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NUMÉ RO SPÉ CI AL
CENTENAIRE
D U 1 1 - NOVE MBRE
Europe redessinée,
Empire ottoman
démantelé, frontières
et populations
déplacées…
La fin de la Grande
Guerre fait émerger
un nouveau monde.
Sur le plan des idées
comme des valeurs,
elle représente
une étape cruciale
dans la construction
du XXe siècle dont
nous sommes
toujours les héritiers
Les traces
M ÉM OI R ES
d’une guerre
F RONTI ÈR ES S ÉCUR I TÉ COLLEC TI V E M OUV EM ENTS & R ENCONTR ES ÉM A NCI PATI ON
Armistice du Une nouvelle carte Que reste-t-il du projet Nouvelles nationalités, Après leur effort
11 -Novembre : cent ans du monde émerge du de « paix perpétuelle » nouvelles minorités, de guerre, les femmes
de commémorations dépeçage des empires entre les nations ? le brassage d’après 1918 sont peu récompensées
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Samedi 3 novembre 2018 · Cahier du « Monde » No 22958 · Ne peut être vendu séparément
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IDÉES
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LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8
MÉMOIRES
Le 11-Novembre
dans tous ses sens
Depuis l’armistice il y a un Léon Gambetta (1838-1882), figure républicaine émi-
nente qui est panthéonisée ce jour-là : la IIIe Républi-
siècle, la signification donnée que fête simultanément ses 50 ans et la victoire.
Dans l’entre-deux-guerres, le 11-Novembre devient
à cette commémoration par les un terrain politique disputé entre contre-célébrations
différentes nations concernées communistes et manifestations d’extrême droite.
« Après un tel traumatisme, on aurait pu s’attendre à ce
a évolué. De l’hommage qu’il y ait un consensus. Or, il y a cette tentation de faire
du 11-Novembre la fête de la victoire contre la barbarie
aux armées, puis aux anciens allemande, du côté des ligues, ou pour la paix, du côté
combattants, la cérémonie tend communiste », indique Rémi Dalisson. Ainsi, en
France, nombre de commémorations sont marquées
aujourd’hui à fêter la paix, par une tonalité revancharde : le 11 novembre 1922, au
l’Europe et l’avenir centre de la clairière de Rethondes (Oise), les anciens
combattants inaugurent une « dalle sacrée », sym-
bole des « morts pour la France », portant une épita-
phe guère pacifiste : « Ici le 11 novembre 1918 succomba
le criminel orgueil de l’Empire allemand vaincu par les
AN TOIN E F LAN DR IN peuples libres qu’il prétendait asservir. » On peut y voir
une certaine continuité avec les fêtes de la Revanche
L
es photos prises à Paris, Londres ou New instaurées après la défaite contre l’Allemagne en 1870,
York, après l’annonce de l’armistice, le note Rémi Dalisson : « Les deux fêtes évoquent le
11 novembre 1918, montrent les mêmes civisme, l’union nationale, la victoire du droit. La
scènes de liesse. Le long des avenues, les grande différence est la détestation de la guerre qui
hommes et les femmes, bras dessus bras sourd lors des commémorations du 11-Novembre et le
dessous, agitent les drapeaux des pays de l’Entente. deuil massif qui y pèse de tout son poids. »
Un siècle après, que reste-t-il de cette joie collective Le 11-Novembre est aussi l’occasion de chanter la
de la victoire ? « Ce jour-là, chacun exprime sa grati- gloire du pays et de ses morts un peu partout sur le
tude d’être en vie et de pouvoir rentrer chez soi, expli-
que l’historien américain Jay Winter. Mais c’est une
sombre victoire baignée de sang. La guerre a fait dix
millions de morts. Tant de familles sont endeuillées
« C’est une sombre victoire
qu’il est impossible de parler de célébration. Le goût baignée de sang. La guerre
des cendres fait qu’on ne célèbre pas la première
guerre mondiale, on la commémore ». a fait dix millions de morts »
A la sortie de la guerre, le 11-Novembre est en effet
JAY WINTER
commémoré dans les empires français et britanni-
historien
que, en Belgique, aux Etats-Unis et en Pologne. En
Grande-Bretagne, le roi George V inaugure, le
11 novembre 1919, le Remembrance Day (« Jour du
souvenir »), qui sera observé dans tout l’empire. En
France, le Parlement décide, devant la manifesta- territoire. C’est une particularité française : la
tion des anciens combattants, que le 11 novembre Grande-Bretagne ne connaît pas ce genre de mani-
deviendra, en 1922, un jour férié. festation. Et pour cause, selon Jay Winter : « La persis-
tance d’une rhétorique glorieuse en France s’explique
ILLUSTRATIONS : OLIVIER BALEZ
UNE MINUTE DE SILENCE par la survie du catholicisme et l’enracinement de la
Déjà, la commémoration est portée par la société République : la gloire se trouve dans le Christ en croix
civile et non par l’Etat. Auteur de 11 Novembre. Du sou- et dans La Marseillaise. Cette gloire n’existe pas en
venir à la mémoire (Armand Colin, 2013), l’historien Angleterre : les protestants dominaient la culture
Rémi Dalisson rappelle que, « pour les anciens com- religieuse et il y a chez eux une absence de tradition poilu ne renvoie plus à l’image du héros triomphant bre 2014, 888 246 coquelicots en céramique (soit le
battants, le 11-Novembre est un jour de recueillement. Il révolutionnaire romantique. » qui se bat pour des valeurs, mais à une victime, nombre de morts portant l’uniforme britannique en
s’agit moins de commémorer la victoire que de rendre La tonalité pacifique qui domine le 11-Novembre précise Rémi Dalisson. Le 11-Novembre tend à deve- 14-18) sont installés devant la tour de Londres.
hommage aux morts. Dans leur esprit, il est vital que la finit par écraser la rhétorique de la victoire après nir une fête de paix avec un discours orienté sur Le même jour, le président François Hollande inau-
communauté se ressoude autour de leur sacrifice pour 1945. La première guerre mondiale avait déjà rendu l’Europe et sur l’avenir. » gure l’anneau de la mémoire du Mémorial
qu’il n’y ait plus jamais de guerre ». caduque l’idée de faire la guerre pour l’honneur du international de Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-
Des rituels se mettent en place : lors de cette journée, drapeau. Le prix humain était trop élevé. « La seconde « JOUR DU COQUELICOT » Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), sur lequel sont inscrits,
les Français font respecter une minute de silence guerre mondiale, même si elle était justifiée, a fini D’autres renouvellements seront opérés sous la par ordre alphabétique, les noms de 579 606 alliés
après la sonnerie aux morts ; les Britanniques font d’achever cette idée », observe Jay Winter. présidence de Nicolas Sarkozy : en 2008, les cérémo- mais aussi ennemis, morts dans le Nord-Pas-de-Ca-
sonner le clairon du Last Post, suivi de deux minutes Avec la disparition progressive des anciens combat- nies du 11-Novembre sont délocalisées à Verdun lais pendant la Grande Guerre. Malgré cet acte
de silence. « La minute de silence est une forme laïcisée tants de 14-18 et l’avènement des mémoires des com- (Meuse) ; en 2009, la chancelière allemande Angela mémoriel, qualifié de « révolutionnaire » par l’histo-
de prière, analyse Jay Winter. Ces rituels parallèles de battants et des victimes de 39-45, le 11-Novembre Merkel est invitée à raviver, avec le président de la rien Stéphane Audoin-Rouzeau, la cérémonie
deuil s’imposent parce que la moitié des hommes tués connaît alors un déclin. Des réflexions sont menées République, la flamme du Soldat inconnu sous l’Arc orchestrée par l’Etat français ne remporte pas une
pendant la guerre n’ont pas de sépulture connue, ce qui pour moderniser ses formes commémoratives. de triomphe ; en 2012, le 11-Novembre devient la fête large adhésion populaire. « Les cérémonies étatiques
signifie que les formes conventionnelles de commémo- En 1945, les Britanniques transforment le Remem- nationale de tous les « morts pour la France ». commémorant 14-18 ne peuvent pas être le centre de
ration des morts ne peuvent plus être utilisées. » brance Day en Remembrance Sunday : la Grande En Grande-Bretagne, la droite et la gauche sont divi- la culture commémorative, estime Jay Winter. Car ce
D’autres rites sont institués, tel l’hommage au Sol- Guerre est commémorée le dimanche suivant le sées sur la manière de commémorer la Grande n’est pas l’Etat qui porte le deuil, ce sont les familles et
dat inconnu. Le 11 novembre 1920, à Londres, le corps 11 novembre. Aux Etats-Unis, l’Armistice Day devient, Guerre. Pour la droite, il convient d’honorer la vic- les cadres sociaux de la mémoire. »
de l’Unknown Warrior (le « combattant inconnu »), en 1954, le Veterans Day, jour consacré au souvenir toire de la Grande-Bretagne sur l’agresseur alle- Le 11 novembre prochain, alors que 120 dignitaires
destiné à porter la mémoire des disparus des forces des anciens combattants de toutes les guerres. mand ; pour la gauche, la guerre fut un immense gâ- étrangers seront présents à Paris, 6 000 projets
terrestres, navales et aériennes britanniques, est ainsi En France, si le Front populaire avait, dès 1936, fait chis humain et un conflit inutile. A partir de 1995, commémoratifs auront lieu dans toute la France, ce
amené devant le mémorial de la Grande Guerre, participer la jeunesse aux commémorations, il faut des cérémonies sont de nouveau organisées, le 11- qui devrait confirmer la tendance de ce centenaire :
avant d’être placé à Westminster Abbey. Au même attendre l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, Novembre, surnommé Poppy Day (« jour du les commémorations de la Grande Guerre, qui se
moment à Paris, un canon sur lequel repose le cer- en 1974, pour que le discours du 11-Novembre soit coquelicot ») : les Britanniques portent un coquelicot distinguent par leur caractère « mondialisé » et
cueil du Soldat inconnu passe sous l’Arc de triomphe, renouvelé. L’hommage est rendu aux poilus, et rappelant les champs de bataille des Flandres, mais « transnational », sont vécues plus au niveau du
suivi par un char décoré transportant le cœur de non plus aux maréchaux de 14-18. « Le mythe du aussi le sang versé par les soldats. Pour le 11 novem- village que de la nation. h
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our le centième anniversaire de l’armis- « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » d’un jour du souvenir (Volkstrauertag). Mais la date calendrier commémoratif de la République fédérale,
tice de 1918, la France a vu les choses en Contrairement à la France qui adopte une loi, fait débat. Faut-il un jour de novembre ? Outre qu’un où il est maintenant célébré en novembre – cette
grand. Pendant une semaine, du 4 au en 1922, faisant du 11 novembre le jour de la « com- tel choix divise les catholiques et les protestants, les année, en présence d’Emmanuel Macron. Mais,
10 novembre, Emmanuel Macron se mémoration de la victoire et de la paix », l’Allema- premiers étant portés vers la Toussaint, en début de comme le rappelle Elise Julien, sa signification a évo-
rendra dans une douzaine de départe- gne, elle, « ignore totalement cette date dans son mois, les seconds préférant le dimanche des morts lué, et « il s’agit désormais de rendre hommage aux
ments du Nord et de l’Est, particulièrement marqués calendrier mémoriel », poursuit M. Weinrich. La rai- (Tottensonnatg), en fin de mois, fixer la commémora- morts de toutes les guerres, ce qui dissout le souvenir
par les blessures de la Grande Guerre. Point d’orgue son ? La situation du pays à l’automne 1918. Alors tion en novembre présente l’inconvénient de la ren- spécifique de la première dans une mémoire plus géné-
de cette « itinérance mémorielle », selon l’expression qu’en France la République sort renforcée par la dre trop proche de l’anniversaire de la défaite. raliste ». La remarque vaut également pour la Neue
de l’Elysée : les cérémonies du 11-Novembre à l’Arc de victoire, en Allemagne, la défaite militaire s’accom- Or, c’est précisément ce qui pose problème aux Wache (Nouvelle Garde), ce bâtiment militaire cons-
triomphe, auxquelles assisteront une soixantaine pagne d’un chaos politique marqué, le 9 novem- nationalistes, très influents au sein du VDK. D’où le truit au début du XIXe siècle sur l’avenue Unter den
de chefs d’Etat et de gouvernement représentant les bre 1918, par l’abdication de l’empereur Guillaume II choix qui se porte, finalement, sur un dimanche du Linden, à Berlin, et utilisé, après 1931, comme monu-
anciens pays belligérants. et la proclamation d’une république d’emblée début du printemps. Un choix très politique dans un ment aux morts de 14-18. En 1993, trois ans après la
Durant cette semaine, l’Allemagne aura une place à contestée par la droite monarchiste et l’extrême pays travaillé par l’idée de revanche. « Lié au calen- réunification, le lieu a été réinvesti comme « mémo-
part. Le 4 novembre, c’est avec son homologue alle- gauche révolutionnaire. Ce sera d’ailleurs tout le drier liturgique, le Volkstrauertag fut, à l’origine, fixé rial aux victimes de la guerre et de la tyrannie » : là
mand, Frank-Walter Steinmeier, que le président problème de ce nouveau régime auquel ses adver- au printemps et non à l’automne : d’emblée, l’accent a encore, le souvenir singulier de 14-18 a disparu.
français entamera, à Strasbourg, cette longue saires ne pardonneront jamais d’être né d’une été mis sur la régénération de la nation, davantage que Malgré la plus grande implication de ses dirigeants
séquence commémorative. Le 10 novembre, c’est défaite, voire d’une trahison, celle du fameux « coup sur le recueillement », analyse Arndt Weinrich. aux commémorations de l’armistice, ce dont témoi-
accompagné d’Angela Merkel qu’il achèvera son péri- de poignard dans le dos ». Signe des controverses dont il fait l’objet, le Volks- gne la venue d’Angela Merkel à Paris, pour le 11-No-
ple dans les régions meurtries, en se rendant avec Dès l’origine, la date du 11 novembre fut donc trauertag ne sera jamais inscrit au calendrier des vembre, pour la deuxième fois en dix ans, l’Allema-
elle à Rethondes (Oise), où furent signés les armisti- impossible à commémorer outre-Rhin. « En Allema- commémorations sous la République de Weimar gne continue donc d’entretenir avec les commémo-
ces de 1918 et 1940. Le 11 novembre, enfin, c’est la gne, la commémoration ne peut se fixer en ce jour qui (1919-1933). Après l’arrivée des nazis au pouvoir, rations de la fin de la Grande Guerre un lien d’étran-
chancelière allemande qui ouvrira le Forum de Paris ne représente pas un souvenir glorieux : pour les nos- en 1933, il sera transformé par le régime en « jour des geté. « En France, le poilu est un modèle de civisme, à la
sur la paix, une manifestation que M. Macron sou- talgiques de l’ancien régime, c’est un jour de malheur héros » (Heldengedenktag), dans le cadre d’une céré- fois héros et victime, c’est une figure nationale consen-
haite transformer en rendez-vous annuel. qui fait suite à la révolution du 9 novembre. Pour les monie pilotée par l’armée visant à préparer les suelle, observe Arndt Weinrich. En Allemagne, un pays
Depuis 1918, ce n’est d’ailleurs que la deuxième fois républicains, c’est également un jour compliqué à esprits aux conquêtes militaires à venir. Or, cette ins- dont la mémoire a été profondément “démilitarisée”
qu’un chancelier allemand – en l’occurrence une célébrer : plutôt que la naissance du régime, associée trumentalisation du souvenir de la Grande Guerre dans les années 1970-1980, un tel culte est inenvisagea-
chancelière – assistera aux cérémonies du 11-Novem- au souvenir stigmatisant de la défaite, la gauche pré- par le Reich hitlérien compliquera davantage le rap- ble. Même si, aujourd’hui, à l’extrême droite, certains
bre. La première fois remonte à 2009, quand Angela férera ainsi célébrer l’adoption de la Constitution de port de l’Allemagne d’après 1945 à la mémoire du voudraient revenir dessus, la figure du soldat repré-
Merkel avait ranimé la flamme du soldat inconnu au Weimar, le 11 août 1919, une date plus positive », expli- premier conflit mondial, celui-ci étant désormais vu sente une altérité fondamentale. » h
FRONTIÈRES
« Le Moyen-Orient est la région
la plus durablement touchée »
Pendant la Grande Guerre, nationalistes se sont définis et les peuples arabes En 1924, le califat disparaît. Quel fut l’impact
vivant à l’intérieur de leurs frontières n’ont cessé de au Moyen-Orient ?
Français et Britanniques s’opposer à l’occupant colonial. Les demandes La force de l’islam politique aujourd’hui laisserait
d’indépendance ont été constantes, de la création penser que l’abolition du califat par des civils aurait
entreprennent le dépeçage de des mandats au début des années 1920 à leur dispa- provoqué des émeutes. Et pourtant, cette décision
l’Empire ottoman. Cette rition un quart de siècle plus tard. n’a pas suscité de contrariété au sein de la commu-
nauté sunnite, si ce n’est en Inde.
partition diplomatique, Qu’en est-il du mandat en Palestine ? L’utilisation cynique de l’institution du califat au
démontre l’historien Eugene Le mandat en Palestine a failli parce que les Britan- cours de la Grande Guerre – l’appel à la guerre sainte
niques ont mis en concurrence deux mouvements ne parvint guère à mobiliser les populations musul-
Rogan, déstabilise encore nationaux incompatibles – juif et arabe – pour le manes des empires français et britannique – a déva-
contrôle de la Palestine. Ils n’ont pas trahi les Ara- lorisé sa légitimité religieuse et, dans un sens, l’a ré-
aujourd’hui toute la région bes ; ils ne se sont pas non plus rangés du côté des duit à quelque chose de révolu. Pour preuve, le roi
sionistes. Non, les Britanniques ne souhaitaient pas Fouad d’Egypte et le roi Hussein du Hedjaz, qui se
un Etat juif ou arabe, mais faire avancer leurs inté- sont ensuite portés candidats au poste de calife, ont
rêts, et notamment protéger le canal de Suez. soulevé un enthousiasme muet. Pour les peuples du
PROPOS R ECU EILLIS PAR AN TOIN E F LAN DR IN Persuadés que leur empire durerait des généra- Moyen-Orient entrés dans l’ère des Etats-nations, ce
tions, ils avaient pour objectif de saper tout mouve- qui importait, c’étaient les nouvelles frontières.
E
ugene Rogan est professeur d’histoire ment nationaliste et de garder le territoire sous leur
contemporaine du Moyen-Orient à l’uni- contrôle. Ainsi, la promesse non pas d’un Etat juif, Le Moyen-Orient souffre-t-il encore
versité d’Oxford (Royaume-Uni). Il est mais d’un foyer national juif, devait permettre de des conséquences de 1914-1918 ?
l’auteur de Histoire des Arabes de 1500 à créer une communauté de clients qui faciliterait le Le Moyen-Orient est la région du monde la plus
nos jours (Perrin, 2013). Israël, Palestine, contrôle britannique de la Palestine. Sûrs de leur durablement touchée par le règlement de la pre-
Syrie, Liban… il explique l’impact qu’a eu le règle- expérience impérialiste, ils ont cru pouvoir gérer mière guerre mondiale. Issu de ce règlement, le
ment de la première guerre mondiale. les demandes contradictoires des deux commu- conflit entre Israéliens et Palestiniens a depuis lors
nautés. Ce n’est qu’en 1937 qu’ils ont reconnu ne transformé le Moyen-Orient en une zone de guerre.
Pourquoi les puissances européennes ont-elles plus avoir le contrôle de la situation. Les problèmes du Liban résultent du mandat fran-
entrepris de dépecer l’Empire ottoman (1299- çais : le système de partage du pouvoir entre diffé-
1923) alors que la guerre n’était pas terminée ? Au terme de la guerre gréco-turque (1919-1922), rentes confessions a fait du Liban un pays ingouver-
Pour comprendre pourquoi, il faut remonter à la Mustafa Kemal Atatürk reprend les territoires nable pendant une grande partie de son histoire.
question d’Orient au XIXe siècle : les Européens d’Anatolie cédés aux Kurdes et aux Arméniens Par ailleurs, les Syriens n’ont jamais reconnu la
étaient préoccupés par la préservation de l’Empire par le traité de Sèvres en 1920. La République séparation du Liban et de la Syrie imposée sans leur
ottoman. Leur crainte était que « l’homme malade laïque turque qu’il instaure en 1923 a-t-elle accord. L’occupation syrienne du Liban après la
de l’Europe » s’effondre, entraînant des conflits entre réussi à faire oublier le prestige des institutions guerre civile [1975-1990] peut être considérée
les puissances impériales européennes désireuses ottomanes ? comme un acte de refus de reconnaître l’indépen-
d’accéder aux territoires géostratégiques du Moyen- Il est vrai qu’au XIXe siècle, l’Empire ottoman béné- dance du Liban. Et depuis lors, il a été très difficile
Orient. En 1914, l’Empire ottoman est entré en guerre ficiait d’un prestige : il s’étendait en Europe, en Asie pour le Liban d’agir sans l’aval de Damas.
aux côtés des puissances centrales. Pour la Grande- et en Afrique du Nord et exerçait un contrôle sur les
Bretagne, la France et la Russie, il semblait alors que villes sacrées de Jérusalem, Médine et La Mecque. Dans quelle mesure la tentative de l’organisa-
son effondrement était imminent. Les Alliés, qui ne Mais ce qui l’a remplacé s’est avéré plus solide et lé- tion Etat islamique (EI) d’effacer la frontière en-
voulaient pas être rivaux au lendemain d’une guerre gitime. La Turquie est le seul Etat sorti du démantè- tre la Syrie et l’Irak est-elle un legs de 1914-1918 ?
qu’ils pensaient gagner, ont pris la décision calculée lement de l’Empire ottoman qui a fixé ses frontiè- De nombreux nationalistes arabes ont également
de résoudre la question d’Orient en tuant l’Empire res, non par la négociation, mais par la force des ar- pensé que la division du Moyen-Orient en Etats dis-
ottoman et en le dépeçant ensuite. C’est là que se mes, en venant à bout d’ennemis grands et petits. tincts était un héritage impérial illégitime. Cette
situe le péché originel : les Alliés n’étaient pas d’avis Cet Etat a réussi à rassembler les Turcs et à déplacer idée était présente chez les idéologues panarabes et
que le Moyen-Orient soit capable de se doter de son le centre de sa culture politique à Ankara, pour affir- panislamiques. L’EI, pour sa part, a revendiqué les
propre agenda politique. Encore attachés à l’ordre mer une identité tournant le dos au passé ottoman. territoires chevauchant l’Irak et la Syrie, sur lesquels
impérial, ils ont cherché à obtenir un équilibre entre L’armée et la direction nationaliste d’Atatürk sont régnait autrefois l’Empire abbasside (750-1258), pour
Européens et non à garantir la stabilité de la région. devenues un modèle, y compris dans le monde renforcer sa légitimité religieuse. Et en prétendant
arabe. Il est intéressant de noter qu’après avoir dé- faire éclater Sykes-Picot, il a voulu asseoir une légiti-
Est-ce la guerre qui a provoqué la chute truit les institutions impériales, la République tur- mité très moderne. Mais la manière dont la Syrie,
de la Sublime Porte ? que s’appuie aujourd’hui sur l’héritage des Otto- l’Irak et la communauté internationale l’ont délogé
L’Empire ottoman aurait pu survivre s’il n’était pas mans pour promouvoir sa gloire à un moment où de ces territoires montre que ces frontières ne sont
entré en guerre. La ténacité avec laquelle les Otto- elle a cessé de contrôler sa propre destinée. pas près d’être effacées. h
mans ont combattu suggère qu’il n’était pas inévi-
table que leur empire s’effondre. Leur défaite,
actée par l’armistice de Moudros, est survenue le
30 octobre 1918. Personne ne pensait qu’ils se bat-
traient aussi longtemps.
De la SDN à l’ONU
un héritage exigeant
Par le biais d’une organisation Mais la SDN vacille dès ses premiers pas. « Elle souf-
fre de plusieurs maux, diagnostique Alice Pannier.
internationale, la « sécurité D’abord le climat lors des premières années de la SDN
est particulier : ressentiment allemand après le traité
collective » devait instaurer de Versailles, échec des initiatives de désarmement
une « paix perpétuelle » entre lancées en 1928 avec le pacte Briand-Kellogg, retour
des vieilles alliances. Ensuite, malgré sa vocation, la
les nations, chacune venant en SDN n’est pas universelle. Les Etats-Unis en sont
aide à l’autre en cas de conflit. absents dès le premier jour, le Congrès américain
ayant refusé de s’engager à prendre part à des inter-
Un siècle après la fin ventions qui auraient été décidées par la SDN. La
Russie, puis l’Union soviétique à partir de 1922, en est
de la guerre, que reste-t-il absente la plupart du temps. Enfin, trois Etats impor-
de ce projet idéaliste ? tants, l’Italie, l’Allemagne et le Japon, ont quitté
l’organisation au début des années 1930, lorsque
leurs régimes politiques changent. »
Le jeu des alliances, le péril fasciste et la mauvaise
GAÏDZ M IN ASSIAN volonté des dirigeants, les dysfonctionnements
internes et la faiblesse des démocraties libérales
L
e grand combat de nos aînés a été celui de la – caractérisée lors de la guerre d’Espagne en 1936 –
paix et il nous incombe toujours. Nous ne le précipitent la chute de cette première organisation
gagnerons au XXIe siècle qu’en restaurant multilatérale de sécurité, qui meurt en 1939 lors du
un multilatéralisme fort, capable de régler déclenchement de la seconde guerre mondiale. La
ses conflits de manière pragmatique », France y avait cru pourtant longtemps. De Léon
déclare le président français Emmanuel Macron, le Bourgeois, premier président de la SDN, à la diplo- ment de la sécurité collective. Le fait que « la Chine et la « Responsabilité de protéger », adoptée en 2005,
25 septembre à New York, lors de la 73e Assemblée matie du Front populaire, vouée à la sécurité collec- l’URSS, deux membres permanents du Conseil de sécu- au nom de laquelle les Etats peuvent décider d’inter-
générale des Nations unies. Paix, sécurité collective tive, les gouvernements successifs de la IIIe Républi- rité, ne soient pas des démocraties, brise l’idéal de paix venir lorsqu’un gouvernement constitue un danger
et multilatéralisme, trois expressions, trois concepts que y avaient placé tous leurs espoirs, qui s’écrasent perpétuelle fondé sur le respect des mêmes valeurs et pour sa population.
« consubstantiels », rappelle Guillaume Devin, profes- sur le mur de l’égoïsme des puissances. principes », insiste Alice Pannier. Autre phénomène Aujourd’hui la France continue de privilégier le res-
seur de relations internationales à Sciences Po Paris. amplifié par la guerre froide, rappelle Guillaume pect du multilatéralisme contre le « repli nationa-
Mais quelle est l’origine de cette idée de sécurité UNE LONGUE LISTE D’ÉCHECS Devin : « Il reste de la sécurité collective ce que le liste » des Etats-Unis, note Frédéric Charillon, profes-
collective ? Pourquoi insister aujourd’hui sur cette Lors de la seconde guerre mondiale, les Alliés tirent Conseil veut bien en faire avec l’accord des cinq perma- seur de relations internationales à l’université de
technique de paix universelle ? Et qu’en reste-t-il un les leçons de l’échec de la SDN et sous la houlette du nents. A défaut, les dispositions sont bloquées. C’est Clermont-Ferrand. « C’est une valeur refuge pour la
siècle après la fin de la guerre ? président américain Franklin D. Roosevelt, ils repren- pourquoi on a vu se développer une solution de substi- France », insiste Charles-Philippe David. Mais contre
Il faut remonter à la devise des mousquetaires, nent à leur compte l’ossature de la sécurité collective tut ad hoc, non prévue par la Charte : les opérations de quoi ? « L’hubris américaine de Donald Trump,
« Tous pour un, un pour tous », explique Charles-Phi- lors de la reconstitution du système international maintien de la paix, qui sont une cote mal taillée entre répond Guillaume Devin, qui veut aller plus loin que
lippe David, professeur de sciences politiques à avec, cette fois-ci, l’adhésion pleine et entière des une sécurité collective empêchée et la volonté de faire l’isolationnisme traditionnel en affaiblissant le multi-
l’Université du Québec à Montréal, pour bien en Etats-Unis et de l’Union soviétique. Mais contraire- quelque chose pour respecter le mandat du Conseil de latéralisme par sa déconstruction, voire sa destruc-
cerner le principe : « Une attaque contre un parte- ment au modèle de la SDN, la nouvelle Organisation sécurité. » La liste des échecs est longue et les cas les tion, afin de miner son potentiel contraignant. »
naire constitue une attaque contre tous. » De manière des Nations unies (ONU) renforce le pouvoir exécutif plus contemporains, la Syrie et le Yémen, sont là pour L’administration américaine associe en effet cette
moins figurative, l’époque des Lumières – avec des du Conseil, en dotant formellement les cinq mem- attester de la destruction de l’idéal wilsonien. architecture multilatérale qu’est l’ONU à « une
penseurs comme l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), bres permanents (Chine, Etats-Unis, France, Royau- « L’ONU est, certes, décriée depuis les années 1990, contrainte inutile, à un frein à l’hégémonie », selon
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ou Emmanuel me-Uni, Russie) du droit de veto. nuance Alice Pannier, mais lorsque le Conseil de Frédéric Charillon. « Née d’une espérance, prévient le
Kant (1724-1804) et son projet de « paix perpétuelle » – Ainsi fondée sur la prééminence des vainqueurs de sécurité fonctionne, ses effets sont indéniables président Emmanuel Macron, en 2018, à New York,
est à l’origine de cette volonté d’éviter le recours à la 1945, l’ONU assure sa longévité mais ce fonctionne- comme c’est le cas avec l’accord sur le nucléaire ira- l’ONU peut devenir, comme la SDN qui l’a précédée, le
guerre, rappelle l’historien Bernard Bruneteau, pro- ment la déstabilise dès lors qu’il s’agit du renforce- nien », sans oublier la convention internationale de symbole d’une impuissance. » h
fesseur à l’université Pierre-Mendès-France, à Gre-
SÉCURITÉ
noble. « Les Etats s’engagent à coexister pacifique-
ment, ajoute Alice Pannier, chercheuse à l’université
Johns-Hopkins, à Washington. Et si la paix venait à
être rompue, les Etats s’engagent à répondre collecti-
vement pour la rétablir. »
Ce projet idéaliste court depuis les Lumières. Il a
rejailli lors des Conférences internationales de la
paix à La Haye (1898 et 1907) avant de se traduire en
action politique dans le cadre du système internatio-
nal naissant. Le Français Léon Bourgeois, ministre
sous la IIIe République, et le président américain,
Woodrow Wilson (1913-1921), en sont les dépositai-
res. C’est dans le 14e et dernier point de son plan de
paix, celui portant sur la nécessité de créer une
« association générale des nations », que le président
américain énonce son projet de paix durable.
La naissance avortée de
Quelques mois avant la Conférence de la paix, qui
s’ouvre en janvier 1919 à Paris, le président américain
énonce déjà ses convictions : dans un discours au
Metropolitan Opera House de New York, prononcé le
27 septembre 1918, il assure que, pour atteindre cet
objectif « le moyen indispensable, c’est la ligue des
nations constituée par des pactes qui seront effica-
I
ces ». Et il poursuit, selon le correspondant du l n’y a pas eu de procès de Nuremberg après la « Le traité de Versailles organise pour la première fois
Temps : « Sans ce moyen, qui garantirait la paix du
Le traité de Versailles fin de la première guerre mondiale pour juger dans l’histoire la mise en jugement des vaincus pour
monde ? La paix ne reposerait que sur la parole de devait permettre de juger les responsables allemands accusés « d’avoir leur responsabilité dans le déclenchement de la guerre
gens mis hors la loi et seulement sur cette parole. Telle commis des actes contraires aux lois et coutu- et pour avoir violé les règles édictées dans les conven-
que je la vois, la constitution de la SDN [Société des les vaincus pour leur mes » de la guerre, comme le promettaient les tions antérieures afin d’en limiter la violence », souli-
nations] doit être un facteur même de la paix. » Autre- responsabilité dans le articles 227 à 230 du traité de Versailles. Réfugié aux gne l’historienne Annette Becker dans l’incontourna-
ment dit, le principe est simple, explique Guillaume Pays-Bas, le kaiser Guillaume II n’a pas été extradé ble somme en trois volumes La Première Guerre
Devin : « La sécurité ne repose plus sur l’équilibre des déclenchement du conflit pour répondre, comme l’espéraient les alliés, mondiale (Fayard, 2013-2014), dont elle fut la codirec-
puissances, mais à l’inverse sur un déséquilibre des « d’offense suprême contre la morale internationale trice avec l’historien britannique Jay Winter. Néan-
puissances : tous contre le(s) perturbateur(s) ! » et pour violations du droit et l’autorité sacrée des traités » (article 227). moins ni la justice ni l’organisation de la société inter-
Woodrow Wilson obtient gain de cause : le de la guerre. Mais ni les La situation n’a guère été différente en Orient. nationale n’étaient alors prêtes pour de tels procès.
28 juin 1919, le pacte de la Société des nations – pre- Malgré les engagements du traité de Sèvres (1920)
mière partie du traité de Versailles – est signé et entre instances ni la société entre la Turquie et les alliés, exigeant notamment le CONVENTIONS DE LA HAYE DE 1899 ET DE 1907
en vigueur six mois plus tard, le 10 janvier 1920. Le jugement des responsables du génocide des Armé- L’essentiel du cadre juridique sur la guerre, le jus in
concept de « sécurité collective » fait son entrée dans
n’étaient alors prêtes pour niens (1915-1916), à peine quelques condamnations à bello – c’est-à-dire le droit dans la guerre fixant ce qui
le droit international dans l’article 11, paragraphe 1 du de tels procès. Ce type mort furent prononcées – la plupart par contu- est licite ou non au combat – et le jus ad bellum – c’est-
pacte : « Il est expressément déclaré que toute guerre mace. Le bilan pourrait paraître décevant. La pre- à-dire le droit à la guerre codifiant l’utilisation de la
ou menace de guerre, qu’elle affecte directement ou de juridiction ne se mière guerre mondiale a néanmoins amorcé un force contre un autre Etat – avaient été fixés pour
non l’un des membres de la Société, intéresse la Société tournant significatif sur le terrain du droit pénal l’essentiel à la fin du XIXe siècle et au début du XXe,
tout entière et que celle-ci doit prendre les mesures pro-
concrétisera qu’en 1945 international, même s’il se concrétisera seulement notamment par les conventions de La Haye de 1899
pres à sauvegarder efficacement la paix des nations. » en 1945 après le second conflit mondial. et de 1907 dont l’initiative revenait… au tsar Nicolas II,
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7
LE MONDE S A M E D I 3 N OV E M B R E 2 0 1 8
P
rofesseur d’histoire de la guerre mo- l’époque, qui y consacrent des dizaines de thèses. également apparaître des organisations philanth- dans des grands pays occidentaux, est l’exemple le
derne à Ohio State University, Bruno Le deuxième groupe est constitué par quelque ropiques transnationales, souvent d’origine amé- plus éclatant de cet échec.
Cabanes a dirigé l’ouvrage Une histoire 700 000 survivants du génocide arménien de 1915. ricaine : le Near East Relief joue un rôle très
de la guerre. Du XIXe siècle à nos jours Victimes d’une loi de 1923 sur la confiscation des important pour les Arméniens ; Save the Children En quoi cet effort humanitaire peut-il servir
(Seuil, 800 p., 32 €). Il est spécialiste de la biens des « absents » votée par la Turquie kémaliste, met en place des grandes campagnes humanitai- de leçon pour l’Europe d’aujourd’hui ?
sortie de la première guerre mondiale. ces réfugiés qui ont tout perdu sont éparpillés en res pour venir en aide aux enfants, dont la condi- Toutes ces initiatives humanitaires sont mises en
Syrie, au Liban, en Egypte et en France. Un troisième tion matérielle trouble des sociétés à peine sorties place à un moment critique : les Etats-Unis, grande
Dans quelle mesure l’Europe fait-elle face groupe est jeté sur les routes à la suite de la guerre de la Grande Guerre. terre d’accueil pendant des décennies, ferment pro-
à une crise humanitaire sans précédent en 1918 ? gréco-turque (1919-1922). Plus de 1,5 million de per- La presse publie des photographies des camps de gressivement leurs portes, en instaurant des politi-
On assiste dès novembre 1918 à une flambée de pro- sonnes sont concernées par le transfert de popula- fortune à Athènes ou à Constantinople où s’entas- ques de quotas, tandis que les pays d’Europe occi-
blèmes humanitaires qui avaient commencé pen- tion forcé entre la Turquie et la Grèce, au terme de la sent des milliers de personnes. Des films humani- dentale sont confrontés aux enjeux de la recons-
dant la guerre. Le premier concerne le rapatriement convention gréco-turque du 30 janvier 1923, inté- taires sont réalisés par la Croix-Rouge. Des person- truction et de la démobilisation. Elles témoignent
de près de 430 000 prisonniers de guerre russes, grée ultérieurement dans le traité de Lausanne du nalités s’engagent tel Jackie Coogan, qui joue le aussi d’une réelle inventivité : conscients que le
allemands, autrichiens et hongrois. Le deuxième 24 juillet 1923 : près de 1,3 million de Grecs orthodo- garçon dans The Kid de Charlie Chaplin en 1921 : il droit international vient de connaître avec la guerre
c’est la faim : elle frappe l’Allemagne, l’Autriche et la xes quittent la Thrace orientale, la Cappadoce et le participe à une croisade humanitaire en faveur des de 1914-1918 une crise majeure, de nombreux juris-
Hongrie qui subissent encore le blocus après la Pont, tandis que 380 000 musulmans grecs font le réfugiés à travers l’Europe. Pour faire face à la ques- tes, dont René Cassin (1887-1976), réfléchissent à
signature des traités de paix de 1919, ce qui est chemin inverse vers la Turquie. tion des réfugiés apatrides, la SDN fait appel au l’apatridie, aux échanges de populations – ils seront
contraire aux engagements pris. La Russie connaît Norvégien Fridtjof Nansen, explorateur et océano- d’ailleurs horrifiés par ce qu’on impose aux popula-
une grande famine en 1921-1922. La faim et la malnu- Comment ces réfugiés sont-ils accueillis ? graphe, nommé haut-commissaire aux réfugiés tions grecque et turque en 1923.
trition qui avaient causé, entre 1914 et 1918, la mort Pour les Russes qui traversent l’Europe centrale et russes en 1921. Entouré d’experts internationaux, il Le mouvement humanitaire des années 1920, s’il
d’environ 500 000 civils allemands – les chiffres res- occidentale, afin de s’établir en Allemagne ou en crée en juin 1922 un certificat, le « passeport Nan- n’a pas toujours été couronné de succès, doit
tent discutés –, continuent de tuer lors de la sortie France, l’accueil qui leur est réservé est mitigé. Les sen », qui donne aux réfugiés apatrides une identité pouvoir nous faire réfléchir, au-delà des risques de
de guerre. Troisième problème : il y a une flambée juifs allemands par exemple, y compris dans les légale. Réservé aux Russes blancs, ce certificat est déstabilisation, au grand enjeu qu’est la solidarité
épidémique – la grippe espagnole, mais aussi le milieux libéraux, voient d’un mauvais œil l’arrivée étendu aux Arméniens en 1923, puis aux Assyriens internationale et au sens de l’hospitalité. La crise
typhus et le choléra frappent l’Europe. des « juifs de l’Est », qu’ils considèrent avec mépris. et aux Assyro-Chaldéens en 1928. migratoire actuelle est loin d’être inédite. La sortie
Enfin, il y a la question des réfugiés, notion récente D’autres réfugiés russes passent en Mandchourie, de la Grande Guerre – sans parler de la situation
puisque le sens moderne de « réfugiés de guerre » au bénéfice d’une ville comme Harbin, qui devient L’effort humanitaire déployé au lendemain après la seconde guerre mondiale – était beaucoup
n’est apparu qu’à la fin du XIXe siècle. Au lendemain une scène musicale accueillant de nombreux de la Grande Guerre s’avère-t-il fragile ? plus déstabilisante. h
COLLECTIVE
la justice pénale internationale
« pour que les armées des nations civilisées ne soient Les fronts s’étant ensuite stabilisés, il n’y eut guère, à la Russie blanche, les deux tiers de la Roumanie et « S’il est violé de manière généralisée entre 1914 et
pas simplement dotées des armes les plus meurtrières l’ouest, de violations patentes avant l’emploi des gaz une bonne partie de l’Ukraine comme des Balkans, 1918, le droit demeure néanmoins une référence
mais qu’elles soient également pénétrées d’une notion de combat par les forces allemandes dans le saillant où les exodes de populations sur fond de haines constante dans “la guerre du droit” que tous les
du bien, de la justice et de l’humanité contraignante d’Ypres (Belgique) en avril 1915. L’usage de l’arme ethniques furent marqués par de nombreuses exac- belligérants croient mener. Aussi, à la fin du conflit,
même en territoire envahi et même en ce qui concerne chimique, par son caractère non discriminatoire, tions. Dans l’Empire ottoman, les dirigeants du parti s’organise-t-il pour la première fois un droit pénal et
l’ennemi », expliquait à l’époque Frédéric Frommhold pouvait être caractérisé comme crime de guerre. Jeunes-Turcs lancèrent, en avril 1915, un gigantesque civil des responsabilités liées à la guerre », écrit,
de Martens (1845-1909), le « juriste international » du plan de déportation et d’extermination des Armé- dans La Première Guerre mondiale, l’historienne
tsar. En fait, il s’agissait moins d’humaniser la guerre TRAUMATISME niens, soupçonnés de pactiser avec l’ennemi russe. Annie Deperchin. Avec néanmoins très peu de
que de déterminer des règles claires limitant le droit Mais, rapidement, les forces alliées ont à leur tour C’est en référence à l’anéantissement de cette popu- conséquences pratiques.
de tuer au combat ou pour lutter contre le pillage, utilisé ces armes. Seulement 3 % des morts de 14-18 lation que le juriste juif polonais Raphael Lemkin, Le traité de Versailles stipulait que les responsables
afin de maintenir la discipline des armées. Ces sont dues aux gaz. Mais le traumatisme a été tel réfugié aux Etats-Unis, forgea le concept de génocide d’atrocités poursuivis par plus d’un pays seraient
conventions avaient en outre le défaut majeur de qu’après guerre fut signée à Genève, en 1925, une qui entrera dans le droit international en 1946, après jugés par un tribunal international. La France et la
n’être applicables qu’entre les parties contractantes. nouvelle convention interdisant les armes chimi- la Shoah. Dès les premiers rapports, notamment Belgique présentèrent une liste d’environ 850 noms
Le conflit en août 1914 commença d’ailleurs par une ques et biologiques. C’est aussi en 1914 que commen- ceux des missionnaires américains encore présents de hauts responsables allemands militaires, politi-
violation flagrante du droit avec l’invasion par l’Alle- cent les débats autour de la légitimité ou non des sur place parce que neutres, les Occidentaux ont ques et scientifiques devant être extradés et jugés
magne du Luxembourg et de la Belgique dont la bombardements aériens (car ils visent aussi les compris qu’il ne s’agissait pas de massacres comme devant une cour internationale pour des crimes de
neutralité avait pourtant été reconnue. Ce fut égale- civils) et ceux autour du blocus, comme celui imposé tant d’autres et ils dénoncèrent des « crimes contre guerre. La république de Weimar (1918-1933) refusa.
ment, du moins à l’ouest, pendant les premiers mois à l’Allemagne par les alliés (pour ses conséquences l’humanité ». Sans résultats concrets. Les Allemands Un procès se tint finalement à Leipzig en 1921 avec
de la guerre qu’eurent lieu la plupart des atrocités sur les populations non combattantes). ne voulaient pas embarrasser leur allié turc et, pour 45 accusés, dont six seulement furent condamnés à
– notamment en raison des représailles de la part des La situation fut, en revanche, très différente à l’est, les Français comme pour les Britanniques, la priorité des peines légères. h
forces allemandes contre des civils belges ou français. où les Empire centraux occupèrent la Pologne russe, restait la dénonciation des atrocités allemandes. M ARC SEM O
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IDÉES
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MOUVEMENTS
Du démantèlement
des empires aux Etats-nations
Avant 1914, le Vieux Continent la conférence de paix de Paris, soit 9 880 kilomètres ». Egyptiens qui cherchaient à se libérer de celle de
A peine 13 % avaient été tracés avant le congrès de Londres. Ils croient tous à la « diplomatie franche et
est dominé par de grandes dynasties Vienne (1814-1815) et 15 % entre 1815 et 1914. transparente » prônée par le président Wilson dans
Le modèle adopté pour ces nouveaux Etats reposait ses quatorze points présentés un an plus tôt au Sénat
multinationales, multiethniques sur une vision civique et non ethnique. « Les droits américain. Il y évoquait notamment la « possibilité
et multireligieuses. A l’issue de la Grande des minorités sont reconnus par les différents traités, d’un développement autonome » pour les peuples
et toute une organisation est mise en place pour les d’Autriche-Hongrie (point 10), ainsi que pour ceux
Guerre, c’est le modèle français jacobin faire observer. Mais ce sont des droits individuels de sous domination turque, auxquels doit en outre être
personnes appartenant à tel ou tel groupe, et il ne garantie « une sécurité absolue de vie » (point 12)
qui triomphe. Les jalons d’un nouvel s’agit pas de reconnaître des droits collectifs. C’est la – claire allusion au génocide des Arméniens.
ordre international sont alors posés victoire du modèle français jacobin d’Etat-nation,
plus ou moins centralisé selon les cas », rappelle l’his- REALPOLITIK
torien Georges-Henri Soutou, auteur notamment de La realpolitik l’emporte toutefois rapidement, sur-
La Grande Illusion. Comment la France a perdu la tout après la prise en main des travaux par le trium-
M ARC SEM O paix. 1914-1920 (Tallandier, 2015). Cette nouvelle ar- virat Clemenceau, Lloyd George et Wilson. Forte du
chitecture européenne a rapidement montré ses li- prix payé sur les champs de bataille, la France impose,
L
a fin de la première guerre mondiale et les mites. Elle a nourri le revanchisme des vaincus, qui a pour l’essentiel, ses vues à ses deux alliés, inquiets des
traités imposés aux vaincus dans le sillage fait le lit du nazisme en Allemagne et de mouve- risques « d’une paix de châtiment ». La priorité est de
de celui de Versailles, entre 1919 et 1920, ments similaires dans toute l’Europe centrale et créer un jeu d’alliances en Europe pour contenir une
marquent le triomphe en Europe du mo- orientale. « Les nations frustrées – Hongrie, Slovaquie, Allemagne amputée de 10 % de son territoire, mais
dèle d’Etat à la française. Avant 1914, le Autriche, Croatie – ont en effet été complices du révi- aussi faire barrage à la Russie bolchevique exclue de la
Vieux Continent était encore très largement dominé sionnisme hitlérien. Mais il n’est pas acceptable de voir conférence. Ils regroupent des nationalités quand il
par de grands empires multinationaux, multi- dans le principe national la cause de la seconde guerre en va de leur intérêt, créant la Tchécoslovaquie et la
ethniques et multireligieux dont l’unité – moins fra- mondiale en Europe, fruit d’un projet idéologique Yougoslavie. Ils accordent de nouveaux territoires à
gile qu’on l’a longtemps cru – se fondait sur la fidélité totalitaire », nuance Michel Foucher. des alliés, comme la Roumanie, et restaurent la Polo-
à des dynasties enracinées dans l’histoire, comme L’échec de Versailles fut d’abord celui d’une mé- gne en tant qu’Etat. Les principes wilsoniens et le
celle des Habsbourg pour l’Autriche-Hongrie, des thode. La congrès de Vienne, après la défaite de la droit à l’autodétermination ne s’appliquent pas aux
Ottomans pour l’empire homonyme ou des Roma- France napoléonienne, avait su associer cette der- vaincus, quand bien même ils sont représentés par
nov pour la Russie. A cet égard, l’Empire allemand, nière aux discussions et lui redonner toute sa place d’incontestables démocrates ayant remplacé les diri-
proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces du châ- dans le concert des nations européennes, édifiant geants balayés par la défaite. L’Autriche est réduite à
teau de Versailles, après l’écrasement par la Prusse de une architecture de sécurité collective qui assura un un pays croupion. La Hongrie, à Trianon, est amputée
la France de Napoléon III, faisait exception par son siècle de paix relative. « A Versailles, les puissances im- des deux tiers de son territoire. L’Empire ottoman est
caractère récent et sa relative homogénéité natio- périales vaincues – et les Etats qui leur avaient suc- dépecé à Sèvres. Seul parmi les dirigeants des pays
nale. En juin 1919, ces ensembles, dénoncés comme cédé – furent exclues des négociations, et elles ne furent vaincus, Mustapha Kemal Atatürk refusera le fait ac-
« prisons des peuples » par les vainqueurs, seront convoquées qu’à partir du moment où le traité de paix compli et, par la guerre, obtiendra un nouveau traité,
implacablement démantelés à la table des négocia- qui allait leur être imposé était finalisé », souligne l’his- signé à Lausanne en 1923, reconnaissant la Turquie
tions pour être remplacés par des Etats-nations cen- torien Robert Gerwarth, de l’université de Dublin, dans ses frontières actuelles.
sés garantir les droits des principales nationalités. auteur de l’ouvrage magistral Les Vaincus (Seuil, 2017), « Les noms de Trianon ou de Sèvres n’évoquent pas
Du moins de celles qui avaient choisi le bon camp. montrant comment les perdants de Versailles dans grand-chose en Occident, mais ils restent encore au-
tout le centre et l’est de l’Europe, de l’Allemagne à jourd’hui pour un Hongrois ou pour un Turc un sym-
OCCASION RATÉE l’Anatolie, furent ravagés par des guerres sociales et bole d’injustice, omniprésent dans l’imaginaire natio-
La paix de Versailles avec ses clauses humiliantes, nationales, jusqu’en 1923, aussi meurtrières que la nal et le discours politique », relève Bruno Tertrais,
perçue comme un « diktat » par les vaincus, fut une Grande Guerre. Le 11 novembre 1918 ne marque le dé- vice-directeur de la Fondation pour la recherche stra-
occasion ratée. Le chantier était certes immense, à but de la paix que pour la France et le Royaume-Uni. tégique et auteur, notamment, de La Revanche de
l’aune des ambitions des grands vainqueurs du Les organisateurs de Versailles étaient pourtant l’histoire (Odile Jacob, 2017), affirmant cependant que
conflit (France, Etats-Unis, Royaume-Uni), véritables pleins de bonnes intentions à l’ouverture des tra- « l’on est trop sévère, dans la mémoire collective fran-
maîtres d’œuvre de ce traité et des traités régionaux vaux, le 18 janvier 1919. C’était la première véritable çaise, avec la conférence de Versailles, dont les organi-
qui suivront, Saint-Germain-en-Laye avec l’Autriche, conférence mondiale de l’histoire autour de vingt- sateurs étaient confrontés à une mission impossible et
Trianon avec la Hongrie, Neuilly avec la Bulgarie et sept délégations, trente-deux en y intégrant tous qui ont néanmoins réussi à poser les jalons d’un nou-
Sèvres avec l’Empire ottoman. les dominions britanniques. « Dans la lignée des vel ordre international, même s’il ne verra réellement
« La réorganisation de l’Europe en 1919-1923 a obéi au conférences de La Haye en 1899 et 1907, réglemen- le jour qu’après la seconde guerre mondiale ».
principe des nationalités tel qu’il s’était exprimé lors du tant le droit de la guerre et la prévention des conflits, Un point de vue partagé par un certain nombre
printemps des peuples de 1848 et aux droits des mino- la mondialisation de la diplomatie était véritable- d’historiens récusant l’idée d’une « paix bâclée ». Il
rités tels qu’ils avaient été affirmés par le président ment en marche », note Vincent Laniol dans la revue y avait là plein d’experts compétents, débordant de
américain Woodrow Wilson peu avant la fin du conflit, L’Histoire (n° 449-450, juillet-août 2018). bonne volonté, mais qui ne purent concilier l’in-
mais le tout fut mis au service des vainqueurs », relève Il y a là des délégations du monde entier, représen- conciliable. A la fin de la seconde guerre mondiale,
le géographe Michel Foucher, soulignant que « 26 % tant des peuples opprimés, des minorités en tout Winston Churchill a eu ce propos terrible : « En 1918,
de la longueur des actuelles frontières de l’Europe genre, des groupes de pression variés : des Arméniens nous avons tenté de faire coïncider les frontières avec
– [des pays] membres du Conseil de l’Europe – datent et des juifs en quête d’un Etat ; des Coréens qui les peuples, ce fut une catastrophe. Cette fois, nous
de la période des guerres balkaniques et des traités de voulaient s’émanciper de la tutelle japonaise et des ferons coïncider les peuples avec les frontières. » h
POLOGNE UKRAINE
OCÉAN FRANCE Indépendante
ATLANTIQUE TCHÉCOSLOVAQUIE de 1917 à 1920
ITALIE
PORTUGAL Mer Noire
MAROC ESPAGNOL
SYRIE
Echanges gréco-turcs (FR.)
AFRIQUE DU NORD FRANÇAISE obligatoires IRAK
CHYPRE
(R.-U.) LIBAN
(R.-U.)
Mer Méditerranée
(FR.)
500 km
PALESTINE
Source : Gérard Chaliand, Michel Jan, Jean-Pierre Rageau, Atlas historique des migrations - Cartographie : Mathilde Costil et Eugénie Dumas (R.-U.)
ÉMANCIPATION
aux femmes, les Françaises
devront attendre 1944, et seront
vite renvoyées dans leurs foyers
F
rançoise Thébaud est historienne, profes-
seure émérite de l’université d’Avignon.
Spécialiste des femmes et du genre,
cofondatrice de la revue Clio, elle a coor-
donné le tome V d’Histoire des femmes en
Occident. Le XXe siècle (Plon, 1992). Elle est l’auteure,
notamment, des Femmes au temps de la guerre
de 14 (Payot, 2013).