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(1955)
LA PENSÉE CHINOISE
DE CONFUCIUS
À MAO TSEU-TONG
Traduit de l'Anglais par Jean-François Leclerc.
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composé exclusivement de bénévoles.
Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole, pro-
fesseure retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi
Courriel: mgpaquet@videotron.ca
à partir du livre de :
H.G. CREEL
Sinologue, professeur à l’Université de Chicago
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
[5]
Préface [7]
Bibliographie [266]
Références [271]
[6]
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 6
[7]
PRÉFACE DE L’AUTEUR
[9]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre I
LA PENSÉE CHINOISE
DANS LE MONDE MODERNE
qu'à une date assez récente qu'il devint une coutume universellement
répandue *.
Par nombre de moyens, et pour plus d'une raison, le peuple [12]
chinois atteignit un degré d’homogénéité culturelle qui est, en l’occur-
rence, assez remarquable.
Une des causes de ceci, qui peut sembler surprenante, c’est la poly-
gamie. Des femmes séduisantes, même d’humble condition, pouvaient
en tant que concubines pénétrer au sein de familles éminentes. L’effet
de cet état de choses, qui provoquait un brassage de la population, est
évident. Non seulement des femmes de condition inférieure pouvaient
accéder jusqu’aux groupes les plus hauts placés dans l’échelle sociale,
mais introduisaient aussi les idées et les pratiques du commun au sein
de familles aristocratiques. On déplorait parfois que ce système « cor-
rompît » la Cour elle-même.
Plus important encore était le système des examens, dont nous
avons déjà parlé. Les examens conduisaient au fonctionnariat, et le
fonctionnariat était le meilleur moyen, et en fait le seul moyen, de
parvenir à la richesse, au prestige social et au pouvoir politique. Les
examens étaient ouverts presque à n’importe qui connaissant les Clas-
siques, qui incarnaient les traditions de la nation chinoise. Il semble
douteux qu’il ait jamais existé un ensemble de traditions dont l’étude
ait été encouragée par un stimulant aussi efficace que ces examens.
Tout le monde voulait être fonctionnaire. Tout le monde n’y parve-
nait pas, mais tout le monde pouvait rêver y parvenir. Un jeu extrême-
ment populaire se nommait « Avancement dans le Fonctionnariat », et
il était joué même par les illettrés.
Tout le monde aussi avait soif de connaître les traditions. Tous les
Chinois ne pouvaient lire les Classiques, et cependant leur contenu,
sous forme de proverbes, était familier à chacun. Par d’autres façons,
une partie du monde des lettrés était dévoilée aux plus pauvres et aux
moins instruits. Les Chinois adorent l’art dramatique, et les pièces de
théâtre sont de caractère classique par leurs sujets, et la plupart du
* La preuve sur ce point n’a pas encore été faite. La question de savoir si les
gens du commun sacrifiaient ou non à leurs ancêtres est sujette à contro-
verse. On a au moins des raisons de croire qu’à une date reculée seuls les
aristocrates de haut rang sacrifiaient à plusieurs générations d’ancêtres, ce
qui devint par la suite une pratique du vulgaire.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 12
crée est flanqué d’à-pics abrupts que l’on doit gravir au moyen de bar-
reaux de fer scellés dans le roc. C’est au bout d’une telle escalade que
nous accédâmes à un petit temple taoïste, et tout de suite le prêtre vint
à ma rencontre.
Les prêtres taoïstes ont la réputation d’être, en général, [16] dénués
d’éducation. Le mien était vêtu de façon minable et était dépourvu de
cette urbanité que possède tout lettré chinois. Il me demanda de quel
pays je venais, puis, agitant le doigt devant mon visage, il dit : « Ah,
vous êtes américain ! Il y a une question que je voudrais vous poser.
Dans cette guerre mondiale qui va éclater, de quel côté se rangera
l’Amérique ? »
Ceci se passait quatre ans avant Munich. Quelques mois plus tard,
j’ai parcouru la Russie, la Pologne, l’Allemagne, la France, l’Angle-
terre, et je suis rentré aux États-Unis. Au cours de ce voyage, j’ai eu
l’occasion de discuter avec de nombreuses personnes dont la plupart
possédaient un degré d’instruction élevé, et dont quelques-unes
avaient une part de responsabilité dans le gouvernement de leur pays.
Je ne crois pas me rappeler qu’une de ces personnes ait manifesté au-
tant de clairvoyance que le petit prêtre taoïste sur sa lointaine mon-
tagne de la Chine occidentale.
Au cours d’un siècle, nous, Occidentaux, nous nous sommes pro-
gressivement aliéné ce peuple fier, intelligent, sensible et virtuelle-
ment puissant. Nous avons dénigré leur culture (sans en rien
connaître), nous avons traité leur gouvernement comme un pantin, le
peuple, nous l’avons manœuvré. Aujourd’hui nous payons les pots
cassés.
Il n’y a pas de nation occidentale qui n’ait sa part de culpabilité.
Nous autres Américains sommes très fiers de notre amitié tradition-
nelle envers la Chine, mais nous oublions trop facilement que les Chi-
nois ont été parfois rudement traités sur le sol des États-Unis, et qu’ils
n’ont pas toujours eu droit à l’estime et au respect qu’ils pouvaient es-
pérer rencontrer. Dans presque tous les pays occidentaux, même les
hommes qui ont consacré leur vie à l’étude de la culture chinoise ont
souvent parlé de cette culture d’une façon quelque peu condescen-
dante. Même ceux des Occidentaux qui se sont vantés d’être le plus
ardemment pro-chinois ont constamment, à quelques exceptions près,
exhorté les Chinois à se « moderniser », ce qui signifie que les Chi-
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 16
2 Macaulay, The Romance of History, England. Par Henry Neele. pp. 333-
334 ; Brunetière, Études Critiques sur l'Histoire de la Littérature Française,
8e série, p. 199. Voir également Creel, Confucius, the Man and the Myth, pp.
276-295.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 18
[21]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre II
AVANT CONFUCIUS
vers les aristocrates dont il s’était rendu maître, mais même envers les
gens du commun.
On lit dans les instructions communiquées par un souverain
Tcheou à un de ses vassaux : « Je veux vous expliquer comment la
vertu doit contrôler l’application des punitions. À notre époque les
hommes s’agitent, leurs cœurs ne sont pas encore apaisés ; nous les
avons à plusieurs reprises pressés de s’entendre avec nous, mais ils ne
l’ont pas encore fait... Soyez persévérant ! Ne faites rien qui puisse
susciter du ressentiment ; ne suivez pas les mauvais conseils, n’em-
pruntez pas les routes inhabituelles. Formulez des jugements justes et
sincères... soyez attentif à pratiquer la vertu, voyez loin dans vos pro-
jets, afin d’apporter la tranquillité au peuple. Faites tout ceci et je
n’aurai pas à vous déplacer ou à vous retirer votre charge 12 ». Le
même auteur conseille ailleurs de traiter le peuple « comme on pro-
tège un enfant 13 ».
Un document du même genre dit : « En nommant des fonction-
naires pour gouverner le peuple, le roi leur dit : Ne pratiquez ni la vio-
lence ni l’oppression, mais étendez votre protection jusqu’aux veufs et
aux veuves 14 ». Des déclarations de ce genre sont relativement nom-
breuses. Nous ne les trouvons pas seulement dans les textes littéraires
qui nous ont été transmis, et où nous pourrions soupçonner qu’elles
ont été rajoutées après coup, mais aussi dans les inscriptions sur
bronze qui nous sont parvenues. Ces déclarations nous font penser aux
pieuses résolutions des souverains d’Europe qui se proclamaient par-
fois les protecteurs et défenseurs non seulement de l’Église, mais aus-
si des « veuves, orphelins et étrangers ». Il est assez clair que de telles
déclarations sont motivées par une foule de raisons et peuvent ou non
constituer la preuve de véritables sentiments humanitaires de la part
de ceux qui les font. [26] Mais il n’empêche que la simple mention de
telles idées puisse avoir eu d’importantes influences sur le cours de
l’histoire. De telles conceptions, nées à la suite de la conquête Tcheou,
devaient jouer par la suite un rôle particulièrement important.
Les rois Chang ont fait à leurs ancêtres d’abondants sacrifices et
ont attribué une importance décisive à l’assistance que ces ancêtres
apportaient à toutes leurs actions. Il est hors de doute que les souve-
rains Chang, comme les rois Tcheou qui leur succédèrent, prétendaient
gouverner de droit divin. Les Tcheou avaient effectué leurs conquêtes
par les armes, mais il serait prématuré de considérer cela comme une
application du droit divin au gouvernement d’un État. La conquête a
toujours été une chose difficile à justifier. Il faut pour cela faire inter-
venir un certain nombre de mythes que la propagande se charge d’im-
poser au peuple. Les souverains Tcheou donnèrent à leur doctrine le
nom de « Mandat Céleste », le Ciel étant leur divinité principale.
Les Tcheou prétendirent qu’ils n’avaient jamais eu le désir de
conquérir les territoires des Chang. C’est au contraire le Ciel qui leur
avait imposé d’effectuer cette conquête. Pour quelle raison ? Parce
que le dernier roi Chang était une canaille et un ivrogne qui oppressait
ses sujets et se payait la tête des dieux, les frustrant de leurs victimes
sacrificielles. Pour cette raison le Ciel avait perdu l’espoir qu’il avait
placé en lui et lui avait retiré le « mandat » par lequel il gouvernait la
Chine. Le Ciel avait transmis ce mandat au chef des Tcheou en lui en-
joignant de conquérir les Chang et d’accéder au trône.
Bien qu’il soit difficile de vérifier la véracité d’une histoire qui
concerne la conduite des dieux, et bien que nos connaissances sur
cette époque soient assez maigres, nous en savons néanmoins assez
pour penser que les choses ne se sont pas passées comme cela. L’ar-
chéologie nous enseigne que le dernier roi Chang n’était pas en réalité
un incapable, et semble au contraire avoir été un homme particulière-
ment énergique. Loin d’avoir négligé de pratiquer les rites religieux,
comme on l’accuse, il fit montre d’un intérêt peu commun envers les
coutumes religieuses et prit bien soin de s’y conformer. Mais cela
n’avait aucune importance pour les chefs Tcheou, du moment qu’ils
pouvaient persuader leur peuple de croire à leur propre version. [27]
Ils y parvinrent. Des textes qui nous sont parvenus se révèlent comme
de pures inventions et furent produits pour servir à la propagande des
Tcheou. Nous avons également des raisons de croire qu’il existait dans
la littérature des Chang des textes qui auraient pu gêner cette propa-
gande. Ces textes ont disparu, et il est logique de supposer que les
Tcheou peuvent les avoir détruits, bien que nous n’en ayons pas la
preuve.
Les Tcheou justifièrent leur conquête sur les Chang en prétendant
que l’histoire n’avait fait que se répéter. De nombreux siècles aupara-
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 27
Ti fit descendre le châtiment sur les Hia, mais le souverain Hia ne fai-
sait qu’accroître son luxe et refusait d’adresser au peuple des paroles
consolatrices. Il était débauché et se conduisait en aveugle, et ne pouvait
même un seul jour se laisser guider par Ti. Ces choses, vous les avez en-
tendues. Il méprisait les ordres de Ti. Les lourdes punitions qu’il infligeait
ne faisaient qu’accroître les désordres qui sévissaient à l’intérieur du do-
maine des Hia. Il ne traitait pas bien la multitude... Tous les jours crois-
saient l’affliction et la misère du peuple.
insensé peut agir autrement que ne lui commande son intérêt stricte-
ment personnel.
Le système féodal avait à l’origine contribué à établir un bon gou-
vernement. Il permettait au roi de confier à des hommes capables la
direction des différentes régions du royaume, et il avait la possibilité
de leur retirer leur charge s’ils s’en acquittaient mal. Il nous apparaît
qu’en Chine, comme plus tard en Europe, les fiefs ne furent pas d’em-
blée héréditaires ; si un fils était jugé capable d’exercer correctement
le pouvoir que détenait son père, il appartenait au roi de lui trans-
mettre ce pouvoir. Mais à mesure que les familles nobles devenaient
puissantes quand le roi perdait son pouvoir, celui-ci en vint à approu-
ver automatiquement la nomination des héritiers de ses feudataires ;
finalement l’approbation royale ne fut même plus jugée nécessaire.
Quand ce système se fut étendu jusqu’aux petits fonctionnaires, la
Chine se trouva gouvernée par des dignitaires qui héritaient simple-
ment de leur charge. La plupart du temps ils ne montraient aucune ap-
titude et aucun intérêt pour leurs fonctions. La plupart d’entre eux
considéraient leur charge presque comme un symbole de leurs droits
au pouvoir, aux privilèges et au luxe. Le résultat inévitable fut un gou-
vernement faible et timoré.
Beaucoup de gens s’en rendaient compte ; certains aristocrates
même, reconnurent que de nombreux membres de leur classe étaient
devenus de simples parasites sociaux. Les souverains des principautés
en avaient particulièrement conscience, car ils constituaient, au même
titre que le peuple, des victimes des nobles. Les principaux ministres
qui entouraient le souverain d’un État étaient nominalement ses subor-
donnés, et étaient chargés des différentes fonctions gouvernementales.
[34] Mais en fait ils négligeaient leurs charges et utilisaient même
leurs armées privées pour saper, sinon pour usurper, l’autorité de leur
souverain.
En 535 avant J.-C., quand Confucius avait seize ans, le duc d’une
petite principauté tenta de modifier cet état de choses. Au lieu de
confier les principales fonctions gouvernementales à des membres
nobles de sa famille, pour qui c’était sans aucun doute la coutume de
se les léguer de père en fils au même titre que des biens héréditaires, il
confia ces fonctions à des hommes venus d’États étrangers. Cela sou-
leva tellement la rage des dignitaires dépossédés qu’ils se liguèrent
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 34
pour assassiner le duc et mettre fin ainsi à cette atteinte à leurs cou-
tumes et à leurs privilèges 20.
Qui étaient ces étrangers dont le malheureux duc tenta de faire ses
ministres ? L’histoire ne nous l’apprend pas, mais on peut aisément le
deviner. Il est peu probable que ces étrangers aient été des roturiers.
Peu de roturiers savaient lire et écrire, il n’était donc pas question
pour eux de savoir gouverner. Ces hommes appartenaient sans doute à
la classe montante des membres pauvres de familles nobles. Les aris-
tocrates pratiquaient la polygamie sur une large échelle ; il en résultait
que le trop grand nombre de leurs descendants interdisait de gratifier
chacun d’eux d’un fief ou d’une charge. Par conséquent, parmi la pro-
géniture des aristocrates, un grand nombre d’hommes ne pouvaient
compter que sur eux-mêmes pour gagner leur vie. Certains s’enrô-
laient comme mercenaires, d’autres entraient comme petits fonction-
naires dans les Cours seigneuriales, et parmi ceux-ci certains allaient
d’État en État en quête de postes mieux rémunérés. C’est donc sans
doute des hommes de cette espèce que le duc tenta d’utiliser comme
ministres. À son point de vue, c’était doublement avantageux : du mo-
ment qu’il leur avait confié leur charge et qu’il pouvait la leur retirer,
ces hommes étaient plus susceptibles de lui être loyaux que des nobles
exerçant un pouvoir indépendant. D’autre part, on peut supposer qu’il
avait choisi des hommes qu’il jugeait les plus capables de gouverner,
qui s’intéressaient certainement davantage à leur travail que beaucoup
d’aristocrates héritant simplement de leur charge.
Les descendants déchus de la noblesse ont joué un rôle historique
[35] important. Ils formaient une classe intermédiaire, en contact avec
le peuple et connaissant ses doléances, mais, au contraire du peuple,
ils étaient instruits et capables de protester avec efficacité. À partir de
l’époque de Confucius, environ, certains de ces nobles déchus étaient
déjà capables d’occuper des postes de plus en plus élevés et avaient à
leur époque une influence considérable. Mais nous ne connaissons
d’eux pas grand chose de plus que les noms.
L’un d’eux, pourtant, fut un raté presque complet, du moins si l’on
s’en tient à la façon dont il a réalisé ses ambitions au cours de sa vie.
C’était un homme à l’intelligence exceptionnelle, doué d’un idéal éle-
vé. Parce qu’il refusait tout compromis, aucun des souverains de son
[36]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre III
CONFUCIUS ET LA LUTTE
POUR LE BONHEUR
DE L’HOMME
21 Voir Creel, Confucius, the Man and the Myth, pp. 9-13, 313-315.
22 Entretiens 9.6.3.
23 Ibid. 17, 22.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 38
26 Ibid. 15.38.
27 Ibid. 7.7.
28 Ibid. 9.26.
29 Ibid. 7.8.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 41
30 Ibid. 12.2.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 42
nies funèbres, mieux vaut montrer une douleur vraie que de recher-
cher la perfection dans chaque détail de la cérémonie 31. »
Confucius a dit que pour sa part il n’hésitait pas à s’écarter de l’éti-
quette conventionnelle quand il y était poussé par le sens commun et
le bon goût. D’autre part, il n’a jamais sous-estimé l’importance des
convenances.
Tout son système moral et presque tout son système philosophique
semblent avoir été fondés sur l’importance accordée à la nature hu-
maine. Il n’a jamais commis la double erreur fréquemment commise à
ce propos. D’une part, il n’a jamais conçu l’individu comme existant
en dehors de la société. D’autre part il n’a jamais fait de la société une
entité métaphysique antérieure à l’individu et pour laquelle la notion
même d’individu est à peu près inexistante.
Confucius concevait les hommes comme étant essentiellement des
êtres sociaux. Car c’est la société qui les forme, sinon entièrement, du
moins presque complètement. D’autre part, la société n’étant que la
somme des actions réciproques qu’exercent les hommes, sa nature ré-
sulte de ce qu’apportent à cette société les individus qui la composent.
Confucius [42] croyait que la conscience de l’homme pouvait à la fois
lui interdire de se retrancher de la société et l’empêcher de se désister
de son libre arbitre en faveur de cette société. Il était aussi mauvais,
dans ces conditions, de devenir ermite que de « suivre le troupeau ».
L’homme ne doit pas compter pour rien dans la société, mais doit en
être un membre coopérant. Chaque fois qu’une coutume lui semblait
immorale ou dangereuse, l’homme avait le devoir non seulement de
cesser lui-même de s’y conformer, mais encore de persuader les autres
d’abandonner cette coutume. Cependant l’homme en tant qu’être rai-
sonnable et intégré dans la société, devait se plier aux coutumes qui
lui semblaient conformes à la raison et incapables de nuire.
Il va sans dire que les conventions constituent le ciment de la so-
ciété. Si chacun de nous dormait, mangeait et travaillait à sa conve-
nance, et donnait aux mots le sens qu’il lui plaisait de leur donner, le
monde deviendrait difficilement vivable. Confucius voulait que le mot
li servît à désigner à la fois les usages établis par la convention et ceux
exigés par la société. De plus il y ajoutait une nuance morale. Ceci po-
sé, les notions de moralité et de courtoisie se renforçaient mutuelle-
31 Ibid. 3.4.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 43
33 Ibid. 4.8.
34 Ibid. 15.28.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 45
35 Han Yu, Œuvres complètes de Han Tch'ang-li revues par Tchou-hi 11.1 a-
3b.
36 Entretiens ; 11.23.3 ; voir également 14.17-18.
37 Ibid. 14.13.2, 19.1.
38 Ibid. 14.23.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 46
fut exilé sur les côtes inhospitalières du Sud de la Chine. Là, il s’atta-
cha à améliorer le sort du peuple et supporta son exil avec fermeté, as-
suré qu’il était d’avoir mené le bon combat et de s’être joint à la co-
horte de ceux qui, toujours et partout, s’étaient montrés inébranlable-
ment fidèles à la Voie. Il aurait pu, avec le même courage, affronter la
mort. Pour les Confucianistes, la Voie a joué un rôle presque identique
à celui qu’a joué la foi pour les chrétiens.
Le problème des rapports entre Confucius et la religion est difficile
à traiter. Il est certain qu’il n’était pas, comme on l’a quelquefois
avancé, un prophète ou un éducateur en matière de religion. En fait, il
est facile de citer des passages des Entretiens montrant qu’il répugnait
à discuter des questions religieuses. Bien qu’il ait dit beaucoup de
choses au sujet de la Voie que devaient suivre les hommes, un de ses
disciples fait remarquer que Confucius ne parlait jamais de la « Voie
(c’est-à-dire le Tao) du Ciel 39 ». Un autre disciple lui ayant demandé
comment il convenait de remplir ses devoirs envers les Esprits,
Confucius lui répondit : « Vous n’êtes même pas capable de remplir
vos devoirs envers les hommes, comment voulez-vous servir les Es-
prits ? » Le disciple l’ayant interrogé sur la mort, le Maître lui dit :
« Vous ne comprenez rien à la vie ; comment voulez-vous comprendre
la mort 40 ? »
Ces passages et quelques autres ont parfois poussé certains [46] à
conclure que Confucius manquait de sincérité. Des gens ont pensé
qu’il était en réalité sceptique et même athée, mais que, par manque
de courage ou pour une autre raison, il ne voulait pas faire connaître la
vérité à ses disciples. Cela nous semble être une solution trop simple
pour un problème aussi difficile.
Nous avons plusieurs passages où Confucius parle du Ciel, qui
était la principale divinité chinoise. Confucius semble avoir pensé que
le Ciel lui avait confié la mission de guérir les maux dont souffrait la
Chine, et il espérait que le Ciel ne lui permettrait pas d’échouer dans
cette tâche 41. Une fois, en se lamentant que personne ne puisse le
comprendre, il ajouta : « Mais le Ciel, lui, me comprend 42 ! »
39 Ibid. 5.12.
40 Ibid. 11.11.
41 Ibid. 9.5.
42 Ibid. 14.37.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 47
était « bonne ». Mais il n’a pas affirmé non plus que la nature de
l’homme était « mauvaise », comme devait l’affirmer un autre Confu-
cianiste, Siun Tseu, légèrement postérieur à Mencius. Nous allons voir
que les conclusions de ces deux philosophes, bien que contradictoires,
ont toutes les deux ceci en commun qu’elles constituent des générali-
sations qui entraînèrent des conséquences que leurs propres auteurs
auraient certainement déplorées.
Confucius se rapprochait davantage du réel. Il est probable que
l’observation la plus importante qu’il fit sur l’homme fut de dire que
tous les hommes sont foncièrement égaux. Le fait que lui-même vit le
jour dans un milieu social inférieur au-dessus duquel il s’employa à
s’élever n’est peut-être pas étranger à cette remarque. Il vit aussi des
hommes promis par leur naissance aux rangs les plus élevés et les plus
honorables, que leur conduite ramenait au niveau de la brute, tandis
que d’autres, de naissance infime, avaient une conduite infiniment
plus digne de respect.
Il remarqua aussi que ce que tous les hommes désirent, c’est le
bonheur, malgré la variété des définitions qu’ils en donnent. Les gens
que Confucius voyait autour de lui étaient loin d’être heureux. Les
masses étaient dans le besoin, quelquefois en proie à la famine, oppri-
mées par la guerre et par les aristocrates. Les aristocrates eux-mêmes
ne goûtaient pas toujours le bonheur au cours de leur vie irrégulière et
précaire. Le but qu’il s’était fixé était clair : rendre les hommes heu-
reux. C’est ainsi qu’il définit un bon gouvernement comme un gou-
vernement qui apporte le bonheur au peuple 49.
La constatation que le bonheur représente le bien et que l’homme
est normalement un être social constituait un pas en avant vers le prin-
cipe confucéen de réciprocité. Il est évident que si chacun travaillait
en vue du bonheur commun, [50] la situation qui en résulterait serait
plus apte que toute autre à assurer notre bonheur individuel. Confu-
cius définit la réciprocité en ces termes : « Ne faites pas aux autres ce
que vous ne voulez pas qu’ils vous fassent 50. » Il énonça la même idée
d’une façon plus positive, en disant : « L’homme véritablement ver-
tueux, désirant établir sa propre situation, cherche d’abord à établir
celle des autres ; désirant sa propre réussite, il consacre ses efforts à la
49 Entretiens 13.16.
50 Ibid. 15.23.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 51
51 Ibid. 6.28.
52 Ibid. 2.3.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 52
53 Ibid. 14.8.
54 Ibid. 14.23.
55 Ibid. 13.15.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 53
[54]
Bien que quinquagénaire, Confucius quitta son pays natal et par-
courut pendant dix ans la Chine du Nord, à la recherche d’un souve-
rain disposé à appliquer ses doctrines politiques. Il n’en trouva aucun ;
quelquefois on le traita de façon à peine polie, une fois même on at-
tenta à sa vie. Il advint pourtant qu’un noble qui détenait le pouvoir
suprême dans son État traita Confucius avec déférence et lui demanda
constamment son avis. Mais cet homme se révéla par la suite corrom-
pu à un tel point que Confucius accepta avec joie l’invitation qui lui
fut faite de retourner chez lui.
À cette époque, la politique de la famille Ki, dont le chef était Ki
K’ang-tseu qui détenait encore le pouvoir à Lou, était entre les mains
d’un des disciples de Confucius. Mais ce disciple avait payé sa réus-
site en renonçant aux principes de son maître ; quand, pour renflouer
les finances déficitaires des Ki, il éleva les impôts, le Maître le désa-
voua publiquement 57.
Confucius consacra à l’enseignement les dernières années de sa
vie, qu’il passa à Lou. Il était profondément déçu, mais n’était pas ai-
gri ; s’il se plaignit quelquefois, nous n’en savons rien. Une fois, alors
qu’il était gravement malade, un de ses disciples lui proposa de prier
pour son rétablissement. Confucius sourit et lui dit : « Mes prières à
moi sont faites depuis longtemps 58. » Lorsqu’il fut malade au point
d’être sans connaissance, ses disciples se vêtirent de robes de Cour et
se tinrent au pied de son lit, dans l’attitude des ministres que Confu-
cius aurait eus sous ses ordres s’il avait pu réaliser son ambition :
exercer un pouvoir politique. Revenant à lui et voyant cette masca-
rade, Confucius leur dit : « En faisant semblant d’avoir des ministres
alors qu’en fait je n’en ai pas, à qui pensez-vous que je puisse faire
illusion ? Au Ciel ? Et ne vaut-il pas mieux que je meure dans vos
bras, vous qui êtes mes amis, que dans les bras de ministres 59 ? »
Quand il mourut, en 479 avant J.-C., il y eut probablement très peu
de gens qui ne pensèrent que ce vieillard quelque peu pitoyable venait
de quitter une vie qui avait été un échec. Lui-même eut certainement
la même pensée. Et pourtant peu d’hommes ont influencé aussi pro-
57 Ibid. 11.16.
58 Ibid. 7.34.
59 Ibid. 9.11.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 56
Peut-être plus importante encore, parce que beaucoup plus rare, est
la conception confucéenne que nous pourrions appeler « démocratie
intellectuelle ». Il y a eu beaucoup d’hommes pour souhaiter que le
peuple soit capable de se gouverner lui-même. Mais relativement peu
de philosophes ont en général laissé aux hommes le soin de penser par
leurs propres moyens, à moins de leur fournir des directives aux-
quelles les hommes devaient, pour leur bien, conformer leur pensée.
Confucius n’a pas seulement désiré, mais exigé des hommes qu’ils
pensent par eux-mêmes. Son désir était de les aider à penser, et de leur
enseigner comment penser ; quant aux réponses, ils devaient les trou-
ver par eux-mêmes. Lui-même a reconnu avec franchise qu’il ne
connaissait pas la vérité, mais seulement les moyens permettant de
l’atteindre.
62 Ibid. 15.15.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 58
[56]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre IV
MO TSEU ET LA RECHERCHE
DE LA PAIX ET DE L’ORDRE
Il est clair que Mo Tseu était d’accord avec Confucius pour affir-
mer que les souverains devaient se dessaisir de l’exercice de leur gou-
vernement en faveur d’hommes vertueux et capables. Mais alors,
pourquoi ne pouvaient-ils aussi se dessaisir de leur trône ? Pourquoi
les souverains ne seraient-ils pas investis en fonction de leurs mérites
plutôt qu’en fonction de leur généalogie ?
On eût répondu autrefois qu’un souverain d’origine roturière était
dépourvu du soutien des puissances surnaturelles, mais Confucius
avait mis cette théorie au rancart. Confucius était allé jusqu’à dire
Mo Tseu défit sa ceinture et la posa par terre pour représenter une ville
fortifiée. Comme arme, il prit une petite baguette. Kong Chou Pan em-
ploya neuf stratagèmes d’attaque différents ; Mo Tseu les repoussa à neuf
reprises. Kong Chou Pan avait épuisé ses moyens d’attaque ; Mo Tseu
avait encore en réserve des méthodes de défense.
83 Ibid., p. 259.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 69
Ainsi, conclut Mo Tseu, ils obtenaient par leurs actes les bénédic-
tions du Ciel et des Esprits et bénéficiaient de l’approbation et de l’as-
sistance de leur peuple. Et toutes ces choses venaient du fait qu’ils ob-
servaient le principe d’identification avec le supérieur 95.
Confucius, nous nous en souvenons, avait placé les actes rituels
(tels que le sacrifice aux Esprits) en second plan par rapport à la
conduite morale, exhortant les hommes à être bons, à bien gouverner,
etc. Mo Tseu ne retourne pas au vieux système rituel primitif, l’action
morale a une grande importance pour lui aussi. Mais, alors que pour
Confucius les rites, et même les croyances religieuses étaient compa-
95 Mei Yi-pao, The Ethical and Political Works of Moïse, pp. 62-64.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 74
dans l’État de Ts’i, parce que ce disciple avait pris part à une guerre
d’agression fomentée par cet État 103. Nous lisons dans un ouvrage qui
date des Han : « Ceux qui servaient Mo Tseu étaient au nombre de
cent quatre-vingts, qui sur son ordre se seraient jetés dans le feu ou
auraient marché sur des tranchants de sabres, et qui l’auraient suivi
dans la mort 104. ».
Après Mo Tseu, son école subsista pendant plusieurs siècles. Une
série de successeurs héritèrent de son important pouvoir de chef
d’École et semblent l’avoir conservé toute leur vie. Un tel chef semble
avoir détenu le pouvoir de vie et de mort sur ses subordonnés 105. On
relate qu’un de ces chefs d’École avait reçu la mission de défendre
une petite principauté, et, incapable d’assumer une telle tâche, s’était
suicidé. Cent [73] quatre-vingt-trois de ses disciples se donnèrent la
mort en même temps que lui 106.
Dans l’ouvrage de Mo Tseu, les chapitres LX à XLV sont consa-
crés en grande partie à des questions de logique et de dialectique. On
s’accorde généralement sur le fait que ces chapitres furent écrits non
par Mo Tseu lui-même, mais par des Moïstes qui vécurent après lui.
Néanmoins nous constatons chez Mo Tseu lui-même un commence-
ment d’intérêt pour de tels sujets. Mo Tseu aimait la discussion, mais
il ne semble pas avoir souvent été un argumentateur très convaincant.
Sa façon de raisonner était peu scrupuleuse, et il cherchait surtout à
embrouiller son interlocuteur pour avoir le dernier mot. Il est possible
que s’il a incité les gens à se conformer à la logique, c’est uniquement
parce que lui-même raisonnait de façon peu logique.
À peu près à la même époque, il y eut en Chine d’autres philo-
sophes qui cultivèrent au plus haut point la dialectique. Leurs mé-
thodes et leurs sujets de discussion ne sont pas sans nous rappeler
quelque peu les sophistes grecs, parfois aussi les éléatiques. Bien que
ces philosophes aient parfois divergé dans leurs opinions, on les
groupe en général sous le titre de « école des Noms » ou sous celui de
« dialecticiens ».
sur un rocher. On peut lancer tous les œufs qui existent au monde, le
rocher ne bouge pas, car il est invulnérable 116. »
En condamnant tout plaisir et même toute émotion, Mo Tseu allait
à l’encontre de l’attitude qu’observent en général les Chinois, qui
maintiennent l’équilibre en toutes choses et qui considèrent le plaisir
raisonnable comme un bien et non comme un mal. On lit dans le
Tchouang Tseu, ouvrage taoïste, à propos des préceptes de Mo Tseu :
« Sa doctrine est trop limitée. Elle ne peut que rendre les hommes
malheureux…….. Elle est contraire à la nature des hommes, ils ne
pourront la tolérer 117. »
Et pourtant Mo Tseu n’était doué que des meilleures intentions.
Même Mencius, qui attaqua sa philosophie, a reconnu son altruisme 118.
Mo Tseu s’est penché comme Confucius sur les souffrances causées
par la pauvreté, les troubles et la guerre. Mais, au contraire de Confu-
cius, Mo Tseu n’a pas su voir plus loin que la suppression immédiate
de ces souffrances. Confucius avait mis sur pied un programme qu’il
croyait capable d’apporter le bonheur aux hommes. Mo Tseu ne pré-
tendait apporter remède qu’à des maux bien définis et pour y parvenir
il était prêt à tout sacrifier, y compris le bonheur de l’humanité. Il ne
voulait pas rendre les hommes malheureux, mais il était incapable
d’imaginer autre chose qu’un monde délivré des maux actuels. Le
meilleur des mondes était pour lui un monde où régnait la paix et dans
lequel une nombreuse population disciplinée était convenablement ha-
billée et nourrie.
Les froids calculateurs tentent parfois de faire croire aux autres que
leurs actes sont dictés par l’émotion. Ceux que leur [77] cœur fait agir
aiment à croire qu’ils possèdent une intelligence exceptionnellement
logique. Mo Tseu appartenait à cette dernière catégorie. Il consacra
son existence à s’efforcer d’aider ses frères humains, sans aucun es-
poir de récompense. Et pourtant, il tenta de justifier toutes ses actions
et toute sa philosophie par la raison seule. Même son « amour univer-
sel », il ne le fondait pas sur l’émotion, mais sur des considérations
d’ordre purement intellectuel.
116 Mei Yi-pao, The Ethical and Political Works of Moïse, p. 229.
117 Tchouang Tseu 10.28a.
118 Mencius 7(1) 26.2.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 81
119 Mei Yi-pao, The Ethical and Political Works of Moïse, p. 189.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 82
[78]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre V
MENCIUS ET L’IMPORTANCE
DE LA NATURE HUMAINE
Mencius eut pour maîtres les hommes qui transmettaient les ensei-
gnements de Confucius, et nous le voyons se désoler d’avoir vécu trop
tard pour étudier sous la direction du Maître en personne 134. Il fré-
quenta, dit-on, l’École de Tseu-sseu, petit-fils de Confucius 135. Il se
montra toujours fidèle à la mémoire de Confucius, et parla toujours de
lui avec la plus grande vénération. Mencius recruta lui-même un
nombre considérable de disciples ; cependant, si le Mencius est consi-
dérablement plus long que les Entretiens, il ne nous permet pourtant
pas de concevoir très clairement ce que furent les méthodes d’ensei-
gnement de Mencius. Il semble probable qu’il n’accorda pas à l’art
d’enseigner toute l’attention que lui accordait Confucius.
Apparemment, il se montra aussi démocratique que Confucius
dans le recrutement de ses élèves, en acceptant des jeunes gens
d’humble condition. Une fois, alors que Mencius et ses élèves lo-
geaient dans un palais en qualité d’invités du souverain, le portier du
palais vint se plaindre à Mencius qu’une de ses chaussures avait dis-
paru et lui laissa entendre qu’un de ses disciples pourrait bien l’avoir
volée. Quand Mencius répliqua qu’une telle chose était fort peu vrai-
semblable, on lui [83] rappela qu’il ne savait rien du passé de ceux qui
venaient étudier sous sa direction, et qu’il acceptait tous les gens qui
montraient des dispositions pour l’étude 136.
Il lui arriva pourtant de refuser à certains l’accès de son École,
mais, quelquefois du moins, c’étaient des aristocrates qui voulaient se
prévaloir de leur rang pour bénéficier d’un statut spécial. Nous avons
peu d’informations sur ses disciples. On nous rapporte que l’un d’eux
faillit une fois se voir confier la charge de gouverner l’État de Lou 137.
Mencius semble avoir eu comme principal objectif celui de se faire
nommer premier ministre d’un État, ce qui lui aurait permis de mettre
en principe ses principales théories politiques. Comme Confucius, il
ne parvint jamais à occuper de hautes fonctions. Il fut pourtant plus
heureux que Confucius, dans le sens où il réussit à remplir à Ts’i une
charge honorifique beaucoup plus élevée que celle qu’avait obtenue
Confucius à Lou. De plus, il semble que Mencius ait été traité par les
souverains avec beaucoup plus de respect que Confucius.
Il est même douteux que Mencius ait jamais été un fonctionnaire
titularisé. Il semble bien avoir été un « ministre invité », un conseiller
en matière de gouvernement, mais qui n’avait ni les charges, ni l’auto-
rité d’un ministre ordinaire. À Ts’i, il refusa même d’accepter un sa-
laire 138. Nous voyons qu’on lui reproche quelquefois, comme on
l’avait fait pour Confucius, de ne pas avoir assumé régulièrement un
emploi public. Il ne fait aucun doute que l’ambition de Mencius était
de devenir fonctionnaire en titre, à condition qu’on lui laissât les
mains libres en matière de gouvernement, ce qu’aucun souverain n’ac-
cepta jamais.
À la recherche d’un gouvernant susceptible de partager ses vues,
Mencius voyagea d’État en État avec ses disciples, faisant des haltes
plus ou moins longues suivant les circonstances. Comme on lui de-
mandait : « N’est-il pas extravagant de votre part de voyager ainsi,
suivi de dizaines de chariots et de centaines d’hommes, vivant aux
crochets de tous les suzerains, l’un après l’autre ? », Mencius répliqua
en défendant sa façon de vivre, qui valait bien ce qu’elle coûtait aux
souverains, car elle maintenait vivants pour la postérité les principes
des anciens rois 139. Il tirait sa subsistance des cadeaux que lui faisaient
des princes, dont certains se montrèrent fort généreux. [84] On ne peut
pourtant pas le taxer de ladrerie car il refusa parfois des cadeaux et
semble n’avoir accepté que ce dont il avait strictement besoin.
Mencius était assez bien fondé à croire qu’il était, pour son
époque, le dépositaire des traditions confucéennes. Il était indubitable-
ment sincère quand il estimait ses idées et ses actes comme étant en
complète harmonie avec ceux de Confucius, mais sur ce point, il se
trompait pourtant légèrement. Mencius avait une personnalité ressem-
blant assez peu à celle de Confucius, et, de plus, les temps avaient
quelque peu changé.
Une différence évidente réside dans le fait que, si dans les Entre-
tiens nous voyons à plusieurs reprises Confucius reconnaître avec
franchise qu’il est dans l’erreur, il semble que Mencius ne reconnut ja-
mais ouvertement s’être trompé. Ce fait est extrêmement significatif.
138 Ibid. 2(2)14.
139 Ibid. 3(2)4.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 89
pit sèchement en lui disant : « J’ai dit cela autrefois ; maintenant, les
temps ont changé 141. »
Nous connaissons un cas où Mencius s’est nettement rendu cou-
pable de casuistique. L’État septentrional de Yen était en pleine décon-
fiture gouvernementale ; le peuple était accablé de misère et se déta-
chait de ses gouvernants. C’est ce moment que choisit un ministre de
l’État de Ts’i pour demander à Mencius s’il fallait ou non attaquer
Yen. La tradition n’est pas d’accord sur la réponse que fit Mencius ;
en tout cas il ne se montra pas hostile au plan d’invasion que proposait
Ts’i. Une telle intervention pouvait se justifier à la fois au point de vue
politique et au point de vue humanitaire ; mais les troupes de T’si,
après avoir soumis Yen, traitèrent si mal les habitants de Yen que
ceux-ci se révoltèrent contre leurs libérateurs. C’est alors que Mencius
fut mis en accusation pour avoir conseillé l’invasion de Yen. Il aurait
pu trouver des terrains de défense parfaitement solides, mais il préféra
chercher refuge dans l’argutie.
Mencius prétendit que le premier ministre de Ts’i s’était contenté
de lui demander s’il était possible d’attaquer Yen avec succès. Étant
donné que les gouvernants de Yen avaient une conduite qui laissait
quelque peu à désirer, il avait répondu : « On peut attaquer. » Si le mi-
nistre de Ts’i était allé jusqu’à lui demander qui pourrait attaquer Yen
avec succès, Mencius lui aurait alors répondu, expliqua-t-il, que seul
un souverain juste, à qui le Ciel aurait confié une telle entreprise, pou-
vait la mener à bien. Mais malheureusement, le gouvernement [86] de
Ts’i ne lui avait pas posé une telle question, et avait effectué l’attaque
de son propre chef. Dans de telles conditions, demanda Mencius,
comment pouvait-il être accusé d’avoir conseillé à Ts’i d’attaquer
Yen 142 ?
Il n’est pas difficile, cependant, de trouver dans le caractère de
Mencius, des traits plus admirables. Personne n’a plus éloquemment
que lui réclamé pour le lettré et l’homme valeureux un rang supérieur
à celui que le cérémonial confère aux princes. Le prince, dit Mencius,
est indifférent au succès aussi bien qu’à l’échec, assuré qu’il est que,
si le monde cesse de chanter ses louanges, la faute n’en incombe pas à
lui-même, mais au monde 143. Son succès ne doit pas être mesuré par la
dimension de la sphère dans laquelle il évolue, mais par la manière
dont il se conduit à l’intérieur de cette sphère 144. « Il y a une noblesse
du Ciel, dit Mencius, et une noblesse des hommes. » La noblesse,
chez les hommes, consiste à être duc, ministre, ou haut fonctionnaire.
Mais la noblesse du Ciel consiste à être « bienveillant, juste, loyal, à
avoir des principes élevés et à considérer comme une joie infinie le
fait d’être bon » 145. Les souverains adoptent un maintien adapté à leur
condition, observe Mencius, mais elle est infiniment plus grande, la
distinction du lettré qui vit dans la grande maison du Monde 146 ! Il dit :
« Il habite dans la grande maison du Monde, il occupe son juste rang
dans le Monde, il marche sur la grande route du Monde ; quand il ob-
tient la charge qu’il convoitait, il met ses principes en pratique avec
les autres hommes ; quand il n’obtient pas la charge qu’il convoitait, il
met tout seul ses principes en pratique ; les richesses et les honneurs
ne peuvent le corrompre, la pauvreté et la condition inférieure ne
peuvent le changer, l’autorité et le pouvoir ne peuvent lui faire plier le
genou : tel est l’homme véritablement grand 147. »
Si Mencius exalte ainsi le lettré, ce n’est pas pour une question
pure et simple de principes abstraits. Il ne faut pas perdre de vue la
lutte qui faisait rage entre les lettrés et les aristocrates, luttes dont l’en-
jeu était l’influence et le pouvoir politique. Confucius avait déjà
conseillé aux souverains de se démettre de leur pouvoir en faveur
d’hommes vertueux, capables et instruits. Un peu plus tard, comme
nous l’avons vu, les traditions concernant les empereurs légendaires
avaient affirmé [87] que dans l’antiquité, les souverains eux-mêmes
étaient choisis sur le critère de leur mérite plutôt que sur celui de leur
hérédité ; ceci voulait démontrer que les souverains héréditaires
n’étaient que des usurpateurs qui occupaient leur trône en dépit du
droit. Dans le Mencius, enfin, nous voyons exprimée en termes non
équivoques la grande supériorité des lettrés sur l’aristocratie hérédi-
taire.
[88]
Mencius pensait qu’il était tout à fait incompatible avec la dignité
d’un lettré tel que lui de répondre à la convocation d’un souverain.
Ceci est illustré par une scène presque puérile qui eut lieu lors du sé-
jour de Mencius à Ts’i. Mencius était sur le point de se rendre à la
Cour quand un message venant du roi lui parvint. Le roi, qui désirait
convoquer Mencius mais voulait ménager sa susceptibilité, lui faisait
savoir qu’il avait eu l’intention de se rendre auprès de lui, mais que
malheureusement il se sentait un peu indisposé. C’est pourquoi il se
demandait si Mencius daignerait venir jusqu’à lui. Mencius abandon-
na alors son projet de se rendre à la Cour et fit répondre qu’à son
grand regret, il se sentait malade lui aussi. Le jour suivant, alors qu’il
revenait d’une autre visite, il reçut un message d’un de ses disciples.
Le roi avait envoyé un médecin à Mencius, et le disciple, très embar-
rassé, avait prétendu que son maître venait justement de se mettre en
route vers la Cour. Le message insistait donc pour que Mencius se
rendît immédiatement à la Cour. Mencius refusa et alla passer la nuit
ailleurs 154.
Pas plus que Confucius, Mencius n’était favorable à la transmis-
sion héréditaire du pouvoir politique. Et nous le voyons insister avec
force sur le fait que l’empereur légendaire Yao légua son trône non à
son fils, mais à l’homme le plus vertueux et le plus capable de l’Em-
pire, qui était un fermier nommé Chouen 155. Mencius alla encore plus
loin quand il conseilla au roi de T’si de remettre le gouvernement de
l’État aux hommes qui avaient étudié l’art de gouverner ; il entendait
par là les lettrés confucianistes. Et il ajouta qu’un roi qui s’immisçait
dans les affaires de tels fonctionnaires était comme quelqu’un qui au-
rait la prétention de montrer à un habile lapidaire comment on cisèle
le jade 156.
Pourtant, nous voyons par ailleurs Mencius mettre l’accent sur
l’importance de se conformer aux désirs des grandes familles qui
exercent le pouvoir héréditaire 157. Il dit à ce même roi de Ts’i qu’un
souverain ne doit pas accepter dans son gouvernement des hommes
qui n’ont comme titres que leur vertu et leur capacité, à moins qu’il
n’ait pas d’autre alternative. Car en agissant ainsi le souverain permet
à des gens étrangers à sa famille de surpasser ses propres parents et
place des [89]hommes de basse condition au-dessus de ceux qui pos-
sèdent quelque rang 158.
On peut donner deux explications à ces affirmations assez surpre-
nantes. Dans le domaine pratique, il est assez vrai que le souverain
doit redouter la fureur de parents outragés, s’ils sont assez influents ;
on peut pourtant se demander, à ce propos, si ce n’était pas là une
bonne raison pour amoindrir leur pouvoir, plutôt que pour l’augmen-
ter. Mais en affirmant cela, Mencius fut sans doute influencé par le
fait que lui-même était censé avoir de nobles origines 159 et par le fait
qu’il fréquentait habituellement les cercles aristocratiques. Nous le
voyons commenter, en soupirant, l’air de distinction dont sont em-
preints les souverains, en raison de leur condition 160, et déclarer que
« ceux qui éclairent les grands de leurs conseils doivent les mépriser,
et être aveugles à leur pompe et à leur ostentation ». Les vastes palais,
les mets luxueux, les centaines de serviteurs et de concubines, les plai-
sirs, les vins, la chasse, toutes ces choses, Mencius en dit : « Je n’en
voudrais pas si on me les offrait… Ce que je possède, c’est le savoir
que m’a transmis l’antiquité. Pourquoi les rois m’inspireraient-ils de
la crainte ? » Voilà qui est bien dit, mais on peut se demander si Men-
cius n’a jamais cédé à la faiblesse humaine, au point d’envier un tout
petit peu le sort des souverains, même inconsciemment 161.
Mencius s’intéressait au système féodal 162, et nous verrons par la
suite certains Confucianistes défendre la féodalité en tant qu’institu-
tion. Il ne fait aucun doute que ces idées ont été empruntées à Confu-
cius lui-même et ont contribué à faire passer Confucius pour un défen-
seur acharné du système féodal, ce qui n’est étayé par aucune preuve
sérieuse.
Aucune de ces considérations n’a pourtant empêché Mencius de
rechercher la faveur des souverains de son époque, ni tempéré l’au-
déré comme un homme qui a tenté de légiférer, dans le sens que Pla-
ton donne à ce terme. Le postulat essentiel que pose Mencius dans son
programme politique est que la vertu suffit à assurer le succès aux di-
rigeants. Le roi de Leang fit savoir à Mencius que son État, qui avait
été autrefois puissant, avait été au cours de son propre règne attaqué
par les États voisins et dépouillé par eux de larges portions de son ter-
ritoire. Au cours d’une de ces guerres, le propre fils du roi avait même
été tué. Le roi voulait maintenant venger ses défaites. Que lui
conseillait Mencius ? Mencius lui répondit [91] que même un minus-
cule État pouvait être capable de s’assurer le contrôle de toute la
Chine. Il dit :
que la pupille de ses yeux. Elle ne lui permet pas de dissimuler sa per-
versité. Si tout est en ordre dans le cœur d’un homme, sa pupille est
brillante ; sinon, elle est terne. Écoutez ses paroles, et observez sa pu-
pille. Comment un homme peut-il cacher son caractère 178 ? »
Dans le même ordre d’idées, Mencius prescrit des règles qui
peuvent être utilisées en matière de politique. Il ne suffit point d’être
vertueux ; il faut encore conformer sa conduite à celle des bons rois de
l’antiquité 179. Si les souverains et les ministres veulent être sans dé-
fauts, ils n’ont qu’à imiter la conduite de Yao et de Chouen 180. En ma-
tière d’impôts, ce serait une erreur de taxer plus ou de taxer moins que
ne l’ont fait Yao et Chouen 181 ?
Nous avons affaire là à une doctrine philosophique qu’on nous pré-
sente comme un colis dûment emballé et muni de l’étiquette « mé-
thodes de l’antiquité » et qu’on nous demande d’accepter ou de rejeter
en bloc. Une telle philosophie tend [95] à décourager l’esprit critique
et l’initiative individuelle, et à se montrer difficilement adaptable aux
situations nouvelles. Voilà les points faibles de l’orthodoxie confu-
céenne, si on la compare avec la pensée originale de Confucius. Pour
ses partisans, une telle philosophie possède l’immense avantage que
les éléments qui la composent n’ont pas besoin d’être séparément jus-
tifiés. Si l’on arrive à convaincre un homme qu’il doit se comporter
selon les règles de l’antiquité, et que ces règles sont toutes renfermées
dans une doctrine donnée, alors le travail du propagandiste est fini.
Il était inévitable que l’on composât des livres décrivant les cou-
tumes de l’antiquité. Il était tout aussi inévitable que l’on attribuât ces
ouvrages à une antiquité reculée, en vue de leur conférer cette autorité
inhérente aux documents contemporains des événements qu’ils dé-
crivent. On avait déjà fabriqué des documents apocryphes à une date
assez reculée, mais l’âge d’or de la falsification semble avoir com-
mencé peu après la mort de Confucius. Dans les siècles qui suivirent
sa mort, on produisit une énorme masse de documents apocryphes
dont un grand nombre ont été élevés au rang de Classiques. La plupart
de ces ouvrages apocryphes furent composés sous les auspices du
maine et d’élaborer toute une morale sur de telles bases ; c’est ce qu’a
fait, dans une large mesure, le Confucianisme. C’est ainsi que Men-
cius, quand il étudie la nature humaine, met en valeur le fait que les
hommes possèdent tous une bouche, des oreilles et des yeux, organes
qui sont constitués de la même façon et qui ont les mêmes goûts et les
mêmes dégoûts ; Mencius s’appuie sur ce fait pour déduire que l’âme
des hommes approuve les mêmes principes moraux 188.
On voit donc que Mencius, en affirmant que la nature humaine est
bonne, commet une sorte de pléonasme, car en dernière analyse, il
semble signifier par « bon » ce qui est en harmonie avec la nature hu-
maine. Pour Mencius, donc, il existe des relations très étroites entre la
morale et la psychologie.
Il semble qu’on n’ait pas étudié la psychologie de Mencius comme
elle mériterait de l’être. I. A. Richards affirme : « On peut dire que,
dans le domaine de l’éducation, Mencius est un précurseur de
Freud 189. » J’ai moi-même entendu un psychiatre déclarer, après avoir
lu certains passages de Mencius ayant trait à la psychologie, que Men-
cius avait déjà découvert certains principes de la psychiatrie moderne.
Il est pourtant [99] difficile d’affirmer que l’on a réellement compris
les théories psychologiques de Mencius. Lui-même disait qu’il avait
du mal à expliquer sa propre terminologie ; nous nous éloignons donc
de la pensée de Mencius quand nous tentons de la traduire dans nos
propres termes de psychologie, qui ne sont pas toujours clairs et pré-
cis.
En tant que psychologue, Mencius semble avoir bénéficié d’une si-
tuation fort avantageuse ; l’idée d’une âme distincte du corps n’était
pas familière à ses contemporains, comme elle est maintenant, même
aux esprits les plus scientifiques de notre époque. *
si elle est poussée à l’extrême, conduire à des résultats très peu dési-
rables.
Mencius ne fut arrêté par aucune de ces considérations et poussa sa
théorie jusqu’à ses conclusions logiques, et même au delà. C’est ainsi
qu’il dit : « Toutes les choses sont contenues en nous 204. » En d’autres
termes, la nature innée de l’homme n’est pas seulement parfaite, elle
représente aussi un microcosme qui renferme l’essence de toutes les
choses. Il s’ensuit donc logiquement que, comme dit Mencius : « Ce-
lui qui se connaît parfaitement connaît le Ciel 205. » Depuis deux mille
ans, les commentateurs ont discuté à perte de vue sur la signification
exacte de ces passages. Il nous importe peu, ici, de savoir si Mencius a
voulu dire que l’introspection seule pouvait nous rendre capables de
connaître le monde extérieur, ou si elle nous permettait simplement
d’apprendre les grands principes moraux, qui sont la seule chose im-
portante en ce monde.
206 Voir Creel, Confucius, The Man and the Myth, p. 208-209.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 110
[103]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre VI
LE SCEPTICISME MYSTIQUE
DES TAOÏSTES
Yang Tchou dit : « Aucun homme ne vit plus de cent ans, et on n’en
trouve pas un sur mille pour parvenir jusqu’à cet âge. Même si l’on va
jusque-là, on passe la moitié de sa vie comme un enfant impuissant et
comme un vieillard au cerveau obscur. Le temps qui reste, on en passe la
moitié à dormir, ou on le gaspille dans la journée. Le peu qui demeure en-
core est empoisonné par la douleur, la maladie, le chagrin, l’amertume, les
morts, les pertes, le chagrin et la crainte. [105] En dix ans et plus, on a du
mal à trouver une heure où l’on puisse songer à autre chose qu’à ses sou-
cis.
« Quel est le but de la vie humaine ? Quel en est le plaisir ? Est-ce la
beauté et la richesse ? Est-ce le son et la couleur ? Mais il vient un mo-
ment où le cœur se détourne de la beauté et de la richesse, et où la mu-
sique n’est plus qu’un tintement aux oreilles et la couleur une fatigue pour
les yeux.
« Vivons-nous pour être tantôt courbés par la crainte des lois et des
châtiments, tantôt jetés dans une activité frénétique par la promesse d’une
récompense ou l’appât de la célébrité ? Nous nous ruons dans une bouscu-
lade insensée pour nous disputer de vains éloges, intrigant pour qu’une
parcelle de notre réputation puisse nous survivre. Nous traversons le
monde dans un étroit couloir, préoccupés des choses insignifiantes que
nous voyons et entendons, remâchant les torts qu’on nous a causés, pas-
sant à côté des joies de la vie sans même savoir ce que nous perdons. Ja-
mais nous ne trempons nos lèvres dans le vin capiteux de la liberté. Nous
sommes pareils à des prisonniers enchaînés dans un cul de basse-fosse.
Yang Tchou dit : « Pendant leur vie, toutes les créatures sont diffé-
rentes, mais elles se ressemblent dans la mort. Vivantes, elles sont
sages ou folles, nobles ou viles ; mortes, elles ne sont plus qu’une
pourriture puante qui disparaît... Ainsi les dix mille choses sont-elles
égales en naissant, et égales à nouveau en mourant. Toutes sont égale-
ment sages, également folles, également nobles, également viles. L’un
vit dix ans, l’autre vit cent ans, mais ils meurent tous. Le sage bien-
veillant meurt, et son cadavre est exactement semblable à celui du fou
dangereux. Vivants, ils étaient (les sages rois) Yao et Chouen ; morts,
ils ne sont plus que des os corrompus. Vivants, ils étaient (les cruels
tyrans) Kie et Tcheou ; morts, ils ne sont plus que des os corrompus.
Et les os corrompus se ressemblent tous ; qui pourrait les différencier ?
Profitons donc des quelques instants de vie qui nous sont dévolus.
Nous n’avons pas le temps de nous préoccuper de ce qui advient après
la mort 211. »
Ces idées ne sont pas uniques dans leur genre ; nous trouverions
probablement leur équivalent dans la production littéraire de tous les
pays. Elles se réduisent en fin de compte au fait que l’homme voit le
jour dans un monde qu’il n’a pas contribué à édifier et qu’il ne par-
vient jamais à comprendre parfaitement. [106] Il mène une vie qu’en-
travent les tâches et les devoirs et qu’inquiètent les peines, et il se rend
lui-même encore plus malheureux en exigeant de son corps et de son
intelligence des performances dont ils sont incapables de par leur na-
ture. Oliver Wendell Holmes, dans une lettre à un ami, fit quelques
observations qui présentent une remarquable similitude avec celles de
Yang Tchou, et qui se terminent par cette réflexion : « Je me demande
si du point de vue cosmique, les idées ont beaucoup plus d’importance
que les boyaux 212. »
Les seules injonctions positives d’une telle philosophie sont en gé-
néral de ne pas se faire de soucis, mais de prendre la vie comme elle
se présente, de ne pas avoir d’ambitions démesurées et de profiter au
maximum de la vie, sans penser au lendemain. On peut objecter que
ce n’est pas là une philosophie très élevée, mais quoi qu’il en soit elle
se tient parfaitement, et celui qui refuserait catégoriquement de s’y
conformer serait probablement sujet aux ulcères gastriques.
Le Taoïsme est, comme l’a si bien montré Maspero 220, une philoso-
phie mystique. C’est une mystique naturaliste. Pour [110] nous, au
sein de nos villes, le Taoïsme peut sembler absurde. Mais en pleine
nature, pour celui qui contemple les arbres, les oiseaux, la tranquillité
d’un paysage d’été ou la fureur sauvage d’une tempête, le Taoïsme
peut posséder une plus grande force de persuasion que la logique la
plus subtile.
221 Voir Creel, Confucius, The Man and the Myth, pp. 132-133.
222 Lao Tseu, chap. 4.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 119
Et encore :
Dans ces conditions, que faut-il faire ? Il ne faut rien faire, dit le
Taoïste. « Le Ciel et la Terre se meuvent avec un ordre [114] admi-
rable, et pourtant ne parlent jamais. Les quatre saisons observent des
lois évidentes, mais ne les discutent pas. La nature tout entière est ré-
glée selon des principes exacts, mais ne les explique jamais. Le Sage
pénètre le mystère de l’ordre du Ciel et de la Terre, et il comprend les
principes de la nature. Ainsi l’homme parfait ne fait rien, et le grand
sage ne produit rien ; c’est-à-dire qu’ils se contentent de contempler
l’univers 237. »
« Ne rien faire », wou wei, est la fameuse injonction des Taoïstes.
Cela signifie-t-il simplement qu’il ne faille rien faire du tout ? Évi-
demment pas. Cela veut plutôt dire qu’il ne faut rien faire qui ne soit
naturel ou spontané. L’essentiel, c’est de ne pas s’imposer d’efforts.
Nous avons déjà vu l’image de l’archer qui tire mal quand il est appâ-
té par une pièce d’or, mais qui déploie toute son adresse quand il n’at-
tend aucune récompense importante. Le Tchouang Tseu renferme aussi
un passage fameux dans lequel le boucher du roi de Leang raconte à
son maître comment il s’y prend pour dépecer un bœuf. Au début, il
eut de grandes difficultés, mais au bout de plusieurs années de pra-
tique il en était venu à agir presque instinctivement : « Mes sens se
tiennent tranquilles et mon esprit agit comme il le veut 238. »
Les écrits taoïstes ont souvent illustré le fait que l’adresse la plus
extraordinaire est presque du domaine de l’inconscient, et notre propre
expérience nous en fournit maints exemples. On ne sait bien monter à
bicyclette que lorsque l’on effectue sans y penser les divers mouve-
ments nécessaires pour conserver son équilibre. Sur un plan plus intel-
lectuel, un connaisseur qui examine un objet d’art « sent » immédiate-
ment si cet objet est authentique ou faux. Il en est capable pour
nombre de raisons qu’il pourrait analyser s’il voulait s’en donner la
peine. Mais si ses connaissances et son expérience ne le rendaient pas
capable d’apprécier immédiatement l’authenticité d’un objet, il ne se-
rait pas un vrai connaisseur.
Le Taoïsme met l’accent sur cet élément inconscient, intuitif et
spontané. Il semble indubitable que nous vivons beaucoup trop au ni-
veau du conscient, nous préoccupant constamment de ce qui n’en vaut
pas réellement la peine, et c’est une des raisons pour lesquelles les
psychiatres voient sans cesse leur clientèle s’accroître. Les Taoïstes
mettent en avant, par [115] exemple, le fait qu’un ivrogne est beau-
coup moins sujet aux accidents qu’un individu sobre, parce qu’il est
détendu.
Ainsi la ligne de conduite à observer doit être le non-agir et le
quiétisme. Le Lao Tseu nous conseille aussi d’être avares de paroles ;
ainsi se comporte la Nature. Même le Ciel et la Terre ne peuvent faire
qu’un arc-en-ciel et un ouragan durent longtemps 239. Le Tao dont on
peut parler n’est pas le Tao éternel 240. Ceux qui savent ne parlent pas
et ceux qui parlent ne savent pas 241.
L’Esprit des Nuages, qui voyageait vers l’est sur une brise légère, vint
à rencontrer le Chaos, qui errait çà et là en se tapant sur les cuisses et en
sautillant comme un oiseau. Surpris, l’Esprit des Nuages adopta une atti-
tude respectueuse et demanda : « Maître, qui êtes-vous, et pourquoi faites-
vous cela ? » Tout en continuant à se taper sur les cuisses et à sautiller
comme un oiseau, le Chaos répondit : « Je m’amuse. » L’Esprit des
Nuages dit : « Je voudrais vous poser une question. » Le Chaos leva les
yeux vers lui et dit : « Peuh ! » L’Esprit des Nuages poursuivit : « L’éther
du Ciel a perdu son harmonie ; l’éther de la Terre est confiné ; les six in-
fluences ne sont plus en rapport ; les quatre saisons se succèdent irréguliè-
rement. Maintenant, je veux harmoniser l’essence des six influences afin
de nourrir toutes les créatures vivantes ; comment y parvenir ? » Le Chaos
ne fit que continuer à se taper sur les cuisses et à sautiller comme un oi-
seau. « Je l’ignore, dit-il en secouant la tête, je l’ignore. »
L’Esprit des Nuages n’eut pas l’occasion de lui poser alors d’autres
questions. Mais, trois ans après, alors qu’il voyageait à nouveau vers l’est,
et qu’il traversait les sauvages régions de Song, il tomba par hasard sur le
Chaos. Au comble de la joie, il se précipita vers lui et dit : « M’avez-vous
oublié, ô Ciel ? » Il se prosterna par deux fois le front contre terre et pressa
le Chaos de lui dispenser son enseignement. Le Chaos dit : « Je flotte çà et
là, sans aucun but ; me déplaçant selon l’inspiration du moment, je n’ai
aucune idée de l’endroit où je vais. Je me promène sans but, regardant les
choses sans méchanceté ni convoitise ; comment voulez-vous que je
connaisse quelque chose ? » L’Esprit des Nuages répliqua : « Je me consi-
dère moi aussi comme une créature irréfléchie, et pourtant les hommes
s’attachent à mes pas. Ils me prennent pour modèle, je ne peux les en em-
pêcher. [117] Je voudrais une parole de vous qui me dise ce que je dois
faire. » Le Chaos dit : « Les principes premiers du monde sont violés, la
constitution des choses est bouleversée, les mystérieux processus de la na-
ture ont avorté, les troupeaux sont dispersés, tous les oiseaux chantent la
nuit, les plantes et les arbres se flétrissent, et le mal s’étend jusqu’aux in-
sectes — et tout ceci, hélas, provient du tort qu’on a de vouloir gouverner
les hommes. » « Oui, dit l’Esprit des Nuages, et que dois-je faire ? » « Hé-
las, dit le Chaos, l’ennui, c’est justement cette idée de “faire”. Renonce ! »
« J’ai eu beaucoup de mal à vous trouver, ô Ciel, dit l’Esprit des
Nuages, et un mot de plus me serait agréable. » Le Chaos lui dit : « Nour-
ris ton esprit. Demeure inactif, et les choses prendront soin d’elles-mêmes.
Relâche tes muscles, vomis ton intelligence, oublie les principes et les
choses. Plonge-toi dans l’océan de l’existence, libère ton esprit, deviens
aussi tranquille qu’un objet inanimé. Toutes les choses retournent à leur
source, sans savoir ce qu’elles font. Parce qu’elles sont dépourvues de dis-
cernement, elles n’abandonnent jamais l’état de simplicité primitive. Mais
qu’elles deviennent conscientes, et tout est fini! Ne demande jamais le
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 127
nom des choses, ne tente pas percer le secret de leur nature et la prospérité
régnera partout. »
L’Esprit des Nuages dit : « Seigneur, vous avez daigné me faire
connaître le secret de votre puissance, et vous m’avez dévoilé le mystère.
Je l’avais cherché toute ma vie, aujourd’hui je le possède. » Il se prosterna
deux fois, le front jusqu’à terre, prit congé du Chaos, et poursuivit son
chemin 252.
sier, cachant en son sein un trésor plus précieux que le jade le plus
fin 256. »
C’est très bien de prêcher l’indifférence envers l’opinion des
hommes, le renoncement, la parfaite quiétude, l’humilité la plus abso-
lue, mais les hommes finissent par se fatiguer de ce genre de choses,
et les Taoïstes étaient des êtres humains, quoi qu’ils aient pu faire.
C’est ainsi que nous lisons souvent dans leurs œuvres qu’en ne faisant
rien, le Sage taoïste, en réalité, fait tout ; en se montrant suprêmement
faible, il surpasse les forts ; en se montrant suprêmement humble, il
devient maître du monde. Le Taoïsme « contemplatif » n’existe plus ;
nous voyons maintenant se révéler l’aspect « dynamique » de cette
philosophie.
C’est probablement par le mysticisme que le Taoïsme a été amené
à effectuer la première étape de cette remarquable transition. Le Tao
est l’absolu, la somme de tout ce qui est. Rien ne peut donc arriver à
celui qui se considère comme un atome de ce tout ; il ne peut en sortir.
Le but, pour l’homme, est donc de se plonger dans le Tao ; le Lao
Tseu nous dit :
Là réside la transition. Celui qui s’est absorbé dans le Tao est inat-
taquable, car il ne sait plus ce qu’est le mal. Celui qui est inattaquable
est plus puissant que tous ceux qui cherchent à lui nuire. Pour cette
raison, il est le plus haut placé et le plus puissant de tous les êtres. Les
Taoïstes ont donné de nombreuses [119] formes à cette habile transi-
tion. Le Sage taoïste n’a pas d’ambitions ; il ne connaît donc pas
l’échec. Celui qui ne connaît pas l’échec réussit toujours, et celui qui
réussit toujours est tout-puissant.
256 Lao Tzü, chap. 70.
257 Ibid., chap. 56.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 129
[123]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre VII
L’AUTORITARISME
DE SIUN TSEU
paysans, qui révéraient sans mot dire les glorieux aristocrates, avait
déjà commencé à être ébranlé bien avant l’apparition de Confucius.
L’opinion publique était devenue un facteur dans la stabilité du pou-
voir des fonctionnaires et des souverains, et nous voyons certains aris-
tocrates se comporter comme des démagogues en distribuant leurs lar-
gesses à la foule, et parvenir ainsi à s’assurer le pouvoir qui les rendit
capables d’accéder au pouvoir suprême. En même temps, des plé-
béiens réussissaient à devenir des personnages assez influents, [128]
ce qui provoquait la jalousie des autres membres de leur classe.
Un autre facteur qui peut avoir influencé l’opinion qu’avait Siun
Tseu sur la nature humaine était le fait qu’il avait pu voir une considé-
rable variété de systèmes culturels — plus, sans doute, que n’avait pu
en voir Mencius. Tchao, son pays natal, était soumis dans une large
mesure à l’influence des barbares nomades du nord, et il avait encore
vécu dans l’État de T’si, relativement civilisé, et également dans l’État
méridional de Tch’ou, qui possédait aussi son type de civilisation par-
ticulier. Siun Tseu fait remarquer que si des hommes de nationalités
variées émettent les mêmes sons à leur naissance, ils en viennent à
parler des langues différentes sous l’influence de leur éducation. Il
ajoute que les États de Lou et de Ts’in possèdent des coutumes extrê-
mement différentes 266. C’est pourquoi il ne pouvait accepter l’idée que
tous les hommes possédaient à leur naissance le même modèle de
« bonne » nature.
Siun Tseu commence comme suit son fameux chapitre intitulé « La
Nature de l’Homme est mauvaise » :
266 Lorraine Creel, The Concept of Social Order in Early Confu- cianism, pp.
135-136 ; Wang Sien-K’ien. Critique du Siun Tseu 1.2a.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 139
l’éducation. Mencius dit que tous les hommes sont naturellement bons, et
ne deviennent mauvais que parce qu’ils perdent ou détruisent leur nature
originelle. Il se trompe. Si c’était vrai (étant donné qu’en fait les hommes
ne naissent pas bons) il faudrait alors admettre que le seul fait de naître fait
perdre à l’homme sa prétendue nature originelle. À la lumière de ces faits,
il est clair que la nature de l’homme est mauvaise et qu’elle ne devient
bonne que sous l’influence de l’éducation.
L’idée que l’homme est naturellement bon tend à signifier que son ca-
ractère, qui ne s’écarte jamais de son état primitif, est admirable et bon. Si
c’était vrai, cela voudrait dire que ces qualités d’être admirable et bon sont
indissolublement liées à l’âme comme l’ouïe et la vision sont inhérentes à
l’oreille et à l’œil. Mais en réalité la nature de l’homme est ainsi faite que
quand il a faim, il veut se gaver, quand il a froid, il cherche à se réchauffer,
et quand il a travaillé, il désire le repos. [130] Néanmoins il existe des
hommes qui ont faim, mais qui se gardent de toucher à la nourriture, don-
nant la préséance à leurs aînés. Il existe des hommes qui travaillent sans
prendre de repos, car ils travaillent pour leurs aînés. Voilà des actions
contraires à la nature humaine, et qui vont à l’encontre des désirs instinc-
tifs de l’homme, mais elles sont conformes aux principes de la piété filiale
et aux principes du li et de la justice. À la lumière de ces faits, il est clair
que la nature de l’homme est mauvaise et qu’elle ne devient bonne que
sous l’influence de l’éducation 267.
On pourrait dire : « Si les Sages ont été capables, par leurs efforts per-
sistants, de parvenir à la sagesse, pourquoi n’importe qui ne pourrait en
faire autant ? » Ma réponse est que n’importe qui peut en faire autant,
mais il ne le fait pas. L’homme à l’esprit mesquin peut devenir un homme
271 Ibid., p. 61.
272 Ibid., p. 305.
273 Ibid., pp. 113-114.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 142
Voilà qui n’est pas absolument convaincant. Il est certain que tous
les hommes ne sont pas également capables de discipliner leur volon-
té, de telle sorte que, d’accord ou non avec Siun Tseu, nous sommes
bien obligés d’admettre qu’il existe bien peu de gens ressemblant aux
Sages dont il parle. C’est [132] justement une telle distinction qui fait
mentir Siun Tseu lorsqu’il affirme l’égalité originelle de tous les
hommes, égalité aussi bien du point de vue de l’intelligence qu’au
point de vue de la moralité. Siun Tseu semble avoir été persuadé que
s’il avait autrefois existé des hommes capables de découvrir le bien et
la vérité par eux-mêmes, de tels hommes n’existaient plus à son
époque.
La Chine du temps de Siun Tseu traversait une époque épouvan-
table, ce qui suffit à expliquer son pessimisme, sinon à le justifier.
Mais cette conviction que tous les hommes sans exception sont inca-
pables d’avoir des opinions personnelles sur les problèmes fondamen-
taux n’a pas seulement pour résultat d’entraver tout progrès moral et
intellectuel, elle compromet aussi la santé morale et intellectuelle de
l’individu. Car l’homme obligé de suivre constamment la voie tracée
par d’autres ne vit pas dans des conditions normales et ne tarde pas à
montrer des symptômes pathologiques. Confucius le reconnaît, qui
s’interdit de poser tout principe dogmatique d’autorité. Il ne faut pour-
tant pas trop blâmer Siun Tseu. Il a existé très peu de philosophes,
dans tous les pays et à toutes les époques, pour admettre que l’homme
ait le droit de penser par lui-même, même si ses idées sont en désac-
cord avec leurs propres doctrines.
ses muscles pour y parvenir, il ne pourra réussir » 280. Mais s’il assigne
à son effort un objectif raisonnable, il peut atteindre cet objectif.
Quelle limite l’homme avisé doit-il fixer à ses recherches ? Cette li-
mite doit être la science des sages rois de l’antiquité 281. Il est possible
d’acquérir cette science, nous dit Siun Tseu, spécialement par l’étude
des Classiques.
Voilà une notion nouvelle. Confucius ne considérait les livres que
comme une partie du programme d’éducation, et Mencius était nette-
ment sceptique sur l’authenticité même de certains ouvrages de son
époque. Mais là, avec Siun Tseu, nous voyons les premiers signes de
cette valeur absolue attribuée à certains ouvrages, ce qui caractérisera
dorénavant tout le Confucianisme. Il est difficile de savoir exactement
quels étaient ces Classiques que mentionne Siun Tseu ; certains
d’entre eux sont maintenant perdus, et les autres différaient sans doute
dans une large mesure des ouvrages du même nom que nous possé-
dons maintenant. On peut par exemple se demander si Siun Tseu,
quand il parle du li, se réfère à un livre traitant spécialement du li.
Siun Tseu dit : « Où doit commencer l’étude, et où doit-elle finir ?
On la commence en récitant les Classiques et on la termine en appre-
nant le li. Son but, c’est d’abord de former [135] des lettrés et enfin de
former des sages 282. » « Pour devenir un lettré, il faut étudier avec ap-
plication en ne visant qu’un seul but... Quand on a atteint la perfection
absolue, on est un lettré. L’honnête homme sait que si sa science n’est
pas complète et manque de raffinement, elle ne peut prétendre à être
qualifiée d’excellente. C’est pourquoi il récite constamment afin
d’éduquer sa mémoire, réfléchit profondément afin de comprendre, et
met son savoir en pratique afin de l’incorporer dans sa vie 283. »
Siun Tseu, bien qu’il fût encore plus franchement hostile aux privi-
lèges héréditaires que Confucius, ne pensait pas que tout le monde fût
capable de comprendre les Classiques ; il affirme sans ambages que
les Classiques sont hors de la portée de « l’homme ordinaire » 284. Il
croyait néanmoins que l’étude était la porte pour les humbles, les
C’est pourquoi le véritable honnête homme est noble bien qu’il n’ait
aucun titre ; il est riche bien qu’il ne reçoive pas d’émoluments officiels ;
il est écouté bien qu’il ne se vante jamais ; il en impose bien qu’il ne soit
pas coléreux ; il est comblé d’honneurs bien qu’il soit pauvre et retiré du
monde ; il est heureux bien qu’il vive solitaire...
C’est pourquoi il est dit qu’un nom honorable ne peut pas s’obtenir en
formant des coteries et ne peut être acquis ni par la vantardise ni par la
violence. On ne peut le mériter qu’en se vouant à l’étude. Faire des efforts
pour l’obtenir, c’est le perdre, mais si on le refuse, il vient sans qu’on s’y
attende. Celui qui est modeste, sa renommée s’étendra ; celui qui se vante
n’obtiendra aucun résultat.
C’est pourquoi l’honnête homme s’attache à développer ses facultés
intérieures, mais se montre extérieurement effacé ; il cultive la vertu et vit
modestement. Ainsi sa renommée s’élève comme le soleil et la lune ; il fait
au monde entier l’effet d’un coup de tonnerre. C’est pourquoi il est dit :
l’honnête homme est connu, même dans l’obscurité ; bien qu’il semble in-
signifiant, sa gloire est éclatante ; il ne lutte jamais, et pourtant conquiert
tout 286.
[136]
Cette dernière phrase nous fait tout de suite penser au Lao Tseu,
quand il déclare que le Sage taoïste parvient à ses fins sans étudier.
En dépit de l’importance qu’il accordait à l’étude, Siun Tseu n’était
pas seulement un intellectualiste. Il a su reconnaître l’importance du
désir et de l’émotion, et a proposé de les contrôler au moyen du li. Il
est d’accord avec Mencius quand il affirme que le meilleur moyen de
venir à bout des désirs n’est pas de tenter de les abolir — la mort seule
peut y parvenir — ni même de diminuer ces désirs, mais c’est de les
discipliner pour les utiliser à de bonnes fins.
285 Ibid., p. 99.
286 Ibid., pp. 100-101.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 147
Un des meilleurs passages que Siun Tseu ait écrit est celui où il
conseille de diriger ses désirs vers le spirituel, et non uniquement vers
le matériel. Nous pouvons, maintenant encore, tirer profit de ses pa-
roles, à une époque où nous connaissons à la fois le plus haut niveau
matériel de vie et très probablement la plus grande fréquence de
troubles nerveux et mentaux que le monde ait jamais vus.
Ceux qui attachent peu d’importance aux principes moraux sont tou-
jours ceux qui font le plus grand cas du matériel. Ceux qui extérieurement
attachent de l’importance au matériel connaissent toujours l’angoisse inté-
rieure. Ceux qui agissent sans se soucier des principes moraux sont tou-
jours dans une position extérieure dangereuse ; et de tels hommes sont tou-
jours intérieurement en proie à la peur.
Quand le cœur est anxieux et effrayé, on peut bien porter à la bouche
les mets les plus fins, elle n’en sentira pas le goût ; on peut bien faire ré-
sonner de la musique à l’oreille, elle n’entendra que des cloches et des
tambours ; on peut présenter à l’œil de la broderie délicate, il n’en verra
pas le dessin ; on peut porter des vêtements confortables et s’asseoir sur
une natte bien unie, le corps ne s’en apercevra pas. Un homme anxieux et
effrayé n’éprouverait même pas de la satisfaction si on lui offrait ce qui
existe de plus agréable au monde. Si tous ses désirs étaient comblés, il ne
serait encore pas satisfait. On peut le combler de tout ce qu’il y a
d’agréable et de profitable, son affliction est profonde et son malheur est
grand. Tel est le lot de ceux qui s’attachent aux choses matérielles.
La nourriture, est-ce la vie ? La bouillie d’avoine, est-ce la longévité ?
En voulant satisfaire leurs désirs, les hommes donnent libre cours à leurs
instincts. En voulant développer leur nature, ils mettent leur corps en dan-
ger. En recherchant le plaisir ils font violence à leur âme. En cherchant à
se mettre en valeur, ils dérèglent leur conduite.
De tels hommes, même s’ils sont de classe noble ou élevés au rang de
souverains, ne valent pas mieux que de vulgaires voleurs. Ils peuvent rou-
ler carrosse et porter le bonnet de cérémonie, leur condition [137] maté-
rielle n’est pas meilleure que celle des miséreux. Voilà ce qui s’appelle
être l’esclave des choses matérielles.
Quand un homme a l’esprit calme et heureux, ses yeux seront alors sa-
tisfaits de spectacles médiocres, ses oreilles se contenteront de musique
médiocre, sa bouche se rassasiera de riz grossier, de légumes et de soupe ;
des habits de toile rude et des sandales de corde tressée paraîtront confor-
tables à son corps ; il ne demandera comme logement qu’une hutte de
paille, avec une natte sur le sol et un tabouret disloqué pour s’asseoir.
Un tel homme, privé de tout ce qu’il y a de beau au monde, est pour-
tant heureux ; bien qu’il n’ait ni pouvoir ni rang, il devient célèbre. Si on
lui confiait la charge de gouverner l’empire, cela aurait une grande impor-
tance pour l’empire, mais pour lui, cela n’influerait guère sur sa tranquilli-
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 148
C’est pour prévenir de tels désordres que les anciens rois ont créé
le li et la justice pour séparer les hommes en riches et en pauvres, en
nobles et en roturiers, de telle sorte que tous puissent être soumis à un
contrôle. Telle est la nécessité fondamentale dans le gouvernement
d’un empire 297.
Siun Tseu ne pense pas que la séparation des classes soit foncière-
ment héréditaire. Même un plébéien, s’il est suffisamment instruit et
intelligent, peut être nommé premier ministre. Par contre, un rejeton
de sang princier qui se conduit indignement peut être rabaissé à un
rang plébéien 298. La valeur et la gloire du véritable honnête homme
dépassent celle d’un empereur 299.
Les idées de Siun Tseu sur le gouvernement sont foncièrement
identiques à celles de Confucius. Le gouvernement est pour le béné-
fice du peuple, et non pour celui du souverain 300. Appauvrir le peuple
et traiter mal les lettrés, c’est courir au désastre 301. Le souverain ne
peut espérer de succès militaires s’il n’a pas conquis l’affection et l’at-
tachement de ses sujets 302. La guerre est un mal, mais l’armée est né-
cessaire au maintien de l’ordre 303. Le devoir du souverain est de choi-
sir ses ministres parmi les hommes vertueux et capables et de leur
donner de l’avancement selon leur mérite, sans considération de pa-
renté et sans favoritisme 304. Un mauvais souverain doit être traité
comme on traite un cheval sauvage ou un petit enfant 305. La loyauté
consiste à désobéir au souverain, quand [140] il donne des ordres sus-
ceptibles de lui nuire 306. Un souverain vertueux est invincible ; un
mauvais souverain n’est plus un souverain et doit être détrôné 307.
Siun Tseu connaissait les doctrines taoïstes, mais il fut très peu in-
fluencé par elles. Il fut bien plus profondément impressionné par un
autre courant de pensée répandu à son époque. On croyait alors que le
remède idéal aux troubles de l’époque, c’était la « discipline ». Siun
Tseu lui aussi, pourtant nourri dans le Confucianisme pour qui la libre
acceptation du pouvoir était l’essentiel, pensait qu’un accroissement
de la discipline aurait été une chose excellente. Il est hors de doute
que ce sont les difficultés qu’il avait éprouvées en tant que fonction-
naire qui l’ont convaincu que tous les hommes ne sont qu’un ramassis
de gredins, essentiellement mauvais et réclamant un contrôle sévère.
Les sages souverains, dit-il, ne passaient pas leur temps à discuter des
doctrines fallacieuses, et ne cherchaient pas à se justifier devant le
peuple de toutes leurs actions. À la place, dit-il, « ils marchaient de-
vant le peuple avec autorité, le guidaient au moyen de la Voie, l’admo-
nestaient par leurs décrets, l’instruisaient par leurs proclamations et le
réprimaient par les châtiments. Ainsi le peuple était maintenu dans la
bonne voie comme par magie » 308.
Il ne faut pourtant pas en déduire que Siun Tseu ait été un adepte
du totalitarisme. Un régime totalitaire était en vigueur dans l’État oc-
cidental de Ts’in. La doctrine qui inspira ce régime est connue sous le
nom de Légisme, que nous étudierons dans le prochain chapitre. Siun
302 Ibid., pp. 157-158.
303 Ibid., pp. 167-169.
304 Wang Sien-k’ien, Critique du Siun Tseu 7.86-96, 8.9a-11a ; Lorraine Greel,
The Concept of Social Order in Early Confucianism, p. 128.
305 Wang Sien-k’ien, Critique du Siun Tseu 9.4ô-5a.
306 Ibid. 9.26.
307 Dubs, The Works of Hsüntze, pp. 190-191.
308 Duyvendak, « Hsün-tzü on the Rectification of Names », p. 240.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 152
[142]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre VIII
LE TOTALITARISME
DES LÉGISTES
321 Duyvendak, The Book of Lord Shang, pp. 14-16 ; Takigawa Kametaro,
68.7-9.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 163
Chang Yang profita de ce que Wei venait de se faire battre par un autre
État pour envahir son territoire. On se rappelle que Chang Yang avait
été auparavant ministre au service de Wei, et qu’il connaissait person-
nellement le prince de Wei. Chang Yang proposa donc au prince de le
rencontrer pour trancher leurs différends au cours d’une réunion ami-
cale. Le prince accepta et tomba dans l’embuscade que lui avait ten-
due Chang Yang. Il fut capturé, son armée fut détruite et Ts’in obtint
les territoires convoités.
Chang Yang fut anobli et reçut un fief. Néanmoins, il n’était guère
aimé à Ts’in ; on raconte même que ses réformes l’avaient rendu si
impopulaire qu’il n’osait sortir qu’accompagné d’une petite armée de
gardes du corps. À la mort du duc régnant, ce fut le prince dont Chang
Yang avait si cruellement puni le précepteur qui monta sur le trône, et
Chang Yang dut s’enfuir. On rapporte que finalement il fut capturé et
écartelé par des chars de guerre.
Nous possédons un livre intitulé Le Livre du Seigneur de Chang
qui est attribué à Chang Yang lui-même. Cependant Duyvendak qui
l’a étudié et traduit ne partage pas cette opinion. [152] Ce livre serait
un assemblage de textes dus à plusieurs auteurs légistes, textes possé-
dant une grande valeur et un intérêt historique considérable malgré
leur date incertaine 323.
Au point de vue de la pensée, le plus important des Légistes est
Han Fei Tseu, mort en 233 avant J.-C. Il appartenait à la maison prin-
cière de Han, État situé à l’est de Ts’in. Il avait une élocution embar-
rassée et choisit l’écriture comme principal moyen d’expression. Il
étudia avec avidité, montra de l’intérêt pour le Taoïsme, mais s’occu-
pa surtout du droit et de la politique et fut l’élève du Confucianiste
Siun Tseu. Au cours des études qu’il fit sous la direction de Siun Tseu,
il eut comme condisciple un nommé Li Sseu, qui était du même âge
que lui et qui avait été fonctionnaire dans l’État méridional de Tch’ou.
La Chronique veut que Li Sseu se soit reconnu inférieur à Han Fei
Tseu ; c’est tout à fait plausible, et il n’y a même aucune comparaison
à faire entre les deux hommes.
Han Fei Tseu était inquiet de la faiblesse de sa patrie, et il pressa à
plusieurs reprises le seigneur de Han d’y porter remède. Bien que son
programme présente quelque similitude avec celui de Chang Yang,
323 Ibid., pp. 131-159.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 165
Han Fei Tseu eut des idées originales et sut faire preuve d’esprit cri-
tique quand il s’inspira de modèles. Il ne parvint jamais à se faire
connaître. Blessé et exaspéré, il écrivit plusieurs longs essais, dont
deux tombèrent sous les yeux du souverain de Ts’in, qui s’exclama :
« Ah, si seulement je pouvais voir cet homme et le connaître, je ne re-
gretterais pas de mourir ! » Il en eut l’occasion en 233 avant J.-C., an-
née où Han Fei Tseu fut envoyé à Ts’in comme ambassadeur. Le sou-
verain de Ts’in fut aussi conquis par la personnalité de Han Fei Tseu
qu’il l’avait été par ses œuvres, et il lui offrit de participer à son gou-
vernement
L’ancien condisciple de Han Fei Tseu, Li Sseu, résidait déjà à Ts’in
depuis quatorze ans et occupait la charge de ministre. Il se peut que Li
Sseu ait été jaloux de l’honneur fait au brillant Han Fei Tseu, ou qu’il
ait sincèrement douté de sa loyauté à l’égard de Ts’in. Toujours est-il
qu’il calomnia Han Fei Tseu et réussit à le faire jeter en prison et, une
fois là, réussit à le persuader de se suicider 324.
C’est l’ouvrage intitulé Han Fei Tseu qui nous fournit la peinture la
plus complète et la plus précise de la doctrine légiste. Cet ouvrage
renferme certains essais de Han Fei Tseu [153] sous leur forme
presque originale. Ces essais sont interpolés avec de nombreux textes
dus à d’autres Légistes et avec d’autres textes totalement dénués
d’inspiration légiste. On doit pour cette raison utiliser ce livre avec
précaution.
Comme toutes les Écoles philosophiques, l’École légiste propose
sa propre interprétation de l’histoire, interprétation qui est, fait remar-
quable, extrêmement voisine de celle que proposait l’École rivale, le
Confucianisme. Les Légistes n’ont jamais nié l’existence des vertueux
empereurs Yao et Chouen (comme ils auraient été en droit de le faire),
ni le fait que ces empereurs aient abdiqué leurs trônes, ni le fait que
les hommes cultivaient la vertu sous leur règne, mais ils interprétaient
ces choses de manière différente. Han Fei Tseu écrit :
vaillaient peu et vivaient dans l’aisance puisque les hommes étaient peu
nombreux et les biens en abondance. On ne connaissait pas la rivalité. On
ne distribuait ni récompenses ni châtiments, et pourtant le peuple demeu-
rait discipliné. Mais de nos jours, une famille de cinq enfants n’est même
pas considérée comme une famille nombreuse, et ces cinq enfants ont à
leur tour cinq enfants ; c’est ainsi qu’un grand-père vivant possède vingt-
cinq petits-enfants. Voilà pourquoi les denrées sont rares et les gens sont
nombreux, si bien qu’ils doivent travailler beaucoup pour assurer à peine
leur subsistance. Voilà pourquoi les gens luttent entre eux. Même si l’on
doublait les récompenses et si l’on multipliait les punitions, il serait im-
possible de venir à bout du désordre.
Quand Yao gouvernait l’empire, il habitait une hutte de chaume gros-
sier, aux poutres faites de chêne en grume. Il se nourrissait de bouillie de
millet grossier et de soupe de légumes sans viande. En hiver il s’habillait
de peau de daim et en été de toile rude. Il n’était ni mieux vêtu ni mieux
nourri qu’un portier. Yu, quand il était empereur, montra l’exemple au
peuple en se livrant lui-même aux travaux agricoles. Il rendit ses cuisses
maigres et s’usa complètement le poil des jambes. Aucun esclave ne tra-
vaille plus dur qu’il a travaillé.
À la lumière de ces faits, il est clair que ceux qui abdiquèrent leur
trône dans l’antiquité ne vivaient pas mieux que des portiers et tra-
vaillaient autant que des esclaves. Les éloges les plus outrés sont à peine
dignes de qualifier leur conduite. Mais aujourd’hui un simple préfet de
district amasse tant de fortune que ses descendants peuvent rouler carrosse
pendant plusieurs générations. Pour cette raison on fait grand cas de ces
charges. Dans l’antiquité, les empereurs abdiquaient d’un cœur léger, alors
qu’aujourd’hui un simple préfet [154] de district se cramponne à son
poste. C’est simplement une question d’évaluation différente à l’égard de
ces charges 325.
Dans l’antiquité, nous assure Han Fei Tseu, les hommes pouvaient
se permettre d’être aimables et courtois parce qu’ils n’étaient pas très
nombreux. Voilà pourquoi dans l’antiquité les souverains trouvaient
du profit à être bienveillants et justes, et en ce temps-là n’importe qui
pouvait espérer devenir roi s’il était bienveillant et juste 326.
Nous trouvons pourtant un cas où Han Fei Tseu adresse de vio-
lentes critiques aux souverains idolâtrés par les Confucianistes ; c’est
quand il les accuse de corrompre le monde. Yao et Chouen, en léguant
leur trône à des plébéiens, avaient traité leurs sujets comme des souve-
rains. Les fondateurs des dynasties Chang et Tcheou, loués par les
325 Wang Sien-k’ien, Commentaire du Han Fei Tseu 19.1 6-26.
326 Ibid. 19.3a.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 167
leur propre position 331. Han Fei Tseu va même jusqu’à condamner la
littérature, en déclarant : « Dans l’État dirigé par un souverain intelli-
gent, on ne trouve pas de livres ; ce sont les lois qui servent d’ensei-
gnement. On ne parle pas des rois de l’antiquité ; ce sont les fonction-
naires qui jouent le rôle d’éducateurs 332. »
Han Fei Tseu critique souvent les Moïstes au même titre que les
Confucianistes. Dans sa lutte contre la corruption de son époque, il
s’attaque aussi aux beaux parleurs, aux bravaches, aux marchands et
aux artisans qui font leurs profits sur le dos des paysans et aux fonc-
tionnaires qui font passer leur profit avant leur devoir 333.
Les Légistes considéraient la nature humaine d’un tout autre point
de vue que les Confucianistes. Nous avons vu que pour Mencius, la
nature humaine était foncièrement bonne alors que pour Siun Tseu elle
était foncièrement mauvaise. Mais si Siun Tseu affirmait que tous les
hommes étaient nés « égoïstes, dépravés et malhonnêtes », il pensait
pourtant que l’éducation était capable de les rendre parfaitement ver-
tueux et justes. Nous avons fait remarquer dans le chapitre précédent
ce qu’une telle transformation de la nature humaine avait à notre avis
de mystérieux, étant donné que les maîtres eux-mêmes étaient des
êtres humains et par conséquent originellement mauvais, et étant don-
né d’autre part que Siun Tseu niait expressément toute intervention
surnaturelle.
Siun Tseu, comme la plupart des Légistes, occupait une fonction
administrative effective et nous pouvons le considérer comme une es-
pèce supérieure d’officier de police. Il existe des policiers qui ont une
conception optimiste de la nature humaine, mais ils sont rares ; leur
métier les oblige en général à considérer l’espèce humaine d’un œil
sceptique. Siun Tseu [156] était un sceptique, mais en tant que Confu-
cianiste il trouva une formule pour résoudre la difficulté, non sans
causer quelque dommage à la logique. Son élève Han Fei Tseu se
montra à cet égard d’une logique parfaite. Comme les autres Légistes
il admettait sans détour l’opinion que les hommes ne recherchent que
leur propre profit. Il dit :
sonnel. J’ai autrefois connu une dame qui prétendait ne jamais rien
vouloir faire de malhonnête pour pouvoir aller au paradis. D’autres se
défendent de commettre des actions contraires à la morale par pur res-
pect humain. Certaines personnes se conduisent bien même si elles
sont les seules à le savoir, uniquement par amour-propre.
Du point de vue des Confucianistes, la psychologie légiste pèche
par son excès de simplicité. Les Légistes ont négligé complètement
une notion à laquelle les Confucianistes attachaient une grande impor-
tance : le formidable pouvoir de l’éducation pour transformer et inté-
grer dans la société les êtres humains. Les Légistes n’ont pas su non
plus reconnaître que, s’il est parfaitement vrai que les hommes sont
mus par leurs appétits, ils peuvent désirer toutes sortes de choses.
Ils peuvent par exemple désirer bien davantage inspirer confiance
qu’amasser des gains. C’est ainsi que selon les Confucianistes un sou-
verain sincère qui inspire confiance à ses subordonnés sera servi beau-
coup plus fidèlement qu’un autre souverain beaucoup plus intelligent
qui emploie le système des récompenses et punitions.
La théorie légiste considérait trois choses comme essentielles au
bon gouvernement : la première était le che, qui signifie à la fois pou-
voir et position. La seconde était le chou, qui désignait les méthodes.
La troisième était le fa, la loi. Certains Légistes insistaient spéciale-
ment sur l’un quelconque de ces trois termes.
L’importance du che, pouvoir et position, était démontrée par le
fait que même les sages empereurs de l’antiquité n’avaient pu se faire
obéir du peuple avant d’avoir obtenu leur trône, alors que même les
plus indignes des souverains avaient vu leur position leur assurer
l’obéissance de leurs sujets. On concluait cette démonstration en dé-
clarant que la vertu et la sagesse ne sont rien en comparaison du pou-
voir et de la position.
En insistant sur l’importance des techniques administratives, chou,
en matière de gouvernement, les Légistes se trouvaient sur un terrain
plus solide que les Confucianistes. On [158] sait que Confucius met-
tait l’accent sur le fait que la science seule n’est rien si elle n’est pas
mise en pratique dans l’exercice du gouvernement, mais il ne faut pas
oublier qu’il plaçait la vertu comme qualité indispensable au bon ad-
ministrateur. Les Confucianistes insistèrent sur la lettre de son ensei-
gnement aux dépens de son esprit et en vinrent finalement à soutenir
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 171
[159]
Jusqu’à la fin de la dynastie mandchoue, la justice chinoise fonc-
tionna d’une façon quelque peu différente de la nôtre. Les Chinois ne
concevaient pas le procès comme une lutte entre l’avocat de la dé-
fense et le Ministère Public, lutte arbitrée par un juge qui rend sa déci-
sion conformément à un Code. Le procès, en Chine, était en théorie
une enquête effectuée par la Cour sur l’affaire étudiée, enquête consi-
dérant toutes les circonstances aggravantes et atténuantes et suivi d’un
verdict rendu en fonction de la loi, de la coutume et desdites circons-
tances. Un tel système nous semble peut-être entièrement différent du
nôtre, mais il convient de nous rappeler que beaucoup de nos Cours de
justice occidentales viennent récemment d’ajouter à leur personnel un
stagiaire dont le rôle est précisément d’examiner toutes les circons-
tances de l’affaire soumise à leur juridiction et de recommander une
action judiciaire en accord avec ces circonstances. Nous saluons cette
innovation comme un grand progrès moderne.
On a souvent accusé les Cours chinoises traditionnelles d’être in-
compétentes et corrompues. Mais le distingué juriste français Jean Es-
carra, qui étudia pendant plusieurs années la législation chinoise,
conteste le bien-fondé d’une telle accusation. Dans plusieurs cas, dit-
il, on doit reconnaître que les Cours chinoises ont placé l’équité et la
justice sociale au-dessus de la lettre de la loi. Il pense que le système
judiciaire chinois traditionnel « mérite plus l’admiration que la cri-
tique » 337.
Siun Tseu, comme on pouvait s’y attendre, est celui des Confucia-
nistes qui dit le plus de bien de la loi, mais il reconnaît pourtant que
les lois ne peuvent s’appliquer elles-mêmes, et il affirme que les
hommes vertueux capables d’appliquer les lois sont plus importants
que les lois elles-mêmes. De plus, dit-il, si tous les cas particuliers ne
sont pas examinés avec soin, « alors ces cas que la loi ne concerne pas
seront certainement injustement résolus » 338.
La conception que les Légistes s’étaient faite de la loi ressemble à
bien des égards davantage à la conception occidentale qu’à la concep-
tion confucianiste, mais pour les Légistes, la loi avait un tout autre ob-
jectif que pour nous. Pour nous, « les garanties de la loi » signifient la
protection due à l’individu contre les exactions exagérées du gouver-
nement. Au contraire, pour les Légistes, la loi était l’instrument du
gouvernement [160] en vue du contrôle absolu de tous les citoyens. Ils
exigeaient des lois précises et connues de tous. Ils dressèrent à cet ef-
fet un barème précis des récompenses et des punitions, afin que tous
les citoyens puissent savoir exactement ce qui les attendait. « Les ré-
compenses, écrit Han Fei Tseu, doivent être généreuses et sûres, afin
que le peuple en fasse grand cas. Les punitions doivent être sévères et
inévitables, afin que le peuple les craigne. Les lois doivent être uni-
formes et précises, afin que le peuple puisse les comprendre. C’est
pourquoi le souverain doit récompenser sans lésiner et punir sans mer-
ci 339. »
On rapporte que Chang Yang promulgua une loi aux termes de la-
quelle celui qui s’était rendu coupable de jeter des cendres dans la rue
devait avoir les mains coupées. On lui attribue ces paroles : « On doit
punir avec sévérité les fautes vénielles ; ainsi, en empêchant les petites
fautes, on verra disparaître les grands crimes. Voilà ce qu’on appelle
punir pour abolir la punition 340. » Si la punition semble un peu sévère
à celui dont on coupe une main, on doit se rappeler que Han Fei Tseu
nous dit que les récompenses et les punitions ne concernent pas l’indi-
vidu à qui elles sont distribuées, mais sont destinées à constituer un
exemple pour le peuple tout entier 341.
Au moyen de la loi et des autres techniques prônées par les Lé-
gistes, le souverain intelligent oblige les hommes à agir comme ils le
doivent ; il ne doit accorder aucune valeur, assure Han Fei Tseu, aux
vertus spontanées de l’individu, car elles sont accidentelles et incons-
tantes. Le souverain non plus ne doit pas se conduire d’une manière
que les lettrés qualifient de « vertueuse », en se montrant bienveillant
avec le peuple et en lui prodiguant son aide dans l’adversité. Aider les
pauvres en taxant les riches équivaut purement et simplement à handi-
caper l’industrie et à pénaliser l’épargne, et à encourager l’extrava-
gance et l’oisiveté 342. Han Fei Tseu dit :
Dans une famille stricte, les esclaves sont disciplinés, mais une mère
qui gâte trop ses enfants est sûre d’avoir un fils débauché. Seule l’autorité
qui frappe de crainte est capable de supprimer la violence, alors que par la
bonté et la magnanimité il n’est pas possible de décourager la rébellion. Le
Sage, dans la pratique du gouvernement, ne fait pas confiance aux
hommes pour faire le bien ; il les empêche de faire le mal. Dans tout le
pays, vous ne pourriez pas trouver dix personnes capables de bien agir par
elles-mêmes, mais [161] si vous faites en sorte que le peuple n’ait pas la
possibilité de mal agir, il sera néanmoins possible de maintenir l’ordre
dans le pays. Un souverain ne s’intéresse qu’à la majorité, non aux indivi-
dus. Il ne s’occupe pas de la vertu, et ne connaît que la loi 343.
Voilà pourquoi, du point de vue des Légistes, c’est une erreur que
de vouloir comparer un souverain à un père ; le souverain ne doit
éprouver aucune affection pour ses sujets, ou s’il en éprouve, il a tort.
On nous raconte l’histoire d’un certain Duc de Ts’in, relevant de ma-
ladie, qui apprend que certains de ses sujets ont sacrifié un bœuf pour
sa guérison. Il les en punit, car l’amour entre un souverain et ses sujets
entrave le bon gouvernement et doit pour cette raison être étouffé 344.
Le souverain doit également se garder d’éprouver de l’affection
pour ses ministres, même pour ceux qui sont ses collaborateurs les
plus intimes. Plus ils sont capables, plus ils sont susceptibles d’assas-
siner leur souverain. Ils doivent être capables de remplir correctement
leur fonction, le souverain doit leur donner un rang élevé et des émo-
luments généreux, mais il doit bien se garder de les laisser devenir
puissants et influents, et ne doit pas attacher trop d’importance à leurs
avis 345. Les ministres ne doivent pas non plus être trop brillants, car ils
pourraient tromper leur souverain ; ils ne doivent pas être purs, car les
hommes purs ont des chances d’être stupides. D’autre part, il est par-
faitement inutile de chercher des hommes vertueux et intègres pour en
faire des fonctionnaires, car vous ne pourriez en trouver assez pour
pourvoir tous les postes gouvernementaux. Si le souverain se contente
d’édicter une loi uniforme et d’utiliser son pouvoir pour en imposer à
[165]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre IX
L’ÉCLECTISME DES HAN
Étant donné que Siang Yu gagnait toutes les batailles, il peut sem-
bler assez surprenant qu’il ait finalement perdu la guerre. Il était lui-
même stupéfié de voir ses armées fondre lentement, bien qu’il les
conduisît de victoire en victoire, et fut finalement obligé de se suici-
der.
Son adversaire, fondateur de la dynastie des Han, fut le premier ro-
turier à accéder au trône de Chine. Nous lui donnerons [168] le nom
que lui attribue l’histoire, Han Kao Tsou. Il était fils d’un fermier et
fut obligé de prendre le maquis pour avoir enfreint accidentellement
une loi de Ts’in. Il devint chef de bande, et lorsque la révolution éclata
il se joignit à elle et ne tarda pas à devenir un des meilleurs généraux
révolutionnaires. Ce n’est pourtant pas en tant que stratège qu’il a ex-
cellé, mais comme conducteur d’hommes, capable d’attacher à son
service des tacticiens et d’autres spécialistes.
Il était doué d’un sang-froid presque incroyable. Une fois, alors
que son armée était disposée en face de l’armée adverse, Kao Tsou
s’avança vers Siang Yu pour parlementer en vue des deux armées.
Siang Yu, avec un arc qu’il avait dissimulé, blessa grièvement Kao
Tsou à la poitrine. Kao Tsou se rendit compte que le moral de ses sol-
dats pourrait faiblir de dangereuse façon s’ils s’apercevaient que leur
chef était blessé. Il n’hésita pas une minute, et levant une jambe,
s’écria : « Oh, ce drôle m’a blessé à l’orteil 352 ! »
Il ignorait la pitié. Tous les moyens lui étaient bons pour obtenir le
succès ; il n’hésitait pas à violer sa parole si cela pouvait lui être de
quelque utilité. Pour sauver sa propre vie il était capable de sacrifier la
vie de milliers d’hommes et de femmes, et même celle de ses propres
enfants.
Han Kao Tsou était pourtant beaucoup plus qu’un homme intelli-
gent et sans scrupules ; il était aussi excellent psychologue. Il savait
qu’il est de mauvaise politique de se montrer impitoyable, et chaque
fois qu’il le pouvait, il faisait preuve de la plus insigne magnanimité.
Il faisait entièrement confiance à ses subordonnés et aimait répéter
que son seul mérite, consistait à avoir su choisir des subordonnés ca-
pables et à avoir su utiliser leurs talents. Il alla jusqu’à pardonner à
quelques personnes de son entourage qui avaient machiné une conspi-
ration contre lui, et après les avoir fait arrêter, il les réinstalla dans
352 Ibid., 1.91.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 183
leurs fonctions. Il traitait avec bonté les simples soldats de son armée,
ce qui pour l’époque était plutôt inhabituel.
Une fois empereur, Kao Tsou se fit naturellement établir une gé-
néalogie qui le faisait descendre de l’empereur Yao. On aurait pu s’at-
tendre à le voir désavouer, sinon supprimer tous ceux qui l’avaient
connu alors qu’il n’était qu’un homme du peuple. Bien au contraire, il
donna des charges à [169] certains de ses anciens compagnons et
exempta d’impôts sa ville natale. Bien plus, il retourna une fois dans
cette ville pour retrouver ses vieux amis, et il festoya avec eux pen-
dant plusieurs jours, dansant et chantant lui-même 353.
Kao Tsou était un homme simple, mais là encore cette simplicité
était politique. Homer H. Dubs a écrit : « Kao Tsou se fit un ami du
peuple en le traitant avec générosité et bonté. Le peuple sut voir en
Kao Tsou un de ses représentants. L’affection que le peuple éprouvait
pour Kao Tsou s’accrut encore quand il vit la simplicité de ses ma-
nières et la rudesse de son langage. Kao Tsou a gagné parce qu’il a su
ranger de son côté l’opinion publique. La popularité de Kao Tsou était
si grande que deux siècles après la chute de sa dynastie, la dynastie
suivante dut porter ce même nom de Han pour accéder au trône 354. »
Kao Tsou ne se contenta pas de rechercher la faveur du peuple en
proclamant des amnisties, en affranchissant les esclaves et en ordon-
nant des exonérations de taxes. Il donna très tôt au peuple une voix,
assez limitée au gouvernement, en préconisant à ses fonctionnaires de
consulter régulièrement les représentants du peuple pour satisfaire au
mieux les désirs de celui-ci. Lorsqu’il fut nommé empereur, il préten-
dit n’accepter le titre impérial que « pour le bien du peuple 355 ». Une
fois empereur, il ne s’abandonna jamais à l’arbitraire et sollicita tou-
jours l’avis de ses ministres.
Une telle pratique, qui consistait à consulter les ministres, eut bien-
tôt force de loi, si bien que les décisions prises par les successeurs de
Kao Tsou étaient considérées comme nulles tant qu’elles n’étaient pas
ratifiées par leurs ministres. Dubs affirme : « L’avènement de Kao
Tsou marque la victoire des conceptions confucéennes de limitation de
l’autorité, de l’exercice de cette autorité au profit du peuple et de la
353 Ibid., 1.136-8.
354 Ibid., 1.24.
355 Ibid., 1.16, 75, 99-102.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 184
Han Kao Tsou sut reconnaître cette influence que les Confucia-
nistes exerçaient sur le peuple et s’en servit à des fins de propagande.
Au cours de sa lutte pour conquérir le pouvoir il prêcha une « croi-
sade » contre Siang Yu, son adversaire, en se servant d’un langage
confucianiste, et obtint des résultats encourageants. Par la suite, nous
voyons des termes confucianistes apparaître dans certains de ses édits.
En 196 après J.-G., il ordonna à ses fonctionnaires de lui signaler tous
les hommes vertueux et capables de l’Empire, afin de les couvrir
d’honneur et de leur donner un rang 358. Cette pratique fut reprise et
[171] amplifiée par les successeurs de Kao Tsou et finit par aboutir à
cette institution confucianiste caractéristique que nous connaissons
sous le nom de système chinois des examens.
La Cour de Kao Tsou cependant n’était pas exclusivement confu-
cianiste, ni même à prédominance confucianiste. Le Taoïsme, avec ses
grandes idées et ses vastes généralisations, constituait un attrait certain
pour les âmes aventureuses.
De plus en plus le Taoïsme se mêlait à des superstitions populaires
et exerçait ainsi une influence de plus en plus grande sur les masses.
Comme l’entourage de Kao Tsou était composé d’aventuriers de nais-
sance plébéienne, il n’y a rien d’étonnant qu’ils aient été attirés
d’abord par le Taoïsme.
Le Légisme lui non plus n’était pas mort. Les Confucianistes
étaient convaincus que l’exercice du gouvernement leur revenait de
droit, mais ils étaient beaucoup trop absorbés par les problèmes du ri-
tuel, de la métaphysique et de la littérature pour avoir le temps de se
pencher sur des questions aussi prosaïques que celle de faire régner
l’ordre dans l’empire, questions qu’ils pensaient par ailleurs être in-
dignes d’un honnête homme. Sous les Han, la Chine était devenue une
énorme organisation politique et économique qui nécessitait des tech-
niques administratives complexes et des fonctionnaires capables de les
appliquer. Seuls les fonctionnaires du régime précédent de Ts’in maî-
trisaient ces techniques, et les empereurs Han furent bien obligés de
les prendre à leur service ; or ces fonctionnaires étaient fondamentale-
ment des Légistes.
L’empereur Wen, quatrième du nom de Han, qui régna de 179 à
157, représentait à bien des égards l’idéal confucianiste du souverain.
358 Dubs, The History of the Former Han Dynasty, 1.75-7, 99-. 102, 130-132.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 186
361 Dubs, The History of the Former Han Dynasty, 11.16, 106.
362 Creel, Confucius, the Man and the Myth, pp. 260-61.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 189
363 Dubs, The History of the Former Han Dynasty, 11.51, 58-60.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 190
364 Wang Sien-k’ien, Critique de la littérature des Han antérieurs 56, 53.46-
5a.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 191
des Classiques, en dépit du fait que la pensée des Han était totalement
différente de la pensée qui avait cours au moment où furent rédigés les
plus anciens de ces Classiques.
Il est humain de rechercher des solutions de facilité. Peu d’entre
nous auraient le courage d’aligner des colonnes de chiffres alors qu’ils
ont une machine additionneuse à portée de la main, ou de se casser la
tête sur un problème difficile alors qu’un truc simple permet de tour-
ner la difficulté. Nous avons vu que Confucius, pour sa part, laissait
aux hommes le soin de penser par eux-mêmes, mais presque immédia-
tement après sa mort, les Confucianistes accordèrent une part de plus
en plus faible à l’initiative personnelle et cherchèrent les moyens
[178] qui permettaient de résoudre les problèmes avec le plus de faci-
lité.
Un de ces moyens, la divination, était connu en Chine depuis la
plus haute antiquité. Un ancien manuel de divination, le Livre des Mu-
tations, fut promu sous les Han au rang de Classique confucéen, en
dépit du fait que Confucius et tous les anciens Confucianistes n’aient
fait aucun cas des pratiques divinatoires. On ajouta par la suite dix ap-
pendices au Livre des Mutations qui exposaient des méthodes permet-
tant de prévoir et même d’influencer les événements au moyen d’une
science mystique des nombres. Ces appendices furent probablement
écrits par des Confucianistes profondément imprégnés de Taoïsme,
mais furent censés citer Confucius et même être entièrement de sa
main.
La notion de Yin et de Yang, principe négatif et principe positif
entre lesquels toutes les choses étaient partagées, est probablement ap-
parue dès le IVe siècle avant notre ère. Toutes les choses étaient clas-
sées sous l’une ou l’autre de ces catégories. Le Yin est féminin, le
Yang est masculin. Le Ciel, le soleil et le feu sont Yang ; la Terre, la
lune et l’eau sont Yin. Si l’on en veut une preuve, une loupe permet de
tirer le feu du soleil, tandis qu’un miroir laissé dehors pendant la nuit
tirera de la lune la rosée, qui est de l’eau. On doit pourtant faire remar-
quer qu’on n’a pas affaire à un dualisme tel que nous le concevons en
Occident, comme celui qui existe pour nous entre le bien et le mal ou
entre l’esprit et la matière. Au contraire, le Yin et le Yang maintiennent
l’harmonie cosmique en se complétant et ont la possibilité d’alterner,
l e Yin devenant Yang et inversement ; c’est ainsi que l’hiver, qui est
Yin, se transforme en été, qui est Yang.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 193
Le Ciel a cinq forces qui sont : le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau.
Le feu vient en premier lieu et l’eau en dernier lieu, avec la terre au mi-
lieu. Tel est Tordre de succession fixé par le Ciel. Le bois donne naissance
au feu, le feu donne naissance à la terre (les cendres), la terre donne nais-
sance au métal, le métal donne naissance à l’eau, et l’eau donne naissance
au bois. Tels sont leurs liens de parenté. Le bois occupe la gauche, le métal
la droite, le feu est devant, l’eau est derrière et la terre au centre. Tel est
l’ordre dans lequel ces cinq forces, comme des pères et des fils, reçoivent
et donnent. Ainsi le bois reçoit de l’eau, le feu reçoit du bois, la terre du
feu, le métal de la terre et l’eau du métal. Comme donneurs, ce sont tous
des pères, comme destinataires, ce sont tous des fils. Demander à son père
de quoi donner à son fils, telle est la voie (tao) du Ciel.
Voilà pourquoi le bois, quand il vit, est nourri par le feu * ; le métal,
quand il est mort, est enseveli par l’eau. Le feu aime le bois et le nourrit
par le Yang (énergie solaire ?) ; l’eau domine le métal, son père, et pour-
tant l’enterre par le Yin. La terre, en servant le Ciel, fait preuve de la plus
grande fidélité. Les cinq forces constituent ainsi un modèle de conduite
pour les fils vertueux et les ministres loyaux...
Le Sage, s’il parvient à comprendre ceci, est alors capable d’accroître
son amour et de restreindre sa sévérité, il parvient mieux à [183] faire
preuve de générosité envers les vivants et de respect envers les morts, en
accomplissant convenablement les rites funéraires ; il se conforme ainsi au
modèle institué par le Ciel. Ainsi, en tant que fils, il s’occupe de bon cœur
de son père, comme le feu aime le bois, et porte le deuil de son père,
comme l’eau vient à bout a du métal. Il sert son souverain comme la Terre
révère le Ciel. On peut donc appeler un tel homme une « force » b. De
même que les cinq forces occupent chacune le rang exact qui leur est attri-
bué, de même les fonctionnaires correspondant aux cinq forces doivent se
dépenser à exercer leurs talents dans leurs charges respectives 375.
376 Voir Creel, Confucius, the Man and the Myth, pp. 113-115.
377 Hou che, « The Establishment of Confucianism as a State Religion during
the Han Dynasty », pp. 34-35.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 199
plus, on se souvient que Mo Tseu avait prêché les théories reprises par
Tong Tchong-chou, selon lesquelles les phénomènes naturels consti-
tueraient des avertissements du Ciel, et selon lesquelles l’empereur se-
rait le représentant du Ciel sur la terre, théories qui devenaient de plus
en plus populaires. Il semble cependant évident que Mo Tseu n’aurait
pas été plus que les Taoïstes satisfait de la situation telle qu’elle se
présentait sous les Han.
Quant au Confucianisme, il avait triomphé, mais au prix d’une telle
transformation qu’on peut se demander s’il avait encore droit au titre
de Confucianisme. Le fait même que les Han aient baptisé confucia-
niste leur système politique a rendu le Confucianisme responsable de
la politique despotique qui se réclamait de lui. Les critiques de ses en-
nemis — et ils étaient nombreux — permettent de se rendre compte
que le Confucianisme était de plus en plus considéré comme une doc-
trine réactionnaire prônant le traditionalisme le plus étroit, survivance
abjecte du despotisme.
Si nous voulons donner une idée générale de ce que fut la pensée
Han depuis la date de 100 avant J.-C. jusqu’à celle de 220 après J.-C.,
date de la chute de la dynastie des Han postérieurs, nous pouvons dire
que cette pensée fut inquiète, fréquemment apathique, et rarement vi-
goureuse, au sens de progressiste et originale. Hou Che a parlé en ces
termes des Confucianistes qui vivaient sous l’empereur Wou : « Ils
cherchaient dans la nuit un moyen de faire échec à l’absolutisme des
dirigeants d’un empire unifié duquel il était impossible de s’échap-
per 382. » Étienne Balázc caractérise la pensée du second siècle de notre
ère par « une certaine inquiétude, une indécision, une incertitude par-
mi les meilleurs esprits ». Il attribue ceci au fait que la philosophie
chinoise, pour aussi métaphysique qu’elle puisse paraître, est fonda-
mentalement une philosophie sociale et même politique, de telle sorte
que les penseurs chinois ont quelque difficulté à s’adapter à un monde
manifestement détraqué 383.
Pour les Confucianistes, en particulier, il était impossible de [187]
ne pas voir les misères du monde, la plupart d’entre eux étant pauvres
385 Ibid. 9.
386 Ibid. 4.56-76.
387 Ibid. 3.196-206 ; 4.15a-16-a ; 18.1a-8a ; 20.11a-196.
388 Ibid. 22.12a.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 205
[191]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre X
BOUDDHISME ET
NÉO-CONFUCIANISME
sives ; on peut avoir été, et on peut devoir être incarné dans un animal
ou même dans un dieu, tout au moins dans un être divin.
Étant donné que l’on peut renaître sous des formes différentes et en
des lieux différents, il doit exister une cause à ces différences. Pour les
Indiens, cette cause, c’est la somme de toutes les actions effectuées
par l’homme au cours de ses existences passées. Comme le terme
sanscrit pour « action » est Karma, cette idée est connue sous le nom
de doctrine du Karma. C’est son Karma qui détermine ce qu’est l’indi-
vidu, qu’il soit un animal, un ange ou un homme, de haute ou de basse
caste.
[193]
L’hindouisme propose de nombreuses techniques de salut, mais
l’individu, du moins l’intellectuel, ne doit rechercher qu’un seul ob-
jectif. Nous pourrions supposer que l’homme doit s’efforcer de re-
naître sous la forme d’un dieu ou d’un homme de la plus haute caste.
Il n’en est rien. Ce que l’homme doit s’efforcer d’atteindre c’est le
« nirvana », terme bouddhique que l’on peut traduire différemment, et
qui désigne un état dans lequel la renaissance n’existe plus.
Pourquoi ? Parce que même la vie la plus agréable a son lot de
souffrances et surtout parce que le cycle incessant des réincarnations
maintient l’individu dans un état de perpétuel changement et l’em-
pêche d’assouvir son désir de stabilité. Cette interruption du cycle des
renaissances signifie-t-elle l’anéantissement ? On ne le comprend gé-
néralement pas ainsi. On l’explique souvent comme une identification
avec l’âme suprême de l’univers et comme un état de béatitude éter-
nelle. En tous les cas, c’est un état tellement différent de tout ce que
nous connaissons que ce doit être un anéantissement virtuel de nous-
même, même si nous devons continuer à subsister sous une autre
forme.
Comment les Indiens ont-ils pu formuler un tel désir, qui semble à
première vue incompréhensible, pessimiste, voire morbide ? Com-
ment les hommes ne désireraient-ils pas vivre davantage ? Nous de-
vons cependant avoir à l’esprit ce que les Indiens entendaient par la
réincarnation : une succession infinie de renaissances, de vies et de
morts. Un philosophe indien énonça une thèse relativement optimiste
selon laquelle tous les hommes, les fous comme les sages, devaient
connaître la délivrance après avoir traversé huit millions quatre cent
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 210
L’un d’eux, à qui l’on avait demandé si les bonnes et les mauvaises
actions entraînaient des conséquences, refusa de dire si elles en entraî-
naient, si elles n’en entraînaient pas, si les bonnes et les mauvaises ac-
tions à la fois en entraînaient et n’en entraînaient pas, ou si ni l’une ni
l’autre en entraînait ou n’en entraînait pas 394.
C’est dans la perspective de l’hindouisme que nous devons placer
le Bouddhisme si nous voulons comprendre comment est née cette re-
ligion. On s’accorde généralement pour admettre que l’homme connu
sous le nom de « Bouddha » vécut réellement, [195] même si certains
commentateurs sont absolument en désaccord sur certaines circons-
tances de sa vie. Selon la tradition bouddhique méridionale, il serait
né en 623 avant J.-C., mais la plupart des commentateurs semblent ad-
mettre que le Bouddha vécut de 560 à 480, dates approximatives. On
voit qu’il fut contemporain de Confucius, mais légèrement plus âgé
que lui ; il est cependant très douteux que ces deux personnages aient
jamais entendu parler l’un de l’autre. Les commentateurs ne sont
même pas d’accord sur les grandes lignes de son enseignement. La
seule chose que nous puissions faire consiste à glaner quelques élé-
ments valables parmi les fragments de textes dont les commentateurs
sont d’accord pour affirmer l’authenticité.
Le nom de famille du Bouddha était Gautama. Son père gouvernait
une petite principauté de l’Inde septentrionale. Le Bouddha se maria
et eut un fils, mais la tradition veut qu’â l’âge de vingt-neuf ans il ait
rompu complètement avec sa vie habituelle et ait quitté son domicile
pour mener une existence vouée à la religion, ce qui était assez fré-
quent dans l’Inde de cette époque, chez les membres des classes supé-
rieures. Il étudia sous la direction de deux maîtres successivement, se
livrant à la méditation et à l’ascétisme, mais fut bientôt convaincu que
ce n’étaient pas là des méthodes qui le conduiraient infailliblement au
salut. Il se mit alors à errer à la recherche de la vérité. Il jeûna jusqu’à
ce qu’il fût à moitié mort, mais sans aucun résultat tangible. Enfin,
alors qu’il se reposait sous le fameux « arbre de l’illumination », il fut
plongé dans une longue méditation en plusieurs stades, à la fin de la-
quelle il put dire : « La réincarnation n’existe plus... Je n’ai plus rien à
voir avec ce monde. » Il était devenu « Le Bouddha », c’est-à-dire
« L’Illuminé ». Il avait réussi à atteindre le nirvana de son vivant, et
ne devait plus jamais se réincarner.
394 Ibid., 1.98.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 212
est possible que ces livres bouddhiques aient été introduits assez tôt en
Chine pour influencer la pensée taoïste, mais la preuve n’en est pas
encore établie. Nous possédons cependant des preuves qui nous per-
mettent de penser que le Bouddhisme fut introduit en Chine aux envi-
rons du début de l’ère chrétienne.
[197]
Il existe un ouvrage très intéressant, nommé Meou Tseu d’après le
nom de son auteur, qui fut probablement écrit vers 200 après J.-C. *.
Meou Tseu était un lettré chinois qui possédait une connaissance
parfaite des Classiques confucéens. Il étudia également le Taoïsme,
mais se convertit finalement au Bouddhisme. C’est Meou Tseu lui-
même qui nous apprend que le Bouddhisme à son époque ne jouissait
pas d’une très grande considération en Chine, ni dans la société ni à la
Cour. Meou Tseu sentait qu’on le considérait comme un hérétique.
Ces raisons le poussèrent à écrire un livre qui, sous forme de dialogue,
expliquait et défendait le Bouddhisme.
Cet ouvrage comporte une liste des objections couramment formu-
lées à l’égard du Bouddhisme : c’est une doctrine barbare. Le principe
de la réincarnation est invraisemblable. La piété filiale exige de main-
tenir l’intégrité de son corps et d’avoir une progéniture, mais les
moines bouddhistes se rasent le crâne et observent le célibat (Meou
Tseu nie que cette observance soit unanimement respectée). Si vrai-
ment le Bouddha fut le plus grand maître, pourquoi Yao, Chouen et
Confucius ne l’ont-ils pas suivi ? Meou Tseu pare ces objections avec
une grande habileté et montre qu’il sait parfaitement citer les Clas-
siques confucéens pour les besoins de sa cause. Il insiste sur le fait
qu’il n’a pas renié le Confucianisme en se faisant bouddhiste ; les
Classiques confucéens sont les fleurs, mais le Bouddhisme est le fruit.
Il est assez remarquable de constater que Meou Tseu se réfère
constamment au Lao Tseu pour plaider la cause du Bouddhisme. Pour
traduire « nirvana » il utilise le terme wou wei, qui signifie, comme
* Paul PELLIOT composa une introduction à cet ouvrage qu’il traduisit sous
le titre Meou tseu ou les doutes levés, in T'oung Pao, XIX (Leyde 1920),
255-433. On n’est pas entièrement d’accord sur la date de cet ouvrage (voir
ibid., pp. 258-266 et 429-433). PELLIOT admet qu’on puisse avoir affaire à
un ouvrage apocryphe, mais pense néanmoins que le Meou Tseu est authen-
tique et date de la fin du second siècle après J.-C.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 214
399 Shryock, The Origin and Development of the State Cult of Confucius, p.
139.
400 Balázc, « La Crise sociale et la philosophie politique à la fin des Han », p.
91.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 218
cumulé. Voilà pourquoi ceux qui mènent une vie vertueuse, ceux qui
orientent leur méditation sur Amitabha, ou même ceux qui se
contentent d’invoquer son nom sont assurés de ressusciter dans le pa-
radis d’Amitabha, qui est appelé « la Terre du Bonheur Pur » 402.
Bien entendu, ce paradis ne constitue pas le nirvana, mais [203]
une étape vers le nirvana. Du reste, peu de personnes s’en préoccu-
paient, le Bouddhisme ayant une notion du temps fort élastique. Une
autre figure intéressante est le Bouddha qui doit venir, dont l’effigie
tient un sac qui renferme le bonheur futur pour tous. Il rit, car il sait
que, pour aussi désastreux que puisse être le présent, le futur apportera
à tous une merveilleuse félicité.
Le Bouddhisme chinois ne s’est pas contenté d’offrir le salut aux
bons, il a aussi dépeint sous forme graphique les tourments qui at-
tendent le méchant dans les multiples enfers bouddhiques. Ces tour-
ments ne sont pas éternels, mais constituent une série de purgatoires ;
une série de cérémonies compliquées permet d’y abréger le séjour de
l’être aimé. Depuis un temps immémorial, le culte des morts occupe
en Chine une place importante, et le Bouddhisme a très bien su voir le
profit qu’il y avait pour lui à intégrer ce culte dans ses propres céré-
monies.
Le Bouddhisme ne s’adressait pas seulement à l’intelligence et au
cœur de l’homme, mais aussi à ses yeux. Les hautes pagodes et les
temples aux nobles proportions impressionnent même l’incroyant.
Nous avons tendance à concevoir les « idoles » comme de grossières
effigies destinées seulement à en imposer aux esprits crédules, mais
les historiens de l’art nous affirment que la meilleure sculpture boud-
dhique chinoise représente autre chose que cela.
J. Leroy Davidson écrit : « C’est seulement dans la Chine du Ve
siècle... que la réserve conventionnelle et la ferveur religieuse fusion-
nèrent pour former l’harmonieux équilibre entre l’humanisme et
l’idéalisme. L’image du Bouddha nous permet de saisir avec le mini-
mum de distraction et le maximum d’intensité l’esprit des plus pro-
fonds concepts de son enseignement... Les icônes sont juste assez hu-
maines pour permettre aux masses de les reconnaître. Elles sont si
désincarnées que le fidèle les oublie pour ne plus percevoir que les
abstractions qu’elles représentent 403. »
Les Chinois sont tolérants. Ils ne voient pas d’inconvénient à parti-
ciper le même jour à des cérémonies bouddhiques, taoïstes et confu-
cianistes. Les Bouddhistes, eux aussi, sont tolérants. Ils prétendaient
qu’un certain bodhisattva était une réincarnation de Confucius, et Le-
wis Hodous rapporte [204] qu’il existait autrefois dans le Chantong un
temple bouddhique voué à Confucius 404. La divinité chinoise du
« Ciel » est honorée dans certaines cérémonies bouddhiques 405. Une
vertu comme la piété filiale n’était pas entièrement absente du Boud-
dhisme indien 406, mais le Bouddhisme chinois, se conformant aux cou-
tumes nationales, lui accorda une importance spéciale. Les temples
bouddhiques furent construits selon le système chinois des idées ma-
giques, comprenant les cinq forces et d’autres notions, connu sous le
nom de fong chouei.
Ce serait une grave erreur de supposer que tous les Bouddhistes
chinois étaient de malheureux ignorants livrés aux pratiques magiques
et à de naïves superstitions. J’ai eu le privilège d’être assez intime-
ment lié avec un lettré chinois qui était un Bouddhiste dévot, un
homme d’une intelligence extrême et qui était loin de manquer du
sens de l’humour. Il ne parlait jamais de sa religion, mais on sentait en
lui une sérénité et une douceur d’autant plus impressionnantes
qu’elles étaient discrètes.
L’éthique bouddhique rencontre une approbation universelle et elle
a contribué à gagner les Chinois au moins autant que les promesses
spectaculaires du Bouddhisme.
Même au sein des différentes sectes chrétiennes il existe de nom-
breuses doctrines qui s’adressent à des tempéraments variés. Ceci est
encore plus vrai pour le Bouddhisme. Une forme de pensée caractéris-
tique du Bouddhisme indien, importée en Chine au VIIe siècle par un
moine fameux, atteignait un plan excessivement élevé de réflexion
métaphysique. Comme l’explique Clarence H. Hamilton, cette forme
de pensée enseigne que « l’univers n’est pas autre chose qu’une repré-
403 Davidson, The Lotus Sutra in Chinese Art, p. 23.
404 Hodous, Buddhism and Buddhists in China, p. 18.
405 Reichelt, Truth and Tradition in Chinese Buddhism, p. 238.
406 Eliot, Hinduism and Buddhism, 1.216-17, 251.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 221
407 Hamilton, « Hsüan Chuang and the Wei Shih Philosophy », pp. 292, 307.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 222
l’ordre dans leur famille, ils ont commencé par corriger leur caractère.
Pour corriger leur caractère, ils ont commencé par rectifier leur cœur.
Pour rectifier leur cœur, ils ont commencé par rendre sincères leurs
pensées. Pour rendre sincères leurs pensées, ils ont commencé par ac-
croître leurs connaissances au plus haut degré. Accroître [213] ses
connaissances au plus haut degré c’est approfondir les choses 415. »
Tchou Hi met l’accent sur cet « approfondissement des choses »
qu’il considère comme le moyen d’atteindre la compréhension mo-
rale. « Quand on travaille depuis longtemps à approfondir les choses,
écrit-il, un jour se lève où soudain tout devient clair... et l’âme et ses
opérations s’illuminent complètement 416. » On remarque une ressem-
blance considérable avec le Zen.
Sur le plan politique, dit Tchou Hi, il existe aussi un li ou principe
qui fixe la ligne idéale de conduite. C’est le Tao, la Voie. Quand le
gouvernement réel correspond au gouvernement idéal, on peut dire
que c’est un bon gouvernement ; quand il s’écarte du gouvernement
idéal, c’est un mauvais gouvernement. Pourtant, bien que ce Tao n'ait
pas été créé par l’homme et qu’il soit éternel et indestructible, Tchou
Hi affirme qu’il n’a pu se manifester sur terre au cours des derniers
quinze cents ans, ce qui signifie depuis l’époque de Confucius. Le
souverain doit accroître ses connaissances en approfondissant les
choses jusqu’à ce qu’il soit devenu un sage. Les sages rois de l’anti-
quité, assure Tchou Hi, nous ont transmis une doctrine ésotérique qui
indique comment devenir un bon souverain, mais les souverains mo-
dernes sont tous en proie aux appétits humains 417.
Une telle philosophie semble si étrangère à l’ancienne pensée chi-
noise que l’on serait tenté de conclure que les néo-Confucianistes sont
des Bouddhistes qui n’osent pas dire leur nom. Mais où est la réincar-
nation ? Où sont le paradis et l’enfer bouddhiques ? Où est la convic-
tion que la vie n’est qu’un accident négligeable, sinon une illusion ?
Aucune de ces notions-clés du Bouddhisme ne trouve place dans le
néo-Confucianisme. Le ton du néo-Confucianisme n’est ni ascétique
Il est évident que de telles idées pouvaient être d’un grand secours
à qui souhaitait ériger, sur la base du Confucianisme orthodoxe, un
système similaire au Bouddhisme Zen. Dès la dynastie T’ang, on af-
firmait déjà que la pure tradition confucianiste avait disparu avec
Mencius 421, ce qui excluait naturellement Siun Tseu qui au cours de
l’époque Han avait été plus en faveur que Mencius dans les milieux
confucianistes. L’importance de la méditation a été soulignée par le
fameux Confucianiste T’ang, Li Ao, qui citait le Livre des Mutations
[215] pour prouver qu’il était possible d’atteindre l’illumination par la
méditation pure, d’où toute pensée doit être absente 422. Sa doctrine
doit beaucoup à Mencius et offre une ressemblance remarquable avec
le Bouddhisme Zen.
Lou Siang-chan, qui a repris cette théorie, naquit en 1139, c’est-à-
dire neuf ans après Tchou Hi. C’est à l’âge de trente-quatre ans qu’il
passa l’examen le plus élevé qui existât alors et qui lui donna le grade
que l’on traduit souvent par « doctorat ». Sa carrière officielle se dé-
roula à l’Académie Impériale, puis dans de petites charges officielles.
En tant que magistrat, il était si probe et consciencieux qu’il fut re-
commandé pour l’avancement, mais refusa d’en profiter. Il montra
toujours de l’intérêt pour l’enseignement. Lorsqu’il n’était pas en
fonction, il organisait des conférences dans son pays natal, où une
salle de conférences avait même été édifiée à son intention. Ses confé-
rences attiraient toujours une foule d’auditeurs. Tchou Hi lui-même
aurait reconnu que presque tous les lettrés de la Chine orientale étaient
des disciples de Lou. Les deux philosophes éminents entretinrent une
correspondance dans le but d’atténuer leurs différences d’opinion,
mais ils durent finalement avouer qu’ils étaient dans l’impossibilité de
se mettre d’accord. Lou souffrait de maladie chronique. Le 3 janvier
1193, il annonça à sa famille : « Je suis mourant. » Comme elle se la-
mentait, il lui rappela qu’après tout, la mort « n’est qu’un phénomène
naturel ». Il mourut une semaine plus tard 423.
* Mencius 7 (1) 4.1, 7 (1) 1.1. Comme je l’ai indiqué précédemment, je ne
suis pas absolument sûr que la première partie du Livre 7 représente réelle-
ment la pensée de Mencius. En tous les cas, on l’a généralement tenue pour
authentique.
421 Han Yu, Œuvres complètes de Han Tch'ang-li critiquées par Tchou Hi
11.36.
422 Fong Yeou-lan, Histoire de la Philosophie chinoise 809-810.
423 Houang Sieou-ki, Lu Hsiang-shan, pp. 12-16.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 232
verser dans le Bouddhisme Zen et loua ses idées dans une Préface
qu’il composa pour une édition des œuvres complètes de Lou 427.
Wang Yang-ming, né en 1472, descendait d’une famille de lettrés
et de fonctionnaires distingués. À l’âge de vingt-et-un ans, il subit
avec succès les examens du second degré, mais connut plusieurs
échecs à l’examen du dernier degré qu’il ne parvint à décrocher qu’à
vingt-huit ans. Dans l’intervalle, il avait étudié la stratégie, science
utile à une époque où les Barbares harcelaient les frontières de l’em-
pire. Il semble qu’il ait étudié simultanément le Taoïsme et le Boud-
dhisme, et qu’il ait fini comme Confucianiste bon teint. Il assuma plu-
sieurs fonctions officielles et consacra le temps qui lui restait à former
des disciples. Il avait trente-cinq ans lorsqu’il eut le courage de s’op-
poser à un de ces puissants eunuques de palais, fléaux de la dynastie
Ming. On le punit en le flagellant et en l’envoyant occuper une charge
servile dans les solitudes du sud-ouest.
C’est pendant son exil que Wang reçut l’illumination. Peu de temps
après, il décrivit en ces termes à ses disciples les [218] démarches in-
tellectuelles qui l’avaient conduit à l’illumination :
428 Ibid. 3.506-51a ; Henke, The Philosophy of Wang Yang-ming, pp. 177-178.
429 Wang Yang-ming, Œuvres complètes 32-14a ; Henke, The Philosophy of
Wang Yang-ming, p. 13.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 236
[221]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre XI
LA RÉACTION CONTRE
LE NÉO-CONFUCIANISME
432 Voir Creel, Confucius, the Man and the Myth, pp. 272-273.
433 Voir Goodrich, The Literary Inquisition of Ch’ien-lung.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 240
Hélas, les lettrés du siècle dernier n’ont eu à la bouche que les mots de
« nature humaine » et « d’âme », mais n’ont jamais été capables d’en ex-
pliquer le sens ! Confucius parlait rarement du « destin » et de la « bien-
veillance », et son disciple Tseu-kong ne l’a jamais entendu parler de « na-
ture humaine » ou de « Voie du Ciel » 436... Avec les lettrés d’aujourd’hui,
c’est autre chose. Ils... discutent à perte de vue sur 1’ « âme » et la « nature
humaine », mais négligent la méthode de Confucius consistant à « étudier
beaucoup et à beaucoup retenir » afin de découvrir les « principes à appli-
quer » 437. Ils semblent oublier que le pays tout entier est plongé dans la dé-
tresse et la misère, et perdent leur temps à disserter sur des notions telles
que la « hauteur », l’« infinitésimal », 1’« essence », 1’« unicité ».
La raison en est sans doute que leurs doctrines sont supérieures à celles
de Confucius, et leurs disciples plus éminents que Tseu-kong... cela, je
n’ai point la prétention de le savoir.
Dans le Mencius, on trouve constamment les notions de « nature hu-
maine » et d’ « âme », mais les questions posées par... (ses disciples) et
les réponses que Mencius leur fait ont du moins quelque chose à voir avec
la question pratique de la conduite personnelle. Confucius parlait rarement
de « nature humaine », de « destin », de « ciel », mais les lettrés d’aujour-
d’hui en discutent constamment. Confucius et Mencius discutaient
constamment de questions pratiques, comme le comportement, mais les
lettrés d’aujourd’hui mentionnent rarement de telles questions...
À mon humble avis la Voie du sage consiste (ce sont les termes de
Confucius) à être « intégralement versé dans le savoir » et à « avoir un
sens d’obligation morale dans sa conduite personnelle » 438. Le « savoir »
embrasse tout, depuis la conduite personnelle jusqu’aux affaires de l’État.
Le « sens d’obligation morale » s’applique à toute espèce de [226] relation
— celles du père, du frère, du sujet, de l’ami — et à tous les problèmes de
la vie sociale. Le sens d’obligation morale est extrêmement important. On
ne doit pas (comme l’a dit Confucius) ressentir de honte à « porter des vê-
tements qui crient misère et manger de vils aliments » 439. Ce qui doit faire
honte, c’est de ne rien faire pour soulager les misères du peuple » 440.
de ses propres mains la mort de son père 441. Cette expérience précoce
est sans doute à la base du sentiment d’estime très relative qu’il éprou-
vait pour les institutions monarchiques de son temps, ce qui ne l’em-
pêcha pas, au moment de l’invasion mandchoue, de lever des troupes
et d’offrir ses services à la dynastie Ming chancelante. Après la fonda-
tion de la nouvelle dynastie mandchoue il se retira dans une retraite
studieuse et refusa toutes les charges qu’on lui offrait. Houang écrivit
en 1662 un ouvrage qui contient un essai intitulé « sur la Monarchie »,
où il décrit les souverains de l’antiquité comme des hommes d’excep-
tion préoccupés seulement du bien public, alors qu’il est sévère pour
les souverains modernes, qu’il décrit ainsi :
441 Hummel, Eminent Chinese of the Ch'ing Period, pp. 351-352 ; Tsiang
Wei-k’iao, Histoire de la philosophie chinoise au cours des trois siècles, 23.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 245
442 Houang Tsong-hi, Récits d'un survivant des Barbares Ming (Ssü Pu Pei
Yao ed.) 16-26.
443 On trouve ces citations des Entretiens 4.24, 1.14, 2.13 et 14.29, par Lou
Ghe-Yi (1611-1672), dans Tsiang Wei-k’iao, Histoire de la philosophie chi-
noise au cours des 3 trois derniers siècles, 12.
* Connu aussi par son hao : Yen Hi-tchai.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 246
rects, alors que l’orbite, le globe oculaire et le cristallin voient des phéno-
mènes incorrects ? J’affirme que le principe de la vision et les parties phy-
siques de l’œil sont tous deux voulus par le Ciel.
Il est vain de chercher à faire une distinction entre ce qui est voulu par
le Ciel et ce qui est du domaine de la nature physique. On doit seulement
dire que le Ciel a doué l’homme de la nature de l’œil, qui est la vision.
Comme l’œil est capable de voir, sa nature est bonne ... Mais que sa vision
soit précise ou trouble, qu’elle puisse voir loin ou seulement à une faible
distance, cela ne dépend que de sa puissance.
Pourtant, rien de cela ne doit être qualifié de mauvais. Si l’œil a une
vue lointaine et pénétrante, on peut évidemment dire que c’est bon ; mais
si la vue est floue et courte, on peut encore dire que c’est bon, bien que
cela ne soit pas excellent. Comment peut-on dire que c’est mauvais ?
Quand se produisent des phénomènes incorrects qui abusent l’œil et obs-
curcissent sa vision, dans ce cas seulement on peut parler de mauvaise
vue, et pour la première fois on peut employer le mot « mauvais ».
Mais peut-on accuser la nature de l’œil de telles illusions ? Est-ce de la
faute de sa substance physique ? Si nous admettons cela nous sommes
alors obligés de dire que, pour que la nature de l’œil soit parfaite, il fau-
drait que l’œil lui-même soit absent 444 !
Yen Yuan n’avait que du mépris pour les rats de bibliothèque. Il dé-
crivait les lettrés comme « assis majestueusement au milieu de leurs
études, êtres débiles dont rient les soldats et les paysans — quelle si-
tuation indigne pour un homme ! » 445. Il est inutile de lire, dit-il, si
l’on ne met pas ses lectures en pratique. Comment, demande-t-il, un
homme pourrait-il apprendre à jouer d’un instrument de musique s’il
se contente de lire tous les ouvrages concernant cet instrument, sans
jamais poser les mains sur l’instrument lui-même ? De même,
l’homme doit mettre en pratique ce que lui enseignent les Classiques,
sinon ses études ne lui auront servi à rien 446.
Selon Yen, les sages souverains de l’antiquité, ainsi que le Duc de
Tcheou et Confucius, « étaient des sages qui tous ont [229] prêché la
nécessité d’agir, et tous ont eux-mêmes travaillé effectivement à re-
mettre le monde dans la bonne voie... Les dynasties Han et T’ang
n’ont hérité que d’un ou deux dixièmes de cet esprit d’action. Quant
444 Œuvres de Yen Yuan et de Li Kong, Tsouen Hing 1.1. Une partie de ce pas-
sage est traduite un peu différemment dans Freeman, « The Ch’ing Dynasty
Criticism of Song Politico-Philosophy », pp. 107-108.
445 Œuvres de Yen Yuan et de Li Kong, Ts'ouen Hiue, 3.2a.
446 Ibid. 3.66-7a.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 247
447 Œuvres de Yen Yuan et de Li Kong, Yen Hi-Chai Sien Cheng Yen Hing
Lou, 2.8 b.
448 Ibid. 2.27b.
449 Œuvres de Yen Yuan et de Li Kong, Ts'ouen Hine 2.13a.
450 Ibid. ; Œuvres de Yen Yuan et de Li Kong, Ts'ouen Hiue 2.22b.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 248
giques européennes 457. Il est significatif que Tai Tchen ait montré un
profond intérêt pour des sciences telles que les mathématiques et l’as-
tronomie. Comme tous les lettrés chinois de son époque il a certaine-
ment subi l’influence de la science occidentale ; mais rien ne semble
prouver que cette influence se soit exercée dans le domaine de la psy-
chologie.
Il est remarquable que Tai Tchen ait exposé ses idées les plus signi-
ficatives dans les commentaires qu’il fit du Mencius. Son œuvre est en
grande partie consacrée à dégager les enseignements authentiques de
Confucius et de Mencius qu’il considère en harmonie avec le climat
de progrès scientifique de son époque, ce qui nous semble tout de
même un peu exagéré. En tous les cas, il ne fait aucun doute que la
pensée de Confucius et de Mencius est beaucoup plus compatible avec
[233] la science moderne que ne l’est le néo-Confucianisme, tout im-
prégné de pensée indienne.
Le point de vue de Tai est à bien des égards celui d’un scientifique.
Comme l’a fait remarquer Hou Che, il était fort versé dans les mathé-
matiques et l’astronomie, et fortement impressionné par le fait que les
corps célestes se meuvent suivant des orbites régulières que l’on peut
arriver à déterminer par l’étude 458. Tai Tchen voulait appliquer à tous
les domaines la même démarche d’étude, de recherche et d’analyse.
Cette vue essentiellement empirique (partagée du reste par d’autres
lettrés de cette époque) n’a joué en Chine pendant des millénaires
qu’un rôle très peu important. Confucius a mis l’accent sur le rôle de
l’expérience et de l’observation qu’il considérait comme des moyens
de parvenir à la connaissance du vrai et du bien. Quant à Mencius, qui
a pourtant accordé une grande importance à l’individu, il a presque
toujours considéré la connaissance comme infuse et a exalté l’autorité
des sages. Au fur et à mesure que le Confucianisme se développait,
l’initiative individuelle disparaissait graduellement ; il était permis de
commenter les classiques, mais interdit de les discuter.
Le néo-Confucianisme introduisit une nouvelle norme d’autorité
absolue — le li, ou principe cosmique. Ce li était considéré comme la
vérité absolue, « qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura ja-
mais de fin », permanente et immuable. Une fois que les néo-Confu-
457 Encyclopaedia of the Social Sciences, XII.588-589.
458 Hou Che, La philosophie de Tai Tong-Yuan 35.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 252
Ce mot li n’apparaît que rarement dans les six Classiques, dans les pa-
roles de Confucius et de Mencius, ainsi que dans les divers recueils et
chroniques. De nos jours, pourtant, les hommes les plus stupides et les
plus violents, quand ils prennent une décision ou quand ils tancent ceux
qui ont encouru leur colère, ne manquent jamais de se justifier en criant le
mot « li ».
La raison en est que depuis la dynastie Song on a pris l’habitude de
considérer le li comme un objet véritable, reçu du Ciel et présent dans
l’âme. Il en résulte que certains identifient leurs propres opinions [234] au
li. Ainsi, les puissants, ceux que leur position, leur influence et leur langue
bien pendue avantagent, trouvent toujours le li, de leur côté, tandis que les
faibles, les timorés, ceux qui ne savent pas faire de beaux discours ont tou-
jours ce même li contre eux. Hélas 459 !
Le supérieur commande à son inférieur au nom du li, et l’aîné et l’aris-
tocrate utilisent la même rengaine pour exercer leur autorité sur le cadet et
le roturier. Même s’ils se trompent, ils soutiennent qu’ils ont raison. Par
contre, si l’inférieur, le cadet, le roturier tentent de se rebiffer en préten-
dant que le li est pour eux, auraient-ils raison qu’on les condamnerait tout
de même comme des révoltés...
Quand un homme est condamné par la loi, il se trouve encore des gens
pour avoir pitié de lui. Mais quand il est condamné par le li (personnifica-
tion du principe cosmique et de la justice abstraite), qui peut le prendre en
compassion ? ... Dans les six Classiques et dans les ouvrages de Confucius
et de Mencius, où est-il écrit que le li est cet objet externe, indépendant
des sentiments de l’homme et de ses désirs et destiné à les réprimer féro-
cement 460 ?
459 Tai Tchen, Étude sur la signification des mots du Mencius 1.12. Traduction
légèrement différente dans Freeman, « The Philosophy of Tai Tong-yüan »,
p. 64.
460 Ibid. « The Philosophy of Tai Tung-yüan », pp. 63-64.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 253
461 Tai Tchen, Yuan Chan 20-21. Traduit dans Freeman, « The Philosophy of
Tai Tung-yüan », p. 62.
462 Tai Tchen, Étude sur la signification des mots du Mencius 1.10.
463 Ibid. 1.1b-2a.
464 Tai Tchen, Œuvres complètes de Tai Tong-Yuan 9.12b.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 254
Tai Tchen servit avec fidélité l’empereur K’ien Long qui lui accor-
da des faveurs insignes. Cet empereur s’employa avec énergie à répri-
mer tout soulèvement et fit condamner plusieurs ouvrages séditieux.
On se demande s’il lui est arrivé de lire les essais de Tai Tchen qui
condamnaient les bases philosophiques du despotisme.
S’il lui arriva un jour de les lire, il ne s’en alarma probablement
pas, car ces essais ne contenaient aucun motif de s’inquiéter. Pour aus-
si indépendants qu’ils fussent, la grande masse des intellectuels conti-
nuaient à nourrir la pensée orthodoxe qui leur permettait d’affronter
avec succès les examens officiels — que Tai Tchen ne parvint jamais à
réussir. Quand les problèmes politiques et sociaux devenaient trop dif-
ficiles, la plupart d’entre eux se tournaient vers les abstractions du
néo-Confucianisme, « consolations de la philosophie ».
D’une façon paradoxale, le tempérament extrêmement critique des
lettrés Ts’ing eut pour effet de détourner les esprits les plus pénétrants
des problèmes politiques, sociaux et économiques et de les orienter
vers un domaine beaucoup plus étroit.
Depuis la fondation de la dynastie mandchoue, se développait un
mouvement de plus en plus généralisé tendant à étudier les textes et
les commentaires anciens qui avaient l’avantage de posséder une auto-
rité beaucoup plus grande que les œuvres des néo-Confucianistes.
Comme nous l’avons vu précédemment, Kou Yen-wou apporta une
grande contribution à l’étude de la phonétique. Partant des travaux ef-
fectués par un lettré Ming, Kou parvint à rétablir les anciennes pro-
nonciations, longtemps ignorées, d’un grand nombre de caractères.
Ceci n’était qu’un des nombreux instruments de travail utilisés par les
lettrés Ts’ing dans la tâche consistant à critiquer la littérature an-
cienne, à démasquer les faux, à résoudre les vieux problèmes et
même, dans certains cas, à reconstituer des textes disparus depuis
longtemps.
[236]
Les plus anciens commentaires sur les Classiques dataient de la dy-
nastie Han. On les considérait comme les plus dignes de confiance,
étant donné que les lettrés Han avaient vécu à une époque relative-
ment proche de celle où furent composés les Classiques. Voilà pour-
quoi un groupe de lettrés Ts’ing s’intitulait « École du Savoir Han ».
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 255
[238]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre XII
L’INFLUENCE
DE L’OCCIDENT
468 Sun Yat-sen, San Min Chu I, The Three Principes of the People, p. 171.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 263
nant leur histoire et leurs traditions qu’ils ne l’avaient fait au cours des
siècles précédents.
Pendant deux mille ans, les Chinois avaient étudié les Classiques,
car la connaissance des Classiques était le plus sûr garant de la réus-
site politique et même matérielle et du prestige social. En 1905, les
examens de la fonction publique furent abolis et l’étude des Clas-
siques fut abandonnée. Quand, après 1920, le mouvement « Nouvelle
Marée » obtint que les textes destinés aux établissements d’enseigne-
ment primaire et secondaire seraient désormais rédigés en langue par-
lée, cela ne signifiait pas seulement qu’un grand nombre de Chinois
instruits auraient désormais des difficultés considérables à lire les
Classiques. [246] Cela signifiait aussi que la plupart d’entre eux se-
raient dorénavant dans l’impossibilité de comprendre presque tous les
ouvrages appartenant à la littérature chinoise traditionnelle. Il s’agis-
sait donc d’une rupture totale avec le passé, et il se créait tout à coup
un vide idéologique.
Bien que les réformateurs aient en général dénoncé le conserva-
tisme, tous ne désiraient pas abolir totalement les traditions culturelles
de la Chine. Sun Yat-sen, par exemple, qui contribua plus qu’aucun
autre à abattre l’empire, proposa pour la République une constitution
comportant des caractéristiques purement chinoises. Il affirmait : « Ce
que nous voulons que l’Europe nous enseigne, c’est sa science, non
ses doctrines politiques. C’est à la Chine d’enseigner à l’Europe les
vrais principes de philosophie politique 473. »
Si les circonstances avaient été plus favorables, la Chine aurait
sans doute pu devenir une nation possédant les caractéristiques des dé-
mocraties occidentales, tout en conservant les traits essentiels de sa
culture nationale. La démocratie est basée sur le compromis, et le
« moyen terme » est vieux comme la Chine. La démocratie fait grand
cas de la liberté individuelle et refuse l’autorité illimitée de l’État ;
ainsi fait le Confucianisme. L’humanisme et le libéralisme, sources de
la démocratie occidentale, ont de nombreux points en commun avec
les meilleures traditions de la pensée chinoise.
Mais la démocratie ne s’est pas faite en un jour. Pour devenir un
État pleinement démocratique, la Chine avait besoin du temps que
l’histoire lui refusait. Entre la révolution de 1912 et la victoire du parti
473 Sun Yat-sen, San Min Chu I, The Three Principles of the People, p. 98.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 266
479 Sun Yat-sen, San Min Chu I, The Three Principles of the People, pp. 386-
387, 437-444, 478 ; Chiang Kai-shek, China's Desliny, pp. 152, 165, 228-
229 ; Mao Tse-tung, China’s New Democracy, pp. 29-30.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 269
de la Chine, qui avait mis sur pied cette organisation politique et éco-
nomique dans le seul but, affirmaient-ils, d’opprimer le peuple.
Les Russes, eux, n’ont jamais demandé aux Chinois d’abandonner
leur ancienne culture au profit de la culture russe. Au lieu de cela, ils
invitaient les Chinois à se joindre à eux et aux autres peuples en adop-
tant un nouvel ordre social, politique et économique, fondé sur la base
de l’égalité totale de toutes les nationalités et de toutes les races. De
telles paroles, en harmonie avec les luttes récentes de la Chine, et aus-
si avec les doctrines cosmopolites et humanitaires du Confucianisme,
ne pouvaient manquer de trouver une réponse dans le cœur des Chi-
nois.
Sur la fin de sa carrière politique, Sun Yat-sen se montrait profon-
dément impressionné par le fait que la Russie soviétique était la seule
des puissances occidentales qui se soit montrée prête à collaborer avec
la Chine sur les bases de l’égalité absolue. Dans ses Trois Principes
du Peuple, immensément populaires, Sun déclare que la Russie « s’est
donné pour but de tenir les puissants en respect, de soutenir les faibles
et de faire régner la justice... Elle vise à détruire l’impérialisme et le
capitalisme dans le monde entier ». Et les Chinois se rangeront [251]
un jour aux côtés de l’Union Soviétique, promettait-il, pour « lancer
les forces de nos quatre cent millions d’hommes dans le combat mon-
dial contre l’injustice ; telle est la tâche dont le Ciel nous a char-
gés » 480.
La Russie soviétique ne confiait pas seulement à sa propagande le
soin de gagner la Chine à sa cause. De nombreux Russes étudièrent la
langue, l’histoire, la culture de la Chine et furent ainsi entraînés à rem-
plir leurs missions en Chine avec le maximum d’efficacité. Le gouver-
nement soviétique invita aussi de nombreux Chinois à venir en Russie
étudier la doctrine communiste ; on suppose que sur les treize
membres du Politburo chinois, huit au moins ont fait des études en
Russie 481. Sous la direction de ces spécialistes, un réseau de cellules
fortement disciplinées ne tarda pas à s’organiser en Chine, ayant pour
objectif l’édification du communisme chinois, à l’exclusion de toute
480 Sun Yat-sen, San Min Chu I, The Three Principles of People, pp. 17, 87-
88.
481 North, « The Chinese Communist Elite », p. 68.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 271
482 Sun Yat-sen, San Min Chu I, The Three Principles of the People, p. 277.
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 272
existe des cercles d’étude dans les banques, les usines, les syndicats et
les villages. Les individus considérés comme politiquement peu sûrs
sont soumis à un endoctrinement intensif. Il est probable que c’est la
première fois dans l’histoire de l’humanité qu’on assiste à une pareille
tentative pour transformer dans d’aussi courts délais le mode de pen-
sée de tout un peuple.
Il est impossible de savoir dans quelle mesure la pensée du peuple
chinois a été réellement transformée. Il semble pourtant évident qu’en
certains domaines se sont produits des changements qu’on ne peut
considérer comme superficiels. Un exemple frappant nous est fourni
par l’attitude des enfants envers leurs parents.
Nous avons vu que l’importance attribuée en Chine à la famille re-
monte à une date bien antérieure à nos premières connaissances de
l’histoire chinoise. Il y a trois mille ans qu’a été énoncé le principe se-
lon lequel le premier attachement de l’enfant doit aller à ses parents ;
ce principe a continué à être observé jusqu’à nos jours. La Chine tra-
ditionnelle considérait comme impensable qu’un enfant puisse un jour
constituer un témoin à charge contre ses parents ; un tel fait aurait
d’ailleurs été sanctionné par la loi.
Les « procès de masse » constituent une branche importante de la
propagande communiste chinoise. Ce sont des spectacles publics au
cours desquels des personnes accusées d’être des « ennemis du
peuple » voient défiler devant elles une succession d’accusateurs. On
raconte que dans certains de ces procès le moment le plus dramatique
est la déposition d’un enfant qui démontre son attachement à la cause
du communisme [256] en dénonçant ses parents. Il existe encore, n’en
doutons pas, quelques Chinois qui désapprouvent une telle conduite,
mais nous pouvons être sûrs que les organisateurs de ces procès n’es-
comptent pas une réaction entièrement défavorable à ce genre de dé-
nonciations. Nul exemple n’est plus apte à illustrer le succès qu’ont eu
les communistes en transformant certaines attitudes fondamentales du
peuple chinois.
Dans d’autres domaines, par contre, la tradition a joué en faveur
des communistes. Plus d’un observateur a fait remarquer que les prin-
cipes communistes du gouvernement par une élite et l’assujettisse-
ment à un dogme autoritaire ne manquent pas de précédents dans
l’histoire de la Chine. George E. Taylor va jusqu’à dire que les com-
H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 276
[261]
La pensée chinoise
de Confucius à Mao Tseu-Tong.
Chapitre XIII
CONCLUSION
[266]
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H.G. Creel, La pensée chinoise de Confucius à Mao Tseu-Tong. (1955) 288
[271]
RÉFÉRENCES
Les notes en fin de livre ont toutes été converties en notes de bas
de page dans cette édition numérique des Classiques des sciences so-
ciales, afin d’en favoriser la lecture. [JMT]
Fin du texte