You are on page 1of 10

1918-2018

NUMÉ RO SPÉ CI AL
CENTENAIRE
D U 1 1 - NOVE MBRE

Europe redessinée,
Empire ottoman
démantelé, frontières
et populations
déplacées…
La fin de la Grande
Guerre fait émerger
un nouveau monde.
Sur le plan des idées
comme des valeurs,
elle représente
une étape cruciale
dans la construction
du XXe siècle dont
nous sommes
toujours les héritiers

Les traces
M ÉM OI R ES
d’une guerre
F RONTI ÈR ES S ÉCUR I TÉ COLLEC TI V E M OUV EM ENTS & R ENCONTR ES ÉM A NCI PATI ON
Armistice du Une nouvelle carte Que reste-t-il du projet Nouvelles nationalités, Après leur effort
11 -Novembre : cent ans du monde émerge du de « paix perpétuelle » nouvelles minorités, de guerre, les femmes
de commémorations dépeçage des empires entre les nations ? le brassage d’après 1918 sont peu récompensées
Pages 2-3 Pages 4-5 Pages 6-7 Pages 8-9 Page 10

Samedi 3 novembre 2018 · Cahier du « Monde » No 22958 · Ne peut être vendu séparément
·
IDÉES
2
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

MÉMOIRES
Le 11-Novembre
dans tous ses sens
Depuis l’armistice il y a un Léon Gambetta (1838-1882), figure républicaine émi-
nente qui est panthéonisée ce jour-là : la IIIe Républi-
siècle, la signification donnée que fête simultanément ses 50 ans et la victoire.
Dans l’entre-deux-guerres, le 11-Novembre devient
à cette commémoration par les un terrain politique disputé entre contre-célébrations
différentes nations concernées communistes et manifestations d’extrême droite.
« Après un tel traumatisme, on aurait pu s’attendre à ce
a évolué. De l’hommage qu’il y ait un consensus. Or, il y a cette tentation de faire
du 11-Novembre la fête de la victoire contre la barbarie
aux armées, puis aux anciens allemande, du côté des ligues, ou pour la paix, du côté
combattants, la cérémonie tend communiste », indique Rémi Dalisson. Ainsi, en
France, nombre de commémorations sont marquées
aujourd’hui à fêter la paix, par une tonalité revancharde : le 11 novembre 1922, au
l’Europe et l’avenir centre de la clairière de Rethondes (Oise), les anciens
combattants inaugurent une « dalle sacrée », sym-
bole des « morts pour la France », portant une épita-
phe guère pacifiste : « Ici le 11 novembre 1918 succomba
le criminel orgueil de l’Empire allemand vaincu par les
AN TOIN E F LAN DR IN peuples libres qu’il prétendait asservir. » On peut y voir
une certaine continuité avec les fêtes de la Revanche

L
es photos prises à Paris, Londres ou New instaurées après la défaite contre l’Allemagne en 1870,
York, après l’annonce de l’armistice, le note Rémi Dalisson : « Les deux fêtes évoquent le
11 novembre 1918, montrent les mêmes civisme, l’union nationale, la victoire du droit. La
scènes de liesse. Le long des avenues, les grande différence est la détestation de la guerre qui
hommes et les femmes, bras dessus bras sourd lors des commémorations du 11-Novembre et le
dessous, agitent les drapeaux des pays de l’Entente. deuil massif qui y pèse de tout son poids. »
Un siècle après, que reste-t-il de cette joie collective Le 11-Novembre est aussi l’occasion de chanter la
de la victoire ? « Ce jour-là, chacun exprime sa grati- gloire du pays et de ses morts un peu partout sur le
tude d’être en vie et de pouvoir rentrer chez soi, expli-
que l’historien américain Jay Winter. Mais c’est une
sombre victoire baignée de sang. La guerre a fait dix
millions de morts. Tant de familles sont endeuillées
« C’est une sombre victoire
qu’il est impossible de parler de célébration. Le goût baignée de sang. La guerre
des cendres fait qu’on ne célèbre pas la première
guerre mondiale, on la commémore ». a fait dix millions de morts »
A la sortie de la guerre, le 11-Novembre est en effet
JAY WINTER
commémoré dans les empires français et britanni-
historien
que, en Belgique, aux Etats-Unis et en Pologne. En
Grande-Bretagne, le roi George V inaugure, le
11 novembre 1919, le Remembrance Day (« Jour du
souvenir »), qui sera observé dans tout l’empire. En
France, le Parlement décide, devant la manifesta- territoire. C’est une particularité française : la
tion des anciens combattants, que le 11 novembre Grande-Bretagne ne connaît pas ce genre de mani-
deviendra, en 1922, un jour férié. festation. Et pour cause, selon Jay Winter : « La persis-
tance d’une rhétorique glorieuse en France s’explique
ILLUSTRATIONS : OLIVIER BALEZ
UNE MINUTE DE SILENCE par la survie du catholicisme et l’enracinement de la
Déjà, la commémoration est portée par la société République : la gloire se trouve dans le Christ en croix
civile et non par l’Etat. Auteur de 11 Novembre. Du sou- et dans La Marseillaise. Cette gloire n’existe pas en
venir à la mémoire (Armand Colin, 2013), l’historien Angleterre : les protestants dominaient la culture
Rémi Dalisson rappelle que, « pour les anciens com- religieuse et il y a chez eux une absence de tradition poilu ne renvoie plus à l’image du héros triomphant bre 2014, 888 246 coquelicots en céramique (soit le
battants, le 11-Novembre est un jour de recueillement. Il révolutionnaire romantique. » qui se bat pour des valeurs, mais à une victime, nombre de morts portant l’uniforme britannique en
s’agit moins de commémorer la victoire que de rendre La tonalité pacifique qui domine le 11-Novembre précise Rémi Dalisson. Le 11-Novembre tend à deve- 14-18) sont installés devant la tour de Londres.
hommage aux morts. Dans leur esprit, il est vital que la finit par écraser la rhétorique de la victoire après nir une fête de paix avec un discours orienté sur Le même jour, le président François Hollande inau-
communauté se ressoude autour de leur sacrifice pour 1945. La première guerre mondiale avait déjà rendu l’Europe et sur l’avenir. » gure l’anneau de la mémoire du Mémorial
qu’il n’y ait plus jamais de guerre ». caduque l’idée de faire la guerre pour l’honneur du international de Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-
Des rituels se mettent en place : lors de cette journée, drapeau. Le prix humain était trop élevé. « La seconde « JOUR DU COQUELICOT » Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), sur lequel sont inscrits,
les Français font respecter une minute de silence guerre mondiale, même si elle était justifiée, a fini D’autres renouvellements seront opérés sous la par ordre alphabétique, les noms de 579 606 alliés
après la sonnerie aux morts ; les Britanniques font d’achever cette idée », observe Jay Winter. présidence de Nicolas Sarkozy : en 2008, les cérémo- mais aussi ennemis, morts dans le Nord-Pas-de-Ca-
sonner le clairon du Last Post, suivi de deux minutes Avec la disparition progressive des anciens combat- nies du 11-Novembre sont délocalisées à Verdun lais pendant la Grande Guerre. Malgré cet acte
de silence. « La minute de silence est une forme laïcisée tants de 14-18 et l’avènement des mémoires des com- (Meuse) ; en 2009, la chancelière allemande Angela mémoriel, qualifié de « révolutionnaire » par l’histo-
de prière, analyse Jay Winter. Ces rituels parallèles de battants et des victimes de 39-45, le 11-Novembre Merkel est invitée à raviver, avec le président de la rien Stéphane Audoin-Rouzeau, la cérémonie
deuil s’imposent parce que la moitié des hommes tués connaît alors un déclin. Des réflexions sont menées République, la flamme du Soldat inconnu sous l’Arc orchestrée par l’Etat français ne remporte pas une
pendant la guerre n’ont pas de sépulture connue, ce qui pour moderniser ses formes commémoratives. de triomphe ; en 2012, le 11-Novembre devient la fête large adhésion populaire. « Les cérémonies étatiques
signifie que les formes conventionnelles de commémo- En 1945, les Britanniques transforment le Remem- nationale de tous les « morts pour la France ». commémorant 14-18 ne peuvent pas être le centre de
ration des morts ne peuvent plus être utilisées. » brance Day en Remembrance Sunday : la Grande En Grande-Bretagne, la droite et la gauche sont divi- la culture commémorative, estime Jay Winter. Car ce
D’autres rites sont institués, tel l’hommage au Sol- Guerre est commémorée le dimanche suivant le sées sur la manière de commémorer la Grande n’est pas l’Etat qui porte le deuil, ce sont les familles et
dat inconnu. Le 11 novembre 1920, à Londres, le corps 11 novembre. Aux Etats-Unis, l’Armistice Day devient, Guerre. Pour la droite, il convient d’honorer la vic- les cadres sociaux de la mémoire. »
de l’Unknown Warrior (le « combattant inconnu »), en 1954, le Veterans Day, jour consacré au souvenir toire de la Grande-Bretagne sur l’agresseur alle- Le 11 novembre prochain, alors que 120 dignitaires
destiné à porter la mémoire des disparus des forces des anciens combattants de toutes les guerres. mand ; pour la gauche, la guerre fut un immense gâ- étrangers seront présents à Paris, 6 000 projets
terrestres, navales et aériennes britanniques, est ainsi En France, si le Front populaire avait, dès 1936, fait chis humain et un conflit inutile. A partir de 1995, commémoratifs auront lieu dans toute la France, ce
amené devant le mémorial de la Grande Guerre, participer la jeunesse aux commémorations, il faut des cérémonies sont de nouveau organisées, le 11- qui devrait confirmer la tendance de ce centenaire :
avant d’être placé à Westminster Abbey. Au même attendre l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, Novembre, surnommé Poppy Day (« jour du les commémorations de la Grande Guerre, qui se
moment à Paris, un canon sur lequel repose le cer- en 1974, pour que le discours du 11-Novembre soit coquelicot ») : les Britanniques portent un coquelicot distinguent par leur caractère « mondialisé » et
cueil du Soldat inconnu passe sous l’Arc de triomphe, renouvelé. L’hommage est rendu aux poilus, et rappelant les champs de bataille des Flandres, mais « transnational », sont vécues plus au niveau du
suivi par un char décoré transportant le cœur de non plus aux maréchaux de 14-18. « Le mythe du aussi le sang versé par les soldats. Pour le 11 novem- village que de la nation. h
·
3
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

En Allemagne, l’impossible anniversaire


Outre-Rhin, le 11-Novembre côté de Nicolas Sarkozy. Il aura fallu attendre presque que l’historienne Elise Julien, maîtresse de conféren- comme « la catastrophe originelle du XXe siècle, autre-
un siècle pour que la France et l’Allemagne commé- ces à Sciences Po Lille et auteure de Paris, Berlin. La ment dit comme un événement auquel on s’intéresse
évoque une date traumatique, morent ensemble l’armistice. Il faut dire que, pour mémoire de la guerre 1914-1933 (Presses universitai- moins pour ce qu’il est que comme clé de compréhen-
l’Allemagne, « le 11 novembre est plus qu’une simple res de Rennes, 2010). sion pour la suite », résume Elise Julien.
et, cette année, ce ne sera que défaite militaire, c’est la fin d’un monde, celui de l’em- Si l’Allemagne d’après 1918 souhaite refouler sa Né à Düsseldorf quelques jours avant la capitula-
la deuxième fois que Français pire de Guillaume II qui, sauf pour une minorité de défaite, elle ne veut pas, toutefois, oublier ses morts. tion du IIIe Reich, en mai 1945, l’historien Gerd
révolutionnaires, incarnait une forme de stabilité heu- Le choix du 11 novembre – jour honteux – étant Krumeich, qui deviendra l’un des plus éminents
et Allemands commémorent reuse, surtout comparé à la suite », observe l’historien inapproprié, c’est donc une autre date qu’il s’agit de spécialistes de la Grande Guerre, le confirme :
Peter Schöttler, spécialiste de l’histoire intellectuelle trouver pour honorer leur mémoire. Ce sera la « Quand j’étais enfant et adolescent, on ne parlait pas
ensemble l’armistice. A l’issue et sociale des XIXe et XXe siècles. « Le 11 novembre 1918 grande affaire des années 1920. Dans sa thèse, Elise de 14-18. La seconde guerre mondiale a totalement
d’une semaine de célébrations, est une date traumatique dans l’histoire de l’Allema- Julien raconte en détail les vives polémiques qui étouffé le souvenir de la première. Par ailleurs, les
gne. C’est pourquoi, dès le début, tout le monde a jalonnent la période, marquée par l’incapacité de la nazis ont tellement héroïsé la Grande Guerre, qu’il est
Angela Merkel ouvrira voulu l’oublier », analyse Arndt Weinrich, chercheur à République à trouver une date consensuelle pour le devenu encore plus compliqué de la commémorer
le Forum de Paris sur la paix la Sorbonne et coauteur de La Longue Mémoire de la culte des soldats tombés au front. après 1945 », explique l’historien, qui vient de consa-
Grande Guerre (Presses universitaires du Septen- Dans ce domaine, ce n’est d’ailleurs pas l’Etat, mais crer un passionnant ouvrage à la « défaite non sur-
trion, 2017). Outre-Rhin, chaque 11 novembre à 11 h 11, une association privée, l’Union populaire pour l’en- montée » de 1918, en Allemagne (Die unbewältigte
ce n’est d’ailleurs pas la fin des combats que l’on célè- tretien des sépultures militaires allemandes (Volks- Niederlage, Herder, 336 p., non traduit).
THOM AS WIEDER bre, mais le début du carnaval, et ce depuis bien bund Deutsche Kriegsgräberfürsorge ; VDK), qui est à
BERLI N · CORRESP ON DAN T avant la Grande Guerre… la manœuvre. Dès sa fondation, en novembre 1929, « MÉMOIRE PLUS GÉNÉRALISTE »
par d’anciens officiers, le VDK réclame l’instauration Depuis 1952, certes, le Volkstrauertag a été intégré au

P
our le centième anniversaire de l’armis- « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » d’un jour du souvenir (Volkstrauertag). Mais la date calendrier commémoratif de la République fédérale,
tice de 1918, la France a vu les choses en Contrairement à la France qui adopte une loi, fait débat. Faut-il un jour de novembre ? Outre qu’un où il est maintenant célébré en novembre – cette
grand. Pendant une semaine, du 4 au en 1922, faisant du 11 novembre le jour de la « com- tel choix divise les catholiques et les protestants, les année, en présence d’Emmanuel Macron. Mais,
10 novembre, Emmanuel Macron se mémoration de la victoire et de la paix », l’Allema- premiers étant portés vers la Toussaint, en début de comme le rappelle Elise Julien, sa signification a évo-
rendra dans une douzaine de départe- gne, elle, « ignore totalement cette date dans son mois, les seconds préférant le dimanche des morts lué, et « il s’agit désormais de rendre hommage aux
ments du Nord et de l’Est, particulièrement marqués calendrier mémoriel », poursuit M. Weinrich. La rai- (Tottensonnatg), en fin de mois, fixer la commémora- morts de toutes les guerres, ce qui dissout le souvenir
par les blessures de la Grande Guerre. Point d’orgue son ? La situation du pays à l’automne 1918. Alors tion en novembre présente l’inconvénient de la ren- spécifique de la première dans une mémoire plus géné-
de cette « itinérance mémorielle », selon l’expression qu’en France la République sort renforcée par la dre trop proche de l’anniversaire de la défaite. raliste ». La remarque vaut également pour la Neue
de l’Elysée : les cérémonies du 11-Novembre à l’Arc de victoire, en Allemagne, la défaite militaire s’accom- Or, c’est précisément ce qui pose problème aux Wache (Nouvelle Garde), ce bâtiment militaire cons-
triomphe, auxquelles assisteront une soixantaine pagne d’un chaos politique marqué, le 9 novem- nationalistes, très influents au sein du VDK. D’où le truit au début du XIXe siècle sur l’avenue Unter den
de chefs d’Etat et de gouvernement représentant les bre 1918, par l’abdication de l’empereur Guillaume II choix qui se porte, finalement, sur un dimanche du Linden, à Berlin, et utilisé, après 1931, comme monu-
anciens pays belligérants. et la proclamation d’une république d’emblée début du printemps. Un choix très politique dans un ment aux morts de 14-18. En 1993, trois ans après la
Durant cette semaine, l’Allemagne aura une place à contestée par la droite monarchiste et l’extrême pays travaillé par l’idée de revanche. « Lié au calen- réunification, le lieu a été réinvesti comme « mémo-
part. Le 4 novembre, c’est avec son homologue alle- gauche révolutionnaire. Ce sera d’ailleurs tout le drier liturgique, le Volkstrauertag fut, à l’origine, fixé rial aux victimes de la guerre et de la tyrannie » : là
mand, Frank-Walter Steinmeier, que le président problème de ce nouveau régime auquel ses adver- au printemps et non à l’automne : d’emblée, l’accent a encore, le souvenir singulier de 14-18 a disparu.
français entamera, à Strasbourg, cette longue saires ne pardonneront jamais d’être né d’une été mis sur la régénération de la nation, davantage que Malgré la plus grande implication de ses dirigeants
séquence commémorative. Le 10 novembre, c’est défaite, voire d’une trahison, celle du fameux « coup sur le recueillement », analyse Arndt Weinrich. aux commémorations de l’armistice, ce dont témoi-
accompagné d’Angela Merkel qu’il achèvera son péri- de poignard dans le dos ». Signe des controverses dont il fait l’objet, le Volks- gne la venue d’Angela Merkel à Paris, pour le 11-No-
ple dans les régions meurtries, en se rendant avec Dès l’origine, la date du 11 novembre fut donc trauertag ne sera jamais inscrit au calendrier des vembre, pour la deuxième fois en dix ans, l’Allema-
elle à Rethondes (Oise), où furent signés les armisti- impossible à commémorer outre-Rhin. « En Allema- commémorations sous la République de Weimar gne continue donc d’entretenir avec les commémo-
ces de 1918 et 1940. Le 11 novembre, enfin, c’est la gne, la commémoration ne peut se fixer en ce jour qui (1919-1933). Après l’arrivée des nazis au pouvoir, rations de la fin de la Grande Guerre un lien d’étran-
chancelière allemande qui ouvrira le Forum de Paris ne représente pas un souvenir glorieux : pour les nos- en 1933, il sera transformé par le régime en « jour des geté. « En France, le poilu est un modèle de civisme, à la
sur la paix, une manifestation que M. Macron sou- talgiques de l’ancien régime, c’est un jour de malheur héros » (Heldengedenktag), dans le cadre d’une céré- fois héros et victime, c’est une figure nationale consen-
haite transformer en rendez-vous annuel. qui fait suite à la révolution du 9 novembre. Pour les monie pilotée par l’armée visant à préparer les suelle, observe Arndt Weinrich. En Allemagne, un pays
Depuis 1918, ce n’est d’ailleurs que la deuxième fois républicains, c’est également un jour compliqué à esprits aux conquêtes militaires à venir. Or, cette ins- dont la mémoire a été profondément “démilitarisée”
qu’un chancelier allemand – en l’occurrence une célébrer : plutôt que la naissance du régime, associée trumentalisation du souvenir de la Grande Guerre dans les années 1970-1980, un tel culte est inenvisagea-
chancelière – assistera aux cérémonies du 11-Novem- au souvenir stigmatisant de la défaite, la gauche pré- par le Reich hitlérien compliquera davantage le rap- ble. Même si, aujourd’hui, à l’extrême droite, certains
bre. La première fois remonte à 2009, quand Angela férera ainsi célébrer l’adoption de la Constitution de port de l’Allemagne d’après 1945 à la mémoire du voudraient revenir dessus, la figure du soldat repré-
Merkel avait ranimé la flamme du soldat inconnu au Weimar, le 11 août 1919, une date plus positive », expli- premier conflit mondial, celui-ci étant désormais vu sente une altérité fondamentale. » h

Trois idées fausses sur 1918


LE 11 NOVEMBRE 1918 MARQUE LA FIN DES HOSTILITÉS EN 1918, LA RÉVOLUTION A EMPÊCHÉ L’ARMÉE LE TRAITÉ DE VERSAILLES ÉTAIT VOUÉ À L’ÉCHEC
Si la mémoire collective a longtemps retenu que l’armistice ALLEMANDE DE GAGNER LA GUERRE L’annonce des clauses du traité de Versailles, le 28 juin 1919,
marque une rupture entre la guerre et la paix, l’historiographie En mars 1918, l’armée allemande, sur le point de passer à provoque partout une immense déception. « Diktat » pour
des quinze dernières années insiste sur la notion de « sortie l’offensive à l’ouest, pensait pouvoir gagner la guerre. « Pour les les Allemands, pas assez dur pour l’Action française, il sera
de guerre » pour montrer que les violences, militaires et civiles, Allemands, la défaite neuf mois plus tard est inexplicable : après accusé d’être responsable de la montée du nazisme et de
se poursuivent jusqu’au milieu des années 1920. « La première quatre ans de guerre, l’armée allemande occupe toujours une la seconde guerre mondiale. « C’est le type d’idée fausse déter-
guerre mondiale ne se termine pas le 11 novembre 1918 : des bonne partie de l’Europe, explique l’historien allemand Arndt ministe, précise Serge Berstein, auteur d’Ils ont fait la paix
unités de l’armée française d’Orient restent engagées en Russie Weinrich. La défaite militaire ne fait pourtant pas de doute : après (Les Arènes, 410 p., 20 €). C’est oublier qu’il y a des événements
en 1919 », souligne l’historien Bruno Cabanes. D’autres conflits avoir perdu 900 000 hommes entre mars et juillet, l’armée, à bout inattendus qui peuvent changer le cours de l’histoire.
prennent bientôt ou ont déjà pris le relais. Entre 1917 et 1923, de souffle, est frappée par une “grève militaire larvée”. Un million Si la sortie de guerre est extrêmement troublée, la période entre
on ne recense pas moins de 27 conflits en Europe. de soldats traîne à l’arrière, refusant de remonter au front. » 1924 et 1929 laisse entrevoir un espoir de stabilité : il semble
« Des guerres civiles éclatent comme en Russie (1917-1923), en L’état-major allemand demande alors l’armistice, avant d’accu- que les conflits puissent se régler, soit par la SDN [Société
Allemagne (1918-1919) ou en Irlande (1922-1923), où intervien- ser les révolutionnaires de novembre d’avoir balayé le régime des nations, créée en 1920, au lendemain de la première
nent des anciens combattants de 14-18 avec des armes et des impérial et précipiter la défaite. Cette légende du « coup de poi- guerre mondiale] – comme pour les “incidents” de Corfou
tactiques héritées du conflit mondial, indique Bruno Cabanes. gnard dans le dos » va gagner en crédibilité, tout comme l’idée [crise diplomatique survenue en 1923 entre la Grèce et l’Italie]
Il y a également des conflits interétatiques comme la guerre que l’armée allemande reste invincible. « Non pas une légende, et Pétritch [différend gréco-bulgare en 1925] –, soit par les
soviéto-polonaise (1919-1921) et la guerre gréco-turque mais une panoplie de légendes va se propager, dont la plus Etats entre eux – un effort est consenti à partir de 1924 pour
(1919-1922). Sans compter les révoltes coloniales en Inde, en extrémiste portée par la droite radicale, reprise ensuite par les diminuer les réparations allemandes. Ce qui relance les tensions
Egypte et en Chine liées aux promesses du wilsonisme [partisans nazis, selon laquelle le poignard a été planté dans le dos de en Europe, c’est la crise de 1929. Hitler va profiter de la crise
du droit à l’autodétermination des peuples] et à la déception l’armée victorieuse, précise Arndt Weinrich. Si aucune de ces pour raviver la colère que les Allemands avaient ressentie
qu’apporte le traité de Versailles [traité de paix signé en 1919 légendes ne fait consensus, ces accusations fausses vont peser à l’annonce du traité de Versailles. » h
entre l’Allemagne et les Alliés]. » sur les épaules de la République de Weimar. » A. FL .
·
IDÉES
4
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

FRONTIÈRES
« Le Moyen-Orient est la région
la plus durablement touchée »
Pendant la Grande Guerre, nationalistes se sont définis et les peuples arabes En 1924, le califat disparaît. Quel fut l’impact
vivant à l’intérieur de leurs frontières n’ont cessé de au Moyen-Orient ?
Français et Britanniques s’opposer à l’occupant colonial. Les demandes La force de l’islam politique aujourd’hui laisserait
d’indépendance ont été constantes, de la création penser que l’abolition du califat par des civils aurait
entreprennent le dépeçage de des mandats au début des années 1920 à leur dispa- provoqué des émeutes. Et pourtant, cette décision
l’Empire ottoman. Cette rition un quart de siècle plus tard. n’a pas suscité de contrariété au sein de la commu-
nauté sunnite, si ce n’est en Inde.
partition diplomatique, Qu’en est-il du mandat en Palestine ? L’utilisation cynique de l’institution du califat au
démontre l’historien Eugene Le mandat en Palestine a failli parce que les Britan- cours de la Grande Guerre – l’appel à la guerre sainte
niques ont mis en concurrence deux mouvements ne parvint guère à mobiliser les populations musul-
Rogan, déstabilise encore nationaux incompatibles – juif et arabe – pour le manes des empires français et britannique – a déva-
contrôle de la Palestine. Ils n’ont pas trahi les Ara- lorisé sa légitimité religieuse et, dans un sens, l’a ré-
aujourd’hui toute la région bes ; ils ne se sont pas non plus rangés du côté des duit à quelque chose de révolu. Pour preuve, le roi
sionistes. Non, les Britanniques ne souhaitaient pas Fouad d’Egypte et le roi Hussein du Hedjaz, qui se
un Etat juif ou arabe, mais faire avancer leurs inté- sont ensuite portés candidats au poste de calife, ont
rêts, et notamment protéger le canal de Suez. soulevé un enthousiasme muet. Pour les peuples du
PROPOS R ECU EILLIS PAR AN TOIN E F LAN DR IN Persuadés que leur empire durerait des généra- Moyen-Orient entrés dans l’ère des Etats-nations, ce
tions, ils avaient pour objectif de saper tout mouve- qui importait, c’étaient les nouvelles frontières.

E
ugene Rogan est professeur d’histoire ment nationaliste et de garder le territoire sous leur
contemporaine du Moyen-Orient à l’uni- contrôle. Ainsi, la promesse non pas d’un Etat juif, Le Moyen-Orient souffre-t-il encore
versité d’Oxford (Royaume-Uni). Il est mais d’un foyer national juif, devait permettre de des conséquences de 1914-1918 ?
l’auteur de Histoire des Arabes de 1500 à créer une communauté de clients qui faciliterait le Le Moyen-Orient est la région du monde la plus
nos jours (Perrin, 2013). Israël, Palestine, contrôle britannique de la Palestine. Sûrs de leur durablement touchée par le règlement de la pre-
Syrie, Liban… il explique l’impact qu’a eu le règle- expérience impérialiste, ils ont cru pouvoir gérer mière guerre mondiale. Issu de ce règlement, le
ment de la première guerre mondiale. les demandes contradictoires des deux commu- conflit entre Israéliens et Palestiniens a depuis lors
nautés. Ce n’est qu’en 1937 qu’ils ont reconnu ne transformé le Moyen-Orient en une zone de guerre.
Pourquoi les puissances européennes ont-elles plus avoir le contrôle de la situation. Les problèmes du Liban résultent du mandat fran-
entrepris de dépecer l’Empire ottoman (1299- çais : le système de partage du pouvoir entre diffé-
1923) alors que la guerre n’était pas terminée ? Au terme de la guerre gréco-turque (1919-1922), rentes confessions a fait du Liban un pays ingouver-
Pour comprendre pourquoi, il faut remonter à la Mustafa Kemal Atatürk reprend les territoires nable pendant une grande partie de son histoire.
question d’Orient au XIXe siècle : les Européens d’Anatolie cédés aux Kurdes et aux Arméniens Par ailleurs, les Syriens n’ont jamais reconnu la
étaient préoccupés par la préservation de l’Empire par le traité de Sèvres en 1920. La République séparation du Liban et de la Syrie imposée sans leur
ottoman. Leur crainte était que « l’homme malade laïque turque qu’il instaure en 1923 a-t-elle accord. L’occupation syrienne du Liban après la
de l’Europe » s’effondre, entraînant des conflits entre réussi à faire oublier le prestige des institutions guerre civile [1975-1990] peut être considérée
les puissances impériales européennes désireuses ottomanes ? comme un acte de refus de reconnaître l’indépen-
d’accéder aux territoires géostratégiques du Moyen- Il est vrai qu’au XIXe siècle, l’Empire ottoman béné- dance du Liban. Et depuis lors, il a été très difficile
Orient. En 1914, l’Empire ottoman est entré en guerre ficiait d’un prestige : il s’étendait en Europe, en Asie pour le Liban d’agir sans l’aval de Damas.
aux côtés des puissances centrales. Pour la Grande- et en Afrique du Nord et exerçait un contrôle sur les
Bretagne, la France et la Russie, il semblait alors que villes sacrées de Jérusalem, Médine et La Mecque. Dans quelle mesure la tentative de l’organisa-
son effondrement était imminent. Les Alliés, qui ne Mais ce qui l’a remplacé s’est avéré plus solide et lé- tion Etat islamique (EI) d’effacer la frontière en-
voulaient pas être rivaux au lendemain d’une guerre gitime. La Turquie est le seul Etat sorti du démantè- tre la Syrie et l’Irak est-elle un legs de 1914-1918 ?
qu’ils pensaient gagner, ont pris la décision calculée lement de l’Empire ottoman qui a fixé ses frontiè- De nombreux nationalistes arabes ont également
de résoudre la question d’Orient en tuant l’Empire res, non par la négociation, mais par la force des ar- pensé que la division du Moyen-Orient en Etats dis-
ottoman et en le dépeçant ensuite. C’est là que se mes, en venant à bout d’ennemis grands et petits. tincts était un héritage impérial illégitime. Cette
situe le péché originel : les Alliés n’étaient pas d’avis Cet Etat a réussi à rassembler les Turcs et à déplacer idée était présente chez les idéologues panarabes et
que le Moyen-Orient soit capable de se doter de son le centre de sa culture politique à Ankara, pour affir- panislamiques. L’EI, pour sa part, a revendiqué les
propre agenda politique. Encore attachés à l’ordre mer une identité tournant le dos au passé ottoman. territoires chevauchant l’Irak et la Syrie, sur lesquels
impérial, ils ont cherché à obtenir un équilibre entre L’armée et la direction nationaliste d’Atatürk sont régnait autrefois l’Empire abbasside (750-1258), pour
Européens et non à garantir la stabilité de la région. devenues un modèle, y compris dans le monde renforcer sa légitimité religieuse. Et en prétendant
arabe. Il est intéressant de noter qu’après avoir dé- faire éclater Sykes-Picot, il a voulu asseoir une légiti-
Est-ce la guerre qui a provoqué la chute truit les institutions impériales, la République tur- mité très moderne. Mais la manière dont la Syrie,
de la Sublime Porte ? que s’appuie aujourd’hui sur l’héritage des Otto- l’Irak et la communauté internationale l’ont délogé
L’Empire ottoman aurait pu survivre s’il n’était pas mans pour promouvoir sa gloire à un moment où de ces territoires montre que ces frontières ne sont
entré en guerre. La ténacité avec laquelle les Otto- elle a cessé de contrôler sa propre destinée. pas près d’être effacées. h
mans ont combattu suggère qu’il n’était pas inévi-
table que leur empire s’effondre. Leur défaite,
actée par l’armistice de Moudros, est survenue le
30 octobre 1918. Personne ne pensait qu’ils se bat-
traient aussi longtemps.

En mai 1916, les accords Sykes-Picot prévoient


que le Liban et la Syrie reviendraient à la
France ; la Mésopotamie, la péninsule Arabique
et la Transjordanie à la Grande-Bretagne ;
la Palestine serait placée sous administration
internationale. En quoi ces accords reflètent-ils
la mentalité des diplomates de l’époque ?
Nous nous trompons encore beaucoup lorsque
nous pensons à Sykes-Picot. Ces accords doivent
être perçus comme un jalon dans une partition de
diplomatie de temps de guerre qui commence en
mars 1915 et se termine à la conférence de San Remo
en 1920. Le premier jalon intervient en mars 1915
lorsque les Russes font part aux Alliés de leurs buts
de guerre : il s’agit de mettre la main sur Constanti-
nople, le détroit des Dardanelles et la Thrace occi-
dentale. Les Français, qui acceptent, veulent la Cilicie
et la Syrie, deux régions de l’Empire ottoman dont
les frontières ne sont pas clairement délimitées. Les
Britanniques se réservent le droit de revendiquer
des territoires le moment venu. Ils le feront lors des
accords de Sykes-Picot, étape parmi d’autres sur cette
route qui conduit la France et la Grande-Bretagne à
s’assurer qu’il n’y aura pas de malentendus sur cette
partition diplomatique. Ce n’était pas cynique,
c’était la diplomatie à l’âge des empires.

Le système de mandats est impopulaire dès


le début. Croyez-vous qu’il était voué à l’échec ?
Ces mandats étaient voués à l’échec : ils ont créé des
institutions contre lesquelles les mouvements
·
5
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

En Hongrie, le traité de Trianon, signé en 1920, occupe toujours les esprits


BUDAP EST · CORRESP ON DAN T puissants, il n’y a qu’à Budapest que les traités de paix revien- ges Clemenceau est connu des Hongrois. Il est perçu comme
nent sans cesse dans le langage courant. » l’ennemi juré de leur nation et le principal responsable de la
Trianon, Viktor Orban en parle souvent dans ses discours. Trianon – paraphé par la délégation hongroise, puis ratifié sévérité du traité. La période communiste a mis une chappe de
Comme le 15 mars, à Budapest. Ce jour-là, à l’occasion du par le Parlement hongrois et par le régent de Hongrie – a plomb sur ce ressentiment. Mais ce dernier est revenu comme
170e anniversaire de la guerre d’indépendance hongroise de consacré le dépeçage de la Hongrie, qui a perdu 70 % de son un boomerang après 1989. » La lecture historique qui est faite
1848-1849, le premier ministre souverainiste se lance même territoire et 3 millions de ses habitants. Et les recherches aujourd’hui, par des historiens et des journalistes proches du
dans un parallèle entre le traité, signé dans l’après-midi du de Mme Horel, publiées notamment dans le n° 31 de janvier- régime, mais aussi par le Musée national, relève d’une mystifi-
4 juin 1920 dans la galerie des Cotelle au Grand Trianon de février 2017 d’Histoire@Politique, prouvent qu’au-delà de la cation. Toute distance scientifique est bannie. Et le but mani-
Versailles, et la « crise » des migrants. « La situation, énonce- nostalgie d’une poignée de fanatiques réclamant la reconsti- feste semble de maintenir bien ouverte la blessure.
t-il devant la foule, est que l’on veut nous prendre notre pays. tution de la « grande Hongrie » dans les rangs de l’extrême Rarement sont en effet évoquées les faiblesses inhérentes
Pas d’un trait de plume, comme il y a cent ans à Trianon. droite du parti Jobbik, un traumatisme réel est ancré dans à la couronne austro-hongroise, au sein de laquelle les
Ce que l’on veut maintenant, c’est que nous le remettions la conscience historique des Hongrois. Hongrois, grâce à l’appui des Autrichiens, dominaient
à d’autres, à des étrangers qui ne respectent ni notre culture, d’autres peuples, dans un contexte de crise sociale, entre
ni nos lois, ni notre mode de vie. » « DIKTAT » 1905 et 1914. La classe politique hongroise a, par exemple,
En agitant pareille théorie du complot, Viktor Orban confirme- « La société civile a immédiatement dénoncé une injustice toujours refusé d’instaurer le suffrage universel. Or,
rait, selon l’historienne Catherine Horel, directrice de recher- flagrante en 1920, la réception du traité ayant été qualifiée de en 1925, le sociologue Oszkar Jaszi estimait déjà que seule
che au CNRS, une spécificité hongroise. « Car si l’angoisse de “diktat” par la presse », rappelle la chercheuse, qui s’est pen- une démocratisation de la monarchie aurait pu éviter un
la disparition est un trait commun à tous les pays d’Europe cen- chée sur l’histoire des « vaincus » dans un ouvrage collectif démembrement du royaume de Hongrie. h
trale et orientale, qui se posent en victimes des appétits des paru en 2016 aux éditions Nouveau Monde. « Le nom de Geor- BLAISE GAU QU ELIN
·
IDÉES
6
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

De la SDN à l’ONU
un héritage exigeant
Par le biais d’une organisation Mais la SDN vacille dès ses premiers pas. « Elle souf-
fre de plusieurs maux, diagnostique Alice Pannier.
internationale, la « sécurité D’abord le climat lors des premières années de la SDN
est particulier : ressentiment allemand après le traité
collective » devait instaurer de Versailles, échec des initiatives de désarmement
une « paix perpétuelle » entre lancées en 1928 avec le pacte Briand-Kellogg, retour
des vieilles alliances. Ensuite, malgré sa vocation, la
les nations, chacune venant en SDN n’est pas universelle. Les Etats-Unis en sont
aide à l’autre en cas de conflit. absents dès le premier jour, le Congrès américain
ayant refusé de s’engager à prendre part à des inter-
Un siècle après la fin ventions qui auraient été décidées par la SDN. La
Russie, puis l’Union soviétique à partir de 1922, en est
de la guerre, que reste-t-il absente la plupart du temps. Enfin, trois Etats impor-
de ce projet idéaliste ? tants, l’Italie, l’Allemagne et le Japon, ont quitté
l’organisation au début des années 1930, lorsque
leurs régimes politiques changent. »
Le jeu des alliances, le péril fasciste et la mauvaise
GAÏDZ M IN ASSIAN volonté des dirigeants, les dysfonctionnements
internes et la faiblesse des démocraties libérales

L
e grand combat de nos aînés a été celui de la – caractérisée lors de la guerre d’Espagne en 1936 –
paix et il nous incombe toujours. Nous ne le précipitent la chute de cette première organisation
gagnerons au XXIe siècle qu’en restaurant multilatérale de sécurité, qui meurt en 1939 lors du
un multilatéralisme fort, capable de régler déclenchement de la seconde guerre mondiale. La
ses conflits de manière pragmatique », France y avait cru pourtant longtemps. De Léon
déclare le président français Emmanuel Macron, le Bourgeois, premier président de la SDN, à la diplo- ment de la sécurité collective. Le fait que « la Chine et la « Responsabilité de protéger », adoptée en 2005,
25 septembre à New York, lors de la 73e Assemblée matie du Front populaire, vouée à la sécurité collec- l’URSS, deux membres permanents du Conseil de sécu- au nom de laquelle les Etats peuvent décider d’inter-
générale des Nations unies. Paix, sécurité collective tive, les gouvernements successifs de la IIIe Républi- rité, ne soient pas des démocraties, brise l’idéal de paix venir lorsqu’un gouvernement constitue un danger
et multilatéralisme, trois expressions, trois concepts que y avaient placé tous leurs espoirs, qui s’écrasent perpétuelle fondé sur le respect des mêmes valeurs et pour sa population.
« consubstantiels », rappelle Guillaume Devin, profes- sur le mur de l’égoïsme des puissances. principes », insiste Alice Pannier. Autre phénomène Aujourd’hui la France continue de privilégier le res-
seur de relations internationales à Sciences Po Paris. amplifié par la guerre froide, rappelle Guillaume pect du multilatéralisme contre le « repli nationa-
Mais quelle est l’origine de cette idée de sécurité UNE LONGUE LISTE D’ÉCHECS Devin : « Il reste de la sécurité collective ce que le liste » des Etats-Unis, note Frédéric Charillon, profes-
collective ? Pourquoi insister aujourd’hui sur cette Lors de la seconde guerre mondiale, les Alliés tirent Conseil veut bien en faire avec l’accord des cinq perma- seur de relations internationales à l’université de
technique de paix universelle ? Et qu’en reste-t-il un les leçons de l’échec de la SDN et sous la houlette du nents. A défaut, les dispositions sont bloquées. C’est Clermont-Ferrand. « C’est une valeur refuge pour la
siècle après la fin de la guerre ? président américain Franklin D. Roosevelt, ils repren- pourquoi on a vu se développer une solution de substi- France », insiste Charles-Philippe David. Mais contre
Il faut remonter à la devise des mousquetaires, nent à leur compte l’ossature de la sécurité collective tut ad hoc, non prévue par la Charte : les opérations de quoi ? « L’hubris américaine de Donald Trump,
« Tous pour un, un pour tous », explique Charles-Phi- lors de la reconstitution du système international maintien de la paix, qui sont une cote mal taillée entre répond Guillaume Devin, qui veut aller plus loin que
lippe David, professeur de sciences politiques à avec, cette fois-ci, l’adhésion pleine et entière des une sécurité collective empêchée et la volonté de faire l’isolationnisme traditionnel en affaiblissant le multi-
l’Université du Québec à Montréal, pour bien en Etats-Unis et de l’Union soviétique. Mais contraire- quelque chose pour respecter le mandat du Conseil de latéralisme par sa déconstruction, voire sa destruc-
cerner le principe : « Une attaque contre un parte- ment au modèle de la SDN, la nouvelle Organisation sécurité. » La liste des échecs est longue et les cas les tion, afin de miner son potentiel contraignant. »
naire constitue une attaque contre tous. » De manière des Nations unies (ONU) renforce le pouvoir exécutif plus contemporains, la Syrie et le Yémen, sont là pour L’administration américaine associe en effet cette
moins figurative, l’époque des Lumières – avec des du Conseil, en dotant formellement les cinq mem- attester de la destruction de l’idéal wilsonien. architecture multilatérale qu’est l’ONU à « une
penseurs comme l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), bres permanents (Chine, Etats-Unis, France, Royau- « L’ONU est, certes, décriée depuis les années 1990, contrainte inutile, à un frein à l’hégémonie », selon
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ou Emmanuel me-Uni, Russie) du droit de veto. nuance Alice Pannier, mais lorsque le Conseil de Frédéric Charillon. « Née d’une espérance, prévient le
Kant (1724-1804) et son projet de « paix perpétuelle » – Ainsi fondée sur la prééminence des vainqueurs de sécurité fonctionne, ses effets sont indéniables président Emmanuel Macron, en 2018, à New York,
est à l’origine de cette volonté d’éviter le recours à la 1945, l’ONU assure sa longévité mais ce fonctionne- comme c’est le cas avec l’accord sur le nucléaire ira- l’ONU peut devenir, comme la SDN qui l’a précédée, le
guerre, rappelle l’historien Bernard Bruneteau, pro- ment la déstabilise dès lors qu’il s’agit du renforce- nien », sans oublier la convention internationale de symbole d’une impuissance. » h
fesseur à l’université Pierre-Mendès-France, à Gre-

SÉCURITÉ
noble. « Les Etats s’engagent à coexister pacifique-
ment, ajoute Alice Pannier, chercheuse à l’université
Johns-Hopkins, à Washington. Et si la paix venait à
être rompue, les Etats s’engagent à répondre collecti-
vement pour la rétablir. »
Ce projet idéaliste court depuis les Lumières. Il a
rejailli lors des Conférences internationales de la
paix à La Haye (1898 et 1907) avant de se traduire en
action politique dans le cadre du système internatio-
nal naissant. Le Français Léon Bourgeois, ministre
sous la IIIe République, et le président américain,
Woodrow Wilson (1913-1921), en sont les dépositai-
res. C’est dans le 14e et dernier point de son plan de
paix, celui portant sur la nécessité de créer une
« association générale des nations », que le président
américain énonce son projet de paix durable.

La naissance avortée de
Quelques mois avant la Conférence de la paix, qui
s’ouvre en janvier 1919 à Paris, le président américain
énonce déjà ses convictions : dans un discours au
Metropolitan Opera House de New York, prononcé le
27 septembre 1918, il assure que, pour atteindre cet
objectif « le moyen indispensable, c’est la ligue des
nations constituée par des pactes qui seront effica-

I
ces ». Et il poursuit, selon le correspondant du l n’y a pas eu de procès de Nuremberg après la « Le traité de Versailles organise pour la première fois
Temps : « Sans ce moyen, qui garantirait la paix du
Le traité de Versailles fin de la première guerre mondiale pour juger dans l’histoire la mise en jugement des vaincus pour
monde ? La paix ne reposerait que sur la parole de devait permettre de juger les responsables allemands accusés « d’avoir leur responsabilité dans le déclenchement de la guerre
gens mis hors la loi et seulement sur cette parole. Telle commis des actes contraires aux lois et coutu- et pour avoir violé les règles édictées dans les conven-
que je la vois, la constitution de la SDN [Société des les vaincus pour leur mes » de la guerre, comme le promettaient les tions antérieures afin d’en limiter la violence », souli-
nations] doit être un facteur même de la paix. » Autre- responsabilité dans le articles 227 à 230 du traité de Versailles. Réfugié aux gne l’historienne Annette Becker dans l’incontourna-
ment dit, le principe est simple, explique Guillaume Pays-Bas, le kaiser Guillaume II n’a pas été extradé ble somme en trois volumes La Première Guerre
Devin : « La sécurité ne repose plus sur l’équilibre des déclenchement du conflit pour répondre, comme l’espéraient les alliés, mondiale (Fayard, 2013-2014), dont elle fut la codirec-
puissances, mais à l’inverse sur un déséquilibre des « d’offense suprême contre la morale internationale trice avec l’historien britannique Jay Winter. Néan-
puissances : tous contre le(s) perturbateur(s) ! » et pour violations du droit et l’autorité sacrée des traités » (article 227). moins ni la justice ni l’organisation de la société inter-
Woodrow Wilson obtient gain de cause : le de la guerre. Mais ni les La situation n’a guère été différente en Orient. nationale n’étaient alors prêtes pour de tels procès.
28 juin 1919, le pacte de la Société des nations – pre- Malgré les engagements du traité de Sèvres (1920)
mière partie du traité de Versailles – est signé et entre instances ni la société entre la Turquie et les alliés, exigeant notamment le CONVENTIONS DE LA HAYE DE 1899 ET DE 1907
en vigueur six mois plus tard, le 10 janvier 1920. Le jugement des responsables du génocide des Armé- L’essentiel du cadre juridique sur la guerre, le jus in
concept de « sécurité collective » fait son entrée dans
n’étaient alors prêtes pour niens (1915-1916), à peine quelques condamnations à bello – c’est-à-dire le droit dans la guerre fixant ce qui
le droit international dans l’article 11, paragraphe 1 du de tels procès. Ce type mort furent prononcées – la plupart par contu- est licite ou non au combat – et le jus ad bellum – c’est-
pacte : « Il est expressément déclaré que toute guerre mace. Le bilan pourrait paraître décevant. La pre- à-dire le droit à la guerre codifiant l’utilisation de la
ou menace de guerre, qu’elle affecte directement ou de juridiction ne se mière guerre mondiale a néanmoins amorcé un force contre un autre Etat – avaient été fixés pour
non l’un des membres de la Société, intéresse la Société tournant significatif sur le terrain du droit pénal l’essentiel à la fin du XIXe siècle et au début du XXe,
tout entière et que celle-ci doit prendre les mesures pro-
concrétisera qu’en 1945 international, même s’il se concrétisera seulement notamment par les conventions de La Haye de 1899
pres à sauvegarder efficacement la paix des nations. » en 1945 après le second conflit mondial. et de 1907 dont l’initiative revenait… au tsar Nicolas II,
·
7
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

« La crise migratoire actuelle est loin d’être inédite »


Après l’effondrement de la guerre, des centaines de milliers de personnes artistes lyriques russes. De son côté, la Grèce L’action sur le terrain reste encore relativement im-
chassées de chez elles se retrouvent sans statut légal : accueille un afflux de réfugiés représentant 20 % de provisée ; on est loin des programmes massifs, mais
des grands empires allemand, soit parce qu’elles étaient membres d’un Etat qui a sa population. Athènes passe de 300 000 à aussi très bureaucratisés, qui caractérisent plutôt les
disparu – les grands empires allemand, austro- 700 000 habitants en l’espace de dix-huit mois, ce lendemains de la seconde guerre mondiale. Sur le
austro-hongrois, russe et hongrois, russe et ottoman viennent de disparaître –, qui ne manque pas de susciter de vives réactions de plan juridique, si le certificat Nansen sauve la vie de
ottoman, de graves problèmes soit parce qu’elles ont été privées de leur nationalité. la part de la population locale. Les nouveaux venus centaines de milliers de personnes dans le monde, il
sont désignés au mieux comme des « chrétiens comporte de nombreuses restrictions pour ses dé-
humanitaires surgissent. Outre D’où viennent ceux qu’on appelle d’Anatolie », au pire comme des « graines de Turcs ». tenteurs, qui ne peuvent pas se déplacer librement et
dès lors les « réfugiés » ? La mémoire longue du transfert de 1923 explique ne bénéficient pas des réglementations en vigueur
la famine et les épidémies, La sortie de guerre se traduit par une recrudescence d’ailleurs, en partie, comment la Grèce a accueilli pour les titulaires de passeport nationaux.
des centaines de milliers de la violence et par trois grands mouvements de plus de 700 000 réfugiés en 2015. Les réactions Quelques années plus tard, les mesures de dénatu-
réfugiés. Le premier groupe de réfugiés, ce sont les étaient ambiguës : réticences à accueillir, d’une ralisation d’opposants politiques et de minorités, en
de réfugiés, chassés de chez eux, quelque 800 000 Russes qui fuient la guerre civile part, formidable solidarité, notamment de la part Italie et en Allemagne, et l’essor du nombre des apa-
se retrouvent sans statut légal entre les révolutionnaires bolcheviques et les Blancs des Grecs venus de Turquie, de l’autre. trides soulignent la fragilité de l’effort humanitaire
monarchistes (1917-1923). A la suite du décret de dé- entrepris par la communauté internationale après
naturalisation adopté par Lénine en décembre 1921, Le mouvement humanitaire connaît-il, la première guerre mondiale. En juillet 1938, la
ils perdent leur nationalité. Concentrés en Pologne, après 1918, une profonde transformation ? Conférence internationale d’Evian, organisée par le
en Allemagne, en France, mais aussi à Constantino- A la sortie de la guerre, de nouvelles institutions président Roosevelt, qui ne trouve aucune solution
ple et dans les Balkans, ces Russes blancs sont sans internationales comme la Société des nations (SDN) concrète à la question des réfugiés juifs allemands et
PROPOS R ECU EILLIS PAR AN TOIN E F LAN DR IN patrie, autrement dit apatrides, une notion qui appa- et le Bureau international du travail (BIT) s’effor- autrichiens persécutés et n’aboutit à aucun assou-
raît en France en 1928 et qui fascine les juristes de cent de prendre en charge les réfugiés. On voit plissement des politiques migratoires restrictives

P
rofesseur d’histoire de la guerre mo- l’époque, qui y consacrent des dizaines de thèses. également apparaître des organisations philanth- dans des grands pays occidentaux, est l’exemple le
derne à Ohio State University, Bruno Le deuxième groupe est constitué par quelque ropiques transnationales, souvent d’origine amé- plus éclatant de cet échec.
Cabanes a dirigé l’ouvrage Une histoire 700 000 survivants du génocide arménien de 1915. ricaine : le Near East Relief joue un rôle très
de la guerre. Du XIXe siècle à nos jours Victimes d’une loi de 1923 sur la confiscation des important pour les Arméniens ; Save the Children En quoi cet effort humanitaire peut-il servir
(Seuil, 800 p., 32 €). Il est spécialiste de la biens des « absents » votée par la Turquie kémaliste, met en place des grandes campagnes humanitai- de leçon pour l’Europe d’aujourd’hui ?
sortie de la première guerre mondiale. ces réfugiés qui ont tout perdu sont éparpillés en res pour venir en aide aux enfants, dont la condi- Toutes ces initiatives humanitaires sont mises en
Syrie, au Liban, en Egypte et en France. Un troisième tion matérielle trouble des sociétés à peine sorties place à un moment critique : les Etats-Unis, grande
Dans quelle mesure l’Europe fait-elle face groupe est jeté sur les routes à la suite de la guerre de la Grande Guerre. terre d’accueil pendant des décennies, ferment pro-
à une crise humanitaire sans précédent en 1918 ? gréco-turque (1919-1922). Plus de 1,5 million de per- La presse publie des photographies des camps de gressivement leurs portes, en instaurant des politi-
On assiste dès novembre 1918 à une flambée de pro- sonnes sont concernées par le transfert de popula- fortune à Athènes ou à Constantinople où s’entas- ques de quotas, tandis que les pays d’Europe occi-
blèmes humanitaires qui avaient commencé pen- tion forcé entre la Turquie et la Grèce, au terme de la sent des milliers de personnes. Des films humani- dentale sont confrontés aux enjeux de la recons-
dant la guerre. Le premier concerne le rapatriement convention gréco-turque du 30 janvier 1923, inté- taires sont réalisés par la Croix-Rouge. Des person- truction et de la démobilisation. Elles témoignent
de près de 430 000 prisonniers de guerre russes, grée ultérieurement dans le traité de Lausanne du nalités s’engagent tel Jackie Coogan, qui joue le aussi d’une réelle inventivité : conscients que le
allemands, autrichiens et hongrois. Le deuxième 24 juillet 1923 : près de 1,3 million de Grecs orthodo- garçon dans The Kid de Charlie Chaplin en 1921 : il droit international vient de connaître avec la guerre
c’est la faim : elle frappe l’Allemagne, l’Autriche et la xes quittent la Thrace orientale, la Cappadoce et le participe à une croisade humanitaire en faveur des de 1914-1918 une crise majeure, de nombreux juris-
Hongrie qui subissent encore le blocus après la Pont, tandis que 380 000 musulmans grecs font le réfugiés à travers l’Europe. Pour faire face à la ques- tes, dont René Cassin (1887-1976), réfléchissent à
signature des traités de paix de 1919, ce qui est chemin inverse vers la Turquie. tion des réfugiés apatrides, la SDN fait appel au l’apatridie, aux échanges de populations – ils seront
contraire aux engagements pris. La Russie connaît Norvégien Fridtjof Nansen, explorateur et océano- d’ailleurs horrifiés par ce qu’on impose aux popula-
une grande famine en 1921-1922. La faim et la malnu- Comment ces réfugiés sont-ils accueillis ? graphe, nommé haut-commissaire aux réfugiés tions grecque et turque en 1923.
trition qui avaient causé, entre 1914 et 1918, la mort Pour les Russes qui traversent l’Europe centrale et russes en 1921. Entouré d’experts internationaux, il Le mouvement humanitaire des années 1920, s’il
d’environ 500 000 civils allemands – les chiffres res- occidentale, afin de s’établir en Allemagne ou en crée en juin 1922 un certificat, le « passeport Nan- n’a pas toujours été couronné de succès, doit
tent discutés –, continuent de tuer lors de la sortie France, l’accueil qui leur est réservé est mitigé. Les sen », qui donne aux réfugiés apatrides une identité pouvoir nous faire réfléchir, au-delà des risques de
de guerre. Troisième problème : il y a une flambée juifs allemands par exemple, y compris dans les légale. Réservé aux Russes blancs, ce certificat est déstabilisation, au grand enjeu qu’est la solidarité
épidémique – la grippe espagnole, mais aussi le milieux libéraux, voient d’un mauvais œil l’arrivée étendu aux Arméniens en 1923, puis aux Assyriens internationale et au sens de l’hospitalité. La crise
typhus et le choléra frappent l’Europe. des « juifs de l’Est », qu’ils considèrent avec mépris. et aux Assyro-Chaldéens en 1928. migratoire actuelle est loin d’être inédite. La sortie
Enfin, il y a la question des réfugiés, notion récente D’autres réfugiés russes passent en Mandchourie, de la Grande Guerre – sans parler de la situation
puisque le sens moderne de « réfugiés de guerre » au bénéfice d’une ville comme Harbin, qui devient L’effort humanitaire déployé au lendemain après la seconde guerre mondiale – était beaucoup
n’est apparu qu’à la fin du XIXe siècle. Au lendemain une scène musicale accueillant de nombreux de la Grande Guerre s’avère-t-il fragile ? plus déstabilisante. h

COLLECTIVE
la justice pénale internationale
« pour que les armées des nations civilisées ne soient Les fronts s’étant ensuite stabilisés, il n’y eut guère, à la Russie blanche, les deux tiers de la Roumanie et « S’il est violé de manière généralisée entre 1914 et
pas simplement dotées des armes les plus meurtrières l’ouest, de violations patentes avant l’emploi des gaz une bonne partie de l’Ukraine comme des Balkans, 1918, le droit demeure néanmoins une référence
mais qu’elles soient également pénétrées d’une notion de combat par les forces allemandes dans le saillant où les exodes de populations sur fond de haines constante dans “la guerre du droit” que tous les
du bien, de la justice et de l’humanité contraignante d’Ypres (Belgique) en avril 1915. L’usage de l’arme ethniques furent marqués par de nombreuses exac- belligérants croient mener. Aussi, à la fin du conflit,
même en territoire envahi et même en ce qui concerne chimique, par son caractère non discriminatoire, tions. Dans l’Empire ottoman, les dirigeants du parti s’organise-t-il pour la première fois un droit pénal et
l’ennemi », expliquait à l’époque Frédéric Frommhold pouvait être caractérisé comme crime de guerre. Jeunes-Turcs lancèrent, en avril 1915, un gigantesque civil des responsabilités liées à la guerre », écrit,
de Martens (1845-1909), le « juriste international » du plan de déportation et d’extermination des Armé- dans La Première Guerre mondiale, l’historienne
tsar. En fait, il s’agissait moins d’humaniser la guerre TRAUMATISME niens, soupçonnés de pactiser avec l’ennemi russe. Annie Deperchin. Avec néanmoins très peu de
que de déterminer des règles claires limitant le droit Mais, rapidement, les forces alliées ont à leur tour C’est en référence à l’anéantissement de cette popu- conséquences pratiques.
de tuer au combat ou pour lutter contre le pillage, utilisé ces armes. Seulement 3 % des morts de 14-18 lation que le juriste juif polonais Raphael Lemkin, Le traité de Versailles stipulait que les responsables
afin de maintenir la discipline des armées. Ces sont dues aux gaz. Mais le traumatisme a été tel réfugié aux Etats-Unis, forgea le concept de génocide d’atrocités poursuivis par plus d’un pays seraient
conventions avaient en outre le défaut majeur de qu’après guerre fut signée à Genève, en 1925, une qui entrera dans le droit international en 1946, après jugés par un tribunal international. La France et la
n’être applicables qu’entre les parties contractantes. nouvelle convention interdisant les armes chimi- la Shoah. Dès les premiers rapports, notamment Belgique présentèrent une liste d’environ 850 noms
Le conflit en août 1914 commença d’ailleurs par une ques et biologiques. C’est aussi en 1914 que commen- ceux des missionnaires américains encore présents de hauts responsables allemands militaires, politi-
violation flagrante du droit avec l’invasion par l’Alle- cent les débats autour de la légitimité ou non des sur place parce que neutres, les Occidentaux ont ques et scientifiques devant être extradés et jugés
magne du Luxembourg et de la Belgique dont la bombardements aériens (car ils visent aussi les compris qu’il ne s’agissait pas de massacres comme devant une cour internationale pour des crimes de
neutralité avait pourtant été reconnue. Ce fut égale- civils) et ceux autour du blocus, comme celui imposé tant d’autres et ils dénoncèrent des « crimes contre guerre. La république de Weimar (1918-1933) refusa.
ment, du moins à l’ouest, pendant les premiers mois à l’Allemagne par les alliés (pour ses conséquences l’humanité ». Sans résultats concrets. Les Allemands Un procès se tint finalement à Leipzig en 1921 avec
de la guerre qu’eurent lieu la plupart des atrocités sur les populations non combattantes). ne voulaient pas embarrasser leur allié turc et, pour 45 accusés, dont six seulement furent condamnés à
– notamment en raison des représailles de la part des La situation fut, en revanche, très différente à l’est, les Français comme pour les Britanniques, la priorité des peines légères. h
forces allemandes contre des civils belges ou français. où les Empire centraux occupèrent la Pologne russe, restait la dénonciation des atrocités allemandes. M ARC SEM O
·
IDÉES
8
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

MOUVEMENTS
Du démantèlement
des empires aux Etats-nations
Avant 1914, le Vieux Continent la conférence de paix de Paris, soit 9 880 kilomètres ». Egyptiens qui cherchaient à se libérer de celle de
A peine 13 % avaient été tracés avant le congrès de Londres. Ils croient tous à la « diplomatie franche et
est dominé par de grandes dynasties Vienne (1814-1815) et 15 % entre 1815 et 1914. transparente » prônée par le président Wilson dans
Le modèle adopté pour ces nouveaux Etats reposait ses quatorze points présentés un an plus tôt au Sénat
multinationales, multiethniques sur une vision civique et non ethnique. « Les droits américain. Il y évoquait notamment la « possibilité
et multireligieuses. A l’issue de la Grande des minorités sont reconnus par les différents traités, d’un développement autonome » pour les peuples
et toute une organisation est mise en place pour les d’Autriche-Hongrie (point 10), ainsi que pour ceux
Guerre, c’est le modèle français jacobin faire observer. Mais ce sont des droits individuels de sous domination turque, auxquels doit en outre être
personnes appartenant à tel ou tel groupe, et il ne garantie « une sécurité absolue de vie » (point 12)
qui triomphe. Les jalons d’un nouvel s’agit pas de reconnaître des droits collectifs. C’est la – claire allusion au génocide des Arméniens.
ordre international sont alors posés victoire du modèle français jacobin d’Etat-nation,
plus ou moins centralisé selon les cas », rappelle l’his- REALPOLITIK
torien Georges-Henri Soutou, auteur notamment de La realpolitik l’emporte toutefois rapidement, sur-
La Grande Illusion. Comment la France a perdu la tout après la prise en main des travaux par le trium-
M ARC SEM O paix. 1914-1920 (Tallandier, 2015). Cette nouvelle ar- virat Clemenceau, Lloyd George et Wilson. Forte du
chitecture européenne a rapidement montré ses li- prix payé sur les champs de bataille, la France impose,

L
a fin de la première guerre mondiale et les mites. Elle a nourri le revanchisme des vaincus, qui a pour l’essentiel, ses vues à ses deux alliés, inquiets des
traités imposés aux vaincus dans le sillage fait le lit du nazisme en Allemagne et de mouve- risques « d’une paix de châtiment ». La priorité est de
de celui de Versailles, entre 1919 et 1920, ments similaires dans toute l’Europe centrale et créer un jeu d’alliances en Europe pour contenir une
marquent le triomphe en Europe du mo- orientale. « Les nations frustrées – Hongrie, Slovaquie, Allemagne amputée de 10 % de son territoire, mais
dèle d’Etat à la française. Avant 1914, le Autriche, Croatie – ont en effet été complices du révi- aussi faire barrage à la Russie bolchevique exclue de la
Vieux Continent était encore très largement dominé sionnisme hitlérien. Mais il n’est pas acceptable de voir conférence. Ils regroupent des nationalités quand il
par de grands empires multinationaux, multi- dans le principe national la cause de la seconde guerre en va de leur intérêt, créant la Tchécoslovaquie et la
ethniques et multireligieux dont l’unité – moins fra- mondiale en Europe, fruit d’un projet idéologique Yougoslavie. Ils accordent de nouveaux territoires à
gile qu’on l’a longtemps cru – se fondait sur la fidélité totalitaire », nuance Michel Foucher. des alliés, comme la Roumanie, et restaurent la Polo-
à des dynasties enracinées dans l’histoire, comme L’échec de Versailles fut d’abord celui d’une mé- gne en tant qu’Etat. Les principes wilsoniens et le
celle des Habsbourg pour l’Autriche-Hongrie, des thode. La congrès de Vienne, après la défaite de la droit à l’autodétermination ne s’appliquent pas aux
Ottomans pour l’empire homonyme ou des Roma- France napoléonienne, avait su associer cette der- vaincus, quand bien même ils sont représentés par
nov pour la Russie. A cet égard, l’Empire allemand, nière aux discussions et lui redonner toute sa place d’incontestables démocrates ayant remplacé les diri-
proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces du châ- dans le concert des nations européennes, édifiant geants balayés par la défaite. L’Autriche est réduite à
teau de Versailles, après l’écrasement par la Prusse de une architecture de sécurité collective qui assura un un pays croupion. La Hongrie, à Trianon, est amputée
la France de Napoléon III, faisait exception par son siècle de paix relative. « A Versailles, les puissances im- des deux tiers de son territoire. L’Empire ottoman est
caractère récent et sa relative homogénéité natio- périales vaincues – et les Etats qui leur avaient suc- dépecé à Sèvres. Seul parmi les dirigeants des pays
nale. En juin 1919, ces ensembles, dénoncés comme cédé – furent exclues des négociations, et elles ne furent vaincus, Mustapha Kemal Atatürk refusera le fait ac-
« prisons des peuples » par les vainqueurs, seront convoquées qu’à partir du moment où le traité de paix compli et, par la guerre, obtiendra un nouveau traité,
implacablement démantelés à la table des négocia- qui allait leur être imposé était finalisé », souligne l’his- signé à Lausanne en 1923, reconnaissant la Turquie
tions pour être remplacés par des Etats-nations cen- torien Robert Gerwarth, de l’université de Dublin, dans ses frontières actuelles.
sés garantir les droits des principales nationalités. auteur de l’ouvrage magistral Les Vaincus (Seuil, 2017), « Les noms de Trianon ou de Sèvres n’évoquent pas
Du moins de celles qui avaient choisi le bon camp. montrant comment les perdants de Versailles dans grand-chose en Occident, mais ils restent encore au-
tout le centre et l’est de l’Europe, de l’Allemagne à jourd’hui pour un Hongrois ou pour un Turc un sym-
OCCASION RATÉE l’Anatolie, furent ravagés par des guerres sociales et bole d’injustice, omniprésent dans l’imaginaire natio-
La paix de Versailles avec ses clauses humiliantes, nationales, jusqu’en 1923, aussi meurtrières que la nal et le discours politique », relève Bruno Tertrais,
perçue comme un « diktat » par les vaincus, fut une Grande Guerre. Le 11 novembre 1918 ne marque le dé- vice-directeur de la Fondation pour la recherche stra-
occasion ratée. Le chantier était certes immense, à but de la paix que pour la France et le Royaume-Uni. tégique et auteur, notamment, de La Revanche de
l’aune des ambitions des grands vainqueurs du Les organisateurs de Versailles étaient pourtant l’histoire (Odile Jacob, 2017), affirmant cependant que
conflit (France, Etats-Unis, Royaume-Uni), véritables pleins de bonnes intentions à l’ouverture des tra- « l’on est trop sévère, dans la mémoire collective fran-
maîtres d’œuvre de ce traité et des traités régionaux vaux, le 18 janvier 1919. C’était la première véritable çaise, avec la conférence de Versailles, dont les organi-
qui suivront, Saint-Germain-en-Laye avec l’Autriche, conférence mondiale de l’histoire autour de vingt- sateurs étaient confrontés à une mission impossible et
Trianon avec la Hongrie, Neuilly avec la Bulgarie et sept délégations, trente-deux en y intégrant tous qui ont néanmoins réussi à poser les jalons d’un nou-
Sèvres avec l’Empire ottoman. les dominions britanniques. « Dans la lignée des vel ordre international, même s’il ne verra réellement
« La réorganisation de l’Europe en 1919-1923 a obéi au conférences de La Haye en 1899 et 1907, réglemen- le jour qu’après la seconde guerre mondiale ».
principe des nationalités tel qu’il s’était exprimé lors du tant le droit de la guerre et la prévention des conflits, Un point de vue partagé par un certain nombre
printemps des peuples de 1848 et aux droits des mino- la mondialisation de la diplomatie était véritable- d’historiens récusant l’idée d’une « paix bâclée ». Il
rités tels qu’ils avaient été affirmés par le président ment en marche », note Vincent Laniol dans la revue y avait là plein d’experts compétents, débordant de
américain Woodrow Wilson peu avant la fin du conflit, L’Histoire (n° 449-450, juillet-août 2018). bonne volonté, mais qui ne purent concilier l’in-
mais le tout fut mis au service des vainqueurs », relève Il y a là des délégations du monde entier, représen- conciliable. A la fin de la seconde guerre mondiale,
le géographe Michel Foucher, soulignant que « 26 % tant des peuples opprimés, des minorités en tout Winston Churchill a eu ce propos terrible : « En 1918,
de la longueur des actuelles frontières de l’Europe genre, des groupes de pression variés : des Arméniens nous avons tenté de faire coïncider les frontières avec
– [des pays] membres du Conseil de l’Europe – datent et des juifs en quête d’un Etat ; des Coréens qui les peuples, ce fut une catastrophe. Cette fois, nous
de la période des guerres balkaniques et des traités de voulaient s’émanciper de la tutelle japonaise et des ferons coïncider les peuples avec les frontières. » h

Les déplacements des populations gréco-turques, un modèle de transfert


Les transferts de populations entre la Grèce et la Turquie Elefthérios Venizélos, et les dirigeants du Comité union et pro- – « des baraquements de réfugiés vont exister en Grèce
entre 1922 et 1924 ont servi de référence à d’autres dépla- grès (CUP) au pouvoir à Constantinople, pour comprendre les jusqu’aux années 1950 », rappelle Hervé Georgelin – pour
cements légaux, notamment entre l’Inde et le Pakistan lors politiques d’homogénéisation de la Grèce et de la Turquie. » appliquer les accords de transferts. Pour la nouvelle
du partage de 1947 sur les ruines de l’Empire britannique organisation internationale, garante du multilatéralisme
des Indes. Sous l’égide de la Société des nations (SDN) puis TRAITÉ DE LAUSANNE naissant, la coopération intergouvernementale est le
du traité de Lausanne (1923), mettant fin à la guerre entre Mais si avant 1914, Grecs et Ottomans retiennent le critère meilleur moyen d’en finir avec les tensions interethniques.
la Grèce et la Turquie, près de 2 millions de personnes du volontariat pour régler la question migratoire, En 1947, la jeune Organisation des Nations unies s’inspire
vont traverser la frontière gréco-turque nouvellement fixée. au lendemain de la Grande Guerre et à la fin de la guerre du cas gréco-turc pour tenter de régler le partage des com-
Côté turc, ils sont environ 500 000 musulmans à quitter gréco-turque (1919-1922), les négociations bilatérales munautés hindoue et musulmane de l’Inde et du Pakistan
leur Grèce natale pour gagner une Turquie inconnue. Côté se finalisent sur la base du critère obligatoire. Le traité indépendants. Dix millions de personnes sont concernées
grec, environ 1,5 million de personnes quittent l’Anatolie de Lausanne a ainsi légitimé ces déplacements de popula- – six millions de musulmans quittent l’Inde alors que quatre
pour s’installer dans des territoires grecs vidés de toute tions ; et parce que ces derniers ont eu lieu sans effusion millions d’hindous la rejoignent. Mais contrairement au
population. « L’idée du transfert est ancienne, rappelle de sang – contrairement aux violences qui les ont précédés précédent des Balkans qui s’est déroulé dans un maximum
l’historien Hervé Georgelin, chercheur au département lors de la guerre de libération de la Turquie –, les Alliés de réduction des tensions, l’épisode du sous-continent
d’études turques à l’université nationale d’Athènes. Il faut y ont vu une façon de résoudre l’épineuse question des na- indien est marqué par de très violents affrontements faisant
remonter aux négociations post-deuxième guerre balkani- tionalités en fonction de l’appartenance religieuse. A l’aide 200 000 morts, victimes des extrémismes des deux bords. h
que, en 1913, entre le premier ministre grec de l’époque, de la SDN, des commissions mixtes se mettent en place GAÏDZ M IN ASSIAN
·
9
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

Populations déplacées FINLANDE


Les réfugiés à l’issue de la première guerre
mondiale
Parcours des réfugiés Nombre de réfugiés
par pays d’installation

entre 1919 et 1923 NORVÈGE


Russes
Grecs
Turcs
1 000 000
& RENCONTRES
Arméniens 350 000
Mer Allemands
Baltique ESTONIE Hongrois
Mer du Nord SUÈDE 25 000
Bulgares
LETTONIE
ÉTAT
DANEMARK
LIBRE
D’IRLANDE LITUANIE
ROYAUME-
UNI ALL.
Guerre soviéto-polonaise
PAYS- ALLEMAGNE (1919-1921) URSS
BAS La Russie soviétique
devient l’URSS en 1922
BELGIQUE

POLOGNE UKRAINE
OCÉAN FRANCE Indépendante
ATLANTIQUE TCHÉCOSLOVAQUIE de 1917 à 1920

SUISSE AUTRICHE ARMÉNIE


HONGRIE Crimée Indépendante
ROUMANIE de 1918 à 1920

ITALIE
PORTUGAL Mer Noire

ROYAUME DES BULGARIE


ESPAGNE
SERBES, CROATES
ET SLOVÈNES
ALBANIE
TURQUIE
Vers les Etats-Unis Guerre gréco-turque
GRÈCE
GIBRALTAR (R.-U.)
(1919-1922)

MAROC ESPAGNOL

SYRIE
Echanges gréco-turcs (FR.)
AFRIQUE DU NORD FRANÇAISE obligatoires IRAK
CHYPRE
(R.-U.) LIBAN
(R.-U.)
Mer Méditerranée
(FR.)
500 km
PALESTINE
Source : Gérard Chaliand, Michel Jan, Jean-Pierre Rageau, Atlas historique des migrations - Cartographie : Mathilde Costil et Eugénie Dumas (R.-U.)

En Europe, 140 000 travailleurs chinois ont participé à l’effort de guerre


Soucieux de restituer au conflit son ampleur mondiale, les histo- formellement en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, et les populations locales comme des indigènes des colonies,
riens insistent, ces dernières années, sur le brassage, parfois en août 1917. Dans leur grande majorité, ces travailleurs étaient c’est-à-dire très mal, et qui connaissent le plus souvent des
saisissant, auquel il a donné lieu sur le continent européen. Ils sous autorité britannique et eurent pour mission des travaux de conditions de vie déplorables, se rebellent à plusieurs reprises.
racontent aussi les conséquences de ces déplacements qui furent terrassement dans la zone du front. On estime à un peu moins Ils se heurtent à une mentalité coloniale bien ancrée alors qu’ils
parfois autant affectifs, intellectuels ou politiques que géogra- de 40 000 ceux sous autorité française, la plupart placés en usine. se considèrent, à juste titre, comme des travailleurs volontaires.
phiques. L’historien Thomas Grillot a par exemple montré dans Alors la rencontre fut-elle ratée ? L’historienne Céline Regnard
Après la Grande Guerre. Comment les Amérindiens des Etats-Unis IDÉES REÇUES nuance le tableau : « De nombreuses sources attestent la présence
sont devenus patriotes (EHESS éditions, 2014) comment l’expé- L’administration française, dans ses documents sur la gestion de de Chinois dans les cafés, dans les maisons closes, dans les villages
rience européenne des 12 000 Amérindiens de l’armée américaine la main-d’œuvre étrangère, a vanté les qualités de ces nouveaux et les villes à proximité des campements. » Mais ces échanges fu-
a fait naître de nouvelles revendications face à l’Etat fédéral. venus dans des termes où transparaissent les idées reçues rent réduits. Une fois rentrés, « une petite partie d’entre eux se sont
Le sort des 140 000 Chinois arrivés en France au cours de l’année de l’époque : le travailleur chinois possède nécessairement sou- consacrés à des activités politiques réformatrices ou révolutionnai-
1917 pour aider les forces alliées est maintenant mieux connu, plesse, intelligence, patience, minutie… Pourtant, sur le terrain, res, d’autres sont devenus des anarchistes, tandis que la majorité
notamment grâce à l’ouvrage collectif Les Travailleurs chinois en les rapports avec les populations locales montrent la persistance sont redevenus de simples ouvriers et paysans », note l’historienne
France dans la première guerre mondiale (CNRS éditions, 2012). d’autres clichés. Sur le territoire du Pas-de-Calais, l’historien Li Ma, sans qui cet ouvrage de référence n’aurait pas existé.
S’ils ne furent pas des combattants, ces hommes n’en restèrent Patrice Marcilloux note, dans sa contribution à l’ouvrage, qu’on Quelque 2 000 personnes sont toutefois restées dans la capitale
pas moins pendant de longs mois en Europe, pour certains a tôt fait de leur reprocher leur prétendue paresse et leurs nom- et sont à l’origine de la première communauté chinoise de France
jusqu’en 1922. La Chine avait décidé que sa participation à breux larcins, et qu’on les soupçonne de contaminer les sources installée dans le quartier de la gare de Lyon, à Paris, avant de
l’effort de guerre prendrait la forme de l’envoi de travailleurs, d’eau. Les villageois, méfiants, se mobilisent pour leur départ. déménager, dans l’entre-deux-guerres, près des Arts et Métiers. h
quelques mois avant de rompre sa neutralité et de se déclarer Surtout, les Chinois qui sont finalement traités par les armées JU LIE CLAR IN I

A Paris, en 1919, les militants anticolonialistes s’invitent à la conférence de paix


Au moment de la conférence de paix de Paris, en 1919, les lea- Wilson atteste de cet espoir. Au point que, selon l’historien souligna que cette mission quasi diplomatique ne conférait pas
ders politiques de toute la planète sont présents dans la capitale américain Erez Manela, on peut alors parler d’un « moment à l’Egypte un statut de pays souverain », précise Michael Goebel.
française. « Le monde observait Paris et Paris observait le monde », wilsonien » – thèse développée dans son ouvrage The Wilsonian Si le cadre général de leurs revendications reste le même,
note joliment l’historien Michael Goebel dans Paris, capitale du Moment (Oxford University Press, 2007, non traduit). Les nom- les objectifs varient, évidemment, en fonction des situations
tiers-monde (La Découverte, 2017). Conçu pour remettre en ordre breux délégués qui se rencontrent à Paris partagent en effet locales. Les nationalistes chinois, par exemple, veulent regagner
une Europe morcelée après l’éclatement des empires, le droit cette même sensibilité à la dignité et à l’autonomie. Leurs argu- la péninsule du Shandong (transférée aux Japonais) tandis
à l’autodétermination des peuples, contenu dans le programme ments portent d’autant plus que l’Europe s’est décrédibilisée : que, dans ses Demandes du peuple d’Annam, le futur leader
de paix proposé par Woodrow Wilson en janvier 1918, soulève après leurs dix millions de morts et un déchaînement de bruta- vietnamien Ho Chi Minh revendique, parmi d’autres points,
d’immenses espoirs en Asie et en Afrique. Chez beaucoup lité, les pays occidentaux peinent à convaincre encore de leur les mêmes lois pour les indigènes que pour les Français,
d’intellectuels issus des colonies et de chefs de mouvements supériorité en termes de « civilisation ». et qu’en Algérie l’émir Khaled sollicite une représentation des in-
anti-impérialistes, le discours du président américain électrise Signe de l’importance qu’ils accordent aux débats parisiens, digènes algériens à l’Assemblée nationale française.
les aspirations à se débarrasser de la tutelle coloniale. les mouvements, les cercles, les réseaux anticolonialistes cher- Les miracles attendus à Paris n’ont pas eu lieu. Tout au contraire,
On rêve alors d’un ordre mondial post-impérial, avant que chent partout et à tout prix à envoyer des émissaires à Paris, les empires français et britannique s’agrandissent au terme
la restriction du principe wilsonien à la seule Europe n’y mette même si très peu sont en effet admis à la table des négociations de la conférence. Une profonde amertume saisit les militants
fin. Et même après cette première déconvenue, on continue – plusieurs Latino-Américains, quelques Asiatiques (Chinois et anti-impérialistes. Beaucoup se tournent vers le communisme
de croire que les Etats-Unis vont aider à l’avènement d’une nou- Japonais) et de rares Africains. C’est ainsi que les nationalistes et font allégeance à Moscou. Il n’empêche que 1919 et ses suites
velle ère de relations internationales qui sera marquée par le égyptiens, par exemple, parvinrent à convaincre les Britanni- auront été, comme le soutient Erez Manela, un épisode central
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une prolifération de ques de laisser le leader du mouvement – le parti Wafd – de l’histoire du « nationalisme anticolonial ». h
pétitions et de requêtes empruntant la rhétorique du président qu’ils venaient de créer de se rendre à Paris, « même si Londres J. CL .
·
IDÉES
10
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8

« Les femmes ont


Durant le conflit, elles ont
remplacé les hommes dans
les champs et les usines.
Si de nombreux pays ont
récompensé cet effort de guerre
en accordant le droit de vote gagné en visibilité »

ÉMANCIPATION
aux femmes, les Françaises
devront attendre 1944, et seront
vite renvoyées dans leurs foyers

PROPOS R ECU EILLIS PAR M AR ION ROU SSET

F
rançoise Thébaud est historienne, profes-
seure émérite de l’université d’Avignon.
Spécialiste des femmes et du genre,
cofondatrice de la revue Clio, elle a coor-
donné le tome V d’Histoire des femmes en
Occident. Le XXe siècle (Plon, 1992). Elle est l’auteure,
notamment, des Femmes au temps de la guerre
de 14 (Payot, 2013).

La première guerre mondiale a-t-elle ouvert


la voie à l’égalité des droits hommes-femmes ?
C’est l’objet d’un débat. Il est vrai que de nombreux
pays ont accordé le droit de vote aux femmes au len-
demain de la guerre. C’est le cas notamment du
Royaume-Uni dès le 6 février 1918, à une nuance
près : les femmes britanniques ne peuvent voter
qu’à partir de 30 ans, par crainte d’un déséquilibre
du corps électoral, étant donné que des centaines de
milliers d’hommes sont morts sur le front. Cette
mesure entend récompenser l’engagement au ser-
vice de leur patrie de celles qui furent un des piliers
de l’effort de guerre et qui remplacèrent leurs congé-
nères masculins dans les champs et les usines.
L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, les Etats-Unis
ou le Canada suivent le même chemin. Cependant, il
faut relativiser l’influence de la guerre. D’abord
parce que les Pays-Bas, pays pourtant non belligé-
rant, ont eux aussi accordé le droit de vote aux fem-
mes en 1919. Ensuite, parce que cette revendication
était déjà portée avant guerre par un mouvement
suffragiste puissant, organisé à l’échelle nationale et
internationale. Elle est d’ailleurs satisfaite en Nou-
velle-Zélande, à la fin du XIXe siècle, puis en Austra-
lie, en Finlande et en Norvège. Même en France, pays
qui n’octroie le droit de vote aux femmes qu’en 1944,
de nombreux députés appartiennent à un groupe finalement en faveur du droit de vote des femmes. De fait, cette mode n’est pas réservée au cercle étroit
parlementaire en faveur des droits des femmes Mais le Sénat, dominé par le Parti radical, refuse d’en des artistes ou des femmes homosexuelles, mais se
avant 1914. Les féministes qui s’étaient battues pour discuter. Or, pour qu’une mesure soit adoptée, il faut diffuse dans les milieux populaires urbains. Beau-
sa création pensaient que les Françaises voteraient l’accord des deux Chambres. D’autres propositions coup moins cependant dans les campagnes.
aux municipales de 1916… qui ne se sont pas tenues ! de loi aboutiront à un scénario similaire : accord des
députés, vote négatif des sénateurs. Va-t-elle de pair avec une transformation
Comment les féministes réagissent-elles des rapports de sexe ?
au déclenchement du conflit ? La place des Françaises dans l’espace public Paradoxalement, les sociétés traumatisées, en-
Dans tous les Etats belligérants, elles mettent leurs reste-t-elle pour autant inchangée pendant deuillées, sont très conservatrices. Elles aspirent à
revendications entre parenthèses, à commencer par l’entre-deux-guerres ? restaurer une répartition traditionnelle des rôles.
le droit de vote. La majorité d’entre elles tient un dis- Non. Les femmes gagnent en visibilité dans la sphère Après cette Grande Guerre qui fut une hécatombe
cours chauvin qui contredit les valeurs pacifistes politique. Aux municipales de 1925, les suffragistes et démographique, on demande aux femmes de re-
qu’elles défendaient encore à la veille de 1914. La le Parti communiste présentent illégalement des tourner au foyer et de faire des enfants. En France,
journaliste Jane Misme, fondatrice du journal La candidates. Certaines obtiennent suffisamment de notamment, le conflit a produit une large adhésion
Française, déclare par exemple que, « tant qu’il y aura voix pour être élues et exercent leur mandat durant politique, de la gauche à la droite, au discours nata-
la guerre, les femmes de l’ennemi seront aussi l’en- quelques mois, avant que leur élection soit invalidée liste. Les Françaises sont chargées de repeupler le
nemi ». Cependant, pendant le conflit, ces militantes par le Conseil d’Etat. Par ailleurs, des conseillères pays et certaines lois essaient de les y contraindre.
valorisent le travail des femmes et leur entrée dans municipales à voix consultative sont désignées, On voit se mettre en place des mesures incitatives :
des secteurs masculins, soulignent leurs compéten- l’expertise d’associations féminines en matière de allocations diverses, primes, médaille de la famille
ces, les qualifient de « combattantes de l’arrière ». Et politique sanitaire et sociale est reconnue et trois française. Mais aussi des mesures répressives qui
face au surmenage des ouvrières, elles demandent le femmes sous-secrétaires d’Etat sont intégrées dans interdisent la vente de tout objet contraceptif
rétablissement de jours de repos, ainsi que la créa- le gouvernement de Front populaire. comme les éponges, ancêtres du diaphragme, ainsi
tion de dispensaires et de cantines dans les entrepri- que la diffusion d’informations sur la contraception
ses. Mais ce n’est qu’à partir de la seconde moitié de La figure de la garçonne date de cette époque ? et l’avortement. Et alors même que les femmes ont
1917 qu’elles reprennent la revendication suffragiste. Oui, mais c’est d’abord une figure littéraire, forgée dû assumer les fonctions de chef de famille pendant
par Victor Margueritte. La Garçonne, premier volume la guerre, le code civil napoléonien, qui fait de la
La France est l’un des deux seuls pays belligé- de sa trilogie romanesque, connaît un succès de femme mariée une mineure juridique, en vertu
rants à ne pas avoir accordé le droit de vote aux scandale lors de sa parution en 1922. Ce livre vaut à notamment de l’article 213 selon lequel « la femme
femmes au lendemain de la guerre. Pourquoi ? son auteur d’être radié de la Légion d’honneur. Il est doit obéissance à son mari, le mari protection à sa
C’est lié à un blocage institutionnel. En mai 1919, un qualifié par une certaine presse de « roman porno- femme », n’est pas amendé.
débat contradictoire a lieu à la Chambre des députés graphique » et mal perçu par la plupart des mouve-
sur l’élargissement du droit de suffrage aux femmes. ments féministes qui notent l’amoralité de l’héroïne. Vous semblez dire que l’émancipation
Ses partisans invoquent, comme les Britanniques, le En dépit de la ligne de défense de l’auteur qui prétend n’aura finalement été que provisoire…
rôle qu’ont joué les femmes durant le conflit, lesquel- avoir écrit une « fable vertueuse » destinée à montrer Une chose est sûre, nombre de changements permis
les ont assumé y compris des tâches administratives aux lecteurs le chemin de l’émancipation, la gar- par la guerre n’ont pas trouvé de prolongements. Seu-
dans de petites communes. Certains mettent aussi en çonne n’est une figure positive que pour les féminis- les les femmes de la bourgeoisie, dont le destin était
avant de supposées qualités féminines tel le sens de la tes les plus radicales, très minoritaires, et pour les les- de se marier et de devenir maîtresses de maison, ont
concorde, présenté comme indispensable à la recons- biennes, de plus en plus visibles dans la capitale. vu leur situation évoluer. Et encore, cela ne concerne
truction d’une société harmonieuse. Enfin, ils veu- Cette image de femme androgyne, indépendante qu’une partie d’entre elles. Le conflit a ainsi accéléré la
lent suivre l’exemple de leurs voisins européens. économiquement et sexuellement, cristallise les féminisation du secteur tertiaire, des banques, des ad-
Dans le camp d’en face, les députés hostiles au droit fantasmes et les angoisses de la société française des ministrations, etc. Les plus aisées ont en outre bénéfi-
de vote des femmes insistent sur leur nature impul- années 1920 et 1930 sur la dissolution des mœurs et cié du décret dit « Léon Bérard » de 1924 qui incitait les
sive et émotive jugée incompatible avec la chose le brouillage des identités. Il n’en demeure pas lycées de jeunes filles à ouvrir des classes de baccalau-
publique. A quoi s’ajoute un argument plus politi- moins que c’est aussi une nouvelle mode capillaire réat, un tremplin vers des métiers qualifiés comme
que. Le Parti radical, situé au centre gauche, est très et vestimentaire : cheveux courts, jupes et robes avocate, journaliste ou professeure d’enseignement
laïciste. Il craint que les femmes, plus pratiquantes raccourcies, vêtements moins amples. A l’évidence, secondaire. Surtout, il ne faut pas oublier qu’avec son
que les hommes, demandent l’avis de leur confes- la première guerre mondiale a désentravé le corps 1,4 million de militaires morts, la guerre a offert des
seur avant d’aller voter et mettent ainsi en danger la de nombreuses femmes qui peuvent désormais se opportunités professionnelles nouvelles aux fem-
République. La Chambre des députés se prononce mouvoir sans contraintes, débarrassées du corset. mes. Et rendu impossible le retour en arrière. h

You might also like