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Charles Girard
2014/1 - N° 53
pages 107 à 137
ISSN 1291-1941
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dossier
La règle de majorité
en démocratie :
équité ou vérité ?
Charles Girard
Pilate lui dit : « Donc tu es roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis : je suis roi. Je ne
suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité.
Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »
Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Et, sur ce mot, il sortit de nouveau et
alla vers les Juifs. Et il leur dit : « Je ne trouve en lui aucun motif de condam-
nation. Mais c’est pour vous une coutume que je vous relâche quelqu’un à la
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Pâque. Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? » Ils vociférèrent de
nombreux, elle devient impossible dans une société de plusieurs millions d’indi-
vidus. L’union sociale a ses fins ; il faut donc prendre les moyens possibles d’y
arriver ; il faut donc se contenter de la pluralité 1 », c’est-à-dire du plus grand
nombre. La majorité « se substitue, avec raison, aux droits de l’unanimité 2 ».
Cette motivation pratique ne saurait toutefois suffire à justifier le recours à la
règle majoritaire, car il faut encore expliquer pourquoi cette règle, plutôt qu’une
autre, devrait ainsi remplacer l’impraticable unanimité. En effet, si cette règle
« n’est qu’une convention commode », mais arbitraire, un arrangement « sans
lien intelligible avec le principe de la légitimité 3 », qui résiderait soit dans
l’unanimité, c’est le pouvoir moral communément reconnu à la majorité
d’émettre des commandements obligeant la minorité qui se trouve menacé.
Cette difficulté n’est pas aisément résolue. On peut certes prétendre fonder
la règle de majorité sur une clause implicite dont l’adoption unanime serait
présupposée par l’association politique. Sieyès affirme ainsi que l’acte d’asso-
ciation, « qui exige l’unanimité », consiste en « une convention tacite ou for-
melle de reconnaître pour loi la volonté de la majorité des associés 4 ». L’autorité
reconnue aux décisions de la majorité ne tiendrait donc pas seulement à ce
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pratique ne paraît pouvoir satisfaire au mieux que l’une de ses exigences. Ainsi
la règle de majorité peut-elle être justifiée soit par son rapport à l’équité, si elle
traite les opinions exprimées plus équitablement que ne font les autres procé-
dures disponibles, soit par son rapport à la vérité, si elle permet mieux que les
autres d’identifier une bonne décision, qui soit telle qu’elle devrait susciter le
consentement de chacun.
La pensée démocratique contemporaine a souvent privilégié la première
voie pour fonder l’autorité des décisions majoritaires : parce que le vote à la
majorité absolue non qualifiée donne un poids égal à chaque voix, et assure
que le plus grand nombre l’emporte sur le plus petit, il paraît constituer une
procédure équitable. Dans cette perspective, c’est parce qu’elle traite les citoyens
en égaux que la procédure majoritaire les oblige, et qu’ils doivent normalement
obéir à son résultat, même lorsqu’ils le désapprouvent 7. Lorsqu’il s’agit de
choisir un président, d’opter ou non pour l’énergie nucléaire, d’autoriser ou
non la vente d’organismes génétiquement modifiés, de dépénaliser ou non
l’interruption volontaire de grossesse, d’adopter ou non un traité constitu-
tionnel, le droit accordé à la majorité d’imposer son choix à tous ne dépendrait
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8 - Hans Kelsen, La démocratie. Sa nature – sa valeur, trad. fr. Charles Eisenmann, Paris,
Dalloz, 2004 [1929]. Voir également Hans Kelsen, « Fondations de la démocratie. Extraits sur la
règle de majorité », trad. Philippe Urfalino, dans le présent volume de Raisons politiques, p. 23-26.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 111
simple (plutôt que qualifiée) assure que les volontés individuelles en accord
avec la décision prise soient plus nombreuses que les autres, qui se trouvent
en conséquences contraintes 15. Le raisonnement de Kelsen suppose que la
valeur politique égale des opinions a été posée : c’est seulement si le contenu
des volontés n’est pas pertinent pour les départager qu’il devient possible de
le faire selon un principe simplement arithmétique. L’agrégation opérée par le
vote majoritaire compte les opinions exprimées mais ne les pèse pas : elle ne
leur reconnaît qu’une valeur numérique.
La position sceptique, qui soutient notamment cette défense de la règle de
majorité, n’est toutefois guère satisfaisante, car si elle rend possible la démo-
cratie elle ne peut pas véritablement la justifier. L’adoption d’une « philosophie
relativiste » interdit en effet de justifier les procédures et dispositifs caractéris-
tiques de ce régime, à commencer par la règle de majorité elle-même. Si toutes
les opinions se valent du point de vue de la vérité, il devient certes possible de
les soumettre à la règle majoritaire afin de minimiser le nombre des volontés
en contradiction avec la décision politique ; de même qu’il est possible de les
laisser toutes se faire entendre grâce au régime juridique de la liberté d’expres-
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15 - En effet, si moins de la moitié des suffrages peuvent emporter la décision, soit parce que
la majorité simple suffit dans une configuration à plus de deux options, soit parce qu’une majorité
qualifiée est exigée et qu’une minorité peut en conséquence exercer un pouvoir de veto, il n’est
plus vrai que le nombre de volontés en accord avec la décision prise est plus important que le
nombre de volontés qui se trouvent en désaccord avec elle.
16 - Hans Kelsen, « Fondations de la démocratie... », art. cité, p. 33.
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17 - Ibid., p. 34.
18 - Ibid. (nous soulignons).
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19 - Cette terminologie est toutefois inadaptée, car nous verrons qu’il est des justifications
épistémiques et procédurales.
20 - Sur la justification de la règle de majorité chez John Locke, et les débats contemporains
concernant son interprétation, voir Christopher Hamel et Juliette Roussin, « L’injustifiable majo-
rité ? Loi naturelle et logiques majoritaires dans la pensée politique de John Locke », dans ce
volume de Raisons politiques, p. 81-106. Une lecture fréquente des §§ 95-99 du Second Traité
du gouvernement civil suggère que c’est seulement le souci de traiter de façon équitable les
volontés qui y justifie le recours à la règle majoritaire. Notons toutefois que le raisonnement
lockéen paraît faire intervenir des considérations d’ordre épistémique : d’une part ce sont les
prétentions individuelles à interpréter correctement la loi naturelle qui doivent être respectées
également, d’autre part, la majorité paraît jouir dans certaines circonstances d’une « présomp-
tion de validité ».
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25 - Dans une configuration à trois options, l’option la plus populaire peut recevoir à peine plus
d’un tiers des suffrages.
26 - Robert E. Goodin et Christian List, « A conditional Defense of Plurality Rule : Generalizing
May’s Theorem in a Restricted Informational Environment », American Journal of Political
Science, vol. 50, no 4, 2006, p. 940-949. Cela n’est toutefois vrai que si l’on suppose que chaque
votant ne peut voter que pour une option – s’il est possible au contraire pour chaque participant
de voter pour plusieurs options, d’autres procédures, tel le vote par approbation, peuvent satis-
faire les conditions de May.
27 - Nous empruntons ici à la typologie classique élaborée par Brian Barry, Political Argument,
Londres, 1976 [1965], p. 84-93.
28 - Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue
européenne des sciences sociales, vol. XLV, no 136, 2007, p. 47-70.
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29 - Notons que s’il y a là une raison de l’écarter, elle ne découle pas de l’exigence d’équité
procédurale, ni même du principe d’égalité : elle est plutôt liée au principe selon lequel le
consentement est la source ultime de la légitimité. Nous verrons plus loin que ce dernier se
prête aussi à une interprétation épistémique.
30 - Akhil Reed Amar, « Choosing Representatives by Lottery Voting », Yale Law Journal, vol.
93, 1984, p. 1283-1308.
31 - Ben Saunders, « Democracy, Political Equality, and Majority Rule », Ethics, vol. 121, no 1,
2010, p. 160. Le problème de la minorité permanente en particulier ne se pose plus, car il est
118 - Charles Girard
toujours possible dans ce système qu’une option favorisée seulement par une petite minorité
l’emporte.
32 - William Nelson, On Justifying Democracy, Londres, Routledge, 1980, p. 18-19.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 119
procédures sans valeur épistémique aurait simplement tort. Pour défendre une
telle position, il faudrait toutefois encore montrer en quoi l’assignation d’une
visée épistémique aux procédures démocratiques constitue un égarement. Mais
surtout, il est pour le moins douteux que l’on puisse écarter aussi facilement
ce fait fondamental : les individus soumis à des commandements contraignants
ne peuvent éviter de se soucier, lorsqu’ils participent à la prise de décision, du
contenu et de la valeur de ces commandements.
Il est en effet apparent que les régimes démocratiques modernes privilégient
des procédures qui ne sont pas strictement les plus équitables mais paraissent
présenter des avantages épistémiques. S’ils encouragent en général la mise en
œuvre d’une délibération collective, publique ou non, avant le vote, ce n’est pas
par souci d’équité – elle constitue une procédure tout aussi inéquitable que le
lancer de fléchette puisqu’elle donne l’avantage aux meilleurs rhéteurs comme
il donne l’avantage aux meilleurs lanceurs –, mais parce qu’elle permet un effort
d’argumentation et de persuasion raisonnée. Si nous privilégions le recours au
vote plutôt que le tirage au sort entre les options, c’est parce qu’en abandonnant
l’arrêt de la décision au hasard, ce dernier contourne la volonté des individus,
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ni vraie ni fausse en tant que telle. Toutefois les propositions qui portent sur
la valeur respective de différentes décisions envisagées dans un contexte donné
se présentent bien quant à elles comme des affirmations assertives. Des pro-
positions comme « la sortie du nucléaire est préférable à son développe-
ment (dans cette situation) » ou « l’autorisation de l’interruption volontaire de
grossesse est préférable à son interdiction (dans cette situation) » sont suscep-
tibles de vérité et de fausseté. C’est en tout cas ce que présuppose la pratique
politique : c’est parce que certaines de ces affirmations sont tenues pour vraies
et d’autre pour fausses qu’il y a pour les agents un sens à s’engager, mais aussi
à défendre les croyances exprimées par les uns et à dénoncer celles exprimées
par les autres (quel que soit par ailleurs leur mobile effectif, qui peut évidem-
ment être distinct du souci d’identifier et de défendre l’option qui est préférable
pour la communauté politique dans son ensemble ).
La vérité dont ces affirmations sont susceptibles est certes différente, du
point de vue de l’accès au moins, de la vérité propre aux affirmations portant
sur les états de fait matériels ou les principes logiques, car elles expriment des
jugements prudentiels exercés sous des conditions d’incertitude partielle. Leur
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33 - Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1990, III, 5, 1112b21, p. 135.
34 - Notons que les propositions portant sur la valeur d’une décision par rapport à une autre
seront susceptibles de différents genres de vérité, relatifs notamment à l’exactitude factuelle
des descriptions de la situation actuelle qui sont mobilisées, et à la validité normative des règles
prescriptives qui sont convoquées pour réagir à cette situation.
35 - Pour une défense de la référence à la vérité en démocratie, qui serait présupposée par
l’idée même de désaccord, voir Pascal Engel, « La vérité peut-elle survivre à la démocratie ? »,
Agones, vol. 44, 2010, p. 31-56.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 121
choix social : même si l’on suppose que les préférences de chaque individu sont
cohérentes, aucune règle d’agrégation unique (et donc aucun choix collectif
unique) ne s’impose comme la seule adaptée pour produire un choix collectif
qui les reflète 36. Mais surtout cette conception manque une dimension essen-
tielle de la prise de décision politique : elle vise à identifier ce qui constitue la
meilleure option pour l’ensemble du groupe. Dans nos démocraties, chaque
citoyen se voit interrogé, lors des élections et référendums, sur ce qui est dans
l’intérêt du peuple dans son ensemble, et non simplement dans son intérêt
particulier. Ceci n’empêche pas, de toute évidence, que certains puissent avoir
d’abord leur intérêt particulier en tête lorsqu’ils votent, ou encore que dans
certains cas il soit précisément dans l’intérêt du groupe de procéder à un
compromis équitable entre intérêts particuliers (mais dans ce cas, le compromis
équitable est la meilleure décision pour le groupe dans son ensemble 37). Ce
qu’implique toutefois l’idée que les décisions politiques ont trait à la vérité c’est
que du point de vue du groupe lui-même, et non simplement de tel ou tel
individu, les décisions envisagées peuvent être comparées, de telle sorte que
certaines d’entre elles peuvent être supérieures aux autres – rien n’indique
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d’ailleurs qu’une unique option soit toujours préférable aux autres : il peut
38 - Même si l’évolution de la situation présente peut parfois modifier la réponse la plus adaptée
à la question posée, il est improbable qu’elle justifie les revirements nombreux et rapprochés
que connaissent les groupes soumis à la règle majoritaire lorsqu’ils se trouvent divisés en deux
factions à peu près égales.
39 - Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, IV, 2, in Œuvres Complètes, t. III, Paris, Galli-
mard, 1964 [1762], p. 439.
40 - Ibid., IV, II, p. 441.
41 - Ibid., II, III, p. 371.
42 - Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur. Apothéose du déses-
poir, Paris, Vrin, 1984, chap. 2, p. 25-34.
43 - Charles Girard, « Jean-Jacques Rousseau et la démocratie délibérative », Lumières, 15,
2010, p. 199-221.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 123
44 - William Riker, Liberalism against Populism. A Confrontation Between the Theory of Demo-
cracy and the Theory of Social Choice, San Francisco, W. H. Freeman, 1982.
45 - J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., IV, 2.
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46 - Joshua Cohen, « An Epistemic Conception of Democracy », Ethics, vol. 97, no 1, 1986, p. 29.
47 - Ibid., p. 28.
48 - Le propos de Joshua Cohen vise précisément à répondre aux objections formulées sur ce
point par William Riker.
49 - David Estlund, L’autorité de la démocratie. Une perspective philosophique, trad. fr. Yves
Meinard, Paris, Hermann, 2011.
50 - Du moins si l’on se limite aux procédures susceptibles d’être légitimes, c’est-à-dire qui
peuvent passer un texte d’acceptabilité générale ; sur ce point, voir la section 6 de cet article.
51 - David Estlund, L’autorité de la démocratie, op. cit., p. 23.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 125
raisons individuelles, comme le souligne Condorcet, dans ses écrits sur la prise
de décision collective 52. Condorcet reconnaît, comme Sieyès ou Rousseau, que
les hommes ne peuvent vivre sous des règles communes que s’ils consentent à
céder au vœu du plus grand nombre : « la convention d’adopter ce vœu comme
s’il était conforme à la volonté, aux lumières de chacun, a dû être la première
des lois sociales, a pu seule donner à toutes les autres le sceau de l’unani-
mité 53 ». Mais cette solution n’a à ses yeux rien d’arbitraire : elle trouve une
justification épistémique, plus élaborée que celle avancée par Rousseau 54. Elle
part de ce constat : bien que l’individu soit libre d’émettre un vœu selon sa
volonté plutôt que son opinion, son vœu exprime généralement son opinion.
Le vote majoritaire agrège non seulement des votes, mais aussi des opinions,
qui sont le produit des raisons individuelles ; ce n’est donc pas simplement la
volonté de la majorité, mais aussi sa raison, qui se trouve substituée à celle du
peuple tout entier. L’exercice du pouvoir par les citoyens consiste à « déclarer
quelles règles communes, pour les actions qui doivent y être assujetties, parais-
sent, à la pluralité, les plus conformes à la raison ; et on voit que s’il en résulte,
pour la minorité, la nécessité et l’obligation morale de s’y soumettre, il n’en
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57 - Christian List et Robert Goodin, « Epistemic Democracy. Generalizing the Condorcet Jury
Theorem », The Journal of Political Philosophy, vol. 9, no 3, 2001, p. 277-306. List et Goodin obser-
vent que lorsque le nombre d’électeurs est suffisamment important, le vote à la majorité relative
est à peu près aussi fiable, du point de vue épistémique, que les principales règles de vote
communément étudiées (tels les méthodes de Borda, Hare, Coombs ou la méthode par paires
de Condorcet).
58 - Franz Dietrich et Kai Spiekermann, « Independent Opinions ? On the causal Foundations
of Belief Formation and Jury Theorems », Mind, 2014, à paraître.
59 - De ce point de vue, l’objection de la « disjonction » formulée par David Estlund, qui remet
en cause la plausibilité de la condition de compétence au motif que les deux options présentées
pourraient parfois être disjointes en plusieurs options, de telle sorte que la probabilité « aléa-
toire » d’identifier la réponse correcte est en réalité inférieure à 0,5, est peu convaincante (David
Estlund, L’autorité de la démocratie, op. cit., p. 428-431). Il est toujours possible, bien sûr, que
les options soumises au choix soient mal définies, mais le problème se pose pour tous les modes
de prise de décision et renvoie aux conditions de formulation et de révision préalables des termes
du choix.
60 - D’autres résultats, tels le « théorème de Bayes », ont pu être également mobilisés par les
justifications du recours au vote majoritaire. Voir Robert Goodin, Reflective Democracy, Oxford,
Oxford University Press, 2003, chap. 6.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 127
s’intéressent aux conditions d’une bonne pesée collective des arguments, vien-
61 - Sur ce dernier point, voir Charles Girard, « Instituer l’espace de la contestation. La compé-
tence du peuple et la régulation des médias », Philosophiques, vol. 40, no 2, 2013.
62 - John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. fr. Joëlle Zask, Paris, Gallimard « Folio »,
2010 [1927], p. 310.
63 - Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération ? », op. cit., p. 90-92.
64 - Charles Girard et Alice Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fon-
damentaux, Paris, Hermann, 2010.
65 - Voir les contributions réunies dans Jon Elster et Hélène Landemore (dir.), « La sagesse
collective », Raison Publique, vol. 12, 2010, et, pour une vue d’ensemble, Hélène Landemore,
Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence and the Rule of the Many, Princeton, Prin-
ceton University Press, 2013.
66 - James Surowiecki, The Wisdom of Crowds. Why the Many Are Smarter Than the Few and
How Collective Wisdom Shapes Business, Economies, Societies and Nations, Anchor, Doubleday,
2004.
67 - Scott E. Page, The Difference. How the Power of Diversity Creates Better Groups, Firms,
Schools and Societies, Princeton, Princeton University Press, 2006.
128 - Charles Girard
pas certain que des procédures soucieuses d’approcher la vérité puissent rester
équitables. Si certains sont plus compétents que les autres, il paraît inévitable
de leur reconnaître une plus grande autorité ; et puisque rien n’indique que la
majorité soit dans la société l’instance la plus compétente, il faudrait rejeter le
vote majoritaire. Tel est le raisonnement, déjà évoqué, de Kelsen. Faut-il
l’accepter ?
Si l’on admet qu’il existe des vérités politiques, c’est-à-dire que les propo-
sitions relatives à la valeur relative de différentes décisions possibles dans une
situation donnée peuvent être vraies ou fausses, il faut également admettre que
les individus doivent avoir des compétences politiques inégales. L’idée que les
citoyens sont inégalement compétents du point de vue politique n’est guère
plaisante pour le démocrate, et il est fréquent d’opposer à l’idée d’une compé-
tence politique inégalement répartie une distinction entre plusieurs types de
compétences, par exemple entre le raisonnement théorique et le jugement pru-
dentiel, ou entre le savoir descriptif et le savoir normatif, afin de sauver la
possibilité que l’une de ces compétences au moins soit de telle nature qu’elle
appartienne également à tous. Il n’est pourtant guère vraisemblable que l’apti-
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quels elle reconnaît une plus grande compétence exercent une « influence supé-
69 - John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif, trad. fr. Malik Bozzo-
Rey, Jean-Pierre Cléro et Claire Wrobel, Paris, Hermann, 2014 [1861], p. 209.
70 - Ibid., p. 210.
71 - Ibid., p. 211.
72 - Ibid., p. 214.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 131
73 - Ibid., p. 109.
74 - Ibid., p. 213.
75 - David Estlund, L’autorité de la démocratie, op. cit., p. 68-69.
76 - Ibid., p. 16-17.
132 - Charles Girard
ne peut pas être acceptée par tous les points de vue qualifiés, à la différence
de la seconde. En effet l’épistocratie établit des « comparaisons blessantes »
entre les individus désignés comme plus ou moins compétents, afin « de fonder
l’autorité et le pouvoir légitime de certains individus sur les autres, et par
conséquent une tâche de justification lui incombe qui n’incombe pas au suf-
frage universel 77 ». Si, en démocratie, chaque décision majoritaire oblige bien
les citoyens minoritaires, il n’y a pas de minorité formellement assujettie à une
majorité au nom de différences supposées entre les membres de l’une et les
membres de l’autre. Bien que toute décision majoritaire soit dotée d’autorité,
aucun groupe majoritaire ne se voit doté en tant que tel d’une autorité propre.
À l’inverse, « dans un système de suffrage inégalitaire, certains individus sont
(...) formellement et définitivement condamnés à être assujettis au gouverne-
ment de certains autres. C’est là un type de relation de gouvernement des uns
par les autres qui n’existe pas quand s’applique la règle de la majorité, même
si la règle de la majorité est, elle aussi, une forme de relation de gouverne-
ment 78 ». Cet élément additionnel propre à l’épistocratie est précisément ce
qui ne peut pas passer avec succès le test de l’acceptabilité générale, car tous
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les points de vue qualifiés ne peuvent pas accepter un tel arrangement politique.
77 - Ibid., p. 74.
78 - Ibid., p. 75.
79 - Sur le rôle que joue l’égalité dans le test d’acceptabilité générale, voir Thomas Christiano,
« Estlund on Democratic Authority », Journal of Political Philosophy, vol. 17, no 2, 2009,
p. 228-240.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 133
80 - Ibid., p. 395.
134 - Charles Girard
81 - Si Kelsen évoque la « relativité des valeurs », ses formulations insistent le plus souvent
sur la relativité des jugements portant sur les valeurs. Son scepticisme nie ainsi qu’existe « un
seul ordre moral (...) qui pourrait seul revendiquer d’être reconnu comme valide » (Hans Kelsen,
« Fondations de la démocratie », art. cité, p. 34, nous soulignons), ou encore que « l’homme
[puisse] accéder à des vérités et saisir des valeurs absolues » : H. Kelsen, La démocratie..., op.
cit., p. 110, nous soulignons). L’ambiguïté, qui paraît pouvoir être résolue en faveur d’une position
faillibiliste plutôt que radicalement sceptique, est nette dans le passage suivant : « la relativité
des valeurs que proclame une confession politique quelconque, l’impossibilité de revendiquer
pour un programme ou un idéal déterminés une valeur absolue (...) contraint impérativement à
rejeter aussi l’absolutisme politique » (Ibid., p. 113, nous soulignons).
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 135
perd tout sens lorsque l’on suppose qu’il ne sera jamais possible d’être entiè-
85 - Pour une critique de l’idée que le raisonnement millien devrait s’imposer à tout homme
comme rationnel, voir Akeel Bilgrami, « The Ambitions of Classical Liberalism : Mill on Truth
and Liberty », Revue internationale de philosophie, 2014, à paraître.
86 - Ibid.
87 - John Stuart Mill, De la liberté, op. cit., p. 140.
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ? - 137
Conclusion
88 - Merci à Christopher Hamel, Florence Hulak, Carlo Invernizzi Acetti, Pasquale Pasquino,
Juliette Roussin et Philippe Urfalino pour leurs commentaires sur une première version de ce
texte.
138 - Charles Girard
AUTEUR
Charles Girard est professeur agrégé à l’université Paris Sorbonne, où il enseigne la
philosophie politique, juridique et morale, ainsi que l’épistémologie des sciences sociales.
Docteur en philosophie politique, il travaille sur les théories contemporaines de la démo-
cratie au sein de l’équipe « Sciences, normes, décision ». Il a dirigé, avec Alice Le Goff, La
démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux (Hermann, 2010), et, avec Flo-
rence Hulak, Philosophie des sciences humaines. Concepts et problèmes (Vrin, 2011).
RÉSUMÉ
La règle de majorité en démocratie : équité ou vérité ?
Les procédures de prise de décision peuvent être justifiées en démocratie en invoquant
soit leur caractère équitable, soit leur aptitude à produire de bonnes décisions. La théorie
politique contemporaine tend à privilégier la première voie, car elle n’oblige pas à distin-
guer entre bonnes et mauvaises décisions, et donc à départager les opinions politiques en
fonction de leur justesse ou de leur fausseté. La principale vertu de la règle de majorité
serait ainsi de donner un poids égal à toutes les opinions exprimées dans le vote, indé-
pendamment de leur contenu. Contre cette thèse, cet article montre qu’une justification
démocratique cohérente du recours à la règle de majorité ne peut pas faire l’économie
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de considérations épistémiques. Si le vote majoritaire doit être préféré aux autres modes
ABSTRACT
Majority rule in democracy: truth or fairness?
Decision-making procedures can be justified in democracy by invoking either their fairness
or their ability to produce good outcomes. Recent political theory has often favored the
first approach, since it does not require to discriminate between good and bad decisions,
and thus to decide between political opinions. In such a view, the main advantage of majo-
rity rule is that it treats all expressed opinions fairly by giving each an equal weight, without
any regard for their content. Against such a claim, this article contends that one cannot
justify the use of majority rule without referring to epistemic considerations. If majority
rule is to be favored over other available procedures, it is because it alone can meet
simultaneously – as much as this is possible – concerns for fairness and for truth. It is
fairer than decision-making via bargaining or contest, but it is also more responsive than
lottery voting to the value assigned to the competing options. Furthermore, concerns for
fairness and for truth are not incompatible, since the principle of equal treatment of all
opinions does not rest on relativism, but on faillibilism.