin de l’impérialisme structuraliste et
sémiotique rouvrait les yeux pour l’impact des prises de vue culturelles et des prises de position
sociales dans le champ artistique. Contrairement à Flaubert, Baudelaire ou Zola, Mirbeau ne fut pas
un législateur, un arbitre, un « nomothète » (Bourdieu), qui cherche à savoir ce que c’est que l’art.
Ce chroniqueur s’intéresse plutôt à la question de savoir qui et comment sont les artistes dont il
aime l’art. Plutôt que d’expliquer – l’art ne s’explique pas ! –, il entend louer et blâmer pour faire
sentir sa conception de la valeur de l’art. Il a utilisé sa plume critique pour inscrire, lui aussi mais
d’une façon indirecte, dans le champ sa position artistique, sociale et politique, et pour défendre des
positions éthiques, en s’inscrivant en faux contre les “règles” esthétiques du moment. Comme les
grands nomothètes, l’anarchiste que fut Mirbeau, croit, autant qu’eux, à l’intérêt du
« désintéressement de l’art », c’est-à-dire que, pour lui aussi, la valeur esthétique prévaut sur la
valeur économique. Pour Mirbeau, la hiérarchie culturelle découle de principes éthiques. Pour lui,
l’enjeu de la lutte consiste à tout moment à remettre en cause les principes de légitimité bourgeoise
et capitaliste. Par conséquent sa critique d’art est toujours une critique éthique – le plus souvent
virulente – de la critique d’art en place.
Leo H. HOEK
Vrije Universiteit, Amsterdam

Ouvrages consultés :
- Bourdieu, Pierre (1992), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Le
Seuil.
- Hoek, Leo H. (2001), Titres, toiles et critique d’art. Déterminants institutionnels du discours sur
l’art au dix-neuvième siècle en France, Amsterdam-Atlanta GA : Rodopi.

4. Mirbeau discute de nombreux sujets d’actualité du monde de l’art, comme le marché américain (I
48), de nouveaux systèmes d’expositions (I 54, I 95, I 121), la propriété littéraire et artistique (I 68), le marché de l’art (I
100, I 337, I 362), le système de Salon (I 150, 158, 268, passim), le Prix de Rome (I 221, II 343), les comités et les
commissions (I 224, 374, 399), les décorations (I 324, 344), les jurys (I 446), les sociétés d’artistes et leurs expositions
(I 337, 463, II 8, 28, 107, 299), le legs Caillebotte (II 69), le monde des arts (II 130), le ministère (I 250, II 273),
l’éducation artistique (II 338), l’art religieux (II 278), l’Institut (II 402), l’art officiel (II 434), le vernissage (II 318).

21
- Hoek, Leo H. (2005), « Octave Mirbeau et Vincent van Gogh. Jugement de valeur et stratégie
institutionnelle » (à paraître).
- Michel, Pierre (1995), Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales Littéraires de l’Université de
Besançon, Paris : Les Belles Lettres.
- Michel, Pierre & Nivet, Jean-François (1990), Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle.
Biographie, Paris : Librairie Séguier.
- Mirbeau, Octave (1993), Combats esthétiques, 2 volumes, édition établie, présentée et annotée par
Pierre Michel et Jean-François Nivet, Paris : Séguier.
- Mirbeau, Octave (1996), Premières chroniques esthétiques, recueillies, présentées et annotées par
Pierre Michel, Angers : Société Octave Mirbeau-Presses de l’Université d’Angers.
- Mourad, François-Marie (2003), Zola critique littéraire, Paris : Honoré Champion, 2003.

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