DARIO Si\BBATUCCI

La perspective
historico-religieuse
Foi, religion et culture
traduit de l'italien par Philipp e Baillet

Préface de SILVIA l\L\NCINI

Postface d' ANTOINE F.A IVRE

Ozmrage publié az1ec ie concour.r

du Centre N ationai dti Livn

EDIDIT
PARIS
2002
 Titre de l'édition originale: Historicisme absolu
et Histoire des religions ·
La prospettiva storico-religiosa. l'reuvre de Dario Sabbatucci
I1 Saggiatore/Mondadori, :Nlilano 1990.

Il peut paraitre, certes, paradoxal de choisir d'inaugurer par

La perspective historico-religieuse, de Dario Sabbatucci, une collec-
tion destinée à présenter un panorama actue! des différentes
écoles d'histoire des religions.
En effet, ce livre développe un propos critique à !'encontre
d'autres approches de l'objet religieux, propos qu'accompagne
une mise en cause de l'autonomie et de la spécificité de cet objet,
pour déboucher sur une déconstruction de la notion même de
"religion". De fait, Sabbatucci ne semble pas considérer celle-ci
comme une catégorie opératoire pertinente en ce domaine de
recherche, des lors qu'il entend le considérer comme véritable-
ment "historico-religieux" (ct non pas "philosophico-religieux"
ou « phénoménologico-religieux »). Quel est clone lc sens de ce
paradoxe dont la formulation frôle le sophisme ?
Une précision s'impose au préalable. Cette "histoire des reli-
gions" telle que l'auteur la conçoit, et qui vise la déconstruction
© 2001 EDIDIT S.i\.R.L.
de la notion de religion, ne repose pas sur une attitude de
ISBJ\" 2-912770-02-5
" r.enoncement " , 1aquelle aurait été inspirée à Sabbatucci par cer-
Compos1tion PC.\
tams courants philosophiques contemporains tels que le nomi-
Diffusion: Edidit, 76, rue Quincampoix - 75003 Paris nalisme, le relativisme ou l'agnosticisme. Ce déconstruction-
Imprimé en Italie - I~ GR.\F s.r.l. - .\Iilano msme apparait plutôt comme la conséquence inévitablc de
8 La perspectil'e hisrorico-religieuse Préface 9

l'application, à l'hiqoirc dcs rcligions, de la di:marche propre à
l'"hi storicismc absolu " Jont ii se réclamc. Issu de la tradition
philosophiquc italicnnc qui Ya de Vico à Gramsci, cn passam
par Crocc er Gcntik, cet historicisme radical esr sous-tendu par
un immancnti sme foncier, qui s'cxe rce à dcux ni,·eaux : cclui de
l'interprétarion eles faits rcligieux, ct celui des insrruments cogni-
tifs ccmés apprL' hender ccs mêmcs faits et en rcndre compre.
L 'hi.itoire rle.r relú.;ions att rléji de l'bistonâs1JJe abJo!tt
C - -
dans la mouvance d'inspiration romanrico-naturalis~e (repré-
.
~cnrce,
pat·
. • e'"t:n1plc
-' , par F.. ~ fax .\füll cr, L.. hobe111us,
,. .
?\f. Fliade), en passam par ks ccolcs anthr~pologKJUCS d ms~J-
. Jc rkh,,imienne fonctionnah:;re (atnsJ, R. Radchfte-
nnton u 1 " ·
Brown, B. ?\Jalinowski) ou é\·olutionniste (Tylor ct Frazer). La
carétrorie de "rcligion", comprisc comme auto-évidenre, semble
en ;:)mmc constituer l'inéluctablc a priori de l'his toire des reli-
o-ions. L'objct religicux apparaít des lors commc cclui d'unc
~cience analogiyue : l'anthropologue, ou l'bi storien dcs relig:tons,
se mettent, implicitcmcnr ou explicitemenr, en quête de ce qui,

dans Jes autrcs culrures, ressemble 1c plus à ce gu'cst, pour nous

L'historicisme absolu présuppose que « tour est histoire », et Occidentaux, la "religion " 1• Commenr clone éviter ce risque ?
que tant celle-ci que ses manifestations culturelles som les pro- La stratégic méthodologiyue de Sabbamcci consiste 9~~?o:d ·~
duits de l'cffort créatif de l'homme. Cela implique, du même en une prise de conscience du « conrex tc d'émergence, d'usage
coup, l'impossibilité de considérer le "sacré" et la "religion" et de développement des catégori es interprétatives », voire de
com me des réalités ontologiyues a pn·ori, irréductibles à la raison rous les conccpts mobilisés dans la pratique de la recherche.
hisrorique, ou comme eles strucrures anthropologigues perma- Cerre prise de conscience es r de type "hisroric1ue". E lle po rte
nentes du type "bomo rel~[!,iOJ!I.r", dont la nature scrait foncit're - sur la genése et les implicarions cul mrelles de cet outillage
ment an-hisroriyuc. Cela impJjque égalemenr que l'on considere conccptuel. Elle seule pcrmet que nous nous tournions ,·ers
comme culrurellement relatiYe et circonscrite (et clone problé- d'autres époqucs, d'a utres culrurcs, en étanr munis d'une ,gamntit
matiyue d,ms ses applications) la nature de l'appareil conccpmel métbodique (et non pas scul ement de bonnes inrentions) contre
du chercheur en sciences relig{el.lses, dés lors que cet appareil les risques de l'ethnocentrisme spontané, non médiatisé par ce
est lui-même compris comme un produit hisrorique. travai! d'objectiYation critique. En somme, sculc certe démarche
L'argumentation de Sabbatucci repose, en somm e, sur la d'historicisation simultanée du sujet de la connaissance (compris
these suiYante: fruits de l'histoire culturelle de l'Occident, mar- comme le détcnteur d'un cnsemblc de catég:ories interprétatives
quécs par l' e:xpérience gréco-romaine d'abord, chrétienn-e> ~ultureiJemenr oriemées) ct de l'objet à connaitrc peur nous
cnsuite, les catégori es intcrprétativcs de l'histoirc des rcligions evner de projeter chez les autres nos cxpéri ences et nos valeurs
culturelles.
(mythe, ritc, croyancc, dieu, foi , théocratie, polythéismc, mono-
théi sme, magie, etc.) som le résultat de circonstanccs culrurelles 1\;ous a\·ons donc affaire ici à une doubk opération de mise
en perspective historiquc. Ellc porte, d'une part, sur les formes
uniques, non exportablcs hors de I'O ccident. Bien évidemment,
relig1euses
. · -' con · · com me autant d e torm
. 1pnses - ·
anons 111stonques
· ·
cerre thése va à !'enco ntre de la plupart des études compararives
dom 11
.. _ -
s'ao-ir
b
d
> , • 1 - · 1
t rcnacer, cas par cas, ranr a tonctton cu turellc
en matiére de rcligion, lesquelles, en effet, tendem à poser la
spentJcjue d·1n · · · · d onne,
, s un contcxtc · que 1cs processus clc tor-
-
"religion" comme une carégoric obj ective et auronom e. Sem-
blablc tendance va de rra\'aux qui s'inscrivent dans certains cou-
rants marqués par la théologie protestante (ain si, la phénomé- 1. Sur ce rre quc,ti<>n cf D~nid Dubuis son. L'Oüidm! e1 la rrl1.éon , Bru'Cclk, .
C:ompk'Cc. 1'J%. . ' .
nologic de R. Otto et G. Van der Lceuw) , à ceux qui se situem
 La percspective historico-religieuse Préface 11
10

mation et de développcment. Elle po rte, d'autrc part, sur les ·fc s solutions culturelles que les civilisa-
ontraster les d 1 lerente - . :, . bl bl
o utils conceptuels destinés au découpage, à la saisie, à la concep- c . d )ptées tace a des problemes sem a es.
tions ont rour a rour a < , .
tualisation et au déchiffrement de ccs memes formes. On • 1• b ombre d'enquetes qUl, pour ponctuelles
II en est resu te on n -
comprend qu'une telle opération puisse amencr Sabbatucci à ·
u'elles sotent, ne a l· issent pas
· d 'être en meme
. .temps des . travaux
.
faire exploser, cn fin de parcours, h catégorie meme du "reli- qde ande envergure - la problématique ,generale . , qUI '-gUJde ses
gieux". Aboutisscment quelque peu déroutant, certes, au point gr h te rapport allant bien au-dela d une approch e
recherc es sur . - . . . . d ..
qu'on peut se demander si le présent livre n 'aurait pas mieux . to rt'co-philologtquc. On peut ctter, a •cet egar ., son
purement h ts ,o •
tiguré en clôrure de collection, en maniere de défi provocateur rsticisme o-rec- · celle des phenomenes de demy-
ana1vse d u m.\ ~ .' . . . .
lancé au lecteur de sciences humaines, pour l'inciter à ne jamais ·· t de ritualisation stmultanees, pro pres a la religton de
hi
t satton e · bli 1''
cesser d 'interroger et de problématis er ses objcts d'intérêt. la Rome ancienne 3 ; la recherche _sur le ra~port eta avec ms-
Une bonne raison légitime toutefoi s le choix de La per.rpective - · ro.vale (et le príncipe 'génestque qut la sous-tend)
ttrunon -- . . par4 les
historico-re!igietm comme texte inaugural de la présente collection. · ·Li ti. ns me' diterranéennes et du Proche-Onent anCJen , et
ctvt sa o , .
C'est que l'esprit de celle-ci se trouve comme incarné par la celles qui portent sur l~s po~ythéisme\ d~ ~a Meso potamte
position de l'auteur. Co nçue moins, en effet, comme un réper- jusqu'au Japon, à la Coree et a la Chme am s_1 que, enfin, sur
toire hétéroclite des diverses approches qui émaillent ce secteur les monothéismes 6 • Cet élargissement de la methode compara-
d'études, que comme un outil de travail destiné à stimuler la tive à plusieurs aires culturelles, à partir d'~n probléme p~écis,
confrontation systématique et le débat chez les spécialistes et présente des difficultés que seules peuvent resoudre une me th~­
les no n-spécialistes, la collection entend mettre l'accent sur les dologie et une épistémologie "fortes", c'est-à-dire "constructl-
aspects problématiques de ce domaine de la recherche. Accepter vistes" et conscientes d'elles-mêm es . C'est seulement dans le
de soumettre l'histoire des religions à des éclairages multiples, cadre de cette méthodologie différentielle et d'une probléma-
en vue d'une problématisation systématique, implique toutefois tique historique précise, que les théses exposées dans La perspec-
l'acceptation de deux conditions préalables. tive historico-re!igieuse prennent tout leur sens.
Il s'agit d 'abo rd de reconnaitre, du moins au plan du príncipe, Divers fils s'entrelacent dans cet ouvrage : des faits culr:urels
la nécessité de ne pas limiter les sciences des religions au seul localisés dans le temps et dans l'espace ; leur interprétation
champ des spécialisations poussées (celles qui peuvent can- contextuelle ; la réflexion sur les méthodes les plus adéquates à
tonner le sinologue, l'indianiste, l'égyptologue, l'helléniste, etc., leur décryptage ; l'interrogation sur les concepts destinés à réa-
chacun dans son secteur d'études exclusivement), mais de res- liser celui-ci ; la révision critique de constructions de l'histoire
tituer à l'approche comparative la centralité que ces mêmes des religions et de l'ethnologie religieuse dont souvent les
sciences religieuses avaient entrepris de lui conférer depuis le modeles théoriques res tem plus o u moins implicites. En somme,
XJX" siécle. E nsuite, il s'agit d'assumer, par la mise au point de chez Sabbatucci l'on trouve ' actualisée , une orientation qui .

modéles théoriques adéquats, la complexité des problémes his-

toriques et épistémologiques soulevés par la confrontation entre
les religions, ainsi qu'entre les cultures respectives dans les- 2. Essai sur /e mysticúme .~rer 11%5), Pari s, Flammarion, 1982.
3. L? .\'talo come conquista m lturale, Romc, Bulzo ni , 19 75.
quelles ces religions s'inscrivent. O r, ces deux co nditions sem- ~- II mito, i/ rito e la storia, Romc, Bulzoni, 1978.
blcnt bel et bien rem plies par les travaux de Dario Sabbarucci. ( ..
:>. Politeísmo
..
·· \'ol · 1 (.~ I [eso,./h
.n ,rliJJia,
· 1"-0JJJa,
u C ·reatl. · · , \ ' O.1 _7 (!, nao-tranto,
· f :.:f.!l!o) .1 · · · c··d TJJUIIÚ.
Pour ce qui est de la premiére, tout au long de son cruvre on _1/Ja, G~appone, Corra), Romc, Bulzoni, 1998.
6. i\lonoteismo, Romc, Bulzoni, 200 1 _
le voit convoquer le comparatisme historique en vue de
12 Lét perspectÍ1'e historico-religieuse Préfáce 13

désormais s 'cst imposéc dans les scicnces de l'hommc contem- _ o , o ( ~e ,rardant bien d'cmpiéter sur !c terrain
tort CJrconscnt e 0 · ::---' o , _ , o ,
poraineso Elle consiste en un traYail de mise en perspective, non - · · lotOs) a tini ainst par 1 emportcr. Ce chotx s est
d'aurres speCJa 1 e. ' ' ' o o . c
sculement eles productions humaines en tant que telles (ici, lcs . · 1 , t ccompao-né de l'abandon de toute theonc genc-
<Tenera ctnen a ~c- .
productions dites magico-rcligieuses), mais également eles prati- ~c- I' bo t Or c'est 1
J_ , ousremenr !e proprc de la clemarche
rale u e o 1e o - ' , o o. .
ques, eles discours, eles représentations propres aux savoirs o -, CJUC de forcer les spectalltes a se poscr des pro-
compara ti\ e, oo o _. .
savants qui étudient ces productionso Certes, cctte attitude b!emes fédérareurs, de solltcttcr la mtse au pomt de modeles
« rétlexive », qui incite lc chercheur en sciences religieuses à · o
t l1eonques - ' 'su~ccpnbles
de plus· en plus . - de rendreocompre de la
porter son regard tout à la fois sur l'objet de sa connaissance et variété et de la complexité eles cultureso II nc s'agtt clone pas de
sur son propre regard en traio de connaitre, a encorc du mal à construire une histoire universclle, qui réduirait les différents
s'imposer en France, et ce pour quatre raisons, qu'il connent univers historiques à un modele unique et ethnocentrique, mais
d'évoquer brievement icio bien plutôt de faire ressortir la variété différentiel_le eles mondes
La premiere raison est liée à une forte emprise scientisteo culturels connuso Et dans cettc perspecnve, la demarche htsto-
Souvcnt, cctte emprise a amené les historiens des religions tran- rico-contrastive, attentive tant aux différences qu'aux conver-
çais à la conviction que la légitimité scientifique de la discipline gences eles formes et eles processus, offrc eles ressources iné-
ne saurait être assurée que par une neutralité et une objecti- puisableso
vité rigoureuses, reposant sur l'élimination de toute interférence Une troisieme raison eles résistanccs opposées à la relati\·isa-
entre données empiriques et positionnemem subjectif du cher- tion méthodique du regard de l'historien eles religions, promue
cheur. {dais ce positionnemem se trouve rarement thématisé ; sa par le comparatisme ainsi compris, vient de ce que les cher-
problématisation et celle, simultanée, de l'objer de la recherche, cheurs opérant dans ce domaine d'études se trouvent souvent
menacent en effet, sekm ces historiens, le dualisme cognitif sur personnellement engagés dans une confession rcligieuse parti-
lequel repose une tradition savame à forte connotation philolo- culiere (ou dans eles positions philosophiques, métaphvsiques,
gicjuC et positivistco :Méfiants à l'égard eles interrogations épisté- reposant sur une conception ontologiquc du sacré)o Réfractaires
mologiques et généralisames, réticents à admettre ouvertement à une pratique de l'histoirc des religions qui scrait relativistc et
le statut tlottant eles savoirs bâtis par les sciences humaines, ils différentielle- c'est-à-dirc à um: histoire qui prend les religions
redourem notamment, sur le plan théorique, lcs dérives agnos- comme eles systemes de choix et de valeurs originaux, créés en
tiques et rclativistes propres à notre époqueo réponse à eles problémes historiques spécifiqu~s -, les porte-
La deuxieme raison est qu'une fois refermée la phase om·erte pa~ole de cette mouvance entretienncnt avec la méthode compa-
par eles auteurs tels que Pinard de la Boullave, ~fauss, Dumézil, r~ttve u~e relation symétrique et opposéc à celle eles histori-
clstes. S'!ls n'hésitent p as a, prattquer
o 1a comparatson,
o ce ll e-Clo est
Eliade, Lévi-Strauss, etc., les études historico-rcligicuses fran- A •

plutot
o emplovéc
oo . a., l'o o d .
\ ec tntcnt1on e rechcrchcr eles m\·anantso de
çaises ont affiché, et ce depuis quelques années, une vi\'e réti-
la Vle rehg1euse et d -, I'_ _ o o
ccnce à l'égarcl cl'un comparatisme élargi, idemifié som,ent aux . · e cxpcncnce humaine du sacréo
crreurs eles théories évolutionnistes et diffusionnistes, et tenu
pour inconciliablc avec la recherche historiquc proprement ratismc historiquc, cf. ~la reei D ,_ . . _ , _
nombrcuscs . - . . urcnnc, (&wfHill"r Pans, ~cU!L 1C) C)<) oLcs
dite ~o Le choix de se spécialiser exclusivement dans un domaine , cnuqucs qUI <>nr cri .,• ci rcsscc,
des sorcié!~r p. , _ G lli.
.. -·, . , 1' ,.
a <>U\T:lgc ck C:arlo lTinzburo, 1.1' sa/J/;a!
., anso ah mard
rappons entre I . ,
19Sf, . . · "
- ~ ( ll.l\ rag~.._ ljlll aborde ou\ crt_cn1cnt la c1ucsrjon de~
manifcstécs morp
I .I.
o "f-'IC cult ·11
.
. . . . -
. urc c cr hlst<nrc, tcmoJgncm Lf..':akmcm dcs ri'scn·cs
'
par cs llSt< >ncns tr'-l . -- : I',
-. \urour dcs rési5tancc~ de<.; n1ilicux uniYcrsitaircs français \-is-Ú-\·is du con1pa- · nçaJs ,J <nconrrc de la pranc1uc comparati\-Lo
 14 La perspective historico-religieuse Préface 15

La quatrieme raison réside dans I'existence d'un programme ·· d ·1 fe"~ par l'histoirc des religions (en se distan-
situé aux antipodes du précédent (ses tenants se réclament en maruere ont 1 ne. '." . . . . .' . ,. ·, A ,.

. 1' d s posinons nvales), sont hees a l1c.ke meme qu 11

Ciant par a e. . . . h .
effet d'une pensée rigoureusement la'ique), mais qui tout comme - · d, cteur d'étudcs. Parm1 Ies sCJences umames
se talt c ce se . . . . ,
celui-ci reflete une réticcnce marquée à l'égard de l'idée d'his- , · . l'histoire des relig1ons consntue, selon lll1, l un des
compara ti\ es, . . , .. , . . ... .. ,
toire comparée des religions. Les savants français en question , n a le moms thematJses problematlses, mls cn pers-
champs qu o . . ' .
n'ont guere manifesté d'intérêt pour Ies recherches historico- · itique pour cc qu1 releve tant du statut de son objet
religieuses en tant que telles (pas davantage, d'ailleurs, que pour pecnve cr , T d' d
. · ) quedes mérhodes d'approche. , . l:ne . . sorte accor
(les re 11g1ons , . .
les problématiques, tant théoriques qu'épistémologiques, que ces ·1mp.1c1te
1· · se mble en effet postuler que 1 objet rchg1eux sermt dote
. . . ,
recherches soulevent). La tendance consiste plutôt, ici, à d'une incontestable auto-ev1dence, laquelle a_ssureral: du mem~
absorber l'étude des faits historico-religieux dans des perspec- coup aux études qui s'y rapportent une ce~tame umtc: Certes, 11
tives tour à tour sociologique, anthropologico-structurale, phi- ne manque pas de spécialistes pour s~uh~ne~ ~es ,~1ve~,g?nces
losophique, linguistique, psychologique ou psychanalytique, fondamentales qui séparent l'approche 'objeCtlvlste et reduc-
lesquelles raménent le religieux au social, ou aux structures logi- tionniste" des faits religieux, de I'approche "subjectiviste" et
ques de l'esprit, ou à la fausse conscience dissimulam les réalités "sémantique-affective". La premiére est pratiquée par ceux qui
de classe, ou encore à un ensemble de puisions refoulées x. voient dans la religion un détour par rapport à un ordre insti-
tuam, détour dissimulé sous les formes religieuses, lesquelles
constitueraient alors un ensemble d'institutions, de pratiques et
L 'école italienne d'histoire des religions de conceptions remplissant une fonction précise, et cc dans la
vie tant sociale et collective, que psychique et individuelle. La
Selon quelles procédures L.a perspective historico-religieuse prend- seconde approche, notamment de type phénoménologique
elle ses distances vis-à-vis des quatre positions qui viennent et/ ou herméneutique, aborde la religion à partir du probléme
d'être énumérées, c'est-à-dire à la fois du philologisme scientiste, du sens que celle-ci revêt dans la conscience immédiate du sujet
du parti-pris anti-comparatiste, de l'irrationalisme phénoméno- religieux. Malgré Ies différences évidentes des deux types
logique, et enfin du réductionnisme laicisant ? Pour répondre à d'approche, il reste qu'avec l'une et I'autre naus sommes en
cette question, tentons de résumer les principales théses de PEésence de théories générales de la religion, théories censées
l'auteur. Des les premieres pages, avant même de fournir au permettre de ramener les données documentaires à des cadres
lecteur une définition précise de l'objet religieux (et une délimi- généraux et universels.
tation du champ disciplinaire qu'on appelle "histoire des reli- , Or, ce n'est nullement ainsi que procede Sabbatucci, dont la
demarche . est, Pourralt-on
· d.1re, presque symetnquement. .
gions"), Sabbatucci se lance sur le terrain du débat théorique et
opposee aux deu · ·d I . · . .
de la controverse méthodologique. Il nous donne à entendre . , x prece entes. ~e caractere essennellement cn-
ttque. de louvrage . , l'ab d d'fi . . , . 1
sence e e 1111t1ons genera es qm ao - . f .li
que son empressement à annoncer sa couleur et à se démarquer
tera1ent la tâche d I l' '
de ses prédécesseurs, ainsi que son insistance à exposer la . u ecteur, usage qu'il fait de la méthode
comparattve - usag · b . ,
ultt. d , A e qm a oum a naus priver de tout repêre
me ans 1 enquete _ .01·1· . .
g ent a, regar d er de plu ' \ · Ia autant ..
de facteurs qu1 nous obh-
, _
8. Cj." notammcnt E. De Martino. « ;\fnhc, scicnccs rcligicuscs ct ci\"Jlisation
l'h" · d . . s pres a maruere qu a cet auteur de "taire
modcrnc >>, in htrettr. Srmbo!e. I "almr, Pans, Coll. Lcs Empcchcurs de pcnser en rond, lStOire es religJon " C .,
Scuil, à paraitrc (urre italicn: ";\lito, scienzc rcli).,>iosc c ci\·iltà moderna", in htrore chet II . s · ette maruere se révéle comme par rico-
, car e e se dega d I
siillbolo l'CI!ore, Milan, ll Sag)..>iatorc, 1962). ge e a confrontation dialectique avec des
16 La perspective historico-religieuse Préfáce 17

approches autre~ que la sienne. "-\ cerre fin, ii com·iem de suivre · 1 S bl ·1tucci nous explique que l'approche de
Dans cet arnce, ,a J, ,. '·- ,· ,., . :l~
la démarchc que Sabbatucci lui-même nous incite à adopter tout . zont c a JOrt·,,.
· 'll c ,lLLx 'alentours
· de:; annecs \tngt, ' ~ltalt . cts.
au long de son line, et qui consiste à situer sa pcnsée dans un Pettaz ·. . . n1 e. destinéc à exercer une foncnon cn-
début pre~entcc com · . . . . . ,.
caclt·e culrurel plus \·astc, à la mettre en perspective historique, !e . ·· d d - r1·er1 r·1tions histonco-rchgtcuscs de 1epogue,
i ue a l egar es o ' . . ' . . . '
bref, à l'"historiciscr''. tq ' . , 1 e temps une solunon hlstonCJste (c est-
et proposaJt en men . . , ~ ,- ·, , .
On a vu en !ui l'un eles plus originam;: représentants de l'école . · t ·r· ]icnnc n1 lc 1Jo1ds que dans lcs annees
à-dJre tYp1LJUCl11en 1 '1 ' .
italienne d'histoire eles religions. Comme nous l'a\·ons nené plus .
vtngt 1a pensee
· · de B · Croce
o
~
excrçait sur la culturc de ce pays)
. .
haut, il est d'abord un porte-parole de l'historicisme italien, revi- ,. · J1·écs à l'essence. aux buts et aux mcthodcs eles
aux quesnons · . . . . -~ . . , . o

sité à la lumiére des apports de l'anthropologie sociale 9 et du ·

sCJences re.J 1·crieuses· • '
alors· cn \"O!e de tormanon. .
L apptoche. ,
pet-
0

structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Cctte triple ascendance .

tazzonJenn ~ · o e ce sin9Ularise ,
selon SabbatUCCI, .
cn ceCJ
. . .
gu clle
.
est
.
fournit à clle seule le gage d'une conception constructiviste (et -h.~ · f.at..qJtf et CO!JJharatire. O r ces tro1s caracten~tJques lmpl!-
tstorzque, · r ' . . . . , .
nem pas déconstructionniste) de la discipline, car Sabbatucci est quent d eu.,,. 1nre'·sL · 1pposés
· · · · Le prcmter
· consiste
. a n1er . 1cxlstence
. ,
persuadé que sa méthode peut comribuer à une véritable d'une "essence religieusc" en tant que telle. Le second, a retuser
avancéc dcs sCJences de l'homme. Demandons-nous clone l'idée qu'un sens rhilosophigue quelconque serait inserir déjà
dans l'histoire. La méthodologie de Pettazzonl reposaJt sur ces
d'abord d'ou viem, au juste, cc chercheur qu'est Dario Sabba-
deux présupposés, tout en s'étam constituée à travers un dia-
tuco.
logue inimerrompu avec les autres écoles, clone en sui\·am un
Dés 1953, dans un article consacré à son maitre Raffaele
11 processus en quelquc sorte dialectique - et non pas en partam
Pettazzoni ', ii temait de brosser les contours de l'histoire des
d'une position programmatique a priori. ·
religions proposée par ce fondateur de l'école italicnne. Il déga-
Ce dialogue a\·ec d'autres courams a\·ait peu à peu amené
geait ainsi une série de poims, susceptibles de résumer la piare- Pettazzoni à prendre position sur un cenains nombre de poims
forme théoriquc et méthodologique du maitre, poims qu'il importams, et principalcmem sur les cing que voici. 1) En
mettait ouvertcmcm en rapport avec la tradition de l'histori- reconnaissam à la phénoménologie religieuse le mérite d'avoir
cisme italien issu de la pensée de Gianbattista Vico ct de Bene- réagi au philologisme qui étouffait l'hisroire eles religions alors
dctto Croce. Quoiquc déjà ancien, cet article peut nous servir que celle-ci était encore dans l'a:uf, Pcttazzoni a adopté la thése
de guide trés utilc pour comprendre la démarche de notre ph~~oménologigue relatin à l'autonomie et à la spécitlcité du
autcur, leguei a non sculcmem donné un prolongemem aux religteux, d'un religieux cnraciné dans un type de conscience
cxigences fondamcntales de la méthodc pettazzonienne, mais a culturell e ..ruz· l!,enenJ.
d' · "· '"otons, en passant, que· sur ce potnt · 11· se
tini aussi par dépasser, en lcs radicalisant, les présupposés ema~quaJt de Croce, leguel, en situam la religion dans le
méthodologic]ues et théoriques du maitre. domatne. . d e l"et h.1que, lw· contcstaJt . cettc autonomJc . et cette
speclf'icité
. . · -?) Fn ~ accor d aYec l'h,ernagc . h.IstonCJste . . c:l ont 1.1 se
reclaman et , l d. --· . ~. . . . .
p '. a _a . ttterer:ce de la phenomenolog1e rebg1euse,
'J. Cc n'cst pas un hasard si une fone affinHé· (i<tmais dé-chréc par aillcurs) existe ettazzom a rctus c t oure t o1s . 1'.tel'ee que cettc specütCJte . . - .. et auto-
cnrrc l'approchc ú la fois ho!Jsrc ct difkrcnticllc de· S:Jbhatucci. cr l'approchc dcs
.
culrurc·s pratic!uéc par un aurcur rei guc Louis Dumont cr ses éli:vcs. Dumont au;;sl
nomle
d . .reposeraie·
, nt sur une o J)CCtl\'ltC onto ogtque que 1conque
. l . . . . 1 .
comprc·nd lcs ci\ ilisatiom com me dcs Sl·srémcs de ,.,dcurs hicrarchJsécs, dom sculc
u religicux et d . T , . . . . .
un . ·. u sacre. out phcnomcne rebg1cux est, pour lw,
une pcrspccm~c holisrc cr dilfé-rc·nocllc pcur mcrtrc cn L'\~Jdcncc rant la cohércncc
rnent d'« fan » et non pa
. d · ·1
· s un ~< onne » ; 1 est e potnt a outtsse- I · d' b ·
inrcrnc c1uc la singularité'.
](1. "Raft<Jclc Pcttazzoni", in .\111mn, X, 1, 1953, pp. 1-41.
un processus de tormation et de dé\·doppcment anté-
 18 La perspective historico-religieuse Préface 19

rieur, ainsi que le point de départ d'un développement ultérieur . . · · · -erait définissable en soi, mais d'une attirude
, el!g!OS!te qui S
processus dont l'historicn des religions se doit de retracer 1~
. .
d une r , d· · ·" résultat d'un rcnversemcnr dialecnquc,
. . use " seco n aue , , . .
genése, la stmcture et la fonction hisroriques particuliéres (« tout rellg!e · . . , n quelque sorte ; ams1, les contours de certe
, '·reYO 1unon e ,
phaiizomenon est un ,génomenon », disait-il). 3) Pettazzoni a procédé d une . ~ -e dé<Taaeraient, en somme, que par rapport a des
à la synthese de deux courams des sciences religieuses, l'un et rel!gJOS!te nc
L . · s . , - ""preextsrames
"". . .
onentees . - d
ans un sens " po. li -
formes re 1tgteuse~ - , . . . .
l'aurre caractérisés par le recours à la méthode comparative : traste avec elles. Dans -II nnto, zl nto e la stona
0
· " et L
en con , ..
celui, philologique, rcprésenté par l'héritagc de F. Max Müllet,
et celui, anthropologique, représemé par l'héritage de E. B. 1 8
(.
~e )', les ciYilisarions _égyptienne, grecque, ~omaine, babylo-
· di e chmotse etc. sont comparees les unes aux
ruenne, Jn enn ' .', , , . .
Tylor et de Frazer. 4) La comparaison, toutefois, doit pour Pet- · d'e~ es à la lum1ere d'une double problematJque, hls-
aurres et etu I , . ' .
tazzoni s'exercer non pas entre des formes rel{gieu.res statiques · lrurelle -\ savo1r d une part la quest1on des tap-
ronque et cu ·• ' . . . .
(comparaison typologique ou phénoménologique, nécessaire le ouvoir politique et l'orgamsat!on patnctenne de
ports entre P '-·
quoique insuffisante), mais entre des processu.r d._ynamique.r de déve- la société ; d'autre part, le probleme des r_apporrs e~tre une fonc-
loppement. 5) La vocation universelle de l'histoire des religions ne tion mythique jondatrice de l'hist~rici_té (et -~1se a_u servtce, dans ces
devrait pas reposer, selo~l~Csür l'emploi de la notion de "reli- mondes anciens, d'une orgamsat1on hereditaJre du pouv01r) , et
gion" liée à une religion déterminée, adoptée comme modele une jonction rituelle tran.iformatrice d,e certe hi stori~ité. La compa-
absolu, mais sur l' univmalité_de l'enquête hi.rtorico-religieu.re, laquelle . raison historique singulansante a egalement porte ses frutts dans
doit posruler un conc-ept suffisamment ,;aste poúr comprendre le travai! que Sabbatucci a consacré à la divination dans la Rome
toutes les formes particulieres. Or, il se trouve que certe univer- ancienne et en Chine (Diz,inazione e msmolo,gia, 1989), ainsi que
salité est justemem susceptible d'être assurée par l'emploi d'une dans La religione di Roma antica (1988) et Lo Stato come conqui.rta
méthode, celle du comparatisme hisrorique singularisant. Ce cultura/e (1975), consacrés respecrivement au calendrier festif
compararisme ne reposc pas tant sur la mise au jour des conver- romáín et à l'analyse de la religion de la Rome républicaine,
gences entre formes similaires, que sur la mise au jour des diver- interprétée à Ia lumiere du processus de démythisation qui la
gences et des originalités des processus historiques à !'origine caractérise et qui la différencie de la religion grecque. Sabbatucci
des différentes formations historico-religieuses. « L'histoire ne explore ce proc~ssus de démythisarion à rravers la double figure,
peut être faite qu'en distinguant, c'est-à-dire en singularisant », adoptée à Rome, de l'historicisation des mvthes fondateurs des
disait-il. De là découle la rendance de Pettazzoni, et dont héri- ~aleur~_Eépublicaines, d'une part, et de l'élargissementde lafonc~
tera Sabbatucci, à construire l'histoire religieuse sur des anti- tlon tltue~e (exprimée notammenr dans une conception juri-
theses conceptuelles, en faisant apparaitre les ruptures et les dique du sacre') , d' autre parr. Un aurre volet de la product1on ·
révolurions culturelles qui ponctuem l'histoire des civilisa- de. Sabbatuccl· est · , 1 · · ·
consacre a a rev1s1on cnnque es constmc- · · d
tions. tlons, conceptuell es d e l'h'IStOJre · d es rc lig10ns. · · · d ans 1es
A.JnsJ,
annees quatre-vingr. .1
, I entreprcn d d . . d
e revtsJter es matenaux ..
De cette continuiré mérhodologique, dans le sillage des rra- d ocumenta!res d e I' er h no Iog1e . relig1euse - . classique ce qui !ui
vaux du maitre, nombre des travaux de Dario Sabbatucci por- permet de mo · '
tem le témoignage . •\insi, dans Saggio .rui mistici.rmo greco (1963), d ntrer commenr et pourquoi ont pu voir le jour
~oncepts tels
ii s'attache à mettrc en perspective historique la notion de "mys- dem d.- -- que " d ema " (I I dema dez. Marmd-Anlltl, . . 1982 ; II
a t 1ensen 1983 . D O . . .. .
ticisme" et/ ou de " mysrique". Il relati,·ise certe notion, en la Prot.agomstz . . .' ' a smde a Oumno 1984) "tnckster" (.Sui
dt miti 1981) " '""';-. ,; '. .
situam par rapport au comexte religieux de la Grece ancienne 1998) " :. , polythe1sme (II polztez.rmo, 1989 et
' - monothetsme" (·"\ 11onotez.rmo, . ·
2001), qUJ. caractensenr . .
du 111" au I"' siecle, ou le "mystique" prend la forme non pas
20 La pe rspecti1 'e h isto rico- religieuse Préf'ace 21

cncore aujourd'hui le nxabulaire de l'histoire des rdigions et . . . . . · Jn J't:m-is <H!l' commc lc produ ir eles comro-
. arotrc~ 101 ~qu ' ' . . .
de l'ctb nologic rdigi euse. oper, · . pposé d'abord \c monde chretlen au mond e
,·erses qut ont o . . . . . . ·. . , J . • • ·, ', ,

Voil ú clone dans que] sens on peut dire que Sabbatucci pro- ·· ,
·r ·, r ·,,t r··ment , la reiil!:t<Hl
cr, pos e 1'- 1 '- , .
chrcttenne, .
constdercc .
longe la leçon de Pettazzoni, lequcl s'était serYi, dans lcs années I ,....paten, \· . , \e " reliaion" à ]'um,·ers public1ue de la \ ' IC
con1me cl se u . "' . , . ,
\'Íngt, de l'hi stoire comparéc eles religions pour procédcr à l'his- . . , a· ]· n a,rt e er a la sctence.
"CJYtque , ' '1 1 '.-_ _ . , . . . _, , _ , . . . ., _ ,
roricisation du concept occidcntal ele "dieu" et ele ''mc)UQ- D e ;\fartino a,·an tan de 1 histoite dc s religtons un prctexte
théis:ne': • •Mais ii prolongc également la lc~~l11 de A. ~reli~
11
·ttrt' en l')erspecti\'C les comtruct!o m culturell es de
pour reme . . , , .. . _ ._
- qm gracc a la comparatson avaJt mt s en lumterc les protondes J'Occid en t. Sabbarucct falt de n:eme, ~at s sans roureto1s par-
rnétamorphoses subies par les " rires de passage" en Gr(:ce rager J'hypoth és<:: psvcholo~iquc to~mulce par D <:: ::Yfartmo, sclon
ancienne 12 - ai nsi que la leçon de D e Martino, qui !ui aussi fit laquelle ]'auronomt e du rehgteux -~ cnracmeralt dans une forme
du comparatisme hisrorico-religi eux l'occasion d'une probléma- de conscience culrurelle partJcuhcre, reposant sur un e « tech-
tisation méthod ique de certaines catégories culrurelles occiden- nique de déshísroricisation » mise en pl ace par le di sposirif
tales. Certe entreprise conrrasrive a co ncluir, comme o n sait, De mvthíco- riruel 11' . Sabbatucci reprend bien la réfl exion propre à
iviartino à hisroriciser successivern ent les catégorics de "subjec- D~ .Martino sur ]e caractére relationne l et différcntiel de
ti,-ité", d"'objectivité", de "nature", de " personne", de "réalité", la connaissance historico-religi cuse, mais en procédant à sa
de "magic" 1' . "dé-subjectivisation". En effet, pour lui, il n'existe pas un "reli-
De ces trois collégues issus d'unc même écolc, Sabbarucci se gieux" spécifique, s'enracinant dans eles états psvchiques et
démarque toute foi s sur plusieurs po inrs 1 ~. A la différence de affectifs particuliers communs à l'humanité, et dont la cons-
Pettazzoni, de De Martino et de 1\ il n'accord e pas à la notion cience subjective fera it l'expérience. II n'y a que dcs culrurcs,
de "religion" une Yaleur de catégorie véritablement opératoire. d_ont chacune se trouve confrontée à des problémes hisroriques
La prr.rpi'Ctite bistorico-re!ig,irwe vise jus temem à monrrer comment, et culrurels spécifiques . Seule la confrontation entre di,·erses
grâce à la co mparaison inrerculturclle, une tell e réalité catégo- solutions fourni es à de reis problémes culturels devrait dé s lors
rielle n 'a pas en soi de Yaleur explicarive mais demande elle- permettre de dégager les logiques concreres mises en branl e par
même à être expliquée. E lle révéle, notamm cnr, ses limites chacune d'enrre elles. Ce carac térc contrastif et relarionnel de la
connaissance historico-rcligi euse ne s'enracinerait clone pas dans
q~e~que príncipe logique abstrai r - comme se mble !e suggérer
1 1. R. Purazzoni, " Di o , form azio nc c svil uppo dcl mnnotci ~ mo" , in Sa,~~~ di storia LévJ-Strauss l<>rsgt ,.1 t- · li · d vnamtques
· · ·
. - 1 t at t a uston aux mconsc tcntes
dd!t n·í(~ioni e di 111ilolr<~ia , Romc, 1946, pp. 3-2 8, L ·~nnúâcn;:c1 di Diú, Turin, F in aucli
1955; L 'c.>m-r .wprw1o ndk nli;~io lliplimitit·i·, Turin , F inaucii. 19)".
qm sous-tendenr la constru ction de l'idem ité et de l'altérité. 11
~ en réal· ~ ·. · . . .
12 . .\n ~clo B rclich. Pmdfs e l 'ill"ltlloi; Rom<: , :\tcnco, 1969. ame .- , . Jte apput sur les ctrconstances h1stonques qu1 ont
13. Cf. I/ IJ/OIIilo JiJt(~im (19-f t\ ), tr. : i.J m o11dt JJJ<(~iqm. P aris. Lc:s F mpêchcurs de 1
et d'ne Occtdent (ct ]ut· seu \'J a· se contronrcr - a· d' autrcs re 1IgJOns
. ·
pense r cn rond / Scu il, 1999; . \ la~lo r nliltri, .\Iibn, Ga rzan n. 1962 ; La /Ím dtl mondo. aurres culture . ,. - . . - .
St(~~io sul/c t~porr:li.r.ri ml!l!ra!i, T urin , F inaucli, 19-:- .
cham d' , s, . JUS~JU a taue de cerre controntanon un
1-f. Sur lcs ra pports cntr(; la produc ri o n de Sab barucci c r cclk dcs autrcs rcpré-
p enguere
ciser la . sp
· · c"ctt tqu c. P o ur erre
, cn mes ure u.l'h. . tston- .
scn ranr s el e r0colc iralicnnc, ain si CJUC ~ur lc ~ con\·L· rgcnccs ct di\'cr~Lnccs par rapport toire gene s_e de cerre confrontation inrerc ulrurelle dont l'his-

--
à Lé\i-Srrau ss, cf. 1c rrés hd arricle de \:i cola c;as harro, "La n: rza Yia tracCiata da comparee des rcligiuns n'est qu'un eles aYa tars, ii est tou-
Pcttazzoni", in .\tudi i Jla!mali d1 .\tona dr/Ir K.d(~ir,lli, n 'iCJ. I 'J 9LI, pp. 'J :;-2llll. ,
l .'i. Su r lc s pos iri ons de ccs rr<>JS au rc urs, t!.' \ !arccll o \!:t s;;c n zio, SmFo e idmtita
f!llitcl, .\ !i lan. \nl.(c li. I <) <) I (t r. fr. : Sau"i d ido! ti/r dbnicf"'· (. r"'jÍn.< d ordrt d11 monde, 16· CJ. ma " P ·
{> ~ rta c l
.. a u \J 1
Paris, FI IFSS - - \ laiso n dcs sci c nccs de l'homm c·, 19')9). - (JJ/at-- llh~:.f/fjltt, ''/'· ri!. cr .:'\ l arcd lo ~la s scnzÚ>, op. a/.
22 La perspective lzistorico-religieuse Préface 23

tefois nécessaire, selon Sabbatucci, d'élucidcr ]c systéme de réfé- . ...,e'tL'Jode svstématique (le comparatisme
n de certe 1"
rences dans leque! cette confrontation s'origine, c'est-à-dire de J'applicatJO .. nt\ Jaquell~ ,-ise à affiner les insrruments
ue slngu 1an:,;,l I ' ' •
reconsuuire sa formatio n et son développement, afin d'en h.tstonq d' _ ,-oir conçu non pas sur un modele natura-
. . ques un sa . .
dégager la spéciticité et Ia cohérence interne. Voilà pour- heunsn .f . ·ur un obj'et qu1 se donne prealablcment
lisre-ob)ecu ' mais s
quoi, comme le souligne dans son étude éclairante Nicola
comrne rei. 1 conçoit Sabbaruccl,· 1'h.lStOlre · d es re li gtons,·
1
G asbarro -, à la différence d'aurres hisroriens des religions pour- en
Telle que a . . .
tant proches de lui, Sabbatucci ne cherche pas à privilégier eles ·et scientifique, se presente comme un savo1r mobile
éléments particuliers du systéme (la "vie religieuse", la "déshis- cant. que pro) ' ptible de réinterroganons · · Iut1ons.
ct d e revo · "'
1 .... on
rou)ours susce _< • • • •
toris ation mythico-riruelle", l'opposition sacré/profane, etc.) -, ·1 · volue avec son ob)et, mais son ventable enJCU est
seulernent 1 e . . ,
c'est-à-dire des éléments susceptibles d'être rirés du systéme · J'érude des « relig10ns » supposees des autres, que la pro-
cult11rel particulier o u ils apparaissent, pour être transportés d~s ~~~tns
b emansa · 0·0 n de l'Occident lui-même, dont ii_s'agi c
t d'historiciser
d'autres com extes. En effct, si des récurrences existent bien · es culrurels et Jes· \·aleurs en les controntant . aux \·aleurs
les reper . .
dans les culrures, elles demandem à être expliquées moins par d'autres culrures. Objet et sujet de connrussance s1multanement,
le biais de l'absolurisation, ou de la généralisation anthrops:>_~o­ se trouvent convoqués et remis en question. On co mprend
gique, qu'en faisant appel à leur nature de faits culturels spéci- q~'une celle orientation méthodologiqu~, quo ique si_ruée dans
tiques, historiquement déterminés. Ainsi, po ur Sabbarucci- la une perspective comparanve, about1sse a une conna1ssan~e de
notion de religion ne peut être utilisée qu'à co ndition de ne pas rype "historique" à vocation singularisante, et non pas a une
oublier sa double ascendance : celle de la religion-institution, "anthropologie religieuse" à vocation généralisante. Pour Sab-
telle que le christianismc l'a conçue, et celle de Ia religion- batucci, en effet, ce n'est pas l'ho mme en général et sa condition
expérience, issue du mysricisme grec. Dans cet aspect de sa que l'historien des religions a pour vocation d'étudier, mais bien
démarche, à y regarder de prés, Sabbarucci ne fait en so mme plutôt les cultures appréhendées dans leur singularité, et dom
que radicaliser les concepts pettazzoniens de "formation" ~-t-de l'intelligibilité interne repose sur l'emploi d'une démarche
"développement". - contrastive et différenticlle, dom il s'agit de faire ressortir les
écarts et les originalités. Voi]à pourquo i, enfin, au lieu d'aborder
~e~ cultures par le biais de la "religion" , qui en constituerait un
Re/ativisme et constructivisme en histoire des re/igions ~lement particulier, i! procede - suivant en cela Lévi-Strauss -
a une approche des svstémes culturels en les considérant dans
Tout ce travai! de mise en perspective, de relativisarion des un ensemble, en tent~nt de dégager et de comparer entre elles
kslog~ques qui les sous-tcndent. ' ·
notions mo bilisées dans l'enquête concre:te, n'est clone nulle-
ment le fruir d'un choix théorique en faveur du relativisme, choix C?mme i] a été souligné dans une étude mcttant en paralléle
l a demarche d s bb - · , . , lo
qui conduirait à renoncer à toute prétention cognitive de la . . e a atucCJ et celle de Lev1-Strauss , alors que
ce1Ut-Cl se met en quere , d e srructures logico-formelles, dépour-
discipline. Ce travai! ne découle pas non plus d'un parti-pris qui VUes de tour · ·-
cons1sterait à souligner l'incommensurabilité fo nciére des .
tucct. 1UI 5 ' f~
conrenu et qUJ sous-tendraient les cultures Sabba-

--
'
cultures et des religions entre elles. Il est la co ns équence de ' ' e orce plutôt d' appréhender la structure historique

18. q : \: G b
· · as arro,
.
arr. caé, pp. 186-199.
17 . . \rr. cité, pp. 182- 199.
24 La perspective historico-re/igieuse Préface 25

indi~sociable de ses co ntenus particulitrs cr qui tst propre , . . . . -,remenr hisroritjues. ct non pas d'une concep-
blém<HIL]UO pt O 1. . , ·. . . ,
cl:aquc.: culrure sin,L.'Ltlicrc. Tandis Cjue LéYi-Srraus s cherche : rion anrhropologiC]Ue _gcnc ~ a!Jsante. . , - .· . . . . , ., . _· -
dcgager les lois logigues suscepribles ele réduire l'arbirrairc des .. , ·c dcm <mde Sabbarucci, le chnsnamsme esr !I par
( ommcnt. s . , . . , -
traJtS culturds eles ciYilisations à de~ relarions logigues récur- - . -. ·. . le LI '' foi" J'ékmcnt central de son Idcnme ~
\·enu a L111 c c _ . .
re_nres (car ii refuse cl'admettrc lc relati,·isme absolu), Sabbatuccj , rclia-ion a-t-elk pu se constituer en OcCJdent cn
Comment I,1 :--.... .. : ' , . . . .
degage non pas eles loi s générales, mais eles rendances culturclles , 1 . p d ttercncie I-.,ar rapport a cl aurrcs clomames de
tant guc c,,1111 .. 1 . . .
au sein desquclles les sociétés operem lcurs choix. C'est que lturc ? Force ]ui cst de consrarer que, chcz nous, la rehg1on
1a cu
pour lui, une culture demcure roujours un « systéme de ya]eur~ . . _ )"tt'LIJ.re en op. postnon · · a· ]a sp here · uu J
civiquc " d' abord ,
" · ·
s·esr co1 ~ . , . . , .
ou de choix )) à l'inrérieur d'un nombre ele possibilites non défini __ ..... )sirion à la mag1e et a la sCJence, cnsu1tc. D ou toute une
en oppc · ~ . . . , .
à l'ayancc ..-\_insi, à travers l'érude eles mvthes, des svstémes de , ...,.. de consé·nuences d'1mportance ma]Cure. E~t Sabbatt1CCI
serte · · -, ' · , . . .
parcmé ct eles taxinomies indigénes L~vi-Strauss dégage eles d'hisrorici::;er non seulemem les caregones phllosoph1gues elas-
homologics organisatriccs de comenus concrets, der~~ie.re les- siques Oogique, religion , éthique, politique, e tc.), .~ais égale-
quclles on décou\Te une logigue combinatoire abstraire. alors ment. en les siruant dam lcur contexte hlstonque d emergence.
que Sabbatucci fait apparaitre eles diffé rcnces cult~relles les institutions culturdlcs que l'anthropologie et la sociologie
concrétcs qui se préscntent comme autam de solutions à des ont souvent tendance à universaliser.
probkmes internes propres à chague civilisation, ou eles Ce travai] d'historicisarion des formes culturelles revient, dans
conquêtes culrurellcs spécifiques (c e qui compre pour !ui, l'école italienne, a dégager la genese, la structure et la fonction
comme le souligne Gasbarro, ce n'est pas ]e logíquemmt nlceJJaire, historiques de ces formes. Son caractere exemplaire est
mais 1'bi.rtoriquement néceHaire) '". aujourd'hui plus CJUC jamais d'actu alité. Il fournit les movens de
On pourrait dire ainsi qu'une ab.•olu!Úation p!Jilo.wpbique des dissoudre les concrétions essemialistes que la philosophie, la
rclat1om permet à Claude Lévi-Strauss de découvrir la pensée psychologie er l'antl1ropo logie, quand clles abordem certaines
réalités comme des ''données" plutôt que comme des "faits'',
tout court, comme systéme de combinaisons vides de comenus.
ont tendance à perpétucr. Par exemple, rcYisi rés à lumiére de la
Et Cju 'en rcvanche, une ab.rolllti.ration méthodolop,ique des relations
question de leur origine:, srrucrure et foncrion, le mythe et rite
et contrastes entre les cultures permet à D ario Sabbatucci de
se rév~leront tres peu '' rcligieux", em·isagés gu'ils som par Sab-
découYrir le caractére arbitraire, voire la non-néces~ité. de la
baruccJ non pas comme des structures de la ,-ie religieuse, mais
culrure occidentale comprise comme un s\·srême de choix his-
c?.mme _des cocles culturels qui permettent d'objectiYer ct
t~riques _ unic1ue. On voit ici la différen~e fondamemale qui d ll1terpreter une réaliré roujours historiquement détcrminée.
separe l'approcbc de Sabbatucci d e celle de Lé\·i-Strauss. La Mnhe
. • er rJ.te·
. n ' 1·ncarnent . pas cl cs tonctlons
- · . ·
re 11gJeuses en so1· ;
qucstion de la genesc eles formes culturclles et des logiques qui 1
J s sen·ent. a pe· nser . . ct a, operer . , clans 1e monclc cn d.Jstmguant .
les gom·ernenr remplace, chez le premier, la conception univer- dans celuJ-ci le "p .. bl ·" l ,, 'bl , 1'. .
h . ass1 e et e non passJ e c Inten·entJon
salisé~nte qu e le second se fair de l'esprit, et le naturalisme qui umame \'fle mYtl1 ., . b' ]'. bl ,
. e auran pour o )et :mmua e. ce qu une
en decoule. La reconstruction de la structure d'unc culrure c'est- culrure ne \-e
. u ou nc pcur pas ch angcr, alors que lc ·rne
r . concer-
à-dire l'~~semble des rapport s ~ynchronigues ct diachro~iques nerait le mu li
ll ,
. . , ,
a) e, ce LJU une culturc n :ut et pcut chanc•cr). lne
.
qu1 la det1mssent et l'idemifiem, est mise ici au sen·ice de pro- te e dem arcbc: ii _· d l . - ::-.
les . . . '. coo' Itnt e e soullgncr a\·ec C:rasbarro, exclut
>

donn n sgues . . mhcrent s· au rc ]atJYlsme,· · des · lors que l'on yeut b1en ·
er a ce n1ot un "cn. ~ s non pas '1 eo og1gue , n1a1s "re1a-
' .cl , ·I . " .
! 9. .\n. cirl:, pp. 18') - l'Jl.
26 La perspective historico-religieuse
tionnel" - chaquc termc de la rclation étant considéré comme
!c carrcfour d'un réscau d'interrclations constituam un svstémc,
ct chaque systéme possédant sa proprc spéciticité. « ",limi, le.r
l'aleun, .rem et .r~gntficatiom;aillú.ren! localement de !elle.r interadiom mire
JJ'J/etm.r, le.rque!r ne pml'ent lt:l'tiir !iii caradere a/Jsolu qu 'à mndition d'être
a;)_.,rait.r du mnteâe, ou lot:rqu'on en <gnore l'ori,gine et !e dél'eloppement
(leu r hútoricité). » 211
La comparaison historique pratiquée par Sabbatucci passe,
certes, par une analogic entre dcs phénoménes culturds diffé-
rcnts. Mais c'est à titrc provisoire, afin de rechercher ensuitc
différences ct relations, car ce comparatisme historique n'a pas
pour fonction d'entretenir la nostalgie dcs idées substantielles.
Aussi les perspectives qu'il ouvre sont-elles bien de nature à
nous inciter à formuler autrement des questions plus actuelles
que jamais, à stimuler nos rét1cxions. Et ainsi se trouve pleine-
ment justifiée l'insertion de La pmpectil'e bistorico-rel~gieu.re dans
certe collection.
Silvia M.\:\CI:\1
(Cniversité de Bordeaux II)
2ll. Cf. notammcnt //J/d., p. I')~.
Avant-propos
\u début d'un article intitulé "Religione e civiltà: F. 0-Iax
;\[üllcr et E. B. Tdor" (in Stmia, antropologia e .rcienze de! lit~guaJ!gia,
III, 1988, p. 126), ).;icola Gasbarro écrit: « Seule culture au
monde à se concevoir en termes de civilisation et de rellgton,
et ~1 construire son histoire puis celle du monde dans une per-
manente oscillation entre lcs deux termes, aprés la religion natu-
rellc et Je droit naturcl l'Occident invente la civilisation et la
religion comme constructions culturelles, à savoir l'anthropo-
1
logic ct l'histoire des religions • » . .
Ccst une rhése que certains, même aprés l'av01r corr:pnse,
jugeront inacceptablc, ct qui pour d'a~tres ser~. carrement
incompréhensible. En effet, c'est une these que 1(:n ne ~eut
comprendre et accepter que depuis une perspect:ve qu1 ne
connait pas une grande diffu.sion dans la culture domman_t~, tant
uni\·ersitaire que de massc : la perspective historico-rehg1eus~.
La thése a été énoncée par un chcrcheur encore jeune, qu1 prc-
cisémem a adopté fermement cette perspective et qui 1' a ~tilisée,
dans cc cas précis, pour "rn·isiter" F ~fax 0-füllcr et Edward
Burnen Tdor, les peres fondateurs de l'histoire des rdigions et
de l'amhropologie.
--
. 1. ( · ltll!11c dans l'éd.irlon (>riL,rinak, toutes lcs référcnccs dcs citaüons ont cté
1
In~éL:rLc" au c1 >rps du rcxtc, ct n( >n indiquécs s< >us la f< >rn1c <ic n< ncs de bas de pagc
l'\.d.Tj
28 La perspective historico-religieuse

Or j'ai écrit le préscnt ounagc a\'CC le souci d'aider ccux qui

nmdraiem cssaycr de regardcr les choses dam la perspective
hisrorico-religieuse. Je dis "historico-religicuse'' au scns propre:
ii s'agit ele la perspecti,-e ouverte par une écolc authentiquement
historique, une école qui depuis sa fondation (depuis Raffaele
Pettazzoni) s'est donn(· comme objet de recherche historique la
religion ou bien, d'une façon ou d'une autre, ce qui, dans lcs I
modes de classement de notrc culture, est reçu commc religion.
II est nécessaire de lc préciser parce qu'il existe aussi- peut-être
denais-je dire surtout- une histoire des religions qui s'exerce
La foi en la foi
cn tant que discipJjnc plus ''religicuse" qu"'historique". Ce que
s'attachera précisément à démontrer lc présent ouvrage.
\
1. L'histoire eles religions a problématisé lcs objets de foi,
mais nem la foi el1e-même. Je veux dire par là: elle n'en a pas
fait un probléme d'orclre historique. Elle a laissé la psychologie,
la pbilosophie, l'anthropologie s'en occuper: à savoir les disci-
plines qui s'intéressem à la nature et non à l'histoire de l'homme,
comme si la foi était une qualité génériquement humaine, innée
chez l'homme, à ]'instar du langage, de la station debout et ainsi
de suite. La foi en quelque chose - peu importe en quoi -
semblcrait êue !e noyau de toute religion, et comme l'on sup-
pose qu'il n'y a et n'y a jamais eu de peuple sans religion, on
considere la foi à la façon d'une donnée et non d'un fait. La
donnée serait le besoin humain de croire en eles entités (êtres
ou forces) cxtra-humaines. Dans quels buts? Cela est sans
tmponance, puisque précisément il n'y a pas accord sur les buts
et gue cc:ux-ci ne som clone pas du ressort de la donnée, ou de
ce que l'on acccpte comme donnée.
Or c'est un fait que la foi en elle-même caractérise la religion
chréticnnc et conditionne notre concept de religion. C'cst pour
certe raison que nous sommes habirués à concevoir la religion
el!e-m··L me, n ' tmporte. que 11 e re 1.tgton,
. . .
comme un comportement
fondé sur la foi. ~Iais est-il scientifiqucment corr<:ct de parler
des r•-li.
--· ~ .l!:Ions d es autres en tgnorant
· cc con d.ltlonnement
· 'r T el
esr
t ,
le P ·]l' h. . ]' . (''
ro) eme tstonco-rc tgteux. "est un pro eme qw appa- bl' -
an CJLPrl" oJ on , 'tom b e " sur certatnes . -
taçons d c s ' expnmer
. qut-
30 La perspective historico-religieuse La foi en la foi 31

anéantisscnt, avec la désinvolture propre au lieu commun, des e.mcnt de la langue iralienne, mais de la culture européenne
<;CLI I L

siecles d'histoire. Je vais donner un petit échamillon de ces
faço ns de s'exprimer.
« Un des themes les plus courants des croyances religieuses
des peuplcs primirifs est la foi en ... » Peu importe de savoir en
quoi, étant donné que notre problCme est constirué par la foi
en elle-même et non par les objets de foi. Cette phrase est d'un
ethnologue qui, dans un célebre manuel d' histoire des religions,
érudie les religions des peuples primitifs. Je laisse dans l'ano-
nymat l'ethnologue aussi bien que le manuel, car je ne désire
pas emrer dans le vif du sujet de l'étude, mais seulement illustrer
une approche historico-religieuse três répandue, pour laquelle
religion, foi et croyance som quasi synonymes. Je poursuis avec
le même ethnologue auteur du même manuel, pour insister sur
la rerminologie liée à notre probleme : « C'est une question dis-
putée que de savoir si la suprême réaliré sacrée qui est objet de
lafoi de certaines tribus (désormais éteintes) de l'Australie sud-
oriemale ... » ; « Les Bochimans Kung [... J croient en un Être
suprême céleste. [... J Pour la joi des Kung cetre figure n'est to u-
tefois pas seule ... » ; « Dans la variéré des croyances des peuples
illettrés ... » ; « Dans la variété de la joi religieuse des peuples
primitifs ... » ; « La Joi dans les esprits de la nature ... » ; « Les peu-
ples de l'Océanie croient en une foule d'esprits de la mer » ; « La
crqyance rotémique peut êrre génériquement décrite comme la joi
en ... » ; « Les croyances rotémiques représentent !'une des
expressions les plus vives de la foi dans !e lien entre l'homme et
le milieu qui l'entoure. »
Ce qui neva pas ici, c'est l'emploi acritique des termes "foi",
"croyance", "croire en". Cela ne convient pas du moins dans
une étude historico-religieuse, ou la critique historique devrait
aller de soi et ou l'interprétation des faits religieux ne devrair
pas être subordonnée à certains modes d'cxpression. Certes, la
langue nous accorde le droit de dire aussi bien " croire en Dieu"
que "croire à l'utilité des conférences sur le désarmement", en
conférant à certe dcrniére espéce de " croyants" un peu de ce
feu sacré qui alimente la foi en Dieu (ou est alimenté par elle).
·Mais pourquoi nous l'accorde-t-elle ? II ne s'agit d'ailleurs pas
~t ··chrétienne") en général _; en an~lais également, par exemple,
pcut dire auss1 bten to be!tere m G_od que to /;e/m·e zn tbe w ejulne.rJ
00
o/ di.rt~ rmament confer:nces; et de meme dans _les au:res tangues
~ uropécnnes. Dernere tout cela, ti y a des steclcs d h1stoue.
Esr-ce de l'histoire chrérienne ? Ou bien esr-ce une hisroire
ui dépasse le christianisme et, si oui, dans quellc mesure ? II
;sr cerrain que le fidéisme chrétien a imprégné toure la culture
occidentale ; !e premier pas vers une hisroricisation de la foi
devrait clone consister à vérifier et érablir la contingence histo-
rique et la nécessité théorique qui ont rendu fond amemale, pour
1e christianisme, la profession de foi:_
II n'est ni hasardeux ni arbitraite de parler d'histoire chré-
tienne pour vérifier l'unité linguistique européenne. II suffit de
penser, par exemple, à l'emploi courant du terme talent (en fran-
çais, en anglais et en allemand) au sens d'"inventivité". Le talem
était, comme on sair, une piéce de monnaie antique ; mais à
travers !e latin d'Église, le terme finit par désigner la richesse
narurelle, les qualités personnelles (l'invemivité, jusrement) que
chacun devrair faire fructifier comme de l'argent reçu en dépôt,
du moins si l'on s'en rient à l'enseignement d'une célebre para-
bole évangélique.
2. La profession de foi est si importante pour le christia-
nisme que les Églises indépendames de l'Église romaine, qui se
?a_rtagem aujourd'hui avec elle le corps chrétien occidental, ont
ete appelées "Confcssions". Confession est synonyme de pro-
fesslon
-- de 101,
c ·
et son usage pour d.1srm,guer
· une communaute·
de ~royanrs d'unc autre communauré r~monte à 1530. Cette
~nnee-là se t!nt à Augsbourg, en Baviere, une diéte voulue par
e?:pereur Charles Quint pour résoudre la question religicuse
~eee par la _naissance et la diffusion du lurhéranisme. Les théo-
. luthene· ns e'l ab orerent
s glens · c
une ptolesston · d e to1
- · qu ,.11 s prc-
·
enrerent off . 11 . .. . -'
. _ ICle em_em a certe d1ete. Le texte qut tut en grande
Pante redi - - , . ,_ .
Luther ge par Mclanchthon, 1e grand humamste am1 de
ceUe-cj, est .connu_ comme "C o ntess10n - . d' "\ ugs b ourg , . ,-\ pres .
' 1es C-ontessJ· ons se mu 1np
. li erent,
. - , ,
contormement a to rga- ,:,
32 La perspective historico-religieuse
msat1on ecclésiale des différemes communautés protestantes
nationales : Confessions Belgc, Heh-éti(]Ue, Gallicane, Bohé-
micnne, etc. En "\nglcterre, on eut la Confcssion ,-\nglicanc en
39 articlcs (dite aussi, pour cette raison, les "Trcnte-~cuf Arti-
cles") qui, sous !'égide de la reine Elisabcth, fixa la profession
de foi_ déri,·éc du schismc de Henri \Tlll, a\-ant de dcyenir une
loi d'Etat cn 1571.
Présentcr comme une confession, c'est-à-dire comme une
profession de foi, certains textes théologiques destinés à provo-
quer des tournams politiques d'une extrême imponance, c'était
reproduirc le modele d'action attribué aux saints fondateurs de
la chrétienté. Cne situation paradigmatique s'offrait: celle de
l'Empirc ~omain q~i, au nom de sa fausse religion, opprimait et
persccutalt les chrenens porteurs de la naie religion. "\ préscnt,
dans la vision protestante, la Curie romaine avait pris la place
de l'Empire romain; le pape, commc l'empereur antiquc, sem-
blait opprimer la chrétiemé ; le christianisme romain était faux
comme le paganisme amigue, et à lui s'opposait le vrai christia-
nisme eles protestants. Mais la vérité, comme on dit, t!nit tou-
jours par triompher. Il suffisait donc de la défendre avec la
même fermeté que les anciens martvrs et, tôt ou tard, les struc-
tures politiques asscrvies à la Curie romaine finiraient par
s'écrouler, comme s'était écroulée en son temps la structure
politique p;úenne. Il suHi.sait d'aYoir la foi et la capacité de la
professer. Dés lors, telle allait être la nounlle voie de salut, qui
était simultanément : salut nationaliste, c'est-à-dire indépcn-
dance absolue par rapport à Rome ; salut hors du péché, c'est-
à-dirc saimeté.
La relation entre profcssion de foi et saintcté avait déjà été
fixée par la tradition chrétienne. Les premiers saims furem pré-
cisément ceux qui furem tués pour avoir conjeHé leur foi. Dans
la procédure judiciaire instruire comrc cu~, ils étaient eux-
mêmes les témoins à chargc, commc il arri\T dans les procés
pénaux lorS(JUC l'accusé anmc sa propre faute. Cest pourguoi
ils furent appclés "martyrs", tcrme qui veut dire "témoins". Leur
"martyre", à saYoir leur témoignagc-confession, dépassa l'action
judiciairc qui décrétait l'cxécution légale eles chréticns avoues,
La .fói en la foi 33
, rir ]c 5cm d'unc action religieuse (d'un acre ele foi) de nivcau
c[
hcro
r ·ltjlll' (jUi conférait aUX sujets la condition de saints.
, . ,. .
Cc 11 ·c~t pas le lieu de s'arretcr sur la nonon thcologiquc de
. t ·rc Il suffit de rappcler que lcs prcmicrs saints Yénérés
~aln l . -
·_urcnt précisément lcs martyrs, donc que le concept meme est
t (juclquc façon lié à leur fidéisme héro.ique : la foi en un
en . h' . . , .
u-dcb pour leque! on pouvan renonccr sans esJter a 1 exis-
:encc mondaine. Ce n'était pas le mar~Te cn soi qui faisait d'eux
eles saints, mais la foi ; !e martuc donnait sculemcnt la mesure
de certe foi. Cela est si vrai qu'à partir du f\" siecle on commcnça
à honorcr du titre de saints, outre les martyrs qui aYaient
témoignL· de leur foi par leur mort, ceux qui en a\·aient témoigné
par ]cur ,-ic .: une ~-ic héro.Jquc_ enti~rement vou~e à la réali~é
supramondame objct de certe to1. Ccs dcrmers turent appelcs
"saints confesseurs" pour les distinguer des ''saints martyrs" ;
mais pour lcs uns commc pour lcs autres, c'était la même
démonsrration de foi, qu'clle fút témoignage ou profession, qui
faisait d'cux des saints. Pour dire la même chose, une sainteté
uniquc produite par la foi, mais en mêmc temps pour distingucr
deux modalités hisroriquement différenciées, le mot latin conjénio
vint s'ajoutcr au mot grec martvrion.
J\'aturellcment, entre lc modele paléochrétien et sa reproduc-
tion protestante, il y a une analogie conceptuclle, mais non une
analogie hisroriquc. Auparavant, on confessait la foi dans lc
Christ contrc l'absence de foi ; maimenant, on confessait une
maniére de pratiqucr la foi dans le Christ opposée à une autre
~niére' réputée erronée. Il va de soi que r erreur attribuée par
les Ré:formés à l'F·:glisc romaine était yue comme lc produit
d' L
une carcnce de foi ; mais, objectiYemcnt, on ne pcut pas dire
que c'é:rait la foi qui faisait la différcnce.
3. Jai parlé dcs saims mart\'fs, des saints confcsseurs et des
Confes~ions protestantes dans !e seu] but de dénoncer l'usage
acnti(]Ue du tcrmc-concept de "foi" dans un comcxte historico-
~e_Lgltu:\. /\Yant de parler de "la foi des Bochimans Kung" pour
,ecnrc leur rcligion, il serait bon de se rendrc compre de
1
lf11pr >\sibilité de leur attribucr certaincs productions historiques
 La foi en la foi 35
34 La per,\pectil·e historico-religieuse

fondamentalcs de la chréticnté, comme lcs saints martyrs, les l•<lic. r~n·aient désigné et a\'aicnt espéré en lui. La ,·ision
saints confcsseurs et lcs Confcssions protestantes. Et ceei ne P'1r · ·, 1uc d 'un salut roval \-enait de la comparatson entre la
op 11t:fl, · ·, , .
dépcnd pas de la di,·ersité de la ''foi" bochimane par rapport à pr lcs rov·mmes hebreux et la mcnaçante grandeur des
ocksrtl' L ' • < • ' •• • oL .
111 . ·cs mésopotamtens, l'emptre assvnen tout d abord puts
la foi chréticnne, mais dépcnd de l'impossibilité de décounir
ernpll ·.L.· ch~tldécn (ou néo-babvlonten). ·. · mtscra)
· · 11 cs d u
parmi ks réalités culturcllcs bochimanes ce que nous appcl<;~s 11
Ces rots
J'el11P · ·
, k d'lsrad nc pou\'atcnt pas erre des omts , " · " d
u Setgneur,
· ·
foi, à savoir aussi bien la confiancc en un salut cxtramondain
qu 'un credo à professcr dans cc monde afin de faire son salut. ~,~~Pl'~l\~úent été, Dieu Ieur aurait accordé un grand, royaume:
11 n'cst pas question des seuls l3ochimans, mais de toure rcligion . ,,rand yue lcs emptrcs mcsopotamtens ; Israel eut conquts
plus ~ . · · , 1''
non chrétienne reçue acririquement comme une foi. Le p~>int la B' )1I \·1<>t1 ie et non le contratre cc contratre qut a epoque
• ' ·
de départ d'une interprétation critique, c'est ljUC cc n'est pas une d'Isak (\'[][' siécle) était perçu comme une men~ce et qut. se
foi qui fait une rcligion, mais que c'est, évenruellement, une concrc··rt·s·-. ,1 ensuite
, ' . . , à l'Emptre
dans la suborclination . sargontde
' _ _
religion qui fait une foi ; certe é\·entualité se rencontre histori- (néo-,1ssnien) et enfin dans la capnvtte babylontenne (62::-J-)38
quement dans lc christianisme, cn tant que rcligion qui a inclus a~J.-C). . ..
la foi dans ses acres institutionnels. i L'acrio.n prophétique fut .assurément de caractere r:eltg;~ux et
La foi en soi, à sa\·oir la foi dés-historicisée, ne fait pas la n politique, mats tl est tout aussl certar~ que ~~ tut 1 actton
religion. Angelo Brclich écrit dans son IntmdH;;ione alia stotia dei/e politiyue qui la prm·oqua et qut lut fourn!t les ele:nents p~ur
rel{çioni (Rome, 1966, p. 6) : « La croyance est un concept géné- une srructure messianique de salut à venir.J,a condttton de, tat-
rique et n'est pas du tout spécifiqucment religieuse. » distingue blesse d'lsrad, comparée à la condition-tie force des ancetrcs
éventuellement entre « une croyance spontanée et sans alterna- qui a,·aicnt autrefois conquis la Palcstine, était interpréré_e par
tives » et la « croyance avec choix entre plusieurs possibilités » ; les prophétes comme un signe : Dieu avatt abandonne son
mais il ajoute : « Ces deux formes du croire pem·ent être soit peuple parce que son peuple n'était plus digne de Lui. L'oppres-
profanes, soit religieuses. » Acceptons ces postulats et tentons sion yue lcs juifs denient subir de la part des emptres mesopo-
d'y mesurer le fidéisme historique chrétien. tamiens était le châtiment de Dieu. On nc pouvait espérer le
Les chrétiens s'affirmérent comme reis en raison de leur rachar lJUC de 1\n·énement d'un grand roi, d'un vrai "oint" du
"croyance avec une alternative". Des circonstances histo~iq~es Seigneur, d'un nai "messie". Son nom? lsa'ie (7,14) a proposé
données les a\·aicnt placés de,·ant un choix : pour devenir chré- Emmanucl, l]UÍ en hébreu signifie "Dicu avec nous". ~aturel­
tien, il fallait choúir de l'être e r donner acre de son choix à tra\·ers lement, il ne nmlait pas désigner un nom proprc pcrsonnel,
une profession de foi. Il en fut ainsi au début lorsqu'il s'agit de .mais bien une fonction : ramener Dieu à Israel. Quoi qu'il cn
choisir entre deux possibilités: Jésus était ou n'était pas le fút, lsate mis à part, on préféra le laisser sans nom : il était le
mcssie attendu par le pcuple juif. Les juifs qui choisircnt le ~Iessie er cela suffisait.
prcmier terme de l'altcrnati\·c cessérent d'être juifs pour devenir Le \fcssie, ou le Roi sacré, rel était cclui appelé à rendre à
chrétiens. Israel <;()n Dieu ct sa grandcur. La structure salvatricc élaborée
Du mcssie on attendait le salut du peuple juif; c'était un salut P~r les prophétes érait inévitablcment conditionnée par la seule
terrestre : l'instauration d'un royaumc de justice ct de bonhcur. ~tucture politique réputée valable à l'époquc et en ce licu: le
Lc mcssic même avait été em,isagé commc un roi consacré par royaunw. l' n Grand Roi \'icndra, enYoyé par le Dieu d'Israel,
Dieu, donc ''oint", ma.dúzb en hébrcu (d'oú notre "mcssic") puis ~tl fera l'Empire d'Israd. L'uniwrsalité du Dicu, qui aupara-
dJJÚ!oJ en grec. Cest ainsi que certatns prophétcs, à commencer Vant était seulcment cclui d'Israd, commencc à apparaítrc avcc
36 La pcrspecti1·e hi.1torico-re!igieusc La foi en la foi 37

Is:úc pré'Ci<·mcnt, ou a\TC lc DcuréTo-ls:úc, commc est appclé Ji'L rllt l'ott tombait dans l'ilkgaliré· si l'on ne ··crmair" pas
l"aurcur de~ chapitrc~ -J.( I-6C1 du IJnc d'b:úc, dans b \·ision d'un cnlr ·· · 1· ·
1 ]' 1 , 11 crr l\·:ut de nl<ll11LTL· crronec. ·.ran-ce cncorc une
rachar l]Ui n'esr plus limiré :i la simpk rL·srauration d'un m\·aume ou _ ' . . " - P I
c·L ,l\L'C une alrcrn:lt!YL· :' ro 1:1' li L'I11L'I1t. mais
. I' a Ircrna-
""ct ( )\. 111
hé·brcu en Pakstinc, mais CJUi r('Clame la diffu~ion dans tout . _. ·. ]'lurr->t danQcreusc ct de tourc façon illl-gale.
(1\Ll·1 111 ' '
l'cecumé·ne de la loi du Dieu d'lsracl comme condition prL·miére
de l'insrauLttion ck la prospériré· et de la jusricL· dans lc monde.
4 . 11 l't ccruin que la foi a urw hisroirc; ccpcndant, on pcut
Puis Yint _k~us le Chrisr, :i '<n·oir lc \fcssic . . \n'C !ui. ](::_ cn p: 1rkr L't rm cn parle comme si cc n'l·rait pas k cas. Tcllc cst
royaunw rerres rre de Di eu conçu par les prophércs hébrcux h foi L'll l:1 foi, CJUI en fait une qualiré humaine sans histoirc. On
de\·inr claircnwnt k R r1\ aumc dcs C: icu~. une ré·alir(· exrramon- (!Y!il s;lllS alternatiYe l) l]UC la foi doir i:·trc constatL"C, é·\·en-
dal!1c, transcendam. cr 1111111e Dicu même, l'exisrcnce terrestre. ruelknlL!H mc~urr:·e :i ses cffcts et diffé-rcncié-c sclon ses objcrs .
. \cccpter certe nom-clk pcr,pcctiYe, cela implicjuair une profcs- mais nr>tl historicisé·c. File est carrémcnt dc.Tenuc une n-rtu,
sion de foi en la fonction mcssianicJUe ck _f(-sus, mais cumportait indicc Ll'un comportcment \Trrucu~.
surtour un choix entre salur monclain cr salur ultramondain. 11 Indqx-ndamment dcs objct~ de foi hisroric1ues, au~ ycux du
s'cnsuiYait L]Ue si l'on était juif p:u la nai~sance, rm de\·cnait bon chr(·ricn cfaujourd'hui mêmc !c p:úen (pour nc pas dirc lc
chrétien par l'é·lcction au mm-cn d'un acre de foi. L'acte de foi
non-chrr:·ricn cn général) lJlli se montrc.· attach(· à sa proprc "foi",
en une réaliré ultramondainc ckpass:llt lc conclitionncment mon-
est, à sa façon, un êtrc ,-crrucux. II n'cn a pas touiuurs été ainsi,
dain dc la nationalit(· ou, gén(-riqucment, de la naissancc : on
mais ~llli< 1urd'hui c'est lc cas, non seulcment dans l'opinion
pom·ait nairre juif, grec ou romain, riche ou paune, et toutefois
communc mais bicn au ni\-eau scientificJue, hisrurico-rcligieux.
dC\·enir de façon égale chréticn, sujet du Royaumc des Cicux
Pour l'opinion commune, l'athée, l'agnostique, !e sceptiquc,
om-cn :i cks gens de toutes les conditions cr de toutes lcs races.
en sommc.· quiconc1ue "a perdu la foi'- est rcgardé· commc une
II suffisait d'un actc de foi dam 1c Ro~·aume des Cicux, CjUi du
personnc peu Ycrtucuse. On dit d'aillcurs '·pcrdre la foi" au lieu
reste, tant que l'on était cn \-ic, ne pom·ait L]U 'être espéré· e r non
de "nL· pas croirc", commc si k fait d'ayoir la foi (·tait une qualité
expérimenté. C:e qui érait expérimenrable, c'était l'Lmpire
naturclkmcnr bumaine CJUC cenaines pcrsonnes, pour n'ayuir
romain, seu! modr:·lc hiqoriquc de la réalité méta-hisrorique
pas su h \ inc com·cnablcment, ont fini par perdrc. ( )n a qua-
cm·isagée par lcs chrétiem dam une perspective uniH~rselle,
SJmenr l'imprL·ssion CJUC l'on parle de l':nrophic d'un organe,
étant donnr:· qm· dam son c1s k comlitionnemcnt ethnit]Ue était
surmonté par l'artriburion de la áril11.r Ko!!!cllla ú des hommes de pour CH1se de nem utili~ation. l.a mam·aisc réputation qui
n'imponc CjUCllc race. accomp~l!.',lle ic 111CCfl":lnt s'expJiC.JUC Cl1 rcg]e gcncra]e (ou socio-
Jai dit que cela '"suffisait'". mais cc· n'l·rair pas une mince psycho]ll,!_l_iljliLJ par la méfiancc que l'on éproun· habirucllcment
aff.lirc: dn-cnir sujcr du Rr1\aunw des Cieu\ signifiait subYcrtir pour CU!\ lJUi som '"différcnrs". Dans lc c1s pré·cis qui nous
occur. . . . l.
t·L'. c est-a-c tre en ramenant
I' cnscm li>c a. norrc propos,
idé·alcmenr lcs n11 aumcs tcrrcqrcs. f listrJril]UemL·nt, cela signifia
noton"· L]Uc cc l]Ul. talt - . Ia '"l l.1ttcrence
-.. " , c ,est prcchcment
. . . Ic
subn'rtir 1'1-:mpirc romain, lc mockk mémc de l'uni\-crsalité, et
contre lcs r:·k-mcnrs ··sul)\·crsif<. sujcrs du Rm,wmc Jcs Cieux, rnafll]uc ,~c t~ 11 : :tutrL prnt\T du dccrr(· de l]Ll<llit1cuion culturcllc
yu'il f . . - .. ·"' . . .
l'l :mpire rr 1111:1in rr:·:1gir par l'applicnion dcs lois. 1.a subYcrsion . .tur .lttnhuc-r au tidcismc· dan~ nutre culture. \Lus au !11\·eau
re l1 ·
de\·inr martne, témoignage: un témoignagc !ui aussi au sens CathgJcu\ Jnsrirutir mncl, on \'a bien plus loin: pour la thé·ologic
juridiquc, au point que la foi professéc dn·inr loi à son rour . c' 'L 1L 'te mancjL!L" c!c to1
Par ()h - · est une tau
- te au scn~ stncr,
· et cc
quand 1'1 .mpirc rumam se transforma en cmp1rc chré·rien, un cc lJliL h t~ 'l 11;- -'' jJcrr/f'a.i (h théologie cmploic elle aussi cette

I
/
 La foi en la foi 39
38 La perspective historico-reliJ.iieuse

cxpression !) pour dcs circonstanccs donnécs, mais uniquement L., ur l'ethnologie postérieurc, tant la.iquc que confes-
onltll 10 '- .. ,. . ... 'l ·j

par la faute de celui ú qui elk vient ú manqucr. c ·li. Pour certe derntere -1 ccole du pere \\ tlhelm Se 1m1ut
·ionnL L. . .- R' '1
Réc~.:mment, ccrtains théologiens se sont montrés moins ~. 1<) ;~\ - la eh os e se JUSttttc dans les termes de la c\T a-
( u
Is l<"'
' I ' .
rigourt.:ux à ce sujet. Ct.:rtains ont introduit des circonstances 1. ' ii ~-rait plausiblc, naiscmblablc même, lJUC parmt lcs popu-
.
no!1·
. . jlrimtttvcs ·· - a· sanltr
· celles que ]' on esnmatt
· · cu lture 11,e-
atténuantcs: l'é\·entuel conditionncment du milint social sur la ~anon~ .. . . , ..
volonté pcrsonnelle. Ccrtains ont proposé de considérer l'exis- nr 1e~ plus proches dcs condmons ongmelles de 1humamtc -
me · · '· · · 'I' · \ l 'f ·
tcnce d'un "athéisme nominal", c'est-ú-dire d'un rapport per- 011 rro ll vít, une trace du. Dteu _qut s etatt reve c a . L am. ,v ats
sonnel avec la "transcendance" niant la formulation chrétienne ue dirc de l'cthnologte la.ique :' .
de Dieu. <\u nombre de ces "athées nominaux", expression dési- q - ,· JL.·c de Dieu est une composante essenttclle de la culntre
1~ 1l -
gnant ceux qui croient être athées mais qui ne !e sont pas, doi- occidcntale. En fonction de cela, nous dir_ons q~e. cet Etre
vem être comptés ceux qui, bien que ne pratiquant pas le rêmc qui était attribué aux cultures pnmmves etatt le Dteu
Sll P · b .
christianisme ni aucune autre reli<~ion europécn opporntnément dés-historicisé ou du, moms, a stratt
,._, ' affirment toutefois croire
en un indéfinissable (ou non autrement définissable) "Être de son conrcxte historique chrétien. C'était une réalité philoso-
suprême". C'est une façon comme une autre de rendre '\·er- phiquc (non nécessairement théologique) dont l'~':uropéen,. à ce
tueux", en tant que partiellement mêlés au fidéisme et clone qu'il scmble, nc pcut pas se passer sans rcnoncer a tant de ptlters
récupérables, également les négateurs de la foi chrétienne. de sa propre culturc, de Platon à ~ant, ne seratt-ce que pour
~\u niveau de la science historico-reli<rieuse citer dcux noms irremplaçables, placés aux deux extrémités d'un
,... ;:--, ' la foi hique en
un Erre suprême a été objectivée dans une notion attribuée flux temporel et spéculatif qui a commencé peu avant Platon et
a\TC une désinvolture excessin:, aux cultures les plus primiti\·es: qui n'a gul:Tc dépassé ~ant. C'est ainsi que l'Européen, même
les rendant ainsi plus aisément récupérables pour notre foi, à quand il a rejeté la foi chrétienne au nom de la libre raison, a
!'instar des "athées nominaux". ,\ cc sujet, donnons la fin de la consen·é lc dieu chrétien sans être conscicnt qu'il était tel, mais
phrase citée en commençant pour illustrer l'usage acritiquc du ;;; le considérant comme une réalité uni\·crselle (préchrétienne
terme-concept "foi" : « L'un des thémes les plus courants des ou achréticnne), objet, précisément, de la recherche philoso-
croyances religieuscs des peuples primitifs est la foi cn un Être phique et non uniqucment historique. On a un excmple reten-
suprême. » tissam de ce phénoménc a\TC l'Êtrc suprême adopté par la
La "foi en un .Êtrc suprêmc" chcz les primitifs a été décou- ~évolurion française pour remplacer le dieu chrétien rcnié. Cet
YCrte au siécle dernicr par l'Écossais . \ndrew Lang. La décou- Etre suprême, tout en étant une conccption que l'on voulait
\Trte d'alors, quand on la soumct à un approfondissement cri- rationnellc et non religieuse, n'en a\·ait pas moins besoin d'un
tique, se révéle être une bclle imTntion pri\·ée de fondcment culte, exactcmcnt comme le dieu chrétien renié. Le pcintre Louis
réel; mais lc fait cst que l'ethnologie a tranillé a\TC enthou- Da~id s'cn chargea, ljlli en 179~ (an II de l'ére nouvelle) institua
la tete'lc c 1' 1.·.tre
· suprcmc,
· · etre
censee · ce'1'1 · c h aque annee
c nec · Ic
siasme sur l'invention de Lang, rccueillant partout des indices
20 prairial (?-\ juin). \'oib cc qu'était l'l~trc suprêmc attribué par
susceptibles de la conforter. Par là, l'ethnologie rcligieusc a fait
la prcm·e de sa réel~t.: foi en la "foi en un Lrre suprême" des . eth f1< >1ogues aux populanons
les · · ··
pnmtttves : 1a mcme
· c h ose,
cultures primiti\TS. E,·idemment, clle y était toute disposéc. ]usque J~ms la dénomination, que l'Ltrc suprême philosophique
:\:ous pouvons parler de prédisposition - culturelle, namrel- er paraphllosophic1ue accueilli ct Yénéré par lcs librcs penseurs,
et prop< . I . I . d. h . . . .
lement, et non caractérielle- à in\·enter un f.:rre suprêmt.: de\"ant II , Jsc comme t<.:. a a I-·rance ec nsttamsc~.. ·.
11 csr donc pas etonnant que l'on dtse "tot cn un Ltrc
être attribué aux populations primiti\·es. Ct.:ci \·aut pour Lang
40 La perspective historico-religieuse La foi en la foi 41

suprême'' comme si l'on disait "foi en Dicu". :\fais c'est préci-
sémem de certe absence d'étonncmem que dépend l'inc~p~1C1té
à poser une problématicjue historiquc de la foi. La foi pri,~e
d'histoire de,-icnt alors une vertu humaine ct il est indifférent
que l'un parle de "foi en un Être suprême", de ''foi dans les
esprits de la nature" ou évemuellcment de "foi en un idéal"
comme on dit en transféram au niveau d'un comportemen~
la"!que la rchgiosité congénitale au fidéisme.
:\fais la foi n'est pas une vertu humaine, dirait ou denait dite
un chrétien. En cffct, dans le systéme élaboré par la théologie
chréticnne on distingue entre vertus humaines uu naturelles et
vertus supra-humaines ou surnaturelles ; or la foi fait précisé-
ment partie de ces dernieres. Il y a plus : avam le chrisrianisme,
la foi n'était pas même une venu, ni naturelle ni surnaturclle.
5. ,\vant le christianisme, les vertus définies par la culture
classique étaicnt au nombre de quatre : sagessc, courage, tem-
pérancc et justice. Les trais prcmieres concernem l'édification
personncllc, la justice concerne les rapports interpersonnels. La
personne vertueuse, selem le modele classique, c' était la per-
sonne qui se sen-ait correctement dcs trois "âmes" que Platon
attribuait à l'hommc : I'âme intcllective, l'âme passionnelle et
l'âme végétative. Vertueux était celui qui utilisait de façon juste
sa propre imelligence pour parvenir à la sagesse ; vertueux était
celui qui ordonnait à de justes fins ses passions, tiram d'elles
force et courage ; venueux était enfin celui qui satisfaisait dans
une juste mesure ses appétits, afin de dépasser la simple satis-
faction des sens qui ne distingucrait pas l'hommc de !'animal.
A.u nin~au personncl également, du moins dans la construcrion
platonicienne, la justice était présenre comme la vcrru eles vcrtus,
c'est-à-dire comme la capacite' de modérer, de tempérer les trais
autrec,. \Iais c'était surtout au ni\'eau imerpersonncl, social ou
LL' chriqi,misn:e, p_our révolutioonaire qu'il fút, nc prétendit
. ~ fL'll' cr:;er grace a ses propres \-ertus celles qu1, pour lcs
pa .. 1 ~ fúsaient lc "bon paien". Le "bon chrétien" !ui aussi
\OCIL'l · • ' ' . . . , . _ . .
· ·r t:·rre au même 111\-cau: !l devalt erre sense, tort, modere
dC'"~1l . . ' '
- ·JU~·re . Cest
et . . .
ams1
,
que . trouverem .placc . .
dans lc nom-cau svs-
·. . de \'<1lcurs elabore par le chnst1amsme les quatre \Trtus
tCD1l . . - ,
réchrL·tiennes : prudence, JUStiCe, torce, tempcrance. Elles
furent <tdmises comme disposition de l'àme (ha/Jitus) au bien ; 1
du 1110 im est-ce ainsi que les détinit saint Thomas d'/\.quin. :\!ais
on Jeur ajoura trois autres vertus praprement chrétienncs qui ne
déri,·aienr pas d'une disposition naturelle de l'âme, mais étaicm
dircctement infuscs par Dieu : foi, espérance et charité. Ces
vertus furem dites surnaturclles ou théologaks, pour les distin-
guer des quatre autres comme le supra-humain se distingue de
l'humain.
Elles furent dites aussi surnaturelles en tant qu'elles excedem
la nature humaine. Elles n'étaient de,·enues susceptiblcs d'être
acquises par l'homme que gràce à la venue du Christ, donc par
une imervcntion directe de Dieu. Sans cette inten-ention,
l'homme nc serait pas parvenu à lcs pratiquer, ni même à les
conce\-oir ; d'ailleurs, les philosophes préchrétiens ne les avaient
pas conçues, eux yui étaicnt pourtant les plus sagcs parmi les
hommes. I "cur plus grand effort les avait conduits à définir les
quatre vertus humaines que !c christianisme, loin de les renier,
appelait cardinales, en faisant la base ou le pivot de la morale
chrétiennc cllc-même. J\1ais bien que nécessaires, ces verrus
n'étaiem pas suffisames pour le salut au scns chrétien : la phi-
losophic amigue ne suffisait pas pour comprendre ce salut, seu!
DJeu pou\'ait le révéler et scule la nouvellc philosophie gui était
la :·science de Dieu", la théologie, pom-ait comprendre la révé-
latJon di,·ine. D'ou l'adjectif "théologales" attribué aux rrois
venus chréríennes. c

á,-i] que la justice s'excrçait. Comme disaient les Rornains, plus Les Cjuatrc vertus cardinalcs constituaiem un svstéme complcr
iméressés par la nature ci,-iyue que par la nature humaine : la et so!1.(l·1
· · 'Ire, · rct1·etant 1cs trens
· ames
- p 1atomCJennes
· · . coord onnecs
·
selem
f
l·t . . . 11 l.d
. ' IUSte mesure ; mms yue e so 1 ante ou svstemancne
. . . ...
justice comistait à \-ine honnêtement (bone.r!r: J'in:re), c'est-à-dire
à respecter lcs droits d'autrui et à donner à chacun son dú aut-J] a'"r··l . . h" 1 I -
' ' t1 )Ucr aux troJs \'ertus t co oga es ~

(a/tem;;; 11017 laeden:, .rmttl! miqut trilmere). II cxisr<: une étroitc relation entre la, foi et l'espérance. Dans
 42 La perspective historico-religieuse La foi en la f oi 43

son f.pFtre ate,: F--Iélmu.Y (11,1), saint Paul dit: « O rla foi est la wx ycux d'un Occidental chréticn, doit son caractere
garantie des biens que l'on espere, la preuve des réalités qu'on
1
qu~··. , c)~t~able au se u! fait qu'elle n'est pas vraie. ]\ [ais certe " foi "
JOU trll
ne voit pas • » C'est une fo rmule ou nous trouYons la définition
en l lt.·s choses no
.
n. vraies peur-elle être, considérée
,
comme
de la foi comme d'une croyance supposant une alternative; mais une n:rtu ? Objecnvement, elle apparatt plutot comme un
l'alternative n'est pas une croyance différeme, c'es r une autre J éf<l LIL
façon de croire, celle que nous dirions philosophique pour rester
à l'époque dd saint Paul, et scientifique pour nous référer à no tre
temps, en somme un e croya nce sous-tendue par la démo nstra-
tion, que celle-ci soit de l'ordre de la spéculation ou bíen de
l'ordre de l'expérimentation. I\u contraíre, les choses auxquelles
les chrétiens croient n'ont pas besoin de démonstratío n, mais
de foi. La foi paulinienne (ou génériquement chrétienne) est
elle-même crovance et démonstration tout ensemble.
Que démontre-t-elle ? La vérité des choses espérécs. C'est
ainsi que l'espérance est étroitcment liée à la foi ; quant à_!~
charité, elle doit être adoptée surrout s;lans une perspective prag-
matique, à savoír comme un modus tJive~dt'dérermíné par certe
foi et par cette espérance ; c'cst une charíté qui rt:gle les rclatío ns
imerpersonnelles et qui tiem donc la place que l'ancien systeme
de valeurs (ou systeme " humain" par opposition au systeme
"divin") attribuait à la justice. Sans 1'espérance, la foi nc serait
que crédulité excessive ; sans la foi, l'espérance ne serait qu'illu-
sion. Mais sortons de l'abstraction : on ne parle pas ici de la
capacité d'espérer associée à la capacité de croire, on parle ici
du Royaume des Cieux promis par le Christ. L'unique obj et de
l'espérance et de la foi esr le salut ultramondain, la vie éternelle.
C'est une réalité que l'on peut espérer, en laquelle on peut croire,
mais que l'on ne peut pas démontrer. Si l'on s'en riem au carac-
tere indémomrable de l'objet de foi, en oubliant qu'il s'agit d 'une
réalité post mortem, on peut aussi parler de foi dans les esprits de
la nature, dans les animaux totémiques, dans les dieux pai'ens
" faux ct menteurs", ou encore en une quelconque autre chose

I. Toutes k s cirarjons bibliLJUCS sonr rirécs de la Bib!e de J rrt{ja/m;, rraduitc cn

t'ran çais sous la dirccóon de I'Fcolc h ibliLJUC de Jérusalcm, Dc scléc de Brouwcr, Paris,
19'""'5 1?-\.d.Tl.
 II

La parole et la foi

1. I .'enscmble des lemes de saint Paul com mence par l'Épirre

au~ Rom ains er tinir par l'Épitre aux H ébreux. C'est surtout
dans ccs deux lemes qu'il se soucie d e définir la foi au sens
chrétien et les effets de certe foi.
_\ux Hébreux, saint P aul entendai r démontrer que rous les
héros de la tradirion biblique, exaltés pour leur fid élité à Dieu,
toutcfois « ne bénéficiérent pas de la pro messe » (11 ,39) . Non
que Di eu eut m anqué à sa parole envers eux, m ais « c'est que
Dieu préYoyait pour nous [les juifs vivant aprés la venue du
Chrisrj un sort m eilleur, et ils ne devaient pas pan·enir sans nous
à la perfecrion >> (11,40). 1\1aniére de dire: la vraie promesse de
!2ieu, c'était le Royaume des Cieux qui aurait éré instauré avec
l~ vcnuc du Chrisr Oe Roi) ; avant cerre insraurarion, les h éros
bibliques n'avaient pas la possibilité de jouir de la reco mpense
ultramondaine, ni d'y prê ter foi ; néanmoins, une fois le
Ronntmc insrauré, il s v seront admis en n ·rtu de leu r tidélité à
Dieu ; mais aux juifs de maintenant, la fidélité à Dieu ne suffit
plus à assurer le . salut, à présem il faut la foi. C'est la foi en le
Ronume eles Cieux, et non la fidélité à Dieu (c'es t-à-d ire la pure
et 51 mpk: obscrvance de la lo i de Dieu), qui détinit les chrétiens .
.\u x Romains, saint Paul entcndait clémontrer qu'ils n'étaient
~as dé~<1Yantagés par rapport aux juifs dans la perspective du
'- -:rne·1 . I ~es ·JUI·rs ava1ent
dalut ,.t,· . l' avantage d''erre les d'eposltaltes
. .
e la p<t r(Jle de Dieu, J'a,·antage d e la fidélité au dicu unique de

46 La perspectil'l:' historico-religieuse
la reilgion monorhéisrc. \fais ;1 pré·senr que la foi remplaçait
cette t!délité ou insrituair une nou\·clle especc de fidélité. les
Romains. comme lcs autres nations. étaicnt :1 écralité a\·ec les
juifs ou l'éuient pournt qu'ils cussent foi dan;.... la parole du
Christ. Lr samr Paul annoncc qu'il ,·ienelra ;l Rome précisément
pour portcr la parole du Christ ct non pour circoncire, donc
non pour '"juda!scr" lcs Romains. La foi en ]ésus-Christ étant
!c seu! cntérc de discrimination. lcs Romai~s ne seront p:~
'"judatsc's", ni ne pourraienr d'aillcurs l'être du fait du caractére
cthniquc de la rcligion jui\T ; cn re\·anche, les Romains scront
''christianisés", comme l'ont eléjà été ccrtains juifs a\ant la foi
mais non tous lcs juifs, auxyucls la nationalité jui\·~ nc scrt ã Ix remplc ele certe déesse se dressait sur le Capitule ct sa fêtc
rien pour ce yui concerne !c Royaume eles Cicux.
Les Romains n'anicnt jamais. emph>\é le terme "foi'' (jides)
pour d1rc ce que saint Paul entcndait, à savoir cc que nous
appelons - aprés saint Paul et tant de littératurc chréticnne -
"religion". Le latin jide.r nc commença à signifier "reli<>ion" et
~
, . , c
preClscment la religion chrétiennc, yu'à partir du II' siécle de
'
notre erc. \prés lJUOi, par cxcmplc, Termllien put dire jidem
ll!sredt pour _"de\·enir chrétien", ou de jide eiare pour ''expulser
du chnsttamsme". L'exprcssion !atine jidr:J dei ellc-mêmc a un
sens différcnt sel(m L]UC nous la troun)ns chez C:icéron ou chez
saint . \ugustin ; chcz . c! !c signitle ''aide d'un di eu", chez saint
_\ugustin ''foi en Dieu''. Des siecles d'histoire chrétiennc font
<.ju'il nous cst difficilc de saisir le scns de l'expression cicéro-
mennc, alors que nous comprcnons trés bien l'expression aul2;US-
tinicnne, L]Ui cst d'usagc courant chez nous. Dcs siécles d~his­
toirc nous onr fair oublicr <.]UC les Romains raisonnaicnt cn
termcs de salut rebrif (cn ce monde), tandis que les cbrétiens
raisonnaient cn rcrmes de salut absolu (transcendam au monde).
Pour les Romains, la jldc.r cxprimait un rapport de réciprocit~
qut tn<ll1<.jUL' assurémcnt à la '"foi" chréticnne, cn tant qu'cll~
concerne l'attitude ele l'homme cmTrs Dicu mais non cclle de
Dicu cmTrs l'hommc. Pour les Romains, la jide.i étatr surtout la
''](~\ auté" entre deux sujcrs (d'oú la réciprociré dont je parlais),
gracc a laquellc chacun dcs deu:.::, même si l'un cst humain et
l'aurrc di,·in. a ccnaincs obli_gations cm·ers l'autrc : en l'occur-
La J)(l rol e e t Ia .fói 47
. 1c :;ujcr le plus fort, !e dieu, doir fournir son aidc au sujct
·cncc. ·
r t" ihle l'bomme.
] c ]1'1: ' ' 1 .
z. ]\ ,ur les Romains, la ildcJ était la ''lovauté" en cc scns
, ·11 . ksJc'nair le rcspect des cngagemenrs, des scrmcnrs ; ti
jll L l 1 . ,._, ' '
~\: , 1111 que l'infidelú ou imidtt.r nc désignait pas le mé·créant (à
11
~a,nll 1'111/ide/i.r des auteurs cbréticns), mais celui sur <.]Ui l'on ne
peur j•:ts comprer, l'hommc faux, déloval, parjure, inconsrant.
{:r:uH donnc certe tmportance de la lovaurc dans les rapports
hu 111 , 1111 s, il n'cst pas étonnant que les Romains aient cu une
déessc nommé'c !'ides.
érait cekbréc 1e 1cr octobre. I"a;idi'J était donc une gw1lité ci,·iyue
et une déesse, !'une et l'aurrc néccssaires au maintien de l'ordre
de ]up1rcr. Lllcs agissaient de concert sous le signe ele Jupitcr
gar;lllí des accords entre les peuples. hdc.r etjoedw (pacte) déri-
\'aient d'une même racinc :f(elo;id. L'autrc façon de dire "pactc"
étan ''paix" ; à partir de la racinc pac- se sont formés les
mots p:n lesqucls on désignait l'accord (pactum, la chose
comenue, padio, l'action ele com·enir) et les cffets de l'accord,
à sa\ <>I r précisément la pa"\:, la paix. Les Romains conce,-aicnt
aussi un pacte a\TC lcs dicux, la pti.>: deomm, et ceei nc dc\-rait
pas n< Jus étonner pu isque dans notrc tradition religieuse égalc-
mem <>n parle d'une alliance ou d'un pacte entre Dieu ct les
hommes : ii suffit de penser à 1'. \rche de 1'.\lliancc, fondamcn-
tale ]'our !e cultc juif, ou aux exprcssions ".\ncien Testament"
et '''\., Jll\Cau Tcsrament" adoptécs pour désigncr dcux rapports
(ou "p:tctes ") différcnrs entre Di eu et lcs hommes.
Lt l''lix romaine se fondait sur la contiancc (jide.>) réciproyue
et sur k rcspecr des limites: lc dieu-frontiére Tcrminus agissair
de C< ll1Ccrt a\TC la décssc rides sous Ie sil2;ne de j upiter. D'oú
1 . . .
a tr:tditlon rapportéc par Plutar<.]UC (,'\ull!a. 16) : !\uma Pompi-
hus
, - • 1.L c1cu:.:icme
· roi d c R< >me,« cn premtcr · 1·teu engea
· · un temp Ie
a Fi,kc. ct ;Í Tcrminus >>. (~uand :\:uma institue le cultc de la
dce. ''L· 1··1c l es, Romc acyuten,. cI ans I a conste
. I'cratton
. cI es peup Ics
\"(J]S] I ' d' . ' , .
j· . ! l', L' Caractcre - une Cite .. '- OUS trOU\"OrlS CCttC ll "l'c e C I1CZ
ltc lt\L' 11, 21, 2), qui souligne le « rcspect » (rereo111rlia) que les

48 La perspective historico-religieuse
peuplcs \·oisim, qui << ju~que-là avaient comidéré Rome comme
un campement de soldats plus CJUC comme une cité », commcn-
Ct'rent à aw)ir pour la Rome de :\:uma gomTrnée par la jidc.r.
:~es Romaim a\·aicnt aussi une ckesse Spes, I'Espéra;1ce ..\
pt-csent. en ratson du rapporr étroit existam entre les dcux verrus
théologaks que som la foi et l'espérance, il devient interessam
de se pencher sur les rapports qu'il pouvait y an)ir, pour les
Romams, entre la d(:esse Fides et la déessc Spes. C:elle-Cl eut un
temple au Forum Olitorium pendam la premiére cruerre
punique : la fête célébrant la fondation de cc tcmple av~it lieu
cl:acjue 1 aoút. _,\]ors que pour Fides, quellc qu 'ait été ]' époque
LI
etfecnve de son mstauration, la tradition nJlllut la faire rcmonter
aux origines de la ciré, pour Spes on n'en demanda pas rant:
on ne vtt pas l'intérêt de la placer parmi les valcurs fondamen-
tales (c'est-à-dirc contemporaines de la fondarion mémc de la
cité) de la re.r pNMca. Ceci, en soi, est déjà signiticatif. ~Iais en
cherchan~ btcn, on tromT mieux : on trouve une opposition
entre la jtde.r et la .rpe.r comme entre dcux façons differentcs et
irréconciliables de se poser face à l'action : soit en sefiant à son
bon droJt, sott en e.rpéran! dans la bonne fonune. On rnm\·e en
somme une opposition, en lieu et place de la solidarité établie
par le cl:ristianisme e~tre la vcrtu de la foi et la venu de l'espé-
rance. I\ous devons a Angelo Bre]jch une recherche dans cette
direction : je songc aux pages de ses Tre l'aritJ'{Úmi rommze .w! tema
dei/e Ol~í!,ilzi (Rome, 195.5), qui rcléYent comment le svstéme de
valeurs romain a opposé dcux champs d'action di~·ine: l'un
commun à Jupiter ct à Fides, l'autre commun à Fortuna et à
Spes.
_ "\u fond, on nc peut pas dire que les Romains pemaicnt d'une
t'açon trés dift~ér_eme de la nôtre en fait de foi et d'espérance, si
I o~ met de cote lc cas eles deux vertus théologalcs sousrraites
a. l usagc courant et intégrées aux préceptes religieux. Je Yeux
cltre ~uc lc ~~ractére inconciliable de la foi an:c I'espérance a
resiste jusqu a nos JOurs malgré la rén)lunon chréricnne. En
effet, pour nous commc pour ks Rumains, de deux choses
l\me : ou bien la foi, qui est certitude et non déstr, ou bien
l'espérance, qui est mue par un désir sans cenitude. \[ais la
La parole et la foi 49
• 1 r on chrl~tienne cnrcnclait transcender précisémcnr lc plan
·
. '\. ( ) ll 1 .
te. ri:alité d(:rerminé par la distinction entre cc qui est et cc
1
dc , · ~'on nmdrait n>ir être. dans 1c but d'édificr une réalité qui
q: . 1
1
1
~. " de ce. monde ~ et CJUi dcnait clone êrre L.•ouyernéc par
l L'" I ,,1 - t
. 1 c•ic]ue diffén:nte de cclle nui régie lcs choses de cc monde.
tllll ( )~ J t_ • '
rY, ,11 !c paradoxe paulinien de la << foi cn les btcns que 1on
c<;pcrc >>.
3. \ ritrc d'orientation généralc, nous dirons clone que la foi
n JJn:úne fondait la cité dcs hommes, tandis que la foi chrt·tienne
fondc la "cité de Dieu". Ou bicn, en rcnonçant à l'image augus-
tin1cnne d'une ci?'ila.r Dei: la foi chréticnne fonde la "croyance"
dans ]c Rmaume des Cieux. D'ailleurs, pour les Romains éga-
]cnK·nt jirle.; pom·ait renvoyer à une croyance : quand il s'agis~ait
de c ucÍque chose qui était dit et qui réclamait la conviction de
1
J'audireur, on pm1\·ait dire jidem babere au licu de crcdere. Dam ce
cas. la jir/e.r-lcwauté ne se transformait pas simplcment en fide.r-
crmancc, mai.s restait c e qu' elle était et, cn restant telle précisé-
mc;1t, fixait un rapport de "lovauté'' entre le locuteur et
l'audireur : l'un ne dirait pas eles choses fausses et l'autrc n'cntcn-
drair pas de mauvaise foi ce qui lui serait dit. Tout ceei est
imporrant pour saisir la relation érroite cnrr: "foi" et "p~role'':
par con~équent pour saisir !c passage de lafzdts romatn_e -~ lafm
chrnienne qui dérivait de l'apprcnnssage ''de bonne to1 de la
"b<>nne parole", à savoir de l'Evangile. .
1,a rclation entre foi et parole transcende certamement la
culture romaine. le ne \·eux pas en faire un ''universcl", mais je
d(>lrc faire comprcndre que, par excmple, on la saisit plus dans
la grccc ue que dam lafidf.r romaine. Pistis corres~ond exac-
1
tcmcnr à jides, tant en grcc classique qu'en grec eccles1asnque:
c\~,r b ''foi" au sens courant, c'est la traduction grecque de la
cléL'-c.c romaine Fides (chez eles auteurs com me Plutarque,
Dn11~ d'Halicarnasse, etc.), c'esr la \Trtu thé·ologalc de la foi.
( lr est énmologiquement li(· au vcrbe peithein, qui a d'ail-
kr.ir' la ml:me ~acine que lides v"Jixilh- qui en grcc a donné pei!h-
Ct c.n latin túd-). ,\rrêtom-nuus maimenant sur ce verbe qut, à
Lt ! '>r me médialc. \'eu r dire "se fie r à" ct, à la voix active, "per-
 50 La perspective historico-religieuse
La parole et la foi 51 li

suader", "faire croire". Le lien premier avec la parole, avec la

.! r (1 72 3) : « Quand Thésée eut réuni dans une
communication verbale, est clair: ii s'agit de foi en la parole . \thl·ncs, 1 c lt ,- , h·, . , . . il institua pour elle le cu!I.te
J . .. . lcs vtllao·cs at entens, ,
donnée et de foi en la parole dite. En tout état de cause, l'objet •· •• t< ,us , .;:, . d p .h ()n voit que chacun rene 1t.
de la foi -pútú est un "dire". clcc !'te Pandemtc ct e eJt o. » . . . . . .
J'.\p]irml ratne . d e la cLonu,Jation de sa propre ctte la dnnrute .l qut
0:ous anms fait allusion à la pi.rtú grecque parce qu'elle révde contLrnpo , . l . , .. Fides pour le Romain et Pett lO pour
\·cn·ut e mtcux . . . . . h llé
]ui C< J!l. ' I r~ de Peitho avec ;\phrodite etalt pan-_ : -
peut-être mieux que la jide.r romaine la relation avec la parole.
Mais il faut noter que les Grecs n'eurent jamais une déesse Pistis 1'.\rhcn!cn.
. ·ertains ~e rangeatcnt
ten . P ett
. h o par mi les. Charites,. les (Traces
.
correspondam à la déesse romaine Fides. Les auteurs qui appe-
niquL . c_ ' ; h d. L (9 35 5) A J\Iégare, on trouvatt une
rge d \p ro tte , , · .)l ·
. ~ dans 1e tcmp le d' "Aphrodite
laient Pistis la déesse romaine Fides traduisaient simplement et c. •
du cot l,e, Pettho . (1 ,43 ' 6) ; a ( ympte, . .
n 'entendaient pas dire que la Fides romaine correspondait à une
statucI . c eiédestal de la statue c h 11' se'léphantine . ' de. Zeus , . etalt
déesse grecque Pistis, comme lorsqu'ils disaient, par exemple,
sur c ,P . entre aurres c1·1\,·mttes, · · ".\phrodtte ' qut etalt . cou- ,
Zeus ou Héra pour parler du Jupiter romain, de la Junon reprc~cntee,
. p · h 0 (5 11 0 .
1 o) L e rap p o rt Pet.tho -"Aphrodtte paratt
.
romaine, etc. Les Grecs eurent une déesse Peitho (dont le nom 1cc par ett ' ' · 1r de
ronr . 1 définir briévement en un pouvo
dérivait plus directement de la racine commune à pi.rtis et àjides) ; clair. : nous pournons e . d e 1a paro le "n1agique"
. . . mane ausst '- , de la parole
mais ils ne songêrent jamais à traduire Fides par Peitho. Certe fascmanon qm e . ~ , l beauté dans les relations
Peitho n'eut d'ailleurs pas en Grêce l'importance que les . cnchante et sedutt, comme a .
quJ . . d ns l'a ora précisément se dressalt un
Romains attribuaient à Fides. De toute façon, Peitho ne signi- sexuclles. A Connthe, a g_ ple il v avait un édit1ce
fiait pas proprement "foi", mais "persuasion", à savoir l'effet I d p ·th (2 "'~ 7) · annexe au tem . , . .
du peithein. temp e e e.t . o '; '. ' , ui à I' é oque de Paus amas,
ou a\'ait habtte le tyran Cleon et q , P . . (7 8 1).
Hésiode nomme Peitho dans la Thé~gonie (vers 349) : il la avait ete mts a a :
.
· · 1 dtspostnon .· d e l'empereur roma1n -, ,
. _ . . , Rome maintenant enten-
range parmi les Océanides, mais elle n'est qu'un nom. II en parle C. me pour dire : Cleon autretots et l
encore dans Les Traz;aux et le.r]our.• (vers 73), ou nous la trouvons om . h ar la persuasion plus que par a
daicnt gouverner Connt e. P . . , , la persuasion et
pr~pos
en train d'agir: « Autour de son cou [de Pandore] les Grâces \. d la domtnatton exercee p.u ' .
force. , .e 1 ,· , de rappeler une anecdote rap-
divines, l'auguste Persuasion mettent des colliers d'or » [tr. Paul non p·u la torce, 11 vaut a pemc . . de
Mazon, Belles Lettres, Paris, 1928 - N.d.T.J. Dans le récit ' , d (8 111) ou Peitho est classee parmt
poncc par Hero ote ' ' . 1 d'épaisseur que
d'Hésiode, Pandore avait été créée par Zeus pour tromper les ". . d' " et n'a clone guere pus ,.
tausses cesses ' ·. , .. Thémistocle
hommes, et l'on ne s'étonne pas de voir la persuasion (Peitho) .
celks-ci, du moms a en cro . ire les
. · . protagomstes .
·b · Athénes ·
mise au sen·ice de la tromperie (Pandore). Résumons : alors que men·1ce les Andrio1 pour lcs obltger a payer un tn ut(PL h ) et
Fides protégeait contre les tromperies et tàvorisait la loyauté, '. . , . h. deux déesses Persuaston elt o
Peitho, qui favorisait la persuasion, rendait possible la trom- (et, <llt . qu At\ enes a · . .. ,' . d,
. k· . ) . les ;\ndnm repon ent qu ,
'ils ne peuvent
.
.ontratnte (Hnan ata ' . ' . d' ·c , . . Pauvrete
perie. En somme, ii n'est pas dit que la "belle parole" soit aussi pa' payer parce qu ,.1· 1 s ont .d eu.x deesses therentes .
et toujours la "bonne parole" ; par ailleurs, si grande était (PcTlia) ct Besoin (Amekama).
l'cstime pour la force persuasive de l'éloquence dans le monde
grec qu'on ne put pas ne pas la considérer comme un don di,·in , . .
4. Pour generaliser , ..
au m,lxtmum la catégorie
, de la foi, .sans
I .
ou en faire, en quelque façon, une déesse. res
pr nJ r aurant tranchtr lcs tronne .
L • • de
, •notre
• culture,
• , nous ul
Pausanias nous livre une \'ue générale du statut de Peitho
dans !e monde grec. A.u sujet de l'institution du culte de Peitho
Se . , , . , p.trnc.
dit d'unc sculpturc dont ccrutn" , · ·s sont d'or ct d'i\·oirc j'\.d.T.J.
 La pcr.lpccti\·e lzisrorico-rcligicu.\c
t( >urniron: une climcn:-;ion C] ui Ya de la /'!'ti/Jo grc'CC]Ue à la jide.r
romatnc, a ~a\·otr de la pcr:-;ua:-;ion à la t(Ji proprenwnr dite. \!ais
:-;i ]'( >!1 Yeut franchir CL'S fronril-re~. dans ]'icke d'accedcr ;1 U~
Utll\Tr:-;el humain prin:· de conditionnement:-; culturel~. il ne reste
lju'ú prendrL· acre d\mc réaliré· fondanwnrak: l'ohiu de t(>i csr
un "dire". non un "dire" e:-;clustYcmem rcli.L'icu:-;, mais pas non
plus un "dirc" Cjuotidicn. II s'agit d'un ''dirc" capablc de détcr-
mtnL·r un componemcnt dans la mcsurL· OLJ l'on accorck cr(·dit
:Í cc qui a é·ré dir. Ln rant qu'ohjcr de la reclwrchc historico-
rcligicusc, cc ''cl!re" e:-;t rctrom·ablc som diff(·rcntes formes.
r(·\-é·latiom, oraclcs, prophé·rie~. sermems, t<>rmules rirucllcs e~
magiques, priércs, etc., partout oú l'on se scrt de la parole.
. I .a Rt·\·elation (aYcc la majusculc) cst une composame csscn-
nellc du chrisrianisme. Elle cst comprise dans lcs rcrmc:s cfune
imcn-cnrion ntraordinaire de Dicu, lccjucl parle au:-.: hommes
en lcur manifestam des Yeriré·s L]Ui, aurrcnwm, seraicm mccm-
naissablcs. Ccs n:Tirés ne sont pas dcs fim en clks-mêmcs, mais
som ks \·erités indispcnsables au ~alur au sem chrétien. Si l'on
garde cela présu1t <l l'csprit, on comprem! pourc1uoi l'mstrument
absolu du salut chré·ticn. k Christ, csr représenté comme l'incar-
nation de la Parole (nrlJ/1!11 1am }1d!lll! tJ!). Sans prend~
cunsuu1ec du condirionncment chr(·ric:n, la phénuménologie
hlstonco-rel!pcuse a cru pouYoir réduire la "ré·n:Jarion" à une
composantc religieuse prcSt]Ue unin::rscllc, cTenruellcment
rctrouyablc dans des cunrexrcs culnll-cls rrés différents, par
c:-.:empk dans lcs rires d'initiarion .. \u moH·n de ces rires, dit-em,
s'érahlirair une solidariré· enrrc iniriés fondi:e sur la '"rc·\élation"
faire :1 cu:-: d'tmc cerraine marié-re ré·sL·rYé'l' ú l'inrl-rieur clu
groupe: ct Cl·ci \·:wdrait rant pour ks iniri:1tions tribalcs dcs
peuplcs primirifs Ljlle pour lcs miri:niom :'l dcs sociéré·s secré·res,
,1 eles ndres à 111\stt:rcs, ú eles secrcs, l'tC. (soir dit en passam:
dans ccr mdrc d'idc'es, k Chrisr lui-mC·me a part(Jis é·ré considéré
C< Jmmc un '"grand inirié .. l r inltlarcur :1 la fois). Pour la suite de
norre propus, ii n\·q pas nécessain· de s'cnfoncn dans une
discussion sur la \·alidiré· de la cumpar.lisun entre initiation cr
ré·\·l-Lnion au 111\·cau phé·noménologit]UC : ii nous suftlt de
cr >nstarn tjlle lcs effL·ts de la Ré·Yébti(Jll chrérienne er ceu:-; des
Lo JWrofc et /o foi
rL'\<·Lnions tnitiariqucs s< nH cumparablcs st nous lcs
l'\ l
··i"'l'lks
.
I
.._\l il·n >11~
comnw eles pn >duirs de b '·parole" cr non sous
l ( 111
. . -
. ,,],_ ,k kur~ contenus respccnts.
1 :ll 1 -: . c-k L".ilenwnr L'q une "rc·\·élation". Toute forme de di\'1-
1 ( ll. 1 .-
··r L·ssentiL·llcment une réYébtion. L r i! s'agir t< Jujour~
Ti< 1\ 1 L- . ' '
n:l r ·\c·hrion c1ui cktnmine un comporremcnr furur. mênw
d Li\ll L ' .
. - , • '· 1 p·ls né·ccssatrement et l;arrout recours :w dcYII1 pour
'1 1 {)jl 1 I ' '' ' '
~n
11111 i 1 rc l'an·ntr. .\u c()nrrairc, la réponsc diYinarotrL· concerne
·. .1- 1kmenr une situarion en cour~ (clone passee par rapport
~,rL1ll ,
"" L· 1t Llt: h con,ultation) ct tourcfoi~ inconnuc de celut
au 11 1' 111 1 > ' • · • , • ,
qui 11 ncrn>gc juStju-au momenr oú elk !ui ~era rcYekc; apre:-;
qw 1j j] .li/!llrl que faire ou ce t]Ui l'atrcnd com me con~cquencc:
de ]. 1 ~ 1 ru:mon connuc au mmcn du proccssus dt\·m:noJrc. L"n
sommL· l'oracle. én·mologKJUCmcnt lié au '·parler'', csr la
:.p:lr( >!c" cp.1i d(:rcrminc un futur salut (mondain) de cclui qui a
écourl: cerre parole cr cn a ckduit lc juste cumportcmcnt. de
mê·mc que la RéYélation cst la "parole'' qui déterminc le futur
salut (ulrramondain) de cclui t]Ui a eu foi cn elle.
\.(JUS cbom '"propht:te", mais nous pourrions dirc simplc-
mcnr '"dc\·in" ct rédullT la prophérie au niYcau de l'oraclc.
QuLILJUe chose pourLlnt nous en cmpêche: lc modé·lc hébrcu
du pn Jphétc:. C'cst un obsraclc de pcu de poids, a condmon
qu'( 111 nc c;e Lussc pas ahuser par lcs mots ct qu'on ne confonde
pas k nmdék en quc:stion a\TC 1e tcrmc par leque! nous lc
dl:'il'11< 1m. I x grcc jJmplwkJ. aYant de traduire l'hébrcu na/Ji, dési-
gnai: pré·cisémcnt k dcYin qui prononçait ou interprérait l'oracle,
la I'Ljl( llbl' du dieu consulté. (_Juant :1 l'hé·brcu nai1i, ayant ou l·n
su' ,lc c ualitler ks prophetL'S hibliques_ il ckstgnair gé·nt·rit]UL'-
1
111u1t c<.:lui qui c'\erç:úr la di\·ination. !1 nc <agissait pas d'une
Instl' utH m proptTmL·nt hé·brai<.jUe, mais d'une instirunon
C()!' <:!Hllll' :1 routL'S lcs culrurcs du Proche-( hicnt antil]UC. 1'.n
rc\ dt1cl1l', précisément hé·hrcu - hiL·n que, peut-êrrc_ non pn >-
]'rclitcm in-;ritutionncl -, est lc "prophl-re biblttjue'' dont ks
]':11·, ,]c, ckpassL·nt Li conringence d'une consulrarion oraculain:
ct ,· :líc!,.':rent :1la mémoire hist(JriL]Ut' cl'Jqat:·l, ;'!la faç(m cfum:
··rl\ c·i:mon'' faitc par Yalwé à son pcuplc . .Je parle de "pro-
phL rc~ hiblit]UL·s" et J1( >n simplcmcnr de "pn Jphé·res", en rant
54 La perspective historico-religieuse
qu'il s'agit des auteurs ou des protagonistes de livres de la Bible
intitules, justement, les "livres prophétiques", que l'on
commença à rédiger dcs le Vlll' siécle av. J .-C. Mais nous pour-
rions aussi appeler "orateurs" ou "démagogues" ces hommes
exceptionnels qui, dans les moments de crise, se chargérent de
fournir une direction spirituelle au peuple d'Israel. S'ils furent
appelés nabi, c'est parce qu'on voulut leur attribuer l'autorité
même d'un nabi. Mais les qualifier d'orateurs ou de démagogues
restitue mieux leur fonction historique, qui fut de déterminer le
comportement de tout un peuple en envisageant un salut à venir,
d'une portée si grande (nous en avons parlé au chapitre précé-
dent à propos du "messie") que, tout en étant contenu en ce
monde dans son énoncé originei, il allait être interprété par le
christianisme comme une préfiguration du salut ultramondain.
:Nous nous sommes arrêté sur la parole qui détermine l'action
fumre au moyen d'une "révélation" ; maintenant, nous nous
pencherons briévement sur la parole qui la détermine au mo~n
d'une "contrainte". Je parle du serment, ou l'on prête foi à la
parole donnée: ii ne s'agit pas ici de la foi au sens chrétien, m~is
bien de lajide.r au sens romain. Et je parle aussi de la formule'
rimelle (dans laquelle j'inclus les priéres, exorcismes, paro~
magiques, etc.), qui "contraint" non celui qui la prononce, mais
bien l'être surhumain ou extra-humain (impersonnel également,
si l'on veut) à laquelle elle est adressée. Dans ce cas, la foi engage
simplement l'efficacité de la parole.
Nous avons peut-être généralisé plus qu'il n'est permis, nous
avons de toute façon franchi les frontiéres marquées par la peitho
grecque et par la jide.r romaine, déjà plutôt éloignées l'une de
l'autre, nous avons fait abstraction le plus possible de l'histoire
au risque d'un aplatissement à la limite de la banalité. Le
moment est venu de procéder en sens inverse: de revenir de la
parole génériquement efficace à la parole étroitement liée à la
foi dans !e contexte chrétien, c'est-à-dire à la seule parole qui
soit objet de la \Trtu théologale de la foi.
5. Les langucs romanes ont tiré !e mot "parole" (parola,
pala/mi) de "parabole", donc de la parabole évangélique. Lc lin-
La parole et la foi 55
.. c t.ur ~i justc titre remarquer que la chose ne s'explique
cn.Jl' r . . 1' c d . . . - I .
c- _ • i l- 1 , 11 dmon u une pro1on e parnopatJon popu a1re » aux
<< qu ·.·c dcs (~,·an8;iles (ainsi PagLiaro-Belardi, Ljnee di .rtm·ia /in-
)ectllll• . , ' .. . . .
. _.. _ kii'T :urona, Rome, 1963, p. 123). Mms J! v a auss1 une
oJilJ1;,o ' r . . . . .
.~ rc c< >ndition : les lectures n·angehques elles-memes, pour
allt JL 111 -c le o·lisscment de sens en qucstion, ont privilégié les
~w b . . • ~
araboles sur d'autres contenus tout auss1, vmre plus edJttants.
~e qu 1 peur êtrc expliqué de différentes üçons, par référence
soit ~i un auditoire plus disposé à écouter des fables que des
sermons, soit au lectcur-officiant, désireux de reproduire !e
magisrác adopté par le Christ à l'égard d'une foule non pré-
parée ú recevoir son message. J\fais je suis tenté de dire que la
cause prcmiére réside dans lc message lui-même. En cffet, les
paraboles traitent toutes d'un seul et même théme : le Royaume
des Cieux, qui est défini par J ésus au moyen de comparaisons
(parabolê en grec signifie précisément "comparaison"). A c e sujet,
il faut souligner que presque toutes som introduites par la phrase
« Le Royaume des Cieux est semblable à... » C'est donc ici que
l'on peut commencer à saisir la relation chrétienne entre
"parole" 0a parabole, la parole de Dieu) et "foi" (en le Royaume
·aes Cieux).
La premiére parabole est celle qui fournit la clé pour
comprendre le rapport institué par !c Christ entre parole et foi.
Pour ce faire, sa raison d'être est elle-même et non le Royaume
des Cieux, c'est la parabole de la parabole. Je veux dite qu'elle
explique que la parabolc est parole efficace (en vue du salut),
mais aussi que son efficacité dépend de la foi de qui écoute.
C'est la parabole du semeur, dom !e grain ne fructifie que s'il
tombe en terre fertile ; elle s'achéve par ces mots : « Que celui
qu1 a dcs oreille entende» (Mt 13).
. La premiére parabole suscite quelque perplexité parmi lcs dis-
ctples de Jésus. Ils se demandem pourquoi !e maitre, au lieu de
~re au peuplc ce qu'il leur avait dit et disait, parle par para-
~les comparaisons. Et Jésus répond: « C'est que [... ] à \'ous il
a eté donné de connaitre lcs mvstéres du Rovaume des Cicux,
~~~dis c1u'à ces gens-là celan'a p.as é:é d~nné >; 0\h 13,11). J~sus
In,~ue donc entre ses chsoplcs, cest-a-dm.: ceux que la to1 a
56 La pcrspt'ctiH' historico-rt'ligieusc
fait tcls. et ceux qui ne sont pas cncore eles disciplcs, mats gui
pourraient lc dcn:nir si les parabolcs rcnconrraient cn eux la foi
néccssairc ;1 la conn:rsion. Dans lc contc'\te qui distingue parrnj
lcs audircurs de la parole du Christ lcs disciplcs du reste de la
foulc, comme lcs initiés au'\ rires dcs m\·stcres se disringuent
des nun-tmtit'S, on comprcnd l'c~"pression « mystcrcs du
Royaume des Cicux ». \Tais il nc s'agit pas d'une docrrine éso-
térigue, réscrYée à une élite rcstreintc d'iniriés, ii s'agit au
contraíre de prédisposirion à comprcndre, ou plus précisément
à croirc, il s'agit donc de foi : on l'a ou on ne l'a pas. « Car celui
qui a, on lui donnera ct il aura du surplus »(\Ir 13,12), dit Jésus
à ce sujet. 11 csr conscicnt du manque de foi c11vers sa perso11ne
ct sa mission, si bicn qu'il s'adresse aux i11crédules, ceux qui
« voicnt sans ,-oir et c11te11dent sans entc11dre 11i compre11dre »
(\ít 13, 13), leur parlam en paraboles, « pour que s'accomplit la
prophétie [d'Isai"e] », qui dit : « Yous enrcndrez ave c Yos oreilles
er vous ne comprendrez pas, vous regarderez avec vos veux et
vous 11e Yerrez pas. »
Le recours de Jésus à Isai·e nc répond pas à la simple cxigence
d'un rémoignage faisa11t autorité, mais va bien au-dclà. Pour
Jésus, c'cst comme si la prophétic d'Isa·tc 11e s'l'tait jamais
accomplie, mêmc si ellc peut sembler l'être, et comme si elle
s'accomplissait maimcnant seulement, a\·ec sa vcnue. La diffé-
rcnce entre apparcnce et réalité, dans l'inrerprétatio11 d'Isa!e
fournic par J ésus, est cellc-là même qui existe entre les événe-
mcms mondains dom ls~úe scmblait parler et !c salut ultramon-
dai11 dont lui, Jésus, parle. Il cst supertlu d'ajoutcr c1u'en Yérité
ls<úe se réfc:.rait à ce monde : aux ach·ersirés hisroriques par les-
quelles Dicu aurait puni son pcuple. C'esr précisément en vue
de cctte punitio11 anno11céc que Dieu imposc à lsa"le de parler
au pcuple d'lsrael en le rendam a\ceugle et sourd au message
di,~in. « Jusqucs à quand, Sei~rncur ? », demande Is ale. Et le Sei-
p:11eur de ré·pom1re : « Jusqu'a ce c1ue les vilks soicnt détruires
et dépcuplées, etc. » (Is (J, 11 sq.).
"\pres quoi J ésus c'\plique à ses disciplcs, clone à ceux qui ont
foi et qui pem-cnt lc compre11dre, que lc grai11 dom il cst ques-
La parole t'f la foi 57
. ,l.tns la parabolc cst "la parole du Royaume'' ct que cctte
ti' J!l I·. K fructi fie CjUC chez ccux qui sont prêts à l'accueillir.
-, ~ 11 < 1
' I . . . , .
1 T< ,, 11 cela, Jésus allait le rcdire, mats cc JOUr-la spectalemcm,
lc ·J< >li t. < 1C1 il fournit la clé pour
•
accéder
-
à la doctri11e du R<n-aume
• •
ck~ ( icux. cela, « Jésus !e dtt aux toules en parabolcs. et tl 11e
. j ·,. ir ric11 sans parabolc » (-:\ft 13,34). L'éYa11géliste 11e I
lcut ' 1. ,1
· >Il 11 c· P'""
"•ct< ' , c1u'un theme aussi impurtant nu ., e le Rcn, a um e eles
C~iLLI" soir trair(· cn paraboles, fl'n-ce pour ramener toutes ch:)ses I
au ntH·au d'auditeurs 11011 préparés à prêter foi au mcssagc d1~·m.
Il \, ,jr plutôt cn cela l'accomplisscmcnt d'une ,-ieillc prophene,
donc une prem-e de plus que Jésus cst le messic a1111oncé par
les prophctes ; il attcint so11 but e11 interprér_anr comme ~11e
prc 1phéric quelques vcrsets du Psaume_ 78, ou t1 est quesnon
d'unc ré\~é]ation eles choses occulres en tonct1o11 de cc pn11C1pe :
« 1·, >uYre la bouche cn paraboles. >>
. 1"ndocrrincr au moven de parabolcs, à savoir de comparai-
sons, était typique du monde antique ct 11on u11iquemcnt
prochc-oriemal. \!ais chez les juifs, plus que rypic1ue, c'était
in~murio11ncl, puisqu'ils inclurent dans leur liYrc saint eles
rccueils de comparaisons ou paraboles ou pnlYerbcs, selo11 la
façon do11t 011 Yeut traduire cc qu'ils appelaient l!!es/Jalim. Les
Pn >\crbcs de Salomon abondent, si11o11 en para boles, du moins
en sujets d'i11spiration pour des récits sur lc modele de la para-
b< >k c\·angélique. I .orsqu'il fut adopté pour traduire !e terme ~ui
cktlnissait lcs apologues de Jésus, !e mot grec parabolf s1gmtta1t
"Llpprochen1ent", "con1paraison", ''proverbe", "fable", "apo-
l<>c_:uc", sclon !e contcxte. En latin, on aurait pu dire prorcrbium
P< >ur rraduire pam/;o/ê ct cela a aussi été fait dans la \'ulgatc (d'oú
Jc, Proyerbes de Salomon). \fais ensuite pan7bo!ê, qui en latin 11c
si~:nifiait rien et qui ne p01.1\·ait clone pas faire naitre des confu~
si, •ns, fut cmployé· pour désigner 11011 un yuclconque pmrcr/Jillll!,
D1o~J-. la Parole rclatiYe au Rmaume eles Cieux. Cc fut ainsi qu'dk
dl \ int la "parole" /olll mm1~ dans les langucs romanes.
58 La perspective lzistorico-religieuse
6. Dans l'Évangile de Jean, les me.1halim ne prennent jamais
la forme de l'apologue, mais restem dans lcs limites de la sen-
tence-comparaison. La relation instituée dans lcs évangiles
synoptiques entre parabole-parole et foi, devient, dans lc qua-
trieme E vangile, relation entre la Parole pcrsonnifiée et Di eu.
Le même saut qualitatif différencie la "comparaison" synoptique
et la "comparaison" johannique, y compris à partir d'un prétexte
commun, par exemple la viticulture. Dans les évangiles synop-
tiques, nous trouvons la parabole des mauvais vignerons
G\ft 21,33; Me 12,1 ; Lc 20,9), ou le maitre de la vigne repré-
sente Dieu et ou le fils du maitre tué par les mauvais vignerons
représente Jésus; Dieu punira ceux qui tueront Jésus, comme
ce pére punira les assassins de son fils. En Jean (15), au
contraíre, le vigneron est Dieu et la vigne, Jésus : Dieu émon-
dera Jésus, éliminera les sarments stériles de certe vigne. En
toute rigueur, Dieu devrait émonder l'humanité et non Jésus, et
il en est ainsi dans la cohérente perspective johannique : si la
Parole s'est incarnée, elle est devenue Homme; aprés l'incarna-
ticm, Jésus est encore Divinité mais il est aussi Humanité. C'est
un discours qui dépasse la comparaison, qui se développe dans
les termes d'une identification entre deux "émanations" divines
-la Parole et l'Homme -, identification qu'on retrouve dans les
doctrines de type "gnostique" qui précisémcnt subliment
l'Anthropos en l'élevar;t au même niveau que le Logos.
Dans le quatriemc Evangile, et dans le contexte même ou il
I
a fait la comparaison du vigneron et de la vigne, à un moment
donné Jésus dit à ses disciples : « L'heure vient ou je ne vous
parlerai plus en figures [mesbalim, pczrabolai en grec et pr01·erbia en
latin], mais je vous entretiendrai du Pere en toute clarté » Qn
16,25). C' est de l' enseignement « en toute clarté » que Je;{~ a ti ré
son prologue : « I\u commencement était le V erbe et le V erbe
était avec Dieu et le Verbe était Dieu. [... ] Tout fut par lui, et
sans lui rien ne fut. [...] Et le Verbe s'est tàit chair et il a habité
par mi nous. » C e V erbe est J ésus, dom va parler 1' évangéliste :
«Mais à tous ccux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de
devenir cnfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, lui qui
ne fut cngcndré ni du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un
La parole et la foi 59
\·nctloir d'homme, mais de Dieu » Qn 1,12-13). Voici la subli-
J11;lílt >Il de l'Homme (1', \nthropos) au moyen de la Parole (le
Lt ,,:t ; mais la Parole nc suffit pas à sublimer-sau-<;er ; en cffet,
.l,,1~ l'cu\·ent devenir "enfants de Dieu" ceux qui "croicnt":
.... ,IJ
cl"t ,1·1 ]e rapport posé par Jcan entre la parole et la foi.
1.<1 ·'parole" sublimée par Jean est le l({í!,OJ que la spéculation
zrcn 1uc (particuliércmcnt avec Héraclite au début et les sto'i-
~icns ;'t la fin) a posé comme príncipe ordonnateur de toute la
ré:diré. Il est intéressant, et peut-être utile, de rappcler que l'his-
roirc du mot logos procede exactement à l'inverse de l'histoire
du mot "parabole": celle-ci va du "quotidien" au "festif'',
celui-là va du "festif'' au "quotidien". Je m'cxplique: en Gréce,
~~~o.r désignait le parler quotidien, par opposition à mythoJ, qui
désignait un style soutenu, poétique ; ensuite, une fois employé
comme príncipe philosophique, I({I!,OJ devint le signe d'une vérité
supra-ordonnée, transcendant les sens et donc le "quotidien",
si bien que le n!ytbos, qui jusque-là avait rempli une telle fonction,
fut relégué au niveau de la fausseté, capable de satisfaire (ou de
tromper) les gens du commun, mais assurément pas les philo-
sophes, lcsquels s'en tenaient uniquement au l({goJ. Pour la para-
bole, c'est le contraíre qui se vérifie : elle désigne d'abord la
"parole de Dieu", puis, dans les langues romanes, la parole
humaine, quotidienne.
:\ous pourrions prolonger la comparaison, à commencer par
le rl'fus de la parabole-apologue chez Jean en v'Ue du plus édi-
fiant l({gos, comme si la parabole était en quelque sorte assimi-
labk au "mythe" (le mythoJ rejeté par lc l({gos). Le contenu
fabuiateur commun tant au mythe qu'à la parabole, permet en
ljUl'kjue tàçon l'assimilation. Mais l:1 gifférenciati()n, elle aussi,
esr nécessaire : la parabole évangélique pcut être un mythe
eschatologique, à savoir un récit dont la perspective est ren-
Ver\(T par rapport à celle des mythes classiques. Ceux-ci procé-
~~nt d'un "avant l'histoire" à l'actualité historique par eux
tondée", tandis que la parabole procede de l'actualité histo-
nqu, <Í un "apre:s l'histoire", fondé par son enseignement. C'est
Pourljuoi il n'est pas surprenant de trouvcr dans les paraboles
de, é\·énements et personnagcs vraisemblables bien que portés
 60 La perspecti1·e historico-religieuse
à l'c\trêmc, alors C] LIC ]e<; é\·éncmcnts ct pcr~onnagcs mythiques
som toralcmcm II1\Ta!scmblablcs. lei. naiscmblance et in,·rai-
scmblance ne dépendenr pas de I'arbitraire du narrateur, mais
du fait que la parabolc doit se placer dans I'actualité historiqu~ ,
et lc mnhe dans une dimension temporellc tnut à t~'lit différent~'
de la dimcnsion actue li e, à sanJir dans un temps anrérieur âU
temps, ou dans un '·irréel" anrérieur au ·'récl". Cepcnda~t, étant
donné que !e temps chrétien commence à être calculé à partir
de la naissancc du Chrisr, !c moment de la parabole est, lui aussi
rclativemenr "en dehors du temps'', et, toujours rclatiYcment'
~n peut reconnaítre à Ia parabolc Ia fonction "mytbique" d~
tonder !c temps chrétien. II y a plus : ccs événemcnts ct per-
sonnagcs Cjui étaiem \Taisemblables au momenr de Ia prédica-
tion de Jésus, ne sont plus aussi naisemblablcs aujourd'hui: ils
som devenus inactucb (et clone innaisemblablcsl comme s'il
1
s'agissait d'événements er personnages mnhiques, du moins au
niveau ou pour lc jugement eles gcns ordinaires ..\u fond, tout
ceei nous permet de dirc que, même si elle n'cst pas originei!;
ment un mythe, la para bole s 'apprêtc à !c deYcnir selon un
proccssus qu'un scientitiquc nommcrait né:anmoins asympto-
nque, dans la mesure ou, que] que soit lc degré d'approximation,
il n'y aura jamais coi'ncidence, cn raison eles deux orientations
fondamemales opposécs : cschatologique l'une, cosmologique
(ou cosmc>gonique) I'autrc.
7. II n'est pas facilc de concilier !e prolo<rue du quatriéme
Ji,~angilc a\TC la doctrine chréticnne acruclle.;:-.On dirait que ce
prologue est un produit du couranr philosophico-théologique
de la période romaine-hellénisticjuc qu'on appelle émanatisme
ou émanarionnisme. dam. Ia mesure oú il considere la réalité
comme déri,·ée d'émanations successiYes de l'ctre absolu qui est
D1eu. Jean donne I'impression d'être un émanatiste, donc un
ti-anc-tircur par rappon à la norme créationniste fixée par saint
.\ug:usrin et roujours en ,~igueur. Au sujer de ce caractére irré-
gulier, mais qui n'était pas encore tel a\·am sainr Augustin, je
rappellerai lc cas de Scot f~rigéne. C:clui-ci, CJUatrc sié~les aprés
.\ugustin, tenu de concilicr l'émanatisme néoplatonicien ayec le
La parole et la fói 61
, , , , 111
1
c thé:ologiquc auÉ--'liStinien,. ct fut pour cela accusc
·1·. ll- I ,'- .,. 1c·. ·' son cnscJC>ncn1cnt sublt plus1eurs condamnanons
1 ~ .. '- ;:-. . . .
c. cic ,L1sriqucs: la dcrniérc remonte au :'lll siéclc, c\·st-à-d1re
lc , c cents ans apres . la mort cl c S
, cor l.-.ngcne.
. .
quJ. 1 . . . . . .
< ln a beaucoup ecrlt sur la conccpnon johanmque du Logos
. ']lj)Ort ayec l'émanatismc postérieur, mais !e rapport que
cn 1 ·'
u, cherchons ici est autre : ce n'est pas I'émanatismc qui nous
110
.,. ·sse mais !c Iien de la parole aYec la foi dans !e cadre du
JDtL L · , . • . _, ,
qL~<llri(·me Evangile, oú la parole csr ~ersonmtJce par Jesus-
Logos. Pourguoi Jean a-t-il eu recours a la nonon grccque de
· _ qui, bien que "diYinisée" par lcs stoi'ciens, n'a aucun
rapport aYec la foi - pour exprimer la diYinité de Jésus ? Ce qui
nc s'cxplique pas si l'on isole Jean, s'cxplique lorsqu'on !'associe
au c< >urant exégétiquc juif que nous connaissons à travers son
pluõ granel représentant, Philon d'Ale_x_andrie. L'association,
aYan t rout, est aussi suggérée par !e tmt que Ph!lon fut un
contcmoorain de lean.
J .c p;oblémc d~ Philon fut essentiellement !c prob!emc de la
foi ct de la parole : la foi juive en la parole révélée par Dicu.
Pour résoudre cc problCme, Philon chercha à démontrer la "cré-
dibilité" de la réYélation divine contenue dans le Pentarcuque,
fournissant une cxégese à la grecque eles cinq !ines bibliques :
il se servir des instruments heurisriques dérivés de la spéculation
grLu1uc (Pythagorc, Platon, Aristote. Ies sto'iciens). Nous pour-
riom dire également que Philon chercha à divulguer la foi juive
dans !c mo~de culturel romain-helknistiquc en la rendam cré-
dibk dans Ies termes d'une tradition philosophique qui respec-
tair u ,-énérait ce monde, tant ct si bicn que, par retlet, les juifs
CJUI pratiquaient certe foi en dehors de Icur patric aura~cm_ joui
cu\ aussi d'un ccrtain respect. ~ous avançons cela contorte par
la "ndc informarion súrc relati\-e à la vie ele Philon : en l'an 39
(JU ~~ l il se rendi r à Romc, à la tête d'une commission chargéc
Lk défendre la communauté juive (f. \lexandric qui, en 38, a vai r
suh1 une violente persécmion, et ii rencontra Caligula. \fais en
\L nré il n 'e sr pas facile (ou rrop facile !) de rcnfermer dans ces
liniltes l'ceunc de Philon, dom la portéc ne s'exphqueralt pas:
r >r c·llc v a bicn au-dclà de la contingence et im-estit toute la
 La perspective historico-religieuse
culture romainc-hellénistique jusqu'à Plotin, qui doit beaucoup
à _Philon et pourtant ne le cite jamais, et jusqu'aux Peres de
l'Eglise, qui souvent raisonnent sur Dieu dans un langage
emprunté à Philon.
"" L'importance de Philon d'Alexandrie - ou, si nous voulons,
du courant juif hellénisant dont il figure comme le principal
représer;tant, et auquel on peut rattacher aussi l'auteur du qua-
trieme Evangile- tient à ce que nous appellerons l'invention de
la foi. Je veux dire que Philon n'écrit pas pour justifier face à
d'autres nations la "foi" juive, puisque celle-ci n'est pas objec-
tivement une foi, mais simplemem l'observance (sans alterna-
tives) de la torah, de la loi qui fait que l'on est juif et qui rég~e
le peuple juif. L'alternative serait le renoncement, non à la reli-
gion juive mais à la nationalité juive. Et c'est de cet éventuel
renoncement que s'est soucié Philon, qui a notamment indiqué
aux juifs dispersés dans le monde la possibilité de prendre une
nationalité nouvelle et de conserver en même temps la religion
juive, qui dans les termes philoniens peut commencer à être
qualifiée proprement de foi. En substance, Philon a écrit pour
justifier .ra propre foi - et celle des juifs qui comme lui om
renoncé à la nationalité juive et qui, pour ne pas renoncer éga-
lement à la religion de leurs péres, doivem accomplir un acte
de foi personnel -, c'est-à-dire la foi de quelqu'un qui a appris
à penser à la grecque, à "logiciser" toutes choses, à réduire au
!ogo.r toute réalité et toute vérité. Son effort consista à créer un
systéme ou !ogo.r et foi se completem tour à tour.
La révélation avait été pour les juifs une communication de
Dieu à l'homme ; l'homme - !e juif observam la torah -, pour
sa part, disposait du culte pour communiquer avec Dieu. Philon,
!ui, trouva dans le !~r.;o.r une nouvelle façon de communiquer
avec Dieu, une façon personnelle, individuelle, dépassant
l'observance de la torah commune à tous les juifs. Le lr<gOJ phi-
lonien deviem médiateur entre Dieu et l'homme comme, préci-
sément, la révélation; !'une est "parole", mais l'autre aussi. Dans
les deux cas, c'est la "parole" qui rh·ele Dieu. En tant qu'il est
comparable à la révélation, le logo.r ne peut pas la contredire,
mais doit au contraíre en confoner l'efficacité ct la vérité, ren-
La parole et la foi 63
d 1111 ccllc-ci claire pour chacun jusqu'à l'approbation person-
'·lk ]a J)'nkatathesú des sto"icicns. L'approbation était pour les
: r~ 11 c;cns un acte subjecrif et volontairc rclié à une réception des
1
:crr·. yui rend vrai cc qui a été reçu. Dans le cas de Philon, le
:cn~ qui reçoit est l'ou"ic; cc qui est reçu et soumis à l'éprem'e
de ]'. 1pprobation est la parole-révélation; il s'ensuit yue l'appro-
batJ( >n même devient un acte de foi. Dans cet ordrc d'idécs, on
pcur parler de foi au s_ens propre, c'est-à-dire s~n~ _le r.isqu~ de
dél.'.uiser avec des categones 1mpropres une reahte h1stonque
pré·cisc.
Philon s'est chargé de fournir une oriemation au peuple
d'lsrad lors de la crise d'identité produite par l'irrésistible pro-
cc~sus d'acculturation au monde romain-hellénistique. C'est une
râche qui, en d'autres temps et conditions, avait été assumée par
les prophétes. Nous pourrions dirc aussi que Philon fut un nou-
veau "prophétc", quant à la fonction, mais avec une différence
formelle : les prophétes tiraient leur autorité de Dieu, Philon
entendait tirer la sienne du !OJ!,OJ. Il fallait faire un pas de plus
pour combler la distance, et cela fut fait : le !~go.r devim, sinon
un "dieu", du moins une émanation de Dieu ; il devim Logos,
nom propre d'une personne métaphysique agissam comme un
"Jieu".
Dans ce contexte, la traditionnelle attente messianique pou-
vait conduirc les juifs à recevoir aussi Logos comme messie. Le +··
proces d'anthropomorphisation ne soulevait aucune difficulté.
Lcs prophétes l'avaiem prévu, puisque Daniel (7,13 sq.) avait
déTrit le Sauveur « comme un Fils d'homme » : « Voici, venant
sur lcs nuées du ciel, comme un Pils d'homme. Il s'avança
iu'yu'à l'Ancien [Dieuj et fut conduit en sa présence. A lui fut
u mféré em pire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations
er lan,~es le servirem. Son empire est un empire éternel qui ne
P~hsera point, et son royaume ne sera point détruit. >> Logos est
''I ils de Dieu" semblable à ''Fils d'homme", Logos cst Jésus !e
D•c·ssie : voici ce que J can entend établir dans son prologue, voici
Ct l!u'il veut éclaircir pour qu'on sache cc que signifie exacte-
n1cnt Jésus qui, tout en étant Fils de Dieu, a voulu se définir
'·I Iis Je l'homme". Certe clé que Jean fournit dans son prologue
 1
1
1
La parole et la fói 65 I
64 La perspective historico-religieuse

. t-, 11 ~ 011 de participcr au divin, au moycn de l'écoute de

est absente des LTangik~ synoptic]ues, et l'cxpression "Fils de -.;1
1.
llll 1i 'r

l'homme" apparaít commc une formule pri,-ée d'un horizon :lu~ .. ]c me rappellc à cc sujet l'anccdote concernant un cer~
conceptuel spé·cifique, ce qui est aussi !c c1s de la traduction ··,:nl" . , licius
' !11 ( .ll ( '
plébéicn, à qui une voix "divine" <n-ait annoncc
. . . ~ ' . '
r,l ·lcs G·mlo 1s mats dont l'avcrnssement ne tut pas pns
!atine du Logos johannique par Y crbum. C'est une rraduction r· 1ffi \ ...
Ll ~ , ' ' . . . ' .
qui integre !e sens de /(~zo.i-parole, mais CJtÚ exclut !e sens de ' -- . mcnt au sérieux parles mag1strats patnctens. Je 1at ana-
~utti'JI 11 . . ' rR. , 1l)~-
n livre Lo ,\/L7/0 come m!lalf!Jia m!turme ~ ome,
/o,goJ-raison que lc terme latin z·r·r/Jm;; n'a jamais eu. 1- -~l'l
· . ( l·ll1"
' ' 1110
. . 1 . . .
1 :>,
\- dans un com ex te ou je soulignais en quot lc dtscours ~e
8. Parabolc, IC<!!,O.r ou l'er!mm, une chose est súre : la parole, f,Í
1
iq• ,'rien-annalistc exprimait la dialectique patricicns/ pk-
comme pendam de la foi, a une importance fondamentale dans bt·tcn~.
le christianisme. Certes, indépcndamment du chrisrianis111e -~;
peut affirmer que l'objet de foi (de la fideJ romainc également)
est toujours quelque chose qui est dit, clone la parole. ?\fais la
différence demcure entre la possibilité d'une telle aft]rmarion et
son historicité réelle : or celle-ci est effective dans le cadre de
l'élaboration du christianisme. Voici ce que dit saint Paul à ce
propos : << Ainsi la foi naít de la prédicarion et la prédication se
fait par la parole du Christ » (Rm 10,17).
La foi salvatrice chréticnne naí't de ce qui est entendu, non
de ce qui est ,-u. « Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont
cru», a dit Jésus Qn 20,19). D'aillcurs, aprés la disparition de
Jésus, la foi que réclamcnt les évangélistes nc peut naí'tre qu'à
l'écoute du récit de cc que Jésus a fait et a dit. :\Iais peut-être y
a-t-il quclque chose de plus dans les paroles de saim Paul ; peut-
être n'cst-ce pas un hasard s'il a parlé ainsi aux Romains préci-
sément, leur proposant comme novatrice en fait de religion la
crédibilité de l'"entendre '', évcntuellement par opposition à la
crédibilité qu'avait !e "voir" dans la culture romaine.
i\ Romc la communication divine, du moins au niYeau offi-
ciel du culte public, était "visible" et non "audible". Elle adve-
nait au moyen de signes qui dn·aient être vus cr interprétés :
au.rpiria, e.Yti.rpiria, autant de termes tcchniques formés à partir de
_~picerc, "voir". Dans la dialectique patriciens/plébéiens, telle
qu'cllc cst attcstée chez Titc-Li,·e, l'opposition entre !e fait de
'\-oir" et !e fait d'"entcndrc" les manifestations divincs joua un
rôle trés importam sur !e plan religieux. Les patriciem estimaient
que l'cxercice eles ampiáa était leur prérogative ; les plébétens
vmdaicnt accéder à cc privilége et, en arrendam, proposaient
 III

La béatitude espérée

1. La parole de Dieu, qui fait que l'on est chrétien lorsqu'on

croit en elle, n'a qu'un objet : la vie éternelle, la "béatitude
cspérée". Cette expression est de saint Thomas, qui l'utilise pré-
cisément pour définir le seul objet de la foi, et ce en glosant
l'affirmation de saint Paul : « Or la foi est la garantie des biens
que l'on espere, la preuve des réalités qu'on ne voit pas. »
Thomas d'Aquin distingue entre une quelconque croyance et
la vertu chrétienne de la foi, qui n'est une vertu qu'en tant qu'elle
est « ordonnée à la béatitude espérée ». Lvfutatis mutandis, on
pourrait répéter au sujet de saint Thomas ce qui a été dit au
chapitre précédent sur Philon d'Alexandrie, dans la mesure ou
l'un et l'autre se sont efforcés de concilier leur foi philosophique
en !e /ogos-raison avec leur foi religieuse en la révélation divine.
Ce qui fait la différence entre les deux, au-delà naturellement de
la solution proposée par chacun, c'est la révélation objet de foi:
pour Philon, il s'agit de celle faite par Dieu au peuple juif, pour
saim Thomas c'est le Royaume des Cieux révélé et promis par
Jesus. La solution de saint Thomas - totalement différente de
h solution émanatiste de Philon -, c'est que la foi est une vertu
n non le produit d'un raisonnement. Pour autant, la foi n'est
pas inconciliable avec la raison, car la secunde n'a pas les moyens
de nier la premiére; en d'autres termes : ce qui est vrai pour la
t< Ji, pour la raison est possible.
La philosophie scolastique s'en est tenue à la définition de la
68 Lu perspective historico-religieuse
foi élaborée par saint Thomas, faY(>risant ainsi la doctrine Cjl.Ú
rclic non foi et raison, mais bien foi et espérance au niveau de
vakurs surnaturelles, ou de \Trtus nécessaires pour attcindre !e
salut supramondain. ~\ux deux vertus thé·oriques la doctrine
ajouta une troisieme Yertu pratique, la charité, comme guidc yers
1c comportement méritoirc de la recompense éterncllc, obict de
l'espérance ct de la foi. :\!ais lcs dernicrs dévcloppcments de la
scolastique commcncércnt à souligner aussi une dimcnsion pra-
tique de la foi théoric1ue. On la doit esscntiellement à Duns Scot
qui, d'aillcurs, attribuc une valeur pratique à route la théologie
cn tant qu'instrumcnt pour enscigner non les vérirés théorigues
de la philosophie, mais pour cnseigner les vérités non néces-
saires à la raison humainc, donc non démontrablcs par elle, et
toutefois indispensables pour oricnter le comportement humain
en \cue du salut éternel.
Duns Scot pose lc problt:me dans les tct·mes gui ont fait que,
depuis lors, la foi est de\·enue, dans notre culture, un choix de
\·ie plus qu\me cronmce a\·ec altcrnative, chose gui déjà diffé-
rcncie la foi d'une croyance sans alternati\T. Duns Scot associe
la foi à la liberté entre lc fait de croire ou de ne pas croirc en
la vie éternelle. Sem raisonnement est lc sui\·am : la connaissance
rationnellc que nous avons de l'homme n'implique pas la néces-
sité qu'il sun:ive à la mort terrestre et que, à la différencc des
autres êtres qui naissent, vivent et mcurent, il ait la possibilité
d'acct'der à la félicité ultramondaine ; ce qui fait de ccs notions
autant de vérités, ce n'est pas la nécessiré rationnelle, mais exclu-
siYemcnt la foi, à savoir une adhésion libre, volontaire et per-
sonncllc à la rb·élation de Jésus. 11 s'agit de \-érités gui, parce
qu'cllcs som inaccessiblcs à la raison naturelle communc à rous
les hommes, ne som pas uniYerscllement nécessaires, mais n'ont
de \·alcur que pour ceux qui croicnt cn elles.
La formularion de Duns Scot cwait pour but de différencier
lc chrbicn du nem chrétien en opposant celui qui croit au salut
étcrncl à cclui qui n'y croit pas; cllc n'aYait cenainement pa_s
pour bur de différcncicr la foi chrétienne d'autres fois, puisg~e
pour Duns Scot tout dépendair de la présence ou de l'absence
de foi. :\fais !e lien de la foi aYcc la Yolonré libre s'cst ré\·élé si
La héutitude espérée 69
,r( >ducrif dans notre svsrémc de \·aleurs qu 'ii a transcendê l'objet
1
; 11 ~· me de la foi clwétienne ct qu'il en a fait le fondement de
, ,urc religion hisroriquc, com me si toute rcligion hi<;torique érait
il produit d\m engagement fidéisre, pcu importe en guoi, ni de
,. -oir s'il est indiYiducl ou collectif. L'idée d'unc \·érité qui n'esr
11
rl·lk que pour CJui v croit - idée qui chez Duns Scot donnair
f, ,1-ce ct \-aleur ;1 la vertu de la foi en lc Royaumc des Cieux -,
L''t dcscendue, dans le meilleur des cas, au ni\-eau d'un relati-
1 ~me culturel acritic1ue qui attribue à chague peuple une foi, et
1
l lcnruellement que! que chose de semblable au Royaumc des
( ieu:-;, puisqu'il cst impossiblc de dissocicr cclui-ci de celle-là
1
mais c'cst une impossibilité dom ce relati\·isme nc prend pas
consciencc, raison pour laguelle jc !c dis acritique). Dans !e pire
dcs cas, cette idée est deYcnue l'exprcssion d'un scepticismc qui
rL·duir la foi au rang de produit de la "crédulir("' humainc.
.\lctrons de côté les théologiens auxquels on a cu rccours
simplement pour historiciser notre notion de foi, ct faisons lc
point : si l'objet de la recherchc hisrorico-rcligicusc est la foi, il
csr nécessairc que cclle-ci soit ddinie ou comprise commc "foi
en une réalité ultramondaine à yenir". Cela pcut sembler une
détlnition limirée, étroitc pour le christianisme lui-même ainsi
que, à plus forte raison, pour une recherche historico-religieuse
de grande amplcur. :\Iais iln'est pas dit que ce qui semblc limité
so1 r effectiYement limité.
2. II est incontestablc que toute construcnon fidéistc chré-
riume est fondée sur le salut érernel. On répondra qu'au centre
de la foi chrétienne il \' a Dieu. Cerres, mais i1 faut observcr que
lc Dieu chrétien e.x:i.rk en fonction du Rmaume dcs Cicux, c'est-
à-dirc en fonction clu salut érernel. En sommc, on cst chrétien
n( )n parcc que l'on croir que Di cu existe ct a créé !c monde,
m~lh parce que l'on croit à l'immortaliré de l'àme et à sa destinée
()Utrc-tombc comprise C0111111e recompense OU châtiment de la
Pan de a Dieu.
l.c théolocricn cbrétien établit à l'aide de différents arguments
l\\htcncc d~ Dieu; cnsuitc, des sources de la révélati~m il tire
Lt dl:finition de Dieu, fúr-cc aYcc la réserYc consciente de pou-
70 La perspective historico-religieuse
voir le définir non dans son essencc, qui est infinic, mais dans
son action. Dieu devient alors, et a\·am tout, le Créateur du
monde. :\!ais le Dieu créatcur n'est pas pour autant "chrétien";
11 est plutôt "juif' car, en fonction de la création du monde, la
théologie ne peut parler que du Dieu vétéro-testamentaire. Mais
l'action de Dieu ne se limite pas à la création du monde : il a
aussi donné la loi aux hommes et pcut clone être défini égal<:-
ment en fonction du juste comportemcnt humain. ür le Dieu
législateur n'est pas nem plus spécifiquement chrétien, au point
que le christianisme n'a pas jugé bem de s'adapter à la loi vétéro-
testamentaire Oa torah). Il faut ajouter que la différencc entre
juifs et chrétiens, à ce sujet, ne tient pas à la façon d'être "juste"
devam Dieu, mais surtout aux conséquences : le Dieu vétéro-
testamentaire récompensait le juste et punissait l'injuste seulement
en ce monde, clone sans la perspective cschatologique ou verse
la foi chrétienne. La solution de continuité entre le Dieu juif et
le Dieu chrétien est exprimée dans les termes d'un nouveau
"pacte" (Nouveau Testament) entre Dieu et l'homme; c'est pré-
cisément le nouveau pacte qui permet à l'homme de gagner le
Royaume des Cieux, et c'est justement en fonction de ce pacte
que le Dieu chrétien existe ou, si nous youlons, c'est seulemcnt
cette "action" divine qui définit Dieu au sens chrétien. Mais on
peut encore mieux établir la particularité du Dieu chrétien exis-
tant en vue de la "béatitude espérée" si l'on étend la compa-
raison au-delà des limites d'un rapprochement entre le Dieu
Yétéro-testamentaire et le Dieu néo-testamentaire.
Un dieu créateur du monde, à sayoir un dieu qui existe en
fonction de la création du monde, n'est pas de nécessité juif ou
chrétien. Le "créateur" est attesté comme une notion religicuse
(ou précisément mythique) chcz de nombreux peuples, et il
s'agit généralement d'une notion clairement mise en rapport
aYec le moment de la création, comme le prouve le fait que, !e
monde étant créé, le créateur cesse d'agir. Ce type de créateur
a été considéré par les historiens des religions comme un dieu '
'--
Yoire carrément comme Dieu. Mais son inacti\·ité, une fois la
création achevée, a fait naitrc quelques doures sur sa divinité
effectiYe, en sorte que, pour ne pas renoncer à voir en !ui un
La héatitude espérée 71
dÍLil, on a forgé pout ]ui l'cxpr~ssion_ "diCU Oisif' (ou P!UtÔt
j\·\pression latme, moms ~lasp~emat01re : deus ot10sus). ~atf~elc
pcrr:vzo~i a aussi exphque ~~- tonct1c~n de cet~e· ~1s1vete : c est
\:l :_:.tranne contre le nsque qu ü mtervle~ne ultencurement dans
k 1110 nde, opérant sur celui-ci dcs transtormatJons macceptables
p< ,11 r J'humanité. . . . ,. . . ·
l.a conception d'un d1cu qm protege s Ü rcço1t un culte regu-
licr et qui punir si l'on refuse de le vénérer, d'un dicu que l'on
:i
Jr1C pour en obtenir les fayeurs et à qui l'on demande pardon
on estime l'ayoir offensé, n'est pas non plus nécessairement
Jlll\T ou chrétienne. Tous les ~ieux des _religions polythéistes r
som ainsi. Le fait que notre D1eu est umque et que les autres
som nombreux, ne suffit pas, de ce point de vue, à fonder la
différence. Le Dieu juif, lui aussi, était unique et pourtant ne
- différait guére, quant au culte qu'il réclamait en échange de sa
bienveillance, des dieux des polythéismes antiques. II ne différait
que par son rapport particulier et exclusif aYec le peuple d'Isra~l
(d'oú l'unicité), alors que les dieux polythéistes étaient rapportes
aux différents aspects de la réalité (d'ou la multiplicité).
Toute nécessité de la conception chrétienne de Dieu est
cc mtenue dans la perspective d'un salut ultramondain. Cette
perspective est lc seul élément qui distingue fondamentalement
le christianisme des autres religions et qui, dans le même temps,
assurc l'existence d'un "corps" chrétien malgré sa subdivision
en plusieurs Églises et Confessions.
3. L'altcrnative à notre définition, qui parait trop étroite pour
une rccherche de grande ampleur, c'est l'extension de la notion
de foi à tout type de croyance. Mais la notion étendue devient
inutilisable pour la recherche elle-même, dans la mesure ou elle
rcnd impossible de distinguer les croyances religieus~s des_ a_utres
crovances. Rappelons, à ce sujet, les mots de Brelich Cltcs en
C< >~mcnçant (p. 34) : «La croyance est un concept génériqu~
lt n'est pas du tout spécitlquement religieuse: on peut cro1rc a
choscs tout à fait profanes.» Le moment cst venu de
C()mpléter la pcnséc de sur la question, en rapportant lcs phrases
Cjui suivent le passage cité plus haut : « La croyance religieuse
 La héatitude espérée
72 La perspective historico-religieuse
Srimtf o/ Re!i;r_ion, Londres, 1R73, p. 90). Concrctement,
ne se distingue pas de la croyance profane exclusi\Tment par
chaLJue recherche historico-religicuse a remis en cause la caté-
son objet : sur un plan profane également on peut estimer ,-rai-
'~orie du "religieux". Dam la lin(·rature hisrorico-religieuse, eles
semblable (à sanlir croirc) que Di cu existe, qu 'i] y a l'immorta-
, ,ri<>incs à nos jours, elle a été maticre à dispute : cc qui était
lité, etc. II faudra chercher à voir cc qui distingue la croyance
, ki~ religion ou bien ne l'était pas <:ncore, si la magie de,·ait êtrc
religicuse d'autres croyances. >>
~' >nsidérée comme releYant de la religion, si !e mytl1e était ou
En fait, Brelich ne fournira aucun critére théoriquc pour pro-
n un produit religieux, comment distinguer !c myrhc de la
céder à certe distinction, mais se contentera de passer cn revue 110

lcs ''cnmmces" objectivées comme religieuses par la rechcrche : Llhle de la légende, etc.
R::pportantc !c discours gén(·ral sur la religion à notre pro-
1c créateur, !e fri(kJ!Pr, le "premier homme" (!'Adam eles autres
bll·me, nous en arriYons donc à nous clemander: qu'est-ce qui
culrures), le héros culturcl ou civilisateur, l'ancêtre myrhiquc, !e
permct de distinguer entre foi religieuse et foi non religieuse, si
dcm<l, l'Etrc suprêmc, !e Seigm:ur des animaux, la Tcrre mére
les esprits, les ancêtrcs, les fétichcs, les divinités, !e dieu uniqu~
nous renonçons à l'historicisation du conccpt dans les termes
chrétiens de la foi en la "béatitude espérée" ? Seul un emploi
des religions monothéistes. Autrement dit: ce n'cst pas la foi
, rbirraire de la catégorie du religieux nous le permettrait, étant
qui détermine une religion, mais c'est une rcligion qui détermine 1
donné que pour certe catégorie, non seulement nous ne possé-
la foi ; ou bien : la carégorie du "religicux" transforme une foi
dons pas une ddinition objective, mais elle cst elle-même l'objct
quelconque en foi religieuse. [\Jais alors lc problcme ne concer~~
fondamental de la recherche. Par ailleurs, une hisroricisation
plus la foi et regarde la notion même de religion.
poussée de la notion de rcligion nous révélerait combien certe
1\:ous a\·ons commcncé par nous demand~r : "qu'est-ce que
notion dépend de notre religion historique, donc précisément
la foi ?" Nous avons cherché à répondre en produisant une
cfun christianisme caractérisé par la foi en le Royaume des
définition historique et non phénoménologique de la foi,
Ciettx. Ce qui serait une façon de fermer !e cercle : mais cette
comme confiance dans le salut éternel é]é,·ée au rano- de ,-ertu
chrétienne. La définition historique a' paru trop réc~ctrice et
fcrmeture serait salutaire en ceei qu'elle aurait !e mérite d'empê-
cher la fuite de l'histoire, tentation de toute construction phé-
nous avons essayé de l'étendre, mais, ainsi faisant, nous nous
sommes retrom-é devam la question rédhibitoire: "qu'esr-ce que noménologique.
la religion ?" Cela ne signifie pas une comparaison entre "foi"
4. Apparemment, Brelich choisit au hasard quand ii allégue,
et ''religion" propre à autoriser l'usage acritique des deux termes
comme deux possibles objets d'une foi profane, la croyance en
comme s'ils étaient synonymes, mais signifie quelque chose de
Dicu et en l'immortalité de l'áme. \fais en réalité ii propose
trés différent. Cela rem•oie au but ultime de la recherche histo-
pré·cisément les deux concepts clés du christianisme : Dieu et la
rico-rcligieuse, dont !e Yéritable obiet est, somme toute, la défi-
,ur,·ie de l'áme. II s'agit des éléments fondamentaux de la doc-
nition de ce que notre culture reçoit mb .rpeáe rel~!!irmi.l.
rnne chrétienne, qui, reliés entre eux, rennJient, on !'a vu, au
L'histoire des religions est née de la catégori-;arion acritique
'cu! objet récl de la foi : !e salut étcrnel ou la damnation éter-
ele la religion, donc de quelquc chose dont !e sens était éYident;
ncllc, m Dicu ou horr de Dieu, admission au Royaume des Cieux
mais, à peine née, elle a commencé à se dé,·elopper surtout en
~épome à la question "qu'est-ce que la religion ?" L'un des péres 'lU rejct.
Quancl on y regardc de prés, ce conditionnemem, retr,om·able
tondareurs de l'histoire des rcligions, F. \lax \hiller, a précisé-
mémc dans l'extrême abstraction tentée par Brclich, demontre
ment dit que lcs spécialistes de la scicnce des religions sonr ceux
(Iuc notrc définition de la foi ("foi en une réalité u!tramondaine
qui cherchent à décounir « cc qu'esr la religion ~> (ln!rodudion to
74 La perspective historico-religieuse
à venir"), non seulement n'est pas étroite pour le christianisme,
mais ne l'est pas non plus dans le cache d'un discours général
sur la religion, au point méme qu'elle apparait comme un
exemple typique de croyance.
Quam à l'éventuel "plan purement profane" ou, pour Brelich,
on pourrait croire "que Di eu existe" et "qu'il v a l'immortalité",
je pose la question : peut-on qualifier de vraiment profane un
discours qui aft!rme l'existence de Dieu ct l'immortalité de
l'âme? Je le qualifierais plutôt de "la"ique", s'il n'est pas fait
institutionncllement par le clergé ; ou bien je le dirais "philoso-
phique", par opposition à un discours "théologique" ecclésias-
tique. Mais le probléme est le suivant: ce qui est génériquement
"religieux" est-il réductible à nos catégories de "clérical" et de
"théologique", clairement conditionnées par l'histoire du chris-
tianisme et non par une quelconque autre religion ? La dialec-
tique clérical/la·ique, assurément opératoire dans notre culrur~,
est improductive et même déviame lorsqu'on la projette dans
d'autres cultures. J'en donnerai un exemplc, en rappelant un cas
dom j'ai traité dans un de mes livres (.Sui protagonúti di miti, Rome,
1981, pp. 156 sq.). :VIanibozho (ou Manabozho ou encare
Michabo) est un personnage récurrent dans la mythologie des
.\lgonquins. Cn auteur du siécle dernier, Daniel G. Brinton, l'a
interprété et présemé comme un "dieu", bien que les récits le
concernant le représentent comme « mi-sorcier et mi-simplet [... ]
pour tàire bref, guére plus qu'un bouffon malin qui se régale de '
plaisanteries grossiéres et abuse de ses pouvoirs surhumains à
des tlns égo"istes et ignobles ». Or ce qui n'a pas empêché
Brinton de ranger cet étrange personnage parmi « les dieux,
suprêmes de la race rouge », c'est la thése selon laquclle les récits
algonquins sur ~Ianibozho seraient autant de versions corrom-
pues d'une tlgure divine authemique et originelle ; selon Brinton,
les versions corrompues seraient à la conception originelle ce
que les figures du Sauveur et des "\pôtres représentées dans les
mystéres médiévaux som aux figures originelles qui nous ont
été transmises par les É vangiles. Ave c cctte imerprétation,
Brimon a inconsciemment utilisé notre dichotomie clérical/
la.ique dans les termes d'une opposition entre une religiosité
La béatitude espérée 75
I" ,pulaire, non institutionnalisée, non officielle, non "consa-
ctn:", et une religion édifiée par l'action et la spéculation ecclé-
,u~riques.
(2uant à la distinction entre théologie et philosophic, elle ne
]'L·ur pas setTir à distinguer un niveau profane de la croyance
cn Dicu et en l'immortalité de l'âme. Tout discours philoso-
J'hique fondateur d'une métaphysique se déroule en effet à un
nÍ\Tau supérieur au quotidien-profane (le "physique", précisé-
mcnt). Pour parler de l'immortalité de l'âme- c'est-à-dire d'une
sorte de "béatitude espérée" qui le conduit à affronter sereine-
mcnt la mort - Socrate cherche dans le Phédon à attribuer au
lr<~oJ, au discours philosophique, une réalité supérieure à la réalité
LJUOtidienne, de toute façon propre à le rendre capable
d'assumer la fonction religieuse que le discours mythique rem-
plissait dans la culture grecque. "\joutons qu'est théologien, de
par la définition même de la théologie, tout philosophe qui parle
de Dieu, méme s'il ne porte pas des vêtements ecclésiastiques
ct même s'il nie l'existence de Di eu. J e veux dire par là que la
théologie est, dés sa naissance, une branche de la philosophie.
S. La possibilite de rapporter 1t_Qj_chotomie clérical/la"ique à
une distinction entre croyance religieuse et croyance profane,
doit clone être exclue pour cette simple considération : cette
dichotomie est opératoire au niveau politique, non au niveau
rdil!;ieux. Le'la"icisme est une oriemation politique dérivée des
Lumiéres et qui s'est aftlrmée au siécle dernier comme soutien
de théses telles que le caractére non confessionnel de l'État, son
indépendance par rapport à l'Église, la séparation des champs
rcspectifs d'action religieuse et d'action civique. Le cléricalisme,
plus qu'une orientation proprement dite, est constitué par plu-
'Jcurs expressions d'une résistance à l'action la"iciste. C'est à
I'lt:;ard de cette résistance que le "la"ic" devi em "anticlérical", et
:t la lutte amicléricale répond une comre-offensive cléricale :
\ IlC\ cliques pontitlcales (de 1832 à 1925), lettrcs pastorales, nais-
'Mlcc de partis confessionnels, c'est-à-dire destinés à mener une
P( >li tique religieusement engagée.
Le la"icisme ne met pas en discussion l'existence de Dieu et
 76 La perspectil'e historico-religieuse
rimmnrtalité de l'âmc, il mer cn cause l'ingérence eccksiastiqpe
dans k gml\·erncmem des J\rats. D'autre part, lc cléricali~me ne
t~1H)tisc pas la foi cn !c Rm·aume des Cieux ; on pnurrait dire
au contraíre qu'il se déploie cn plcine indépcndance de certe foi,
puisqu'il n'a de scns et ne rccueillc !e consentemcnt que dans
les étroitcs limites des choses de cc monde. Cela peut sembler
un paradoxe, mais, d'un certain poinr de nte Oe poinr de n1e
historico-religieux) c 'est précisément !e lakisme qui repropose
en quclque façon - à sa façon, certes, et pro domo mo - la sépa-
ration du mondain et de l'ultramondain à laquelle remontem les
origines mêmes du christianisme. Le lakisme se meut assuré-
ment dans l'ordre d'un systéme de valeurs, notrc culturc, oú l'on
distingue Ie "religieux" du "civique", sans que !e "religieux" soit
anricivique et !e "civique" antireligieux. La preuyc la plus claire ·
en est notre calcndrier, qui comprend à la fois des fêtes reli-
gieuses et des fêtes civiles.
On dira que la dialectiquc (non l'opposition, de grâce l) entre
le "civiquc" et lc "religieux" ne dépend pas tant de notre culrure
globalcment emenduc que de l'oriemation rationalistc relative-
ment récente et C]ui a eu besoin de la Révolution française pour
trouver un débouché prati<-Jue et prendre l'importancc qu'elle a
prise ensuite, et qu'elle a roujours dans !c débat politique. Penser
cela, c'est ne pas v allcr de main morte avcc !c rôle joué par la
Révolution française dans l'affaire, commc pour démontrer que
l'a\·énemenr de la dialcctique doit être considéré comme une
subversion de valeurs traditionnelles et non comme l'adaptation
à un systéme de valeurs consolidé par une longue traclition. i\his
les choses ne se présentem pas ainsi. La dialectique civique/
religicux plonge ses racines dans la culture de la Rome amiqu~,
oú pour la premiére fois on a clistingué un cbamp d'action
civi<-jue, réalisé au moyen de la dialectique public/ pri\·é, d'un
cbamp d'action rcligieuse, réalisé au moven de la dialectiyue
sacré/ profane. Cette distinction est restée agissante aprés Rome
ct la christianisation de la romanité (ou la romanisation du chris-
tianisme ?), fut-ce en des termes non proprement romains et
sans avoir en vue, certes, l'éclification d'une re.ijJN/J!ita incompa-
tiblc a\·ec l'ordre monarchique médié\·al. Je fais naturellemcnt
La héatitude espérée 77
. llu~t()t1 ú la h)I1_l,'11C et vainc querelle des Im·estitures. La réap-
·~r< , 11 ri~ 1 non des élémcnts spécifiquemenr ro;11a_ins commence
I~~ \ ... 1'1 rcdécouverte bumaniste de la romanne rcpub!Jcame, qUJ
l l '
-
1 111 c la fin du Mcwen Ag.e et le commencement des temps
tll~tl . ~
, 1dcrnes, qui ouvre clone en substancc la voie qui tinira par
111
c< n1dutrc, des siécles plus tard, à la transition excmplairc et apo-
clhpriquc du Royaume de France à la Républiquc française.
'\ous pouvons définir aussi une autre transmon au I1l\'eau
iLkc ,]ogique. Le contlit médiénl entre papauté et em pire, qui
~ 1 \·:1Jt di\~isé le monde chréticn cn guelfes et en gibelins, prend
]a forme d'un contlit entre cléricalisme et lakisme, du moins
dans lcs pays catholiyues. Ceux-ci se caractérisent en effet par
racceptation de l'autorité religieuse du pape en tant que facteur
de polarisation eles exigences politiques de l'ancien r-,ruelfisme
(cn Italie, nous avons connu précisémem un néo-guelfisme, agis-
sant d'abord comme mou\·cment culturel, puis comme mouve-
mcnt politique également) ; et par la distinction du peuplc
chréticn dans les deux catégories traditionnclles, !e clergé et lc
l:úcat. C'est ainsi qu'on a vu le laicat, au fur et à mesure qu'il
conc1uérait eles prérogarives civiqucs, imposer eles limites à
l'acrion mondaine du clewé .-., : tel est le lakisme, te! est l'anticlé-
ricalisme des pays catholiyues.
La distinction originelle entre "lak" et "clerc" ne correspond
pas à la distinction entre ce qui est en dehors de la religion
chrétienne et cc CjUi cst dedans, mais distingue une classe (ensei-
c::née) chrétienne d'unc autre classe (enseignante) chrétienne. Le
grec jaiko.r, auquel remonte le terme "la"ic", dérive de !oo.r, pcuple,
plebe. K!eriko.r (clerc) dérive de k!êro.r, le sort, le sort échu, la part
assignée, la tâche, ]' oflicúm;; il suit de !à que !e "clerc" peut aussi
désigner l'"officier" qui a pour tâchc de commander la tr(mpe
(/ao.1). D'autre part, l'ofliciNm, l'oftlce, est la priere liturgique quo-
tidicnne aue doi\'ent réciter les membres du clergé ; et "officier"
~ignitle ~élébrer les fonctions religiemes. Le, laic émancipé
\_c,mlut réduire la classe cléricale à ce~ o[!iáa, plutôt qu'à ceux de
l]Ui commande une trempe. ,
La distinction entre Eglise cnseignante et Eglise enseignée
dans !e corps chrc'tien fut établie Yers le lll siéclc (elle est déjà

78 La perspective historico-religieuse
attestée par Tcrtullien) ; elle fut officicllement reconnue dans le
l?ecretum Gratiani (1152). Mais ellc n'cst pas reconnuc par lcs
Eglises é\-angéliques, qui affirment l'universalité du sacerdoce.
Ce refus égalemcnt peut être \'U comme de l'anticléricalisme
(contre l'ordre catholique) ; mais l'anticléricalisme évangélique
vise la diffusion des privileges rcligieux, tandis que l'amiclérica-
lisme politique vise leur limitation.
6. La foi en Dieu et en l'immortalité de l'âme, qui d'ailleurs
';
est toujours et uniquement foi en des "béatitudes espérées", est
religieuse même quand elle est professée par un la1c et en des
--~rmes laiques, clone indépendamment de l'enseignement du
clergé. Elle ne peut pas être une foi profane. La dialectique
sacré/ profane, comme la dialectique clérical/la'ic, ne sort pas du
cadrc de la religion. "Profane" ne signifie quelque chose que
d'un point de vue religieux ; c'est la religion qui détermine ce
qui est sacré en le distinguant de ce quine l'est pas, précisément
le profane. Celui-ci n'est dane qu'un attribut négatif, un attribut
qui indique non une qualité, mais bien le manque d'une qualité
(dans l'usage couram également, être profane signifie être
incompétent, manquer des qualités qui rendem possible l'action
dans un domaine donné).
Ceci est vrai aussi bien pour naus qui cherchons à rapporter
certains concepts à la réalité historique, que pour le sociologue,
qui opere par concepts absolus. Par exemple, Émile Durkheim
écrit : « La division du monde en dcux domaines comprcnant,
l'un tout cc qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane, tel est
!e trair distinctif de la pensée religieuse » (Le.r forme.r élémentaire.r
de la Z'ie rel~gieu.re, Paris, 1912; 5" éd. : PUF, Paris, 1968,
pp. 50-51). Ce qui rcviem à dire: c'est la pcnsée religieuse qui,
outre le sacré, créc aussi le profane. Aussi bien une phrase qui,
prenam le profane comme le "non religicux", dirait: la pensée
profane crée le "sacré", n'aurait-elle aucun sens, même si d'un
point de vuc strictement historique on doit estimer que la pro-
duction religieuse présupposc une phase amérieure non reli-
gieuse ..Mais ce qui est en cause ici, c'est l'usage incorrect de la
notion de "profane", qui ne fonctionne correctement que cor-
III
La béatitude espérée 79
rcléc à la notion de sacré et clone uniquement cl~l!'l~ un contexte
,kjà religicux.
Quant à la phase non religieuse, il n'est pas nécessaire de
;L·momer à la nuit dcs temps, il suffit de s'arrêter au momcnt
, >Ú, dans notre culturc, se formule !c concept d'une religion
r~·alisée par la dialectique sacré/ profane. Prétcndre allcr plus loin
~ 1 gnitie prendre contact avec des réalités culturclles différcntes
que nous défigurons, que nous nous interdisons donc de
connaitre alors même que nous avons l'intention de les mieux
comprendrc. En fait, clles ne sont pas micux comprises, mais
plus facilement, et ce parce qu'on les adapte aux catégories opé-
ratoircs dans notre culture. L'histoire de la recherche est pleine
de ces déformations qui, souvem exprimées sous une forme
hautement suggestive grâce à des procédés analogiques convain-
cants, ont trouvé une crédibilité parascientifique qu'il est
aujourd'hui tres difficile de renverser.
Dans notre cas, si nous donnons raison à Durkheim quand
i! parle de la "pensée religieuse" qui crée le sacré mais aussi le
profane, naus émettons des doures sur la possibilité de projetcr
la dialectique sacré/ profane sur des cultures différcntes de la
nôtre. Nous voudrions plutôt souligner combien le chercheur
occidemal qui s'accorde une telle projection sans la nécessaire
critique historique, est religieusement conditionné, même s'il
s'agit d'un Durkheim, qui assurément n'était pas religieusement
cngagé. En effet, lorsqu'il semble parler dans l'absolu de la
"pensée religieuse", il parle d'une "pensée religieuse" que notre
culture a en propre et en exclusivité.
 IV

De l'eau dans le vin

1. "\u termc du cbapitre précédent j'ai parlé de déformations

lJUi ont été imposées par les études historico-religieuses comme
des faits objectifs dont toute recl1ercl1e comparative doit tenir
compre. Pourquoi a-t-on déformé lcs choses ? Pourquoi les
défurmations ont-elles été jugées crédibles ? 11 serait probable-
ment correct de répondre cas par cas, en traitant séparément les
présumés "faits objcctifs" dont nous parlons, et qui sont nom-
breux : le tabou, ]e mana, le totem, 1e dema, l'f:rre · suprême
(dont il a déjà été question), etc. Or une opération en ce sens a
ckjà commcncé : il s'agit d'une oricntation de la recherche que
i'ai eu plusicurs fois l'occasion de ddinir comme "réduction à
néant de l'objet rcligicux". C'est une définition pro\·ocatrice.
Pourtant, traduite de façon juste, elle exprime une provocation
l]Ui ne va pas au-delà de l'cncouragcment à exercer la critique
historigue sur l'objectivation phénoménologique ou anthropo-
log:igue de la religion.
C'est une proYocation qui n'offense personne, ni celui qui
pratique une rclig:ion, ni cclui qui pratique une discipline appelée
h1stoire eles religions ; c'est une réduction à néant qui ne prétend
pas ôter à l'un son objet de foi et à l'autre son objet cl'étude ;
clle n'entend ni sousrraire, ni diminuer, ni avilir. La rt'duction à
néant n 'est pas non plus une fin en soi, mais seulement l' effet
sccondaire d'une recherche sur la foncrion culturelle 01isrorique)
de fairs ct productions de culturcs différentes de la nôtre, faits
 ' i
82 La perspectil·e historico-religieuse De {'eau dans !e \'III 83
i i

et productions qui ont été reçus acritiquement m/; .rperic rcl{2,ionis. li'- est rei qu'il ne permet pas l'approchc de certains faits si~on i I

Je parle de fairs et de productions auXlJUe!s on a arbitrairement C:i't Ll\·ers une participation sentimemalc capable de lcs Lme
.i.. ., 1\... , c]1ercheur , ou I
attrihué la fonction lJUe la religion rcmplit dans notre culture, tl ,lU · ' en mcttant lcs choses au m1cux, . . stnon
sauf à lcs taxer de magisme - reprenant ainsi l'opposition occi- ll · . 1 ·s sentimcms moteurs attribuablcs (et attnbues !I aux
:i p.irrtt uc. . · . . ,, . . ,. ...
dentale entre religion et magie - yuand ils ont paru décidément ... ·nres expériences reltg1euses. (. est une reductlon ,1 nunt \
,]1 \\ Lfl • · • . . . ., . ,
irréductibles aux sublimités yue nous attribuons <l une ''naie" <re· ses r· cines dans l'onematton eles etudes hlstonco-
ut p lo n :-, · · '1 • . . .
religion. qn·l!.!:JCl· , ses soutenue par Raffaele Pettazzonl, ma1s l]UI trouve
1. . · __ .
1
La finalité n\·st donc pas l'é\Tntuelle réduction :1 néant, mais: une cor respondance
·. . , C\Tntuellcment comme . cttet seconda1rc,
a) la misc en relief de l'arbitraire dans des catégorisations concer- · 1en1e nt llans l'<)rient'ltion
cc'_;i ' amhropolog1<1ue'- -:1 soutcnue par
nam des formes de religion ou des composames religieuses dont (bude Lévi-Strauss, dont nous rappellcrons comme exer:nplc k
parle et discute l'hisroire des rcligions depuis plus d'un siécle ; plus approprié Le toté!lli.rme a!l;om~'lwi (Pans, 1962). (~o:nme
/;) la recherche eles conditions hisroriques (et donc des condi- c:-: cm pies de l' école de Pettazzom, JC rappellera1 mes ln ~es ~S m
tionnemems) yui ont produit ces catégorisations en fonction , ·ctz· dt. ",11·~-,.,1· (Rome ' 198 }\) ct .\Ii.rtica a~rar;a
I vr), {l'llit11·' "
e detm.rtijzm:;zom
-
d'une science historico-religieuse. ~gdcrniérc analyse, la tlnalité (Ro~e, 1986), et, de Danila Visca, L1 sropett~z de! tabú (Rome,
cst d'historiciser la catégorie même du "religieux", en tant que 1'Jt\6 ; c'est précisément de mon imroducnon a cet ounage que
celle-ci se ré\·ele de plus en plus génératrice d'erreurs, et de toute
j',li riré l'essentiel des lignes qui précédem). . . .
f'lçon inutile, pour l'l·tude de cultures différentes de la ni)tre, et !c parJeraÍ des risques ct des equivoques d'une objCCtl\·anon
dans leSljUCl!es la différence se rraduit aussi, ou surtout, par :ic~itique dans une optique religieuse, et cc en partant_ d'un cas
l'absence du "ci\·ique" à opposer au "religieux". Je me souYiens,
dont jc me suis occupé dans .\Iútim CIJ!,I'ill7a i' deJJJt.r!tj;ca:;;on,e. Il
à propos de cctte différencc, d'une imervcntion sig;nificativc au ~ 'acrit de la connotation culturellc d'un aliment, !c sagou, ct d une
prcmier (et dcrnier) Colloquc international d'anthropologie his- l' uatt,· consomn1es
· ·, p·1r de la ~om·ellc-
c-.
h< >lsson, , les- .\I·1r1·nd-anim
,
toril]Ue (Rume, 1983), consacré à la discussion de la validité
( ;uinéc, c'est-à-dire par une population chez laquelle, comme
historique et instrumcntale de certaines catégories dans la façon
chcz les Hopi memionnés plus haut et c;l~nme panout en ~chors
de poser et de résoudre des problémes concernam !c rapport
de notre culture, il est impossible de dettmr un champ d acnon
de la culmre occidemale a\·ec lc reste du monde. L'un des par-
rcligieu:<; par opposition à un champ d'acrion cÍ\'ique.
ticipants, . \. Ortiz, fit remarquer qu'il est impossible de parler
de rcligion à propos des Hopi (nord-est de I' \rizona) - dom il
2. Le sagou est une fécu Ie que l ,on exmu·r d· c la sn·e , de
traitait en sa doublc l]ualité d'anthropologue et de ressortissant
cL·rtains palmiers (surtout ceux eles genres ~\fetiRYt!on~ CvaJ et
de la nationalité hopi- parce yue chez eux la notion de ''la'icité"
(mais Ortiz eút miem fait de dire : la catégorie du ''ci\·ique") à Jl/Jr1e1fi.'>..). ,:\vec cette fécule, on faitune especc de pam, o~ de
t< >utc numere h, hçon
· · un a1·1ment u tl·l·tse'
. de , dont nous-memcs
1\:eune dans la culture occiclemale en n1e d'une délimiration du
''religieux", n' existe pas. urllisons le pain. L'uati est une plante (Pipfr Jl!dli)J!iam;) dont lcs
· ·
1ie"cs masnquces J'b-
1 erent, au n1o\ · ·cr· 1 l lc !·1, s·lh\·e
·' , un alcalo1de
. _ .;
La réduction ~1 né:mt de l'objer religieux peut donc signifier
aussi !e refus du ''spécitll]Uement rcligieux", leque! a conduit l.t salive n'était pas a\·alée, on la recueillait dans de pems _reei-
]'lcnrs et pu1s. on la ])UYalt
· l·l' un tr<llt,
· o 1Jten,l· · nt ,'ll.r1si
· une !co-ere
o
dans la lirrérature scicntitll]Ue à des constmctions irrationalisres
'
1\resse. Entre !c sagou, que I on mange pour se '· ·, · , .· · rass·1sier ct l'uati •
ou "psychologistcs" (psychologie de la vic affcctive), consrruc-
rions justitlées par la thése selem laquelle !e spécitlquemem reli- <JUc l'on ne boit pas pour épancher sa soif, lcs \[arind-amm ont

84 La penpective historico-religieuse
fix(' un rapport assimilablc au rapporr CJUC nous awms fix(· entre
le pain quotidien-nécessaire ct le \~in fcstif-supertlu.
O r ii arrive que certe analogie, jusqu 'i c i contenue dans les
' ll
limites d'unc oricntation genérale à eles fim de connaissance
indircctc (et donc imparfaite) de certaines réalités eles l\farii~d­
anim, puisse suggérer une transgression eles limites dans l'inten-
tion de perfectionner la connaissance elle-même. C'est ainsi que
nous sommes portés, sans nous en apercenJir, à spiritualiser le
"caractére festif'' de !'uati, en !ui conféram une sacralité à
opposer à la "profanité" du sagou, é\-entuellcment en compre-
nant celui-ci comme une nourriture du corps par opposition à
celui-là, compris comme une nourriturc de l'âme. Si l'on
emprume cette voie, on interprétera l'opposition sagou/ uati
dans les termes de l' opposition esprit! matiére sur laquelle se
fundem aussi bien notre philosophic que, en derniére analyse,
notre religion chrétienne. Il peut y ;woir pire : si nous nous
fixons sur les propriétés psycho-stimulantes de ]' uati, nous arri-
\-ons à identifier l'altérité, que cette boissson signifie par rapport
à la "quotidienneté" sie:nifiée par le sacrou
(__) ~ ' à notre idée d'un
extramonde salvateur accessible par voie exratiquc, à la façon
des mystiques chrétiens.
Dans cc cas spécifique, la transgression de l'analogic à l'iden-
tification, esr un risque c}ue peut courir quiconque, cn tant
Cju'habitué à recevoir certaines choses dans la perspective de la
religion, mais gue ne denait pas courir l'hisrorien eles relie:ions.
1\;on parce que celui-ci n'est pas, !ui aussi, conditionné,' mais
parce qu'il se rend compre du conditionnement et évite métho-
dologiquement d'cxpliquer eles faits culturels autres dans les
termcs de notre religion, ou, comme c'est parfois 1e cas, d'expli-
qucr notrc religion en en cherchant les racines dans eles élé-
ments culturels exotiques (cn effet, une fois Cju'cm a om-ert la
porte de l'idemification, il de\-iem licite de se mouvoir dans les
deux sens : l'emréc ct la sortic). L'historien des religions e\'ite
aussi de chercher des cxplications dans les termes d'une phéno-
ménologic religieuse que notre culture a produite comme une
espéce ele "grammaire du sacré", qui serait d'aillcurs !e classe-
mem sur eles bases analogiques (à la maniére des grammaires
'I]
'- - . .
De I' eau dans le vin
r"}(.]Ltires par l'analcwismc
h
lincruisticjue)'
. ;----- . .
~'>ti~ k conchttonncmenr cllrect ou mdJrect de notre rehg10n.
.
. 1 .c fait est que je n'ai ricn trom-é de religicux dans l'tta!i et
85
de marériaux déià' classés
. LJ<;'l<~e même si celui-ci apparaít, en plus d'un scns, rirualisé.
I i
~( lt 1 • (h ' '-
P. \\.irz, l'auteur de la monographic sur les ,\Iarind-anim, n\ a
t'll 11 rrm.tYé non plus. Si je m 'en suis occupé, et amplemcnt, en
J qualité d'historien des rdigions, je ne !'ai pas fait clans l'idée
111
tk confé:rcr de la sacralité à 1'11ati, éventuellement en recourant
~~ une phénoménologie religieusc eles subsrances eniYrames et
cn m 'appuvant sur les cffets psycho-stimulams et "évasion-
nistes" de la boisson, effets dom j'ai d'ailleurs largement tenu
compre dans mon analyse. l'vfon intérêt a été éveillé par la fonc-
non "cosmicisame" que les 7\Iarind-anim attribuaicnt à l'oppo-
sition uati/ sagou. Je dis "cosmicisantc" pour dire : normatif en
\ uc de la constitution d'un systéme de valeurs. Des valeurs reli-
,'-',ieuses ? Cette spécit!cation, é,,idemment nécessaire pour notre
culrure, ne l'est pas pour d'autres cultures, du moins jusqu'à
preuve du comraire ; er ce nc som certes pas les 7\farind-anim
ljui fournissem la prem-e du comraire.
En bref: lcs 7\Iarind-anim plaçaient l'uati dans un champ
d'action masculin et ]e sagou dans un champ d'action féminin
(entre autres choses, les femmes ne dcvaicnt pas boire d' ttati;
ou bicn elles cn buvaient pour avorter, c'est-à-dire pour
renoncer à la tâche assignée à la condition féminine) ; et chez
cux la dialectique masculin/ féminin "cosmicisait", à la façon
dom, chcz nous, la dialectique sacré/profane ''cosmicise". II y
a clone analogie, mais non identité. I\falgré l'analogie, il est
1mpossible de ~e tromper cn identifiant !c masculin/ féminin des
\farind-anim à notre sacré/profane, parce que celui-ci n'existe
tju'en fonction de la seule religion, alors que celui-là exisrait en
t~mction de toute la culrure marind. ?\ous distinguons, égale-
11lnlt pour les productions hisroriques respecti\-es, une "cosmi-
u-,arion" religieuse d'une "cosmicisation" civique ; la premiérc
c:;t celle qui 'a produit l'tglise (ou les ~:glises), la seconde est
cclle qui a produir rl~tat (ou les ~:rats). Pour les 7\larind-anim
ente clistinction nc subsiste pas : pour eux, nous denms parler
de "cosmicisation", un poim c'esr tout. Si l'historien des reli-

86 La perspective historico-religieuse
gions doit s'en occuper, mais avec la conscience de ne pas pou-
voir y trouver quoi que ce soit de spécifiquement religieux, cela
tient au fait que l'histoire des religions a ouvert une perspective
' De l 'eau dans !e vin
qui fait de la "cosmicisation", bien que a-religieuse, un objet de
sa recherche (au point qu'elle a forgé pour celle-ci un terme
nouveau, spécifique, qui n'est pas enregistré dans les diction-
naires et que l'on est contraint de mettre entre guillemets).
3. Il doit être clair, de toute façon, qu'en indiquant occasion-
nellement un objet de recherche historico-religieuse je n'entends
pas faire de l'épistémologie, ni définir les príncipes d'une s<ien~
abstraite appelée histoire des religions. J'entends, au contraíre,
parler d'une recherche historique libre et concréte, simplement
et seulement historique, sans príncipes ni finalités, sans même
une méthododogie préconstruite, mais répondant à une exÍ-
gence historiographique comprise comme composante fonda-
mentale de notre culture, par conséquent irréductible à des
définitions absolues, à savoir non culturellement conditionnées.
Nous saisirons mieux dans la suite et dans un chapitre expfeS.:
sément consacré à ce point le sens de cette affirmation. Pour le
moment, nous en établirons la validité pratique en reprenant la
quadruple proportion analogique fixée au paragraphe précé-
dent: le sagou est à l'uati ce que chez nous le pain est au vin,
ce que le quoridien est au festif, ce que le nécessaire est au
superflu.
Il est certain que la proportion analogique ne fonctionne qu'à
condition de réduire tous ses éléments à un même plan de réa-
lité : abstraite ou concréte. Il est clair également qu'on ne pe:_yt
pas transformer en noms concrets des qualités abstraíres (quo-
tidien, festif, nécessaire, supert1u), et il devient donc nécessaire
de transformer les éléments concrets en abstractions : le sag~~'
l' uati, le pain, le vin. C'est ainsi que ceux-ci sont reçus comme
autant de symboles. L'histoire des religions doit assurément
s'occuper du systcme symbolique d'une culture donnée, mais
sans que le symbolisme soit, en tant que tcl, déjà caractérisable
com me religieux : le symbolisme du sagou et de ]' uati ne l'est
pas, malgré la fonction "cosmicisante;, que nous lui a\-ons
l!
nconnue ; le symbolisme du pain ct du vin le devient dans le
r1 r c eucharis tique chréticn.
87
Oans l'eucharistie, pain et vin pem-ent signifier la double
I
1
urure du Christ : la nature humaine-physique 0e pain) et la
1
urure divine-spirituelle 0e vin). Dans ce cas, ce qui est généri-
quement "quotidien" et "nécessai_re" se rap~orterait _,1 la natu~e
humaine, à l'homme qui pour v1vre a besozn du pam quotzdten
;comme le dit la priére chrétienne). :Mais Jésus a dit: « Ce n'est
]~'ls de pain seul que vivra l'homme » (:Mt 4,4) ; avec ces mots
d a ouvert à l'homme une nouvelle dimension, celle ou l'on vit
spirituellement, nourri par la parole de Dieu. Le vin, en tant
qu 'i] est "festif' et "superflu" par rapport au pain "quotidien"
ct "nécessaire", fut adopté pour désigner la nouvelle dimension
ct la différencier de la dimension connotée par le pain. La nou-
\-elle dimension est "festive" parce qu'elle permet la communi-
cation même avec le divin qui se réalise dans la fête religieuse,
et elle est toujours "superflue", naturellement non au sens
d'« inutile », mais bien au sens étymologique de "surabondant",
"transcendant". C'est la dimensionou ceuvre Jésus, non en tant
qu'homme, mais en tant que Dieu.
Jusqu'ici tout va bien, mais c'est maintenant qu'il faut faire
une constatation: quelques gouttes d'eau se mêlent au vin
eucharistique. Dans que! but ? La recherche d'un but est néces- 1 _
saire tant qu'on parle de symboles ; mais dans notre cas, si nous
faisons abstraction de certains faits historiques, nous ne réussis-
sons pas à saisir un but différent de celui que nous avons saisi
dans le svmbolisme du pain et du vin: l'eau dans lc vin, dirons-
nous, es~ une simple répétition de l'idée de la double nature du
Christ, en tant que l'eau "nécessaire" comme le pain signifierait,
comme le pain, la nature humaine du Christ, alors que le vin en
signifie la nature divine. Les faits historiques dont nous ne
devrons pas faire abstraction sont : le processus de vinification
dcs Anciens et le Concile de Florence (1439-1443).
La vinification amigue obtenait un produit à boire par
l'adjonction d'eau. C'est en effet ainsi que Grecs et Romains
sen-aient habituellement le vin, au point que le verbe miscere
(l'eau ct le vin) finit par prendre le sens absolu passé dans le
1
 88 La perspective historico-religieuse
\Trbe italien 11!1'.\tCI"'t Isen~ courant = "\-erser" ; sens dérivé
=. ''mélanger"- ~.d.T.]. II faut donc admettre a jJiiori la possi-
b!lttc que l'adjonction cl'eau au vin eucharistique nc soit pas un
actc symbolique, mais clépenck exchtsi\-cment d'une coutume
que !c rire a reprise sans la rendre particuli(·rement significative
tout cn la cons~rvan:, comme c'est toujours le cas pour ce qui
est ntua!Jse, meme la oú une vinification différemc aurait fait
d.ispm:altre l'adjonction cl'cau de l'usage courant. Cesr une pos-
sibilne que l'historien des religions ne doit pas négliger, car pour
arn\-cr au \-In-svmbole il doit partir du vin-boisson (en s'inté-
res~ant clone aux façons de lc procluire, de le boire, etc.), pré-
Cisement pour saisir le '·saut qualitatif", quancl celui-ci est pré-
sem. Le "caractére arbitraire du signe" cber à Saussure nous
impose. de clistin,l,'l.Jer entre signifiant et signifié, de façon à ne
pas attnbuer au premicr la nécessité clu second ; mais il ne nous
commande pas ele négliger le signifiant. Lévi-Strauss lui-même
qui a introduit en anthropologie le structuralisme linguisrique:
cons~I~e de bien connaí'tre les signitlants avant ele parler des
sigmtJes. Pour sa part, ii a toujours procé~dé ainsi : « Voi\à des
années - écrit-il -que jc m'entoure pour tranillcr de globes et
de cartes célestes permettant de repérer la position d~s étoilcs
et eles :_;mstellations [mcntionnées dans les tcxres indigénes]
sous dlttcrentes lattrucles et à di\-crses saisons, de traités ele o-éo-
logic, de géographie et de météorologie, d'ouvrages ele b~)ta­
mquc, de livres sur les mammifc~res ct sur lcs oiscaux ... »
("Structuralismc et écologie", in J_j n;gard ilozi!,né, Plon, Paris,
1983, p. 145). . combler lc vide par le 5\'mbole, auqucl on confere une reallte
. ;\fais ~] nous faut maintcnant constatcr que la possibilite d\me
111-signJtJance religieme de l'acljonction cfeau au vin cucharis-
tique neva pas au-delà de 1443, terme du Concilc ele Florence
mcmionn~ pl~1s haut commc deuxiéme fait historic1ue à prenclre
~n _consideranon. Ellc neva pas au-dclà parce que, prt·cisémem,
II tut -'<gnijicaii!'el!!r:lli prescrit lors de ce Concik de \·erser quel-
ques gouttcs d'eau clans lc \·in que le rire dC\air transformcr en
sang du Christ.
De l'eau dans !e vm 89
-L Ln rattachant !e svsteme antique de \-initlcation et de
c• ,11 , 0 mmation du vin au Concile de Florencc qui s'om-r1t en
.\ ~t). 011 rend possible l'utilisarion, dans la recherche histonquc,
1
,k Lt distinction théoriquc entre le caractérc arbitraire du signi-
tí.1nr et la nécessité du signifié, toujours à condition que l'on ne
,· réresse pas tant au signifié en soi que, plutôr, à sa conformité
111
;lU:\ btm pour lesquels !e Concile mê·mc a\-ait été convoqué. De
110
rre point de yue, lc nai problemc historico-religicux est ~leme
C< >11tcnu dans l'intention de ce Cuncile, qui a choisi cettr: taçon
,]c boire lc vin pour l'exécurion du rire cucbaristiquc. ":\fais cer-
rains ne pensem pas de la sorte. Certaim identificnt signifiant
cr signifié, et attribuent par inad\·ertance au premier toutc la
\ aleur du second, instituam ainsi une manicre équivoque ele faire
de l'histoire des religions. Je no mm e "symboliste" une micnta-
rion de ce gcnre.
Le "svmbolistc", aftlchant une sensibilité particuliere pour ce
qui est . "spécitlquement religieux" (pour les "hiér~pl~anies",
dirait Eliade), se pince le ncz en entendant parler de vi!11tiCanon
(Cjuelle platitude ele positiviste !). L'incom-énient c'est ~u·~n pro-
cé·dant ainsi on commence par tourner lc dos à la vmlticanon
et qu'on finit par tourner le dos aussi au C~ncile_de, 1439 ~cf.
.mpra). Le fait historique, que] qu'il soit, est redult a ncant grace
à ce procédé totalement opposé à celui que nous ado~tons et
qui, \ui, réduit à néant certaines objecrintions phéno~1enol,ogJ­
ques (et symbolistcs: !e svmbolisme releve de ~a phenomen<~~
logie) equivoques. Le fait étant réduit à néant, 1l ne reste, qu ~
propre (naturcllement "sacréc") transccndant le comexte hlsto-
nque qui cn attesre la fonction ou, carrément, l'mstitunon : on
a quasiment l'impression que cc n'cst pas le contexte qui cree
1e sYmbolc, mais lc symbole C]ui crée lc contexte. .
IÍ arriYc ensuite que le symboliste doive quand même t,em~
compre de J'importance que notre culrure attrib~e à la vente
d'orclre historique. D'oú il suit que son probleme ~e;-Ient: ;;-
comment fournir une vérité historique au symbole prccedem-
ment dés-hisroricisé ;.. A.pparemment, c'est un probléme inso-
luble. mais notre bra\·e symbolistc pan'icnt à lc résoudre : ii fait
90 La perspective historico-religieuse
l'histoire du symbole lui-mêmc, comme d'unc réalité dotée d'une
dimension propre spatio-temporelle. En cc qui concerne le svm-
bole de l"'eau dans le \~in", cette solution a été adoptée pa~ un
chcrcheur, E. S. Drmver, qui a publié en 1956 à Londres un
livre intitulé fr'ater into fr,.ine. Cne belle histoire en est sortie une
histoire qui va bien au-delà du Concile de 1439. C'est un; his-
toire qui raconte commcnt l'"eau dans le vin" est une "Sai~te
Cnion" (titre du cinquiéme chapitre), symbole d'une union
sexuelle rituelle, et qui raconte comment un rite de ce genre
remonte aux noces sacrées (hiérogamie) d'un dieu et d'une
déesse, caractérisant la fête du nouvel an en Babvlonie. Certes
si les péres conciliaires de 1439 avaient su cela, ils ~uraient hésit~
à adopter un symbole compromis par le paganisme babvlonien
amigue, de surcroit de nature vaguement orgiaque. Ón dira
qu'ils ne le savaient pas. Précisément : raisonner à la façon d'un
s~mboliste, signifie soutenir la thése qui veut qu'un symbole
s'tmpose par lui-même, à l'insu de celui qui !'adopte. Il s'ensult
que le symbole est élevé au rang des "hiérophanies", manifes-
tations (et même irruptions) du sacré, que Mircea Eliade a théo-
risé, catalogué et analysé dans son fameux Traité d'hiJtoire des
religiom, ou il affirme du reste: « Ce n'est pas seulement parce
qu'il prolonge une hiérophanie ou qu'il s'y sub.1titue, que le symbo~e
est tmportant; c'est [... ] surtout parce que, à l'occasion, i! est
lui-même une hiérophanie » [éd. utilisée : 2" éd. revue et corrigée,
Payot, Paris, 1964, pp. 374-375 - N.d.T.].
Le passage du symbole à la hiérophanie, ou plus précisément
de Drower à Eliade, a ici pour seu! but de rapporter l'ensemble
à un moment historiquement situé des études historico-reli-
gieuses. En l'occurrence, remonter à ce moment justifie !e fait
que, pour expliquer l'"eau dans le vin", Drower a fait appel au
nouvel an babylonien et à la hiérogamie. En ce qui concerne !e
nouvel an babylonien, Drower est partie dans la direction que
l'histoire des religions de l'époque lui indiquait : chercher les
origines reculées de la réalité religieuse actuelle. Plus ces origines
étaiem reculées, plus elles devenaient signitlcativement impor-
tantes ; or, une thése historiquement acceptable veur que la
culturc mésopotamienne constitue le moment le plus reculé de
De l 'eau dans le vin 9l
11() tr ,, culture (urbaine et supérieurement organisée) ; on cn
\...- ...._
C<Jnclut que toute route menant à la recherche de l'origincl
, >nduit inévitablement à la l\[ésopotamic. Le fait est qu'en
~lé·sopotamie nous trouvons la fête du nouvel an (fête dite de
!'ilkitu), qui est le rite le plus connu et le plus étudié de cett_e
culrure, si bien qu'il a t!ni par de\'enir le réceptacle ou l'ex~li~
urion ultime de tout fait religieux, chague fois que cela a ete
possible (fut-ce au prix d'exagérations patentes). Quant à la hié-
rogamie, je dirai qu'elle était un théme récurrent à l'époque ou
éc~ivait Drower. C'était même plus qu'un théme, c'était désor-
mais un terme technique du langage historico-religieux, à savoir
un terme à employer sans qu'il fUt besoin de procéder à des
approfondissements critiques. Et on _l'utilisait, comme sa.ns y
pcnser, pour classer toutes sortes d'umon _sexu~lle, en conferant
une valeur exégétique arbitraire à la classlficatlon. Je veux dtr_e
par là : tout ce qu'on classait sous la rubrique "hiérogamie" étalt
réputé déjà expliqué par cette définition, et _géné_ralement
expliqué dans l'optique de la représentation mythtco-ntuelle de
la fécondité-fertilité (qui est d'ailleurs la clé interprétative
adoptée par Drower).
S. Je ne méconnais pas la valeur d'orientation d'une clas~itl­
cation, mais je la restreins précisément aux limites d'une onen-
tation générale, qui devra être suivie d'une vraie recherche hts-
torico-religieuse. Dans !e cas qui nous occupe, j'estime clone
licite d'employer !e terme technique "hiérogamie" pour désig~er
sommairement une réalité qui pcut se présenter, dans !e domame
sexuel, comme union d'un homme et d'une femme, et, dans le
domaine de la potabilité, comme mélange de vin et d'eau. Mais
je me demande ensuite : quel rapport avait cette "~iérogami~"
avec le Concile qui a prescrit d'ajouter de l'eau au vm euchans-
tique? . . .
Voulu par le pape Martin V, ce Concile projetatt de reumtler
les catholiques romains avec les chrétiens arméniens, syriens,
maronitcs, chaldéens et jacobites. Cette réunitlcation ne pouvatt
être obtenue qu'cn mettant fin aux désaccords christologiques
qui déchiraient !e corps chrétien. Le probléme historico-reli-
 92 La perspective historico-religieuse
g1cux (et non ~\ m bolic]UC) concerne dunc lc possiblc rappon
entre l'union sexucllc (t~\Tntucllcment représcntée par l"'cau
dans lc vin") et la nature du C:hrist (le thémc chri~tologique
discurt' lors de cc Concile). Les choses ainsi posécs, il dcvienr
inréressant de rappcler que mille ans avant le Concile de Flo-
rencc l'union sexuclle, cerres sanctifiée par !e rire nuptial chré-
rien, aYair éré adoptée commc figure propre à représcnter une
thêsc christologique. Théodore, éYêque de ~Iopsuesria (acruelle
Misis, cn Turquie) l'a fait: pour lui, il v a dans !e Chrisr une
union (.r)'nàpbeia) du divin ct de l'humain, union comparablc à
celle de l'homme er de la femme qui par le maria<>e clevicnnent
selem l'Í~criture (Mt 19,5-6) <<une s'eule chair ».~[,ais c'est ici,
pour nc pas risquer de raconter eles histoires à la maniêre de
DrO\ver, au lieu de faire de l'hisroirc, qu'il faut s'accorder un
instant de réflexion.
Si !e mariage aussi bien que !e Yin coupé d'eau pcuvent
donner l'idée de ce qu'un symbolistc appellerair la coincidentia
oppo.ritomm, à condition qu 'ii ait déjà résisté à la tentation d'une
explicarion en rcrmcs de fécondiré-fcrtiliré, ii n'est pas dit que
l"'eau dans !e Yin" signific la "hiérogamie". Si nous adoprons
l'une et l'aurre pour lcur foncrion symbolique, nous ne pouvons
pas prérendre pour autant qu'elles sonr toralement interchan-
geables, qu'un symbole signifie l'autre symbole, même quand
tous deux renvoient à une mêmc réaliré. D'aillcurs la "hiéro-
gamie", une fois transféréc d'un contextc culrurel non chrétien
à un rite chrétien, n'est rien d'autre qu'un srmbole, qui plus est
pas même un svmbolc agissant dans le contexte chréricn, mais
uniqucment dans la constmcrion de Drmvcr, qui a transformé
en svmbole l'évcntucl rire mésopotamien (étant admis qu'il ait
cxisté sous certe forme ; mais ceei est une autre question).
Je ne dis pas que la réduction dcs "noces sacrécs" à un svm-
bole est un actc arbitraire, je dis que l'arbirraire de Dro~ver
commcnce et tlnit quand le symbolc même esr pris comme
sú.:nifié et non comme si!!nifiant ' cc qui a concluir cet aurcur à
(._} (._-:'
aftlrmer de t~tçon crrunéc que le rire cucharistiquc signifie !e rire
hiérogamique mésopotamien. Cela éranr dit, j'admers bien
volonticrs une ccrraine conriguúé, au niveau symbolique er chré-
De l'eau dans !c vin 93
tl,·n. entre les noces, le \·in ct l'eau. l\e serait-cc que pour la
r.ll~' 111 ~uivante : quand lc Christ manifesta pour la premiérc fois
~, ~ pnuvoirs di,·ins, i] !c tlt à l'occasion de norc.1 ct cn changeam
I' cn !'ill. Il s'a2;it d'unc contigütté qui se précise en un couple
,r, 1ppusés : mas~ulin/ féminin pour les noces, \·i n/ eau pour la
h< 11 sson. En conscrYant cet ordre pour les couplcs d'opposés,
11 , 1us trcmvons d'un côté le vin ct la masculinité, de l'aurre l'cau
cr la féminiré. Cet orclre idéal a une bonne base hisrorico-compa-
r:ttin·. Nous en avons fourni un cxcmple au paragraphe 2, à
propos eles 1\farind-anim de la :t\:ouvellc-Guinée, chez qui l'uati,
Jcur boisson enivrante (fcstive er supedlue, comme le vin chez
nom), était réservée aux seuls hommes. Plus prés de nous (dans
!'espace et non dans !c remps), ii faut rappeler lc cas de la Romc
amigue, ou une d1sposition attribuéc à Numa inrcrdisait aux
femmcs de boirc du vin. On pourrait multiplier les exemples à
plaisir, mais avec que] résultat ?
Le fait rcligieux ne doir pas être cherché dans l'union sexuelle
ou le mariage, ni dans l'cau mêlée au \·in, ni dans l'attriburion
de la féminiré à l'cau et de la masculiniré au \·in; il doit êrre
chcrché dans les termes srricrs du Concile de Florence, ou l'on
a cru pouvoir réglementer lc rire eucharistique que le Concile
Vatican II a appclé "source et apogée de toute l'énngélisarion".
6. Au Concile de Florcnce, en cctte occasion spécifique,
l"'cau dans lc Yin" de,·ient un symbole religieux (chrétien), mais
non à jamais. ,\vant cc Concile, cc n'était qu'une façon de
déguster !e vin, aprés ce Concile cc sera un élémenr rituel de
l'cucharistie, une norme liturgique et rien de plus. Ce Concile
Youlait réunir toure la chrérienté sous lc signe de la nature simul-
tanémcnt humainc et divine du Christ. Or ce "signe" dcvait
<cxprimer dans !e rire, plus que dans un acre de foi individuei.
II dcYait s'exprimcr dans une acrion collccti\·e, clans une "assem-
blée" : la messe, précisémcnt.
.\u sujet de la possibiliré de rraduire !e mélange d'humain et
de diYin au mown du mélange d'eau et de \·in, nous nous
. '
sommcs dcmandé plm haut que] bur a\·air le fait de répétcr, en
coupant !c vin d'eau, cc qui était déjà cxprimé par l'association

94 La perspective historico-religieuse
du pain et du vin dans lc rire cuchari~tiyuc. A préscnt nous
rcpondons : le Concilc de I ;lorcncc nmlait confirmcr une thêse
c~1ri.st:llogiyue, ct po.ur la contirmcr il jugca opponun qu'on la
rcpetat dans la consccration du vin. Le détail de la représema-
non ntuelle pourra pcut-êtrc nous donncr une idée des inten-
tior:s ct de la façon de procédcr de cc~ péres conciliaircs.
. \la différencc de la transsubstantiation de l"'cau dans lc \"Ín"
la transsubstantiation du pain cr du ,-in aLh-ient séparémcnt, a~
moyen de deux acres différcnts de consécration. Cette sépara-
tton pom"ait idéologiLjuemcnt rcm·m-cr à la nécessité de distin-
guer Jans lc Christ une nature hL;maine, représentée par le
pam~corps, de la nature di,·ine, représentée par le vin-sang, à
sa\·otr Jans les termes J'unc ph,·siologie traditionnelle qui faisait
du sang le sicge de la force vitalc ou de l'âme (par exemple de
la nejf.<:b des Hébreux). C ne tclle interprétation aurait donné
raison à ceux qui soutenaient qu'il fallait distinguer dans !e Christ
une nature charnelle humaine et une nature spirituelle di\"Íne,
comme si celle-ci a\"ait pris en lui la place yuc le sang-âme a
ch~z 1~ commun des mortcls. Or une idée de ce genre aft1eure
preoser_ne~t, ~e plusieurs façons, dans la christologie monophY-
s't~~ .qut reurussatt les diverses communautés orientales que
1 Eglise romame entendalt ramener à ellc (et à sa propre chris-
tologte) par le biais du Concile de Florcnce, conçu dans lc but
de rétablir l'unité du corps chréticn. C:e fut ainsi que ce Concile,
mettant pour ainsi dire de côté la christologie théori<.lue, quasi-
m~nt abando.nnée à une activité théologique extraconciliairc,
prctcndtt att.emdre son but par une christologie pratique, acti,·e
ct non pensec: quelques gouttcs d'eau dans le \"in eucharistique
expnmcratent mteux que des mots la nature indissolublcmcnt
humaine et divine du Sam-eur.
En prescrivant le mélangc d'cau et de ,-in, lc Concile de Flo-
rcncc a éliminé l'opposition entre néccssaire-immancnt --et
supertlu-transcendant, entre humain ct di,·in, entre l'hommc et
Dieu. II s'est orienté dans le sens de la quêtc chréticnne du
supertlu-transcendant (la "soif" chrériennc de Dieu), en impo-
sant dans le nte cucharisti<.Jue, Li sunour oú certe quêtc trom·ait
donc son objet (et la "soif' sa "boisson"), la these christolo-
De l'eau dans !e vm 95
. pour la proclamation de laquellc il avair été com"OljUC.
~1l jl IL . . ~" .
, \ ,rL·s lJUOl l'cau dans lc \'10 cesse d ctrc un symbolc et de\·tent
l
1 "111\Stcrc
' ,, , c ' cst-a-utre,
' ]' se lon 1e scns <.jue 1cs "\ nc1ens
. 1
uon-
111
'1 cnt ;Í cc terme, un rite initiatique capable de réaliscr une
11
;l, rncip;ttion mystique ú l'altérité divinc. Ccst pourquoi l'offi-
1
c~:ttlt dit: « _\u mm-en de ce !!l)'Jifrium de l'eau et du \'10, accordc-
n< >US de participer de la di,·inité de Jésus-Christ, lui qui a daigné
,L f;tirc participam de notrc humaniré. »
\\·ant le Concile de Florence, le \'Ín coupé d'cau n'était
qu\me boisson, non un symbole; l'adjonction d'eau ne dépen-
Lbit que d'une maniêrc traditionnclle de boire lc vin. De toutc
façon, rcl deHait être lc point de départ quand on se lance à la
rccherche historique d'un '\n·ant" qui n'est pas néccssairement
r··originel" .. \insi oricntée, ce serait une recherche positivistc,
car clle concerncrait lcs systémes de ,-inification, les différences
régionales et temporelles entre ccs Jifférents systémes, et, par
conséyuent, entre les Jifférentes façons de boirc le Yin. ~fais cc
nc serait pas une recherche positiviste à la maniére anciennc,
<.juand on réduisait chayue production culturelle à cerrains realia
,Kloptés comme cause non causée (et peu importe la qualité de
la cause: psvchique-spirituelle ou physiquc-matérielle). Ce nc
semit pas une rechcrche à l'ancienne, parce qu'clle ne serYirait
pas à relier un apres à un a\·ant, dans un rapport d'efferl cause,
mais bien à Jistinguer entre un a\·ant et un aprés le Concile de
1;lurence.
.\nnt cclui-ci, l'usagc liturgique d'une façon profane de boirc
lc ,-in cn y ajoutant de l'eau pom·ait nc réclamer aucune justifi-
cati(m ou.bicn être justifié de n'irnporte quelle façon, mais indé-
pendamment de la thésc chrisrologil]ue que !e Concilc a insérée
dans la liturgic catholique. Par exemplc : lc vin cucharistiljue est
lc sanl!; du Christ; mais quand au Christ crucifié « l'un des sol-
dats, ~!c sa lance. J ... J pcrça le dJté », il « sortir aussittlt du sang
ct de l'cau >> (ln 19,34), et non du sang uniyuement. Par consé-
llucnt, pour rcproduire dans lc rire sacrificiel de la messe lc
sacrifice du Crucifié. i! est justitiablc qu'on ajoute un peu d'cau
au ,-in-sang du Christ.
 v
Christologie et salut

1. "\:ous avon s dit en commençant et nous redisons volon-

tiers que toute "consrruction" chrérienne repose sur lc salut
éterncl. ~f a intt:nant cependant, à la suite de la thése dé\·cloppée
au chapitre précédent, il com·ient de s'intcrroger sur le rappon À -

de la chrisrologie avec le salut érernel ainsi que, en second lieu,

sur ]e rapport des concilcs avec la christologie et la foi .
Jc n 'en tcnds pas parler de la chri srologic dans !'abstrair, c'csr-· -
à-dire en tant yu'elk participe de la théologie dogmatigue.
Comme hi sroricn des rcligions, je consiclt~re plutôt un fait his-
toriquc susceptiblc d'être daré : la christologic qui nait au
! \ '' siécle. qui se prolonge pendam deux siécles et <-JUi s'arrêre
là. E lle s'arréte, pourri o m-nous dirc , pour avoir exploré à fond
toutes lcs possibles solutions du problCme concernant la nature
du Christ. Ou bien l'on pcut dirc qu'elle prcnd fin a\·cc la vic-
toire histori<-jue d'unc solutio n maj oritain:, celle qui ne niait ni
n\ménuait la di\·iniré du SaU\·eur. ~lêmc si les cfft:ts de la crist:
christologique de cette époque se firent encore sentir longtemps
aprcs, lc fait est <-JUC la chréticnré se coul a dans une forme hi s-
torique ou l'uniré ecclésiastique et docrrinale fut touiours de
ca r:1crerc majoritaire, clone roujours suiette à eles fracrionne-
nwnrs minoritaires (hérésies, schismes).
Le modele, peut-on dire, se srructura en fonction des éYéne-
mems du I\'' siécle: hérésie d'.\rius, crise christologigue,
C mcilc de ~icéc cn 325, premier concile cecuménique, qui ayait
I

_1._ .J
98 La perspective historico-religieuse
pour but de fixer lc dogme christologique et qui le fixa à la
ma;orité ; schisme subséquent de la minorité arienne. Pour
comprendre lc modde dont nous parlons, il fa ut éclaircir plu-
sicurs points. Premit~ rcmcnt : je distingue entre hérésie d'"\rius
et crise christologique, et ce parce que Arius n'entcndait pas
fai re de la christologie ; je ,·eux dire que sa préoccupati on cen-
trale n'était pas tant la définition du Christ que la définition de
Dieu ; la crise christo logique qui sui,·it, et qui l'impliqua, doit
être regardée comme la recherche d 'une identité chrétienne au
travers de l'identité du Rédempteur, qui avait été remise en cause
par la formule arienne visam à démo ntrer la transcendance et
l'unicité absolues de Dieu. D e uxit~mem e nt : il y avait déjà eu des
schismes, mais ils n'avaient pas eu un réel fondement doctrinal;
ii s'était agi plutôt de rébellions contre l'auto rité ecclésiastique,
de dissidences locales avec un rayon d'action limité. Troisieme-
ment : les sens origineis d"'hérésie" et de "dogme" étaient
presque équivalents, l'un désignant !e " choix" (entre des opi-
nions différentes) et l'autre l"'opinion" Oe choix) ; ensui te, les
auteurs chrétiens commencerent à entendre par hérésie l'expres-
sion d'une opinion doctrinale personnelle en opposition à la
doctrine commune accréditée; mais ce fut avec le Concilc de
='Jicée que l'hérésie acquit sa signification actuelle par oppositio~
au dogme, lorsqu'on voulut définir l'identité chrétiennc avec,
précisémem, le dogme, donc avec l"'opinion" exprimée par la
communauté des croyants au moyen des évêques qui les repré-
sentaient.
Pour ramener au theme de l'identité chrétienne les faits déter-
minants du IV" sieclc, il faut se référer à ce que nous avons dit
plus haut (chapitre III, paragraphe 2) : o n est chrétien no n parce
qu'on croit que Dieu existe et a créé le monde, on l'est parce
qu'on croit en l'immo rtalité de l'âme et en sa destinée outre-
tombe, interprétée comme récompense ou châtiment de la part
de ce Dieu. J'admets aisément que cette formul e, bien que cor-
recte d'un point de vue historico-religieux, ne pourra jamais être
acceptée par un th éologien . .Mais Arius no n plus ne l'a pas
acceptée . .\rius n'a pas accepté passi,·ement la réauté chrétienne
détinissable par notre formul e. II l'a du moins discutée, à partir
Christo/ogie et salut 99
,k ce qui, po ur !ui, devait être un point ferm e ct inc:iscurablc:
,, csr chréticn précisément et un.iquemcnt parce qu on rccon-
11
un seu! Dieu et son essence, et non en fonction de la
t \.ti r
rnkmption et du salut éternel. On voit bien que c'était un point
1
,:rme qui dénarurait le christianisme. II n'est do nc pas étonnant
que le chri stianisme ait défendu son i~enti té, pour tini~ par
c< )ndamner la these arienne, po urtant theologJquement :rrepro-
( hable et solidement fondée sur des passages de l'Ecriture
s ,únte .
La conception abstraite d'un Dieu "essentiel" et non "fonc-
ri onnel" co nduisait à faire abstraction également de la perspec-
tive de la rédemption, donc aussi du Rédempteur lui-même.
Cest en effet ce que fit Arius en niant la divinité du Christ, sans
!!;Uére se soucier de sa définitio n, pourvu qu'on nele considérât
point comme consubstantiel à Dieu. J\lais ce qui i.mportait à
.\rius ne co"incidait pas avec ce qui importait au chnsnamsme;
en ce sens, j'estime éclairante l'opposition entre l'intérêt "cos-
mologique" d'Arius et l'intérêt " so tériologique" de la religi on
chrétienne, opposition plusieurs fois formulée par les cher-
cheurs. La définitio n arienne de Dieu ne co nstituait un pro-
bleme qu'en raison d'une corrélative définiti on du Sauveur. __ç'est
ainsi que naouit la christologie comme répons e au défi théolo -
gique d'Ariu; ; et sur le ter~ain christologique, ou il fut obligé
el e livrer bataille, l'arianisme succomba.
2. Tout commencerait clo ne au IV' siécle? Je ne dis pas cela,
étant donné que de tout fait historique on peut touj ours trouve r
les prémices ; or, dans le cas qui nous occupe, nous n'avons que
!'embarras du cho ix pour tro uver les prémices de la fo rmul e
<lrienne et de la christologie. Mais l'attention excessi,·e aux pré-
miccs risque de nous faire perdre de vue que c'est préciséme.nt
au IV'. siecle, avec l'édit de Constanti n, que nait un nouz,.eau chns-
rianisme, qui organi se dans une strucrure nouzdle les. prémices
préconstantiniennes. C'est au IV' siecle qu e le chnsnamsme
~le\·ient une re/ioio lecita et pose sa candidature au statut de reli-
gion impériale. 'c) r ceei exigeait une transition difficile du régime
des églises Jocales, qui avait été jusque-là celui du chris tianisme,
 100 La perspective historico-rc/igieuse
au régimc d'une l~glise qui dc\~ait être universellc ("catholic1uc")
ct romamc, commc uni,-crsel ct romain était I'Empire. :c\fais cet
Fmpire était-il encorc naiment univcrscl ct romain ? De fait, i!
ne l'était plus : il s'était divis(· cn deux tronçons dont l'un seu-
lement était romain, tandis que l'autrc érait grcc ; te! est !e
modele dichotomiquc (la tini ré/ grécité) que l'organisation ecclé-
siastique patTint au micux à incarner dans sa tentative de mani-
fcstcr un corps chrétien unitaire. Mais en dehors de la carence
clu mode-le impérial, lcs facteurs qui faisaient obstacle à l'édifi-
cation d'une Eglise ''romaine" et "universelle" étaient surtour
des facteurs inhérents au christianisme lui-même.
.\u début du IV' siéclc, les régions lcs plus christianisées
étaient les anciens royaumcs hellénistiques. donc dcs territoires
grecs par la langue et la culture. Le christianisme était zrec : le
l\:ouveau Testament a été écrit en 0crrec '::-. . PTecque fut la r'remiére
traduction de 1'/\.ncien Testament ; et /\1exandrie et Antioche
les capitales hellénistiques, furem les premiers grands foyers
' sam du statut d'"opinion pcrsonncJle" à cclui d'"opinion anti-
culturels de la chrétienté. l\fême l'adjectif qui denit désigner
l'unin~rsalité, à savoir katbo!iko.r, est grec ; on faisait de la théo-
logie en employant le langage hérité de la philosopbie grecque ;
on parlai r d' o11.ria, d' brpo.r!o.ri.r, etc., quand en latin les termes cor-
respondants manquaient et que, pour ou.rio et bypo.rta.riJ, on
employait un seu] et mêmc terme : mbJ!antia (!e rerme rHentia
pour traduire ONJia ne fut forgé que plus tard).
Quant à l'universaliré, c'était une exigence de Constantin plus
qu'une aspiration du régm1e ecclésiastique chréticn ; or
Constantin n'était même pas chrétien (ii ne fut baptisé qu'à
l'article de la morr). Dans la pratique, tout siége épiscopal impor-
tam érait une église à part, méme si, pour dcs questions de
caractere doctrinal et jusqu'à l'époquc constantimennc, cet orga-
nisation put s'avérer satisfaisante. Il existait des controverses
aussi bien théologiques que tcrritoriales, mais cllcs étaient géné-
ralemcnt résolues sans clamcurs excessives ; pour arrang~r les
choses, un concile régional suftisait : en ce qui concernait la
doctrine, ii acccptait ou rejetair une these théologique, pour
ensuite expulser évcntuellement lc porteur d'unc these jugée
bérétique (c'est-à-dire "pcrsonnellc" et contraíre à l'opinion
Christologie et salut 101
c• ,111 mw1C), leque] pom~ait toutefois trouver crédit, ou du moins
IC
. t.LI"C
- •
dans une autre églisc
c
jlareillcmcnt chrétiennc cn droit et
,
11
Cela était arri,-é à ( )rigcnc, !e prcmier thé·ologicn chré·-
t:,1it.
11, 11 , c ui, cxpulsé de l'église d'~\le'>;andric, fut accucilli par l'ég!Jse
1
,k c:t.-sarée; et cela étair arri,,é à ~\rius lui-mi:,mc, égalcmcnt
n cré· par .\lexanclrie ct accepté à Césaréc. ~Iais aprt.'s lc Concile
1
tk '\; icéc, ce passage d'une église à l'autre ne fut plus admis, car
ii ~ '< lpposait à l'unité doctrinale et disciplinairc wmlue par
( ~< Jmtantin. En cffet, lc dispositif conciliairc nc se contentai r
pa~ de condamner l'arianisme, mais, grâcc à des canons disci-
plinaires appropriés, interdisait que la condamnation d'unc église
fút rendue inopérante par une autrc église.
Le passagc de l'échelle régionale à l'échelle cecuménique, donc
dcs conciles ou svnodcs locaux au Concile de Nicée, fit faire
également à l'hérésie, quelle qu'elle fut, un grand "saut quali-
ratif'. l\:ous pourrions qualifier cc saut de négatif, l'hérésie pas-
chrc'tiennc" ; mais il fut aussi positif si nous songeons à la
notoriété que lui conférait une assembléc mondiale. C'est ce
'"saur qualitatif" qui, en un certain sens, fit d'un simple prêtrc,
\rius, le vrai protagoniste de l'histoire chrétienne du IV' siecle;
ou bien qui en fir le héros négatif, l'antagoniste, toutefois néces-
saire pour que le héros positif, le protagoniste, à savoir
C:onstantin, put manifester sa juridiction dans le domaine de la
chrétienté alors qu'il n'était ni évê'que, ni prêtre, ni théologien,
ni même baptisé. Les rapports personnels du protagoniste avec
Ll!ltagoniste révClent d'ailleurs une surprenante absence d'hos-
riliré : Constantin respectait la pcrsonnalité cL\rius, bicn que son
Concilc l'cút condamné; il en favorisa de plusieurs façons (y
C<Jmpris en frappant dcs anti-aricns insignes) la réhabilitation,
l't à la tin ordonna à l'évéque de Constantinople dele réadmettre
'< Jlcnncllcment dans la communauté ecclésiastique. Ce fut nai-
nwm le dernier acre : .\rius mourut <1 la n:ille de la cérémonie
u Consrantin l'annéc suivante, en 33...,.
J'ai comparé .\rius et Origéne, mais non dans !e bur de décou-
\ rir, comme on fait d'habitude, dans la théologie d'Origene les
prémices de la théologie d'~\rius. Je voulais sculement souligner
 102 La perspective historico-re!igieuse
I Christologie ct salttt
cc lJUC l'instirurion du concilc cecumeniquc s1gnitla dans l'his-
roire du christianisme .. \une ép<Kjue oú cerre institution n'avait
pas cncorc ett' imroduite, ( )rigéne pu r exercer sa théologie
pourram declart-e hérériquc par l.'église d'.\lcxandrie, cn se rra~s~
feram simplcmcm cl'(~g,·prc cn Pakstine (ii mourut d'ailkurs cn
martvr, non cn hérésiarquc), tam ct s1 bicn qu'on pcut lc consi-
dercr commc lc fondatcur de la rhéologic grccquc, non cn oppo-
Sltion Ú cc qui sera cnsuite I'Eglisc grecquc schismatiquc, mais
c\·entucllcment par opposition au fondatcur de la theologie
!atine, saint . \ugustin, l)LÚ consritucra lc fondement de ]'f~glise
catholique romaine. Cependant, une fois l'institution du co~cile
cecuménique adoptéc, ( )rigéne nc fut pas non plus eparp:né,
puisqu'il cut I'honneur d'une condamnarion posrhumc: ses
théses furem condamnées par !e Ilc Concile de Constaminople
l]Lti se rim en .J.J3, soit pas moins de deux siécles aprés sa mort.
Bien é\·idemment, la solurion pour un christianisme <.jui voulait
être ''grec" ct non ''latin" passair par l'abolition de l'institution
conc1liaire cecumeni<.jue : cc qui se produisit preosémcnt Iorsque
l'Eglisc orthodoxe _L,>recque se sépara de l'~~glise catholique
roma1nc.
3. Des contrm·erses théolog1ques - celles améneures au
I\' siecle, la comrovcrse fondamemale du IV' sit·clc, cellcs pos-
térieures -, l'historicn des religions retire une impression de
malaise : une impression prm·oquee par une culture qui, pour
dc\Tnir chretiennc, doit renoncer ú une oricmation philoso-
phiquc cn vigueur ct adoptcr une attitudc fideistc, clk aussi cn
,·i.L,'Ltcur clepuis dcs sicclcs desormais cr pourrant encorc appa-
rcmmcnt irreclucriblc ú la pure speculation. Banalcmcnt, nous
pourrions parkr du malaisc produit par l'affrontement de la
raison ct de la foi. \fais les choses sonr plus compkxcs.
Dans notrc cas, !c malaisc ,·icnr de l'opposition entre la
conccption de Dicu ú laquclk la philosophic traditionncllc pou-
\·ait donncr son accorcl, et la conccpnon chreticnne d'un Dicu
répondant ú la tlnalite dcs "beatitudes esperécs". Ce c1ui recla-
mait lc rcnonccmenr it une onenrarion philosophique, ce n'etait
pas la foi dans !'abstrair, c'etait la foi concrctc cn lcs "beatitudes
~
103
L']'L·rccs", pour lcsqucllcs la philosophic nc dispusait pas dcs
,, 1rumcnts logicJucs adequars. 1-.n sommc, lcs ··beatitudes cspe-
11
rLL~ .. echappaient ~1 la rcchcrchc speculati\·c; ii y a\·air plus:
L11L ~ rlcr!lmil \. eduppcr, du moins si l'on s 'cn rcnair à l'aftlrma-
,11 de sainr Paul, sclon latjw:lk, rclati\Tmcnt aux "choscs espe-
re L~··, Lt foi dn·ait prendre la placc de la demonsrrarion.
l.c Dicu repondant parfaitcmcnt à la tlnalite du salut eternei,
c·Lsr lésus-C:hrist. Ccst pour<.juoi l'affirmation de la divinite du
:-:..lll\·~·ur ctait Ct dcmcurc un point fcrmc, ina!ienablc, de Ja pro-
fLs~ion de foi chreticnnc. \fais, cn tant que Dicu, Jesus-Christ
ckH·nair objct de theolugic : d'oú la naissancc de la christologic.
1.llc n~l<.Juit commc une philosophie incertaine, contradictoirc,
.unbiguc, à mi-chcmin entre théologie et anthropologic. C'etait
une philosophic qui rdletait la doublc nature (et la contradiction
, 1u plan spéculatif) du Christ, lccjucl denit être Dieu ct homme
•1 la fo1s. Cétait une philosophie incapable de démontrer la
d< >uble nature du Christ que la foi posait commc une realité
l!ldispensablc au salut éterncl ; une philosophie qui, pour rcstcr
cn accord avcc les axiomcs qui la gouvcrnaient, était contrainte
de nier soit la réalite humainc, soit la réalité divine du Christ,
s~tuf ú rccourir à dcs compromis oú lc dilemmc s'estompait dans
Lt formule arbirraire d'unc bumanite supra-humainc du Cbrist
<>li bien de sa scmi-divinite par rapporr ú cclle, imégrale, de Di eu.
Dcs !c I" sicclc on commença ú discuter sur la nature du
( hrist, mais plus pour défcndre !c monothéismc hébreu qu'cn
Llh<>!1 d'cxigenccs de caractcrc philosophique: c'etait une qucs-
tH m <.jui conccrnait plus la composantc juivc du christianisme
'Jue sa composante grecque ou hcllenisee. La naic chnsrolog1:,
Lt christologie theologiquc ou philosophitjucmcnt grccque, natt
.tu III sicclc aYcc Origcnc, cr cc n'cst qu'au siéclc sui,·ant qu'clle
'c presente comme un elémenr d'unc importance ,·italc pour le
'hnstianismc. Cclui-ci cn cffet, pour êtrc acccpte par I'Lmp1:e,
dl'\ ait se donncr une idenrite officicllc ct non contro\Trsec.
'\< >us pounms a\·oir l'imprcssion que lcs subtilcs disputes chris-
r' )]( >t2)LJUCS ne dc\·aicnt pas ctrc si "\·i tales" que cela pour, un
,-hnsrianlsmc cnrcndu cumme phenomcnc de masse (qUI eralt
'i'aiiicurs !e seu! christianismc imércssanr I' I :mpirc). Ccrtains hls-
 104 La per.lpcctÍl'e lzistorico-rcligieuse
tuncns se sonr d'ailleurs cxprimés dans ce scns, c'est-:1-dire
plutôt supcrficicllement, se cunrcnrant clu naisemblablc, sans
approfondir les r(·alités cl'une époquc si éloignée cr si différeme
de la nôtre. Opposéc cst l'opinion de \f. Simonctti, qui soutiem
qu 'à cettc époquc « les qucstions de caracrére doctrinal étaicm
resscnries, et méme cxcessivemcnt, au ni\·eau populairc aussi »
(Lü rriJi emana mi lf .rcmlú, Rome, 107=), p. 354). Pour le démon-
trer, il allégue un passagc des Smmm.r de Grégoire de ?\ysse (PG
46, 537, ''Sur la diviniré du I~ils er de l'Esprit Saint") : « Tous
lcs licux de la ville som remplis de tels propus, lcs ruelles, les
carrcfours, les places, lcs avenues. Ce sont ceux eles marchands
de \·(·tements, eles changeurs, eles épiciers. Si tu demandes au
changeur lc cours d'une monnaie, il répond par une dissertation
sur l'cngendré et l'inengenclré. Si tu te rcnseigncs sur la qualité
et le prix du pain, le boulangcr répond : "L<.:: Pêre est plus granel
et le Fils lui cst soumis." Quancl tu demandes aux therme~ si !e
bain est prêt, le gérant cléclare que lc Fils est issu du néant. Je
ne sais de que] nom il faut nommer ce mal, de la frénésie ~m
de la ragc, ou cncorc une forme d'épickmie qui boulenTse lcs
esprits >> [cité in Jean Delumeau, De.r rd(i!/on.r ct dc.r !wmme.r, Des-
ckc de Brouwcr, Paris, 1907, p. CJB - :\; .d.T.l.
La christologic connut une naissance difficilc : toute réponse
philosophique au m:·stérc de la nature du Christ s<.:: révélait ines-
senticlle, ou carrément nocive à la foi cn lcs "béatirucles espé-
rées". D'autrc part, il fallait bien tromTr un licn entre la nature
clu Sam·eur et la nature du salut. Si l'on n'y parvcnait pas avec
la spéculation, on lc trom·erait par une décision, l'action philo-
sophic]ue cédant la place à une action politique. C'était à cela
que denit sen·ir, ct que scn·ir, le Concilc de l\:icee. II décrét;
une nature du Christ ct affirma Cju'clle n'était plus discutable. Il
lc t1r dans les tcrmcs qui parurent lcs plus appropriés pour sou-
hgncr le rapport entre un Rt"demptcur transcendam le temps
comme !e transcende lc Dieu d<.::s théologi<.::ns, et la Rédemption
qu1 permettalt de transcender la condition humaine.
« "\:ous crmons en un seu] Dieu, le Pére tout-puissant, créa-
teur de toutes choses », dit le Svmbol<.:: de ?\:ict·c, réaffirmant
ainsi que le christianismc est un~ re!igion munothéistc. \!ais il
Christologie ct salut 105
,
11
re: « ... et en un seu! Scigncur .Jésus-Christ, lc hls de Dieu,
!li ,lu PL·rc comme Fils uniquc, c'cst-à-dirc n(· de Dieu, Lumiére
!1l'l' \._·lc· !·1
~ • l umiére , nai
' Dieu né du nai Dicu,' cngcndré non pas
<.'
I I l
.l·.
.
consub5tanticl
'
au Pêrc ». Par là, si lc Sn11bolc
.
de ~icée
,, lll\ ~út laisser planer un clout<.:: sur lc monothéisme chrétien (aux
~L li~ dcs juifs et eles philosophes : mais les premiers ne comp-
1 11 ent pas et lcs seconcb dn-aient précisémcnt être mis hors jeu
]W ]c Concile), ii ne laissait planer aucun dou~e, en _1-cv~nc9e,
~ur la di\·inité du Rédempteur. Cest pourquo1ll exphqualt'hls-
roriqucmcnt (et non philmophiquement) lcs termcs de la
R(·clcmption : « ... pour nous lcs hommcs et notre salut, [Il] est
dcsccndu aux enfers et a pris chair, s'est fait homme, a soutien
cr csr ressuscité le troisiêmc jour, est momé aux cicux, d'ou ii
\·ic:ndra juger lcs vivants et lcs morts ». Aux vérités philosophi-
ques, qui a\·aient donné naissance à la comroverse christolo-
2:ique, s'opposcrent eles vérités d'ordrc historicjue. L'historicité
du Christ, aussi bien célestc (celle qui le faisait ''cngcndré par
]c Pérc") que terrestre ("Il <.::st desccndu aux enfers et a pris
chair, etc.") pom-ait constituer une valcur négativc sek)l1 le juge-
ment du pl1ilosophc. Quand cela se produisait, le philosophe
érait condamné par l'É~glise catholique et apostolique, comme le
prénmlit le Symbole de 1\:icéc.
Cclui-ci prévoyait la condamnation de « ceux qui affirme~t ,:
il \' a cu un temps ou II n'existait pas, ct : a\-ant d'ayoir ete
u1~cndré II n'existait pas ». II lcs condamnait non pour la pro-
pc;sition en soi, mais parce qu'ils s'en sen·aient pour démo~trer
que Jésus n'était pas Dicu, puisque !ui faisait défaut cette "eter-
nit(:" qui dét1nissait, pour la théologi<.:: grccquc, l'esscn~c (01m~!,
de Dicu. Lc concept philosuphique traditionnd d"·crermtc
e~primair une altérité absolue par rapport au temps histonque
íau fond, c'était l'"étre" que Parménide anit emcigné à opposer
au ''dcn~nir"). \!ais s'il pouvait sen·ir à fair<.:: de la théolog1e, 1l
ne scn'air ~rc1ére à faire de la sotériologi<.:: : à cctt<.:: tln, ce qu1 etan
ni:ccssairc,c'était un Dieu desc<.::ndu dam l'histoir<.:: pour, préci-
sémcnr. sam·er de l'histoire, en conférant ]"'éternité" (sans t1n et
pourtam a\·<.::c un commcncement) au salut. Ou bien k philo-
sophe s'aclaptait à ccttc "ércrnité", ou bien il s<.:: mettait hors ele
 106 La perspective historico-religieuse
l'f,~glise en insistam sur une norion abstraíre de l"'éternité" qui,
pnur être tdle, ne de\'a it :n,oir ni commencement ni fin .
"\prcs tout, si la chute dam la condirion humaine, ou dans
l'histoire, anit pour origine un é\'énemenr (k péché d'. \dam,
chassé à cause de cela de l' l·:dcn), la rédcmpriun, elle aussi, de\'::tit
a\'oir une dimcnsion historique et, a\'CC la rédemptio~, lc
Rédempteur égalcmcnt de\'ait en an>ir une.
4. ,\ fême si la christologie était née pour remplir une fonc-
tion théologique, son rapport au salut nc pom'ait êtrc ignoré :
c'esr pourquoi l'on tenta de dé,-clo pper, de conccrr a\TC une
christologie hérétique, une sotériologie tout aussi hérétique. Je
dis "hérétique", mais je pourrais dire tout aussi bien spéculative,
intellectuellc, théorique, de toute façon étrangáe au Royaume
des Cicux promis par .J ésus et attendu par la ~hrétienré. i"e fait
est que la chrétienté dcm andait que toute spéculation parte du
Rovaume des Cieux pour arri\Tr à la nanm: du Christ et cnfin
à Dieu, alors que la philosophie Je,·ait nécessaircment procéder
cn sens inverse : Dieu tout d'abord, Príncipe suprême, puis le
Christ qui connalt Dicu comme un fils connair son pére, enfin
ou évenruellement un salur susceptible d'être réduit à l'enseio·ne-
;,
mcnt du Christ. l\[éconnaltre la divinité de Jésus, pour en fain:
un homme en qui non Dicu mais lc Logos se serait incarné,
cela re\·enait à dire: II ne nous a pas sam·és - n'étant pas Dieu,
il ne !e pouvait pas -, mais il nous a enseigné à nous sam-cr. $a
Passion n'a sen'i à ricn, elle a éré un é\~énement qu'on peur
<lttribuer à la méchanccté des hommcs et rien de plus ; cc qui
doit sen·ir, c'est son cnseigncmcnt.
L'inutilité de la Passion, en rant tjue pur én~nement histo-
rique, correspond exacrcment à la dé,·aluarion dcs tl_:!,a, des faits,
par rapport au ~~~0.1, que des siccles de philosophie grecque
a\·aient produite dans la cultun: amit]ue. Par ailleurs, le refus
intdlectuel ou "logique" du " fait " comportait non sculemcm la
d~\'aluarion de la Passion, mais aussi cellc de 1'~\,énement ori-
ginei auquel la Passion du Chrisr aurait du rcmédier : lc péché
d' ,\dam. C'est cc que tirem Pélage ct les pélagiens un siécle
aprés . \rius. Le pélagianismc sourcnait en cffct que Ie péché
l
Christologie et salut 107
,1· \dam a\·ait eu des conséquenccs pour ,\dam lui-mêmc, non
I" >Ur l'humanitt' posréricure ; par consC::qucm, sa ~s péché <l
·tchercr il n\·. avait pas cu de rcdempti o n, donc tl n y a\·:ut pas
I.
L'Ll d'action divine de pardon gratit!am. Lc salut pélagicn est un
~ , tlur t]ui sam·e de l'histoirc ; ct c'esr un salut que l'on obtienr
cn imitam l'cxcmple de J~sus ct en suivant son enseigncment.
[)icu tún·ait p,as c~idans l'hisroire, mais a\'ait indiqué ;1l'hommc
un modele d'acrion. L'homme cst contrainr d 'agir dans l'his-
roire, mais pcur se sam·er cn se réfugi ant dans !'ascese (tlui de
fait csr une inaction, ou un rcnoncemcnr à routc action qui n'est
pas une méditarion). Cc n 'c sr pas pour ricn que Pélage était un
moine, même s 'i] étair un moine apprécié dans le "monde". En
rt:sumé, :\rius aurait n)Ulu un peuple chr~tien composé de phi-
losophes ; Pélagc, lui, l'aurait \'<mlu composé d'ascétes. Spécu-
lation ou bicn méditation : les hérésics finissaient par êtrc telles
non par elles-mêmes, mais parce qu'elles heurtaient une réalité
t]ui faisait du christianisme la religion de l'Empire et non un
s\·sréme philosophique, encore moins une pratique ascérique.
II ne s'agir pas d'une réalité, que nous dirions ''mondaine",
<lpparue au [\" siécle à la suite d'une ordonnance impériale ; il
<agir d'une réalité qui est apparue peu à peu de concert a\·ec le
développemenr d'une organisation ecclésiastique. Or cellc-CI
préci sément, alors même qu 'elle érait encore régio nale, prm·in-
cialc, non encÕre impériale, a\·air en son temps rcjeté ce mélange
de philosophie cr d'ascétisme auquel nous donnons le nom plus
c>u moins comTntionnel de "gnose". Ellc l'avait rejcté en tant
ljue la gnose clle-même rejetait l'organisation ecclésiastiquc
cc>mmc on rejette une réalité '"mondainc" obstruam la \'oie du
salut cxtramondain. ~Tais peut-ctre faut-il préciser cn que! sens
h '~'.r.n(>Se pcut être rctrardée commc un mélangc de philosophic
~
( ' l
cr d'ascétismc.
Plus qu 'une ,·éritable philosophic, la gnose fut, en un certain
scns, l'extrême tribur populairc paYé à la grande philosophie
!!;recc1ue d'époque classiquc: une cspccc de ,·énération de la
philosophie de la part de ccux qui n'étaient pas philosophes er
lJUi perce\·aient les philosophes comme dcs m ages, lcs posses-
scurs dcs secrets de l'uni\-crs (de la co nnaissance, de la .~nôJiJ
108 La perspective historico-religieuse
précisément), donc capables d'indiquer la juste voie du salut.
.\pres tout, Socrate avait affirmé que celui qui "connait" ne peut
pas "pécher" et fait, par conséquent, son salut.
La gnose répartit le bien (salvateur) et !e mal (ce dont ii fallait
se sauver) en un svsteme dualiste (esprirlmatiere, Dieu/ monde)
tiré de la spéculation t,rrecque (dualisme platonicien). Plus que
d'une dérÍ\'ation directe, on pourrait peut-être parler d'une déri-
vation indirecte, par la médiation du dualisme mazdéen, dom
les textes les plus tardifs, ou ii est question d'un monde spirituel
(menok) opposé à un monde matériel (~ele), se ressentem, selon
de nombreux spécialistes, de l'influence platonicienne (monde
des idées opposé au monde de la matiere). La gnose théorisait
un processus de dégradation de Dieu au monde, mais aussi le
processus inverse, qui était d'ailleurs la voie du salut : du monde
à Dieu. Se sauver, c'était suivre la voie de la remontée. Dans
cet ordre d'idées, !c Christ de,,ient l'intermédiaire, l'un des inter-
médiaires (dits "éons") disposés hiérarchiquement entre Dieu et
!e monde. "Eon" est un mot grec (aion) qui veut dire : temps,
période de temps, âge ; il a été tiré de l'usage qu'on en faisait
en astrologie. On !'a empnmté pour désigner les "émanations"
de Dieu agissant dans le "temps", à sa\'Oir celles qui déterminent
le temps, Dieu étant en dehors du temps. En astrologie, il s'agit
du temps déterminé par les astres ; dans la gnose, on distingue
le temps (négatif) du créateur-démiurge (celui du Dieu vétéro-
testamentaire) et le temps (positif) du Christ Sauveur. Dans la
spéculation néoplatonicienne (Plotin), la premiêre émanation de
Dieu est le Logos et la derniêre, le Démiurge ; pour les bo-nosti-
~.. J
qucs, le dernier acre du processus est constimé par l'incarnation
du Logos (sa descente dans le monde créé par le Démiurge)
pour rapprocher l'homme de Dieu.
C'est à ce modele théorique - ici exposé comme un modCle,
justement, sans la prétention d'approfondir une réalité histo-
rigue complcxe sur laquellc on a beaucoup écrit et l'on continue
à écrire beaucoup - que se conforma la pratique gnostigue, qui
fut de type ascétique (autre modele !), en ce sens gu'elle emen-
dait traduire un rejet du monde matéricl en vue du destin ultra-
mondain réscn'é à l'homme capable de vaincre la matiére par
_1
Christologie et salut 109
resprit. Les rcgles de cette ascese étaient dictées par des "mai-
rres" qui "savaient" et "révélaient", de même que le Christ-
Logos, "maítre" prototypi(pe, "savait" et "avait révélé".
5. ).;ous pouvons parlcr d'un christianisme qui devient tout
d'abord''religion", puis "la religion de l'Empire", en s'affirmant
contre des mouYements et tendances de type philosophico-
ascétigue, ou "mystériosophique" comme on dit parfois, parmi
lesquels et par analogie avec lesquels !e christianisme a fait ses
premiers pas. Si la gnose désit,'ne suffisammcnt bien le pôle dont
le christianisme se détacha, saint Irénée, le granel antignostique,
indique tout aussi bien le pôle vers leguei le christianisme
s'orienta. Irénée conçoit "théologiquement" ce que nous avons
appelé "org~rus~tic;n ecclésiastique" par opposition à la gnose.
La définition d'lrénée confere une valeur absolue, méta-histo-
rique, à ce qui pour nous fut une production historique (et pour
les gnostiques une reddition de l"'esprit" à la "matiére") :
l'Église · est conçue de façon unitaire (précisément comme la
youdra, deux siêcles plus tard, Constantin), comme un corps
mystigue dont le Christ est la tête; c'est elle qui abrite et garantir
toutes les vérités auxquelles il faut prêter foi Qes dogmes) ; tout
ce qui est en dehors d'elle est hérésie (Irénée est l'auteur de
l'Adz·enm Haere.res, référence constante de tous les hérésiologues
postérieurs) ; les dogmes de foi inaliénables som: la Trinité, la
création, la chute de l'homme, l'Incarnation et la Rédemption.
Par référence aux deux pôles que nous avons qualifiés par lc
signe "gnose" et par 1e signe "Irénée", nous dirons : au chris-
tianisme naissant !e milieu culturel ambiant proposait l'alterna-
ti,,e sui\'ante : ou bien la foi dans la prédication d'un maitre
(objet: la connaissance, lagnóú.r), ou bien la foi dans la "conven-
tion" d'une classe enseignante (objet: le dogme). Le dogme est ,
une opinion, ~.<:_.0~<::?tpas une connaissance :c'est un choix entre
1
plusieurs opinions, mais un choix non indi,,iduel, un choix fait
nar une assemblée. Le christianisme a emprunté la seconde vo1e.
IYou la réponse aux questions concernant le rapport entre
conciles et christologie, entre conciles et foi, que nous avons "
posees au début de ~e chapitre. La foi réside dans le salut ; le
 1
Christologie et salta 111
110 La perspective historico-religieuse
, !'homme et le salut, la fonction et l'essence du Christ Sau-
salut dépend de la réalité du Christ ; les conciles décretent Q_~ 11011
\ cur, l'F~glise et le Royaume des Cieux. Ainsi seulement, cn les
dogme est aussi "décret", en tant qu'opinion fixée par une
rl:unissant sous le titre de patres, on donnait une orientation
assemblée autorisée) la réalité du Christ, la réalité du salut, la
t( lrmcllement univoque à des auteurs qui aYaient en réalité pro-
façon dom !e Christ nous a sauvés, la façon par laquelle nous
lluit des spéculations nriées. Ils furem appelés "Peres de
naus sauverons.
ri:glise", comme si dans lcur cns~mble ils constituaient un
La vaie des conciles et des dogmes est typiquement romaine.
( :oncile-Sénat idéal (précisément : l'Eglise comme "assemblée"
Et ce n'est pas pour rien que la chrétienté qui voulut rester
de la classe enseignante), avant que le Concile lui-même (cecu-
grecque abolit l'institution conciliaire et, avec elle, la possibilité
ménique) et I'Église (catholique) deviennent des réalités histori-
de produire de nouveaux dogmes de foi (la possibilité d'une
ques. Leur action fut dite "patristique", et !e modele "patris-
évolution historique chrétienne). En substance, la culture
tique" resta en vigueur jusqu'à l'avenement de la "scolastique",
romaine (et non la culture grecque) fournit à l'Église universelle
donc jusqu'à ce que la spéculation reprít son autonomie par
(ou catholique) envisagée par Irénée sem modele d'organisation.
rapport à l'institution conciliaire, fut-ce dans le respect formel
Irénée était grec et écrivit en grec, mais il pensa "politiquement"
comme un Romain et fut actif dans une partie du monde des "décrets" que l'institution promulguait.
completement romanisée, la Gaule. Sa "Réfutation de la fausse
gnose" (communément citée sous le titre Ad1:enus Haereses) fut
traduite en latin et c'est dans cette langue qu'elle fut diffusée et
trouva crédit (]'original en grec a été perdu). Au troisieme livre
de la "Réfutation", l'auteur indiqua même la dimension histo-
rique de son Église méta-historique : il voulut en effet produire
une liste des évêques s'étant succédé à Rome, reconnaissant ainsi
au siege romain la direction temporelle d'une réalité spirituelle.
On pourrait dire encare bien des choses sur la forme romaine
de l'orientati~m conciliaire et dogmatique qui a mené à la consti-
tution de I'Eglise catholique et, précisément, romaine. Nous
ajouterons quelques remarques. A Rome, les sénateurs étaient
appelés patres. Or, durant les premiers conciles !e titre de patres
fut donné aux évêques qui y participaient, tels, dirions-nous, des
"sénateurs" participam à un "sénat". Les décisions conciliaires
étaient appelées, à la grecque, des "dogmes", mais n'oublions
pas que les auteurs grecs qui avaient parlé de choses romaines,
comme Denys d'Halicarnasse, traduisaient précisément par
d~gma le terme latin senatuscomultum, à savoir le décret sénatorial.
Il y a plus : a\TC l'affirmation de l'autorité conciliaire, le titre de
patres fut égalemem accordé aux auteurs qui avaient écrit précé-
demment et dont on estima qu'ils pouvaient être des pierres de
la construction dogmatique ayant pour objets : Dieu et la créa-
l I
I

VI

Religion et science

1. l'ne grande partie de la matiere traitée au chapitre précé-

dent est traditionnellement l'objet d'une discipline, l'histoire du
christianisme, qui, en ce qui concerne la problématique et la
méthodologie, n'a rien à voir avec J'histoire dcs rcligions. Cette
~éparation entre des disciplines que lc profane, habituellement,
réunit et confond, est une réalité de fait, du moins en ltalie, et
cl'ailkurs solidement fondée. Je rcspecte ces fondements et puis
assurer que je n'ai pas temé de les sapcr quand j'ai fourni une
perspective historico-religieuse à des problémes typiques de
l'histoire du cl1ristianisme - la christologie, les concilcs, les
clogmes et les hérésies -, comme si j'a,,ais envahi le dornaine
d\mtrui. D'autre part, si imTasion (intentionnelle) il v avait eu,
111 ms ne pourrions pas non plus la limiter au domaine de l'his-

tlJÍre clu christianisme. Dans ce cas, ellc eut touché aussi le

domaine de la théologie, qui n'a rien à voir avcc la recherche
historique, ainsi que le domainc de la philosophie (précisémcnt :
de l'histoire de la philosophie) en raison des quek1ues allusions
:t la sp('culation gn:cque qu'il m'a paru indispensable de faire.
llcureusemcnt, la mention de l'astrologie ne comporte pas le
~~ >upçon d'intcrfércnce ; en effet, jusqu'à maimenant du moins,
]'l_· ni,·ersité ne reconnalt pas une discipline astrologigue.
:\éanmoins, il y aurait toujours matiére à redire sur la possi-
hilité de s'occuper d'astrologie en tam qu'historien des religiom
(cela m'cst arrin:· en plus d\me occasion). Par cxemple ceei:

l
 114 La perspective his'torico-religieuse
l'astrologie n'est pas une religion, donc l'histoire des religions
nc devralt pas s'cn occuper; é\'Cntucllemcnt, ellc devrait
s'occupcr de l'astrolâtrie, qui n'a ricn à voir a\'eC l'astrologie. On
admettra que l'astrolâtric, le culte des astres, est tout autre chose
que l'astrologie. :\Iais il seta plus difficile d'admettre que l'astro-
logte ne peut pas être considérée commc une religion : en effet
elle est. une pratiq~~ di,,inatoire et, à c c titre, une pratitrue reli~
greusc a .tem~ lcs ettets ; ensuite, on peut dire qu'un comporte-
mem oncm~ par l'horoscope cst typiquement religieux (quasi
c~l~u~l) ; enhn., rl n'est pas dit que ce soit le culte qui doive
dehmr une rehgton. De toute maniete, si l'astrologie n'est pas
une relrg10n., .qu'est-elle clone? .Nous pourrions dire que c'est
une supersnnon, du moins dans les termes de notre culture
dom la religion, le christianisme, n'admet pas les théories e~
pratiques astr?logiques, et les tient précisémem pour eles prati-
ques superstltlcuses. Pour lcs astrologues, au contraíre, c'est une
scrence.
En réalit~, l~astrologie put être une science à l'époque de
Claude Ptolemec 0e fondateur du systéme qui porte son nom),
ou, plus récemmem, à l'époque de Roger Bacon (qui distinguait
entre une astrologie légitime et une astrologie illégitimc), ou
encore, st nous voulons, à la Renaissance : clone toujours à des
epoques ou l'on ne distinguait pas entre science et philosophie.
~[ars aujourd'hui ? Aujourd'hui, au micux, nous rangeons
1astrologte parmr les "scicnces alternatives", c'est-à-dire parmi
celles auxquelles notre culture n'accorde officiellemem aucun
crédit sciemifique. lei, une question se pose : qui donc devrait
s'occuper Jàentij!quement des "sciences alternatives" (parmi les-
quelles on trouve la médccine alternative, dom les fondemems
théoriques som incompatibles avec la conception médicale occi-
de~tale) ?
Eram donné qu'on ne leur reconnaít pas une réalité sciemi-
fique, il ~e reste d'clles que la pure réalité historique. Notre
culture n unltse pas l'astrologie au niveau ou elle urilise l'astro-
nomie, de même qu'ellc n'utilise pas la médecine institutionna-
liséc ( ~cll~ enseignée à l'C niversité et exercée par des médecins
habilnes a la profession) au nÍ\'eau ou elle utilise des pratiques
Religion et science 115
k c2uérison qui lui sont étrangéres ; elle peut et doit traiter !'une
L . . . - .
er k~ ~llltres comme des producttons htstonques et en tatre, par
. des objets d'histoire. Je veux dire: notrc culture n'impose
I,L.
u~ \mais au contraíre interdit) à l'astronome d'étudier !'astro-
], "~te, de même qu'elle n'impose pas (mais au contraíre interdit)
, ; médecin d'étudier des rires de guérison de type chamanique,
11
alors qu'elle impose à l'historien d'étudier la premiére et les
~cconds comme on étudie toute production culturelle. Elle lui
impose de traiter l'astrologie et le "chamanisme'' comme on
rraite, par exemplc, les hérésies, les dogmes, les conciles, la chris-
rologie, dont on a parlé (en historien, non en théologien !) au
chapitrc précédent. Il nous faut maintenant voir comment les
historiens ont répondu à cette obligation.
L'historiographie traditionnelle a opéré en se montrant atten-
tiYe au "fait", c'cst-à-dire à l'événement en diachronie, plutôt
qu'au "produit", c'est-à-dire à la substance culturelle synchroni-
qucment entendue. C'est ainsi que le besoin d'attention à
l'aspcct culturcl a fini par engendrer une historiographie aty- ~
pique, dom fait partie aussi, et même surtout, l'histoire des reli-
gions. Je dis "surtout" peut-être parce que ma perspective est
précisément historico-religieuse, mais il y a quelque chose
d'objectivement vrai : la religion, de fait, a été le premier terme
de comparaison entre les différentes cultures, et a donné nais-
sance au comparatisme amhropologique, ethnologique, sociolo-
gique, etc., à savoir à des disciplines qui ont comblé le vide laissé
par l'historiographie traditionnclle. -~'inconvénient, c' est que des
disciplines comme l'anthropologie, la sociologie, en partie l'eth-
nologie et aussi l'histoire des religions (pour la circonstance
développée sous la forme de la phénoménologie religicuse ou
science des religions) ont généralement pris une direction
ami-historique. Elles ont opéré contrc l'historiographie tradi-
nonnelle au lieu de la compléter. D'ailleurs, certe derniére a
rcfusé leur collaboration, du moins jusqu'à la "nouvelle histoire"
dérivée de la publication eles Anna!eJ d'histoire émnomique et Jociale,
qui suscite de nouvellcs formes d'intérêt parmi la jeune généra-
tion.

116 La perspective historico-religieuse
2. La discipline historico-religieuse cllc-méme est née au
sic·clc dernier comme science et non comme histoire eles reli-
giom : .rrimce oj rd~gions, c'est ainsi que l'a appelée \fax \füller
son fondateur, ou, alternati\Tment, compara/ire Jr!~gion. La pre~
miere dénomination serYait à distinguer la nouvelle discipline, à
peine introduitc à l'université d'Oxford, de l'historiographie tra-
dirionncllc ; la seconde exprimait la modalité de la diffé·rcncia-
ticm : la comparaison de religions différentcs cn \'Ue d'une réalité
outrcpassant les limites tcmporelles et régionales assignées par
l'hisroriographic traditionnelle. Ensuite, on adopta officielle-
ment la dénomination "histoire des rcligions" ; mais elle fut
généralement acceptée comme conventionnellc et nem program--
matique, à savoir sans implications méthodologiques censées
ramener la matiérc traitée dans le cadre de l'historio6rraphie, et
ce à l'cxception de trois orientations : l'oiientation historico-
philologiquc, l'orientation historico-culturelle et le compara-
tisme historique.
::Nous pouvons considérer la premiere orientation comme une
espéce de réappropriation de la matiére religieuse par l'historio-
graphie traditionnelle. Cette réappropriation n'a donné lieu à
aucune production théorique ; sa seule production fut de carac-
tére pratique : la publication de "manuels d'histoire eles reli-
gions" (à commencer par cclui, protorypique, de P.-D. Chan-
tepie de la Saussaye, en 1 H87 -1889), dans l'intention de recueillir
lcs religions de tous les peuples possibles, chacune éranr traitée
par l'hisrorien-philologue de chague peuple (le sinologue pour
la religion chinoise, l'ég\-ptologue pour la rcligion égyptienne,
l'hellénisre pour la rcligion grecque, etc.). Ainsi, chaque spécia-
liste fait l"'hisroire eles religions" de sa compétcnce, restam net-
tement à l'intérieur des limites temporelles et régionales posées,
comme nous disions plus haut, par l'historiographie tradition-
nelle. i\Iais il ne fait pas de l'hisroirc des religions tout court : il
tente de répondre à des qucstiom hisroriographiques et philo-
logilJUCS traditionnelles, il ne tente pas d'apporter une réponse
à la problématique historico-religieuse dériYée de la compa-
raison. L'historien-philologue, même s'il est au courant ele cette
problémariquc, tinir inéYitablemcnt par en appliquer les résultats
Religimz et science 117
,lu~ :i cLwtres) à son propre domainc, mais sans enrichir certe
;,r, ,!Jkmatiquc par de nom·elles mises en perspectiYc, si bien
,,uc 1'h1qo1re des rel!g10ns, comme dJsc1phne autunome, ne
L:.t.l.'.nc rien à de telles entreprises. File nc progresse pas, mais,
c'\ cnrucllement, ré1--,'1·esse.
L'orienrarion historico-culturelle prcnd la forme ele l'cthno-
], >\!i c , quand une discipline ethnologique (germanique) se sépare
!'' 1ur ainsi dire de l'anthropologie (britannique). La séparanon
csr visible dans les objets corresponclants : l'anthropolog1e a
pour objet l'homme, alors que l'erhnologie a pour objet les
culrures, soit l'objet même de l'histoire. La troisiême orientation
clk aussi - celle que son fondatéur, Pettazzoni, a appclée
"cumparatisme hisrorique"- naí't par séparation de l'orientation
anrhropologique, se proposant de réduire route la matiêre reli-
gieusc à l'histoire culturelle. On pourrait clone penser qu'elle est
~lu méme côté que l'orientation historico-culrurelle. En fait, elle
a acquis une physionomie proprc en raison de la position cri-
tique qu'elle a prise envers les deux courants de l'école histo-
rico-culturclle, lc courant la'ique de Francfort et !e courant
catholique de Vienne, qui ont paru incapables de réduire chaque
chose à la raison historiquc, et ce à cause de concessions à
l'''irrationnel'', plus précisément: à cause de concessions, chez
lcs uns, aux "arcbétypes" psychologiques et, chez les autres, au
tldéisme chrétien. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans lc détail de
ces critiques ni d'en discuter le bien-fondé. En tout état de cause,
lc criticisme de l'écolc de Pettazzoni (confortée par des auteurs
comme Ernesto De \Iartino et ~\ngelo Brelich) n'attesterait par
Li que sa tldélité à la raison historique. \Iais il est plus intéressant
de voir comment cette tldélité a su se rraduire sans éluder les
problêmes posés par la comparaison.
Pour réduire chague point à l'essentiel, je dirai ceei : la pro-
hlématic.luc comparatiYe naít de l'attcntion à l'analogique et ins-
titue donc une espéce de 111\-ellement entre les cultures
C<'mparécs ; la probkmatique hisroriquc naít de l'attenticm au
fait incomparablc ct institue donc un processus de détlnition
(non de classitlcarion !) ; le comparatisme historique fonde son
atrcntion sur J'éyentucllc amJi--,-,,llie (ou difformité) relcvée ou
 118 La perspective historico-religieuse
relevable au moyen de la comparaison analogique, et la reçoit
comme "fait incomparable", à sa\'oir comme fait historique. Le
comparatisme historique accepte pn>\"isoircment l'analogie
culturelle, comme oriemation de recherchc ou comme h~'l?-9=­
thcse de tra\'ail, mais s'en sert ensuite non pour expliquer un
fait analogique par un autre, mais bien pour relever, grâce à Iâ
compara1son, la particularité de chague fait, à savoir sa réell~
"historiei té".
3. La fidélité à la raison historique a imposé un renvoi inces-
·.r sam au rapport entre religion et culture. Ceci a conduit l'école
de Pettazzoni à l'acquisition d'une méthode d'analyse dépassam
nécessairement c e qui est spécifiquement religieux. C' est une
méthode permettant d'étudier toute production culturelle à la
tàçon d'une production religieuse, c'est-à-dire en faisam abstrac-
tion de la catégorie (évemuellement non religieuse) dans laquelle
nous sommes habitués à la classer. Nous pourrions dire aussi :
c'est une méthode qui a enseigné à traiter comme religion éga-
lement ce qui n'est pas religion. Ce sera une distorsion, une
exagération, une erreur si l'on veut, mais une erreur qui a ses
avantages.
Quand nous parlons d'une religion - pourvu que ce ne soit
pas la nôtre! -, nous sommes conscients que sa validité n'est
pas absolue, mais relative à ceux qui la pratiquem. Par exemple,
nous ne croyons certainemem pas utile de sacritler à Jupiter, à
Junon ou à Minerve, etc., mais nous nc doutons pas que pour
les anciens Romains ces dieux et d'autres dieux étaicm des
emités réelles avec lesquellcs on devait établir un rapport de
culte. De mêmc, tout produit, élémem ou tàcteur culturel devrait
ou pourrait être traité en rapportam sa validité à la culmre ou
nous le décom"rons. A commencer par les productions, élé-
mems ou facteurs de notre propre culture, qu'en fait nous abso-
lutisons plus ou moins inconsciemmem. Prenons le cas de la
science, que notre sysréme de valeurs distingue de la reli_L,rion,
quand il ne l'oppose pas carrémem à elle. La science égalemem,
comme phénoméne historique, pourrait être analvsée dans une
perspective historico-rcligieuse. --- .
Religion et science 119
jlour commencer, du point de vue historico-religieux on ne
, r, !ir pas une grande différencc entre le s;woir religieux et le
1
, t\ntr scientifique,_étam ~onné que l'un et l'autre ont pour c~bjet \
:. --\<:rité". Quam a la speotlcanon (et donc la distmcnon) d une
\ crité'' religicuse et d'une "vérité" scicmifique, il s'agit d'une
, , )duction culturelle, non d'une réalité namrelle. Cctte distinc-
1
1
11, )n rentre dans l'histoire de notre culture (et non de toutes les
culrures !), ct même dans l'histoire plutôt réceme: à l'époque de
( ;alilée, on pouvait encore être pcrsécuté "religieusemem" pour
;tnJir exprimé des croyances "scientitlques". On dira que le
recours à Galilée cst un licu commun. Mais s'il l'est devenu,
c'cst en ra1son de son caractére emblématique, comme signe de
]a naissance d'un savoir scientifique séparable (sinon incompatible
~nTc) de la pensée religieuse. L'éventuelle compatibilité était, et
est roujours, contlée au jugemem subjectif du théologien ou du
savant, tant et si bien qu'il y eut, et qu'il y a toujours, parmi les
théologiens et les savants, ceux qui estiment compatibles les
\'érités de foi ct les vérités sciemifiques, et ceux qui les estimem
incompatibles. Galilée lui-même, dans sa célebre lcttre à Bene-
detto Castelli (en réalité une "lettre ouverte") affirmait que ce
yui parait rendre discordams foi et science, ce n'est qu'une dif-
férence de langage, et non une double vérité.
Le fait est que la science, ou bien ce que nous appelons
aujourd'hui science, nait d'un détachement de la religion, et que
c'est la cosmologie qui a opéré cet éloignement. La pomme de
discorde fut précisémem la cosmologie copernicienne reprise
par Galilée un sicclc apres Copernic. Celui-ci faisait partie du
clcrgé canonial de la cathédrale de Frauenburg (actuelle From-
hork), une petite ville simée sur la baie de Gdansk. Pour publi~r
son De rez;o/utionibus orbim;z cae!estiw;z (1 543), Copernic dut obtemr
l'imprimatur. 11 l'obtim grâce à un avant-propos du théologien
luthérien Andreas Hosemann (= Osiander), qui préscntait le
l1ne comme une sorte de jeu mathématique sans aucune cor-
respondance dans la réalité objective. En d'autres termes : la
religion rcspectait la logique mathématique, mais refusait la
sctence.
Pour nous cn tenir à l'cxpéricnce historique de la chrétienté,

120 Lo pcrspecti1·e hisrorico-refigicusc
nou~ dmm~ LJUC ri ·:~li~c \-()\;tir- 11< ll1 Zl tort - dan~ certe nou-
YClle ~cience quclquc cho~L· de plm pmche de la .'!JIÚJÍJ que de
cc qm· ks Latim appelaicnr .r<'iu;!ir! ct k~ CrL·cs rpi.i/r:;;;(. Si nous
dn·ions C< >lllparcr llOtJT SCil'l1Cl' ;1 r -11/t Ct :1 la .itÍiii!Ítl, qui
Lksi~n;tienr e~senriclknwnr une c~pntisc f<>urnic p;tr l'l·rudltion,
nou~ !l< JUS dcmamkrions si pour nous k s;tYallt cq simpkmem
un c:-;pL·rt dans un domainL· dunné, ou non pas plutt>t celui qui
op(Tc, dans ch.1L1uc domainc, sclon dL''- principL·s ~é·ntTaux Llu\m
\ncicn aurait dit "~nosric1ucs'', :'t saY<>ir "co~nirifs'· (par L'~cmpk
PLnon, d:tm k Pr~lili~lll<, 2.=i!-l, parle d\nw .:~no.rlikc rJ!i.,kwr~.
4. I .a scicnCL' é·~akmcnr pcur dcYcnlr objct Lk la rL·chcrclw
historico-rcligicusc, ct non pa~ ~L·ukmenr pour ses rappons his-
toriqucs :1\TC la rl'ligiun, mai~ cn raJ~<>n Lk sa propre conforma_-
ti<m. ( )n dira que la scicncc n'eq pas ~lobal1sanre comme une
rL·ligion ; mais c'cst fau~. I .c ~cienrismc du :\!:\ sieck esr une
retenrissanrc c:-;prcssion historiLlUe de certe tendance globali-
sanrc attribuablc à la sciencc commc ~11a reli~ion. Je \TUX parkr
du scicnrismc Llui raméne !c s.l\ oir humain i,\ compris reli~icux)
:1 dt:s luis plwsico-chimicp.1cs et biops\chiqucs, :1\-l'C la prt:ten-
tion de runpbcer h philmophlc aussi bicn CJUC la reli~ion, et ce
cn fourmssant en t·change lJUCk]ue chosL· CJUi apparair bicn plus
jlr<lChL de la gnose :l11tiLjllC. si ron f1it :tbstraction des COntt::DUS
sr"Jl-cifillULS conditJOI1!ll'S par Jcs époqucs rcspectives ct si ron
csr atrcnrif à la f<J!lCti<m culturL·llc inconditionné't (ou condi-
LI<mnéL· p:tr k scui christiani~mc auLluci se confronrercnt lcs
ancicns ~nostiLJUCS ct <,c C< mfn n1tu1t ks scicntistes de nutre
tu11J'SJ. Jc prcndrai !c cts d\m :tUtL·ur c~cmpLurc: l·.rnst l !ein-
rich llacckel \lo3-t-J<JJ<J;.
Hacckcl écri\-it um ''hisroirc naturclk de la créati<m" (.\ a!tlr-
/;dw \ tf,iljJ/III~~·';~r.rd,id,k, 1!-l(J(J),
<Jll 1c fL'Cit bihlll1uc ck la cré·ation
L·sr rL·mplacé par l'c· \-<Jiuti()!111i~nlc, d<Jnr on propose l'cnsci~nc­
mcnr dans ks é·coks ;1la pbcc de Lt Bihk. I :r Dicu;., l'hommc ~
r:'mw ~ Pour llacckel, CC S<Jnt dcs "énJgnws du monde'' or·e/1-
liil.\1/, rirrc d\111 aurre de ses li\·rcs, paru u1 I o00), au~LJLH:lle~ on
pcur toutl·fois apponcr une solution scll'!!tifiquc: cc sont dcs
.,
Rcfigion er scicncc 121
L\.]'lTSSI<>tb d\me mcmc suhst:1ncc, 1\·spnt; or 1\·sprit csr
··cnL·r~Jc".
( ;ràcL· au ~cicmi~mL L'\-,Jluti\lnnisrc. l'opposirion de Lku:-; s\·s-
tL·mc~ ~lob:tlisant~ (t-cli~I<J!1 ct sciL·nc-e) dn-Jcnt co1ncidcncc de
dLLI\ S\Sténws ~lobalisa!H~: philosophic L't scicncc. DL· cc point
Lk \ uc. Lt rclit.':ion ,turait déi:t L'tl' sapt'l par la philosophic. ct la
~c 1 L·ncc Jc·yJ:a!r dcn·nir la philosophic ck norrc tcmps. ( xttc
sCIL'IlCC scran une philosophic l]Ui se dLTcloppc dans trols ditTC-
n< >m: morphol< ·~i c. chimic ct ph\·sic]lll'. Son ohier unic]UC sc·rait
b rL·alitL' \·c·rifiahle sou~ ~cs troi~ a~pccts: la forme, l:t mati(:rc,
la t< >rcc.
'\( •u~ pml\·on~ con~idércr 1e ~cicntismc C< >mmc un produir
ahLTLlllt de la ~ciencc. \!ai~ pourquoi aberram? Certes pas cn
unr ljllC si~ne d\m a~pcct pararcli,L':ieu:-; de la science; t'\-entuel-
kmcnr, parce C]u'ii porte cet aspect, précisément. à ses consé·-
l]UC11CC~ exrrêmes. Par ailleurs. on nc saurait nicr la concurrcncc
c1uc la ~cicncc fait ú la rcli~ion cn prétendant ;1 une obiccti\-ité
ljlll falt c;ans doure défaut au '·san)ir religieu:-;". \!ai~ ~ur quoi
t-cnosc certe objccti\·iré ~i Yanrée :.-
, On a cummcncé par propo~cr deu~ critércs d'obiccti\-ité : un
crirérc logicu-iormcl ct un critére cmpirique. Pour 1e premier,
cq scJcnrit!quc l'cnscmble des é·noncés non contradictoircs l]Ul
put\Tnt êtrc ckduit~ de certaim principcs; en subsrancl'. il s'agit
ele rubjccti\-ité llllt' J10U~ attribuons :lUX nutht·matiljUCS; CC n'est
pa~ une nouYGmté· : la lo~iquc formelle aristotélicicnnne. ellc
.tussi. n'csr que la traduction de la lo~ique mathematiquc cn
u Jnc,:pts. Pour 1e cnté-rc empirique, lcs é·noncé·s logico-formels
.lCLlui(:rcnt um· réal1ré "tuturclk" qu;wd ib apparaisscnt Yérifia-
hks dans lc~ donnt:cs ohscn-lTs dircctemcnt ou au m< J\ en Ll'ins-
rrunwnrs. \Lu~ on a C<>nstaté· cn~uitc qu'a\TC ccs deu~ critéres
<>11 p< •u\-ait arri\Tr "sctcntitlclucmcnt'' à affirmcr 1c fau~; k S\'S-
r,mc pt< JkmLTll, u1 ctfl·t, ré·ponLhit parfancmcnr au~ deu:\ cri-
tnc~ nuis n'cn L·uir pas moins fau:-;. Ln pasqnt. rcleY<>nS ici
.lll~Si J'importal1CL' de ]a cosmolo~ic dans ]c c1drc de rc·dit!cation
lll la ~cJu1cc mmlnnc \parcilk ,1 cclle ljU.clk rn êt cLtm l'é·dit!-
c.tti< >!1 d'un l]Ucic< mquc S\sténw reli~icux).
p, >ur rcmé·dicr :\ la ~nuarion, on a alors ajouté· un troJsiémc
122 La perspectit'e historico-religieuse
critcre: la \·~t!idiré relarin~ (non plus ~thsoluc: adieu objecti\·iré ').
( ~ràcc ~~ cc rroisiémc cri tere, !e s\stéme prc >léméen dn·ienr récu-
pérable: bien qu'ohjecti\cment crroné', ii reste \·alide cLms !e
hut d\me descriprion et d'une normalisarion des momcments
des asrres pris en comickration. C'est ~linsi c1ue l'on passe au
"comcntionnalismc", C]Ui mct de cc'Jté la pré:tcntion d'unc objcc-
ti\·iré ~~ oppmcr au "sanm rcligieu;,;" et qui étahlit LI différcncc
a\TC n'importc queiJe religion dans lcs tcrmes sui\·ants: tjuand
II s'agn de sciencc il n'csr pas t]ucstion de "\·érité" ou de "faus-
seté" (comme lorsqu'on traite de religion), ii est Cjuesrion de
··\·alidité"-"urilité" d \me quelconque réduction eles phénoménes
~~ des modC::Ics \·isant ~~ fixer un ordrc entre eux et ,i permettre
lcur prévision.
.\!ais ül faut rclcver que la conception "com·cntionnalistc" de
la scicnce n'est opératoirc qu'au nivcau spéculatif ct que l'opi-
nion commune rejcttc ncttcmenr lc rclati\·isme et l\ttilitarisme
qui la fondcnt ct la souticnnent : en cffet, comment mettre en
doure que la recherchc scientitlquc soit rccherchc de "\·érité·"?
D'autrc part, mcme une science rapportée ú l'urile au plus haut
dcgré (je \cux dire : non seulement pour lcs modeles théoriques
dont on \·icnt de parlcr, mais aussi pour lcs applicariom prati-
ljues) ne ccsserait pas pour autant de concurrcncer la rehgion ;
cn effct, aucun praric]L!ant ne cl!ra que la religion est inutilc,
mêmc abstraction faite du béndice extramondain Cju'elle est
ccnsée apporter. En t~lit, !c pratiquant défendra, plus c1ue la
\·érité des contenus métaph\·siques de sa religion, son utilité
pour améliorer la qualité de la \·ie, tant sociale Cju'individuclle.
~ous ferons une dcrnicTc remarque, concernant certe fois !c
"comcntlonnalisme" scientitlc\uc dans sa réalité et non dans ses
possiblcs mésintcrprérations .. \ son sujet, on pourrai r di r e que
lcs énoncés scicntifiques sont pour lui, de fait, des allégorics. Si
rem songc ~~ l'interprération alkgoriquc de ranr de données reli-
gieuscs, due à l'intcnrion de les ramencr ú la raison (logic]ue et
non hisroric]UC 1), on dira ljlll' l'allégoric constitue un ponr entre
!c "sanJir scienritlque" cr !c '·sanJir religicux". De façon plus
malicicusc (ou plus pénérranre · !c lccteur ljui se rappc·lle cc
c1ue nous anms dit au suier de la fonction des Concilcs dans
Religion et sc1ence 123
i\·ditlcation du christi~misme, pourrait trou\-cr preClsémenr un
, >11t dans !c fait qu'i] \. a .. ccm\cntion" dans .. con\cntl<mna-
11
:1smc". "Con\cnrion'' csr quasimenr sn1ommc de "concilc";
, !I e l'cst cbns lcs rermes la rins d'originc (<mn·cii/f(), m11cililfm) ct
clle rcst quand ()[1 parle d\me .. com·ention" au scns de .. réu-
illOrl ' comrrcs''. ,\ussi hicn CSt-iJJicite de rétléchir Sllr Ja fonction
,~
,lcs .. congrés" scicntirlqucs, qui, aprcs une discussion appro-
pnée, établissent cerraincs '\,érités majuriraircs" comparables
.tu\: .. \·érités majoritaires" sorties des Concilcs ecclésiasticJUCS.
S. Toutc croyancc, en résumé, équi\·aut ,1 exprimer un juge-
mcnt de \·ériré/ fausscté, pour cnsuitc se comporter de façon
conforme au jugemcnt lui-mêmc. En déri\·c une vérité, jamais
:~bsoluc, qui se rapporte roujours au jugement. On a l'illusion
d'unc objccti\'ité (et donc d'unc '·absoluiré") quand c'est toutc
une culmre qui exprime lc jugcment cn question. Essayons de
rapporter ~~ notre culrurc la '\·érité" qui, pour être telle, devrait
repondre ,1 deux critcres (roujours sclon notre culrure) : l'objec-
m·iré et l'adhérence ú la réalité. ·
~ous a\·ons dcs \·érités lugiques d'ordre mathématique : elles
sont objectiYes, mais irréellcs (ni lcs nombres ni lcs formes géo-
métriques pures ne pcuvcnr être rangés parmi lcs realia). 0-.:ous
:t\ ons des \·érirés philmophiques, mais cllcs sunt considérées
commc des opinions, donc commc dcs réalités subjectives.
"'>us a\·ons dcs \·érités scientifiques ljLÚ sont: soit de type .. pto-
kmécn", donc objecti\·cs pour ce qui concerne la logique mathé-
nunctue, mais irréellc~ (com me les Yérités mathématiques) ; soit
de npe "scientiste", qui sont subjecti\TS comme les \'érités phi-
], >~ophiques (au poinr que !e scientisme prétcnd remplaccr la /
J'h ilosophie) ; soit de n·pe .. conYentionnalistc", mais alors
l'()bjccti\·ité ne \·a pas au-delú de l'utilité dcs énoncés. Somme
1< >ure. nous pourrions dire que dans notrc culture on n'attribue
'dnecti\·iré et adhércncc à la réalité c1u\wx \·érités d'ordrc histo-
~"llJLW. C'csr si nai qu'il ne reste au scicntismc, c:-;:plicitc ou impli-
' Jtc- dans l'attitude de l'arisrocratic scicnrit1c]UC, Lju\mc sculc
i'' >'>sihlliré d'échapper au subjccti\·isme philusophiquc: s\mur- -
r,-r t( >rmellcment ~~ l'hisroirc cn exprimam ses proprcs énoncés
124 La perspecti\'e historico-religieuse l Religion ct science 125

, ·. urrcs culrures qu'cllc n'cst pas pan-enue à réduire dans les

comme des \'énté·~ d'ordre l1i~torique. En cc qui concerne le 1 1
, rn c, de la \-érité au sens occidcntal; elle a de fait opéré ana-
scicnrisme explicite, c\~st préci~ément cc qu'a fait }laeckel guand 1 1
i• lc'.lljUClllent en utilisant pour d'autrcs culturcs l'opposition occi-
ii a cxprimé ses Yérités sous la forme d'unc "histoirc de la créa-
' kn r:tk entre '·yérité historil]Uc" et "croyancc religieuse". C e
tion" (Sdliipjillz~-~!!_e.libirbtc). \!ais c'est cc guc font implirilnmnt tous
tJJS:tnr. l·llc a opéré une comparaison mconscientc, acritil]Ue,
lcs scienrifiLJUCS quand ils cherchent à dt:crire la réaliré objective
m:tis a crU: l"espacc pour une comparai~on crinque, consciente :
au mmcn ele mocklcs historico,(Tolutifs ("événements'' cosmo-
rhi,ru 1rc comparée des religiom comme hisroire comparée eles
logigm·s, géologiques, astrophvsiqucs, biologiques, crc.) ; ou
cn l\·ances, ;1 laquelle un espace autonomc a été accordé sur la
bien quand, clam la technique cxpérimentale, ils clécrivent la
bas~· du principe que la \-érité historiquc est incomparabk. alors
réalit(: objecti\T en décrivant l'cxpérience même de sem elérou-
que ks croyances religieuses ~ont comparables. L'histoire des
lement "hisroricluc". I ,c phénoméne est compris et cxpliqué par
rclil!:ions a ckbuté en di~tinguant bten clanement son objet de
une succe~sion d'actiom. ct c'c~t précisémem ct uniguement
rccl1ercbc, en se tenant rigourcusemcnt dans lcs limites assi-
certe sé·quence qui deYicnt ce qui cst scientifiquement nai.
gnécs par l'historiographie rraditionnelle. 1\lais Yoici maintenant
Dans notre culture, par conséc1uent, le \Tai par exccllencc, lc
c ue la rechercbe historico-religicme déborde cet espace étroit :
nai paraeligmatique pour l'objectivité et l'adhérence à la réalite, 1
clle ]c fair cn incluam la Yérité historique lui-même (concept de
c'est la vérité hisrorique. 1\:otrc religion chrérienne clle-même
base ele l'historiographie) parmi les príncipes méta-historiques à
est naie parcc que le Christ cst cru hi~toriquemcm vrai. La
comparer en tant qu'ils som "religieux" (sans réscrves pour l'his-
particularité de la Yérité historique, tel qu'ellc caractérise notre
toriographie traditionnelle, mais entre guillemets pour nous),
culturc, ressort de la comparaison avec les "\·érités" d'autres
c 'est-à-dire opératoire~ cúJmm .r 'i/.r étaienl nlz~irH'\·. Je fais all~1sion
cultures. Cettc comparaison doit être l'objet ~pécifique de la
aux principes méta-historiques du type ele cclui que Jes Egyp-
recherche hisrorico-religieuse, ne scrait-cc qu'à cau~e clu refus
ricns ont désigné par le mot maat, l'Inde Yéeliquc par le mot rta,
de l'historiographie traditionnellc de rapporter la vérité histo-
lcs Iranicns par le mot a.d}{/. De ces principes, nous parlcrons
riquc à notre culture, en 1e mettant, en matiére de jugement, sur
le même plan c1ue les ''vérités" d'autres cultures. Je ne Yeux pas plus en dérail au chapitre suiYant.
dire qu'une "vérité" en yaut une autre ; notre '\-é·rité'' (histo-
6. A titre d'illustration de la ya]eur méta-historique. et même
riquc) est inalié~nablc, ou bien c'est à toute nutre culturc que
carré·ment rcligieuse (sam résen·es ct sans guillemets), que notre
nous elenions rcnoncer (ainsi qu'à nous poscr les probkmes
culture attrib~e à la ,-érité historiquc, je soumets au lectcur cet
que nous nous posons, lcsquels sont d'orelre rigoureusement
historiquc). Je ,-cux dire cn fait: si l'historiographie occiclentale exrratt :
rcnonçait à appl!quer notre critére de ,-érité à dcs cultures dif- « Ix~ affirmatiom rcligicuses du christianismc som bicn des
ferentes de la nótre, clle nc considérerait pas certaines autres asscrrions ps\·chiqucs !et ~lcnaient lc dncnir de plus en plus ,chez
"\·érités'' comme de~ crm·ances reLigieuses uniquemcnt parce tout chréticn), nuis se fondcnt sur l'affirmation rchg~euse de I cxls-
qu'elles sont ''naies" de façon différcnte de la Yérité historiquc; tencc histuricn-ph\·silJUC cffcctiYc du C:hrist et sur celk du temoJ-
cc qui signifie qu'clle ne s'aelresscrait pas à l'historicn des reli- gnage /;i.r!Dri!jltOIJtlil n11 ck sa resurnctinn d'cntrc lcs mort~. car sans
cllc '\ide [cst] aussi \·otrc foi"!) Co 10,14:. Ll ,-it: du Chnst, par
gJOns.
comélJUCnt, de conccrt a\cc sa rt·~tlité Yalidc ct archér;pique, cst
L'historiographie traditionnclle - ct par lá nous sommes
aussi ct a\'ant tout une ré·alittc hisrorique. l xs réú·lations contenues
pa~sés des scicnces plwsiques naturclles aux sciences histori-
lLms L\ncicn et dans le 0:uu\T<H1 Tcstamcnt sont ,1 la disposition
ques - a reçu commc des crm,,mces religKuscs lcs vérirés
 126 La perspecti1·e historico-religieuse
de la rcchncbc p~1 chologicjUC . .\Lus ii nc t:wr pas ouhlicr leu r
ClLlcrerl· pre1111cr de \·cri te~ hJq, JriljllCS. ,,
C c passagc figure au:-.: pages 1-J.(J ct 1-J.- de 1\imltrapia c reli-
_'!,iolle. Pm/Jic!!!i de/la /J'Holo:;ia 1M pmjo11do I' dcl!'e.IJHrimzt~ j!Jitdlldi!ir!l
(Turin, ]l)(Jí-j; trad. italienne d'un IJU\Tage r~lru en ]l)(J( 1). Son
auteur esr Joseph Rudin, rhéologien catholique et de surcroit
"ps\·chologisre", c'est<i.-dire conditionné par un renoncement
programmatique ~~ l'histoire en fan:ur de la psvchologie. C'esr
en outrc un psychothérapeute, comme l'inclicjue le ritre de son
li\-re. :\ous pou\·ons prendre J. Rudin comme comrepartie d'un
Haeckcl: le scientisme du crmam opposé au scientisme du
mécréant. \!ais ii s'agit toujours de scientisme, ~~ san)ir d\me
ar~-,rumentation scientifi.que (certe fois, la science c'est la psycho-
logie normalc et pathologicjue) dans un but religieu:-.:. Or, nous
constatons que malgré tout (théologie, psvcbologie, psychothé-
rapie), l'ancrage dans l'histoire, dans la ''\·érité bistoricjuc", est
décisif, tout comme parait le prétendre la culture occidentale.
Rudin réduit la foi chrétienne dans ses jusres termes de salut
futur; non fui en l'e:-.:istence de Dieu, mais en l'existence d'un
Dieu qui nous sam-era ; en résumé, il parle de la foi en la résur-
recrion. :\fais pour rendre crédiblc tout cela, il ne peut que lc
soumettre au npic1ue crirére de \·érité de notre culture, la réalité
théologique ou psychologic1ue se rctrom·anr subordonnée ~i. la
réalité d'ordre historique : cela est nai parce que lc Christ a
naimem \·écu et a naimem agi dans l'histoire.
Le line de Rudin, ou plutôt la thése conte:-.:tudle du passage
cité, se penche sur la psychothérapie comme sur le ''soin des
:!mes" (den>ir institutionnel de l'auteur, c1ui est un prêtre), puis
sur la sanré psychique comme sur le "salut" (chrétien). II suir
l'é,·olurion de la ps\chothérapie, depuis heud (ps\chanahsc)
juscju\1 Jung (psYchologic eles profondcurs). \fais c'cst surtour
lc magisrére de Jung c1ui inspire !c linc de Rudin, car a\eC Jung
« il ne s'agit pas de ps\chopathologie, mais d'une psychologie
générale », cornmc l'affirme Jung lui-même dans lc line de
_lolande Jacobr, La p.qd.;(J/r<~ie de C C. Jm~:; [trad. fr.: Lditions du
\font-Blanc, nom-cllc éd. ren1e er augmemée, CenéYe, I <J(J..J.
l
Religion et sCience 127
"..d.T.]. Ce qui re\·ienr ~~ dire: an'C lui, on tcnd \·ers un
., 1 , 1,!11l' unitaire comprenanr ps1chologie normale ct ps\cho-
, >c',IL' rutholo,l!:iljlle; C0!11!11e Si :!Ctuelkn1l'l1t 110US l'tiO!lS tOUS
"· 1]. 1ckspqchiquement, mais gué·rissahlcs. Dans !e linc de
]Ll''hi cite' plus haur,Jungdir [pp. lC>-1~ de l'éd. citée-:\.d.T.]:
,, k su1s con1 ;uncu ljUC l'c..:ploration de l':'iml' cst la scicncc lk
]' 11 -cnJr. 1.. 1 ps\-cholol!_JC c;t cncorc :w ckhut de son dC:·1cloppemcnr.
1 !!c l'St l·n qul·k1ue sortl· la plus jcunc de:; scienccs narurcllcs, mais
cclk donr nous ;!\ ons !c plus IK~oin. li dc1·icnt cn cffct toujour:;
plus c\ icknt llllc ni la faminc, ni lcs St'ismcs, ni lcs rnicrohcs, ni !c
~-: 1 nccr nl· constituem !c plus grand péril pour l'hommc, mais ljUC
,.·l·q l'bommc lui-ml:·mc. l.t pourc]UUI: P:trcc yu'il n\ a pas de
j•n>tl-ction suffis:mtl' contrc lc:; c::pidemies ps1chiquc:::;, infinimcnt
j•lus dc\·a-;rarrices qe~c les pires catastrophes de la nature. II taudrait
donc que les connaissances ps1·chologiques se propagent à td point
que ll'~ hornmes puissent n>ir d'uú vient la plus grande menacc. »
ICe passage cst cn f:1it une citation d\m line de .Jung, L'/Jr;!JJI!Jf ,i
d(,r,;m·Jk de.\()!! â!lle, Ccnt·1e, 1944, p. 4().2- '\.d.T.J.
()o dirait c1ue la psychologie jungicnne est une espéce de
rclil';ion de ~alut en concurrence a\TC le chrisrianisme. C'est pré-
cisément certe concurrence c1ui, dans le cas qui nous occupe, a
concluir Rudin à chercher un poim de rencontre entre soin des
:u11c~ et ps\chothérapie, ct ce en acceptant lc systcrne jungien
dans ks rcrmes suiYants : l'homme cst psychiqucment malade
ll1 raison de la "chute"; !e C:hrist l'a racheté du péché originei
cn Iui donnam la possibilité de guérir; Jung aide :1 guérir. Rudin
e<Jmmunicjue tout cela :I Jung et cclui-ci lui répond dans um:
lntrc du _)(I anil 19(J() ljLli est citée à la p. 14 de PJirolerapia e
Sur le fond, Jung parait être :i son aise dans la formu~e
':thatrice de Rudin, même s'il gardc une résetTc bien compre-
:1Lnsibk: <<:\os points de ckpart différents, nos clientélcs dif-
'crlntcs, présupposent une diYersité extéricurc de nos objec-
lt
 VII

Des vérités cosmiques

1. ::\ous aHm~ attribué à la cosmologie la fonction hi ~ toriquc

d'op ércr dans notre culrurc un éloig nement du "saYoir scienti-
ttljut'" par rapport au ''saYoir rcligieu :-; ". \bis nous avons aussi
rck\·é (]UC, toujours Jans notrc cu lrure, l'un ct l'aurrc savoir,
pour trom·er crédibibté, ont du cn quclquc sorte s'accrocher à
la '\·érité hi storiquc" (qu'il s'agisse J'histoirc sai me ou d'hisroire
n;lturellc). P ar réciprocité, nous d enions fo urnir une dimcnsion
cnsn1ologiquc (~g:tlemenr à la '\·ériré hi storiquc '' : or, ceei cs t .
faisa ble du point de ,·ue hi srorico-religicm. La perspecti ve hi s-
ruri co -religieuse permct cn cffct de nom rcpréscmer un modele
d' h1 storiographie cosmicisamc ; pui s cllc permct d'utiliser le
mockk mé.mc dans la définition de notrc culturc, soit grâce à
c-e~ propres 1Ignes de d(:yeJoppcment, soit par comparaison de (C

tH Jt1T "y(·ri ré h is toriquc", dc,·enuc " ,·éri tt: cosm ique '', aYec les

'·n:· rirés cosmiqu es'' d'autrc-, cu!tures.

11 Y a p lus ic urs an néc s, j'ai eu l'occas ion d e donn er une form e
:tu mockk cn (jUcsrion, qu i, par souci d't::-.: h:w sti\·iré , uni ssai r :·\
l'h i,roire la géographi<.:, dont J'hi sto ri o):!:raphie ne pcur f:o~ire ab s·
rracrion, ni rh~oriqucmcnt ni prmiqucmcnc. Jc !'ai fai r dans un
;Jniclc intiru lé "La cosmologia Jell'Occidenrc", paru clan~ la
rc n .1<.: f>mi!HII'o (l, 4, déc<.:mbr<.: 191-\3, pp. 1-\6-9:1). L' arr ie \e
C< >mnwnça it ainsi :

« Hi :;rnirc cr gé·ographic n L· funt pas partic ck' di sCJpli nt:~ qui,

' qus l::t ddlnirion gluhak cl '"art~ li hL:rau:-:" , onr C<H1 sriruc pend am
130 La perspective historico-religieuse
si longtemps l'emeignement non professionncl ele l't:cole occiden-
tale. La notion el'''arts libéraux" se forma à l'épocp.1e romaine pour
détinir !e sa,·oir étranger à la ,·ie pratique, par opposition aux tech-
niques apprises à des fins utilitaires. La répartition eles "arts libé-
raux" dans les deux groupes du trititwl (grammaire, clialectique et
rhétoric1ue) et elu quadrilium ((arithmétique, géométrie, music1uc et
astronomie), remonte au rhéteur ~Iartianus Capella siécle). Au
moven d'une corrélation institutionnellc entre les dcux groupes, il
entendait "faire s'épouser" ;.Iercure et la Philologie, c'est-à-dire les
abstractions de type mathématique et les abstractions de tvpe lin-
guistico-littéraire. La musique était rangée parmi les abstractions
mathématiques, dans la mesure ou clle était considérée à la façon
de Pvthagore. Il est importam de rclever ici l'absence de l'histoire
et de la géographie. Ces deux disciplines, en effet, ne pouvaient
pas être considérées nem plus comme des techniques, ou "arts
mécaniques", à la différence d'autres "arts" qui n'appartenaient pas
alors aux enseignements libéraux et qui sont aujourd'hui des
matiéres de cours scolaires. Histoire et géographie renvoient clone
à une carence classitlcatoire que nous faisons devenir un problt:me
en proposant deux solutions : restrictive !'une, extensive l'autre. La
solurion restrictive nous renvoie à ;.Ianianus Capella : à son nivcau,
l'histoire était présente sous la forme d'un produit littéraire, ct donc
pour ce par quoi elle iméressait la rhétorique ; la géographie était
préscnte sous la fórme de la géométrie (mesure de la Tcrre) et sous
la forme de l'astronomie (reconnaissance des latitudes rapportées
aux astres, climat, orientation, etc.). La solution extensive concerne
tome la culture occidentale : histoire et géographie sont irréducti-
bles à deux branches du savoir universitaire, en tant qu'elles sont
fondamentalement deux façons de cosmiciser !e temps et !'espace,
et capables, par leur particularité, ele qualitler toute notre culture. »
Précisémem pour souligner cette particularité, nous parlerons
de certains príncipes cosmiques d'autres cultures, d'autres
'\·érités cosmiques" qui, dans des cultures différemes de la
nôtre, remplissem la fonction cosmicisame que rcmplit pour
nous la "vérité historiquc". 1'\ous parlerons de la notion \"édique
de r/a ainsi que de la notion mazdéenne de aJha (déri,·é de arta),
proche de la notion \"édique sur le plan étvmologiqm: et aussi,
I
...L__
Des vérités cosmiques 131
, ,
1
partie, sur !e plan sémamique. Nous ferons également allu-
.1, 111 ;Í la notion égyptienne de mcwt.
2. Si nous faisons abstraction des réalités historiques spéci-
,·1qucs (qui som cependant lcs seules sur lesquelles nous clispo-
,, 1ns d'une documentation) de la religion védique en Incle et du
111 azdéisme en Iran, nous pouvons concevoir une culture indo-
1ranienne fondée sur l'opposition de rta-as!Ja à ce qui était appelé
)m!J en Inde et dmj en Iran. L'opposition est vaguemem intel-
li"ible dans les termes d'une réalité signit!ée par l'opposition. de
~ .
deux champs d'action: l'un, cclui indiqué par rta-as!Ja, expnme
]'action correcte ou positive, en accord avec l'ordre cosmique,
fournie de "vérité", de "bonté", etc.; l'autre, celui indiqué par
dmh-druj, exprime l'action incorrecte ou négative, chaotique,
mensongére, mauvaise, etc. Nous pourrions ajouter, mais tou-
jours en restam dans le vague : la structure 11a-asha/ druh-dm;
déterminait le comportement social et individuei. Le tlou,
l'imprécision que nous devons acccpter en parlam de ces
notions indo-iraniennes, riem au fait que les mots qui les expri-
mem som intraduisiblcs.
La possibilité de traduire rta-a.fha par "ordre cosmique" dans
certains contextes et par "vérité" dans d'autres contextes, nous
conduirait à conclure qu'il s'agit d'un ordre cosmique fondé sur
la \'érité ; ou que la vérité, certe vérité-là, doit être tirée de l'ordre
cosmique ; ou encore que la notion indo-iranicnne correspond
;l notre notion de réalité, dans la mesure ou le "réel" est cos-
mologiquemem !e monde, la nature, etc., et ou on le pose
comme objcctivemem vrai (par opposition à l'imaginaire) . .\[ais,
de quclque façon que je traduise, je ne fais rien d'autre que
prêter des concepts occidemaux à une autre culture, la culture
:ndo-iranienne. Or nous n'avons pas de celle-ci une connais-
,ancc directe, mais une connaissance conjecturalc, selon nos
categories, à partir de deux culrures historiquemem distincrcs,
i'indienne et l'iranicnne. En nous tenam dans les limites d'une
rnéthodologie correcte, nous pouvons dire tout au plus : que]
lju'il fCn, t1a-a.dJa remplissait la fonction cosmicisame que rcmplit
dans notrc culture la '\·érité historique". Cette position, déjà
132 La perspectÍl'e historic·o-religieuse
imprudente mêmc si clk scmblc prudente, pcur ê·trc utilisée
cumme h\·porhé·se de tLlYail i! dcs fins de comparaison histo-
rico-rcli,l!icusc ou. si l'on pr(·ftTc. hisrorico-culturelle. Jc Yeux
dirc : en n1e d'une comparaison Cjui n 'egalise pas, cn aplatissant
toutes choses, mais qui caractérise, distingue, rele\·e les diffe-
rcnces fondamcntalcs entre lcs objcts compares (et rendus
comparablcs par une hypothé·tique analogie fonctionndle).
Quant :1la différcnciation, clk doit ê·rrc farte par référcnce exclu-
sive à l"'historique", et non à la "yérite'' qui assimile er ne
diffé:rcncic pas. Le probkme posé selem la méthodc historico-
religieuse concerne l'adaptabiliré ou l'inadaptabilite de la notion
indo-iranienne à certe ,-aleur qui est appelée hisroirc dans le
systéme occidcntal. Fn d'aurrcs ten11es : qucl rapport y a-t-il
entre r!a-a.rba et l'histoire ~
Pour rendre significatif le problémc du rapport entre r!a-a.rba
et histoire (cr donc si,L;nificatin: également la solution éven-
tuelle), ii est nécessaire d'acceptcr un relativisme méthodique.
En prcmier li eu, nous den>ns rclativiser la notion de "verité
historic1ue", en la reconnaissant ,-alablc pour notre culture, mais
non néccssaJrcmcnt pour toute autre culrure, c'cst-à-dire en
admcttant qu'il pourrair \' aYoir de~ svstemcs de ,-aleurs ou ce
qui est historiyue n'cst pas pour autant nai. Ensuite, nous
deYom également rapporter à notre culture la catégorie du "reli-
gieux", ce yui pcrmet de ne pas attribuer a pn-OJi de la rcligiosité
à l'indo~iran1cn r!a-a.rha, pour ensuitc opposer, au lieu de
comparcr, cettc notion à la "vérite historique", de même que
l'on oppose (et ne compare pas) le sacré· au profane, ou la vérité
de foi à la ,-érité hisroriquc.
En cc qui concerne la sccondc rdatiYisarion, jc rappelkrai !e
cas de mha, adopte comme termc rcligieux cn depit du falt que
eles 1Ki3 (dans ses ~-lJ'fJia S!udlm) k linguiste ali emanei Hcinrich
Hübschmann l'a\':lÍt traduit par "ordrc cosmique" (ffel!urdmo~'!.).
D'autrc part, attribuer un sens rcligicu:-:: :i a.r!}(l C'tair pleinemcnt
justifie par le fait que le mot aYait été~ rrouyé non dans un rexre
profane, mais dans L irt.rla, le lin-c saint du mazcléisme, ct l]u'il
den1it donc e:-::primcr un cunccpt ou une ,-alcur :1 intcrprétcr en
fonction de cerre rclig10n. L'incom·éniL'nt., c'cst lJUC certe inrer-
Des \'érités cosnuques 133
•1rion n'a pas l-te contenue à l'intéTicur du S\sré·mc de \-alcurs
, , " nuus dinons :n·cstilJUC ou iranicn ancicn, en C'tcndant son
, 1urnp d'action. ou é·n:nruelkmenr cncore indo-iranien, en \'crtu
,k 1.1 c< Jmparabiliré a\'cc 1c \-édiyue 11a. . \u contraíre- au nom
1,1l n súr d\mc unÍYcrsalité religieuse, la "religiosité" yui denair
rlunir ks hommL'S de toutes les culrures et de toutes lcs épo-
,1ucs -, on n'a pas hésité· ;i adopter eles critéres herméncutiques
<·unditiunnés par lc chrisriamsme, et precisemcnt par une ccr~
r; 1im: problématique typicjucmcnt chrétienne que, pour fairc
hrcf, nous ré,duirons à la question : suffit-il d'être "furmelle-
mcnr" chréticn pour faire son salut ? ou bien est~il surtout
néccssaire d'avoir la "foi" ? Cc qui a donné na1ssance au sieck
llcrnier à une stérile polemique entre ceux qui interprétaient a.rba
- commc \Trtu formelle, rigueur liturgique, instrumcnt sacrificiel,
er ceux qui l'cntendaient commc piéré, sainteté, foi. La stérilité
ct ~urtout la futilné de la polémique ont conduit ensuite lcs
iranisants à faire marche arriére, c'est-á-dire à éliminer de l'inter-
I'·; rrc'tation de a.dwlc surplus déri,-é d'une oriemation tbéologique,
ct à réduire cluque chose à un concept élémentaire et, comme
rei, apparemment neurre : la "pureté'', que le terme a.r!w aurait
polariséc dans une dialcctique "primiti,-e" et nem néccssaire-
mcm chrétiennc entre pur ct impur. Cérait faire marche arrierc
rarce que AH. Anquetii-Duperron (1723~ 1806), le découncur
cr lc traducteur de plusieurs parties de L-itc.rta, avait précisément
proposé d'idenri t]er a.dw à la purcré. Cettc imcrprétation fut
cnsuite consolidée par Eugéne Burnouf (180 1-1852), fondatcur
de l'etude "scientifique" de I'Arc.rla ct 1\m des peres fondareurs
de la "scicncc de~ rcligiuns". IJ est à peinc nécessairc de souli-
L:ncr que même la '·pureré" en question, bicn que nem exclusi-
\~cment chréricnne, est un concepr que nous summcs de toute
f;~çc J!1 habirués à ranger parmi lcs conccpts rcligieux, et cc: non
p( Jur caractériser hisroriquemem eles religiom particulieres sur
la base de leurs représentariom rcspectiYes du pur/impur. mais
p:uttlt dans l'idiT de rL·monter ps\chologi(]Uement à une rcligio-
Sité lmmaine uni1·erselle.
 134 La perspective historico- religieuse
3. Rendre intelligíble la di\usité culturelle de peuplcs éloi-
gnés de nous dans lc temps er/ou dans !'espace, signific assÜ~
rément établir un rapporr entre leurs ct nos systémes de valcurs:
ou, d'un autre point de nte, enrre lcurs et nos abstrac tions caté-
gorielles. \[ais cela nc signific pas traduirc dans nos tcrm es }~
terminologic d'autrui , cumme s'il s'agissait simplemcnt d'une
question de Lmgue (d'ailleurs, les premiers indi anistes et irani-
sants étaient précisément des linguistes) . Et si je dis "simple-
mem", c'est urriquement en relation avec l'ímelligibilité donr je
parle, car la traduction d'une langue à l'autre (y compris même
à l'imérieur de notre culture occiden tale) est elle auss i rien mo ins
que simple et soule:re des prob.lémes non né?ligeables, co~rp·e____\ \
le savent b1en les speCJalisres. Pour en reverur a notre probleme : ~
il consiste, redisons-lc, à fixer un rapport entre l'indo-iranien
rta-aJtia et l'histoirc, à partir de la fonction que l'un et l'autre ont
en commun, tout en l'exprimant divcrsement : en vue de l'édi-
fication d'un univers (culturel), ou de la cosmicisation du monde
(narurel). A.u sujet de la fonction cosmicisame de rta-a.rha, nous
dirons que personne ne l'a jamais mise en doure ; quam à la
fonction cosmicisantc de l'histoire, nous la tirons de la crédibi- '"'
lité quasi exclusÍ\T que notrc culrure réserve à la "vérité histo-
nque".
,_ La recherche d 'un rapport de rta-asha avec l'histoi re doit partir
d'une constatation : la phase commune indo-iranienne, à laquell~
nous devri ons rapporter la notion originelle que lcs Indiens ont
ensuite appelée rta et les lraniens miJa, est complctement en
dchors de l'hisroirc ; c'es t une phase susccptible d'êrre conjec-
turée, mais qu'on ne peut pas documenter historiquemcnt. C'cs t
ici qu 'est peut-être nécessairc une breve digre ssion pour expli-
quer ce gue j'entends par documemation historique.
La documentation historique differe de la documemation
ardícologiq ue et, pour les pcuples possédam une écriture, de la
Jocumentation que nous diríons littéraire. Elle n'cst pas simple-
ment lc témoignage qu'à une époguc donnée (évemuellemem
susceptiblc d'être datée au radi ocarbonc), sur un certain terri-
toire, a ,-écu ct agi un certain pcuple, en laissant des tr<Kes
consistantes de sa propre culturc. C'est quelque chose de plus :
Des vérités cos1niques 135
, , ~r ce qu'un peuplc a produit pour raconter sa propre histoire.
1 , ··récit" en questio n a consisté à !'origine : a) dans la compi-
: 111 ,H1 de listes de rois (et de dvnasties) proprcs à scandcr la
, 1ccession clu temps ; f,) dans l'enregistremem (sou\-ent sur la
.,I ,erre o u sur un autre matériau non périssable) d'actes "datés",
.
,_ ,L'~t- à - dire opporrunément rattachés au nom du roi contempo-
uin. L'état de la documcntation se présentant sous ccttc forme,
11ous en concluons que l'histoire de l'humanité commcnce avec
l':n·éncment de l'institution royalc. C'cst assurémcm une conclu-
~ion d'inspiration "historicistc", mais qui a sa part d'objectivité,
:lll point gue mêmc lc phénoménologuc, leque! est "anti-histo-
riciste" par définition, s'accorde avcc clle. Voici cc gu'écrit
\fircea Eliade à ce su jet:
« La renof!atio effec tuée à l'occasion de la consécration d'un roi a
eu eles conséqucnces importantes dans l'his roire postérieure de
l'humanité. D'une part, les cérémonics de rénm·ation eleviennent
mobiles, se détachent elu caelre rigiele du calenelrier ; d'autre part,
lc roi elevient d'une certainc façon n:sponsablc de la stabilité, de la
fécondité et ele la prospérité ele tout le cosmos. E t ceei signifie que
le renouveUement universel se rattachc non plus à eles rythmes
cos miqucs, mais à des pcrsonncs ct à des é,-énements historiques »
(A[J't!J and Reality, i'\ew York-E,·ansron, 1963 ; trad. ir. :Mito e rra/tà),
Turin, 1966, p. 67 - ouvrage non traduit en français - 1\'.d.T.).
II y a bien súr certaines différences entre notrc maniére d'en-
tcndre tout cela et la marriere du phénoménologuc : quand il
songe à la rénovation rituelle du monde, no us songeons plutôt
:t l'acquisition d'une temporalité constimée par l'accumulation
d'époques repérablcs avcc lcs noms eles rois en succession
()tdonnéc : chague roi inaugure une nouvelle épogue - ceei est
pour nous la renomtio dom parle E liacle - et la définir par so n
nom. De la part du roi, il ne s'agit clone pas de ''ra jeunir" (reno-
111ft) !e remps cn l'annulant et en recommençant depuis lc début,
11 s'agit de l"'accroitre" en ajoutam, au moycn de chague suc-
ccssion sur le rrô ne, de nom-elles époq ucs aux époqucs précé-
dcnrcs, toutes liécs entre elles par le mêmc licn qui lie le roi
IJ6 1~11 J>crSJ)('cfil·c historicn-rdigietl\1'
pré·dcCL·~,lllr ,pé-rl·, .tu n>l ~uccc-;:-.u;r b C.c l:L·n L't ente ~uc­
cc·-;~i< >11 ·.dL ]XTl' lll til-.; -;< >nr u1 cfiL't n· ljlll dJ~flll!..'LlL l'msriru-
ri< nl n J\-;tk <k n 'im]~< >rtL· ljllL'l ;turrc n pc lLtut< >rltL' -,upré·nw.
l_'inc.rirutl<>11 n>l:tlc n:tir l'11 1..!.21]'tc. :Í p;trrir :\u mo1n<- du
'\\.1\. sJLck ;\1._1. C .. oC1 1'<>11 -;Jllll'.L!l <c11 tl'tl:\IH :t une d:ttation
b;ts~c·. la tln 1,11< >n k <khut 1i de Lt pn·mllTL' d1n:1-;tiL·. \n-c l'lk
C<JtllllllllCL'nt k '>L'11S ele l'hi~t<JÍrc, L! chr<>!l<>i<>,!.21c, c'cc,t-;í-dirc la
C< >smici~:-tti< >ll du tl·mps au lll< >I l'!l ck ]i <;te<; de n >I' l't de eh na<;~
ttl'"· l:t c1 ,n,lckctn< l!l L·mph;ltll]UL' du tl'111!'' li11l':tirc . .tu Lkrnment
de la cotNckran(Jn du tL'111ps Clclic]UC U>lus préusé·mcnr: urili-
<;,ltÍo11 cks c1cks tcmp<>rL·b, Jc, :tilllLLliiré·~. e<>mnw uniré·, de
nwsurc du tl,mps linc·:lÍrL· indiL]lll' par ks succc~~Jons nl\alc,i.
l .11 pre<;cnce de cc·nL· sin1:Hion culturL·lk, 11<>us din>ns Ljlle lc
C< n1ccpr indo iraniu1 de rlchi.íllci rctlé·rc, Iui, une considé-ration
cmphatÍL]Ul' clu tcmps C\ cliciUL' <lU de cc <]Lll' I !Jack :tppcllc lcs
'·nrhmc·s e<>smiquc<': manié·rc de dire gu\·-;r ·•nai" (r!a-ü.dJa)
cc <]Ui csr rL·contlrmé· anné·c ;lprés :tllllLL' par la ~é:cjUCnce saison-
nié·rc mui< >urs L''-!::tk ;\ cllc-mêmc, c:r non CL' qui ~uccc·dc hi~rori-
. '
ljUcmcnr ou de f:tçon 11< >n ~u~ccpriblc d'C:rrc répé·ré·c. La récur-
rcncc (plus Cjlll' k caracr(Tc s;liS<Jmlin, <JUÍ au fond n\·q Llu\m
m< JClék Lk rêpéritJon, c>u au-dd:t de I c-;r d:ms Cl' cas un crirérc
de Yc:rité·, CJLLt~imem de la fa(on dom clk l'csr cLms la scicncc
c:-.:pé-rinwnt.tk (nous l'anms dit u1 s< >11 tcmps;, LJlli rire dcs lot5
immuabk~ (cJ<>llC \Ltics.' cJ'L''-:]'l'riL'llCL'S J'<lll\'~1llt llTL' fL]'l'[LTS Cll
dcs rc·mps diffcTL'Ilt' (mais d:m-; ]c-; mê·mcs cond1rions I) du
remps ;k lcur prL·micTL ré·al1s~tri< >n hisroric]UC.
I .n I ).':1 prc, <>LI l'.li<'I1L'll1L1H de l:t r< >I ~tlltL :1 pr()\ mjué· l:t rup-
turc a1·L·c I'< JfiL·nr:1ri1 111 C\ cll<Jlll' rradiri< >Jllll'lic. <m :1 chcrché un
rL'IllL'Lk ,\Li', f'< JS-;i!Jks C< J!l-;l'ljLIL'IlCL'S ;t\ ec J.t C< JllCL'j>ti< lll d'unc
··\ eriré", 1l<Jl11111L'l' iliilti/, l]lll ré·ul>lir:tir u11 é·cjuilihrc LlltlT cantc-
rnc ClcllcjuL· ct linc·;lr:té·. J I. l·r:tnkt-<>n écrn :í pr'>j~<>~ ck 11111ril:
•• !I ,·,lcelf d\ill C<>liL'LJ)l (Jlll ,lJ>j'.lrfllllf .I J.t C<J•!l\<.J<l.!.2IL .lll"j !JIL'f1
<jll .. l l'érhicJlll. [... 1 '.<>trc l:lnceut lll]''>"tdc !':1' de \llC:lhiL- Lllll air
C< >llllllL llit!t!i un oc ns :lll"l h ic n , thlcjliL LJLIL :llL upln 'icJUL. P.trf< >1'.
ll"ll' d, \ "il' rr:ldU!rc p;tr ""nlr, ... !':lrf"l' [>:tr .. \ LTltL',.: d'aurrL'S
137
t~ ll" Llll~( )rl' p~tr lll"flLL I .ú 11
1ur111. 1'>~-. !'!'· 1>-1 'Li
rl-;llliL I LinlJ()n d'P· (,_::.,''I· ilJu,trc k LlJ~l'<JrL L'lltTL rtJ\:turé·
, 1 Par L"-:L'll1j'IL · \nlLnh< >[L']' 111 (\.\ \.\I 'IL'Ck a\·. I.-(:.,
. , 1'r' >]'<>'L' de,, rL·ndn· lc Pa1 o tl< ms-,,tnt u >1l11llL' d.tll' ks tL·mp-;
:•lli1l< >nÍLttl'-: Lll rL·,tiJs;uH ks Lks-,c·in-; ck \l:ur "· l\u· tc·mps pri-
1.,>rJuw,. 11t>us j'<JUY<>tl'- L't11L'Illlrc k tl·mps 1111th](.]UL ;tlltl'riL'Ur
111 tL'l11J" hJ-;t<Jriquc; par "ck"uns tk \l:~;tt", ll<JU<; p<JU\'<>ns
C<lll'l]'rLndtT lcs nthmc·s C<>'ll1lljliL''- :\<Jll-; '-<>mmcs clone
CIIIlfr«IltL'-; a un rol ljllÍ promd ck rL-Sjll'l'fLT ks n rhmc~ cosmi
qms. C<JllSCJcnt llliL' s:1 pré·su1cc· 1 <Jll r(mcri< mê·mc trouhk la
1 r.,diri()nmlk <Jriu1r:nion c\clic]UC, scamkc par k~ rnhnw~ cos-
li!ILJLIC~ ct n< >n par b duréL· d'un ré)!.nc. ( )n peur f:lirc la compa-
r:li~< >11 ;\YL'C BahLl oli chac]Ul' annc'l' <>!l procl:dait :1 la mi~c ú
llll >rt riwL·lk du r< >I pr Jlll' lc c,uhc >Hl< mtwr au rnhmc co~mÍljUC
ele Lmnu:tliré·. Toujour~ cn f~g1ptc, on !ir dam lc:s Tc:-.:rcs dcs
1\ r.1midc~ O~n du III milll-nairc aY. J.-C.) : ,, Lc ciel cst sari~fa1r
Lt b tcrre 'L' réj<>uit qu:1nd ils :tpj>rcnncm <JUC lc roi Pcpi II a
nll' \la:n ,1 la piacL· de la faussctê (ou du désordrc) »;cc-qui est
J11tLTprL·ré c(JJ11111L' suit par Frankfort: '' Lcs acres du souYc:rain
~ui\-L'!lt k cours de l:t narure "; <>r k cours de 1:t nature c-;;-
i'rLcisL·mcm sc111dé par 1c~ n thmcs e< Jsmiqucs.
li f.tut s()uligncr C]LlL n<JtiT JrHnpré·tatJt>n n'cq pas ré·duction-
'll~tL. COllllllL' si J1(Jl!S \'(JU]i<Jf1S dirL·: 11/tid/ L'S[ 1\·c]UiJibrc CC>S-
1\llljlll'. ~ous a\on' sculcmL·nr clllrchL· <Í nll'trrc· au jour k
Ltppon de llltilil :t\cc la dJalccti<JUL nrhmL·s C<Jsmi<JLIL·s/nrbmcs
rr>l:tu:-.:.
4. I .L'S p<Jpul:ttJ<Jils de l'lmk L'L de l'lr:m n·,·nrrcm clks aussi
d:tll' l'h1~t< Jlrc LJLI ·,tprC·s LlC<JUI<;](Í< n1 ck l'institmion ro\ ale.
iJt:.md ceh se pwduit, ii n\ :1 plus ck culrurc imlo iranil'l111L'
C< >'l1!11ll!lL', m:11-; Lkll'\ culrurc-; attc<;tLT~ tLtns kur' tu-rit<JII'l'' h1s
t< ,,.,,JLIL'~ rLspn:nfs, I' I ndc L't !'I r.tn. ~<r;trL·m<:rH. l't ch:1cur1L' Ú s:t
t-.1\'< 1!1, Ja 11< >ti< J[1 intlJUllll' ck r/c! L't ];t ll< >[I< J! I iL\111L'llllC LÍc
''- U>nt'r<JIHUH :'t l'hi<ot<>in.:. ú Lt ll<lll\-L'lk Llimcn~i<>11 du reei Lllll
.\ ]'LllL·trL· d:tns ccs culrure-; ck C<>nccrt an·c la r<>lauré·.
 La perspecri1·e lzisrorico-religieuse
Le \·édique t1rl- !c concept ~~ 1\eune dans la culture attestée
par lcs \\:das - tinira par succ(>mber dane- cettc confrontation
~l\TC l'histoirc. 11 ~era pcu ~~ pcu rcmpbcé par Lt notion de
r//;rlrlllti, qui, nous lc HTruns, répond micu:;, au:;, e:;,iL':ences de la
nouYcllc situarton, '"·n constituam une cspécc de compromis
entre l'oricntation anhisruricjuc ct l'oricmation hisroricjuc. Et il
f:tudra un compromiS car cn lndc, comme aillcurs du reste
(comme partout, pcut-êtrcl, r(Jticntation anhistori<iue n'cst
Jamais complCtemcnr él1minéc par l'orienr:mon historic1ue.
I .'Indc semblc marc1uer une difféTence parcc Cjue, dans sa
culturc, l'anhistoricjue dc\·icnt e:;,plicitement ~llHi-histonque, en
\·enu d'un jugement nég~ttif :;ur l'hi:;roirc, réputée produit illu-
soire et mensonger d'un facrcur appelé mcirá. Dans une célebre
comparaison entre la pensée romainc histonqucmcnt orienrée
ct la pemée indiennc, Dumbil a écrit: « I.'Inde n'a <.J'égard que
pour l'immuablc ; lc changemem cst pour clle, sui\·ant lcs
maticrcs, illusion, imperfcction ou sacrilege >> (Sm·im fi la For-
/une, ( ;al!imard, Paris, 19~), p. 191).
I1 faut cependant obserYer c1ue la perspecti\c soulignée par
Dumézil est étroitemcnt liée ~í la spéculation sacerdotalc: c'est
la perspecti\T de la caste de:; brahm~mes . .\fais faisons attention :
cctte obscrYation ne doit pas nous amener ;Í assimilcr !e produit
de la spéculation brahmanic1ue ;Í celui de la spéculation chré-
ticnne, en tant Cju'cllc ,·iserait une réalité l':\.tramondainc posiri-
\·emcnt opposéc à la réalité mondaine ou historique. :\ous
ferions erreur en pensam :Únsi : cc SL'rair ouhlier ljLIC la réalité
C'\tramondaine que ic christianisme propose C0111!11e recom-
pense (ou châtiml'nt) est méritéc p~tr chacun sur la base dl' son
comportement historiyuc, ct mémc carrément à partir d'unc
suresrimation de l'hisroirc, lJUi dc\·icnt hisroire du salut ou de la
pcrdition. En lndc, c'est tout autre chosc. La pcrspccti\·c
anti-historique (ct non eschatol< >gicJue !) dcs hrahm;tnes cst une
pcrspccti\T de caste ct do!t par C<l11SCl]Uent erre comprise cn
relation a\TC la perspccti\C d\me ~wrre c1ste, ccllc des k.r!wlril'a,
dl's guerricrs, la caqc d'oú étaicnt tirés lcs rol".
Le fait ljlle lcs ro1s cUient cxtr:ms de la castc guerriere n'a
rien d'éronnam. L'histollT fa:r son cntré·c dans la culrurc
l
De.\ 1·érirés coslllllfltes 139
· • 11111 :tllll' comme histoire de gucrres ainsi ljlle de success1ons
,1 .tiLs : plu:; préci:;émcnt: b documcntation hisroricJUC est lc
, 1w >IL':ll~tL':C c( mtcmp( JLlln d'cntrcprisl'S (génér:tlcment gucr-
r:lrL~' Kcomplics p~n ks différenrs mis. Or, si du poinr de ntc
,r 1hm:micJUL ccs cntrcpriscs pou\·~ticnt êtrc rcL'::trdéTs commc
, lLS prmluits d\mc l!lâ),,; nég:HI\T, du point de HIL' rm·al, dcsriné
. 1 tnL'trrc cn \·akur les c·ntrcpnscs ml:·mes, une altcrnati\·c se
1, JS:!Ir : ou hicn refuscr la notion de lll!i)'á ou bicn !ui donner
1
urll' connoLHJon poslti\·c.
li\. a pour !c moins un contlit d'idées entre la castc dcs prêtres
cr ccllc dcs gucrncrs (ou dcs rois) déri\·anr de l'opposabilité des
ch~tmps d'acrion respecrifs: !c méra-historicjUC et l'historicjue.
l.cs brahmancs ~l,gissaicnt en dehors de l'histoirc et cn Yue de
I''"L:;:;cnce'"(/m;/wJilll) dcs choses, ks kshatrip agissaicnt dans
l'histoire et cn nte de la "puissance" (k.r!Ja!ra). Les brahmanes
'liiYaiem le ria, alors ljUC lcs gunriers sui,-aient la mc/rá. Suinc
k 11r1 \Tut dire agir "rituellcment", comme il conviem précisé-
m'"·m au sacerdocc ; t1a a d'ailkurs la mêmc racine que le latin
ril;u. Suine la llliÍJ'rÍ \eut dirc agir "historiquement", en étant
conditionné sculement par lcs circonstancl's et sa propre capa-
cn(: de lcs affromcr. !.a négari,·iré rhéoricJUC de la má)'â ,·eut
rL-contlrmer lc rôlc de prenm:.Tc caste que les brahmanes s'attri-
bucnt. \fais :1 la n(:gati\·iré rhéorictue répond une positi,·iré pra-
riclue : la I!Járá scra illusion, mais non vaine, au conrraire
JlL·ccssaire ct fntctueuse pour les membres de la deu:;,:ié·mc c1ste,
LJUi, rois ct gucrncrs, ,·oicnt en ellc la source de la "puissancc",
'>li du pouYoir que les rois cxerccnt sur la communauté ct au
hén(:t!cc ck la commurLwré·. D'oCt la production d'un svsteme
éJ Ul' nous pourrions di r c ahsolu, cn tant qu 'étranger au relati-
\ 1sme de casre: Lt substancc (lmdw;all) cst ércrncllcmcnt immo-
illil'. mais pour '"nisrer" ii cst néccssaire qu'cllc paraissc cn
:11< >u\·crncnt: la ll!tÍlá esr !c mouYemcnt ljlli crée cerre ~1pparence,
'>\(. d'un aurre point de ,·uc. qui confere c:;,istcnce au monde.
I - est force purc, :;ans nutierc-substance; mais san:; la !!Ú)Ú,
.1 m:mérc-suhsunce n'auLllt pas de forme. La forme de !'uni-
\ ns csr une créarH m ohrenuc au mo\cn de llltÍJ'ci par ks . \sura,
'c~ diut:;, lJUi possédcnr la 'llr/rci. I :n t(mcrion de cela, on pcut
1-1-0 Lo eenJWCti\'C historico-re!igieusc
d1rc· an'C .J. ( ;,,nda: "\h\~\ eq une· clp:tciré·, ~upL·rieure :lU\
C< >llCL']'t" hum:lÍll', d'< >pl-rer '>u de C:lU~cT de~ prr >di,!..'.e~, cn p:u·-
riculicr c\·q une force crL·arncc L]Lli se m:miksrc· d:m' lc~ mer-
\cilks de l\111in·p, ,, (in .\irJ;'iil de!/ n!i;.:iril/1, ''>LI~ b cllr. de
(;_ CJqdJani_ (l é·d., Y<>i. \', ·Iunn, llJ-1, p. 2')_)1.
I .a po,iti\-Jté· de h ll!tlrri rL·\<·k un C< >mprumis ~l\ ec l'hi,t<>lre.
Dans L1 11< >ti< >11 mi:· me de lit1 tr:m-;paraír lc u >mpn >mi~ :l\TC l'hi,-
t< >ire·, ljll:l!ld lia csr lntnprl-tL' C<>l11111<: l!Ill' csp\:cc de tlu:-; co'-
íllÍLiliC c1u1 n 'l·q plus toukmuH oppo~ahk :lu tlu\ dL·tnminé
p~tr la lllri)',Í. \Lt1~ l'achu·l·mcnr du c< >mpromi' aeh icnr :l\TC la
suh:,rirution de r/ti p~n d!itlllllti, I X d/luT!!Iti d0,i,!..'.I1l' k rrlk assign('
:Í chacun. \f:tj, L1crion hjq,>rÍL]lll' n'cq-cllc pas puremcnr illu-
soirc::. Bic·n ,úr, nui' l'acnon clk-mêmc, une foi' ''dé,-bi,tori-
ci<·\_'', 'uustr:lite· à l'histOIJT, a une ré·alir0 eJUI cll-passt· l'illusion.
Lc r//Jarl!ltl esr comme une loi C]Ui, dcpuis un ''licu" cn dchors
de racrion hi~ronquc, fa\'(Jrise ou lim1tc roure action. ( )n pcut
é·galcmcnt 0tcndre la comparaison au:-; lois scienrificpJc,, qui
"d0s-hisroricisent'' :Í kur façon le:; phénoméne,.
Du point de HlL' brahmanic]UC - c\·st-:í-dire cn fonction de
la con,crYation d \111 r:1ppon opri nul cn rr c humme~ ct ehcux,
ou entre l'homme ct k monde donr lc~ dieu:--: constituem les
formes adapré·es :Í b C< >mmunicnion -, k dc,·u1ir hisrm·ie]ue cst
n0ganf c\.'tr\.' n(:ga ti\·n0 J'l'Lil ~ \·xprimcr de plusicurs façuns :
d0ré-ri< >ranon du rcmp' ct de l'csp:1cc humams, chute· d:1ns
l'impurL'tc·, chute· dans k s:1crill-ge. \bis t:llH qu'on \·ir d:ms
l'hisroirc, ii f~wr que quckju\tn courc, pour rous lcs :tutres, cc
risc]UC. Ln Indc, cL· rt">k rn·icnt :lll mi. C:'l·rair aussi k cas ú
Romc : k n'lk rc\Tnair au rc.\ .l!ilml!it!l, LjLusi prêrrL· de lanus, lc
dicu préposé· au dc\T111L Le IY\ _ídi!'OI!il!l c:-;crçair unL· foncrion
rm ak dont ks Romams 11L' puruH pas se p:lS~\.'f, mé·nw apr0s
:tY< >Ir eh as sé· lcs roh.
I .c roi :1gn d:uls l'hrsroric pour k C< >mpt\.· ck ~, >ll pcupk. C'csr
lu1 LJUi ftíll //r;_í/1;11)' :el'oCt l'hist<>n<>guphre par '"rL-!..'.11l's" 1;, mais ii
e·st pn >t0gé- e< >ntre ics rJSLJUL-s de l'hisr< >lrL p.tlTL c1u'il mé·nc unl·
\·ie spé·átlc, difr-0ruHe de celk de l'humaniré· C<>llLll1tL : une \·ic
~rricrcmcnt nrua!J,é·c. I -:n Indc, cl'ttc riruali~:ltion é·rair u >!1lléc
au:-; hr:1hmarws. I .a f, meti< >!1 hrahm:l!llLjlle peur donc i:·rrc r0duite
l
1-1-1
'icCI'L'I11L'I1t :Í 1\·I:Jhr >r:Jtion ct l'c\L'CUtÍ• >!1 dcs rltL'S tll'CL'SS~urcs :t
. , q,]r\_· pn >il-gé-c iriruclk1 h \'I L de cL·Iul LJUÍ ~1gn dans l'hisroirL-:
, , n·dune :1 h Sj'L'CUL!tll>l1 desnnéT :1 r.Jrtacher k de·\·L-nlr hrsto-
1.,1uL· ~1 L! ré·alitc s<>ustr.lltL ,lll dn cnir. Par b, Il<>U~ saisi~s<ms k
t.ti'I" >rt llUL' k "sré·mc \-ldiljlll' é·uhli~s:ur entre k roi 1 cr
[
1
!Jr:Jhll1~llll llUi Jui SLT\-:lit Lk Ch~lj>L·Jain (jJ!IriJ/Jt/!1.
)), 111 , i':Jcnun lirurgiLJUL', k liljti/1 figurai r C< >mmc k comm:m-
,]1r.urL· du "acrittc\.- l't é·r:1it dit ''s:Jcritlam": k hrahmanc-chapc-
:_1111 tll.'llLlit cumnll' r, >fllciant l't l't:lit di r ";;:Jcrit!carcur". Ce
1
n, "1\:k fut g(·né-r:llis(:: ch:tl]Uc chá ck familk, com me un "roi"
,1_ 111 , ~.t mai"<>l1I1LT, pur :JCCJuérir k rang de '"sacritlant"
sou:-; cc·namc~ condition:-;, ct charger un "~acritlcarcur"
d":tecomplir puur lui le;; ~acrit!cc~ c1pable~ de lui garantir k jusrc
r:q>pon a1cc l'unJH'r5. Cc rypc de rirucl, distinct du ritucl domc'--
tlljLIC pour kqucl il n'étair pas bcsoin de hrahmancs, 0clit appclé
•Fti!tltl.
5. I .:1 rcligion JLl!llcnne commcncc a êrrc histonqucmcnr
.mcsree· par ks in;;criprion;; aclwm(:nide,, 5oit à partir ck
D~mus I'' (_=i21---1-t-\6 aY. J-C.). Cc ~ont de' in-;cripriuns yui rap-
pc!km !c~ cntrepri;;e, dcs roi5 pcrc;es, unt de gucrrc (Yicroircs
'-LI r ks cnncmi,, c\tcnsion du royaumc) que de pai:-; (t( >mlations,
e<H1:lli,arions), mai;; qui attcsrcnt au5si, indirccrcment, l'horizon
rL·ii!..'.icux <>Ú <in;;crc l'acn<m rmalc. ]"'cnrcgistrcmcnt mêmc ck
!-:tlh r,mané·re pé-ri~sablcj ;;ur un mar0riau lmpérissabk, ,l\·air une
I< >11crion que nous dirion~ rirucllc, cr donc rcligicuc;c. '\ous l'uti-
IJs< >11'> ]>< >ur notrL· hist< >nogr:1phic, mais pour Jc, Pcr;;cs ii <~Jgis­
'~tlt de "d0~-hisronciscr" l'acrion r<J\ak: t>l1 \"<>uLiit la suusrrairL
muclicmu1t; :w cknnir, :1 l'0phémcrc, Lt la rcndre t!:-;c, subk,
ciur:thk C<Jl11111C Li pi erre·. Par:td< >C.::tlcnwnr, CC npc de ''dés-
i,[<>rJCIS~HI<>I1", pr0--un p:nrour <>lt s\·st :1ftlrmé-c l'in~rirurion
r' >I .llc, u >nqJtLtL' pour n< >U~ la h:t"L' d\mc "hisrorici:-;ation'', qui
L''l L'll -;uhstancc urw "ré-hJq<>ricis:ltÍ<>n", :'t sa\·otr k proccsSLI"
1111 LTSL : Jc~ PcrsL·~ r(,duis:ucnt Jc, fans L'll monun1cnr, nous
rulu1"<>ns k m<munwnr :Í dcs fan:-; Cjlll' nous rcstiru<>ns :-1 nutre
llrt-m< >irL· hist< >nquc.
I .'uuLk de Li reli!.'_ion pcrsL· commcnCL' dunc ~!\TC cellc dcs
142 La perspective historico-religieuse
inscriptions achi:ménidcs. Cest une rcligion que nous appclons
mazdéismc à partir du nom du dicu suprêmc ou "uniquc" t\hura
\fazda. J'ai emplové dcs guillcmets car il s'agit d'une unicité
incompatible avec notrc conccption du monorhéismc. C'est en
fait une unicité qui dn,ient compréhcnsiblc et caractérisantc si
on la compare à la pluralité que l'on peut clécomTir dans la
religion indiennc. Le terme de comparaison est fourni par le
nom même du dieu qui le désignc comme abura. L'iranien afmra
corrcspond à l'indicn tHtmz ; mais alors que les Indiens ont une
plura!ité d' amra, les Iraniens n'ont qu'un scul a!mra, précisémcnt
Ah ura l\Iazda.
En Inde, les asura som les dieux qui possédent et utilisent la
mâyâ. « Cn asura se caractérise spécialement par la possession
de la mqyâ », affirme J. Gonda dans l'ouvrage cité plus haut.
D'Ahura l\Iazcla aussi, en tant qu'"asura", nous pouvons clire
qu'il posséde la mâyâ; dans son cas cepcndant, elle n'est pas
"illusion", mais "force de la penséc". Le second élément de son
nom, l\fazda, signific précisément "penséc" ou "penser". l\Iais
la mâyâ indienne n'cst pas non plus totalement étrangére à la
"force de la pensée". C'est ainsi qu'un auteur français, :\lain
Daniélou - avec un o:il sur la spéculation indicnne et l'autre,
probablement, sur Berkeley (XVIII' siécle) - a écrit que la ma)â
« peut être comparée à une délibération mentale introspcctive
(l'imarsba) qui penserait le plan de l'univers. On peut la repré-
senter comme la "pensée de l'Etre cosmique" dom l'univers
serait la matérialisation apparente » (Le pofrtbéi.rme bindou, Buchet-
Chastel, Paris, 1960 et 1975, p. 60).
L' étymologie d' a.rura et d' a!mra renvoie à une culture indo-
iranienne commune. La comparaison, cllc, sert à nous ramener
franchement aux religions historiques de l'Inde et de l'Iran, en
laissant derriérc nous la périodc indo-iranienne située irrémédia-
blement en dehors de l'histoire.
:Nous trouvons dans l'Inde historique une opposition, qui est
même contlicruclle, entre les mura et une autre communauté
cli\-ine, celle des dem (ce terme corrcspond au latin dew). Je dis
''contlictuelle" parcc que l'opposition a ete exprimée, dans le
mnhe, comme une \'éritable gucrrc. Pour tinir, les dem ont
Des vérités cosnziques 143
• _11 ncu; ils ont vaincu quand les trois a.mra les plus importams,
.1 runa, Agni et Soma, som passés de leur côté. En réalité, ce
l'cmporta, ce fut la \'ision sacerdotale sur la \'ision royale ;
, imdJ!lj[/t/ vainquit la márá. Toutefois, bien que façon différentc
k~ rois-guerriers qui, fonctionnellement, agissem dans l'histoire
k produit de la mâra), lcs brahmanes, eux aussi, doivent agir.
\fais sans la mq)'â il n'y a pas d'action possible, ou, en d'autres
rcrmcs, sans a.rura (les possesseurs de la máya) les brahmanes
mêmcs pcrdraient toute fonction. Les brahmanes doivent exé-
cuter des sacrifices qui réclament l'usage du feu: c'cst pourquoi
\gni, le dieu-feu, bien qu'étant un aJ!Ira, clone "négatif" dans le
s\stéme de valeurs brahmanique, doit passer du côté des del'a
"'positifs". Quant à la préparation et consommation de la
boisson appelée soma, elles constituaient une liturgie brahma-
nique importante : voilà aussi pourquoi 1' amra no mm é Soma se
range du côté des dez'a. Globalement entendue, l'action brahma-
nique est action rituelle, action guidéc par le rta, ct c'est pour-
quoi il est nécessaire de récupérer, c'est-à-dire de faire passer
du côté des dez'a, aussi et surtout 1' a.rttra Varuna qui tlgure comme
"maitre et gardien du rta" 0· Gonda).
Dans l'Iran historique subsiste l'opposition entre les asura, qui
som appelés là-bas a/Jura, et les dez1a, qui som appelés daet'a. Mais
cn Iran la victoirc revient à un a!mra, qui devient le seul a/Jura,
.\hura :\Iazda, tandis que les daet'a sont relégués au rang de
démons négatifs. En Iran, la vision royale l'emporte sur la vision
'<Lcerdotale. Et de même que 1e roi est unique et seu!, unique et
~cul doi r être l' almra vainqueur, Ahura Mazela. Sur les inscrip-
tions des Achéménides, ~\hura :Mazela est le dieu du roi, la
'' Jurce de la souveraincté. II aide le roi dans l'édification de
!"•mire (asba, correspondam au rta védique), contre la drmga (de
,/m;, l'opposé de mba). La drcztya est la délovauté à l'i:gard du
'' JU\Train; a.rba si~-,rnitlerait donc aussi la "loyauté" (la "vérité"
,.<Jmme "sincérité", et clone comme loyauté). Le mazdéisme,
'<Jmmc toute, existe cn fonction de la royauté: c'est là une these
'!ui a été soutenue par un iranisant prématurément disparu,
\f. \fok (L'lran anàm, Paris, 1965, posthume).
144 La perspective historico-religieuse
6. La thcsl' d\mc religion indicnnc (\-cdicjuc) d'impiration
~acerdotalc est communémenr acceptél' ; au conrraire, la thêse
d'un mazdéisml' d'inspmltion rm-alc a (·r(· accueillie a\-cc eles
rcSl'f\TS, Yoirl' rejetl't'. En général, on préfé·re coniecturer gue
J'a,·cnemcnt de la rovauté achém(·nidc a poliri~é, pour ne pas
du-c instrumentalisé, une religion mazckcnne antérieure. même
si la documentation, à sanJir l'antüioriré des inscriptions royales
par rapport à 1'.1rc.r!a, conduirair plutót à suiue la Yoie opposée.
Pour ma part, j'ai justement sui,·i cerre Yoie opposée dans un
tra\·ail CJUÍ remonte à une dizaine cl'années cr même plus (II mito,
i! rito e la .rtoria, Rome, 197B, pp. 38'7 SCj.), oú je prenais en compre
la réa]jré documentaire.
Le point de départ, c\:st gue lc mazdéismc sun·ir à la chute
de l'Empire achéménide et clone que, priY(~ de la fonction royale
attestée par les inscriptions achéménides, il se libérc de tout
conditionnement politique ou mondain : tel est le mazdéisme
attesté par lcs rextes lirurgiques ct législatifs qui composcnt
l'Are.rta, rédig(· aprés la période achéménidc, à l'exception de la
partic la plus archa!que de cerrains "hymncs" (ga!lw), partie qui,
de route façon, est au mieux contemporaine eles inscriptions
rovales. C ne fois séparées de la fonction cfaider 1e roi dans
l'édification de J'a.d1a, la liturgie er la législation mazdéennes
s'absolutisent et présentent une fonction salYatrice uniYerselle.
De religion ethnique (persc) gu'il était, le mazdéisme se trans-
forme en religion tmiYerselle ; une fois abstrair de sem contexte
politico-social disparu, il de\cient abstrair ou susceptiblc d'être
abstrair de 11 'illlpor!~: q111.f conrexte politico-social, ou, en d'autres
ru·mes, de n'impone CJuellc ''monclanité". ll cleYiem une rcligion
de salut /;on d11 ;;;onde, nom·eau salut par rappon à l'ancien qui
était salut d!f roi et dmz.r la pn:ronnc clu roi, salur désormais géné-
ricjucment humain et absolu. 11 de,·ient même une "foi",
puisqu'il se postra cumme alrernatin· à la foi chrétienne d'abord,
à la foi islamicjue ensuitl' (sur la relation entre "foi" et "salut",
je lTnYoie au premier chapitre du présent ounage).
IJ est clair CJUe SOUtenir la thése d'unc telle cYo]ution du maz-
ckisme heurte nos habitudes menrales. :'\ous sommes rrop habi-
tués à consickrer les forn1l'~ de rcligiun commc produites par
l Des ,·érités cosmiques 145
, , 1, 111 clinarion naturellc de l'csprir humain Yers une rL·alir(· rrans-
', 1 ,i.tt1t lcs choses de cc monde, pour c\·itl'r de ks rnerrrc en
I'
>n cLmrérioriré (ou de prioritl') an'C tourc autre forme
1 urclk. absrraction fairc de n 'importe que! probléme d'ordrc
1 1., 1 , ,nque. Ln rés um é, nous sommes toujours prêrs ;1 admettre
,, i l n·rrains sYstémes politiques et sociaux onr utilisé certe incli-
1;.tll<Jl1 ;[ lcurs tins propres, mms nous n'acceptons pas Etcile-
:m·rH l'h\pothése que ces systémes, et non J'esprit humain, aient
j'll prodUJre ce que cenains appellent lc "sp(·cificjuement reli-
.:_>_icux". 11 reste l]UC si les habitudes sonr justit1ées au niYeau de
l'homme de la rue, ellcs ne devraient pas l'être au niveau de
l'lmrorien eles religions. Quand cclui-ci, au lieu de faire de l'his-
rc l]re, de\·iem chercheur du "spécit1quement rcligieux", ii peut
,lrrin'f (c'est arrivé !) Cju'il rcjette du domaine d'une discipline
historico-rcligieme toute approche scmblable à cellc que nous
~l\·ons proposée pour lc mazdéisme, et qu'il invente c\·enrudle-
menr, pour justifier ce rejet, une nouYelle discipline, par
c·xcmplc : l"·anthropologie politique" (cela aussi est arri\cé !).
En cc qui me concerne, même si ma façon de faire de l'his-
roire eles religions a été étic]uerée ''anthropologie politique'', je
nc crois pas faire autre chose que suiYrc l'enscignemcnt de Pet-
razzoni, lc fonclateur de l'écolc italienne cl'histoire eles rcligions :
« La rcligion est une forme de la culrure et, historiquement, ne
'c comprcnd que dans le cadre de la culrurc particuliére dont
clk fair partic. » Commcnt pourrais-je disposer du ca(he globai
d\ml' culture en évirant d'en caractériser la structure politique
u sociale de base ?
Faire de l'hisroire eles religions sclon la lcçon de Pcnazzoni,
'lgnifie accepter sa problématique et la méthodc de résolution
dcs problémes qui en déri,·e, pour lcsquelles hisroirc religieuse
l l lJ!stoire politique sont tour un; cllcs sont de l'histoirc culru-
rcllc. L'altcrnatin· rtTicnt à abstraíre des religions hisruriques
'li1l '·religion absoluc", cc qur fair C]u'on accomplit plus ou
'l'r;;n, cunsciemment une alrération conceptuclle: la ''religion'',
I cn âfct, deYicnt '·reli,l!iosiré'". 1\lais c'est à Lmthropologie, nem
I d i'hi:-,tuire, de s 'occuper de ia rcligiosité com me qualiré· humaine
CJLll s'nprime dans la pruduction de religions. Dans le champ
l
146 La pl:'rspecri\·e hisrorico-religieusc

d'action anthropo[ogiljlle, iJ est probablcment pcrmis de uistin-

guer une anrhwpologie rcligieuse d'une anthwpologie poli-
tll]Ue; dans !c champ d'action historique, l'objet de la recherchc
ne peut êrre scinde en ''religion'' et "politique".
l.'amhropologie rcligicuse opere essemicllcmcnt ,i partir de
l'hyporhese de 1'/Jomo n)(';,io.m.i. l.'histoire des reli,c;ions n'exclut
pas certe hyporhése; simplemem, ellc ne s'en sert pas pour sa VIII
recherche. S'en serYent, en rn·anche, la psychologie et Lmrhro-
p<~logie religieuses, en tant que disciplines repondant à une pro- L' homo religiosus
blcmangue anthrop< J!ogique.

1. Giorgio í'.unini, un prêtrc qui a emeigne la psychologie à

]'\ ni\·ersite catholique de \lilan (puis aux uni\·ersites publiques
ele Ct,c:liari. Florcnce et Bari ; enfin de nom·ew à l'l' ni\·ersité
cttbolique), a rassemblé son enseigncrncnt de psvchologie rcli-
gieuse dam un ouvrage intitule Homo re!~~ioJ!tJ (~lilan, 1966). 1\u
chapirrc precédem, nous anms admis la possibilite que l'hypo-
rhése ele !'homo n:!(~irJJIIJ, parfaiternent inutilc pour la recberche
hhtorique, \·oire noci\·e <l certe recherche, soit au contraire urilc
<1 Ll recherche psychologique . .\lais dans l'ounage de Zunini,
l'/1r);;;o rcl~~ioJNJ n'est pas une h\·pothése de tra\·aiL c'est l'objet
même de la recherche : la rcligiosite humaine est post'l' cornrne
··c\·idente", si bicn que la recherche pretend seulernent la definir.
<ln dira que quelque chose d'"é\·iclent" est dejà "defini". De
Ltit, c'est ainsi que lcs choses, .~mJJO modo, se préscntent : dans
ce line ii s'agit, plus que d'une definition, d'une dernonstration
de l'cxistence de la religiosite comme réalite anthropologique
Jrrecusablc. Je m'cxpliquerai en citam quclques passages de la
l<>nciusion (p. 321), intirulée ellc aussi F-lo111o n:!i~io.i!l.i, de Zunini.
( xlui-ci ecnt: "A la tln du prcmicr chapitrc, les caracréristi-
'iue-., de la rcligiosiré·, sdon la ps\·chologie moderne, ont ete
t1nics, ct certames qucstions ont ete formulecs. >> I :n realiré,
.dJsolumenr rien n'a ere det1ni "selon la psychologie moderne".
\u umrrairc, aprés <1\T>ir cherche dans ccllc-ci une réponse ~1
"'m prohlémc, et cc en passam en rente les principalcs écoles
 14~ Lo per.1pe(1i1·e historico-rc!igieuse
(p;;\cluna h ~c, ]''\ cholo~ic dcs pmfondcurs, ps\cholo~ic ele la
forme, C< >mp< wcmcntalismc. fonctiunrulismt:. sociul< >~isme).
/:unini csr ohli~~ d'admcttrc lluL· lcs pqcholo~ut:s ont éré· réti-
cents ,1 p<ukr de religiosité (p. 4(>). Ceci dcnait démomrer c1ue,
roujours sclon la ps\cholo~ic mOLkrnc. b rc·li~iosité· n ·c5t pas
une composantc psychiquc di~nc d'imé·rér. Sdon /:unini. cela
prou\T l l l fait l]UC la rcli~iosiré csr un facrcur si importam l]U'cllc
implilJUC lcs ps\choiogues cu:-;-mé·mes, cn cc scns que ces dn-
nicrs. cu~-mêmc.; pé·nétrés de rcli~iosité, nc pc:un·m pas en faire
l'obiet de lcur rcchcrchc. Citom /:unini : " Lc psychologuc qui
s'occupc de rcligiosité. ou qui affirmc ne pas Youloir s'cn
occuper, ou encore qui la combat OU\Trtemcnt, risque de
dcYcnir l'adcpre d'unc ''religiosité psycholo~icp.1e" (dunt lcs pro-
fanes égalcmcnt sonr on nc pcut plus aYidcs), car, sous le balo
ele la scicnce, ii parait fournir une cxplication au~ probkmcs
que tout homme ttomT ckTant lui, ct le libérer de leur poicls. »
Ln sommc, c'e~t lc prucéck bicn connu : mêmc l'arhée scrait
'·rcli~icu~" à sa f1çon, pourn1 qu'on dilate la norion ele "rcli-
~ion" jusqu'à ce qu'ellc englobe "mssi l'athéismc. Par ailleurs, on
ne pcm pas nicr L]u'un cenain "psYcholugismc" (spécialemenr
cclui d'inspiration jungicnnc) fassc concurrcnce à la théorie et à
la pr:nique reli~icmcs : au chapitrc \TI, nous anms parlé de certe
concurrcncc, qu1 n'cst pas seulcmcnt er spécifiqucmcnt "psy~
chologiste", mais amsi er gé·n(·ricJuemenr scienristc. .\u fond,
c'cst précisémem en son~cant à certe concurrcnce uue 7.unini
c '
pose sa probkmatiquc ("ccrtaincs questions" au:-;cjucllcs sa
rccherchc dcna répondrc), qui, apparcmment aniculéc en plu-
sicurs intcrrogarions, se raménc ú une seulc imerrogarion : <' La
scicncc: pcut~elle dnTnir rcligion? >> (p. 47). 7.unini Yeur dire en
fait : une scicncc ps\chulogic]UC CJUi r(·pondrait au:-; ni~cnccs
au:\qucllcs la religion ré·poncl, nc pourrair-cllc donc pas L1 rem-
placcr ~
l'nc Ljucstiun de cc gcnrc nc pntr \cnir à l'csprit CJUC de cell';
L]Ui prL·supposcm deu~ choses: J.; la pqchologJc n'cst pas une
scicncc solidemenr fonckc er ii cst doureu~ qu'cllc puisse se
transformcr cn ljuclcjue chosc de différcnt; 2) la rcli~10n. c'cst-
:·t-clirc tuurt: rcligion, répond <i ccnaincs cx1gcnccs fondamen-
I
L
L 'homo rcli~iosus 149
, L]'ll sont donc uniYcrsclknwnr humaincs (cr carrémcnt per-
,,,1hks dans dcs pr(lductions culrurcllcs diff(Tcntcs de la pro-
crl<>ll rcli~wuse).Jc n'ai ricn <1 obicctcr <1U prcmil't· présupposé,
!11< >111S cn tanr qu'bisrorien des religiuns: si un psYchologuc
, mm c. ii aura cc minimum de crédibilné que cclui qui pratiCJUC
;ll!trc· cbciplinc n·a pas lc droit de contcstcr ni de cunfirmcr.
\I tio c\·q sur lc sce<md présupposé CJUC l'historien dcs religiom
pcut pas se dispcnscr d'inrcrYenir, soit cn niant au psYcho-
'cclll' k droit de se prunonccr a\TC amarcurismc sur lcs faits
, lll]Ul'tt·s cumme rcligicu~ ; soit aussi cn souli~nant son condi-
' 1, •1111Cll1cnt culrurcl, qui !ui fait apparaítre commc "uni\·crscl"
, L qui cst sculemcnt ''cbrétien". D'autre part /:unini chercbait
ct qui pcut l'cn cmpéchcr ? - C]uclquc chose qui transccn-
,lrair lcs rcligions historiques (ct lc christiamsme lui-mêmc), ct
l.;t prtTisémcnt trouvé· dans la rcligiosité. ~fais nous pouYons à
I)( >n droir l'cmpêcher de clire "rcli~ion" et cfcntcndrc "rcligio-
snc· .
C:c n'cst pas une qucstion de terminologie. Dans lc cas pré~
'Lnt, l'éc]uinxlue terminologiquc n 'cst pas cluc à une méprisc,
mais à une \·olonté précisc ck soustraire à l'histoire cc qui appar-
!ll'11t ;\ l'histoire, ou, d'un autre poinr de n1e, d'introduire dans
rcchcrcht: bistorico~rcligJcusc des motiYations irréductibles à
í,, raison historilJUC. Et cc cn tant que la religiosité est irréduc-
r<hic à la raison historique, alors que la rdigion cst partout et
IJ<>Ltrs rt:ductiblc à la raison historique. Par coméqucnt, C]ui~
>illJUC nmdrair suusrrairc la religion à la rechcrche historiogra~
:··i11l)UC, n'aurait rien cl'autre à faire qu'à é\·irer de distin~uer,
'' >tlltnc a fait précisément 7.unini, la religion de la rehgiosiré, ou
'•mmc /:unini fait aussi, nous allons le Yoir), n'aurait qu';i
1!1-;idé·rcr la rcligion non comme une production histo~
'>-culturcllc, mais commc la pruduction d\mc rcligiosité méta-
~ 'r r mquc inhéTcntc à l'hommc.
<Juc. ks choscs soient claircs: nous 1ún·ons fait appcl ,1
/ 1nini <-JUC parcc lJU'il a intitulé llumo rcl~~io.rm sa rccherchc ck
>locric rclicricusc \fai'-' nous cnrcndons dénoncer tout un
(j/Jf"~711di q~i, a~s~l;t:ment, n'a pas cu en /:unini son maírrc
Jnitiarcur, ct qui a polluL· de façon ck\-astatrice lcs étudcs
!50 La perspective historico-religieuse
, L 'homo religiosus
historico-religieuses en les tournant \Trs des abstractions phé-
noménologiques qui n'ont pas grand-chose ou rien à voir avec
les réalités historiques d'ou elles som censées - pure illusion -
être tirées. Si nous devions remonter à la source, nous laisse-
rions de côté un Zunini, qui, à sa façon, tente de cacher la
théologie dans les replis de la psychologie religieuse. l\;ous par-
lerions plus volontiers d'un Rudolf Otto (auquel Zunini a
recours une bonne douzaine de fois), lc théologien luthérien et
philosophe kantien qui, avec son petit livre DaJ Hei!~ge (Le Sacré)
paru en 1917, a orienté vers la phénoménologie de la religiosité
une grande partie de la production historico-religieuse du
XX' siécle, conférant de la crédibilité à toute "historiographie"
qui introduirait dans la recherche quelque chose d'irréductible
à la raison historique. J\fais notre propos est d'illustrer !e modus
operandi, sans remonter à la source, et pour ce faire Zunini est
plus que suffisant. Nous poursuivrons clone !e discours en sa
compagrue.
2. Zunini écrit dans sa conclusion : « Le fait religieux, au
deuxiéme et au troisiéme chapitres, apparait comme authenti-
quement humain, irréductible et constant en dépit de sa variété
d'expressions. »
L'authenticité rem-oie au chapitre intitulé "Religiosité authen-
tique ct rcligiosité mêlée", ou Zunini conteste la comparaison
faite au niveau psychologique entre religiosité et névrose
(laquelle scrait éventuellement une rcligiosité "mêlée") ; en der-
niére instance, il a recours aux brillants énoncés (ou paradoxes)
par lesquels on cherche habitucllcmcnt à franchir la barriére que
notre culture a élevée entre psychologie normale et psychologie
pathologique. De toute maniére, ce que Zunini ne parvient pas
à tirer de la psychologie, i! lc tire de la philosophie ou de la
littérature: par excmple quand ii cite l'écrinin ct cssa\·iste
C. S. Lewis sur la religiosité des psaumes bibliques. Ou bien
quand il fait lui-même de la littérature en concluam que, tant
dans la rcligiosité ''plus claire" (normale ?) que dans la religiosité
"plus trouble" (pathologique ?), « ii n'y a que l'indication d'une
151
,I
,.
tl 11
dc c;énc'ralc face à un \fvstére ». II écrit \[vstcre a\-cc la
,
,, i, 11 :;cule et ce \[ystere est Dieu.
1 .n :;ubstance, prouver l'existence de la religiosiré sJgnltJe
.
, 11 n~r l'existence de Dieu. \fais la prem·e psychologique ne
. rir pas dans notrc culture, pour laquelle, comme on !'a vu au
1
, .qwre VI (paragraphes S et 6), c'est la vérité historiqu_e y:ti
, , ,mpte. ll faut donc que la prem-e psycholog1que so1t contorrec
]a prem-e historique. Ceci explique que Zumm, au chapme
ql!\-ant, ait tcnté d'ébaucher une "histoire'' de la rcligiosité. II
í'.tppellc "histoire nantrelle" et fait ainsi concurrence au_ scien~
tbte du \.IX' siécle Ernst H. Haeckcl, que nous avons evoque
!.PP· 120, 124) comme auteur d'une "histoire naturelle" de la
Création. En effct, il n'y a pas de différence d'époque: l'action
de Zunini, comme celle de Haeckel, traduit également une men-
ralité du XIX' siécle ; elle aussi est ''scientiste". ~\u fond, Zunini,
]ui aussi, a tenté de remplacer la foi par la science, même si
c 'était dans !c but de trouver dans la science une contlrmation
de _ra foi.
Le tvpc d'opération tenté par Zunini réclame une abstraction
méthodique de l'hisroire, bien que l'opération clle-même soit
censée apportcr un soutien historique à l'orientation psycholo-
l2.lque. En résumé, Zunini produit des opinions au lieu de faits,
ct, de surcroit, des opinions absolutisées, c'est-à-dire abstraites
dcs contextes ou elles ont été exprimées. C'est ainsi que dans
k cadre de l'opération sont utilisés des noms fameux (selon la
rcchniquc de !'ip.1e dixit), mais en faisam complétement abstrac-
t 1< m dcs problématiques spécifiques yui diversitient écoles et
'], muines de recherche : des philosophes com me Henri Bergson
't I -:rnst Cassirer, des spécialistes de l' :\ntiquité comme Károly
kcrénvi, eles égyprologues comme Henry Frankforr, des histo-
ncns eles religions comme O.J. James (mais non comme Raf-
!.tL·lc Pettazzoni!) ou comme Gerardus Van der Leeuw et
\ltrcca Eliade (q~i sont plus proprement des phénoménolo-
des erhnologues ou anthropologues aux orientations dis-
]'ararcs : R. R. :\[arrctt (évolutionniste), Leo Frobenius et
\. L. Jensen (diffusionnistes), Bronislavv .\falinmvski (fonction-
nalist~J, Louis Lén-Bmhl ("mcntaliste"), f~mile Durkheim
!52 Lo f){:T\fiCCiil·c lzistorico-rc!igieusc
('<lCi<>i<>giqc, er ml'·me k qrucrur:dl~tl· c:Ltttlk l.(·,·i-Str:tuss. I ~n
ch~tcun de cc<; ~llltl·~trs 1l't d',wtrl·s tjlll' Jl n·~ll p:l:- tl<>mmé·c.;,
/un1ni a tn>m-l· lllllkjuc ch<>q· ck pn>prl ~~ dém<llltrn L]Ue la
rl·ligJ<>~itl:· l''f irml:·L' chu l'hommL. \ll-111L clw; Lé·yr Stuuss ~
\li:·nw chLI lui. "corn!!l:" l·t Lllllcnl:· sur l:t h<>nlll' \'()Je. II \·aur
l:t peltlc de <arri:·rn ~ur Li "'rl:cupcLlfi<Jl1 .. Lk LL'\1-:'lrrauss.
/unini Cite llll ra<;S:l!!e du li\TC I_) /lu'• 11/i.u;;; Oll
Lc\'J-Srraus<; dir ljlll' ((si r()n ~trrribuc au:\ idl:Ts reli~IUI\l'S la
ml'·mc \·akur c1u·~~ n'importL ljlll'l ~llltrl· S\ sré·nw C<Jnn·prucl. ljL!Í
est de dormcr :lCCl'S au l1JL'Cl11isr11l' de la pensl:e, l'anthn >pologic
rL·Ii.!!1UI'l' ser:1 \-~tlicke dans ses dL·m~trches, mais l·lk pcrdra S<>n
aut<>ll<JmiL· cr sa spl:-cificiré ,, (PLT, Paris. 1%2. pp. 14K-14lJ).
(L Ljlll. Lc·\'1-Strau:-,s e:\clur de L1 nan1rl· humainc. c'cq clone lc
"spé·cifiqucmcnr rcligieu:-;.", :1 sa\'<JÍr la reli.!!iosiré·. \Ltis í'.unini
ne se s< >uciL· pas de l'c:\clu-;1< >11 : ii insiqc au conrrairc sur l'inciu-
s1on des "idcTs rcligieuscs'' dans la f, >nction conceprucllc. c1ui,
fais~tnt pamL· du proprL· ck l'hommc, fnan aussi rcmrcr dans ce
propn· L1 rL·Iigi< >sité.
3. I .a rccherclw ck /unini cst une c1ui:·rc de Dieu. donc une
reclwrchc plausihlc dans k cadrc de notre culwrc chr.:·nenrw ct
~urwut c1uand k chncheur est n1Qagé· ~ur k pl:m rcliglnl:\ . .\!ai~
c'csr aussi une rL·chcrchc qui se pnmct d'inacceprablcs franchis-
C'L'I1ll'IH~ dcs limites culturclks ~1insi Ljlll', au sl·Jn de notrl· culture,
dcs limites c1u'imposc l'c·ng~tgcmc11t rcligicu:\ .. \u dcmcuranr. ce::s
cmpiL·tcmL·ms :;om iné·,·iuhlcs liLLlnd un -:appuic sur l'h\p()-
thé·sc de l'!lli!!!O ltl(::,io.r;t.r, c'est-:i-dire l]Uand <!11 parle cl'unc rcli-
_!!I<J~iré· Jnllll chu l'h<;1111lll·, L'll prL'tLmLlnt é·!JminLT t<>ute h:u·-
ril.·rc culrurellc cr t< >Ut condi ti< >lllll'llll'IH hi<;ruriLILIC. l·.n ré·alité.
h~trn.:-rcs L't C<Jnclin< >nnl'l11L'Ilt' ~<>I H sudcnwnr i!-!.n< >rc·s. 11011 di-
ll1111L·'· C\·st pn >h~thkmenr une 1.0.11< >Ltncc dl:·kcrahlc: mais i L· nc
Lt C< >n,L·ilkr:us p~t' C< >lllml· mé·rh< >ck Lk rL-chnclw, p~ts mé·mc,
pcut êtrc. :1 un rh.:-, >lt >!!tcn.
l' íl rhu ,], >QÍl'll, hilll enrcndu, lll rwut p~ts t'~tirl' de la rh é< J]< >,L':il'
u1 'L' pa:;~~trH ck D1cu. nuis ii ]'< ntrrait du Ill'>in~ f:11rc ahsrr:tc-
ti< m de Lt rL·Iig1< JSitc. (~uand :tu conrrairc i! a rccours a cL·Ik-ci
p< >ur L'11 fmL· une preu\ c ck l'e:\l'tL·ncL de D1nt. i! lu1 csr dift!cik
15~
rLsistlT :i b tl·nt:ltl<lll Lk tr:tnsf<>rlllLT ccttc rhé·sl· en \cTité·
-\l!J,,],,_!!1ljlll, phLil<>llllll<>i<)L'_illue <>U arlthr<>p<>iog1ljlll'. \ Lt
11 >tl. qu'il k f:tssc. si ]', >n n·ut, nu1s Llu'il nc chnche p~ts ,·t
.til' I-, >rnll'r s~t rhl.·sl en n ·nré· htst< >rlljlll. ~~ la f~tçon de /unini
:rm~tnr Ljlll ,, lcs prl·lllÍLTl''- tr:lcl·~ de religrosÍtl' (< Jbiets de
, , 1ltL. 'culpturL·~. pc1r1turcs. \T~rrgc~ dL· sl:pulturl·~) rL·montent ~\
\'Lrt<>ck Lt plu~ réccllfl de L-t.c:c de ptnrc" (p. :--;~,. '\.om
, i1,nttcn >11' p]u, l< >in la\ ~1kur LÍ< >Cllllll'llLtÍrc ele Cl'~ n·~ti,!!cs prl:-
1-,1,1, >r!Ljlll'~- p, >ttr k !ll< >llll'lll, rL·ln·< 'll' L] LIC /unrn1 ne ks dJ~cutl·
1'~1' nuis ks pr(·scrHl 11111< >CCillllll'nt com me ck' preU\TS irr.:·-
'>.it.thks Lk rcli.!!iosÍtL. Puisc1u'il l'St un p\\chologm. 11011 un
l'·lk" crhnologuc, il !ui suffir de rapporrcr l'opinion dcs paléo-
hrJol<>guL·s. L]UI. ohli!!l:~ ck f1irl· ele l'hi~t"ire C<Jnjccrurak, unt
.thusL des 1nterprl:utions d'inspiration rcligicusc, lcsljllcllcs sont
"'111illl' t<lutc ks plus factlcs ct. t:ll1t qu'cllc~ restem dans k
, .l!!lll'. lcs moins rd-utables. /unini peur donc prendrc it sa
Liur,!!L. ks fmtL·s LÍl'S ~lutrc~: lui n'irwente ricn, c'cst cn fait une
Cl'fLtine rdl:o-nhno!ogie lllli a t<Jllt inn:ml:. II !ÚJU\'re pas !10!1
plus de nmtYelks pisres cn s'appuyam sur lcs 1m·emions paléo-
l thnolo!!Íl]UCS. La \·uit" n J\-,lk ,l en cffl·t l:té ou\Trre c1uand
( Jl'Ltrdus \'an ckr i .ccuw :t sourenu que «!'origine de la ci\·ili-
,,tt1< >n eq rcli!!ll'USl' ,, (ct /unini le cite pré:cisément p. 111 L
( :, >tWlll'IH discurcr une aft!rmation de cc gcnrc;, On peut
11 <cit ~tu plus Lt corrt,C'l·r en dis~mt: "l :origine de la ci\·ili~:nion
l ' ! rL·ligicu~e, ou pcut-C:'ttT pas. '' Ou hicn l'on peut opposcr :i
\ ,LJl der I xeU\\ ~cm comp:nnote ct C<Jntcmpor:t1n _johan 1-lui-
/lll:..'~l. qui. dans son cé·ll-hrc li\'IT I lo111o 11/[lm.c. a sourcnu que
·,JrJc:Jnc de la ci\ilis~u1on l''f ludil]lll. \Ltis m~·mc Llu:md <>11 a
,.!lll]'rl·s~ion d'a\·oir p<>sé· une altl'fll~tti\-l' entre· /!IJ!!J(! rr/;[J_io.c;u cr
- ,lll J'OIIH ljlll' ~<Jllfl'l1ir J'un <JLI J'autTl' cJl-pe11d. 11011
<k ,, >I dJs~tllt nLTL·ssitl:·s , >h]L·ctiH·, mars d'tlll tré·s 11ct choi:\ sub-
cC:JI -. \()JLi cptlk thL'()I<)QJcn trou\·l· cnC<lfL' JlJ()\Tll de ~c nrcr
,]',mlurr~ts. I! f"urnit tout d':lh<Jrclurll' \·nsion :tdouciL· de !'/1r;;;;r;
: "(~ul· LI rL·il.!!i< >11 1n~p1rl· lc Jl'll ct k ritl·, L't ljll.~l\ L'C cu:\
L11 L l \j'r!llll' n d< >1111l' un ~u1s ~tu n1< >r1lk. c'csr c c l]LII ~lp]'~lLtlt
' t<JLI[L' l'h!Sf<Jll'l' hum:llnl·, C()J111lll' Hlll/111!!:1 rallU,:.!;l1Ítlljlll'-
ÍLII; duJJ< >11TrL , 211::;. Ptw. dl cr:tinrL· p~ur-i:·tn· d'ê·trl alk
 154 La perspective lzistorico-religieuse
trop loin (nem à l'égard de Huizinga, mais à l'égard de la reli-
giosité inspiratrice de jeux), Zunini cherche secours auprés d'un
importam théologien: « L\m des chapitres lcs plu:;; profonds du
line de Romano Guardini, L 'e.rpril de la litm,r,ie, est précisémem
consacré à la liturgie comme jeu, comme expression institution-
nalisée de la liberté et de la jubilation de l'homme denm Dieu »
(ibid.).
En conclusion, I' homo luden.r n' enleve rien à l' !Jomo rcl~fz,io.rN.r; il
l'enrichit même, puisque le second apparalt commc la condition
du premier. li s'agit !à de manipulations toujours possibles tant
qu'on parle de maniére acritique (je me référe à la critique his-
torique) de l'humanité (I' homo que! qu'il soit), de la religiosité,
de la civilisation. Sur !e plan d'une dés-historicisarion métho-
dique, ii n'est guére importam que l'humanité, la religiosité et la
civilisation qui reviennem dans le discours théologique ne cor-
respondem pas cxactement aux objectivations respectives for-
mulées en psychologie ou cn anthropologie. Le cas échéant, c'est
!e théologien lui-même qui se change en psychologuc et en
amhropologu_e : ce qu'a fait exemplairement Van der Leeuw,
pastcur de l'Eglise réformée hollandaise, quand avcc sa Phá'no-
mànologie der Rel{_!!,ion (Tübingen, 1933 ; [trad. fr. : La Re!zgion dam
.ron eJJenre et .re.r IJJanife.rtation.r: phénoméno!r{gie de la relz!!,ion, Payot,
Paris, 1955 - Kd.T.l), ii a voulu définir et ordonner l'objet
religieux en le sauvam de la documentation fragmentaire et en
le soustrayant aux interprétations psychologiques et anthropo-
logiques non religieusemem engagées. L'ouvrage eut un énorme
succés : traduit dans toutes les langues, il devim la référence
indispensable pour tous ceux qui ~ntendaient traiter de faits
religieux. Quant à l'auteur, il suffira de rappeler qu'il présida en
1950 le premier congrés d'histoire des religions de l'aprés-
guerre; et qu'à certe occasion fut fondée l'Association imerna-
tionale pour l'histoire des religions (L\1-IR), dom Van der Leeuw
de\·im le présidem.
4. Pour donner une idée de la façon dom l'hvpothésc de
1' IJomo rel<;z,iom.r a oriemé l'histoirc des religions, je soumettrai à
l'attemion du lectcur un passage de Van der Leeuw tiré de
L 'homo religiosus 155
i ;," 11•t!lf primitil e/ la rel~gion (tr. fr. : Presses uni\-crsitaircs de
] 1111 ,c, Paris, 1940, p. 194 -1\:.d.T.) et utilisé par Zunini:
, j ... ] l'hommc, c'cst-à-dirc lc Úomo rel{gio.rJ/.1', s'cst é\·eillé, ii est
\ 1 ,11, du sommcil de la Yic embryonnairc, indifférenciée, mais cela
,,,dcment pour Y être ramcné sans cesse. I ,'a!Tién-plan de fo11te reli-
~1r11; e.rt l'mzité dtt mjet e! de !'ob;et. de Dim d de 1'/wm!llt. !'idmtité primor-
d;l;/e e.'\·~gée ~ga!emen! comme idmtitéfinale ».
La religiosiré, veut dirc Van der Leemv, est le trair qui dis-
tingue l'homme des animaux; c'est une autre façon d'affirmer
que (( l'origin~ de la civilisation est religieuse ». ~fais qu'est-cc
qui Jéfinit cette autre façon? Assurément, ce n'est pas une quel-
mnqm autre façon. Il cst en effet significatif que !e devcnir-
hommc soit envisagé dans les termes d'un éveil, d'une sortie du
sommeil embryonnaire ; tout aussi significatif est l'accem mis
sur la vie embryonnaire "indifférenciée", en tant que commune
à toutes les espéces animales. Ce langage dérive de la loi biogé-
nétique fondamentale, qui considere le développement au stade
cmbyronnaire (ontogenése) comme une récapitulation du pro-
cessus évolutif de l'espéce (phylogenése). Chez Van der Lceuw,
la comparaison entre ontogenése et phylogenése n'a probablc-
ment qu'un sens tlguré, comme pour dire: l'homme deviem tcl
en se différenciant d'une animalité primordiale, c'est-à-dire d'un
état de nature qui, comme l'état embryonnairc, est commun à
r( >us les animaux. Mais le fait est que pour dire cela il a privilégié
h loi biogénétique énoncée (comme par hasard) par ce Ernst
H. Haeckel dont il nous faut mentionner lc nom pour la troi-
'il:me fois. Les théologiens - soit le "contournablc" Zunini, soit
!'''incontournable" Van der Leeuw - qui cherchent dans la
'C!ence un soutien de leur foi, tinissem donc par buter sur
! heckel comme cncombrant compagnon de route. Apparem-
1l1ent, ce n'est qu'une rencontre fugace, comme si la même routc
nait parcourue en des sens opposés par les théologiens et par
k sciemiste ; en réalité, les uns et l'autre vont dans le même
'ens : depuis la foi vers la science, ct ii importe peu qu 'i Is le
t tssent à des fins différemes (les uns pour confirmer la foi,
~'aurre pour la remplaccr par la science).
156 La JWrspectii'C lzisrorico-religieusc
\'an der Lccuw fair ~uinc le cummencement ''biogénétiyue"
par une formularion <.púm pourrait qualit1er de ''hiérogéné-
ti<.Jue'': ii explique commcnr l'lw!!!o. dn-cnu rei. c~t cn mê·me
tcmpc.; nli::io.r!tJ. Ln substance, ii dit ctci: 1'/Jol!lo est nl(!!,io.rliJ, clone
productcur de rcligion, à cause de l'anirancc qu'exerce sur !ui
sa précé·dcnte cundition cmbrnmnaire. \fais certe conditiun,
une fois que la rcrminologie biogénérique a été· abandonnée au
profit de la rermmologil' hié·rogénéti<-lue, changc de nom : elle
dcYÍent ''idcntité primordiak". Plus <-]UC d'un changement, ii
s'agit d\mc adaptatlon ,1]a situarion spécit1que de l'hommc <-]ui,
à la différcncc des aurres animaux, s'est détaché de la nature en
passam de la \·i e embrnmnaire à la \'Íe post-naralc. II s 'ensuit
qu'on supposc pour !ui une double idcnrité, celle ("primor-
dialc") anrérieure au détachement et cclle, posrérieure, ou ii
prcnd consciencc du détachcmenr ct se pose comme sujet dans
un proccssus d'objectiYation de la nature. La reconnaissance et
la réappropriation de l'"ielenriré primordiale" réclamenr l'expé-
riencc d'une ''uniré entre sujct ct objet", laquellc cst posée par
Van der Leeuw au "fondement de toute religion" ; mais dans
les religions eschatologi<-JUCS, la réappropriation est projetée dans
un avenir cxtramondain, ou l'"idcnrité primordialc" fera rctour
comme "idcntité finalc''.
\Iême si l'on admet le saut qualitatif effectué aYec le passage
de la biogcnese à la hiérogencse, on dirait le discours d\m posi-
ri,·isre, ou de toute façon d\m naturalistc, plus que d'un théo-
logicn. \fais ii n'cn est pas ainsi: c'cst toujours le théolc1gien
qui parle. Van der Leeuw et sa phénoménologie som en effct
eles produits de la théologic libérale protestante, celle cn quêre
d'un Dieu dom on peut faire l'cxpéricncc dam la nature
humainc, d'abord, plurôr yu'au rraYcrs des I~,crirurcs. Ricn
d'éwnnam, clone, ,1 ce <-JUC le thé·ologien lTYête la tcnuc du
naruralistc, puisquc l'en<.]uêtc natura]iqc (pcu importe qu'elle
soir biologique ou psychologic]Ue) concluir à la ckcom·crte
"scicnritl<.]Uc" de 1'/loll!li nl(::,io.m.r. C ne fo1s que 1'/Jr;!!H;
commc réalité bio-psychique a été dét1ni ou imposé. on peut
parlcr de rcligion er ele rcligions sans dc,·oir soumctrrc cerre
matié·rc à la criric1ue h1srorique.
L 'homo rclig1osus 157
1.n ré·sumé. l"'opé·ration" /Jomo rcli!!,iOJI!J sert a sau\-cg<uder
,,kc de 1\miciré· ct de la spécitlcité de l'expéricncc rcligieusc
, 11 cq au fondcment de la thé·ologic libé·ralc. File scrt ,1 cmpê-
il r lJllC cerre unicité et certe spé'Cit1ciré· se dissoh-cnr clans cc
, 1H s'occupc la rcchcrche histori<.JUC: cc yui est "culrurcl", au
cil' gé·né·riquc ct multiforme. Cela rn·icnr <Í dirc: la rcligion,
,·h,Iqut· rcligion, arreste l'cxisrcnce d\mc altéTiré tram;cendanr
l'hi~toire (sous-enrendu: la rransccndancc de Dieu). l'.n pré-
'Lncc ele ccttc . \lrériré (géntTalcmcnt a\·cc la majuscule, étant
d< >t111é· que !e mot cache Dieu), l'hommc cesse de faire de l'his-
roirc et f,lit de la religion. II exprime donc, fúr-ce sous eles
f, >nTles historiyues, son scnriment méra-historique de dépen- 1-
d,tncc de Dieu. Cela a éré dit claircment par Schlcicrmacher, l'un
eles péres fondateurs de la théologie libéralc, dans la premiere
moitié, du XIX siecle ; cent ans plus tard, cela est répété par\' an
der I ,ccuw, fondatcur de la phénoménologie religieuse, aycc eles
mots moins clairs (moins théologiqucs et plns psychologiques),
(]Uand il parle de l'attirance pour l'"identité primordiale" C]Ue
l'homme subit indépcndamment de sa Yolonté de sujct histo-
rt<.]Ue.
Or, pour libérer l'histoire eles religions de la "dépendance de
Di cu", ii a sufí1 de réfutcr Schleicrmachcr, qui était claircment
un thé·ologicn, non un historicn. i\Iais la libércr aussi eles
"d(:pcnda.lccs" ambigues, anhistoriques et parathéologiques,
'm cntécs par \' an der Lccuw et, en général, par le phénomé-
11< >iogismc, s 'est aYéré une emrcprise rien moins que simplc. En
t-ait, clam les études historico-religicuses, non seulcmcnt ces
"d(,pendanccs" n'ont pas été· éliminécs. mais om carrément pris
k ckssm à l'échclle mondiale et om marginalisé, Y compris en
l ulic, l'oricntation rigourcuscment historic]UC lléritée du magis-
lcrL· de Raffacle Pettazzoni. Dam un chapitrc, le sepriemc, de
'' >n linc .\!oria dei/c rel(~ioni : perrhf? ("aplcs, 19'""9), .\ngelo
l'lrelich a retracé l'bisrcmc de cew: marginalisation, en mémc
IL!1lps qu'il a hisroricisé lc phénomt:nologismc YaliK]UCLH, er cc
lcs tcrmcs suJ\'ants (p. 20H) :
 158 La perspective historico-religieuse
« D'une part, ii se présentait comme théoric1uement indépendant
ele conclitionnements rcligieux, de l'autre ii reconnaissait explicite-
ment une latitude importante aux facteurs historiques, ne faisant
rcmonter à la commune et universelle nature de !'!Jomo trl<giosm que
lcs racines ultimes (ct les plus génériques) de tout phénoméne reli-
gieux; mais l'apparcnte orientation la.ique (quand c'était lc cas)
n'était que le dégmsement commode d'une théologic sous-jacente
et la reconnaissance de l'historicité des différentes productions reli-
gieuscs n'était qu'une concession, dans !e but précis de soustraire
à l'histoire ces "racines ultimes'': 1'/wmo rel<giosus était là, éternel
- varié dans ses manifestations historiquement conditionnées, mais
identique et immuable créature de Dieu dans sa constance. »
5. La question de l' homo relzgiosus est apparue dans le discours
quand j'ai dú constater que ma façon de faire de l'histoire des
rcligions pouvait être, sinon rejetée, du moins isolée avec l'éti-
quette discriminatoire d"'anthropologie politique" (cf. .rupra,
p. 145). Discriminatoire par rapport à quoi? Par rapport à
l'orientation dominante, fondée sur la conviction de l'unicité et
de la spécificité de l'expérience religieuse, donc de son caractére
irréductible à la raison historique.
Mais si l'on peut admettre que la discrimination se justifie
pour distinguer mon "historicisme" de leur "phénoménolo-
gisme", on peut se demander pourquoi mon "historicisme" est
étiqueté "anthropologie politique", alors que leur "phénoméno-
logisme" devrait passer pour de l'histoire des religions. Tout cela
dépend d'une situation de fait (sinon de droit) que nous devons
nous contenter de relever sans la prétention de la juger, encore
moins de la transformer. Si cette situation existe, c'est qu'elle
est déjà historiquement justifiée. Il ne reste clone à l'historien,
pour ne pas courir le risque de devenir théologien, qu'à la définir
dans ses termes exacts afin qu'on en ait conscience et qu'on
évite d'être "vécu" par la situation au lieu de la vine.
Premier point : l'histoire des religions est une discipline qui
s'est appclée et qui s'appelle ainsi par pure convention et sans
implications méthodologiques d'ordre historique. Cela est si nai
qu'elle est née comme "science "et non comme "histoire" des
religions : Sàence oj Rel<~ion l'a appelée F. :\fax Müller
L 'homo religiosus 159
,-.,_2'\-l <)00), ]ui donnant ainsi sa premiére dénomination acadé-
1
\ • 1 J'Cni,·ersité d'Oxford; Sáence.r reli~ieu.re.r, telle est la
!11llll 1L ~,_ . . ., . '',~ .
dl. 11 nmination de la cmqtueme scctton de l Ecole prattque eles
h.tttres études de Paris, lorsqu'elle fut instituée en 1H86 pour
rLlllplaccr la Faculté de théologie de la Sorbonne, abolie certe
111 ~·me année. Ceci Yeut dire en substance : l'histoire eles reli-
,,1( ll1S est une discipline née pour répondre à des exigences
~~cicntistes" et non "historicistes". Il n'est donc pas étonnant
qu 'aujourd'hui, fút-ce sous le nom conventionnel d"'histoire des
rclicrions" elle continue à être mondialement pratiquée et reçue
ess~tiell:ment comme "science des religions ", donc pour
répondre aux mêmes exigences qui en ont favorisé et condi-
tionné la création. La situation actuelle est bien illustrée par le
cas de Mircea Eliade.
Celui-ci, dispam il y a quelques années, a été le plus connu,
le plus lu et le plus cité eles historiens eles religions de ces der-
niers temps. Il est l'auteur d'un célebre traité de phénoméno-
logie religieuse, auquel il a cependant donné le titre de Traité
d'hi.rtoire de.1 relzgiom. A l'Université de Chicago, il a fondé une
revue qui, ainsi qu'il le dit lui-même dans le premier numéro,
fait de la "science" et non de l'"histoire" des religions ; toute-
fois, certe revue s'appelle Hútory of Rel~gion.r. 1\ssurément, pour
Eliade l'expression "histoire eles religions" est purement
conventionnelle. Mais comment est-on arrivé à certe convemion
qu'un Eliade se croit obligé de respecter en raison de son carac-
tére ofticicl ? Somme toute, je suis tenté de dire qu'on y est
arrivé fortuitement, de toute façon sans la perspective de trans-
former la "science des religions" en une discipline historique,
étant donné qu'une telle transformation, de fait, ne s'est pas
produite.
Cela est arrivé à Paris en 1900. Cette année-là se tint !e pre-
mier congrés des spécialistes de la nouvelle discipline, et les
organisateurs l'appelérent Congrés d'histoire des religions. Ils
préférérent simplement certe expression, peut-être parce qu'elle
était foro-ée h
sur le modele de l'"histoire eles arts", une concep-
riem à l'ceuvre dans la culture française depuis l'E'mydopédie de
Diderot et d' Alembert. Depuis lors, chague congrés a été un
160 La pcrspcctil•e historico-rcligicusc
congré·~ cl'"hi~toirc eles rcligions", \ cumpris lc Congrcs cL-\ms-
rcrdam (1 <J.=iO), dcj;1 mcntionL' cr pr(·~ick par lc phénoménologuc
\'an dl'r Lc'Cm\·, congr(·s cl'oú csr 11L' l'organismc intcrnational
LJUC l'"histoirc eles rcligions'' a appclé ];;!cma!irmal .~Lr.r(Jrialio;; fór
!/11 f-Ji.r!on o( kel(!!/om (L\1-!R).
Pui~qu'il c11 cst ai11si, infomke scrait la prétemion d'cmpêchl'r
lc phénoménologuc de fairc de la phénomé11ologie rcligicuse
sous l'étiquette d'hisroire eles rcligions. En rcva11che, la préten-
tio11 clu phL·11oménologue - cn l'occurrencc, u11 disciplc
d'Eliadc- d'écarter de l'histoirc dcs rcligions officicllcs ccux qui
trm·ailleraicnr pour réduire la matiére religieusc à la matiére his-
toriquc sans re11ir compre de la dimensio11 méta-historique
(qu'elle soit psychologique ou métaphysiquc, peu importe) Cjue
le phénomé11ologisme leur attribue a priori - certe prétc11tion
11'est pas i11fo11dée. Elle n'est pas info11dée, parcc c1ue cet aprio-
risme 11e caractérise pas aujourd'hui une oricmatio11 particuliére
eles études, mais oriente statisticjucment route la discipline his-
torico-reiigieuse telle qu'elle est pratiquée ct reçue.
La question reste ouverte de san)ir s'il est currect de définir
"amhropologie politique" ma façon aberrante de faire de l'his-
toire eles rcligio11s. Passe encore pour lc "politique", comme je
l'ai dit plus haut (p. 145), mais 11011, naiment 11011, pour
l'"anthropologique", même si c'est trcs à la mode. Certe erreur
de jugement \'ient du fait que, du point de vuc de ceux qui
travaillent ave c l'hypothcse de I' bomo relz~io.rm, 011 présume que
l'historien tr<1\'aille, lui, avec l'hypothcse de !'homo polilim.r (!e zôon
politikon arisrorélicie11). Ceci est faux, car 11otre hisroire des reli-
gions, cellc qui se réclamc de Raffaele Pettazzoni, 11'a pas pour
but la recherche de e1ualités humai11es u11inTselles, ,1 sa\'Oir de
I'!JOmo que! qu'il soit, objet, e11 rc\·anche, de la recherche anthro~
pologique. ,,.,
6. Tmnc hypothése prcnant pour objct 1'/loll!o fo11ction11e
dans le champ des scicnces naturelles, 11011 dam celui eles
scie11ces hisroriques. Elle est toujours sig11e d'anrhropologie,
même qua11d 11om la trounms e11 philosophie, en psvchologic.
e11 soCiologie ou e11 éco11omie. Il s 'agn de ruure maniérc de
L 'homo rcligiosus 161
1, ,r 111 ubtions forgées sur lc mtKlc·lc du naruraliste Li11né, e1ui a
,, 1 L·ntitlejuemem fixt· la positio11 de l'homme da11s la nature:
, ,rdre des Primates, famillc des F-lominillac, gc11re Holllo, espécc
f /MJ!u .iii/JiCIIJ (la seule cspc'cc pour Linné, à laejucllc s'en som
, 11 , ,urccs d'autrcs, lcs formes humaines postérieures au tvpe
m;lndnralic11 (·ram réservées à respéce Hoi!IO .rapim.r).
I :n écunomie, 1'/JoJJJo oem;;o1Jiim.r a fait so11 apparino11. Il s'agit
,J'une absrractiu11 co11cepruellc imroduitc pour étlldier l'éco-
11, )mie c11 !'isolam de factcurs no11 étroitcment économicjues,
commc lcs facteurs politiques, rcligieux, muraux, etc. L'/Jomo
r1 1m;;r;;;;;á;.r serait lc type idéal du suiet qui ne poursuit que la
sarisfactio11 de ses imáêts propres, selem lc príncipe du profit
indi\'iduel avec leque! a tnlvaillé Adam Smith, 11é seize a11s seu-
kment a\·a11t Linné.
1\:aturellcment, le zôon politikon aristotélicie11 (que 110US
deYrio11s correctement imerpréter comme hoJJ!o .roriali.r) est
l'hn)(>thése de trcl\'ail c1ui gouvernc la sociologie, assurément pas
l'hi::;toriographie. 011 peut hentuellcment attribuer à la science
hi~toriquc l'hypothése d'u11 autre homo: l'!JOll!o{aber. Remarquons
cepc11dant que da11s ce cas il ne s'agit pas d'u11e expressio11
:;cientifique moderne, mais d'une locution proverbiale latine (par
c\.emple dam la semence attribuée à ;\ppius Claudim Caccus
(l' hcugle) : faber e.r! mae qNi.rqm fm1zmae), pour sig11ificr que
l'homme est l'anisa11 de son propre desri11. Justifiable est le
passage de l'histoire indivicluelle (mon propre desti11) à l'histoire
t< >ut court, d'uú ii suit que l'homme de,,ient ]e seul "artisan" de
l'histoire.
L'bistoric11 doit en effct partir de J'hyporhése que toute sa
matié:re est ré·ductiblc à des causes humaines ; mais il 11e lu1 cst
ras PL'rmis ele comidcrer commc une qualité humai11e le fait que
l'homme fasse l'histoire. La qualité humai11e, en cc cas, 11 'est pas
ia capacité de fairc l'histcme, mais bie11 la capacité de produirc ~
de la culture, à savoir d'imrituer u11 S\'stéme de valcurs par leque!
une poniun dun11éc du temps ct de J'cspacc eq rcndue ordo1111cT
u YÍ\ ablc. Qu 'e11suite la cu!ture soit J'objet de la rccherche his-
torieluc eq u11 autre cbcours : cela nc dépend pas de so11
cssence, cela dépe11d de 11otre façu11 occidc11talc d'ordo1111er k
 l62 La perspective historico-religieuse
temps ct ~'cspa~e dans lcs tcrmcs d'une histoirc et d'une géo-
1
graphle. Certe taçon semble, pour nous CJUÍ la ,-ivons, absol~e
et irrcmplaçablc (ou universclle) ; ellc est en réalité relative et
remplaçablc (ou spécifiguc) : on pcut démontrcr quand et
commem elle cst apparuc, et par quels chemins ellc est arrivée
i:1squ'à nous. Or cc qui nous intéresse ici, c'est uniquement Ie
tan que certaines cultures (apparcntécs) ont urilisé cc que nous
recc~:)n~ com~e document historiographiquc (toutc inscription
conhee a la memmrc) pour "cosmiciscr" le temps, en en fixam
des momems "mémorables", capables d'orienter au-delà des
t~rmes des. annualités récurrentes et des durées des générations
(Je parle d'mscriptions contemporaincs de l'événement, non de
tradirions, qu'elles soient orales ou écrites, lesquelles n'attestent
qu' elles-mêmes ).
L'historien peut donc aussi reconnaítre !e "sens de l'histoirc"
comme une qualité: non cependant comme une qualité généri-
quem:nt humaine, mais comme une qualité dcs cultures qui ont
donne un "sens", c'est-à-dire une valeur, au devenir historique.
En dehors de ces limites, on peut entendre, et on a cntendu
par homo faber la créativité comme qualité humaine attestée pa;
des productions matérielles et spirituelles. C'est par exemple le
p~mt de vue, plus naturaliste qu'historique, de G. Kraft (Der
Lrmen.rch a!.r Schópfer, Berlin, 1942), qui déduisait la spiritualité de
l'homme préhistorique des ourils que celui-ci s'est donnés.
II est problé~~tique de vouloir parler de spiritualité à partir
des vesnges prehlstonques : on risque de lcur attribuer notre
":piritual.ité". Pl~s. pro~Jlématiq~e encore est le fait de parler
d une relig10n preh1stonque, ma1s cela n'a pas empêché certains
de soutenir cette thése. Au chapitre suivant, nous illustrerons et
jugerons ce rype de tentatives.
IX
Le monothéisme primordial
1. II existe trois procédés pour "récupérer" une religion pré-
historique, tous trois fondés sur un postular propre: a) on pré-
sente comme aliam de soi l'hypothése de 1' homo rel{2,io.ru.r; /J) on
présuppose une continuité, dans ccrtaines régions, entre pro-
duction préhistorique ct production historique ; 1) on prétend
qu'il existe une affinité culturelle entre les "primitifs" toujours
\·ivants et les peuples de la préhistoire.
j\;"ous avons parlé au chapitre précédent de l'homo relz!!/o.ru.r:
'\'ous ajoutons maintenam que lorsqu'on est convaincu que la
religiosité est une qualité inhérente à l'homme, ii n'y a plus qu'un
pas à franchir pour imerpréter des vestiges préhistoriques non
manifestement utilitaires comme des signes d'une religion pri-
mordiale, des preuves concretes de la religiosité de l'homme de
la préhistoire. Dans cet ordre d'idées religicuscment condition-
nées, tout peut arriYer: y compris que le paléo-ethnologue, se
fiam à 1' homo relzgio.rtl.r défini par l'anthropologue, interprete dans
une perspective religieuse certains vestiges préhistoriques, et
puis que, pour sa part, l'anthropologue produise ces interpréta-
nuns comme des preuves d'une religiosité humaine perpétuelle.
La possibilité de postuler pour certaines régions une comi-
nuiré entre production préhistorique ct production historique
cst vaguement tributaire de la théorie des ·'cycles culturels", les
f.:.!ilturkrei.re gráce auxguels B. é\nkermann (1859-191 S) et
I·. Gr;ibner (1887 -1934) ont proposé de elas ser les cultures eth-
 164 La J>cr.\fWClil't' hiswrico-religieu\e
11< >logicjuc~ en k~ rc_~.':r< >upam dan~ ck .:.2:rande~ uni ré·~ formellc~,
<lll liL·u ele k~ ranger dan~ de~ ~rade~ c·\olurif~ ú la f<H;<>l1 de
Lunhn >pol< '.:!i c hriranntcllil. !I v; r imp< ,~~ihlc de donncr en Ljucl-
'luc~ li,L>:ne~ une iL!l-c mênK ~ommairL· de la rhé·<>ric· de~ "C\ck~
culrurL·I<' u de~ :tcc1ui~ c1u 'c·lk <t f< >urni~ <Í l'crhnolo.:.!:IL' . II nou~
~uft]ra icÍ Lk rcJncr J'u~agc \C< JlTCCl <JU ÍllCOffCCl, j'l'Ll importe)
Llui u1 :t êré· fair u1 p<tlêo-erhnol< >,:.ri e Ljuand. c< >mm e Lhn~ lc cas
de Johanncs \faringn l]Ui 11< >Us 'cn·ira Lfe"cmpk. on cn a dé·duir
une C< >minuiré· culrurc·lk cmrc Jc, chasscurs clu pab >iithKJUC u
lc~ cha~~cur~ acrueb de la rê·gion ~ub-arcric]ue, c·r cc ~ur la b:tsc
du trancmenr de~ o~ longs de l'ours.
II \. :1 en rn·anche une tcntatin:- qui esr cffecti\·ement et non
Yagucment tribu tairc de J'anthrupologic L'YO]utiunn I~ te bri tan-
niCJUC: Ll tentarin· de coniecturn la culrurc, ct clone au,si b
rcligion, de l'hommc prêhisroriquc cn se scn·anr de donnc'Cs et
facteur' propres dcs pcupks dits '·primirif<' (pri~ C<>mmc un
u1scmblc), commc si ccs dnnicrs êtaicnt en Cjuclque ~c>rtc de~
fo,~ik,. Le rcrmc mê·mc de ''primirifs", c1ui remplaça dans k
l:tngage technicjuc anthropologÍ<.jue celui de "~all\· agcs", dêri\·a
de la rhc~c :tffirmant Lju'ib rcprê·scnctienr h façon de \·inc de
l'h<>mmc primordial, de l'hommL· de la préhi~roirc. C'cst une
tlwsc ljUC l.dward Burncrr '_I'ylor, lc chcf de tlk de l'anrhropo-
logie hrirannÍcjuc. formula ~cicnritlqucmenr cr c"posa lors cfun
congré·s d'archéologic préhistoric]UC qui se dé·roula ú :\:on,·ich
en lo(JM : sa communicnion érair inritukc '] /Je Cr,ndi//()1/J r,i Pn~-
/Ji.r!oric kacc.r. a.r /;;j!';Ted /mm 0/J.rm·,ltionJ olj\fodm; Trilwr. . Lt d< mnéc l 'm;o;;o!/Jci.rll!lt.r lJUÍ caractériscrait lcs cultures rcmon-
:\:om fcrons quclque~ lT111<1rCJUC5 sur la rL·cupéTation dcs reli-
giom préhisroric1ucs duc à _lohannes \laringcr, un pako-erhno-
loguc hollandais l]UÍ pour p:tnTnir à ses fins s'csr serYi cks trois
pwcccks énonccs au débur de cc chapirrc. II c~sr supertlu de
S<JLdigncr
(_
CJU.il <a:.rit
'
d\m chncheur rcli<>icu;.emcnt
0
crw;lot·
,"-.. :-..'
plu'
c1uc condirionné: ~on rec<JLtrs :1 1'/ir!;;;r; nli~:oJ!t.•' comme insrru-
nwnr de rcchcrche suftlr :1 lc prouH·r. \faj.., \laringcr se dtt cn
outrc di~cipk du pL-rc· \\.ilhclm Sclm11llt, l'erhnologuc l]Ul a é·la-
h< >ré· l:t rhé·sc du mon< >théismc primordial (I ·m;o;;o/llci.illl!t.r) : une
rhé·sc· l]Ui adhL·rc parfaircnwnr à la rl:·\'l-Lui< >11 de Dieu ú .\dam,
l'hommc primordial dans l'abs<>lu si l'un <cn ricnr au récir
Lc nwnorhéismc erimordial 165
i hlique. \l:uingL·r. nous k \·crr<ms. tinir ]l:tr tr<>UHT Dieu dan~
1,, \ Lsnges pré·hist<>riL]Ues; cela aussi csr npic]uc d'un cliscipk
,_ 1 ,,·rc Schmidr : si la premiLTL' f< >rnll' de rcli.L>:J< >11 pr:ttil]UL'l' p:tr
1
:'h 111 1 J:tnllL' fur monorhcis te, k pako-nhnologuc doi! rroll\cr dcs
, r.:c', du "dint unic]UC" dans lcs culrurcs prê·hisruriques. \Llls
l" .ur nKrtrc en pranc1uc cc'ttL' néccssirc rht·oriquc imposce par
;.[ ~"'i!I,J!r;//,,·i.i;;;;u, \!aringcr- nous \'UTons aussi cL·t aspcct- a
,iC1 tlL' pa~ ob"T\Tr une normc du \lairrc au ~uicr de la posst-
]11]1tl d\ttiliscr cn paléu-crhnologic k~ :lCCJUÍ~ cthnologic]ues: il
l't 1mcrdir de" se su,·ir ú discrction de donnccs crhnologiques
,k 11 'importe cluclk é·poquc, pour Illustrcr et inrégrcr un \·esnge
préhisroric]ue, comme lc fa1sait l'ethnolope L'\Olurionnistc
•1ujourd'hui dép:tsséc >>. Ccs mots - CJUC ~Iaringer cite p. 20 de
'< >!l l!nc I J n~li'!,ir;;;i de!l'dá de/la pidra i11 F:11mpa (Turin. 196( i :
trad. italicnne d'un oun-age de 19=i2) -, le pl-rc Schmidt lcs a
pron< >ncé·s lo r~ d\me contercncc de 1 9-+ 1 inri ruléc "La cullabu-
r:tti< >11 de l'cthnologic cr de la préhistoirc pour la clarification de
l'lmt<Jirc la plus anciennc ck l'humanirc". \[aringcr n'a pas
, >bscn é· ccs paroles, puisquc, pour dcduirc la rcligiosité de
i'h<>mmc prchistoricjue, il s'csr st.T\·i amsi du proci·dé· indic]ué· au
]'< >tllt (. \[ais ii aurait de toutc façon pu lcs obscr\-cr. _!!râcc Ú
une pré·cision c1ui, de façon inrcnrionnclle, a remiu la normc
mr >Ins intlc;;iblc. l :n cffct. k pcre Schmidr n'a pas parlé de
"donnéc~ cthnologi<.jucs". un point c'est tout, mais a ajouté ''de
!l.llllportc Cjucllc épm]uc", cc c1ui qm]air dirc: à 1\·"ceprion de
'.lllt, sclun !ui. :1la périodc la plus rcculéc de l'histOirc humaine.
2. Pour donncr une idce de la façon dom la rc·chcrche ou,
''llut". l'inrcrprétation p~lléo-uhn<>l<>gic]UC de J \[aring:cr cst
• •nLtlttT par la ccnirudc aprioriste d\mc rcligiusiré· uni\crscllc-
:tlliH humainc, ic cirer:ti deu" passage~ signitlcarifs. <Ju'il soa
ci:m Lllll' jc me ser' de \fanngcr. commc jc me suis scrYi au
l h:'j'ltl"L" pré·cê·dcnr de /.unini, pour illusrrcr rour un !!!r;dll.i opc-
rn;di rré·s rcp<tndu d:m~ lcs (·rudes hisr< >rico-religieuscs. et non
]'< >ur c"crccr une cririquL· sur k~ rra\·:w" de ces deu" <tureurs,
ctuc ll' n ·ai mi~ en c1u~c· CJUC de f:tçon :tccidenrcllc ; cn cffcr,
166
i'aura!~
La perspective historico-religieuse
pu rccourir à d'autrcs autcurs tout aussi et memc plus
r Le monothéisme primordial
rcpréscntatifs.
\faringcr écrit p. 2:) de son line I 1 reli~irmi dcll'e!tÍ de/la pit'lm:
<< Jusqu'~1 présent, la préhistoire a assurément insisté de façon
prépondérante sur l'étude de la ci\·ilisation matéricllc. Lcs
sources, ii est Yrai, ne changent pas ; nnis la recherche contem-
poraine éprmt\·e !c plus grand intérêt pour lcs ljUCstions sociales
et spirituellcs, et notamment pour les problémes religieux. » ( )n
notera la gradation qui fait passer du "social", ncutre - aujour-
d'hui présent dans toutes sortes d'études et réunissant croyants
et incroyams - au ''spirituel", qui pri\·ilégie, dans lc cadre du
"social", l'orientation antimatérialistc, pu is au "religieux", qui,
dans le cadre du "spiritucl", distingue !e croyant de l'incroyant.
\fais que veut dire parler de problêmes religicux gue l'étude des
YCstigcs préhistorigues devrait résoudre ? Cela vcut dirc
répondre au probkme de l'cxistence de Dicu, en en chcrchant
les prem-es partout ou c'est possible ; dans lc cas précis, jusque
dans la préhistoire.
Dans l'ouvrage collectif Storia dei/e rel(gioni (6' éd., l'TET,
Turin, 1970, t. I, p. 175), \faringcr écrit: « L'existencc d'une \'ie
religieuse à l'épogue préhistorique cst incontestable. l\:ous dis-
posons désormais d'un trés granel nombre de \·estigcs cn tout
genre [.... ] qui témoigncnt de l'existence d'un monde rcligicux.
.\ travcrs les millénaires, la religiosité préhistorique nous a laissé
cn eux sa marque.» Qu'est-ce qui donne à \faringcr une rclle
certitudc? Nous serions rcnté de dirc : la foi. \fais lui prétcnd
tircr certe ccrtitudc de l'objct même de la recherche palé·o-
cthnologique, en tant qu'cllc est menéc sclon la méthode scicn-
tifique (une fois de plus, la "sciencc" remplace la ·'foi").
En fair, la méthode scientifiquc adopréc par \faringer consiste
cn une opération plurôr élémcntaire qui nc réclame pas de titres
uni\Trsitaires : il se proposc de décounir dans cc monde disparu
quelque chose qui est lié, dans notre monde, à la religion. II le
tromT par exemple, a\TC une certainc désinvolture, dans les
nombrcux n·stiges funéraires, en préscncc desqueb ii se scnt
autorisé à affirmer : « II cst cenain que les primitifs croYaiem en
une sun~ie des morts >> (Le rel~~ioni dell'etá de/la pil'lra, op. cit., p. 54).
Objecm-cmem, lcs sépulturcs n'attcstem rien d'autre que le
l67
1
r,útemcm d'un cada\Te. ~ous ne sanms rien et nous ne sau-
riJns jamais rien sur l'élaboration conccptuelle de ce traitcmem;
chacun e~t relati\Tmem librc de se la configurer commc il pré-
férc. c'est~à-dirc en foncrion de ses propres certitudes ou de ses
propres doures cn fait de dcstin outrc-tombe. Jc parle d'une
Jiberté relati\T, car il faut tenir compre dans chaque cas du
conditionncment fourni par LJne ''représemation collecti,·e" de
Lt mortaliré humaine à rceunc dans une culture donnée, un
~vstéme de valcurs donné, et non partout avcc les mêmes cffets.
. En fonction de cela, il nc reste au paléo-cthnologue gu'à
broder sur des détails comme les évenntcls objets funéraires ct,
surtout, sur la position du cadavre. Yoici commem \laringer
brode (op. cit., p. S.S) : << Les postures dans lesquelles les cadavres
se rrouvent som~ent, à san)ir la position habitucllcmem adoptée
pendam lc sommeil, font pcnser qu'on ,~oyait dans la mort une
espêce de sommeil. Il est diffi.cile d'établir si ce sommeil était
conçu sculement commc une phasc transitoire apres laquellc on
:mendait un réveil dans un autre monde.» C'est "difficile", mais
.\[aringer ]'insinue quand même.
Les insinuations servem à empêcher de tircr dcs conclusions
du fait que, comme ;\[aringer est obligé de le reconnaitrc (ihid.),
'' ,1 partir dcs découvertes on nc peut en, aucune façon affirmer
Lju'il y avait aussi une croyance en un Etre divin, en un juge-
menr, une rémunération du bien ct du mal». En d'autres
termes : si ccs vestiges sont muets, ils lc sont pour cc qui
concerne aussi bicn l'absencc que la présence d'une e\-emuellc
cschatologic liée à la croyance en Dieu (cc qu'est l'cschatologie
chréticnne) ; cette eschatologie, ii est impossiblc de l'admettre,
mars ii est égalcment impossible de la nier.
Puisqu'il est impossiblc de retrouHr lc Dieu des pcuples pré-
hrstoriques à partirdes \Tstiges funéraires humains, .\faringer se
soucic de !e rctrom'Cr - chose cssenticllc pour une recherche
'>ricnr•:e par la thése du ''monothéisme primordial" - cn recou-
ranr aux \Tstiges "funéraircs" animaux (dépt')tS d'os eles animam;
chassés). C'est un joli saut qualitatif, mais que :\laringer cxécutc
.t\ ec une cxtrêmc facilité ; i] dit que « lcs chasscurs de l'ours des
168 La perspecti1·e lzistorico-religicuse
cn-crncs de la dcrnicre pcriodc glaciairc arrestem leur crO\·ance
en Dieu au mmTn du sacrifice clu cráne ct dcs os longs de lcur
principal objct de chasse >> (pp. 7 9 sc1.). Ft ceei csr nai, pour
lui, parcc que les acrucb chasseurs arctiC]UCS de l'uurs r(·serYcnt
un rraircmcnt scmblablc au" os longs ct aLE cr:u1es de cet
animal, et croiem cn mê·mc rcmps cn un "Dicu suprêmc", du
moins selon l'ethnologie de l'L-m;o;wt/Jei.I!!!W. Soulignons que la
relarion entre cc rraircmcnr eles os de l'ours (ct aussi d'autres
aninuu") et l'é\·entuclle crmance cn un "Dieu suprêmc'', e"iste
rout emiérc chns l'esprir de ~Iaringer, non dans les faits. Du
reste, la possibiliré· d'imcrpréter le traitement eles os dcs animaux
chassés daw; lcs tcrmes d\m sacrifice, de même CJUC le caractére
primordial de l'idée de Dicu clans les culrures de la zonc sub-
arctique, n'existcnt pas non plus dans lcs faits.
3. Toute la construction de ~faringer exige que la déposition
des os eles animau" chassés soit interprétée comme un sacrifice,
dans le sens cl'une dé\·olution ou d'un rcnoncement de cette
partic du gibier au profit du Dieu primordial. A ceux qui objec-
tcraient c1u'ainsi faisant on offrirait C]uclque chuse d'imman-
geable, ~Iaringer répond : l'objet de la v(·ritablc "oblation" est
quclque chosc de mangeable, ú saYoir la moelle eles os et le
cerveau contenu dans !c crànc ; par conséquent, « lcs os jouent
seulement le rfllc de contenants, nous sommes tenté de dire de
vases, du sacrifice » (p. 74). ,\u dcmeurant, I\faringer ~·en tient
stricrcmem Ú l'enseignement du pére Scl1midt, qui «a affirmé
maintcs fois que l'offrande de la tê-te, du cránc et eles os longs
comtirue, dans la culturc arctique primitiYe, un sacrifice à l'}~rre
suprêmc » (p. 7S).
Quand ce n'esr pas lc pére Schmidt qui conforte \Iaringer
dans sem emreprise, c'cst im'ariablcment quelquc schmidtien
conYaincu, par exemplc . \. Gahs, qui a écrit sur "lc sacrifice du
cràne ct des os lungs chez les peuplcs de la cueillette" ("Sclüdel-
und Langcknochenopfer be1 Renticrúilker'') clans un recuei!
d'hommages au perc Schmidr (FeJ/.Ic/wijt p rr··. Sd)))lidt, \'iennc,
1928). a précisément omTrt la voie à \!aringer cn n:leYant eles
concordances entre le trairemcnt eles os eles <Hll111<lll:\ chez lcs
Le monothéisme primordial 169
chasscurs actueis et les \Tstiges des Cl\Ttncs alpines. Ln ourrc,
tidC:·lc ;1 l'cmeignement du pere Schmidt, il a remédié au fait que
cL·s chasseurs offraienr éYcnruellemcnt lcs os clu gibier à un
~ci,e2,ncur eles animaux en affirmam que certe figure est plus
rccL·ntc LJUe celle de l'Êtrc suprê·me, dom elle se serait détacht'C
c< ll11111e la parti c d\111 tout ; d'oú la tbésc que le Seigneur eles
;~nimaux nc scrait que l'attestation panielle d'un (~rre suprêmc
originei, cet f~tre suprême que les peuplcs préhistoric]ucs actifs
,n ant de s'cn ''détacher'' connaissaient dans sa plénitude, réali-
sant ainsi le monothéisme primordial coniecturé par lc pere
Schmidt.
C )n nc doit pas s'étonner de pareilles élucubrations : elles som
la tare origincllc de la discipline hisrorico-religieuse. En effet,
l'histoirc eles rcligions s'est exercée, dcpuis sa naissance jusc1u'à
nos jours, en classam eles figures '\li,·ines" ou "mythiques",
pour con]ecturer ensuite eles déYeloppements, rapports,
intlucnccs, etc., dam l'idée de fournir une dimension historique
aux classifications phénoménologiques. Quam au matériel à
classer, il a (~té fourni par la recherche sur lc terrain, qu'il s'agisse
ele la rechcrchc occasionnellc de Yoyageurs et missionnaires, ou
de la recherche institutionnelle des ethnologues : une recherche
,l'.L:nérakment conditionnée par notre idée de la religion, clone
portée à attribuer à d'aurres cultures eles crovances semblablcs
a cclles qui som actiYes dans notre culture. Pour dire les choses
d\TC Cno llat>;a: << Jl est probable que l'intcrrogateur retrouve
sur lcs lévres de ses inrerlocuteurs l'écho de ses propres opi-
lllons. >> Cno HarYa a écrit ceei à propos, justemcnt, du traite-
mcnr eles os de l'ours, p. _)()_) de son line I11 trjm;.rentation.l
&.rpcupkr altaiqmJ (Paris, 1959), mettanr en garde contrc
l:t tcndance à imerpréter le tout comme un sacrifice au ''g(~nie
ck la forêr'' (celui que la tcrminologie hisrorico-rcligieuse a classé
'< >us lc num ele Seigneur eles animaux). Commc ext:mplc de certe
>cnd:mcc, il rapporrc !c cas de R. \faak, un aureur russe du siecle
clcrnicr, CJUÍ par;int à exrorquer aux Toungouses, « aprés des
,Jc.mandes rcpétées ct imistanres >>, qu'il s'agissait d'offrandes au
.c.:é·ni<: de la forêt. Quand lcs Toungouscs comprircnt quclk genre
ck réponse on attendait d'eux, ils la fournircnt pro /Juno paci.l et
170 La perspective historico-religieuse
en signe de courtoisie, comme fair en général l'indigene soumis
à la pression des questions orientées de l'Européen.
Re\Tnons à ;..[aringer. 11 aurait pu se contenter de la solurion
la plus simple et la plus reçue du probkme posé par lc traite-
ment des os longs (mais parfois de tous les os) du gibier, et non
pas seulcmenr de l'ours. Il s'agirait d'un rire de chasse, à sa,-oir
d'une des nombreuses pratiques qui ont été instituées pour
garantir le succes de la chasse; en l'occurrence, !e but consiste-
rait à établir un rapport optimal entre le chasseur et !'animal
chassé, ou, si l'on préfere, entre la "culture" de chasse et la
"nature" représentée par le gibier. Pour atteindre ce but, le choix
de l'ours ou d'os particuliers est typiquement culturel; c'est une
"figure de l'imagination", une synecdoque, dirons-nous, au
moyen de laquelle le rire de chasse se donne comme obiet une
partie représentant lc tout : les os longs pour tour !'animal, l'ours
pour tour le gibier. :\fais ceei ne pouvait pas suffire à :\:Iaringer,
car son probleme n'était pas le traitement des os du gibier, mais
bien l'interprétation de ce traitement comme preuve de l'exis-
tence de Dieu. C'est ainsi que le rire de chasse devient pour lui
un sacritlce ; le sacritlce suppose un destinataire et, pour le rôle
du destinataire, il est possible de faire appel à Dieu. l'ne fois
cette possibilité construire avec diligence, il ne restait plus à
\faringer qu'à attribuer la notion de Dieu aux chasseurs préhis-
toriques, bien qu'elle soit objectivement privée de relation avec
le traitement des os de l'ours des cavernes. Ce traitement ne lui
sert qu'à affirmer qu'il y a une cominuité entre la culture des
chasseurs préhistoriques et les cultures historiques de la région
sibérienne ; puis, au nom de cette soi-disant continuité cultu-
relle, ;\faringer se croit autorisé à attribuer aux chasseurs du
paléolithique la notion de Dieu attestée chez les populations
actuelles de la Sibérie. Pour la logique du monothéisme primor-
dial, ce discours ne fait pas un pli; mais si l'on soumet à la
critique historique la notion de Dieu chez les Sibériens, les
choses changent considérablement.
4. Exercer la critique historique sur les témoignages de la
notion de Dieu chez lcs peuples sibériens, cela \'eut dire tenir
Le monothéisme primordial 171
'· . ,111 pte de lcur acculturation. \u fil des millénaires, ces peuples
11 r en effet subi toutes sortes d'int1uences culturelles. Indé-
: 1.1hk est la diffusion du monothéisme chez les ;\fongols, qui
, l!lt emprunré à des manichéens, nestoriens et musulmans.
1, lllt aussi indéniable est le fait que l'on a donné au dieu de ce
·· monothéisme", en plusieurs régions, un nom déri,-é du perse
( Jrmuzd ("\hura \hzda), qui est devenu Khurmusta ou Khor-
111uzda chez les \[ongols, les Kalmouks et les Bouriates, et Kur-
hustan chez les Tatars de l'Altai. Puisqu'il en est ainsi, il est
permis de douter du caractere originellement sibérien de la
notion de Dieu, n'en déplaise aux chercheurs du monothéisme
primordial, y compris dans les cas ou l'on peut parler de tout,
~auf, précisément, de "primordialité".
"\u nombre eles témoignages de cette notion de Dieu, on
rrouve le récit du "péché originel" circulant parmi des popula-
tions du sud de la Sibérie, tel qu'il a été recueilli par le Russe
\'\. Radloff à la fin du siécle dernier et reproduit dans le livre
d T no Harva (p. 88) précédemment cité. Di eu crée un arbre à
neuf branches, puis crée l'homme et la femme. Il leur donne la
permission de manger lcs fruits des cinq branches tournées vers
l'orient, mais leur interdit de manger ceux des quatre branches
rournées \'ers l'occident. Il fait garder l'arbre par un chien et un
-;erpent, auxquels il ordonne de tenir éloignés les hommes des
branches interdites et de chasser à coups de morsures le diable
au cas ou il s'approcherait de l'arbre. Or le diable s'approche,
mais il est invisible et échappe ainsi à la vigilance du chien. Il
pénétre dans le corps du scrpent, grimpe à l'arbre et cueille un
fruir des branches interdites. Puis ii incite la femme et, à travers
dle, l'homme à le mangcr. Ce fut à cause de cette transgression
lJUe lc couplc primitif perdit les poils qui, avant, poussaient drus
sur le corps de l'homme et de la femme. Voici pourquoi
l'homme, à la différence des animaux, n'a plus de fourrure pour
se défendre conrre le froid et les maladies.
11 ne fait pas de doure qu'il s'agit d'une libre élaboration du
recit biblique ; mais, loin d'attester une notion originelle de
Dieu, elle est lc signe d'une acculturation religieuse superficielle.
:\aturellement, '"superficiellc" de notre point de \-ue, dans la
 172 La perspecti1·e historico-religicuse
me~ure ou la \Trsion sibb·ienne parle de la perte des poils et
non de ce que les théologicns appdlcnt lcs ''dons pracrernaru-
reb" (l'immortalité. la liberte p<H rapport à la concupisccnce ct
ú la souffrance, etc.). 1,e fait cst ccpcndant que l'abscnce de poils
a été· intcrpré·réc dans toutc r \si c scptcntrionalc commc un
signe forremc.::nt cxprcssif de la condition humainc, c< >mpar(·e a
la condition des animaux ú fuurrure non exposés commc.::
l'hommc aux rigucurs du froid sub-arctic1ue ct, cn général, conti-
nental. Du reste, le récit biblique, loin de l'exclure. fan>risc au
contraire l'interprétation sibéric.::nnc sous lc signc du poil ; en
effet, .\dam er F~Yc, aprés avoir mangé le fruir interdit, « connu-
rem qu'ils étaiem nus >> (Gn 3,7), et Dieu, aprés les avoir punis
ct apres an>ir fi:xé sur cu:x la condition humaine, « fit à l'homme
et à sa femme eles tuniqucs de peau et les en vétit >> (Gn 3,21).
La Yariante du diablc qui entre dans le corps du serpcnt n'est
pas imputable au:x Sibériens; c'cst une interprétation théolo-
gique du récit bibliquc, oú l'on ne parle que du serpent et oú il
n 'y a pas trace du diable ; mais c' est précisément la Yersion de
ceux qui ont chcrché ú christianiscr (ou à islamiser) les peuples
de la Sibéric. Sibérien est en reYanche l'ajour du chien au ser-
pent. C'est un ajout qui se justifie sous le "signe du poil"; en
eHer, !e chien est lc protagoniste de certains mythes étiologiques
sur la perte du poil par l'homme. Par c:xemple, les Bouriates
racontaient que lc chicn (privé de poils) avait éré chargé· par
Dieu (mais un Dieu appclé Burkhan, à savoir lc Bouddha) de
veiller sur J'hommc (pourn1 de poils); mais lc diable était
ensuire parvenu à cracher sur le chien et sur l'homme, faisant
ainsi pousscr eles poiJs sur lc peau du chien ct faisant perdre à
l'homme sa fourrure (l'. !larva, op. á!., pp. H4 sq.).
L'arbre à ncuf branches csr une inrerprt,tation sib(Tienne du
biblique "arbre de la connaissancc du b1cn et du mal''. Le bien
er !e mal ont éré ubjectiYés respcctiYement dans cinq branches
rournées nTs l'est et dans CJUatre branches rournécs vers l'ouest.
L'objecti\·arion répond à la difficulté - du reste plus que jusri-
t1ée - d'admenre qu 'une connaissance "éthique" de ce qui est
bicn et de ce qui cst mal puissc êrrc acquise cn mangcant les
fruits d'un arbrc donné. D'oú l'intcrprétation sibéncnne, qui
Lc monothéisme primordial 173
, ·.lj'j'lllt' SllfJ'arbrc pJus COI1Crctemenr CJUC nos e:xcgetes et ljUi
I:!:l plus ''éthiquement" l'inrcrdiction de Dicu : ccrraim fruits
t >Ilf du bien, d'autres font du mal. Quand Dicu a intcrdit les
1
' l e< 1nds, il I' a fair pour protégcr l'homme, ct non pour se pro-
iL,c.':cr lui-ml:·me comme l'cxpliquc la Biblc. r:ram donné ljUe !e
JlLll1:!:Cablc ct l'immangcable .v sont contenus dans un mêmc
~ \..
.trhrc, cctte intcrprt·tation se passe dcs autrcs arbres aux fruits
c< msommables dont la Bible a bcsoin pour la cumparaison avec
l'"arbrc de la connaissancc". Seulc une enquête spécifiquc pour-
rair nous informer du nombrc global eles branches de l'arbrc
sihéricn ct de l'opposition entre le bien, représent(· par le cinq
cr par l'cst, et le mal, rcprésenté par lc quatre et par l'ouest.
Toutefois, la né-cessité d'une pareille rcchcrchc détailléc ne
dcnait pas détourncr l'attcnrion d'un acquis historique limi-
naire : de même que nous chcrchons à réduire eles faits d'autres
culturcs à nos propres catégories, ainsi les Sibériens ont réduit
ú ]'une de leurs catégories l'arbre édénique de notre culture ; par
c:xemple à la catégorie eles arbres cosmiques qui mcrrent en
communication cicl, terre, et "sous-sol". Toujours à titre
d'e:xcmple et sans la prétention d'expliquer la transformation de
l':ubre édénique en un arbre à neuf branches, je rappellcrai
c1u'une légendc sibériennc parle d'un méleze à neuf branches
qui se dresse dans l'autrc monde ct qui a été créé quand le ciel
cr la tcrre furent créés (C. I-larYa, op. àt., p. 53).
S. L'illusion de trouver eles traces d\me rcligion originelle de
l'humanité chez les chasseurs sub-arctiqucs Yiem de l'idée pré-
construire que ccux-ci, isolés du reste du monde, ont conservé
ia culrurc du paléolithique. "\jouter à cc préjugé celui de l'!IO!Jto
n"l(:;io.rttJ et cclui du monothéismc primordial, c'est rcnoncer à
une recherche scicmit1quc séTieuse pour s'abandonncr à une
~1mple classification fonclé~c surdes critercs tout à fair arbirraires.
\Tais hcurcuscmcnt, il \ a aussi ccu:x qui nc se sont pas laissé
cnrraíner par les préju,gé~ ct classit1carions arbitraires ; pour le
sujcr qui nous occupc, c'est lc cas de l'illusrrc cthnologue ,\]fred
I-. kroeber.
Dans un article sur « J,a culture des chasscurs indiens nord-
174 La perspective historico-religieuse
onentaux de 1'.\mérique septentrionale », pam dans l'omTage
collectif 1\Ian in "\'orthea.rtern Sotth _1mnica (sous la dir. de
F. Johnson, Andcwer, 1946), j.:\L Cooper, un éléve de Kroeber,
a vu dans le traitement des os de l'ours et dans la scapulomancie
deux traits culturels qui réunissent les populations arctiques et
sub-arctiques, depuis l'Amérique septentrionale jusc1u'à la ta.iga
eurasiatique. On donne le nom de "scapulomancie" à une pra-
tique divinatoire qui consiste à !ire, comme s'il s'agissait d'une
écriture, les fentes qui se forment sur un os plat (l'omoplate,
précisémcnt) d'animal exposé au feu. Kroeber, à bon droit, a
aHirmé que la scapulomancie n'est pas née chez les chasseurs
sub-arctiques, mais leur est arrivée par la Chine, ou la pratique
est apparue sous la dynastie Shang (Anthropolqg;·, 2' éd., New
York, 1948, p. 477). Je dis à bon droit, et ce pour trois raisons
au moins : 1) l'idée de pouvoir lire des signes provoques par le
feu ne peut naitre que là oú l'on connait déjà l'écriture ; 2) la
plus ancienne trace de scapulomancie est celle de Chine et
remonte à au moins 3 SOO ans ; la pratique a donc eu le temps
de se répandre jusqu'aux lointaines régions arctiques et sub-
arctiques ; 3) de nombreux éléments attestent la diffusion de la
culture chinoise d.ans la zone sibérienne, dont un élément par-
ticuliérement signitl.catif pour notre propos : dans la plupart eles
langues alta"iques, le terme employé pour dire "d.ieu" (!e~gti chez
les :\Iongols et les Kalmouks, te~r!pi chez les Bouriates, tangara
chez les Y akoutes, etc) d.érive d.u nom du d.ieu-ciel chinois,
T'ien.
S'il n'était question que d'étymologie, la dérivation de tengti
et de ses variantes à partir du T'ien chinois serait insignifiante.
Comme du reste est insignifiam le fait que le Dieu chrétien est
appelé Dieu, Dio, Dios dans les langues romancs qui ont fait
dériver le terme du latin deus, alors qu'il est appelé Gott en
allemand et God en anglais, à partir d'une autre dérivation (la
racine *,guda-). En réalité, dans notrc cas cela va bicn au-delà du
renvoi étymologique à la Chine: l'effet é\-idcnt de l'acculturation
mongole n'est que le signe de la réception de l'idéologie chinoise
qui mettait en relation !c dieu-ciel T'ien a\'CC l'exercice de la
souveraincté. Quand on appelait "fils de Khormuzda" (c'est-
Le monothéisme primordial 175
:i-dire d.u te~l!,rz) le Grand Khan et que l'on comprenait son
pom-oir (!!,ia;cz,ga) comme un "mandat céleste", on n'im-entait rien
de nom-eau, mais l'on se référait au modele idéologique et ter-
minologique chinois, qui \'oyait dans l'empereur !e "fils d.u Ciel"
ct qui se figurait son pom-oir comme un "mandat céleste" (t'ien-
1111 ;~i).
L'idéc de "mandat céleste" ne rcnvoie pas à l' homo relz~o.rus,
c'est-à-dire à une religiosité vague et méta-historique, elle ren-
\Oie à l'histoire de la Chine: c'est une prod.uction historique
susccptible d.'être datée et bien définie pour ce qui concerne sa
fonction historiqucment conditionnée. L'id.ée de t'ien-minu ó
a été
formulée sous la d.ynastie Chou (I'' millénaire av. J .-C) ; on la
rencontre dans le "Livre historique des Chou", ou elle sert à
justitl.er le changement d.ynastique, à savoir le passage d.u régne
de la dynastic Shang à la dynastie Chou. Tout se passa comme
si le dernier souverain Shang s'était révélé "incapable de
consen-er le t'ien-ming" : "alors T'ien se mit à la recherche de
quclqu'un qui obéirait à ses ordres" ; il l'aurait trouvé précisé-
mem dans le fondateur de la d.ynastie Chou. Quant aux Mon-
gols, je rappelle qu'on lit dans une de leurs chroniques que
Gengis Khan est apparu sur la terre en vertu d'un "mandat
célcste".
Chez nous aussi les rois régnent ou régnaient en raison d'un
mandat d.ivin ; tant et si bien qu'il nous est facile de découvrir
derriére T'ien, Tengri ou Khormuzda notre Dieu omnipotent
lJUl délégue aux rois une partie de sa puissance. Au niveau de
l'analogie facile et acritique, un roi de France et un khan mongol
pom-aient formcllemem s'entendre, comme s'ils parlaient une
même langue religieuse (celle du "monothéisme primordial" !) ;
m réalité, ils ne s'emendaiem pas et, de fait, ne s'entendirent
umais, en dépit des efforts qu'ils tirem. Reportons-nous au
lllilieu du XIII' siécle: Móngka-Khan adresse à Louis IX, le saint
r< li. une lettre qui commence par un discours que, dans l'oppor-
tune traduction française, on d.irait "clair" pour un Européen
'Urtout de certe époque) : « Tel est l'ordrc du Dieu éternel : au
ue] ii n\· a qu'un seu! Dieu éternel ct il n'v aura qu'un maitre
'Ur terre, C~engis-K.han, fils de Dieu » [cité par :\L Eliade, Traité
176 La perspectin> historico-religieuse
d'/JiJ!oire de.1 1d(!!,iow. op. á!., p. 6.=i - ~.d.T.J. 11 s'agit toutct01s
d'un discours codé : le Dieu dont parle le k/lan des \Iongols est
T'ien ; son "commandement" csr k !'icll-!!Ú!~!!,, le "mandar
cé·ksre" ; son ''unicité'' n 'cst pas monorhéisre au sens oú nous
l'entcndons, elle est fonction de l"'unicité·" du ,r,nzr,iJ-k!Ja/1 (tirre
lJUi signifie probablcment '\omTrain unigue''); la gualification
de "fib de Dicu" sert à reproduire dans lc klw11le modélc cl'auto-
rité consrirué par lc somTrain chinois "fils du Ciel''.
Pour décoder lc langage de \Wngka-Khan, il eúr faliu
connaitre l'hisroire culturelle de la Chine, encore ignorée par
l'Europé~cn du XITI' siecle.
6. En 1245, lc franciscain Giovanni da Pian del Carpine fut
chargé par !e pape Innocent IV d'une mission auprés du Granel
Khan eles Tartars, à Karakorum. ,\yant séjourné là-bas deux ans,
il revint en Europc: et écrivit une Hi.rtmia ,\Io!zr,olorum, oú il
affirme : « Ils croient en un seu] dieu » (éd. G. Pullé, Florence,
1913, p. 57). Voici un modélc: typigue de réduction du non-
européen à la culture c:uropéenne : a) le non-européen est reçu
en tant gu"'histoire", conformémem au critére de la ",·érité his-
toricJue", dom on a souligné c:n sem remps le caractére propre-
ment occidental ; /?) on lui anribue une "foi" à comparer à la
foi chrétienne ; et ele ceb aussi nous avons déjà parlé ; c) eles
gue possible, on cherche à formukr cette "foi" elans les termes
du monothéismc chré~tien ("croire en un seu! dieu") ; si ce n'est
pas possiblc, on cherche et l'un trou\'e d'autres "crovances", en
les extrayant de notre propre bagage culrurcl religic:ux et para-
rcligieux.
J'ai parlé de modéle parce que les chose:; n'ont pas beaucoup
changé depuis. Certes, entre le pere GioYanni da Pian dei Car-
pine et k pcre \'\'ilhelm Schmidt, il ,. a toutc la différence for-
mclle due au progrés eles étudcs au cours de scpt siécles ; mais
le modele, à saYoir l'attitude quasi imtitutionnali:;é"C, clemeure.
C'est de ce modele c1ue <est inspiré, en subsrance, lc pére
Schmidt quand il a thé:orisé lc "monothéismc primordial" à
partir eles mat(Tiaux ethnologiguc:s. 11 c:st éYidem l]Ue le même
condirionncmcnt, gé·nériquement culturel et spécitlquemc:nt reli-
Le nwnothéisme primordial 177
~ 1 cux. a guiclé lcs deux péres, celui du \:I II :;i(~clc: apparrenam à
!'( >rdrc franciscain n celui du :--;:.;.· siéclc appartenant à l'Ordre
, I u \ · crhe DiYin.
Jj est insrructif ele \·oir commcnt k missionnairc-cthnologc1e
\\. Schmiclt a utilisé l'infmmation du mi:;sionnaire (quasi eth-
11( >lo_L,rtle) GioYanni da Pian dcl Carpine, information d'ailleur:;
L( >nfirmée plus rard par d'autres yoyagcurs. dom .\!arco Pulo
une trcnraine cLmnécs aprcs. C:ettc information (ou, plutf>t, cctte
inrcrprétarion) a été· adoptée comme prcmT du monothéisme
d\ll1e culrurc primordialc (Crkultm] de la zone sub-arctique, gue
lcs chasscurs sibériens auraicnt consen·é sous une forme plm
procl1e de la forme "originelle" ct lcs .\Iongols sous une forme
plus proche du dieu-ciel chinois (é,-idemment, lc pere Schmidt
ne pom·ait pas passer sous silencc lc rappon entre lengri et T'ien).
Toutefois, l'élaboration est réputée clécouler de I'L-rkultur sub-
arctique et non de la culture chinoise.
Le pére Schmidt a obtenu cette dérivation en recourant à un
~chéma évolutif gui se tient à mi-chemin entre l'économie ct la
psychologie. C'est un schéma gui attribue aux chasseurs installés
dans la forêt sibérienne, réputés plus procl1es de l'Crkultm~ la
notion d'un "dieu du cicl" (ou CJUi résicle au ciel) conçu sous
une forme pcrsonnelle, rranscendant le "ciel" commc élément
nature] ; ct gui classe ensuite comme postérieure une période
(ocunomigucment fondéc sur l'éJeyage, à celle-ci étant attribuée
la norion d'un dieu-ciel non plus transcendam mais immanem
au cicl comme élément naturcl. Tout cela serait dú au fait gue
les bergc:rs nomades, suivant les pérégrinations du bérail en
lJuêrc de páturages, se scraient éloignés de la forêt et de la
"culture primordialc'', et se seraiem a\-enturés dans la steppe
1mmense, un espace limité par k cicl uniguement; or ce ciel
mcnaçam ct immanent aurait excrcé une fascination telle
(mélange cl'attraction er de crainte) gu'il aurait été "clivinisé" :
on 1ui aurait conféré lcs attributs, lcs caractéres, les pom~oirs de
i' mcil·n di eu personnel et transcendam. Les choses une fois
présentées de la sorte, la relation entre le!(!!_ri et T'ien de,cient
dLTisoire; on fait déri,·er l'un Lt l'autre du dieu-cicl des bcrgers
nomades ; et, commc par hasard, on fait dériYcr lc T'ien chinois
 178 La penpective historico-religieuse Le monothéisme primordial 179

du ter~gri mongol, quant à l'essence et non à la dénomination, rcrme-concept de théocratie, est-ce la tâche de l'historien des
parce que la culturc mongolc, à la différcnce de la culture chi- rcligions .e:r, s'il s'y livre, ne risque-t-il pas de tomber dans
noise, peut être rangéc parmi les cultures dcs bergers nomades. \'"anthropologie politique" ?
Dans de telles constructions, la conjecture prend la place du C'cst une question de points de vue. Si l'on part de !'homo
document historiquc ; ce qui serait, je ne dis pas justifiable mais rel~~iosus avec la thése connexe du monothéisme primordial, la
du moins compréhensible, si le document historiquc faisait rhéocratie deviem un simple incidem de parcours et ii nc vaut
défaut. En fait, il ne manque pas, mais il est simplemem ignoré donc pas la peine de s'en occuper, sinon, précisément, de façon
ou mis de côté car irréductible à la thése du monothéisme pri- incidente. ~his ceux qui tom l'histoire des idées politiques
mordial. La donnée historique dom je parle est le t'ien-ming, devraiem, eux, s'en occuper, en tant qu'il s'agirait de l'utilisation
conception dominante dans la culture chinoise à partir de la ú des fins politiques d'un produit de la "religiosité humaine" (ou
dynascie Chou, et passée ensuite, par acculturation, chez les carrémem de la Révélation). On voit par !à que !c poim de vue
Mongols, avam de parvenir, par la médiation mongole et fút-ce de celui qui est rcligieusemem engagé peut concluíre à des
comme un pâle ret1et, aux loimaines populations de la zone conclusions assez prochcs de celles de l'incroyam, qui considere
sub-arccique. Le "mandar du ciel" n'est pas une expression lit- la religion comme un imtrumentum r~gni, même si l'un le fait pour
téraire, mais une formule que nous dirions juridique, sur laquelle sauvegarder !e "spécifiquemem religieux" et l'autre pour le nier.
se fondait la légitimité du pouvoir exercé par !e souverain chi- ~[ais si la recherche est historique et non phénoménologique
nois. La formule ne qualifie pas le "ciel", de quelque tàçon qu'il ou classificatoire, on doit se demander s'il existe des cultures
puisse être imerprété ou soit imerprété ; elle qualifie, en religieuses qui ne som pas "théocratiques" ; ainsi, la théocratie, --r
revanche, le "mandar", quine laisse pas de place à des interpré- d'incident de parcours qu'elle était, peut devenir un important
tations différentes de celle qui confere au souverain le caractére objet d'étude historico-religieux.
d'un kosmokrator, ordonnateur du monde ; clle qualifie, en
résumé, la souveraineté telle qu'elle a été conçue par la dynastie
Ch ou.
La singularité, et clone la réalité historique, du t'ien-ming nous
échappe parce que, dans les termes de notre culture, nous avons
tendance à le percevoir comme une forme quelconque de théo-
cratie. Si nécessairc, parlons clone de théocratie, mais en nous
demandam s'il est permis de décomposer ce mot en théo- et
cratie, clone de distinguer dans un systéme théocratique la subs-
tance religieuse de la substance politique. Dans le cas qui nous
occupe : est-il permis de distinguer dans la structure définic par
le t'ien-ming la conception d'un dieu-ciel séparée de la conception
de la souveraineté au sens chino is puis mongol (dans le seu! but
de pouvoir adopter ce même dieu-ciel "déstructuré" - le pâle
ret1et dom je parlais plus haut - comme témoignage du mono-
théisme primordial dans les cultures sub-arctiques) ? En régie
générale : répondre aux problémcs historiques que pose le
 X

La théocratie

1. Lc ren11c "th t·ocratie" a été forgé par FlaYius Joséph e au

premi<:r siécle de notrc érc. Joséphc érait un juif spéciali ste de
la Loi, qui c.xcrça k sacerdoce et acl héra à la secrc dc: s Pharisiens.
[] fut aussi un combattant: il prit part à la gu err<: contre lcs
Romains cn 6Cí ; fair prisonnier, il fut cmmené à Rom e, à la cour
de Vespasien. Il deYint l'ami de Titus, fils de Vespasien, et !c
~uiYit dans son cxpédirion en Palesrine, ou, cettc fois du côté
lks Romains, il as sista au siége dl' Jéru salern et à la dcstruction
du T cmplc. Vespasicn lc récompcnsa en lui accordant la ciroyen-
ncté· romaine et une pension à \'ie ; de\·enu citoyen rom ai n, il
prir le nom de Flavius, à san>Ír lc prénom nobiliaire de Vespa-
Sien.
II fut un bistoricn ct un apo logistc du peuple juif. Ce fut
précisém cnt dans un petit ounage apolog:érique en deu:x
,·olum cs, connu sous le ritre (non original) de Co11lrt _·'Íf!ion, gu'il
ddinit par le rerme "rhé·ocra tie" l'organisation politique et
~o cJa lc du pcuple juif. Fla\·ius Joséphe emendai r fourn_j_r: .1::~~­
ldcnrité culrurelle à la nation juiYc c1ui, dam le cadrc de l'Empire
n >main, a\·air jus remem perdu son caractérc de narion pour
prcnclrc celui d'un pcuplc dispersé parmi les aurres nations er
incapablc de s'y inrégrer, pas plu s qu'il n'était capable de s'imé-
grcr à l'urdre ci,-i<-Jue énunam de Rom<.:. Lcs Juifs éraiem consi-
dé rés comm e "incivils" (= non bom ciroYcns), de route maniére
comm<.: des s e meur~ de discordes. 1.e nommé .\piem que Fla\·ius
182 La perspective historico-relif!,ieuse
Joscphe entendait réfuter était un grammairien (spécialiste
d'Homere) d'.\lexandrie (]Ui anit ,·écu sous Tibére et Caligula.
Il avait exprimé certe opinion dans un écrit amijuif qui avait
connu une bonne diffusion en raison de la notoriété de l'aureur
particuliérement à ~\lexandrie, théátre de cont1its incessant~
entre la population locale et la communauté juive. Il n'est pas
inutile de rappeler que cette situation de contlictualité était
complexe : l'opinion qui s'exprimait au niveau administratif ne
distinguait pas lcs juifs des chrétiens, ni la conflictualité entre
eux de la contlictualité ethnique entre F>rvntiens et étrangers .
h. t'
La réalité juive que Flavius Joséphe entendait proposer ou
imposer à la considération officielle de Rome n'était pas celle
de son époque, représentée surtout par le juda'isme alexandrin.
,\u point qu'il se permet même d'ignorer le philosophe Philon
d'Alexandrie (contemporain d'Apion), le plus grand représen-
tant de la culture judéo-hellénistique, qui lui aussi, d'ailleurs,
avait voulu faire reconnaitre la culture juive sur un plan officiel,
fút-ce d'une autre façon et à un autre niveau. La différence entre
Philon et Joséphe réside en ceei que le premier regardait le
présent (la diaspora) et le second le passé (Israel).
D'un côté, Philon cherchait à expliquer et à s'expliquer le
Pentateuque, en s'aidant des instruments logiques de la philo-
sophie grecque (Pythagore, Platon, Aristote et les sto1ciens) ; de
l'autre, il cherchait à fournir à la "pensée juive", mais aussi aux
juifs de la diaspora une nationalité hellénique qui n'eút pas
comporté le renoncement à la nationalité jui,·e (tout comme
l'acquisition des conccpts philosophiqucs grecs ne devait pas
comporter le renoncement aux vérités religieuscs contenues
dans le Pentateuque). Philon formula donc la these de la double
nationalité de tout juif de la diaspora : sa patrie "mondaine"
devait être la ville ou il vivait et dont il parlait la langue, mais
sa patrie "spirituellc" devait être et rester krusalcm.
Plus attemif à l'"hisroire" qu'à la "phil;sophie" d'Israd, Fla-
,·ius Josephe, lui, cherchait la réaliré culturclle juive dans un
lointain passé, à savoir dans le contexte historique qui ,·ir un
seu! peuple, sur un seu! territoire, ayec un seu] dieu : un peuple
reconnaissable parmi lcs autres à sa langue, à ses mceurs, à ses
L
1 La tlzéocratie 183
, ·" ct ú son svstcme politique et social. Ce fut précisément pour
1
,!, tinir ce systéme politique et social, à son avis sans équi,·alent
, kz les autres peuples, que fJa,·ius Joséphe forgea le terme de
• 11 é·ocratie".
l)Ien qu'historien et non philosophe comme Philon, il n'en
r pas moins obligé, lui aussi, de prendre en compte la philo-
11
._, ,phie grecque, plus précisément la classification aristotélicienne
, ks formes de gouvernement: monarchie, aristocratie, démo-
( r;ltie ..\ucune de ces trois formes ne pouvait convenir à Israel,
-.,clon Flavius Joséphe, qui en proposa donc une quatriéme
,, )mrne spécifique à ce peuple : le "gouvernement de Dieu" ou,
,t la façon grecque, la "théocratie". Certe proposition n'était pas
dénuée de fondement, puisque lc plus importam signe, sinon
J'unique, d'une unité culturelle juiYe était désormais l'obsen·ance
de la Loi (Torab), comme expression permanente et inéluctable
de la volonté que Dieu exerçait sur son peuple, à la maniete
dont un roi !'exerce sur ses sujets.
2. En 1987 a paru le troisiéme tome d'un ouYrage collectif
~ur la théocratie, qui a été publié par l'éditeur Ferdinand Scho-
nm•rh (Paderborn-:Munich-Vienne-Zurich). II est intitulé Tbeo-
~
l:ralie. Rt:l~giomtheorie zmd politi.rcbe Theol~gie. Dans ce troisicme
tome, Hubert Cancik s'est occupé (pp. 65-77) de la "théocratie"
de Flavius Joséphe, ayec une contribution intitulée "Theokratie
und Priesterherrschaft. Di e mosaische V erfassung bei FlaYius
loscphus, c. Apionem 2, 157-19~".
C:ancik affirme que FlaYius Joséphe a formulé comme "théo-
cratie" la constitution de ::vioise, et ce en agissam dans lc cadre
· k ia "mystique impériale flayienne" et comre les tendances
n1cssianico-monarchiques du judai·sme, donc en accord avec le
11< )uveau juda.isme des rabbins ct interpretes des f~critures. En
rcsumé, c'est comme si f]a,·ius Josephe avait wmlu rassurer les
1\omains sur le compre dcs Juifs: ccux-ci, en tant que tcls, c'est-
' dirc en tant que porteurs de la culture juive "théocratique",
Il·:n·aicm pas de raisons de se rebeller comre l'Empire ; si rebel-
1~<ms il \ a\·ait, elles de,·aicnt êrre considérées comme des actions
cl'cxtré~1istes fourvm·és . et déwn·és
.
non seulement contre ]'auto-
IR4 La f)('r.\fi<:'Ctin' historico-rcligieusc
me roma1m· (1'1 :mpirl·). ma1~ au~si c<mrrc Llllroriré d1,·inc (la
"Ihé·ocraric"i :h dcsrruction de _]érusakm, commc consé·cjuence
Lk L1 r(·yo]tc Lk Llll (J(J, dn·~1ir l'·rrc· IntL·q,r(·ré-c C<Jmmc 1\·ffct de
l\:;.2:aremcnt et de b pene de la pr< Jtcction dJ\'InC l]lll u1 é·rait
ckriYéc.
Cerre \'Ision ]uin· de l'acwaliré· poliric]ue a\·~lit guidé FLJ,·ius
j<1séphe dam la r(·daction d\me hisroirc de la ré,·olre de M1. la
C!foTe dn }lllf.r. Lt certe ,-ision. ii cntendair la fairc connairrc à
Lnnoriré· romainc cn écri\·anr Con!rc lj!io;; ; ;n-cc la C!fcrre rkr
JmjJ, en rcYanche. il :n·ait nmlu l'imposer à la cl:1s~c· dingcantc
juin·. D'aillcurs. ii :n·an écrir cct ou\T<Tl!L' cn aramécn cr non cn
p_tTC (plus rarcl, l'ounagc fur aussi traduit cn grcc et c'esr certe
\Trsion qui nous cst pan-cm1e). En un ccnain scns. c'érair un
point de n1c clul juqifiait son componemenr d'antiromain
rcpcnri: ''cknn'l·". ii aYait combarru lcs Romains. mais une fois
rn-enu cbm !c droir chemin il é·wir passe· dans lcur camp. Tclll-
tcfois, au-dcl:1 de ~on e'\péricnce pcrsonncllc, !c ''droit chemin",
pour HaYius _loséphc, cn L1nt c1uc pharisicn, était celui tradinon-
nellcmenr prêché et praticjué par lcs Pharisicns : un irénisme
fondamenral er une rclatin· indiffé·rcnce :1 l'égard du poli\ oir
politique, puurn1 c1u'il fCn en mesure de conjurcr la guerre.
I .'indiff(:rcncc p<JUY~lÍt donc se traduirc en une Inclination \Trs
la p(;.\· Ro!Jitll!a, dans lcs circonstanccs acrucllcs. Dans la pré·face
:i la CN<m dn-jmj.;-, rlaYius Joséphe justifie certe l.Tentuclk incli-
narion en opposant la \i e au-deL\ de la fronriére romame. dans
l'empirc des Panhes, à ce::lle en-deçà de la fronric-re: Ll-bas. la
gucrre ; ici, la pai'\.
II est bon de rappelcr que l'iré·nismL' des Pharisiem a une
lon_L'lJC hisroire : c'est un éll-nwnr inalié·nabk de kur ickolopc.
Ceci doir i:·rrc rappdl.· pour que l'cm ne tire pas de trop rapides
conclusi<ms de lcur (cclk de Fla\·ius Jos(:phc comprisc) accep-
tatJon de l'aurorirl.· romainc. commc s'il s'ag1ssa1t d\m
compromis dicrl.· par la CClntin;.2:encc, d'unc ftÇ<Jl1 ele p<lctiscr
aYcc !c Yaim1ucur pour sau\·cr cc ljlll jll'Ut I'L·rt·e. 1.es Phansicns
firL·nt lcur apparirion comme facnon iLkolotrllllll' dans la
SL'C<lfllk moirié· du II sié·clc a\·. J-C: .. lors<.lu'ils s'opposc-rcm au~
,l!LllTrcs tk conljlll'tC u1tn.:pnse~ par k th I LiSte asmonl.·u1 (ou
llLlCCh~tbl.· k.tn llnclll. (:c fur une upp< Jsiti< Jl1 diftlcik, c1ue ks
Ph.trisiens ll1l'11LTl'llt C< lULl_l!l'LISl'lllcnr l't ~~t!ls comprom1s C< llltrc
l.t (h rusril· asm< lllLTnne. <.]Ui lcs pnsé·cuu durcnwnt. Sous
\k~anclrc lannl.T, h pcr<·cunon dc·\·mr une ,-(·ritahlc gucrre
<.'I\ ik. Llui dur:1 cimJ :u1s ('n-~:-; ~t\. _1.-C:.) l't dom lcs Ph~trisiem
..,.,rt IITI1t cn piteu~ cLtL mais non resignes pour Cl' lllll conccr-
n:IIt kur idé·ologic.
I .'iLkol< lf:':Je c1ui :t,·air surn~Tll :\!'(.rar asmonl.-cn surú·cur auss1
:Í h dJsrarition de tour (.rat juif. Cc fut ainsi CJUt' lcs Pharisiens
c< JnstJtucTent la seu !c f< >rce intclkctuclk capablc de faire
:1h-.urber au pcuplc d'l sr:1i:l les consé·qucnccs de cttte dispari-
non. Concrétement. ils créérem dcs ccnttT5 de culture juiYe,
\L-riublcs unin·rsirés, qui donnercnt na1ssancc au rabbinisme
Jnspicncur du imLúsmc moderne.
(~uand ii forgea clone le rermc "rhéocratic" pour fairc
cumprendre au'\ Cenrils l'obéissancc juiYc à la loi mosak]ue,
1 h\·ius _losL·phe, comme !c soulignc C:ancik, s'accordait parfai-
remcnr avec la prédicarion rabbinique. ~!ais ii resre à san1ir si
cettl· ubscryancc ne <opposait pas ~~ l'allégeancc ~1 1\:mpercur
rom:lin. Cancik rl.·sour la quesrion en disringuant deu~ aspecrs
de certe ''rh(:ocratic'': l'aspect religieu'\ ct cclui l]UC nous dirions
politJCu-adminisrratif. L'"idl.T rcligicusc'', :1 sa\·oir k mono-
rhé·isme juif. ne s'accordait assurémcnt pas a\TC la "mystique
rmpériale tla,·iennc": un juif prariquant ne poU\·ait pas Yénércr
l'empcrcur comme si cclui-ci éuir un dieu. \!ais la "construction
]'< Jliti(IUc"' dit Cancik. répondait bicn :lU'\ c~igences de rf.:rat
1111périal romain : « Les suprêmes \Trtus du poU\"oir sacerdotal
- dc·\·orion et obéissancc - garantissem ;1 l'adminisrration
nn11a111c une prm·incl' rram1uillc: cr un tlu'\ régulicr de ta~cs >>
(p. :-> l.
3. Dans !c but ck pré·cJslT h position de ]·Jayiu<-; Josêphe
lllttT l'aut<ll'ltc· dcs (·.cnrurcs ct celk ck l'l.mpirc romain- posi-
llon llll 'il su.~trcTait <l tous ks juifs de la d1aspora -, i] est ce_r~~~--
11Lllll:nt jWrmis de disnngucr LLms sa "t héocraric·" h dimcnsion
i'' >iitiLJUC de la dimens1on rehl!ieusc. Toutcfois. il faut étrc
C• ll1SCiu1t lJUC k fair de relc\·L·r cc CJUC I'Lmpirc romain pou\"ait
186 La perspective historico-religieuse
accepter sans risque et, le cas échéant, à son profit ("une pro-
,-ince tranquille et un t1ux régulier de taxes") dans l'idéologie
juive, sert plus à définir I'Empire lui-même que l'idéologie juive.
J e veux dite ceei : en mettant de côté le monothéisme, la "théo-
crarie" de Flavius Joséphe devient de fait une ··hiérocratie", un
gouvernement de prêtres de n "impotte que! culte (monothéiste,
polythéiste, ou autre), à savoir une forme politique quine denait
plus intéresser l'historien des religions, leque! n'aurait plus qu'à
passer le relais au sociologue. C'est précisément ce qu'a fait
Cancik, qui, en conclusion de son article, cite le sociologue ::\fax
Weber pour expliquer la fonction politique eles hiérocraties.
ll s'agit d'un passage de l'ouvrage posthume rFirt.rdJaft und
Ge.re!!schaft (1922- [tracl. française : F:conomie e! société, Plon, Paris,
1971- N.d.T.]), ou Max \X'ebcr formule une espéce de loi socio-
logique à partir de certains faits historiques. En l'occurrence, le's
faits historiques som les hiérocraties tibétaine, juive et égyp-
tienne tardive, appuyées ou carrément promues par la domina-
tion étrangére. La loi supposée serait la suivante : les conqué-
rants d'une nation remplacent sa fc>rme (politique) de gom-er-
nement par un gouvernement de prêtres, au moyen duque! une
certaine autonomie, non une véritablc indépendance, est
accordée à la nation conquise. En somme, la hiérocratie serait
une forme d'asservissement ou, comme dit ::\fax \X'eber, « un
instrument de domestication du peuple assujetti ».
Il est peut-être excessif de parler de loi sociologique, même
en se référant à cette thése de ::\fax \\' eber. On est cependant
tenté de le faire pour opposer un excés à un autte excés. 11 nc
fait pas de doute que Weber a exagéré quand, ayant défini
comme une hiérocratie les systémes de gouvernement tibétain
(suite à la domination mongole), juif et égyptien tarclif (suite à
la domination perse), il clés-historicise toutes choses en procé-
dant à la recherche d'un commun dénominatcur pouvant justi-
fier cette commune dénomination.
C'est une procédure qui fait systématiquement abstraction de
toutes les réalités historiques susceptiblcs de faire obstacle à
l'homologation. ::\[ongols et Perses cessem d'être tels pour rece-
voir l'identité générique et anonvme de "conquérants". Tibé-
La théocratie 187
r.úns, juifs et f~gyptiens perdent égalcment toute caractérisrique
ethnique, pour dn-enir simplement lcs peuplcs "conquis". A un
rei ni,-eau d'absttaction, la théocratie ellc-même est pri,-ée de
route climension religeuse et ttansformée en une modalité
d 'ordre administratif utile à la fois aux ''conquérants" et aux
"conquis", afin que s'instaure un rapport stable entre les uns ct
les autrcs. \X'eber affirmc que cela s'est produit au Tibet, en
Paiestine et en Égypte ; et il ajoute : cela se serait probablement
procluit en Grcce également si les Perses avaicnt vaincu. Cc n'est
pcut-êtrc pas une loi sociologique, mais on n'en est pas loin
quancl on arrive à une extrapolation de cc gcnre.
En ce qui concerne la Gréce, \X' eber se fonde plus sur des
"indices historiques" que sur la formule sociologique tiréc dcs
hiérocraties considérées. Il utilise mêmc les indices pour
confortcr la formule (en réalité, illes interprete à la lumicre de
la formule). Mais ce qu'il appelle "índices historiques", ce n'est
pas grand-chose : tout se raméne à l'attitudc philo-pcrse que la
tradition grecquc attribue à l'oracle de Delphes. Que cettc atti-
rudc ait été bien réclle ou non, elle n'est pas tirée de faits mais
de certains oracles qui suggéraicm aux cités grecques de pactiscr
cn-ec les Perses. Seule une extrême sollicitation des données reli-
geuscs permet d'interpréter cela comme une disposition des prê-
tres de Delphes à gouverner la Gréce sous une domination
perse, ou, comme dit \X'eber, «à jouer un rôle analogue »à celui
des prêtres tibétains, juifs et égyptiens.
~\ vec un autre regard sur l'histoire religieuse et politique de
la Gréce, voici ce que Raffaele Pettazzoni a écrit sur le supposé
philo-médisme de l'oracle de Delphes : « Le ccrur de Delphes
ne battit pas alors pour la Gréce. Mais Delphes n'était pas une
cité, n'était pas une patrie. Les cités s'unirent (non pas toutes)
comre l'ennemi » (La relzrz,ione de!!a Grecia anticajino ad "~1!e.r.randro,
Turin, 1953, p. 151). Il est ici importam de souligner que seules
cerraincs cités grecques tlrent front commun comre l'envahis-
seur; cc n'est pas un fait à mettre entre parenthéses, puisqu'il
démontre que la disponibilité em-ers la Perse n'était pas limitée
au milieu sacerdotal, comme le voudrait M. \X'cber. En réalité,
la résistance contrc les Perscs fut mcnée par .\thcncs ct Sparte ;
 188 La perspective historh·o-religieuse
Thebes, l'autre grande cité que la tradition a~!'ocie pourtant a
Delphes en matiére de philo-médisme, n'y prit pas part.
l'ne derni(·re remarque: le~ Perses avaient dépuis longtemps
conquis lcs cités de l'Asie \fineure, qui constituaient la satrapie
ionienne. \fais on n'a pas connaissance que dans ces cités une
hiérocratie, ou c1uclque chose de ce genre. ait été instaurée.
4. Si la recherche historique ne remonte pas au-delà du
:\VII siéclc, la hiérocratie tibétaine peut effectivement donner
l'impression d'une organisation du pavs wmlue par la domina-
riem étrangêre. Au :\\'II' siéclc, les Mongols de Gushri Khan
envahirent le Tibet et imposcrent comme autorité suprême le
cinquiémc dah!-lama, chef d\mc école monastique appelée les
Bonnets Jaunes. Le lama'isme, c'est-à-dire la forme d'autogou-
,·ernement fondée sur une autonomie religicuse et nem poL-
tique, s'est maintenue jusgu'à nos jours. Cette continuité, du
point de vue de Max \\'cber, s'cxpliquerait par le fait c1ue le
Tibet fut privé d'indépcndance politique, clone que la hiérocratie
se serait rhéléc utile à toutes lcs dominations étrangeres qu1
succédérent à cclle eles \fongols.
Au XYlll' siécle, le Tibet de\·int une pnwince de l'Empire
chinois. Deux légats (amban) de l'empereur furent chargés du
contrôle de la pnn·ince, dont l'administration interne, toutefois,
resta confiée au dala'!-lama. Dans le cacire des interventions
armées des pays occidcntaux à la suite de la révolte des Boxers,
L\nc:leterre mit une premiére fois la main sur le Tibct ' y_,
(_)
envoyant depuis l'lnde un corps expéditionnaire (1904). Cette
occupation deYint définitive aYec la disparirion de l'Empire chi-
nois (1911) : lc Tibet dn·int un protcctorat briranniquc gou-
verné à l'intérieur par le dalai'-lama, comme par le passé. Avcc
l'~n-énement de la Républiquc populaire, le Tibet rctomba sous
la coupe chinoise ; cepcndant, un accord signé en 19 51 lu i
accorda une autonomie administrati\·e sous !'égide, une fois
cncore, du dalai'-lama. En 1959, cclui-ci favorisa une insurrec-
ticm contre les autorités communistcs, qui, conformément à
l'idéologic marxisre, tcndaient à dé,·aluer !c contenu religieux sur
La théocratie 189
leque! rcposait le gom·ernement tibétain. L'insurrcction fut rapi-
dement matée et le dahú-lama dut s'enfuir cn lnde.
Tout cela coule de source au niYeau phénoménologique, au
ni\·eau d'une hiérocratie dés-historicisée. Tout coule de source
tant que les Tibétains, quelle que soit leur idcntité culturelle,
sont cantonnés dans le rôle de peuple "conquis" et que, conco-
mitamment, on fait jouer le rôle de "conquérants" indifférem-
mcnt à des ~Iongols, eles Chinois de I'Empire, eles "\nglais, des
Chinois communistes (du moim ceux de l'accord de 1951). \Iais
sur le plan historico-rcligieux, quelques difficultés se présentent.
Quand on reconsidere toute l'histoire du lama'isme tibétain,
clone quand on ne s'arrête pas au segmcnt qui va du .'\\'U siecle
à nos jours, on découvre que : a) la hiérocratie tibétaine, comme
gom-crnement de moines, est née bien avant l'im·asion mongole
(elle existe dcpuis le .'\IIJ' siecle au moins) ; b) qu'en un certain
sens les Mongols en question furent plus "conquis" que
"conquérants" ; c) que la fonction du dalai·-lama ne confondait
pas complétement pouvoir temporel et pouvoir spiritucl,
puisque ce dcrnier revenait plus au panchen-lama qu'au dala'i-
lama (quand le dalai·-lama fut obligé de s'enfuir en 1959, le pan-
chen-lama, lui, put rester à son poste).
L'histoire du lama'isme commcnce aYec l'introduction du
bouddhisme, encouragée par les rois tibétains du VII' siécle. Il
s'agit d'un processus d'acculturation, depuis l'Inde et la Chine,
qui transforma les conditiom politiques et sociales du Tibet :
les monastéres, centres de culture bouddhique, jouirent de pri-
\·iléges spéciaux et les moines, les lamas, furent irwestis d'une
autorité sur la population; le roi lui-même prit le titre de c'o.r
'.?,)'ai, << roi de la Loi, protecteur ct défenseur de la parole du
Bouddha, obtenant de la sorte une investiture, pour ainsi dire,
dom la résonance charismatique, étant donné le temps et le lieu,
est facilc à imaginer » (Corrado Pensa, in Storia dei/e re!~rz,ioni,
1'TET, vol. Y, Turin, 1971, pp. 715 sg.). C'était un systéme que
nous pourriom appelcr déjà hiérocratique, en partie du moins.
Ln rcvanche, l'organisation CjUC le granel lama de la secte Sa-skva
imposa à une yaste zone du pavs au XIII siécle fut, elle, assu-
rément biérocratique. Elle dunna lieu à une \~éritablc dynastie,
190 La perspective historico-religieuse
qui gom·ernait par droit héréditaire fondé sur la conviction que,
chague fois, le bodhisattva ~Ianjusri s'incarnait dans !e sou\·e-
rain. La transmission du pouvoir se faisait d'oncle à neTu et
non de pêre en fils. Ceci permettait au grand lama cn fonction
de respecter la régie monastique du célibat (toujours à condirion
qu 'il le wmlut, car on a connaissancc de retcntissames infrac-
rions à la rcgle, d'ailleurs admises par le tanrrisme, c'cst-à-dire
par la forme de bouddhisme qui int1uença surrour !c lamaisme
tibétain).
Au XVI' siccle, !e regne de la secte Sa-skya céda !e pas à
l'autorité d'une nouvelle sccte, celle dite des Bonnets Jaunes,
née de l'ceuvre réformatrice (au sens d'un retour à l'orthodoxic
bouddhique) de T song-kha-pa, grand lama d'un monastere sirué
prt~s de Lhassa. Les Mongols som alors conquis par la religion
des Bonnets Jaunes. Altan Khan, !e chef des ;\longols Tumed,
invite le chef des Bonners J aunes et lui confere le titre de da/ai;
qui signifie "océan" en mongol. Au siecle suivant le dalai-lama
- troisiéme à porter ce titre, mais classé cinquieme du nom, le
titre étant conféré rérro-activemenr à ceux qui avaiem précédé
le premie r titulaire à la tête des Bonncts Jaunes - consolide le
pouvoir de certe école, en se servam des ivfongols devenus une
espéce de bras séculier de l"'Église" de Lhassa. Ainsi s'instaurc
certe théocratie ou hiérocratie tibétaine sons la forme ou elle a
survécu jusqu'à nos jours. La succession au trône n'est plus
dynastique, mais l'élu est chague fois un enfant né en relation
(précisément 49 jours apres) avec la mort du dala'i-lama en fonc-
tion : les indications de celui-ci, d'une part, des signes divina-
toires, d'autre part, orientem le choix parmi les enfants nés à
certe date. L'enfant choisi est considéré comme l'incarnation du
dalai-lama défunr ou, d 'un autre point de \-ue, co mme l'incar-
nation du bodhisattva ,-\ valokireshvara, qui a vou lu s 'incarner
dans le premier chef des Bonnets J aunes. J usqu' à ce que I' enfant
devienne adulte et puisse remplir ses fonctions royales, !e gou-
\'ernement est confié à un régenr.
5. Fla\·ius Joséphe a parlé de "théocratie" et Max \'\'eber de
''hiérocratie". Ce qui est en jeu, ce ne som pas des rermcs plus
La théocratie 191
, >LI moms appropriés a la définition d'une mêmc chose: c'est
précisément qu'il s'agit de deux choses différenrcs. Po ur réunir
juifs et Tibérains, Max \'X/eber n'aurait pas pu utiliser lc néolo-
,:. ; ismc de Flavius Josêphe, qui impliquait la notion de dieu, de
~urcrolt le dicu unique d'une religi~:m monothéiste. En effet, !e
Llmaisme ne connait pas de dieux. li pratique lc culte des bod-
hisartvas, mais ceux-ci ne som pas des dieux ; ce sont au
contraíre des hommes qui, ayanr rejoint la "bouddhéité", à
sa\·oir la perfection au sens bouddhique, avant d'entrer dans le
dernier áat, le nin'âna, la cessation de toure forme d'existence,
onr choisi d'agir pour le salut des hommes en continuam à
exister dans une dimension ultramondaine. Cn bodhisattva, en
tant que Bouddha, n'est donc plus sujet à la renaissance, car on
devient un Bouddha en menant une vie qui ne produit pas de
karma, cette force qui, surmontant la mort, contraint à la réin-
carnation; mais en tant qu"'existant", le bodhisattva peut choisir
de se réincarner.
Lc lama n'est pas un moine quelconque; c'est un abbé,
dirions-nous dans les termes de notre monachisme. II ne pense
plus à son salut, qu'il est censé avoir déjà fait, mais à celui des
autres : aussi bien des moines de son monastére que de la popu-
larion rattachée à ce monastére. C'est une espéce de bodhisattva
\'Ívant, parfois considéré comme la réincarnation d'un bodhi-
sattva. Chague t,rrand lama des Sa-skya - redisons-le - étair la
réincarnation du bodhisattva Manjusri ; !e dalai-lama, lui, est la
réincarnation du bodhisattva Avalokiteshnra. Si nous prenons
comme référence le "roi" sa-skya et le dala'i-lama qui gouvernait
comme un roi (mais sans l'êtrc, car sa charge n'était pas héré-
ditaire), nous pouvons parler aussi d'une roya uté douée de pou-
H>irs surhumains, ou bien d'une personnalité surhumaine
~lttribuée au souverain. ~Iais en sui\'ant cette piste nous quittons
!c Tibet et nous arrivons tout droit au roi-dieu conçu par les
I ~gypriens : un roi d'origine divine, un dicu sur la Terre.
.\;otre "fuite en f~gypte" semblerait nous ramener à Max
\\.eber, à sa comparaison entre Tibétains et Égypticns, mai s ce
n'est pas !e cas. ~otre comparaison é\'entuclle, et de toute L1çon
pronsoire, ne reposc pas sur la hiérocratie, mais sur la concep-
192 La perspective lzistorico-re/ igieusc
riem d'unc tO\~auté que nous sommcs tenté d'appclcr divine dans
lcs deux cas, <l condition de ne pas accorder trop d'importance
au fait qu\m bodhisattYa n'cst pas un dicu. \Iettons même de
côré ce point cpi, fundamental pour un historien des religions,
ne préoccupe guêre le sociologue. Restons justement au niveau
sociologiquc : si l'on fait référence <lU gouvernement d'un roi-
dieu, le mot juste est "tbéocratie", non "hi(·rocratie". Orla tbéo-
cratie égyptienne, comme la hiérocratie tibétaine, ne s'explique
pas par une é~pisodique inv:1sion étrangêre.
La th(·ocratic égyptienne est une réalité qui coune toute l'his-
toire rcligieuse de l'I~:gypte ct investir de nombreuses cultures
dont nous pounJns dire que, sons ccnains aspects, elles sont
tributaires de l'Égypte. Sans doure cst-ce le cas de la culture
jui,-e, culturc pour laquelle Flavius Joséphe a forgé le termc de
"théocratie". Il ne l'a pas forgé en songeant à la hiérocratie
instaurée sous la domination perse, et, encore moins, en pensam
à celle réalisée par la dynastie sacerdotale asmonéenne. Sa réfé-
rence fut la Bible, et précisémcnt le passagc ou c'est Dieu lui-
!nêrne qui cxplíque ce qu'est une théocratie et cc que sont ses
avantages par rapport à l'instirution royale : en 1 Samuel 8.
6. A~ cerre époque, Samuel exerçait la fonction de juge. C'était
un juge itinérant : une fois par an, il faisait le rour eles cités
(Béthcl, Gilgal, \fiçpa), puis revenait à Rama, « car c'est là qu'il
avait sa maison et qu'il jugeait Israel». Devenu vieux, il confia
sa charge à ses fils, qui toutefois « ne suivirent pas son excmple >>
ct '' tl.rent tléchir le droit ». Alors lcs anciens d'J srael se réunirent
et décidêrent de demander à Samuel J'institution d'un roi,
« comme toutes les nations ». La demande d'un roi déplut à
Samuel qui, néanmoins, soumit la qucstion à Dieu.
1.a réponse de Di eu est bien construire et claire. Pour
commencer, il nie Cjue Samuel ait l'autorité pour repousser la
demande du peuple, car cette demande n 'a pa<; pour but de k
remplacer, lui Samuel ; clle a pour but de remplacer Dieu cn
rant que roi (« pour que je ne régne plus sur eux »). \' oici clone
la théocratic dont parle Fla,-ius Joséphe: un nai pom-oir rc)~:al
exercê par Dieu, qui ne permet mémc pa~ à Samuel d'en fa1re
La théocrarie 19.3
,_ rtie.
1 1
II s'agit d'une théucratie et non d\me hiérocratie, même
,, 1 f, >rmellcment, au niYeau humain et par référence au caractérc
,cmi-<;acerdotal de Samuel, le sociologue pourrait y décounir
1111 c organisation hiérocratique. Soulignons-lc cependant: \lax
\\cber nc prcncl pas cn consickration cerre é,-cnruelle hiéro-
c~Lttie, car antérieure à la domination perse, clone inapte à
c< >nforter sa thêse. Tout cn s 'occupanr de la "constitution"
, !'Israel, Fla,-ius Josêphc, pour sa part, ne fait pas de la socio-
j, ><ri c mais de l'ickologie : il cherche à rendre compréhensible à
C' '
la culrure romainc -hellénistique l'idéologie juive qu'il estime tra-
ditionnclle, ou fondamentale : quclque chose qui dépasse les
formes contingentes de gom-erncment Youlues ou subics par le
peuple juif dans sa longue hisroire.
En deuxiéme lieu, Dicu affirmc que l'institution d'un roi équi-
yaut à J'institution d\111 cultc à d'autres dieux, faute dont les
j uifs se sont rendus coupables plus d'une fois depuis l'Exode :
." ... depuis 1e jour oú je les ai fait monter d'tgypre jusqu'à main-
tcnam- ils m'ont abandonné et ont servi eles clieux étrangers ».
.Je crois que l'on ne peut pas mieux exprimer la conception de
la royauté qui existait dans les milieux culturels du peuple juif:
un roi est un clieu sur la Terre ; l'adoption d'un roi pmtYait être
sans conséquences dans une religion polyrhéiste, mais eut été
paniculiêrcment risquée dans une religion monothéiste.
I :nfin, Dieu ordonnc à Samuel de rcspectcr la décision du
pL·uple, mais seulement aprés ]ui aYoir dit ce qu'entraíne l'adop-
rion d'un roi. Le propos, ici, dcYient concret : un roi arrachc
au:\ familles les enfants mâles et en fait JeJ soldats pour JeJ
~uerres, ou les met à « labourer son labour, moissonner sa
moisson, fabriquer ses armes de guerre ». II n'épargne pas non
plus ks filies, dont il fait ses « parfumeuses, cuisinieres et bcm-
langêres >>. II ne respccte pas la propriété, mais séquestre lcs
11Willeurs champs pour en faire cadeau à ceux qui le servem; il
prérend préle\·er la díme sur tout produit dcs champs er des
tn 1upeaux. En un mot : il rend tout le monde escla\T.
Claire est la comparaison entre le systéme théocratique et le
',I stêmc monarchique; mais clair est aussi le fondcment doc-
rnnal de la théocratic dont parle Fhwius Josêphe, et cn général
194 La penpective historico-religieuse

de l'antimonarchisme et de l'irénisme qui caractérisent les Pha-

risiens dés les origines. On peut dire que les Pharis iens ont repris
le discours de Samuel, l'adaptant aux circonstances du II' siécle
av. J.-C. ; et qu'à soo tour le pharisien Flavius Joséphe l'a rcpris,
l'adaptant aux circonstances de soo tem ps.

XI

La crypto-théocratie

1. .Au chapitre précédent nous avons historicisé la notion de

rhéocratie dans le but de la soustraire à l'usage sociologique de
~fax \v'eber, qui la réduisait à un banal et vague gouvernement
de prêtres. Ce n'est pas seulement une question de points de
vue. Sans doure, le point de vue sociologique différe du poim
de vue historico-religieux : les problématiques res pectives ne
sont pas les mêmes. Mais dans le cas de Max Weber il y a
quelque chose de plus : sa perspective se ressent de l'expérience
gcrmanique en matiére de religion et de gouvernement de prê-
rres. C'est une expérience qui va de la querelle des Investitures
<l la protestation de Martin Luther.
L'expérience dont je parle conduit à envisager l'aspect hiéro-
cratique d'une théocratie, plutôt que soo fondement religieux
(ou théologique). Elle se forme dans un cadre culturel qui fait,
des christianisés les sujets d'un pouvoir émanant de Rome. II
n'importe pas d'établir ici le caractére objectif, ou non, de cerre
sujétion : ce qui est indéniablc - et cela suffit à l'historien des
religions - , c'est la représentation du rapport avec Rome
répandue dans les pays germaoiques. On pcut la coosidérer
comme un élémeot nécessaire à la formation d'uoe conscieoce
nationale germanique; mais il s'agit précisément d'une coos-
cicnce qui se forme cn se confrontam à la latinité .
.\u niveau religieux, la confrontation ne pouvait pas opposer
k chris tianisme à une é\·entuelle rcligio o germanique. i\:c
 196 La perspecti\'e historico-religieuse
~crair-cc que parcc qu\mc rcligion de cc gcnrc, ú sa\-oir pangcr-
manicluc, n 'a jamais e;-;isré ; on cn a imTntt' une cn blande, ú
l'c;-;rrê·mc péTiphéric du monde gcrmanic]uc, nTs lc .\III sieclc,
prC:Tisé,mcnt clam l'idéc de fournir une réponsc nationalc à
l'invasion chréTicnnc; mais ce fut une réTHmsc lirtéraire, un
recuei] de 111\thcs (l'l:dda), sam cuntrepartic sur lc plan cultuel.
Par aillcurs, de tuute façon, la pnspcctiYe chréticnne du salut
n'a\-ait ricn qui pút b remplaccr dans la culture gcrmaniCJUC; au
contraíre, an:c l'invention islandaise lcs diL·ux n'baienr pas non
plus sauvés, puisque destinés à une carastrophe finalc (le
;u_gnariJk, qui a inspiré· la wagnérienne Cii!lerda;mmno~i) : c 'était
une cschatologic qui projerait clans l'a\Tnir la fin eles dicux
"paiens'', déjà dé·crétée par l'avcnement du christianisme. F:n cc
scns, nous clirons que IT:,dda, tour cn nmlant présen-cr une
tradition germanique, prcnait acre de la fin iné\-itablc à Llljuclle
lc proccssus d'acculturation la destin<Üt.
Sur k plan de la rcligion, la conti·ontation avec la latinité ne
pmn-air donc se produire que dans lcs termes du christianismc.
II fallait opposer un christianismc germanique à un christianisme
btin, ce dcrnicr érant représemé par l'Í~:glise carholiquc romaine,
P<lf l'autorité du pontife romain et de ses évêques. \u ni\-cau
pratique, avant même que fúr formulée dans la lointaine Islande
une résistance "littéraire" au christianisme, l'empereur germa-
nicjue ayait imposé une résistancc, égalcment "militaire", à
l'autorité du pape. Cerre résisrance échoua et c'est alors que prit
forme l'interprération d'un pouvoir romain qui temait de o·ou-
\Trner k monde au moyen des prêtres, à sa\'oir d'instaurer~ne
hiéTocratie.
1l cst clair que !'cm ne mettait pas en discmsion le « gom-er-
nement de Dieu », mais k « gum-ernement eles prérres »; d'oú
la possibilite de se rén>lter comre une hiéTocratie sans pour
autant se rén>ltcr contrc Dieu. L'aspcct incomcstablement théo-
cr:nicJUC de la culturc médié\-ale passa ainsi au second plan dans
Lt comidáarion des spécialisres ; rapparence d'une hiérocrarie ·.
(susceprible d'hre éliminée) a caché la substancc d\me rbéo-
cratic (impossiblc à éliminer), CJUi cepcndam ne se manifestair
La crypto-théocratie 197
'.l' commc relk, c'csr-<1-dire a\TC la clarti, cfun Flavius .Jos(·phc:
·cr.1ir une crYpto-thé·ocratic.
Pour accjuérir cet ékment de jugcmcnt, ii cc;r nécessaire de
, ,n< >ncer ,\ l'idée que la théocratic est une forme historique de
,, )un.-rncment; ,\fax \\-ebcr lui aussi, du reste, v a rcnoncé, mais
tli. c1ui chcrchair précisément des formes de gou\-crnement en-
.kç;1 de la construction religieuse rhéocraricjue, a cru bon de
1 ,·mplacer k tcrme théocratie par le tcrme hiérocratie. Cest
(•rcsque un e;-;orcisme : on chasse l'ombre de la tbéocratie ; lc
\ 1dc qu'ellc lai~sc cst comblé par la hiérocratie, qui cst moins
,·ncombrante, qui est historiqucment limitée ct qui de toute
fJçon ne scmblc pas touchcr la culture occidemalc, bien qu'elle
•,(JJt imprégnée ele christianismc à tous lcs niveaux.
2. Si ellc n'est pa~ une forme hisrorique de gom-ernement, la
rhé,ocratie est un terme convcntionncl que nous employons pour
c:-;primer un jugement, pour classer. La classification est essen-
ricllcment un jugement formulé à la suite d'une comparaison.
Flavius Joséphc a dit "théocratie" en comparam l'idéologie
iudaique, Cjui étair la sicnne, à la rhéorie politicjue des philoso-
phcs grecs. ~ous disons "théocratie'' en comparam cl'autres
'' stémes, ou d'un autre temps, à norrc sy~teme fondé sur la
dbtincriun, au moins théorique, entre autoriré religicuse er auto-
nré, ciYilc. :-fais ii n'est pas dit Cjue la classificarion permette
,j'(,ludcr lcs problémes hisroric1ues. Elle dc,-rait au contraíre en
P' lSCr de nom-eaux : pourquoi distinguons-nous entre religieux
<r ci\-il? depuis quand ? cst-ce une distinction spi,cifique à norre
culrure ou bien la retrom-e-t-on ailleurs :; ~ ~
Cc som dcs problémcs auxc1uels nous <l\'Ons fait allusion en
i>.trlanr de la dialectiquc clérical/Lúquc. ~ous disons maintenant
lJUC Jon l1C peut pas 110l1 pJus poscr CeS probJCmes Si ron nc
r'.C'ardc CJUe l'un eles dcux pôlcs, soit lc pôlc religieux. soit le
[)<-de ci,,-il, parcc que tous deux s'intlucnccnt réciproqucment.
\.,JU~ s()mnws cnclins à trou,-er dans chac1ue culturc une reli-
_,_)( n1 : mais ce que nous trounms, est-cc bicn la rclig1on reli e
'-Jlic nous l'entenclcms? ~on, si nous admettons qu\111 champ
<Llction religieux se définit par opposition à un champ d'action
198 La perspecti1·e historico-religieuse
ci,·il, ct st nous consid(:mns que \c ci,·il recoune une realité
hiq< 1riquc c1uc l'on nc retrou\T pas dans dcs cultures ~lutrc; que
la n<->rre (roujours ~1 condirion ljUe l'on ne confondc pas b dia-
lccticlue rcligicu:d ci,·il a\TC la diak~cttquc rcligicusc sacre/ pro-
f~mc).
l'rilisec de rnaniL·rc acriticjuc, la catL·goric du "ci,·il" est cxten-
sibk jusqu\1 la pene de sens; mais si ellc est urilisee de façon
critic1ue, donc depuis b conception romaine du tiri.i et de la
ârilcu JUSL]u'à notrc notion de citm·en (non de sujet !), on ne
coun pas le risljue d'aplatissements, de confusions, de chutes
dans l'in-signifiance. Le "ci,·il" n'é·qui\·aut ni au "politique" ni
au "'temporel", mêrne si nous parlons parfois d'aurorite poli-
tique (il vaudrair mieu-x dirc ci,·ilc) pour la distinguer de l'auto-
rité rdigieuse, et de pouYoir ternporcl pour lc distinguer du
pom·oir spirituel, ú saYoir d'ordre religieu-x. Derriêrc chacun de
ccs termcs il \' a une histoire qui ne peut pas être ignorée quand
nous les utilisons sciennfiquernent en matiêrc de critic1ue histo-
rique. D'aillcurs, l'usage courant egalcmcnt n'aurorise pas dcs
confusions : pcrsonne ne parlera de ""fêtes politiques" ou de
"teres temporelles" pour parlcr des fêres ci,·iles qui som distin-
guées, dans notre calendrier (mais non dans les calendriers fes-
rifs cl'autrcs cultures), des fêrcs religieuses.
Par référence à une realite historique, le natiunalisme germa-
nique, non susceptiblc d'être interprete dans les rermes de la
dialcctique ci,·il/ religieux, nous anms associé la querelle des
lnvestitures et la Reforme protestante. l\ous n'aurions pas pu
k faire si nous a\·ions adopte les categories du ci,·il et clu reli-
gieu-x. Si l'empereur germanique avait obtenu (ou plutôt
conserve) la faculte de t1xer la hiérarcbie ecclésiastiquc en nom-
mant des e\'êques et même lc pape, il :turair de fait realisé une
parfaite théocratie. ( )n n'aurair pas eu affaire :Í une prédomi-
nancc du ''ci,·il" sur le "'relic;ieux", mais bicn à l'l·liminarion de
la dialectique ci,·il/ religieux ; or, cn fonction ce ljlll' l'on a dit
plus haut au sujet de la classitlcation comparati\·e ljUi nous
condu ir ú appelcr rhéocraties les s\ qémes l]ui nc séparent pas,
contr:urement :1 nous (au moins theonc1uement), autorité ci,·ile
er autonte reliu:icusc, nen ne nous empêchcrait d'appelcr theo-
La cnpto-théocratie 199
.rrll]Ue 1c svstême :1uc1uel tendait le combat imperial pour les
i '\ l~rirures.
1 11 rn·~mcbe, nerrement antitheocratique e5t lc sens que nous
,, \ rrons :ntribuer :!la Réforme protestante, même si, apparem-
illlt, elle reduit toutes choses au "religieux". File se dressc
, :·. 11 \kurs contre la bierarchie ecclesiastique <.1ui, conduite par eles
".lj1L' ou par eles empcreurs, reste toujours la structure portante
::·une rhé·ocrarie. Puis, cn proclamam l'autonomie du sujet reli-
\, son dwit au ''libre examen'', mêmc si furmellcmcnt elle
t.l \ ( 1ri se une conscience ljUC nous dirions religieuse et nem ci,·ilc,
llk rramforme de fait le sujet chrétien (du pape ou de l'empc-
rlur, pcu importe) en .. citoyen" chretien, fut-ce en cito\Tll de
]':IUl':llStinienne árita.r Dei.•,
1.es thL·ologiens de la Réforme étaient des humanistes ou bai-
c:n.uent de route façon dans la culture humaniste qui, en rede-
c( Junant lcs auteurs classiques, redecm.I\'taient aussi la condirion
l\lstenticlle du citoyen . .\:on que je \·euille faire passer Luther
pour un humaniste; mais je ne dis rien de nomTau quand je
run~trque qu 'un Erasme ele Rotterdam a prepare le terrain pour
h rlTOlte luthérienne ; on ne peur pas non plus parler de I .uther
m <>ubliant l'humanistc \Ielanchthon, son ami et successeur à
h ri:·rc des Réformés. D'autrc part, lcs .rtudia !Jull}{lllilali.i n'e-xpli-
LjllL!lt pas la Réforme : ellcs en som seulement la moclalité et
11< li\ la cause ; la cause (ou la t1n) doit être cherchee dans ce
.:.>:nmanisme antiromain qui nous permet de rapprocher la quc-
rclk médie\'alc dcs lm-estirurcs et la moderne Réforme luthe-
l'ILI111l'.
l.'hununisme a produit. par lui-même, un rerHJmTllement, ou
~~~ rcndance ~1 un renou\-ellcment : dans lcs pays de culture ger-
n:.t'liLjlll',il a renou\·elé le germanismc en le proposanr comme
1
lill reforme rcligicuse; en Iralie, il a renom·ele les lcttres et les
Lr'' ln lcs tournan r ,-crs la Renaissance. Réforme ct Rcnais-
':11 'c L, tour en désiu:nanr I' une et l'autre un rcnou\-eau en rern1es
' !li:Lnhtes, se fonr face comme germanisme cr latinire. Ln tant
u ·, 'T>rcssion rcligieuse, b Reforme considere la Renaissance
' ' ' 11111K une c\pression de paganisme, :i sa\'oir la juge selon son
crc propre, b rcligion, c< Jmmc s 'ii s'agissan d \111 rerour ~lu
 200 La penpectiw' lzistorico-religiPuse
p;1.ganismc antique. ;\fais si l'homme réformé juge selon ce cri-
térc, comment cst-il possible de lui conférer une dimension
ci,·ile ?
En théorie, c'est impossible. C'est si nai que l'homme nou-
\Tau envisagé par Luther ne correspond pas cxactement à
l'hommc envisagé par Erasme : ce qui fair la différence, c'est la
qucstion du libre arbitre, c1ue Luther n'accordait pas à l'homme
réform(-, libéré de la sujétion au pape (ou à un souverain régnant
qui en eút assumé les fonctions), mais non de la sujétion à Dieu,
certe sujétion qui était cela même que Flavius Joséphe avait
appelé, en son temps, "théocratic". A ceei prés qu'il s'agit_c]~ .
!lo!rr théorie, celle orientée par la dialcctique ci,-i]/ religieux ; or
les choscs changcnt quand on se référe à la théoric évangélique
qui dit que le "royaume de Dicu" n'cst pas de cc monde ..\u
fo~d,la théocratic de Flavius Joséphe était proposée pour que
TC juif obsen:ant pút vine aussi la citoyenncté romaine. Or la
théocratie implicite dans la ,-ision de Luther proposait au chré-
ticn observam quelque chose de semblable : elle lui fournissait
]'espace pour une pratique civiquc définie par la pratiqu~--~~U­
gieuse. Ce fut en définiti,-e le "citoyen" Luther, nem le moine,
qui soutint à la Diéte de \\ orms, à savoir dans une institution
plus proche d'un parlcment civil que d'un svnodc religieux, ses
théses contre la Curie romainc en 1521. ée fut le ~'citoven"
Luther qui, en 1525, abandonna la coulc monastique pour
revêtir des vétemcnts civils. Cc fut lc "cirm·en" Luther qui, ne
se sentant plus lié parle VU'u de chasteté, épousa l'ex-moniale
(et désormais "citoyenne" clle aussi) Catherine de Bors.
Ces façons de défroquer semblent préfigurcr celles de la Révo-
lution françaisc, qui transformera en "cit(Wens" les sujcts de
Louis XVI.
3. 1\;ous disons "sujet" ct "citoYen" pour désigner la condi-
tion dérerminéc par un régimc re~pecti\·ement monarchique ou
républicain. Laissons de côté les modcrnes monarchies consti-
tutionncllcs, ou l'cm cst à la fois sujct et citcwen, : clles sont une
cspcce de compromis qui nc touche pas la st;bsrancc des choses
dont nous parlons. Nous parlons cl'un point de vue historic~c)-
1)
La crypto-théocratie 201
religicu'\:, nous ne nous poscms pas de~ questions de droit consti-
tutionncl. De nutre point ele n1c, par exemplc, nous n'hésiton~
pas à qualit1cr de théocratiquc la monarchic anglaise, bien qu'ellc
soit constitutionnelle de longue date (bicn qu'elle soit le modele
même de la monarchic constiturionncllc), du seu] fait que le roi
cL \ngleterre cst aussi lc chcf de rf_:.glisc anglicanc. Ceux qui
hésitent à nous suinc sur ce terrain lc font parce que notre
culture, depuis un certain temps, a cru dcvoir refouler de sa
propre logiquc toute présence théocratique, en la rejetant clans
) l'exotique : par cxemple, on l'a \u, au Tibct, ou le "roi'', à sa\·oir
le dalai·-lama, est aussi le chef de l"'f:glisc" bouddhiste. j,
En ramenant tout à l'opposition significativc entre condition .
de sujet et citoyenneté, donc entre monarchie et rt'publique,
nous relevons Cjue chague monarchie est fondamentalcment
théocratiquc et que cluque théocratie se configure dans les
termes de l'institution monarchique. Faisons desccndrc ce juge-
ment dans l'histoire, cn passam de l'indéterminé au déterminé :
à la place de "chaque monarchie" nous plaçons l'institution
monarchique égyptienne, la plus ancienne que nous connais-
sions ct probablcment l'institution originelle, le modele culturel
de la royauté ; à la placc de "chaque théocratie", plaçons la
théocratie formulée par FJa,·ius Josephe pour représcnter lc
statut idéal du peuplc juif. Les f~gyptiens eurent un roi dil Úl et;,
1
lcs juifs eurent un di eu roya!. Je souligne le "divin" et le "royal",
car le roi égyptien était effectivement un dieu et le dieu juif
effcctivement un roi ; non un roi eles dieux au sens polythéiste,
ni un roi du ciel à notre sens, mais le roi d'Israel, comme on l'a
vu au paragraphc 6 du chapitre précédent. Lc mono-théisme
juif prcncl forme graduellcment à partir de la mon-archie égyp-
tienne. De mêmc que le roi-dieu égyptien represente et dét1nit
la nation égypticnne, ainsi le dieu-roi d'Israel ~eprésente ct!
definir la nation juivc. La différence, c'est que les Egypticns ont<'"
divinisé un roi, tandis que les juifs ont fait d'un dieu un roi.
\fais c'cst une différencc que noll.' posons, cn ramcnant à notre
~\·srémc de valcurs des réalités culturclles d'autres systémes, on
~ nc peut plus reculés. ]\; ous di sons "ils ont diYinisé un roi", pare e
g! que nous .rm·on.r qu'un roi n'cst pas un dieu ; nous disons "ils
J
 202 Lu perspective lzistorico-religieuse
ont fait d'un dieu un roi", parce que nous .ratom que Dieu trans-
cende toutes choses, clone aussi la royauté mondaine. E n
som mc, nous parlons ainsi parcc que nous pensons gue les
í~:gypriens ont arbitrairement attribué à un homme les gualités
d'un dieu, et que lcs iuifs ont arbitrairement attri bué à Dieu les
Llualirés d'un homme, fut-il un roi. ~fais à peine commençons-
nous à douter de notre savoir que ces jugemems présumés arbi-
/traires cessem d'être incontestablement arbitraires.
Dans le cas qui nous occupe, douter de notre sa\·oir conduit
à ne pas prétendre que les anciens Égyp tiens et les anciens
Hébreux partageaicnt nos catégories du "divin" ct du "royal".
Cela conduit surrout à se demand er quelle était pour eux J.~
fonction de la "divinité" et de la "royauté". Le roi "cosmicisait"
le temps et l'espace dans les limites à l'imérieur desquelles une
nation donnée se reconnaissait ; nous dirions qu'il insufflait la
vie à une nation, plus qu'il ne la représentai t symboliquement
comme les rois de nos jours (les termes de cetre fonction cos-
mique scront précisés au chapitre XIII). Le dieu représentait
une immortalité impérissable non susceprible d'être expéri-
mentée au niveau humain, et toutefois essencielle aux cultures
amigues en raison du fait qu'elles reposaient sur une stabilité
réputée supérieure aux vicissitudes humaines. Réunir divinité et
royauté - avec la formule égyptienne du roi~dieu ou avec la
formule juive du dieu-roi, peu importe - signifia attribuer
l'immortalité impérissable à une nacion, malgré la mortaliré et le
caractére péris sable de ses composantes ; cela signifia lui
conférer une réaliré méta-historique dépassam toute contin-
gence hisrorique. 0;ous pouvons dire auss i que ce fut leur façon
d'acquérir une conscience nacionale ; er nous ajouterons que ce
fut une façon digne du plus grand respect, éram donné les résul-
tats : la narion égyprienne dura plusieurs millénaires, la nation
iuive dure toujours et, théoriquement, peur durer à l'infini.
La différence de durée entre nation égyptienne et nation juive .
s'explique par la différence entre le roi -dieu des uns et le dieu-roi
des autres, différencc que mainrenant, libérés que nous somme ~­
de notre condirionnemcnt culturel, nous pouYons aussi
comprendre. La nation égyprienne disparut progressi,·ement à
La cr_vpto-théocratie 203
p;trtir du moment oú l'},~gyprc fut dans l'impossibilité d'a,·o ir un
roi, et non quand ellc pcrdit son indépcndance : en fonctio n de
Lt narionalité égyprienne, même la dvnastie érrangere des
l .:u~ides, LJUÍ régna su r lc pays pendam em·iron trois siécles,
t:úsait l'affaire. La narion juivc nc disparaitra, si elle disparaít un
jour, que lorsque disparaitra la foi dans le Dieu d'Israd (je parle
LTidemment de "nation" juiYe et non d'''État" juif).
'wec k chrisrianisme, la royauté passe de Dicu lc Pére à Dieu
lc Fils, lequcl mcurt en croix a\·ec le tirre de "roi des juifs". La
formule du Ie.ru.r Nazarenus Rex Iudeorum renvoie à au moins trois
ni\-eaux d'imerprétation. Le premier est le niveau objectif de la
royauré, en tant que forme d'autorité qui se transmet de pére
m tlls ; chez les juifs, seul le Fils de Dieu pouvait prendre la
place du Dieu-roi. Le deuxiéme est le niveau subjectif de la
rhéocratie jui ve (au sens de Flavius Joséphe): Jésus est mis à
mort car coupable d'avoir tenté d'usurper la royauté de Dieu.
Le troisiéme, égalemenr subjectif, est le niveau que nous dirons,
,, po.rteriori, chrérien. ll réclame d'autres conceptions en vue d'un
passage de ce qui est spécifiquement juif à l'universalité romaine
(de la " nationalité" à la "citoyenneté" supranationale). La
conception fondamemale est celle d'un'''royaume des cieux",
pendam du royaume terrestre de Juda: la royauté céleste et
éternclle est celle du Pére, qui renonce à la royauté terrestre en
fawur du Fils. La mort du Fils, qui a succédé au Pére dans le
nmmme de Juda, implique aussi la tin de ce royaume et la
séparation de ses sujets (le peuple juit) du reste de l'humanité.
Iésus meurt comme re.Y Iudeorum er ressuscite comme roi de
roure l'humanité.
4. La rhéocr~tie porte les signes de la royauté : elle se~~i~ ·\
11lconcc\'able sans la notion de royauté ; sans certe notion, nous
aunons la hiérocratie dom parle \X "eber, et non la rhéocratie
· !()nt parlai r Fla\·ius Joséphe. E r réciproquement: la royauré
Jl( >rtc les signes de la théocratie. Ce qui revi em à dire : là ou
il
\ a monarchie il v a théocratie, fut-ce cr~·pro-théocratie en tant
LJU\:lk esr refoulée par nutre consci<:nce civique.
1.cs cu ltures grccque (athénienne précisément) et romamc,
204 La pcrspectil'e historico-re/igieuse
apparues avcc 1\·limination de rinstirution rmale, onr fourni
deu:\ altcrnatives \-alabks à la théocratic : la rkmokmfi{/ et la JYJ-
pli/Jiica. La sccondc - désignanr l'ickc m(·mc d'L~tat, alors que la
pruniére est idéalcment rcçue comnK un n·pc d'f.:rat- doit l'trc
comiJc'-ré·c commc parriculiercment efficace ,1 cet égard : elk
l'esr dans les tcrmcs de la compar<lÍson du théocrariquc a\TC le
munarchicpJe, dam la mesure ou la républiquc constitue l'altcr-
narivc absolue à la munarchie. En somme, si nous pouvons
parkr de mcmarchics clémocratiques (aujourd'hui, elles le som
toutes en Lurupe), nous ne poun>ns certaincmenr pas parlcr de
monarchies républicames .
.\ cc stade de nos considérations, i] nous faut maimenant
commencer à tcnir compre eles deux millénaires et dcmi qui, à
en croirc la datation tr<lditionnclle, se som écoulés depuis que
lcs rois om éré chassés de Rome. La royauté n'est pas éliminée
une fois pour toutes par cet acre, ni à Romc ni dans lc monde
romanisé ; et lc>rsc1ue la royauté se réaffirme, avec clle se réaf-
firme la théocratic '·congénitalc". Cela se produit d'abord avcc
lcs dirii impériaux, puis avec les monarchies médiévales inspirées
tam par l'institurion royale romainc que, et peut-être surtout
étam donné les fondcments chrétiens, par le modele bibliquc
de la royauté (cclui eles "oims" du Scigneur). \fais l'expéricnce
républicaine avait marqué de maniére indélébile la culrure occi-
dcmale, et c'est à elle que l'on doit lc refoulement par nos
conscienccs d'une pré·sence théocratiquc, bien que celle-ci soit
attestée par mille índices.
Le refoulcment a renclu la théocratie insignifiante dans les
éruclcs hisrorico-rciigieuscs ; c'cst une matit·re qui nc concerne
au mieu:\ CJUC lcs étudcs hisrorico-poliriqucs. ,\\~ec la substancc
tbéocratique, c'cst aussi la subsunce antithéocratiyue qui pcrd
de son imponancc. Je \~eux dire ceei : on ne se sc>Ucie pas de
clonncr une connotation à l'attitude culturelle qui cmpêche la
manifestation déclaréc d'unc thé·ocratie ct que, sous son aspect
posirif, nuus anms emren1e dans l'acquisition d\mc conscicncc
ci\~iquc, dans le passage de la condinon de sujct à cellc de
cito\Tn. La conscicnce ci\-iquc nic la théocrarie sans nicr la reli-
gJon; au comrauc, c'est m(·me grâce à clle que se forme la
La cnpto-théocratie 205
norion de religion, que nous a\~ons attribut'C de maniére scule-
mcnt analogiquc à des culturcs non orientécs par la diakctique
cÍ\~íl/ religieu:\. D'<1utrc part, lcs C'tucles historico-poliriqucs nc
suin·m pas non plus cette dialectilJUe ; cc c1ui les guide tradi-
rionncllcment quand c:lles tombem sur la mati(-rc religicusc, c'esr
un succéclané cxprimé par l'opposition entre pouYoir tcmporel
er pouYoir spiritucl. "
1"c succédané en question réduit c baque chose à la logiquc
clu pmn~oir, nun à la logicJUC religicusc chréticnnc, cncorc moins
~1 la logigue du droit cn \·igucur au traYcrs ele la dialectiquc
public/ pri\~é, à laquellc lcs Romains ~n~aicnt rapporté leur reli-
gion. D'aillcurs, la nom-ellc rdigion, la rcLgion chrétiennc, nc
paraissait pas réductible à la logiquc du droit. Or elle le fut :
dans un certain scns aYcc aussi la qucrelle eles lm'cstitures, tra-
ditionncllement imcrprétée comme luttc entre poun>ir spirituel
ct pouvoir temporel ; dans tous les sens aYcc la constitution
d'un droir canoniquc ct aYec la Réforme protestante, même si
certe dernicrc, en accord avcc le germanisme qui l'ayait
cxpriméc, opposa sa théologie au droit canonique.
5. Tclk qu'clle nous csr préseméc par une ccrtainc historio-
graphic, la qucreUe eles lm-estitures scmblerait duc à une crise
é·pisodique du monde christianisé, prcsque à une \'ague de folie
impérialc, à la brutalc ccssation de la capaciré rationncllc - na!u-
rcllumnt rationnelle, c'est-à-dire dépenclant de la ''raison natu-
rcllc" - de distinguer entre poun>ir spiritucl ct pouYoir tem-
porcl. \fais cn réalité il n'y a ricn d'épisodiquc et encore moins
de fou. I1 s'agit de l'issuc d'unc én>lution pluriséculairc, issuc
lJUÍ a concluir à ses cxtrêmcs consé'lJUCnccs l'élévation du chris-
rianisme au rang de religion cl'J·~:rat. De cc poim de nlC, on peut
aussi parkr de crise, mais au sens d\me ré\-ision qui a produir
Lt disrinerion entre pounlir temporel cr poun>ir spirirucl, ct mm
d\mc crise de la disnncrion cllc-mêmc.
Commençons par l'unité· administrative de l'Empire romain
dite, à la grccclue, "diocese". Chac1ue diocese cut un é\~éque
aurrc tcrmc grec). Sous le régimc féodal, le diocese dn~ient !e
u'mté. L'é\~c·c1uc pou\~ait dcvenir con1te. La figure de l'é\~êcjue-
 206 La perspective historico-religieuse
comte fut institutionnalisée dans la seconde moitié du X' siécle,
en fonction de l'interprétation de l'cmpire - le Saint Empire
romain restauré - due à Otton I"' de Saxe et à ses successeurs
Otton II et Otton III.
Il ne faisait aucun doute que l'évêque-comte, en tam que
feudataire, devait être nommé par l'empereur. :Mais si l'empire
était "saint", de cette "sainteté" devait aussi participer l'empe-
reur. Il ne pouvait clone pas y avoir de doutes de nature reli-
gieuse ; tout était religion, à savoir chrétienté, empereurs et
papes, comtes et évêques. :Mais quand tout est religion, rien n'est
religion, comme nous dirions en nous en tenant à une définition
du "religieux" dialectiquement opposé au "civil".
L'opposition, à l'époque, fut entre chrétien et pa1en (= non
chrétien). L'empereur était chrétien, il était même le plus grand
représentant de la chrétienté ; par conséquent, la nomination par
lui d'évêques ne pouvait pas être interprétée comme une usur-
pation de priviléges papaux. En fait de chrétienté, les pouvoirs
de l'empereur étaient supérieurs à ceux du pape. La norme vou-
lait que l'empereur fUt couronné parle pape: ainsi d'Otton Icr,
le restaurateur du Saint Empire romain ; couronné, certes, mais
non pas élu. Le pape exécutait simplement le rite de passage
que nous appelons couronnement, sans aucun exercice de
volonté de sa part. Dans cette fonction, le pape remplissait son
sacerdoce et non une quelconque autorité ; il était et restait un
"exécuteur" de rites, un prêtre précisément. On peut dire tout
au plus que le caractére exceptionnel du rite réclamait non un
prêtre quelconque, mais le "grand prêtre", le "souverain pon-
tife".
Quand il créait ses évêques-comtes, l'empereur n'usurpait cer-
tainement pas les pouvoirs sacerdotaux du pape ; aucun empe-
reur ne n'est jamais arrogé le droit de célébrer la messe. Il
exerçait en fait l'autorité de chef de la chrétienté : en défendant
l'empire il défendait la chrétienté, en l'agrandissant il agrandis-
sait la chrétienté. En tam que prince de la chrétienté il était
consacré (et non élu !) parle pape, alors que c'était lui qui élisait
les papes, ou qui les faisait élire, au travers d'une délégation, par
le peuple et par le clergé de Rome. Otton I'', consacré empereur
La crypto-théocratie 207
cn 962, fit élire le pape Léon VIII - élu en 963, déposé en 964
et réintégré par Otton dans sa charge certe même année. A
po.rteriori, cette élection fut jugée illégale, au point que Léon VIII
nc t!gure pas dans la liste des papes "légaux"; mais à l'époque
elle présenta le plus haut degré de légalité, à savoir l'assentiment
de l'empereur, prince de la chrétienté. Par aillcurs, aucun
soupçon d'illégalité, même posthume - c'est-à-dire à la lumiére
de la distinction postérieure entre pouvoir spirituel et pouvoir
temporel -, clone aucun déclassement ne frappérent plus tard le
pape Grégoire V. Celui-ci, Brunon de Carinthie dans !e siécle,
cousin d'Otton II, fut élu grâce à Otton III, leguei n'avait alors
que seize ans, était à peine sorti de la régence et n'avait pas
encore été sacré empereur. Ce fut Grégoire V lui-même, pape
de 996 à 999, qui accomplit la cérémonie du couronnement en
999. Dans le cas de Grégoire V, l'illégalité fut perpétrée contre
lui et non en sa faveur. Elle fut commise par le patricien romain
Jean Crescentius qui, en s'opposant à l'autorité impériale, obligea
Grégoire V à fuir Rome et fit élire à sa place un certain Jean
XVI, rangé ensuite parmi les antipapes. Otton III fit élire pape
son ami et conseiller Gerbert d'Aurillac, qui prit le nom de
Sylvestre II (999-1 003) ; ce pape également, bien que nommé
par l'empereur, obtint un favorable jugement posthume de léga-
lité et fut réguliérement inscrit dans la liste officielle.
La légalité du pontificar, à cette époque, était mesurée par
l'autorité impériale. Lorsque celle-ci venait à manquer, on tom-
bait dans l'illégalité, voire dans le délit sacrilége. Par opposition
à l'autorité impériale exercée par la dynastie saxonne, nous pour-
rions indiquer pour Rome, le siége pontitlcal, le pouvoir exercê
par la famille des Crescentius. Grâce à ce pouvoir, ceux-ci obtin-
rent la papauté pour un membre de leur famille : Jean XIII.
Contre lui - à savoir contre les Crescentius - la noblesse
romaine se rassembla, le déposa et l'emprisonna au château
Saint-Ange. L'empereur Otton I'r intervim et rendit au pape
Jean le trône pontitlcal. 1\ous dirons que Jean XIII était "illégal"
et par conséquem exposé à l'arbitraire de la noblesse romaine
tant qu'il resta une créature des Crescentius ; mais qu'il devim
"légal" quand il obtint le soutien de l'empereur. Ceci arrivait
208 La pcrspectÍ\'C lzistorico-rcligieuse
quand l'autorité imp(Tiale ~ 'nerçait pleinl'nwnt ct c1ue ks Crc~­
ccntius faisaicnt appcl à clk pour aYoir la primauté à Romc.
\Tais eles qul' l'auroriré impérialc faiblissait, lcs Cresccntius sai-
sis~aient l'occasion dl' prinT l'cmpereur de son papc-fcudataire
ct d'impmer le lcur, sam render pour cc fairc de\'ant k délit.
Benoít VJ fut un pape nommé par l'cmpereur (9~2), mais
l'empire érait alors en crise : Otton II, mobilisé par une dispute
a\-ec son comin Henri 1I de Baviére, nc pom·ait pas s'occuper
dcs questions romaines. C:resccntius dit de T!1éodora (du prénom
de sa m(Tc) prit la têtc d\me rén>ltl' romaine contrc l'empercur,
qui s'achen par l'élimination du pape impérial : Benoit VI fut
emprisonné au châtcau Saim-Angc et y fut étranglé sur ordre
de Crescentius. Celui-ci lc remplaça par un pape à lui, Boni-
face VII, qui cst é,,idemment rang(· parmi les antipapes. Pcut-
(·tre lcs Crescentius estimérent-ils être allés trop loin. Lcur action
fut de toutl' façon condamnée parle messager imp(·rial, le comte
Sicco. Jls abandonnérent Bonifacc à son dcstin : il fut chassé de
Rome et se réfugia à Comtantinople. Otton II reprit lc contrôle
des affaires romaines et fit élire le nouveau pape (en 983), Jean
XIV. ~!ais cette même année Otton Tl mourut ; les Crescentius
récupérérent alors Boniface VI L rendam vacant le s1ege pontJ-
fical par le mcurrre de Jean XI\'.
6. II ne faut pas cherchcr !'origine de la querelle eles Inves-
titures dans l'ingérencc de la ch-nasric saxonne dans les affaires
' l· •
de l'Eglisc, puisque ses interventions, tant dans l'élection du
pape que dans l'im'estiture des é\'êCJues, étaient parfaitcment
appropri(:cs à la fonction impérialc "sacrée". Elle doit en fait
être cherchée dans une prise de position de rtglisc contre
l'empercur, plus préCJsément dans lc dessein papal d'''usurper"
lc titre de princc de la chrc'tienté. Ce clessein se réahsa un demi-
siécle aprés la mon d'Otton III, a\TC !e pape bourguignon
.\:i colas I I, qui bénéficia eles conseils clu furur Grégoire VII (et
furur saint).
\'oulu par .\:icolas II, le concile du Latran de 1()_::;9 rendit
1'1\glisc complércmem auronomc par rapport à l'l·~mpire en
fournissant une noun:llc régle pour l'im·estiture eles c\·êqucs ct
La cnpro-théocratic 209
j\·kction du pape : ii interdit aux ecclésiasriqucs de tTCCYoir un
diocc~sc de la pan d'un húque, ljucl CJu'il fut; i! limita au coll(·ge
eles carcltnaux lc clroit d'élire lc pape, qui jmque-L1 était exercê
par la compnsante cll-ricalc ct laiquc clu pcuple romain. au tra-
\Trs d'une ckkgation impériale. Pour se proté·gcr d\m coup de
force de l'empneur contre l'autonomie à peine proclamée - et
qui dans !c contcxte impérial se présentait comme une rébcl-
lion - . .\:icolas 11 attribua au 0;ormand Robert le Guiscard la
s( >UYcraineté sur 1'1 ta!ic méridionale. Ce fut une nom-ellc usur-
pation des prérogarives impérialcs, car, pour la logique du Samt
Lmpire romain. il n'était assurémem pas de la compétence du
pape d'assigner eles terriroires à CJui que cc fut.
J:autonomie de I'tglisc se rcnforça de plus en plus, pour finir
par s'cxprimcr avec une clarté absolue dans les termes d'une
primauté, et ce sous 1e pontificar de Grégoire VII (1 073-1 08S) :
suprématie du pontifc romain, à qui était réservé le clroit ele
nommer les évêques dans chaque cliocése du monde chrétien,
queiJe Cjue fut la souveraineté territoriale.
Cela prcwoqua la réaction de l'empereur en titrc, Henri IY
de la ~faiscm de Franconie. La dynastie n'était plus la dvnastie
ononienne (~Iaison de Saxc), mais l'empire était toujours le
ml-mc, "~aint" et "romain", ct il revenait à l'empereur de
ré-primer toute rébellion, y compris celle du pape. I-!enri IY
réT>rima précisément les rébellions eles feudaraircs, commc
Ln·aicnt fait sem pére ct son grand-pérc ; ii !ui fallut en outrc
ré·primer la rébellion papale. II le fit en deux temps : avant er
aprê:s Cmossa.
La premiére façon fut théocrarique: l'empereur déclara déchu
ic pape Grégoire VII ; celui-ci répondir tom aussi théocratique-
mcm cn déclarant déchu l'cmpereur Henri IY. L'empercur avair
.t~i cbns les tcrmes dcs prérogati\TS impériales ; lc pape, qui
1: ·~\\a ir pas le pouvoir de déclarcr la déchéance d'un empereur,
]', >hrim de fait au mm-cn de l'e'\.communication, laquclle déliait
dtt liL"n de ficklité les s~tjets de Henri I\' .. \prés Canossa, la façon
I ur milirairc, cr non plus seulcmcnt théocratique. Henri lY se
]>rc JCura un autre pape, C:lément 111, at!n ck se mcttrc à !'abri
<i'un<: dcu'\.icme ct in(Titable e'\.communiCanon, cr ass1egl'a
 210 La perspective historico-religieuse
Rome. Mais de même que l'empereur s'était procuré un anti-
pape, ainsi le pape s'était procuré un anti-empereur: Robert le
Guiscard. Cclui-ci brisa !e siége, libéra Grégoire VII, mais, par
precaunon, l'emmcna a\·ec lui à Salerne.
Les hauts et les bas de la querelle des Investitures se pour-
suivirent jusqu'à la signature, par lassitude, du concordar de
Worms (1122) entre le pape Callixte II et l'empereur Henri V.
Le con_cordat fixa la distinction dcs deux pouvoirs : le spirituel,
attnbuc. au pape, et le temporel, attribué à l'empereur, distinc-
non qm semblait interdite la possibilité d'une théocratie. Mais
le pape avait toujours la faculté d'empiéter sur !e champ d'action
temporel en se servant de l'arme de l'excommunication. Inno-
cent III l'utilisa contre l'empereur Otton de Brunswick en 1211
p~u~ l'empêcher d'étendre son pouvoir (temporel !) à l'Italie
mendionale. Le même pape, artisan de la quatriéme croisade (et
d:autres crois.ades intérieures : contre les Albigeois), frappa aussi
d_ exco_mmumcatlon Jean sans Terre, allié d'Otton; puis il Ie
readm!t dans la communauré chrétienne et !ui donna le trône
anglais comme si celui-ci avait été un fief papal.
La matiêre du contentieux ne disparut pas avec l'acquisition
conceptuell~ qui_ distin~ait un pouvoir spirituel d'un pouvoir
temporcl. Ce qu1, de falt, nc disparut pas, ce fut le fondement
théo~r~tiqu~ qui_ ~éduisait !e "spirituel" à un pouvoir et qui
condinonnatt relig1eusemem la "temporalité" en chacune de ses
expressions publiques. Hésiterons-nous à parler de "théo-
cratie" ? Disons alors : crypto-théocratie. Il ne serait pas non
plus correct ~e restreindre l'histoire de la théocratie occidentale
à celle des Etats pontificaux dirigés par un pape-roi. On ne
pourrait le faire qu'en oubliant la théorie de l'investiture di\·ine
qui fut formulée juridiquement (ou philosophiquement ?)
aux XVI' et XVII' siécles pour justifier le pom•oir absolu des
monarques.
XII
Moines et chevaliers
1. La logique religicuse qui ressort de toutes les formes théo-
cratiques ou crypto-théocratiqucs relevées au chapitre précédent
- auxquelles on pourrait ajouter bien d'autres formes, y compris
,lCtuclles -, traduit un passage du "Dieu qui sauvc" au "Dieu
LjUi gouvcrne". Ce n'cst pas rien, si l'on en juge par ce que l'on
:1 déjà dit afin de définir le christianisme au scin des religions
religion juive inclusc) : n'est pas nécessairement chréticn le dieu
ljualifié par l'unicité (comme dans le monothéisme juif), par la
cr(:ation et par la domination exercée en récompensam et en
ch~itiant les hommes (en ce monde) ; mais cst chrétien !e dieu
LjiÚ CXÍSte CQ fonction d'une eschatoJogie. Ü~ jJ est CCrtain que
toutc forme théocratique fait exister un dicu non nécessairement
chrétien ; du reste, elle faisait précisémcnt exister le dieu juif
dans l'interprétation pharisa1que de Flavius Joséphe, qui a forgé
r( lllr lui le terme de théocratie.
l.a théocratie, qu'clle soit manifeste ou cachée, fait fairc un
P " l:n arriere. Et l'on peut en dire autam de la "foi" dans le
1
d;, u théocratique. On a parlé de l'énJlution chrétienne d'unc
. ljui signifiait '·loyauté" à une fides qui signifie "confiance"
'l:ub lc salut. O r dans le comcxte théocrarique la fides redeviem
[, •í ~tuté. D'ou le probléme religicux qui se posa à une certaine
ll1'lljuc: lovauté em:ers lc pape ou bicn envcrs l'empereur?
\ l!jourd'hui, CC pourrait ctrc : [ovauté envers l't:glise OU bien
\ll\<:rs I'Ltat?
212 La perspcctin' historico-rcligieusc
II e~t clair que pour k:-; chcrchcurs de 1'/Jol!lo rcli~io.rm une sculc
"foi" cst importante, er C]Ue certe "foi" n'esr pas "]oyauté"; c'cst
au conrraire une qualitt' que l'on Yomlrait innéc chez l'homme
et qui le pousscrait à s'cxprimcr rcligieusement. Ccst un poim
de n1c qui, à sem niYcau, contribue au rcfoukmcnt du "théo-
cratique" de la consciencc h is to ri que ct, consé·quemment, '-]Ui
permcr à la phénoménologic hisrorico-rcligicusc de nc pas cn
temr compre.
La 1/dt.r-lm·autc' s'cxercc au mm-cn de l'obéissancc. L'inyo]u-
tion dont nom parlons comporte la sublimation de l'obéissance
cn vcrtu chréticnne. C'est une Yertu morale qui dans certains
contextes historiques prend la place de la vertu rhéolugale "foi",
en suinmt une route qui concluir de la rcsponsabilité pcrsonnelle
O'acte de foi) à la dé-rcsponsabilisation de cclui qui se comente
d'exécuter les ordres d'autrui.
Formellcment, l'ohéissance est une vcrtu morale qui fait que
l'on accepte la volonté de Dieu médiatisée par cclui qui lc repre-
sente ~ur la Terre: elle ,-a de la "piété filiale" à l"'observance".
En cc qui concerne la premiére, remarqu(>nS qu'il s'agit de la
restauration de l'autorité du chef de la LP,f!J.\, du paierlamilim, qui
a\-ait été partidlement dépassée par la conception romaine
oppo<'e du âár. Quant à l'obscn-ance, c'est !c termc technique
qui a cté choisi pour désigner l'obéissance due aux supérieurs
ecclésilstiques. C'est un choix sans équivoque : on a voulu assi-
milcr cctte obéissance à un acre de culte normal, à san)ir à l'un
de ces acres dom l'exécution réguliére fait d'un chrétien baptisé
un chré'tien ob.rm·ani.
Ent~e lcs deux obéissances, la filiak et l'ecclésiastique, nous
pourri<ms t'n insércr une troisiémc que nous dirions civile, mais
a\-cc cuekjue résen-e, étanr donné que l'on parle d'une vertu
acti,-c dans le champ du religieux et non du civil. Peut-étre
\-audr::út-il micux dire ''obéissance politique", une obéissance
parfair:mcnt compatiblc a\'ec l'idéologic théocratiquc. Cela est
si nai que certaines théorics juridiques et philosophiques orien-
récs pala logique du pom-oir, s'accordent an:c la théoric théo-
logiquL ct théocrariquc qui fait ckriver de Dieu routc forme
d'aurorité, sans distincnon entre autorité patcrnelle, autoriré
l
A1oincs ct che\'(IIicrs 213
1 ~, ,li tiquect autorJt(· ccclésiastic]UC. Ceci nc ,-aut pas sculcment
, ur lcs régimcs monarchiques ct "pmcrnalistes", mais aussi
10
i'' ,ur lcs ré·gimes ckmocrariquc~, pour lcscjucls conYiendrait la
'-'Lntcncc J'o.,· popu!i I'OX Dei.
( )n peut d'ailleurs s 'appuver sur saint Paul : << Que chacun se
,, llll11Cttc aux autorités cn charge. C:ar il n'v a point cLmturit(·
L]Ui nc ,-Jenne de Dicu, cr cclles qui existem som constituéTs
par Dieu >l (Rm 13,1).
2. :\ous a\-ons dit que l'obéissancc cst une ,-cnu morale, mais
non pour l'cxtraire du contcxtc chréticn afin d'cn faire une
cxpression éthique universellc, comme pour sous-entenclre que
rour svstême moral repose sur l'obéissance à ses rcgles. ~\u
contraire, nous ne l'anms définic vertu morale que par référence
ú la terminologie canonique, car lorsqu'on raisonne a\-ec la
logique du droit plutôt qu 'avec la logique clu devoir associée à
la lugique du pouvoir, l'obéissance en soi pourrait méme appa-
raítre immorale : ainsi d'une obéissance qui obligerait un hommc
a agu contre sa consc1ence.
Dans l'acception chréticnne, mêrne la pauneté cst une vertu
morale. Du reste, l'l~~\-angile fait plusieurs fois allusion aux clif-
ficulrés c1ue rencontrem lcs riches pour entrer dans le Royaume
eles Cieux, comme si la richcssc était un vice ; mais si la richesse
cst un \"ice, la pam-rcté de,·iem forcL~mem une \-crtu. Par consé-
qucnt : obéissance et pauneté sont des vertus au sens cbrétien ;
on lcur associe une rroisieme v c nu, la chasteté. T rois vertus
moralcs, qui sont ainsi dénommées pour les clistinguer des
l]Ltatre vertus cardinalcs et eles trois vertus théologalcs. La
C< mstruction chrétienne oppose à la positiYité eles trois vertus
n1orales la négativité de cc que nous pourrions appeler les '\-ices
moraux" : désobéissance, enrichisscmenr, luxure. C'cst pour-
ljuoi le diablc, qui concrétisc l'opposition maximale à Dieu, est
traditionnclkment décnt comme un angc déchu pour an>H
rcfusé d'obé,ir à Dieu, commc dé'tcmeur de richesses et commc
luxuricux par exccllencc.
I :obéissancc a été thé·orisée et c las séc par !c droit canonique,
lJLÚ <1 distingué entre ''obéissance canonic1ue" ct "obéissancc reli-
214 La perspective lzistorico-religieuse
gieuse''. La premiere déri\·e d'une promesse personnellc du clerc
à l'évêque et de l'évêque au pape. C'est une obéissance trcs
proche de la "loyauté" féodale ; c'est pour cela que nous a\·ons
pu parler d'un rccul de la ji&.r comme vertu théologale à la
jide.r-loyauté amérieure à l'avénement du christianisme. L'obéis-
sance religieuse dérive des va:ux (autre tvpe de promesse) de
celui qui entre dans l'état rcligieux; c'est !'une des trois pro-
messes-vceux qui rcglent lcs ordres reEgieux, les deux m1tres
étant la pauneré et la chasteté. Promesses-vceux ou vertus
morales, elles deviennent les regles d'une vic chrétienne forte-
ment rirualisée.
En toute rigueur de termes, la vie de quiconque, pour être
chrétienne, devrait elle aussi être fortement rirualisée, toujours
dans la perspective du salut futur: au fond, c'est en cette vie
que l'on mérite ou que l'on perd le paradis. ~fais dans le cas de
celui qui est entré dans un ordre religieux, sa vie est rirualisée
autrement que pour celui qui est resté à l'extérieur. Cette diver-
sité donne l'impression d'être quantitative plus que qualitative,
comme s'il s'agissait d'une vie plus intensément chrétienne;
mais peut-être serait-il plus juste de parler d'une vie dijféremment
chrétienne, étant donné qu'elle réclame le renoncement à l'exer-
cice des autres vertus cardinales qui, même si on les posséde,
sont rendues inutilisables par l'exercice des trois vertus morales.
Comment peut-on être sage et juste si l'on est contraint d'obéir
de toute façon? 11 se peut que l'on doive se comporter coura-
geusement, en homme fort, mais non par un libre choix (à savoir
pour exercer la fermeté d'âme), mais bien par obligation (à
sa\·oir pour exercer l'obéissance). Quant à la pauvreté et à la
chasteté, il est certain qu'elles empêchent l'exercice, à tous les
niveaux, de la tempérancc.
On a dit plus haut que l'obéissance élevée au rang de vertu
morale chrétienne est aussi celle du fils à l'égard de son pere.
"\joutons maintenant que les deux autrcs \·enus morales égale-
ment som npiquement tlliales : dans le cadre de la famille sou-
mise à l'autorité paternelle, un fils est "pam-re" et "chaste" par
définition, puisque seu! le pere dispose de rc\-cnus et exerce la
sexualité. ?\:ous pourrions dirc que la condition religicuse suit le
4
Moines et chevaliers 215
1nudele du "fils" nem émancipé. Faire de nécessité \·enu et faire
, k \·erru nécessité som les modalités qui distinguem, la prcmiérc
iL '"tlls", la seconde le "moine", tous deux gouvernés par l'obéis-
,;lt1Ce, la pauneté et la chasteté. Les obligations du tlls dcvien-
!lem des vcrtus morales ; les vertus morales dcviennent lcs
, >hligations du moine ; !e prcmicr est comraim, le second le fait
par libre choix, par vceu (il prend lcs neux).
La psychologie du choix monastique pourrait parler d'une
régression à l'enfance, d'une espece de retour à la condition
t11iale comme à un paradis perdu. Du point de vue historico-
rcligieux, nous parlerons plutot de renoncemem à la personna-
lité juridique, comme si celle-ci était le principal obstacle pour
qui aurait l'imention de renoncer au monde. De ['Üt, elle l'est,
du moins dans les termes de la culture occidentale.
3. Qu'on ne vienne pas nous dire que nos considérations sur
lcs trais vertus morales donnent une image déformée du chris-
tianisme. L'image déformée est plutôt produite par la négligence
des institutions chrétiennes historiques, ainsi que par le fait de
parler d'un christianisme essentiel, transcendam l'histoire, ou
bien qui ne se rattacherait à l'histoire que par des personnalités
exceptionneiles de saints, papes ct réformateurs (ce qui, par ail-
leurs, s'accorderait trés bien avec l'historiographie traditionnelle,
laqueile ne parle que de héros, rois et chefs de gucrre). Certes,
rm peut parler de christianisme essemiel en parlam de saint
François ; mais peut-on parler de saint François sans historiciser
la \·enu morale chrétienne appelée pauneté ?
Les trois \rertus morales som essentielles pour comprendre
historiquement le christianisme, tout comme est essentiel lc
droit canonique qui les a institutionnalisées. C'est une institu-
ilonnalisation qui cherche à réduire à la logique du droit quelque
< hose qui a été produit par la logique du pouvoir. ~fais ii n'v a
pas là contradiction, il v a là histoire et uniquement histoire. Il
a l'histoire d'une religion appelée christianisme ; il y a norre
histoire, que nous distinguerons de maniére puremcnt artit!cielle
c.:n histoire religieuse et histoire ci\·ile, étant donné que les deux
carégories se dét!nissent réciproquement et simultanémem.

216 La fJCrspective historico-religieuse
l .e droir canonique n\:sr pas une supersrrucrure du chrisria-
nisme, mais esr du christianisme. Son présupposé' est !c droit
romam. ll a donc eles racincs préThr(·ricnnes, mais cela nc \·eut
rien dirt. Lc chrisrianismc n'cst pas né· en même tcmps quc-le
monde csr n(· ; il esr nê chm une région de l'Lmpirc romain ct
il cst dn-enu la rcligion officiellc de la romaniré, une rcligion
qui parlait latin er no11 l'aramécn dans leque] k Chrisr aYait parlé.
Le droir canoniquc csr dcYenu aurn11omc par rapport au clroit
romain cn fonction de l'organisation ccclésiasriquc, qui acqué-
rair cllc-mêmc so11 autonomie par rapport à la strucrure é~tatique,
dont elle tendait à répéter le modele en l'aclaptam plus ou moins
bien aux cxigences de la chrérienté. La tcndance consista ,1 im-
taurer une structurc étaticjue-ecclésiastiquc C]Ui n'est pas à pro-
premem parler une religion cl'},:rar, mais qui est une autre L1.çon
- notre façon à nous Occidentaux- de dire "théocratie".
I .e droit canoniquc lui aussi cst une exprcssion religicuse.
D'ailleurs, !c clroit romain lui-même peut être comidéré comme
une expression religieusc : nem en raison de son origine
"magique", comme l'ont affirmé lcs anthropologues qui ont fait
dériYer le rite judiciairc du rire magique, mais cn ce sem que la
rcligion romaine s'cxprimait et s'édifiait à la façon d'unc rhéorie
juridíc1ue. Jc me rcncls compre que la rhêse d'une é\·olution du
"magique" au "juridiquc" est pi us aisément m;;;prillemi/Jie que la
these d'unc rcligion fondéc juridiqucmcnt. \lais ii nc s'agit pas
ici de cboisir la rhése la plus comprébensible, à saYoir la plm
naisemblable; ce n'cst pas une Cjuestion de vraiscmblance, c'cst
une qucstion de réalité historique, une réalitt, documentée et
ancsréc, non conjcctur(T plus ou moins vraiscmblablcmcnt.
C'est à la redécouvcrte de cerre réaliré concernant le rapport
entre !c juridiquc et le religicux dam la culturc de la Rome
anrique c1ue j'ai consacré cn sun remps un lin-c, I fl S!a!o ru;;;c
mll!J!tÚic7 mli!llr1/e (Rome, 19...,5), dom un chapitrc, !e scpriémc, a
précisémcm pour titre: "La théorie religicuse commc théune
juridique".
Du poinr de n1c dégagé dans cc livre, la formation d'un droir
canoniquc commc s:·srcme juridJcjuc cbréti<.::n se jusrifie par
l'objcctif de subsriruer i~ la rhéorie rcligicuse romaine une théoric
'l
I
Moines ct chemliers 217
rcli•'icuse chréricnne. Cela c'-:iL;cait
~ . de fournir à la rhé·oric reli-
~:wusc chréricnnc une base juridiquc scmblahlc ~1 cclk qui sou-
IL'll:Úr la thc·orie religicuse romai11c, car la base thL·ologique
philosophique, grecquc et 11011 romainc) n 'aurait éYidcmmcnt
]l.b suffi ú atteindrc l'objcctif.
J.a théoric religieusc chréticnnc exprim(T par !c droit cano-
!lÍ(]Ue procéde de la distinction entre un im !llllllaJlllll! ct un iNJ
dirimm;. II s'cnsuit, d\m côté la réduction au im !mJ!üJ!IIIIJJ de tout
cc t]ui dériYc directemcnt, dans l'organisation de la société chr(·-
ticnnc, du droit romain; de l'autrc, qu'cst encouragée la
rccherchc d\m droir pouvant êtrc riré soir de la Ré\·élarion (iw
dil'illJill! jJOJilil'tl!!!), soit de la nature de l'hommc cn tant que créa-
rure de Di eu et portem de I' cmprcinte du Créateur (útJ dii'Íizm;;
;;a!Nralc). i\:e nous laissons pas égarcr par la terminologie ]atine :
pour ncms, "humain" et "nature!" sont eles termes prcsquc syno-
nymcs quand nous les rapponons aux "droits de l'hommc" ;
mais ii n'en érait pas ainsi pour le droir canonic]ue, qui entendait
par ''humain" ce qui a été "fait par l'homme" ; si bicn que nous
cleYrions traduirc !c latin !mma!ltll!! par ''culturcl", cc qui rcndraír
cbirc sem opposition à cc qui est "naturcl" (iNJ dil'imm; llatura!e).
On objcctera que la fc,rmulation dcs trois iura (l' bumamltl!, !e
dirinum po.;itil'!i!i! et lc dil'imm; nal!!ralc) n'est qu'apparemment de
la marierc juridique, qu'clle cst cn réalité un produit de la théo-
loo-ie do,_rmatiL]Ue
~ h
et morale,' et non du droit. Ceci est \Tai, mais
dn point de vue ''grec" ct non "romain'', à san>ir philosophique
ct 11011 juridique. La philosophic peut réduire à cllc-mêmc toutes
choscs, v compris !c droit (du reste, dans nos uniYersirés on
cnscignc précist"ment une "philosophie du droit"). ~lais la ques-
tion cst ailleurs : pourquoi la philosophic, de surcroít une phi-
losophie religicuse, c'est-;1-dire une théologie, cút-clle dú
::;'occupcr de iura? La r(·pomc rcm·oie dircctcment à la 11écessiré
dom on a parle plus haut: substirucr à la religion romaine un
chrisrianisme doré d\mc égale épaisscur juridiqu<.::. Au sujet du
rappurt entre philosophie ct droit, jc dirais ceei : !e droir fur la
philosophie eles Romains, ce fur leur ''sagesse", une sagcsse que
l'un nomme Jop/Jia en grec er pmdmtia cn latin.
L'oppositiun Crêce/Rome, pour ce LJLÚ concerne la conno-
218 La perspective historico-religieuse
tation religieuse du droit canonique, re\'ient aussi dans !c pro-
cessus de dé-romanisation instauré par la Réforme protestante,
à savoir par la réyo]te chrétienne contre l'I~glise romaine, et ce
dans la mesure ou elle a mis la théologie à la place du droit
canonique. J'ai parlé de rén)lte, mais j'aurais pu dire désobéis-
sance. ,\vec la Réforme, la notion d'obéissance institutionnalisée
par le droit canonique est subordonnée à la foi : elle de\·ient
''obéissance à la foi" (et non au pape); et c'est ainsi qu'est rejetée
l'institution juriclico-sacramentelle de l'Église romaine reposant
sur l'"obéissance canonique".
4. :Nous avons assimilé l"'obéissance canonique" au lien de
loyauté-fidélité qui éditlait le systeme féodal. L'organisation poli-
tico-sociale carolingienne, sur laquelle reposait lc Saint Empire
romain, doit elle aussi faire l'objet d'une recherche réellcment
historico-religieuse sur le christianisme .. \pres tout, l'adjectif
"saint" aura, ici aussi, signifié quelque chose.
La figure même de Charlemagne doit être considérée dans sa
dimcnsion religieuse, en tant qu'interprete du christianisme, à
l'égal de tant de héros de la chrétienté que l'Église a proclamés
saints. Ce n'est pas un rapprochemem hasardeux, encore moins
arbitraire : la sanctifi.cation de Charlemagne est une réalité his-
torique, non une hypothése commode. Aprés sa mort, il fit
l'objet d'une espece de culte en France et en ,\llemagne. L'empe-
reur Frédéric Barberousse le fit sanctifier par l'antipape
Pascal III (ca. 1160) ; le pape Benoít XIV lc béatifi.a en 17 40.
Charlemagne est sacré roi au moyen d'une onction impartie
parle pape Etienne II dans l'abbayc de Saim-Denis. La royauté
lui est clone conférée comme un sacrement ; et au moyen de
l'onction, comme dans le sacrement de confirmation. La parole
biblique venait d'ailleurs à l'appui de cette interprétation sacra-
mentelle de la rovauté : les rois d'Israel étaient les ''oints du
Seigneur", à commencer par le premier roi Saül, sacré par
Samuel. C'est précisément à un roi d'Israel que Charlemagnc cst
comparé : il est appclé DaYid dans lcs écrits de Paul lc Diacre
et d' :\lcuin. David, !e deuxiéme roi, et non Saül, lc premier roi,
Moines et chevaliers 219
c.tr si celui-ci fut le modele de l'onction, celui-là fut le modele
k la bonne royauté.
Transformé en roi par un sacrement, Charlemagne accomplit
. 1 son tour un rite Cjue l'on pourrait dire sacramentei : le rire de
l.( mcession d'un fief. Le serment de fidélité de la part du feu-
daraire devait être fait à l'église sur les religues d'un saint. Violer
cc serment, c'était se metrre du côté eles ''infidéles" ; trahir la
t!délité à Charlemagne, c'était comme trahir la foi chrétienne,
comme se úüre musulman et passer dans le camp eles i\Iaures.
C'était plus une abjuration qu'un parjure.
Le rite sacramentei est fondamental pour le christianisme
interprété par Charlemagne ; on a pu clire qu'avec !ui lc chris-
tianisme devim la religion du sacrement. La législation de Char-
lemagne identitlait délit et péché, du reste comme notre
législation en ce qui concerne certains péchés ; cela se produit
roujours lorsqu'on ne distingue pas entre civil et religieux. Mais
avec Charlemagne on allait plus loin ; ses lois empiétaient aussi
sur le domaine religieux en raison de leur effet normatif, et non
pas seulement répressif: elles réglaient les exécutions rituelles
et de nombreuses normes concernaient la pratique des sacre-
ments.
Charlemagne était le chef de l'Église franque, comme
aujourd'hui le roi d'Angleterre est le chef de l'Église anglicane.
C' était lui qui choisissait les évêques et qui les investissait a_insi
d'une autorité politique, et non pas uniquement religieuse. Evi-
demment, le probteme religieux des im·estitures ne se posait pas
<l propos de Charlemagne. Dans le monde qui était en train de
se constituer alors, pouvoir temporel et pouYoir spirituel co'in-
cidaient ; leur séparation même eút semblé sacrilege, au point
que ce monde, à qui l'on donna le nom d'Empire romain pour
en légitimer la naissance, se devait d'être aussi, et surtout,
·'saint". Cest de !à que dérive le fondcment juridique de la
faculté de nommer les évêques et, é\-cntuellement, le pape lui-
même. en tant qu'évêque de Rome, que les successeurs de Char-
lemagne exercerem sans pour cela usurper des pom·oirs qui ne
leur appartenaient pas, des pom·oirs nem impériaux. Si usurpa-
tion il \. eut, à condition bien súr de rester dans les termes du
 220 La per.1pecti1·c !Jistorico-rcligicusc
monde tondê par Charlcmagnc, clk fut d'<n·iginc papalc cr non
impêriale. :-rar~ dan~ cc ca~, ii \·audrair miem; parlcr de la contes-
tation de cc monde duc <I une nouyclJt· intt'rprétation du cbri~­
tianismc, cLlillcurs plus apprupriée ;) la sitwltion qui \'<)\ai r dans
le Saint Lmpirc romain une unin:r~alité désormai~ puremcnr
nominalc, de toutc taçon clésormais incapablc de désigncr glo-
b,llcmenr la chré·tienté. C:ettc fonctiun passa eles r;1ains' de
J'empereur à celles clu pape, dom la suprême autorité spirituelle
aurait dú unitier le curps cbré·tien au-del<i de sa tragmentation
en ro\·aumcs nanonaux.
Tout cela ne <explique assuré·ment pas par le comenu spm-
tuel, thécJlogique ou thé·orique du cbristianisme. Cela s'cxplicjue
plutôt par la fin de lT·:mpire romain et la romanisation eles
peuplcs germanicpJCs, laquelle a conduit à la reformularion caro-
lingienne du premier, comme s'il s'agissait d'une réalité mêta-
historique, ''saintc" précisémem, capabk de s'imposer à la
maniére d'une religion. Quant au pape, k chef ele l'a!!IIY' religion,
il de\·ait s'estimer lui-même suborclonné à cerre réalité méta-
historique. La parole magique qui deYait donner corps à certe
situation érait lllljJtTÍlfJI!; elle avait derriére elle une longuc hi:;-
toire, l'histoire même de Rome, son expansion miraculcuse
garantie par cerrains objets mystérieux Ocs P<·gnora ilJ!pm';) qui
éraicnt jalousement conscrvés dans lc rempk de Vesta.
F~n fonction de cela, il n'esr pas é·ronnant que Charlcmagne,
jusque-là comparablc tout au plus au biblique David, air été
adore par les parricipants, pape cumpris, à la cérémonie CJLÚ lc
proclama empereur lc jour de ::-\oel de l'an 800. Ce qui lc rendait
digne de vénération était cxpliqué par le titrc qu'il anit adopté :
Strmú.ril!l!f.r 1t~~tt.rlm a Deo mmnatw ;;;c~gmt.r pacijim.r iJ!!prratm~
R.r;;;;anomJJ! ,gu/;cmam impfritmJ. 1 ~'uftlce de ptiNT!ltlll.r, fCtr -c e cn tant
que détenteur de l'imperÚtJJ! romain, dans lecjuel on de\·air nJir
ce qui fut ensuire distingué commc pounJir tcmporel, passait
au seconcl plan par rapport à la charge que, corrélatin·ment,
nous nommcrons pou\·oir spirituel. Celui-ci étaJt c-;primi: de la
mcillcure façon pussiblc pour la culturc de l'époque : Charle-
magne j""lassait du ranQ de Da\·id au rano
L._, .._ ~ 0
cLwo?t.rlu.r '· lc modélc
(~
biblique cédait la place au mudélc romain (Rume, du reste, a\·ait
Moines et c/zei'(J/iers 221
, krrui r Jérusalem) et lc Di eu \·erl-ro-tcstamentaire, a saYoir lc
1) 1cu cl'l sracl qui avair oinr Da\·id, é·rair remplacé par lc Di cu
: 1L·o-testamentatre (unin·rsel !) qui couronnait Charlemagne
ussagc ele la nationaliré· juiYe à la supranationalité· romainc).
1
1x tcrmc m~g11.r/u.r, comme 1( Jl'SC]U 'i] fut conféTc' à ( kt<l\·ien, ren-
,L!ir l'"augmentation" de pcrsonnalité, d'humainc à surhumainc;
l'"augmcntation" obrenue en cerre occasion donnait à Charles
une "<rrandcur" per~onnellc capable de forger un num propre :
( :harl~ deYint Charlemagne. ll était aussi ,~;,n!liJ.rimliJ, car il agis-
~air sur un plan qui ne pouYait pas ê·tre attcint par lcs troublcs
du monde ; il étair enfin un impera!or (nJici la parole magique !) :
non un chef de guerre, mais un paàflm.r imprratm~ détenteur de
ce que Dumb:il a appelé la "souveraineté magique", l'attribuant
~1 Jupiter, en fonction cl'une stabiliré (pa.\.) que 1':\ ugustus pro-
totypicjue a\·ait instaurée en son temps.
5. La che\·aleric esr ellc aussi un produit de l'organisarion que
C:harlemagne anit donnée au monde. Elle aussi a bénéficié de
la "sacraÚré" que la culturc carolingiennne m·ait r(·pandue à
foison sur ce monde. Formellement, elle fur un sacrement : on
étan consacré chcTalier par un rite accompli dans une église.
En tant que rire sacramentei, l'ordination chn-aleresque esr
iméréc dans le Pontitlcal de ;\layencc, récligé entre 9.50 et 962.
l"n pontifical cst un recuei] de rires d~lébrés par l'éYêque; il
<appellc ainsi par référence au recuei] de rires que consriruaient,
dans la Rome anrique, les ]ines eles pontifes O'ordre cheYale-
resque a\·ait lui aussi son antécédent à Rome : les equi!e.1). Le
Pontifical de Àfa\Tnce est le premier du geme, lc proror~·pe.
Cest l'ancêrre du Pontifical Romain en mage depu is 1.596
ju~qu'au cuncile \'atican II. Àlavencc était un siége épiscopal
três ancien (remontam au 1\ siécle) et de grande importancc:
,Q:ràce :i eles pridégcs carolingiens, l'évêque 1 cxerçait aussi lc
pom·oir politique.
J .e monde théocratic]ue m(·diéYal aYait ses "milices'' : le sacrc-
mcm de confirmation faisait le ''soldar" (du Cbrist), le sacrc-
menr de l'orcire faisait l"'officier" (lc clerc: cf. .wpra p. --,), et
rarallélcmcnt unL' autrc ordination, roujours sacramentclk, fai-
 222 La perspectú·e historico-religieuse
sair k chn-alicr. Le parallélisme entre ordrc rcligieux et ordte
che,-alcresque a permis la conccption d'un ordrc qui participait
des deux caracteres : l'Ordrc monastico-militaire des Che,-aliers
du Templc de Jérmalem (les Templicrs), fondé en 1118 selon
la reglc cistcrcienne.
Qu'ont cn commun moines et cheYaliers ? A en jugcr par nos
criteres actueis, rien, assurément. Mais ce que notre mentalité
refuse, c'cst en substance l'indicc d'une culture dom nous avons
pris nos distances ; lc refus même est une façon de prendre ses
distances. Il s'agit de cette culture que l'on définit chronologi-
quement comme médiévale et qualitativement comme féodale,
mais que dans le cas qui nous occupe nous appellerons culture
des moines et des cheYaliers. Cela peut sembler une définition
arbitraire, restrictive, inadéquate ; pourtant, ce n'est pas le cas.
.'\ous pouvons arriver à cerner cette culture en procédant par
étapes.
Envisageons séparément les moines et les chenliers. Que la
culture médiévalc ait trouvé dans les monasteres ses centres
d'élaboration et de diffusion, est chose unanimement admise
aujourd'hui. On attribue aux Cistcrciens - !e modele des Tem-
pliers -une action culturelle qui va au-delà des .rtttdia bénédictins
d'ou ils som partis. Les Cisterciens ont été des maitrcs d'agro-
nomie et d'architecture, ont bonifié les campagnes et dével~ppé
les principaux styles architecturaux médiévaux (du roman au
gothique). Les chevaliers ont eux aussi marqué de leur empreinte
cette époque, qui, précisément, est appelée époque de la cheva-
lerie et qui, comme telle, a été mythifiée par la littérature. Ils
ont proposé un style de vie caractérisé par l'idéalisme et la géné-
rosité, ou que du moins nous regardons ainsi, en en faisant une
espece de lieu commun d'inspiration romantique. Ceci étant,
nous nous apercenJns que notre mentalité ne se soucie guere
de prendre ses distances ni de l'action cistercienne ni du stvle
che,-aleresque: au comrairc, l'une est cxalréc et l'autre rcgrett~e.
Ce qui est dift1cile à admettrc pour notrc mcntalité csr autre :
c'est le mélange entre monachisme ct chevalerie réalisé par
l'Ordre du Temple. C'cst clone sur cc point précis qu'il faut
portcr l'attention pour mcsurcr la différence entre la culturc qui
l
Moines et chevaliers 223
1 produit le templarisme et la nôtre. qui l'a renié . .'\ous devrons
\ porter attenti(m comme il conviem à une institution haute-
1ncnt représentati,-e, si représentatiYe meme qu'elle atteignit en
!'espace de deux siécles des objectifs fabuleux (ou sur lesquels
, >n a affabulé). Ce fut une plante qui put grandir et se ramifier
parce qu'clle avait trom-é, évidemment, l'humus idéal. ,\[ais une
plante qui fur ensuite arrachée.
La question est de savoir si elle fut arrachée comme quelque
chose d'illégitime ou bien parce qu'elle était le signe d'une men-
ralité dont on commençait à s'éloigner. Assurément, Philippe le
Gel, roi de France, celui qui dirigea l'action anti-templiere, er le
pape Clémcnt V, qui oruonna la dissolution de l'Ordre en 1311,
agirem dans l'idée d'éliminer une institurion "éliminable", je
\-cux dire qui n'était pas nécessaire à l'organisation de lcur
époque et qui était clone, en ce sens, "illégitime". ~fais certe
possibilité d'etre éliminé, à savoir la facilité avec laquelle l'ordre
fut détruit en dépit de la puissance qu'il avait conquise, désigne
le crépuscule d'une époque ; c'est l'un des premiers symptômes
du renouvellement culturel qui devair rendre incompréhensible
la possibilité d'être rout à la fois moine et chevalier.
ll faut souligner que notre jugement peut erre prononcé sans
avoir recours à la soif de pouvoir de Philippe lc Bel ou au
consentement de Clément V, qui som habituellement proposés
comme la cause de la ruine des Templiers. Si la culture qui avait
produit les Templicrs n'anit pas été alors déjà déclinante, ni les
,-isées de Philippe le Bel ni la faiblesse de Clément V n'auraient
obtenu grand-chose. Ceci est d'autant plus vrai que les Tcm-
pliers étaient innocents des fautes infamantes dom ils furent
accusés lors du proces intenté contre eux par l'Inquisirion. En
résumé, leur naie fautc fut lc mélange entre monachismc et
chevalerie, mélange que routcfois une sacralité généralisée, à
savoir mdépendante de ce qui est spécitlquement monasrique et
de ce qui est spécifiquement che\-aleresque, justitle pleinement.
Cela signitle que le monde occidemal commençait à se poser
plus contrc la sacralité généralisée que contre les Templicrs, qui
tiraient d'elle lcur origine et leur force.
En parlam de sacraLité généralisée, je fais référence à ce qui
224 La eerspccti1·c hisrorico-rcligicusc
rendi r '\ainr" I'J ·.mpirl· romain restaure·. ~1 cc C] ui "sanctifia" b
Tnt-e oú avait \l'CU Jesus ct lcs gucrrcs faites pour que lcs chré-
ticns pussenr hé·ndicicr de la '·sainren:··· CjtÚ cn (:m~mait. I .'his-
toirc des Templiers c<úncidc an·c cclk des croisades: lcs deu~
hisruircs ont L·n commun un commcnccmcnt e~alrant cr une
rris re tln.
6 . .-\u fone!, moines et chn aliers comes raiem l'ordre social
féodal qui ks a\-ait produits. Lcur conrcsration n 'était pas théo-
ric]uc, mais bien pr:nic1ue: c'était un modN.r !'irmd; comcstatairc.
Les moines se donnaienr une réglc de \-ic inclépcndante de la
f< mction eccksiasticJUC, sacerdotalc ; par conséqucnr, étant
donné CJUC dans lc systémc carolingien l'J~glisc était rcnue de
remplir cette fonction presque nclusive, ils \-i\·aiem en ckhors
du svstéme. C'érait aussi !c cas eles che\·aliers. dont l'ordre fut.
certes, lc produit de la socié·té fénchlc, mais négarivemcnt : cc
fut l'cffet du rcfus opposé aux tlls cadcts de íouir des titrcs et
eles bicns parcrncls. \fê·me s'il csr difficilc de prom-er statisti-
qucmenr CJUC la chc\ alerie érait forméc, cn son fond. de nubles
ckshérités. ii est certain que les tlls cadcts !ui donnerem sem
emprcinrc nobiliaire, mais aussi son cmpreintc "filialc" ck mimtJ
/Jabm!e.r.
I ~c~ trois vcrtus morales, que nous anms jugées '·fi]iales'',
guuvcrnaiem aussi bicn la Yie eles che1·alicrs que cclle dcs
moines. L'obéissance (au maítrc de l'ordrc) prcnait la place de
la ficléliré féodalc, mais aussi de ]'obéissance du fils à son pére;
lcs che\·alicrs-cadcrs nc dc\·aicm pas pri:·tcr le scrment de tidélJté
auqucl é·rait tcnu l'h(Titicr du ficf ni nc s'csrimaienr liés par eles
licns de sang CJUi nc lcur donnaicnt aucun pri\·ilége. Lcur condi-
tion pri\·ilégiéT déri\·ait d'un "sacremcnt" ct non du sang : c'é'tait
Dicu, non son pére, C]Ui faisair cfun cadcr un chn·alicr.·ct c'était
<1 Dieu qu'il clc\·air obéissancc, lac]ucllc dn cnait cn pratique,
commc pour ks moines, obsLT\·ancL· dcs ré·glcs de l'urdrL'.
1.a chasrné, qui cn fLrmcs sociaux se ramcnait au célibat,
faisait partic de ccs régks. 1.cs chn-alicrs, CJLll dn·aicnr consri-
tuti< mnellcmcnr se di ffé·rcncicr du pr~li'rjal!lilia.r, cxcrçarcnr une
parcrniré morale sur les orphclin;,, Cju'ils dn·<tJCnt rout aussi
Moines ct clzcnt!ier.\ 225
, 11 ~nrutiunncllcment proréger dcs injustices du monde. lb
; l·ndaicnt aussi. par définition, lcs \TUYcs. dom ils dn-crurcnr
•• 111 aris" morau~. Ils dL·fcnclaienr cncorc lcs "clame >isclks"
1
'Jis nc pou\ a1cnt pas cpouser. érablissant ainsi a\-cc Lmtrc
\L' un rapport plaroniquc. idéal, un amour de ·'fianc(:s''. nem
·.t111:lllb ni d'cpou:-...
<2u~mt it la pauncré, c'était une H'rtu morak lJUi lcur \-enait
< J'cc-;clmion du patrimoine patcrncl ; ib l'excrçaicnt d\mc
1 Lmié·rc ou d\me autrc. offranr gratuirement lcurs scn·iccs ou
lL'\Trs:mt à l'orclrc lcs bénétlccs qu'ils a\·aicnr pu en rcrircr; tellc
,vir aussi la pauvrctt' eles momcs clans son rapport à la ricbcsse
1 ks Jl10naStCfeS.
l ~n résumé. les trois Yertus morales sctTaient à édificr un
monde, soit monastiquc soit chC\-alercsque, clifférent du systcme
l'L·odal. De ce point de n1c, nous pounms dire aussi lJUe l'Ordre
cks Templicrs, tout à la fois monastique ct che\-alcresque, s'i]
r,'ounait pas le passage de l'ordrc féodal à l'ordrc moderne, n'en
rl·préscntalt pas moins une: altcrnative au féodalisme. En tout
lUt de cause, il , Jn.;anisait cn S\'Stcme de \·ie la rupture eles liens
nohiliaircs sur lesq,~ll'ls reposai~ le svstcme féodal. Le fait cst que
h supprcssion \-iolcntc ele l'ordre peur être vuc de deux façons:
, m pcut y voir la réaction du "nobiliaire" et du "national" contre
un .corp~ (:rranger à l'un et à l'autre, supranational, inrcr-eth-
I11lJUC, inc1épcndant c.lc l'autorité clynastique; on peut v voir la
tLmsition néccssairc pour élimmer une résistancc médiévale à
l'a\·éncmem du monde modcrne. ,\u fond, ce que l'on juge cn
prcnant commc prétexte I'C )rdrc des Tcmplicrs, Philippe le Bel
Lt Clt·mcnt \', c'est pr(:cisémcnt lc monde modcrnc, cr mêmc
k monde conrcmporain, jc n·u~ clirc celui qui, pour nous, cst
né ele la Ré\·olution francatse.
I j/;n11:. Jrakmil/: moines ct chcTallcr~ t'taicnt libres de
la sujérion ccclésiasrrquc ct féodalc, éraienr égau~ entre cux
C<Jmmc lcs mcmbrcs c1'unc confréric. 11 cxrste une façon d'tntcr-
prucr l'hisroin~ LJUi fair de la franc-maçunncnc 1c fondcmenr
rhéoril]UC L't scntimcnul du mom-cmenr qui a guiclé la Rén>~U­
tl< m fr<1nçaisc ; ct, com me si cela nc suft!qit pas, CJUI en tan
~wssi la cominuariun mnhic]UC de ]'( lrdre du Tcmplc. Par atl-
226 La perspective historico-religieuse
lcurs, certaines associations de tempérance d'origine maçon-
mque, apparues en ,\ngleterre ct aux Etats-t'nis, n'ont pas hésité
a se donner le nom de Bons Templiers ; ii est nai que nous les
trouvons engagées dans dcs "croisades" contrc l'alcoolismc, le
tabagtsme et l'usage de drogues. Quoi qu'il en soit, le fait est
que le Temple de Salomon, d'oú lcs Templiers tiraiem leur nom
a été posé, dans le mvthe maçonnique, aux origines de la franc~
maço~nerie, laquelle déri\·erait des amiques "m~çons" qui furem
charges de sa construction. Dans ce svstéme idéal !e rôle des
"mé.chants" re\cicnt à Philippe le Bel et,à Clément \~, tanois que
le role des "bons" cst tcnu par les Templiers, victimes inno-
ccntcs _d'un abus de pouvoir. Im·erscmcnt, ceux qui ont un sens
marque de l'Etat et qui ont en haine toutc forme d'association
souterra_ine ou, d_u moins, indépendante de la société étatique,
applaudJssent Ph1hppe:: le Bel, comme s'il avait été le précurseur
de la_ moderne i_dée d'Etat, même si celle-ci fut redécouvertc par
la Revolunon trançaise sous la forme de la re.rpub!ica romaine,
clone dans une perspective nettement amimonarchique.
XIII
Dieu-roi et roi-dieu
1. Le "dieu qui gouverne", à savoir le dieu-roi, ne caractérise
pas plus le christianisme que d'autres religions : des religions
que, Je ce point de vue, nous appellerons pré-chrétiennes. Le
christianisme, en fait, procede de la conception originelle d'un
fils-successcur du "dieu qui gouverne", lequel est un dieu lui
.wssi, mais un "dieu qui sauve". La chrétienté médiévalc a par-
tiellement redécouvert le "di eu qui gouverne", et cettc redécou-
vcrte a produit un systéme que nous avons appelé crypto-
théocratie pour di r e qu'il s 'agit d'une théocratie aux comours
mal définis ou passible de plusieurs interprétations en raison du
caractére multiforme de ses expressions historiques. On n'cst
sorti de !'impasse théocratique que grâce à la dét1nition d'un
pouvoir spirituel à opposer au pouvoir temporel : premier pas
pour arriver à un domaine "rcligieux" non plus généralisé mais
llmité par la présence simultanée du "civil".
L'adoption - ou bien, on !'a vu, la redéc01werte - du "civil"
"'cst faite essentiellement contre l'institution royale, non contrc
Lt religion ; évemuellement contre cc systéme religieux particu-
ltcr que nous appelons théocratie. Du point de \'Ue civil, qui
procede à la transformation des sujets en citoYens, royauté et
rhéocrarie sont deux antithéses equivalentes. Ce qui \·érit1e ce
ljllc nous avons dit en son temps : la théocratie porte les mar-
l[Ucs de la rovauté et la royauté porte les marques de la théo-
cratic. La conception théocratique, qui fait d'un dieu un roi,
228 Lo pcrspccli\·c historico-religieusc
~upp<J~L· l'idLT ele L1 ro\:llltc; la C<Jnnpti<J!1 !1HJ1l:nchlcjlll', CJUI
fair d'un roi l!Il dinl, supposc l'ickc ck la d!\-illlré·. (~uand cin
pa~sc Lk l':d)'fLlcti< lll rhé·< JriLJlll (ti j'l()JI< rirm) :lU m:né-riau h 1st< •-
ri LI LI L' concrct. commL· n< •us 1':1\·on~ fait :1u p:1ragraphc ) du cha-
pirrc :\J, llOUS !TOC<HHron:;: tí) Cll l·.g\ptc la C<ll1CC]'fl<ll1 origi-
nclk d\lll roi-dint, lc m< JdL·k culrurLI m< Jll;trchiLJUe rransmis
L·nsulte :1 tous lc~ autres pe·uplcs, d< mt k peuplc juif: /;) 1\·hbo-
rarion iuin· du mod(:lc é·gypriu1 lJUI :1 conclua :1 la concL·pnon
d\m dieu-roi, :1 cerre forme de "comtirurion" c1ue· H:n·ius
Joscphc a appelce rh(:ocratic. Israd constitue un cas ú parr, cn
LÚS<>n de son monorhé1sme· ljlli k diffé-rcncie d\m L·m·ironnc-
mcnt culrurel polnhé·isrc ; mais h rhéocraric égalcmenr cst un
c1s :1 pan: cllc n'csr pas géné-ralis:1blc commc phénoménc reJ;_
gicu\., ni mênw sociologicJUC comme k HJudrair un \bx \\.ebcr
(qui nc k Hllliait pn1t-êrrc pa:-. n:ument, puisqu'il a rcmplacé lc
rnmc rhé·ocnne par k rermc hié·rocLltic:). Parmi les culrures
polnhé·istes, l'adoprion de l'instirurion W\ ale a pos(: d'aurres
probkmcs ct ré-clamé cl'autrL·s solutJons. Cc m· furL·m pas des
probkmc~ érr:mgers :lll C<>ntc\.te rcligiul\.- ih ne pouYaiuH pas
I'C::·rre, étanr domw c]ue· lc modL·k é·g\pticn imposait n<m un
simpk roi, mal~ un roi-cl!eu -, au poinr c1ue· c'c~r pré·cisémcnt :i
cc~ probiL·mc:; lJllC lc~ hi~toriu1:-; de:; rl'ligions ont con~acr(· rour
un collocjue inrcrnariunal (R<>mc, llJS.'1;.
L'arrentJon hi~torico-religicme <i h roy:lutc' pcrml't cl'e\.pli-
clucr des faits c1ui, :lutrcment, :;om aplaris, hanali:;és, déformés.
Cela ~c produir ram p<>ur l'hisroirc politic]ue (nom l'n anms
donné· un upidc aperçu l't1 parlam de Cl'rtaincs questions médié·-
\·alcs) cpx pour l'hi:;roirc propremcnr rL·ligil'usc, par nemple :1
prop< •s clu drii{é', .c:od de 1 r:uc:r.
lx troi~i(:me \'Oiumc du Coldc11 13r;;;~/;/ de Fr:ucr a puur rirre
I !)ri;;~ Cúd (lCJll). Sous 1:! f<Jrmuk du "dini lJUI nwun",
I ·r:veT a ré·uni cr cbsimik plusieurs di\·inirés du monde anric1ue:
. \duni~, Tammu;; (Dumu;;i), ()siris, Diomsos. L':l~similarion
c< msisre· d:ms l'c·\.plicHH •n unJLlirc ck cc~ di\·inir(·, ~cl< 111 ks
Cln< JI1S d'unc orient:nion hist< 1rico rdiginhc Cjui faisair remontcr
t< •utcs cht >SL':; :.1 de~ cu ires dL fé-c< •ndiré· cr de fnriliré· <Jri,C'.inck
!YoCt l'inru·pré·ution dl' narurl' a,!..'.LllrL· LJUi, p:lrtant de 1 r;uer,
l
Dieu-mi c/ mi-dicu 229
,·q ,llTI\'l'l' ]ll:;ljU':i 110l!S: k "dicu lllli ll1l'llrt'' Sl'L1lt L\ fL']'rL'Sl'll-
: ati< 111 m\thicjue du grain lllll mcurt (moisson), esr cnrerré· (cnsc-
:11L'l1Ce·me·nt: l't rc·n,ür ch:lljlll' .lt111l'L'. l.n ré·:li1f(·, k "dicu ljLÚ
·nLurt" cst un produir 111\thic]Ul' up:thlc de jus11fin le fait c1u'tm
r< li, rour cn é·tanr un dtcu, est mortL·!.
J.'{:,t!,\ptc a\·:úr con,·u k mi-dieu, cr c\·uir clone ú l'lk cju'il
rncnait de n.'·soudre k probll·me d'un "dieu qui nwurr". Lc
i'whkme \Tnair de l'adoprion dl' l'ickl' ml'sopotamicnne· de
cll\ ll1iré· (immortclle) L'f ck :;on :ntrihuti< m posréricurc :i un roi
qui, néccssaircment, mourra. I .:1 :;olurion égyptienne fur pré·ci-
,émcnr la conceprion d\m modL·lc di\·in mnhic1ue, lc dieu Osiri~
dcsriné :1 la mort, représcnrant la W\'auré· 0a condition du roi)
,w ni\T:lll mé·ra-hisruric1ue, ou l]Ue n<>us nommc:rons rehgieux.
Si lc tlu\. culrurel c1ui a porre depu i~ la \k~< >potamie l'idé'C de
.. di\·inir(·" a pruduit en (g\ ptc la di\·inisation du roi, 1c rctlu\.
ljlll depuis l'Lg\ptc a porre· en \fé~opotamie l'idée de ''royauté"
a d< mné· naissancc au processus in\·erse: la "ro\·alisarion" d'un
dinl, ;i saYolr J'artribution :t un dieu de Ja qua]ification de roi
dcc dicu:-:. \'o\·om tout cela de plus prcs.
2. I .a rechcrche hisrorico-religieu~e ne pcut pas ~c conrentc:r
de tcrmes \'a,L,'Lll'S comme "diYinit(·", "ro\·auré·", mais a besotn
d'une dét1nirion imtirutionnelle de !'une commc de l'autre. Je
p:nk d\me dét1niriun non occidcntale (ú sa\·oir de n·1x classi-
lictroll-c), mais hien d\mc détlnirion propre ú dcs culrurcs oú
<L ljlli nom apparair comme de~ ickes cksignair en fair des ins-
rttutions: une dét1nition l]Ui doit répondre au "commenr ?",
~n:ti~ :tussi au ''c1uand :'' u à 1:! question .. oú :.-" Pour la "di\-i-
Illfl .. , k lieu et k remps :;onr 1:! \lésoporamie, nTs lc milieu du
III milknairc a\'. J.-C ; pour la "ro\·auré·", ii s'agir de l'Lg\pte
c 1 ,léhllt du mê·nw milknairc.
Dans son linl' lii!mdll:;iollt rdlti .r/oria rkllr nli~irmi (Romc, I <Jó6,
i' 2'1 , Ihclich é-cri r: « Dam k langa,C',c C< •ur:tm e·r, malheureu-
,, lltUH, lLl!1~ k lan,l.':t,C'.l' scicnri tique· aussi, k tcrnw "chcu" ou
"cÍI\111ItL·'' c·q emplmé ck façon rrop é·lasrique.» l·n usage cri-
: 1'[LIL Llc Cl'S flTI11l'S dn Lllt Jcs fl'SLT\ cr ;i un t\ pc SJ'LTitlljUe de
''''H e·ption rl·ligil'usc·, celui c1ui nous csr panTnu depu is Ie~ poh-
230 La perspective lzistorico-religieuse
théismes antiques, en y englobant également, pour une nécessité
d'ordre linp;uisti(JUe (toutefois historiquement jmtitléc), son éla-
boration monothéiste. Fn somme, au-delà du terme nous
denons \·oir le produit culturel '·diYinité'', qui, redisons-le,
remonte a une période (approximati\·e) rrés reculée et a plu-
sieurs lieux de naissance.
La ''di\·inité" fut conçue par les Sumériens, apparemment
aYec la naissance de la culture d'Ourouk. Certe conception fut
dénommée di~gir. Les "dieux" (dil{çit] prirent alem la place
d'êtres surhumains que les Sumériens appclaicnt en, terme que
nous pourrions traduirc par ''seigneurs". Les ''dieux" se diffé-
renciaicnt des "seigneurs" en raison d'une relati\-c transccn-
dance par rapport au monde terrestre, et ce sur dcux plans, le
plan cosmique et le plan territorial.
,\u niveau cosmique, le monde terrestre était conçu comme
''terre" (kt) et "cicl météorologique" (li!), à savoir comme le
milieu humain par opposition au distant "ciel astral" (an) qui
transcendait !'espace cosmique destiné à l'humanité. Les "dicux"
furent conçus comme dotés de cette transccndance astrale, au
point que leur signe déterminatif était précisément constitué
d'une étoile à de nombreuses branches. La "terre" (kikz) avait
son "seigneur" (en), appelé précisément En-ki ; le ''ciel météo-
rologique" avait lui aussi son "scigneur", Enlil ; enfio, le "ciel
astral", trop éloigné des choses humaines, du moins dans les
termes du systéme pré-polythéiste, n'avait pas de en objet de
culte (il n'y avait pas un En-an correspondam a un En-ki et à
un En-lil). :Y[ais quand le systéme en fut dépassé par le sysú:me
di~gir, !e "ciel astral" lui-même de\·int un di~çir, et même le pro-
totvpe des di~gir, lc dieu An (je dis protot:vpe car le signe de
l' étoile pom·ait être lu aussi bien Llll que dit~gir].
,\u ni\-eau territorial, le sysréme pré-déiste mésopotamien
comprenait la définirion d'une communauté et de son espace
\'ital au moyen d'un temple destiné <l un m exclusif, donc facteur
de différcnciation (il s'agit de la ''cité-templc"). Le ditzçir, le
''dieu", franchit lcs limites territoriales de l'm, perdit l'exclusi\'ité
de son temple et proposa une uni\·ersalité, ccllc du polnhéisme.
Les dieux polythéistcs ne sont pas lcs "seigneurs" d'un secteur
t
Dieu-roi et roi-dieu 231
k l'espace, tant cosmique que territorial, ma1s sont des
·tormes'' du monde. Le panthéon, la communauté di\·ine, est
il1l' rcprésentation du monde qui englobe et organisc ses cliffé-
l·ntes "formes" dans un univers : telle est l'uni\-crsalité poly-
hciste. Le polythéisme, en effet, n'est pas défini par la croyance
11 plusicurs dieux (comme nous l'estimons habituellement,
, il!Klitionnés que nous sommes par la comparaison terme à
i l·rmc a\-cc le monothéisme) ; ii n'est pas non plus la som me de
1ombreuses entités du rype des en ; il est l'organisation univoque
,Jc la contrepartie de l'homme (nous pourrions dirc la ''nature"
ciont l'homme s'est ''culturellement" détaché), fixée dans les
modes de l'"être", donc rendue capable d'orienter l'humanité
;·onditionnée par le "devenir". En résumé, le polythéisme est
i me maniére de penser le monde systématiquement, par-delà la
,·ontingence qui semble échapper à tout systéme. Pour en rester
tu:x Mésopotamiens et à leur grand bond culturel qui, par dif-
:usion, a donné une orientation nouvelle à l'histoire de l'huma-
:títé, je dirai que: avec les en, le monde n'était pas "pensé", mais
r<tgrnenté, morcelé, réparti, dans la perspective de son utilisa-
'lon immédiate comme terre cultivable. On a là une mentalité
krivée de l'adoption de la culture des céréales, une mentalité
, ui, au-delà de chague champ cultivé, pouvait considérer au
1 ileux la totalité des champs, à saYoir la terre-kiki, et le condi-
li mnement général de la producrion agricole exercé par le ciel
ictéorologicjue-/i/; d'ou la nécessité de concevoir un En-ki et
•:1 l':n-lil correspondam aux en des différents champs.
\ssurémem, la conception du dir~gir, bien que révolutionnaire,
· rl.'duisit pas à néant les précédentes conquêtcs culturelles liées
Lt conception de l'en. ~\u fond, nous parlons de l'évolution
iigieuse d'unc même culture, non du heurt de deux cultures
i t{'rentes. Le "dieu" prototypique, lc dieu mésopotamien,
·:;]Jtunta à l'en une certaine sectorisation qui, dans !'abstrair,
·.m mcompatiblc ave c l'uni\·ersalité du ditzçir: chague cité
JI:-,it un dieu comme protecteur ou seigneur, donc avec une
'!ICtÍon analorrue à celle de l'ancien en (ce sont les di\·inités que
' ( ~recs, po~~ lcur part, appelcrent pu!icideJ). \his l'idée de la
' ctorisation se traduit aussi par l'attribution d'un champ
232 La perspecti1·c historico-religicuse
d'action, plu~ ou moins cxclusif ct plu~ ou moins \·as te,;, chaque
dicu particulier. Certes, lc champ d'action n'cst pa~ la même
chose lJUC 1c ''champ cultin:·" (plus tard, lc tcrritoire) dominé·
par l'w; mais cc qui dcmeure, c'cst la formule de la distribution
de "clomaines". D'aillcurs, tou~ ks m pré--déistes furent trans-
formés cn di;(gir: Lnki ct Enlil dc\·inrent eux aussi eles dicux,
tout en conserYant. dans lcur nom, la qualification cl'e11.
3. Ce que l'on a dit sur l'élasticiré: excessiYe aYec laquelle on
se scrt communément du mot ''dieu", pourrair (·tre ré·pété pour
!c terme "roi". Paraphrasant la remarc1ue de sur Ies dicux, nous
dirons clone qu'un usage critique du terme "roi" cknait !e
réserver à un type spécifique de conccption po]jrique, cclui qui
cst parvcnu jusqu'à nous depuis les monarchies antiqucs, en y
englobam aussi (dans !e cas de la rovauté non pour eles néces-
sités puremcnt linguistiques, comme c'était le cas de la di\·inité)
son élaboration dans un sens comtitutionnel. Laissons de côté
les pouvoirs attribués à un roi, qui é\·entuellcment feraicnt la
différence entre les monarchies antiques ct les monarchics
modcrnes, plus que modernes méme, contemporaines, puisque
]--[. Frankfort a cru pouvoir comparer, fút-ce avec quelques
resetTes, Louis XI\' - cclui de la célebre formule L'Etat t'esl
moi- au pharaon égyptien de 1'.\ntiquité. Si nous n'cn faisons
pas une question de pouYoirs, ii ne reste qu'un seu! élément
pour distinguer l'institurion royalc, à sa\·oir le caractere hérédi-
taire : un roi est rei parce qu'il esr le fils du roi précédem.
:\ujourd'hui, nous ne connaissons pas d'aurre charge hérédi-
taire que la chargc royalc. I I n 'y a pas li eu ele se pencher sur la
rransmission des titres nobilia1res ; de nos jours, à ces titres ne
correspondem pas des charges, et mêmc durant !c T\fm cn .\ge,
quand cerre correspondance existait, ii s 'agir roujours d'un pri-
yj]égc accorclé par le roi et, comme rei, rén>cablc à tour moment.
D'ailleurs, dans l'tg, ptc ancicnne le roi permettair que certaines
charges fusscnt rransmises de péTc en fils (sorte d'adaptation
eles foncrionnaires au modde rm a!), mais ii n 'admcttait pas lc
caractcTe hérédiraire des charges cllcs-mêmes. Cest pourquoi on
!ir dans !c PapHu> cL\ni : « Les charges n 'ont pas de fils >> ( ciré
e
Dieu-roi et roi-dicu 233
par H. h·ankfon, La nli:;irJ!Ic dcll'alllim r~_:;itf(J, trad. it., Turin.
1l)_'í'"", p. 41). De toute façon, ncn nc nous rend aH:c autant
,l'immédiatl·t(· lc lien originei entre rm·aur(· ct caractêrc hén.",di-
raltT C]Ue l'hisroire ct l'cmploi du tcrmc "dvnastie" .. \u sem
-,trJCt, "lhnastic" si,l2:nitie pour nom la succcssion ele souYerains
d\me m(·mc famillc ; au scns largc, lc mot cst aussi svnomme
de lignée. Fn rennche, le tcrme grec originaire, dma.rtha, signi-
tlait "seigneurie", "elomination", "goun'rnement''. D'ailleurs,
pour nous aussi "dn1asrc'' cst synonvme de ''roi" (à san>ir cclui
CJLÚ exerce la seigneurie et lc goun:rnement d'un peuple, comme
cn grec drná.r!e.r), et n'impliquc pas néccssairemcnt le rapport
clH'C une dynastie. Pour rt·sumer: lc tcrme n'est pas ~ynonyme
ele "succcsseur au trône".
En í~:gypte, lc "seigneur" se transforma en "roi", quand sa
·'seigneurie" fut rendue transmissibile de pere en fils. Ce fut
probablement l'adoption de certe forme spécifique de seigneurie
qui permit de placcr I'Í,:gypte sous une souvcraineté unique ; ou,
cl'un autre point de ,-ue, cette adoption fut elle-même le produit
de l'unitication graduellc de l'Egyptc, cn cc sens que le "sci-
gneur" (non héréditaire) d'une cité-tcrriroirc considéra comme
s1ennes, outrc sa propre cité, les tcrres concJLÚses à d'autres
cités : clone commc dcs biens personncls qui passaient à son fils
aprés sa mort. Cc sont là des choses si reculécs que chaque
h\-pothese cst bonne, clone inutile. II est en rcvanche utile ele se
pcnchcr sur un fait indiscutable : la rovauté fut institutionnalisée
cn Egvptc \'crs le début du 111 millénaire av. J.-C.
A cctte époque, le svsteme égypticn était de type mésopota-
micn. C'était celui de rout lc Croissant fertile, la région qui,
partam de l'embouchurc commune du Tigre et ele l'Euphrate,
~c prolongeait yers le nord lc long clu cours eles deux tleuves,
puis obliquait à l'oucst le long de la mcr, jusqu'à attcmdrc
1'1-:gYpte. C'était une région oú s'épanouissait une culturc rribu-
rairc eles Suménens et qui, pour cc qui concerne l'aspect poli-
ric]ue, peur t'tre décrite comme suit: ii cxisrair plus1eurs unités
démugraphiques et terriroriales clé:pendant chacune cl'un
rcmpk ; chacunc érait gouvernée par le prétre clu templc,
n• >mm( w par les Sumériens (!c titulaire surhumain du temple
234 La perspective historico-religieuse
s'a ppelait !ui aussi en). Lcs Sumériens se représentaient c c prêtre
du templc <l la façon d'un "mérm-er" du tintlaire du temple : ils
concn·aient le territoire du temple comme une ferme c.lont le
propriétairc était l'm surbumain et lc fermier l'm bumain ; lcs
proc.lui ts de la fcrme n 'étaient rachetés (c.lonc livrés à la consom-
mation) lju'aprés déwJlution d'une partie d'emre eux au temple.
Te! était lc schéma de base, différemmem adapté au fi! du temps
par les cités-tcmplcs du Croissant fertile, à commencer par les
cirés suméricnnes. La modification égyptienne rénJlutionna le
systéme : la "seigneurie" de l' en (di te en sumérien nam-en) était
élective, en ce scns que le "métayer" était choisi par tirage au
sort ou par un rire di,•inaroire. Or, en Égypte cllc fut rendue
héréditairc : la ''scigneurie" c.lcvint " royauté".
En !'espace de cinq siécles, l'innovation égyptienne se
répandit dans tout le Croissam fertile, imprimam un nouveau
cours à son histoire. Elle arriva aussi c.lans le lointain tcrritoire
eles Sumériens, ou, entrc-temps, une autre transformation fon-
damemale avait eu lieu, à l'initiative, semble-t-il, de la cité
d'Ourouk : les dingir (les dieux) avaicnt pris la place dcs en sur-
humains ; conséquemment, I' en humain a\·ait !ui aussi été des-
titué, et le !t~ga! a\·ait pris sa place à la tête de la cité.
L -!~f!,al \'eut dire "bomme granel". Son rapport avec les dieux
était différent du rapport que I' en humain avait avec l' en surhu-
main : 1' en humain était le "métaver" - clone un servitcur Iui
aussi, même s'il s'agissait du chef des scrviteurs- de l'en surhu-
main ; le fuga!, lui, était l'"épom:" de la déessc Inanna. Leurs
rapports respcctifs avec la communauté éraient cux aussi diffé-
rents: l'm était le ''fermicr" et les autres ccux qui, sous sa direc-
tion, travaillaiem dans la "ferme" ; lc lz.~gal, lui, était le " berger"
(titre som·cm attesté) et le pcuple était son " troupeau". Commc
l'en, le ltNf.al était tiré au so rt ou choisi au moven d'un rire divi-
natoire; mais dans lc cas du !t~f!,al on imaginai r que c'était Inanna
qui choisissait son "époux", le rite consistam à dcYiner la
volomé de la décsse.
L'assimilation du l1~gal à un berger présente d'aurres aspects
iméressams si on la compare à l'en assimilé à un métaver (la
comparaison entre "méra~·er" ct "bergcr" revient plusieurs fois
Dieu-roi et roi-dieu 235
dans des textcs sumé ricns). L'm a un territoire délimité,
constinté par les champs qu'il fair culti\-cr; !e bcrgcr, !ui, disposc
d \tn territoire tbl:oriquement illimiré, cclui ou ,-a son rroupea u.
1.'m nc peut pas augm cnter son rcrritoire, sinon en colonisant
dcs terres incultes, qui n'appartiennent à personnc ; au contraíre,
1e bcrger est obligé de disputer et de conquérir des pàturagcs,
qui appartienncnt théoriquement à tous et à personne, puisque
nul n'y a travaillé mais que tout y cst produit spontanément. Le
luf!,tzl- berger se comporte idéalcmcnt comme un roi qui conquicrt
des territoires ; et luxai signifiera roi au sens plein lorsque l'ins-
titution royale sera adoptée et lorsque la charge deviendra héré-
ditaire.
4. L'invemion égyptienne de la royauté est arrivée jusqu'aux
Sumériens ; l'inYention sumérienne de la divinité, voyageant en
sens inverse (et, semble-t-il, à la même époque) est arrivée
jusqu'à l'Égypte. lei aussi, les "seigneurs" surhumains eles diffé-
rcmcs cités-temples dC\·iennent eles dieux. ~fais en outre - ceei ··
est fondamental - le roi, à savoir un être mortel, deviem un
dicu. II possédait les titres pour le devenir puisque, régnant sur
l'Égypte uniti ée, il régnait aussi sur les dieux qui se répanissaiem
le territoire égyprien ; mais un titre lui faisait défaut : l'immor-
talité. Le probléme fut résolu avec la conception d'un dieu qui,
tout en éram tel ct clone impérissable, pouvait mourir : Osiris,
ainsi qu'on !'a dit plus haut.
C'est une conception que l'on peut résumer comme suit dans
lcs termes d'aujourd'hui : Osiris pcut personnifier la royauté
parce que celle-ci est entcndue comme une forme divine d'exis-
tence, même si les différcnts rois historiques meurcm à la
maniére dcs hommes communs. Lc roi qui meurt en laissam
\On rróne à son fils ne meurt pas naimem: c'est comme s'il
';un-i\·ait dans son fils. Certe sun·ie physiologique fond ait auss i
l'idée qu'un roi, à la différence eles hommcs communs, sun'ivait
dans une autre dimcnsion ou une autre forme d'existcnce. li cs t
d'ailleurs importam qu'un roi, en mourant, nc se dissoh·e pas
dans le néant ni nc subisse, d'une manierc ou d'une aurre, le
" Ort débilitant eles mortels ; en etiet, sa non-cxistcnce, o u bien
236 La pcrspectil'e historico-religieusc
une faible exi~tencc larYairc L'\·emuelkmcnt attribu(·e aux morts,
<·>rcrait ú son fib-succcsseur la capaciré de régner. Il nc dLTait
pas paraírrc impossihlc à celui-ci de c;'imposcr comme un roi
urw fois LJUV son pé'tT, !c roi préTédcnt, :n·air ccssé d'cxcrcer sa
volom(: proprc.
Dans lcs tcrmcs du 111\ thc - mais n'oublions pas qu'il s 'agir
d\me ré,dacrion grccque tardin', due pré,cis(·mcnr à Plutarque -,
la mé:·mc conccption peur être cxpriméc ainsi : Osiris r(·gne avec
sa sceur-épousc Isis (dont le nom signifie "trône''); il est tué
par son frérc Seth qui veut régner ;} sa placc ; Isis lc ressuscite
et engendre avec !ui Horus ; Horus tue Seth et monte sur le
trône de son pére ; Osiris, bien que ressusciré, ne régnc plus sur
les viv;mts, mais sur ]e monde eles mons. I _a cliffé-rence entre
Osiris roi eles \·ivanrs et Osiris roi des morts, est celle-là même
qui existe entre un pharaon vi\·ant et un pharaon mort ; mais
du point de vue du pouvoir royal, rien ne change (seu] change
son objet). l'n rire funéraire permcttra d'assimiler le roi mort à
Osiris (''osirification"), donc de !ui attribuer, bien qu'il soit
défunt, le pouvoir royal. Le rire d'intronisation, au conrraire,
parce qu'il devait insister sur le fils succédant au pére mort,
assimilait !c furur roi à Horus.
En :\Jésopotamie, la mortalité du IIzzal ne constituait pas un
problémc, puiSCJUC lc l!(ga/ n'l'tait pas un dieu mais seulcment
l"'épou-; d'Jnanna": !e cas échéant, il fallait être capablc d'cxpli-
CJUCr !e pom·oir dcspotique d'Inanna, CJUi faisait et défaisait le
ltzgal, tantôt l'élcvant au rang cl'époux d'clle-même, ranrôt per-
mettant qu'il mourút. ,\Iais pour la culturc qui anit im·enté la
"cliYinité·" et nem la "rm·auré", lc poun>ir cl'une déessc comme
lnanna importait plm c1ue le pmn·oir d'un /;{zal. D'oú le mnhe
de Dumuzi, qui reproduisait au niYcau di\·in la figure du lt{zal:
lnanna l'é,pousc d'abord puis le condamnc à mort.
Dumuzi égalcment est clone un "dicu qui meun", mais sa
mon, ;Í la différencc de cc:lle d'( )siris, ré·alisc 111\ thiquement la
puissancc cli\·ine, non la pui,sance rmalc. Cela é·ranr, nous pou-
\·ons aussi admettre une rdation généti<.JUC: emrc Osiris et
Dumuzi, en tam que ''dinE mourants" de clcux pavs élo1gnés
l'un de l'autrc mais communicams ; i! importe peu CJUC la
Dicu-roi et roi-dicu 237
c< li11111Ul11CatJon an mis eles siL·cles pour passcr d\mc c:-;.trémité
.'1 ]';wtre du Croissant fertilc. l.c modélc Dumuzi pourrait étre
.u·m·(· cn 1\g\·pte, oú il aurair (·r(· :1daptc' ~11a ro\'auté· cli\·inc. ,\lais
k conrraire aussi pourrait s'érrc produit, é·tant donné Cju'Osiris,
l'f non Dumuzi, réso!Yait la contradicrion d\m morte! c'ln·é au
r:mg d\m clieu (immoncl) ; alors, Dumuzi nc scrair c1ue l'adap-
t:!tion cl'Chiris à une culturc qui ne possédait pas encorc l'ins-
rirution royale (treme hé·réditairc) et qui de toute façon n'aurait
i:1mais accepté la plcine assimilation d\m roi à un dieu.
Quand dans la cité sumérienne d'Ourouk la chargc de !t~zal
(lza!l!-l!~!.!a/j dcYint béréditaire, clone quand l'imtitution royale fut
accueillic et que le terme l!(i!,a/5ignifia "roi", lc probléme ~e posa
d'un détacbemcnt du !?('.!,tll par rapport à lnanna : désormais on
t'tai t I!~!!,ai pare e que l' on était le fils du roi précédcnt et non plus
parce que l'on anit été choisi commc époux par la déesse. En
fonction du nom-cau l!(i!,al, au niYeau myrhic1ue Dumuzi fut rcm-
placé par Gilgamesb. Inanna nmdrait faire de Gilgamesh son
époux, mai5 cclui-ci rejette la déesse ; ill'accable mêmc d'invcc-
ti\·es, !ui rcprochant la fin qu'elle a fait subir à ses précédcnts
époux. Quant au problémc de la mortalité du roi - qui, confor-
mément au modéle égyptien, doit être un dieu sur la Tcrre -,
les ,\1ésopotamiens le résokent par un compromis : Gilgamesh
e sr di cu pour deux tiers et homme pour un ticrs. A cela s 'ajoutc
!e fair CJUC Gilgamcsh, lors d'un n>yagc périlleux, réussit à
obtenir l'berbe d'immortalité, mais la perd ensultc aYant de pou-
n>ir en profitcr.
5. Le problémc mésopotamicn posréneur ~1 l'adoption de
l'institurion ro\'ale est tht·ologique ct non eschatologique,
commc en f.:gyptc ; il naí't d'un intérêt pour la royauté di,·ine
.choix d'un dieu-roi), non pour la di\·inité rmale (sun-ic du roi-
dJcuJ.
Jc pense que I' cm pcut di r e que la culture Cf...,l"\ ptienne fut
cs~entiellcment orientée par la transformation cl\m roi cn un
d1cu ; et donc Cjue fairc d'un dicu un roi scrait l'orientanon
<>ppos(T. Ce n'est pas un automatisme logK]Ue; . c'est au
comn11re une logicJUC que nous tirons eles t~1its : lcs Egyptiens
238 La perspective historico-religieuse
n'curent jamais un "roi dcs dieux", si, pour nous en tcntr aux
reglcs de l'institution royalc, nous ne parlons pas d'unc ,-ague
souveraineté mais de la souveraineté spécifique qui s'exerce
parce que le roi !'a héritée de son pere. Jc núxplique à l'aide
d'un exemple : les Grecs conçurcnt Zeus comme le "roi des
dieux", mais, pour !e rcndre tcl, durem lui attribucr un pére,
Cronos, comme prédécesseur. Rien de tel n'est arrivé cn Égypte.
Lcs Égyptiens donnérent des attributs comme la puissancc,
la souveraineté, la primordialité, etc., à n'importe quel dieu que
l'on voulait exalter à l'occasion, mais non à la rovauté au sens
propre. En termes égyptiens, le maximum de l'exaltation
consista à attribuer à un dieu- tantôt l'un, tantôt l'autre : jamais
un seul dieu pour toujours - la création du monde, maniete de
le faire exister ayant l'existence du monde, maniere de dire qu'il
« est né quand le cicl n'était pas encore né, quand la terre n'était
pas encore née ». l'ne formule de ce genre fut adoptée pour
différents dieux, mais - détail hautement significatif -, nous la
trouYons attestée, aYec ces mots précisément, dans les Textes des
l~yramides Oes plus anciens textes égyptiens) pour un pharaon
mort dom on voulait affirmer l'essence divine. La primordialité
divine (entendue comme priorité ou primauté parmi les dieux)
affirmée par cette formule apparait dans les mémes Textes des
Pyramides comme une prérogative de Ra, le Soleil.
. Ra fut le plus grand dieu de toute l'histoire de l'Égypte. C'est
si vrai qu'en verm d'un processus typique que nous appelons
"théocrasie" (= fusion de divinités), les différents dieux qui,
dans pluseurs villes et à plusieurs époques, obtinrcnt la supré-
matie furent confondus avec Ra ; ainsi Amon de Thêbes devint,
à partir du II' millénaire av. J.-C. (Nouvel Empire), Amon-Ra.
_\mon-Ra fut certainemcnt un dieu "souverain", mais non un
"roi "au sens propre ; au ni\-eau di\-in, la royauté était repré-
sentée par Osiris, qui d'ailleurs ne "régnait" pas sur les autres
dieux. Peut-être nous est-il difficile de comprendre pourquoi un
"souverain" n'était pas "roi" et pourquoi le dieu de la "royauté"
ne "régnait" pas sur les dieux. J'ai précisément mis ces termes
entre guillemcts pour les soustraire à l'usage courant (à nos
habitudcs mentales) et pour lcs rapporter à une memalité tres
Dieu-roi et roi-dieu 239
différentc de la nôtre, mentalité qui, surtout, avait inventé la
monarchic héréditaire. Quand ensuitc, avec la circulation des
idées dans !c Crc~issant fertile, l'image (mésopotamiennc) du
dicu-roi arriva en Egypte, à savoir !e licn entre suprématic divine
et rovauté, Amon-Ra s'avéra !e plus apte à remplir cc rôle;
cepcndant, la royauté ne lui fut pas attribuée dircctement mais
par la médiation d'Osiris ; la fusion fut étendue à ce dieu et l'on
eut une nouvelle divinité : "\mon-Ra-Osiris. Encore un mot sur
nos habitudes mentales, qui nous améncnt à déformer les faits
d'autres culturcs : couramment, on entend cette théocrasie dans
!e sens d'unc cxaltation d'Osiris, devenu si importam qu'il est
idcmifié à Amon-Ra. En fait, c'est le contraíre qui est vrai: c'est
"\mon-Ra qui gagne quclque chose, la "royauté" précisément.
D'autre part, Osiris appara:lt aussi importam que Ra dés l'époque
des Te.Ytes des I)ramides, bien que lcs deux dieux y soient parfai-
tement d~stingués.
Si les Egyptiens se montrérent réticents à reproduire dans !e
monde divin l'ordre "pharaonique" - ainsi que !e prouve aussi
l'échec de la réforme d'Aménophis IV (Akhénaton) qui insti-
tuait un monothéisme adapté à la monarchie : un seu! roi, un
seu! dieu -, les 1\Iésopotamiens, eux, se montrêrent réticents à
utiliser lc roi en concurrence avec les dieux pour ce qui concer-
nait le gouvernement du cosmos. Contraints de fixer un rapport
entre fonction royale et fonction divine, ils préférérent conférer
de la royauté à un dieu plutôt que de la divinité à un roi.
6. Aprés coup, c'est-à-dire une fois que la royauté a etc
conférée à un dieu, on peut dire aussi que, pour exprimer !e
.crouvernement du monde exercé par les dieux, « les anciens
Sumériens et Babvloniens ont utilisé l'image du pouvoir qui leur
était la plus familiêre et la plus parlante : celle de l'autorité
ro\·ale » (fean Bottcro). 1\Iais le fait est que lcs 1\lésopotamiens
n'om pas toujours eu l'institution rovale
.
commc '·imao-e
b
du pou-
\-oir la plus familierc et la plus parlantc", puisque leur poly-
théisme (conccption de figures di\·ines gouvcrnant les différents
'ectcurs de la réalité) est amérieur à l'~doption de l'institution
rovale. Ce nc fut qu'aprés avoir commencé à se "familiariser"
240 La perspecti1·e historico-religieuse
a\TC ccttL' 1ns titution, qu 'i Is lTSsl·ntircnt 1c besoin de fa1rc cfun
dieu un roi. ()r ceei posair un groc; prohlémc c.l'ordre h1storiquc
cr insntutionnel (d'aurre:; diront theologiquc) que nous nc pou-
\"< >ns pas néglign cn a\ ant rccours à Ll p:;\·chologJt' ordinaire.
.'\:ou' ne nous rendons comptL' clu problémc qui :;i nous nous
cn tcnons fcrmemenr ~1 la définirion ele la rmauré commc ms-
tirurion qui pr(,n>it la rrammission du pom·oir de pére en fils.
IYuu la neccssiré de 1c poc;cr dans les rermcs sui\·ams : ddinir
parmi lcs dicux un couple pére-fils capable de rcproduirc la
succcssion chnastique: artribucr au dicu choisi commc pcTc une
rm·auré inacruclle (commc cclk du roi défunt) cr au dicu choisi
commc fils une royaute actuellc (comme ccllc du roi \-ivant). Jc
nc veux pas dire par lá que la façon de poser !e probk~mc et sa
solution mesopotamicnnc ont été !e débuuch(· nécessairc de la
crise culturclle qui s'était produitc a\·ec l'adopriun de la rovauté.
Ccst au conrnme quclquc chosc qui s'cst produit mais qui eút
pu nc pas se produire.
Dans !e dernicr quart du m· millénairc av. J.-C., lcs \résopo-
tamiens choisirenr . \n commc dicu-roi-pere ct Enlil comme
dieu-roi-fils. Pourquoi . \n ? ).;ous dirom que la conception dcs
dieux (dilz:!/1) commc eles éroilcs faisait de .\n (la '\-oúre éroiléc")
Jc plus apre à ré·gncr sur eux. \!ais cncore une fois ii faut se
souvcnir qu'il s'agit d'un choix arbirraire ct non néccssairc, bien
que justifiable: rapp:treme néccssité qui nuus pcrmet de !c jus-
tifier est fournie par la rcLnion entre "n>Üte étoiléc" ct ''dieux-
éroiles", mais la conceprion eles "dicux-étoiles'' esr rout à fait
arbitraire et n'a d'autre justification que lc fait cl'ayoir L'tl' forgée.
Ccs résern·s valem aussi CJuand on chcrche à donncr une
réponsc à la qucstion : pourquoi Enlil ? , \\TC précisé·mcnt une
réscn-c mérhudologic]UC fondéc sur ]e caractérc arbirrairc du
signc (Enlil) par rapport au signifié (rm auté di\·inc), nous
diruns: au fond. l<nlil aussi étalt le "cicl" (lc li!. !e CH.:I mé·teo-
rologi<.]ue), mémc s'il n 'érait pas !c ''cicl astral" (rlll) : ccttc clis-
nnction eles dcux "cicux" a\'<lÍt cLtbord pour fonction de
souligncr l'imponancc du "scigncur du li!', urK r(,aliré qui était
cLtutanr plus prochc du monde des hommcs ct plus acti\-c que
l'on se rcpréscntait commc plus loinramc ct moins actÍ\T la
Dicu-roi et roi-dieu 241
ii1rc de ]',111: ccttc rclation comparati\·L· pur étrL' cmplm-l'c pour
i'l'' ,rrcr \n ú Lnlil. cumnw 1c p(:re-morr cr roi inacrucl au
1
, \ I \ .tnr ct roi ,tctucl i.ct actif ).
p, >ur lcs \ksopotamicns cela a l'tL' b solution d'un probkmc .
11 s pour les chcrchcurs c'cst justcmcnt la solution qui est
:, \ Ll1lll' un probkmc . .Jc m 'cxplic1uc: la souvcraincté· inactuclle
.\n c~t apparuc pour lc moins singuli(:rc, ct alor~ on a chcrché.·
.! J'L·:-;plicjuer cn avanr recours ;1 une conjecture hisrorique ou à
um cl:1ssific:nion phénomé·nologique. I ,a conjecture hisrorique
L ,r b sui\-ante : .\n (·tait le di cu suprême quand ( )urouk excrçalt
'<l ~uprématic sur lcs cirés sumérienncs: mais ii dut cécler la
,, )ll\TLlÍlk'té effectiYe :1 Lnlil, dieu de .'\:ippour, quanclla supré-
matle passa à cerre \'iilc. Pour la classification phénoménolo-
'-'.Í<.JUe, An cst un dnt.r otio.rl/.1' et cela suffir. II nc constitue pas un
problc·mc concernant la culturc mésopotamienne, mais n'est que
Lt \·crsion mésoporamienne de l"'~:rre suprême oisif' (à savoir
mactif clans lc préscnt, aprés a\·oir exercê une actÍ\'ité mythiquc)
CjUc l'on retrcJuYerair dans de nombrcuses rdigions ct que de
t<>utc façon Eliade a "explicjué" au paragraphe 14 (précisement
inriruk ''Deus otiosus") de son célebre Traité d'biJ!oirc de.r rel~~zon.r.
Phé~noménologie misc à parr, nous n'excluons pas lc condi-
rionncment historique de la formule mésopotamiennc qui pro-
iCtrc l'institution de la nwauré dam lc monde eles dieux. En
arrendam, il y a l'insritution même de la r<A,1uté qui est !Ji.rton-
'ill!l!Hlll adoptee ct adaptée à une situation qui, à ( )urouk, dési-
~.>:nair en \n la suprê·mc di\'inité er dans sa fillc Inanna l'dectrice
de la charge de Lugal. II y a ensuite une documcmarion suffi-
'-:li1tC relariYc à l'apparition. à l'attestation cr aussi à la transfor-
marion, \-oirc à la dissolution de ia formule, selon les Yicissirudcs
hisroriqucs de la \Ié·sopotamic . .\!ais une chose c<;t lc condition-
lll'l11cnt historique, une aurrc lc but de Lt formule. Précisémcnt
p• >ur S( >uligner tour condirionncmcnt, ii cst clone néccssairc de
''cn rcnir à la formule. Répétuns-b par commodiré ct, cerre fois,
n1 nou' scn·anr des mots cl'un autrc : « \falgré sa position trés
01n-l'l' (si b1cn qu'il aura !c nombrc 6(1, !c plu' élcvé dans le
'' 'ttmc scxagé~imal hah\ lonicn),. \n est un clieu pcu acrif, selon
k tl:l11<>in·na<rc
::-,
::---
des texrcs 111\_ thi<.jUL'S :. ii est jJlurór l'aururiré
242 La perspective historico-religieuse
suprêmc qui surYeille et sanctionnc l'action dcs autrcs dieux. Lc
commandement nai et actif scmblc être en fait entre lcs mains
d'Enlil, sem tils >> (.\. ).
La formule subit dcs adaptations locales. A Lagash par
exemple, qui avait 1\,;ingirsu comme dicu de la cité, la "succes-
sion royale" au niveau divin ajouta cc dicu au couplc An-Enlil;
dans cc cas, 1\n transmct la royauté à son fils Enlil, qui la
transmet à sem tour à son propre fils Ningirsu. En Babylonie,
on arriva carrément à la dissolution de la formule : le dieu de la
clté, \Iardouk, devient roi des dieux, mais non fils d'Enlil ; dans
]'~numa e!isb, !e poéme cosmogonique babylonien, il figure
comme fils d'Enki, à son tour fils de An. Dans ce contexte
également, il n'hérite pas, à travers Enki (qui remplacerait éven-
tuellement Enlil) la royauté de An, mais la conquiert en défen-
dant les dieux contre Tiamat (entreprise qui ne réussit ni à An
ni à Enki).
XIV
La souveraineté céleste
1. La rccherche historique sur la religion des Sumériens a
établi certains faits irréfutables dont toutefois la phénoméno-
logie religieuse ne tient aucun compte : le passage d'un systéme
t~Jndé sur les en pré-déistes au polythéisme proprement dit
(fondé sur les dinJ!,Ít~, la connotation stellaire des dieux (dinJ!Jr),
cmployée pour leur conférer une transcendancc que les en
tún-aient pas 0a transcendance du ciel astral par rapport au ciel
météorologique, le li!, ainsi que par rapport à la terre, kikz) ; la
pcrsonnification du ciel astral (an), qui devient lui-même un
di;zgir (An) ; la projection de l'institution rovale dans la commu-
nauté divine, obtenue cn attribuant à An le rôle de roi-pére-
prédécesseur et à Enlil celui de roi-fils-successeur.
Ce sont des faits, des événements, des produits d'une action
historique qui s'étendit sur plusieurs siécles. C'est de cette action
'lu'ils dépcndcnt, non d'unc quelconque réalité objective du ciel
· r des étoiles qui se serait imposée aux Sumériens. S'il n'y avait
:>as eu l'apparition historique d'Ourouk vers le milicu du
! li' millénaire :cn-. J.-C:., les en ne seraient pas devcnus dcs dit~r,ir
1 le polythéisme nc serait pas né. Pour s'aHirmer, Ourouk dut
c nir compre d'une situation définic par la primauté d'Eridou,
: cité d'Enki, et de 1\,;ippour, la cité d'Enlil; au niveau idéolo-
''Jlle, elle lc fit en surmontant la dimcnsion kiki et li! définie
!J.tr lcs en qui s'y rapportaicnt, ct cn imposant la dimension an.
Seul e une confiance cxcessi,-e dans 1' !JOJJto rel<gio.rw peut per-
 Lu perspecrit·e lziswrico-re/igieusc
mcrtrc a un a::;~\ rioioguc d'ab ::; rrairc . \n de l'hisroire cr de le
rraircr cummc un objcr indi:pcndanr de ia cu lrurc sum(·ncnnl'.
C'c·::;r ~ tin ~ i <..Ju'il pcur nou " arrin·r de lirc: « l.a YoÚrc du cíd ,
S<lliS Lt<..luelk se déroulc la \·i c de l'h otTllllL' ~ou-. toutes lcs lati-
tude-. cr dans n 'impc 1rtc <..juclk cnndirion, nc pmt\·an pas nc pas
imprc ~~ ionncr lcs habiranrs de la Bassc- \fé·soporamic. II n'esr
pas L·ronn anr que, là aussi, comme chcz de nombreu" autr<.:::;
peupks, !e cicl air é·n.'· di\·ini sé ct considéré cummc la di,·inité
principalc >> (G. Castellino). :-\ous dc,·om ccpendant clonner acre
:1 norrc assHiologuc d'unc ce ru inc pnplc"iré dan ~ laqucllc le
plonge l' hi~toirc de .\n : en, cffcr, malgré l'"imprcssion ., <-JU<: le
ciel dcvrair an>ir c"crcée sur lcs Suméricns , ccu"-ci onr été
plutôt réticents à !c "di,-iniscr" ct à en fai rc lcur "di,·iniré prin-
cipalc". « En réalité - é·crit Casrcllino -, il csr attcsté dans les
tc"tes archa·l-<..jucs ele Gcmdcr ..'\ asr m ais paraít connaí'trc ensuitc
une éclipsc [... ] et il faut attcndre Jc rermc de la périod c pré-
sargonidc pour lc nJir apparaitre dam les inscriptions de Lugal -
zaggcsi <..JUÍ le dit "p(·rc d'Enlil", '·roi des pays" et qui se professe
i.r!Ji/> (prêtrc) d e .-\n. l•
Pour notrc p arr , nous Youdrions ajoutcr quei<..Jnes pré·cisions,
afin <..Jue l'on nc perde pa~ de , -ue la rclarion entre _·\n et Ourouk,
à la(]Uclle nous donnons une grand e impunance. mais qui pour
ccrrains, au contraíre, para!t négligca bl c. Les H:sriges de c;emdet
..'\asr, <..]U e l'on peur dater de la fin du ]\'' millénairc ct du début
du nr, arrestem l'cú;;tencc d\mc cu lrure que lcs archéologues
appellenr Ourouk IY (cellc de la quarri emc périodc cl'Ourouk) .
Lugalzagp;esi cst lc premier ;,~~a/- roi historiquemenr attesté et
son ruyaume n\:st autn.: <..]u'()urouk duram !e prcmicr quart du
II I' millénairc. Si même l'ass uiologu l' se pcrmer cenaincs dis-
rracrions (ou plu s prt.'·cisémenr : cc rraines :tb5tracrion s de l'his-
toirc). figurons-nous cc qui at-ri\·l· a\·c c le phénoménolu)-'1JC 1
La phénoménologic rcligieu se ignore rr:lncjuillcmcnr l'effort
crt.'·ateur dc s Suméricm : elk ignore l'enrr.::e d'Ourouk dans l'his -
toirc (au" ckpcn~ d'Lridou er de \: ippour) ; cllc ignore lc rem-
placemcnr dcs m par lcs di!!:z_i1: l . nc <.cuk chose l'intlTCS SC :
illusm.:r lcs adaprarions mésoporam it·nr1cs :'tia ''hiérophanie'· du
cicl , ;\ sa\·uir lcur répon~c ,1 la capacirL: du cicl de manifesrer le
La sout·eraineté cé/cste 24)
:crL· : ::;on sujer. c'cst k ciel ct non Ll \k~opotamic. \:ou 5 nou ~
. 'l 'rimon ~ a\·ec la rcrmin()logJc choi ... ic par L liadc dan s son
'':;i/c rl'bi.iluin · dn rríi~iom. 11 csr in srructif de \·oir commcnr
iwk ~arisfair l'inri·rct phé·nomc·no loglc.Jue.
2. Lcs 1"11 nc som mcme pas nommés par Eliad e. On
>:11prcnd pourc.]UOJ : aucun chcrchcur n ·a jamais proposé
·.mrihucr au rcrmc m une <-JUClcon<..JUC ,·alcur de luminosiré,
.:ml is C.ju 'il en c"iste au moins un (lc SL:mirisant 1 ritz llom mel)
'!l l i :1 donnt· á r/i;\gir lc scns d e " lumincLE", "brillam". Cettc
··iu m inosi r(·" érait bien commo dc pc)ur Eliadc. puisc1u 'dlc lui
:yrmcttait
'
cl 'éra blir un sysr(·me
. de rebrions aliam du dinuir
....., au
, :l·l, :i sanJ ir depuis l'iclée mésopotamicnne de Ji,·inité jusqu 'à
di\·inité c"tra-mésopotamicnne (phénoménalc) du ciel. C'est
r
;·" ·LirLJUOÍ il écrit : « Lc tcrme sumérien pour di,·inité din oir a\·ait
, ' (._
.., '
]" >ur signification primitive une épi ph anic célestc: "clair, bril-
i.,•H"' [... ]. L'idéogrammc qui c"primait le mot ''diYinité" (pro-
''' •ncé dilz!!,il) érait le même que celui qui e"primair le mor
, L_ ,: i ~n ;mt ''ciel" (prononcé dan s cc J ernier cas a11a, anu). _-\ l'ori-
!-': nc. ce signc graphi<..]ue étair un hi éroglyphe rcprt·senranr une
c'' •i! c ,, (p. 66- [certl:' cirarion c t les sui,·ames sont tirées de l'éd.
tr;! !1Ç:tisc, d é jà citée, du T!iÚii - .:\.d.T.[ ).
\knons mainrcnant ensemble ccs notions (ju'Eliadc a choi-
'ic ' . k s jugcam parriculieremcnt significatiYes, er chcrchons-en
i" ' c :~é· mc.:nr lcs significarions. Si rlil{!!,in·cur dirc "brillanr" et peur
L' ' '· l\ primé par une éroile, nous en CCJI1clurons que la brill ance
d: '' i t cm parle c.:sr ccllc cks étoiles. Si le signe de l'étoile est utilis é
P• •1 r tJrmJnlc r le ciel-m1, nnus cn conclurons que rlll n'e sr pas le
~- ~\ d!l trn c 1nai s le cicl nocrurne, h: cic l o U apparajs~cnt les
l !• < v~ . k ciel C.:·roilé. Si lc mêmc sign c srtl b irc pcm êrre lu aussi
h :,~~ J,J~~ir <.. jlll' iii!, nous cn cuncluron s qu'i l y a cu assim ilation
L. r(·:t lir(· diYinc et réal1té ql:'Jlairc, clu mo1ns cn cc scns que
'· -l't ral (l-r nocrurnc) puuYair être enrcndu comme dcmeure
h t~ 1i ~ pcrsonnifié·, com me gênérarcur (pé·r( dcs dicu". De
1
'·
r , .. \ :1. <Jn 1' ~1 H!, crair functiunncll ernenr .. p(:rc". cr chaqu e dieu,
'"' ':t ~,· h chosc cst arrcsrée, aYait une demcure terrestre (lc
ft i'k , d 'ul't ii tir,tit une c \Js rcnc c diurnc ct an thropomorph e
246 La perspectÍ\'e historico-religieuse
(au point que son imagc dn,ait êtrc nourric par des rcpas quo-
tidicns), ct une maison célcstc, oú il existait la nuit sous la forme
d'une éto!lc. Qu 'clles soient justes ou erronécs, nos conclusions
insistcnt sur le signe stcllaire au moins autant que lc faisaient
les Sumériens. Eliade en rc\·anche mct de côté les étoiles - non
seulcment dans cc contexte pré·cis, mais dans tout son Traité,
qui, étrangcment, consacre un chapitrc aux hiérophanies
célestes, un autrc aux hiérophanics solaires et un autre encore
aux hiérophanies lunaires, mais aucun aux hiérophanies stcllaires
- et conclut : « Sous la prononciation an (a), an (u), l'hiéroglyphe
signifie la transcendance spatiale proprement dite : "éln·é, être
élevé" » (ibid.).
'\Jous sommes d'accord sur la transcendance, mais transcen-
dance par rapport à quoi ? Il n'est pas question d'un "haut" qui
transcende lc "bas" : les dieux ont aussi une maison (et une
existence) terrestre, outre l'existence céleste ; Inanna - que la
documentation nous présente comme le prototype d'une étoile
qui se transforme en déesse - d'astre qu'elle était 0a planéte
Vénus) de\·icnt déesse à condition de descendre du "granel ciel"
(an-Jz,a!) jusqu'à la "grande terre" (ki~ga!). Il est en fait question
de transccndance au sens propre de dépassement de certaines
limites : le dil~gir dépasse les limites sectorielles de 1' az, comme
l'cm dépasse les limites du Iii, comme la réalité nocturne dépasse
!'espace diurne destiné à l'activité humaine. );ious parlons d'un
dépassement concepmel, cclui qui a concluir les Sumériens au
concept de divinité (passé ensuite eles Sumériens au reste du
monde). Mais derricre le dépassement conceptucl il y a un
dépassement historique : Ourouk, avec c\n, transcende l'ordre
d'Enki et d'Fnlil, ct s'impose sur Eridou et 1\:ippour. Or, à la
différencc du phénoménologue, nous subordonnons le dépas-
sement conceptucl au dépassement historique, nous subordon-
nons l'histoire eles mots (en, di;~giJ~ an, !i!) à l'histoire eles faits.
Le phénoménologue, au contraíre, conjecture une histoire eles
mots indépendante, \'oire carrément abstraite eles faits histori-
ques ; aprcs quoi il adapte la documentation hisrorique à sa
propre conjecture, choisissant çà et b arbitrairement et, si néces-
La souveraineté céleste 247
ure, déformant même le matériau disponiblc. IJiade n'a pas
.lir autre chose.
ll écrit: << Le même signe ali sert ]... ] à exprimer lc ''cid plu-
1cux" et, par extension, la pluie » (i/Jid.). Que la pluie tombe du
1cl, \·oilà qui ne fait pas de doure, mais que ali signifie aussi
\1\uie est une pure supposition d'Fliade. Il n'cst d'ailleurs pas
lifficile de comprendre pourquoi Fliade a éprouYé lc besoin de
, vrte supposition. Dans sa constmction, le cicl doit être consi-
.Jéré comme une unité "hiérophanique" indissolublc, même si
,es manifestations sont \-ariées ; son discours n'aurait clone pas
pu suivre jusqu'au bout la distinction sumérienne entre "ciel
<:toilé" (an) et "ciel météorologique" (li!), que les spécialistes de
')Ltmer, eux aussi d'ailleurs, n'ont jamais soulignée avec clarté.
l·:n mettant tout dans lc même sac, Eliade poursuit : « L'intui-
'Jon de la divinité comme telle (dúzgir) était ainsi fondée sur les
hiérophanies céles tes ("élevé", "clair", "brillant", "ciel",
·pluie") » (ibid.). Pour lui, l'événement historique est clone une
"inmirion", le moment oú les ~lésopotamiens se sont rendu
compre de la sacralité eles manifestations célestes. Aprés ce
rnoment impossible à dater, car placé hors du temps en tant que
realité psychologique ou rela tive à l'activité de 1' homo ref~giosu.r, il
, ~l la production datable et accidentelle de l'homme mésopota-
mien. Eliade ne refuse pas de la prendre en considération, mais
t'récisément comme un accident renvoyant chaque nécessité au
:noment méta-historique origine!.
« "\ssez tôt- écrit-il - ces hiérophanies se sont détachées de
mmition de la divinité comme telle (dú~gil), et se sont concen-
récs autour d'une divinité personnifiée : ~\nu, qui exprime le
cicl" par son propre nom et dont l'apparition dans l'histoire
· :cut être fixée avant le IV' millénaire » (pp. 66-67). En fait, "\n
'cst attesté qu'à la fin du IV' millénaire ou, plutôt, au début du
I!' ; mais étant donné que la concentration en un être personnel
u concept impersonnel de divinité de\-ait s'être produite "assez
·>r", Eliade a choisi, parmi les nombreuses datations proposées,
'· plus haute possiblc. C'est ainsi qu'il poursuit: << D'origine
tmé·rienne, .\nu est de\·enu lc chcf du panthéon babylonien.
\Lus, comme les aurres dieux célcstes, il a cessé ayec le temps
 Lu JWnpccrin' historico-rc!igicusc
de I( >Lll'l" un n->k ck r'rcmié·rL· 1111]'( mancc. \nu_ :\ l'q>nljlll' hi'-
torllJlll' :tu m<>lll~. c<,t un d1cu LJLILkJUL pcu ahqr:llt >> (p. (,-). lei
l'hiq( >in Lk \n, ckj.l p<ntlclkmL·nt :trhnrairc· cn cc L] LII conCLT11l'
L1 d:tLtti< >ll de ~a prumé-rc arrcqati< >ll, dn·tuH t< >Ldcmcnr :trbt-
tr:\lrL·. 1\>ur ! .liadc. <ll1 :\ cl':thurd un \n "c(>11Crc·r" chc:r le~
Sum0ncm, put~ u11 \n "ab~tLllt" chu k~ lbb\ l()nicns, CJUi
Ltur:ticnr (·gakmcnt plac(· :1 Lt r.:·rc ck leur p:tnrh0on. Commcm
a pu adYcmr cc· p:tssagc de Lt "concré·rudc" :·t l''":thstraction",
c\·q u· 'ltd .liadc L--;p\iLJUC ph(·n( >m0n< >i( >,l!:llJLIL'111Cnt: ii cn csr
roujours ainsi pour lcs dicuc-; du cicl. Thé·sc phé·nom(·nol<>gicjuc
mtsc· :i part, lc fan c~ r Ljlll' la sc·LJUL11Cl' csr u >mplé·rcmnH diffé-
rcnrc: d'ahord (inscriprions ck c;cmdct ".;asr, culrurc
c!'< )urouk !\.), nous tn>uYons un _\n (·Y:\11c5CL'nt, de pn1
cl'import:lncc; cnsuite (culturc d'( )urouk III), .\n dc\·icnr une
figure de premicr phn; ent!n (:1n·c Lt projcction de l'in:;rirurion
rO\alc d:ms k monde di\·in', \n, s:1ns pndrc la pré·émincncc,
cle.\·icnr '"inacrucl'' en foncrion de son :1ss< >ciatt<H1 aYcC !'"actuei"
Lnlil.
3. Fliack park incidemmcnt ck \n dans sun long chapitre
sur « Lc cicl: dicuc-; our:mtcns, ritc~ c·r s\mboks c(·kstes ». II le
f:11t dans l'un dcs 2"i p:nagraphcs UJ11S:lcrés :i Ll nuriérc. Son
discours s 'ordonnL· sc::lon les cmons de \'é\ ol urionnic;mc· clas-
sic]UL': <>11 p<trt de-; pcuplcs primirifs (_\ustr:1licm, h:thicmr~ dcs
í'ks \ndam:m, \fricains, L·tc.l ct \'on arri\'e <Í nuus ci\~i]isés, en
p:ls~:l!H par des p~..·upks nw1m primitifs (Ind<mésicns, \fébné-
siens, aurrcs \fric1ins, nc.) ct par cut'-: de notre \nric1uité· (dont,
pré'Cisé·ment, ks \ ksop< >Umiem . L"uhjL'Ctif final ~.:sr é·nuncé cn
<>U\'crturL· du chapirre: « 1.a pri(:re Lt plucc populairc du monde
:;':tdressc· :1 '"'\.otre l\_Tl' Ljlll L'st au--; C:Jeuc-;" » (p. -1-(,i. T(>Ut k
monck s \ rnrou\T : 11< JLIS :t\·ec norrc f>il!!'r liln·fer et k~ a urres
aussi, pri1~1irifs c< H11pri'. parce Ljlll' CL'ttL prié-rc n"esr pas c--;clu-
Sl\ c, J1Lll~ est '"]a pius p< >puLtirc du monde".
<Juand <n1 \·L·ur d< mnL·r un '>nlrc L]uelu >11l]LIL ,·t la u >mpar:úson
'<lll\-,1_gL·, on fim r toujm.lr' par f:urc de 1\·\ olurionnismc. \!ais sl
j .Jiade J'a fait, i\ llL' \'a J':lS f:tlt L'"J'fl'S. S( >11 hut c·tait de souJigncf
unL ré:1liré· n li\.'.iL·usc· du ucl tLtnccculdam ks cliffetTntcs l·--;prcs-
249
:-i< >ns h isr( q·ic]ucs LJUI h tr.tduir.ticnt. D,ms k cku--;iL'111l' chapitrL·
,]c s<m I lil!li, ii cntcnd <.,(>uh,\.'.ncr ce é]u'il appL·IL.: la "hil-ro-
ph:tnic."' du civl. :t s:l\'( 'ir l.t c1pacné· LJLIL k ciL·l :tur.tit :i manifcstn
k sacré. I A' cid rc·\-l·lL dlrl'ctl'I11Cnt ~a /iill/.i((!/(!cí//((, sa /l!lil l't
(<
s;l .cc~,n;//k ,, - ccrit-il p. -1-(>. Ccb cst pcur-ê·rrc \Lll nu1s ccb nc
o >nccrnc pas 1\·nclu.:·tl' h1stoncluc· lllll, chnchanr eles signitlés,
don procé·dn u >l1111ll si ks signJt!ant'. é·uicnr :trhitr.ures, clone
dé·p< >urYus d\111e ohjcctJ\ tté· phé·noménak qui rcmplacc cn
é]UClLjue mcsurL· b \ <donré· Lks suic'ts historlljlles. I .liadc, au
conrrairc, c--;pliquc: «La simpk contcmplation de la Y<>Útc
,-L·ksrL· pr<>HK]LIC d:111s L e<nbCJl'11Cc prtmltl\·c une c--;pcnence
rc]i\.'_Jl'USl' >> (//1/r/. ;.
1.'c·:~plicltlon d'l :l~:1dc reposc cl:tltTmnH sur l'h:pothésc
:mhisroriLjliC ele J'/;o;;;o reli:;io.cw qui, u1 rant LJUC rei, ne pcut pas
'-l' p:1~ser d'c:-;pértmenrcr "rcligicuscn1l·nt'' k cid Fliade admct
LJUC multiplcs sont ks c:-;pé-ricnccs du cicl. mais ks réunir sons
lc ~1gnc ck la n·ligion. II é-crit: " Lc modc d'êttT célc~rc esr une
hién >phanic inéruisablc » (p. 4~:.
I .n réaliré, pour ch:KJUC c:\pc-riencc d1ffé·rentc lc '·cicl" csr une
ch<>sc diff(·renrc. cu le "ciL·l" rÚ':-;isrc lJUC de la façon dom on
k fan e:-;isrcr. Par ncmpk, en latin r!le!tt;;; est aussi "climat";
m:ti~ cc· L]Ui était nai pour ks Larins nc l'l·r:m pas pour lcs Grecs,
']UI nous ont transmis lc m<>t '·c]imar" (!dil/lrl): pour CLI'-:, IJ!IhlllúJ
n·:1 jamais signitlé ··c]imar", ct kll!!ia n':t\air :lucunL· rclation
.tll'C lc cid, ma1s était lié ú la tcrrc í.:tu scns de région terrestre,
l.,mctdc). :\ous :tH>IlS Yu k c1s cks Suméricns: n<>US dr~ons
·cicl" cr eu--; disaicnr rlll cr /1/. chstinguant lc cicl étoik du ciel
''tdl'lln>lo.~iLjlll'. l .lude. :trhirraircmcnt, ou, SI nou' \·ottlons,
1 '>t1lltrionné· par n<>tn· culrure, englobe dans l'uniL]Lll' hicro-
i':1:ti11L cé·ksrc k cielL·spacc· ct k ctclm(·r(·(>r<>lo:.c:iL]LIC, JLISLJU,;i cc·
1 : 1iii 1Jrl· Lk la ''hi(·mphanic in(·puJsabk" la pmsihiliré· de ckcrirc
'1L "rhé·ophaniL., C<>mp<>sirc: 11<>11 plus m:mifesranon de •<tcra-
1'c. llU!s 111:1inren:ltlt manifcstation de p<>UYoirs dJ\·ins (t(Jl1-
' 'TL, r·( >udre, plu1c. L· te. . 1x CJc·l dn 1c·nr d1cu.
"<Juand cure hi(n ,phanie s"esr-clk pns( >!l!1Jtié'l', L]uand lcs
. 1 lí1ltc·s du cicl se:: S(>llt·clks ré\-L·llL·s cr <Jilt-~..·lks pns la piace
', l.t '-:lcr;tliré cé·lcstL· u Jl1111le tL·Ilc, cela est difficilc :i pré-c1scr.
250 La perspective historico-religieuse
Cc c1ui cst ccrtain, c'cst que les divinités célestcs ont été Lks le
début des divinités suprcmcs >> (i/Jid.). Tellc cst la prcmiére
approchc éliadienne de la souveraineté céleste. C'est une
approche prudente car, méme si l'on parle de "di\-inités
suprcmcs", on ne saurait dire sur quels dieux ils exercerem la
suprématie (ct encore moins la souveraincté), étant donné que
le ·'début" auquel il est fait allusion ne pounit être polythéiste
que de façon potentielle, non encore actuelle.
Tous les doures sont en fait clissipés en misam nettcment sur
les f:tres suprêmes ~la voici, la suprématie !) que fournit à Eliade
l'cthnologie du pére Schmidt et des schmidtiens Schebesta,
Gusinde, etc. En somme, dans ce cas précis Eliade fonde ses
assertions phénoménologiques sur un matériau ethnologique qui
lui arrive interprété en fonction du "monothéisme primordial".
J'ai déjà parlé de \X'. Schmidt ct de son [JrmonotheúmuJ; je vou-
drais maintenant ajouter quelques autres petites choses pour
soulit,mer le manque d'objcctivité qui prive de toute valeur la
documentation ethnologique de l'Être suprême.
4. ~\u paragraphe 4 du premier chapitre, nous avons fait allu-
sion à Anclrew Lang. II fut le premier, à la tln du XIX' siécle, a
formuler la thése d'un Être suprême comme tlgure agissame des
religions de pcuples primitifs (précisémem australiens, étant
donné qu'à !'origine il s'agit d'une interprétation de matériaux
ethnologiques provenam de l' Australie). Lang était un lettré (un
poete aussi) et un essayistc, non un amhropologue au sens strict,
même si ses étudcs furem conclitionnées par l'amhropologie
britannique naissamc (Tylor, Frazer), à laquelle il opposa sa
propre "philosophie" en matiere de religion. Quand il signalait
la possibilité de découvrir un Supreme Beúzg dans certaines figures
mvthiques australiennes, Lang faisait de la littérature plutôt que
de la science. II le reconnut d'ailleurs dans la préface à la 2' édi-
tion de son line T!Je Maki~g of RelzP,ion (Londres, 1900), ou il
attribue à sem propre tcmpérament littéraire ct polémique ccr-
taincs façons de solliciter lcs données en VLJe de la configuration
d'un Être suprême excessi\-emem conforme au modéle biblique.
Ce qui est étrange, mais non inexplicable, c'est que !'orienta-
e
La souveraineté céleste 251
tion de Lang a été favorisée par la négation d'unc négation. Sa
polémique, \-ag:uemem théologique, érait fondamentalcment
dirigée contre ceux qui niaient toute notion religieuse aux peu-
ples primitifs et !l!rJJ!f l'idée d'un Ütre supremc que la philoso-
phie laique jugeait inéYitable ou, du moins, équitablement
répartie parmi tous les peuplcs du monde, quasiment comme
une réalité narurelle. Elle était dirigée, par exemple, contre un
J. F. :..Iann qui, Lluelqucs années plus tôt, a\-ait écrit dans ses
"'0;otes on the Aborigines of Australia" (parues dans les Procee-
di~P,J oft!Je Ger{grapbical Societ;' de 1885): «Je n'ai jamais réussi à
découvrir chez ces rribus l'existence d'une quelconque forme de
religion, à savoir de croyance en l'existence d'un f~tre suprême. »
II n'était pas parvenu à la trouver, mais bien sur il la cherchait.
Je dirais que la culture européenne de certe époque, iméressée
par les découvertes anthropologiques, posait avec insistancc la
question : «Mais ces sauvages ont-ils au moins l'idée d'un Être
suprême ? » Les réponses négatives, comme celle de Mann,
décevaiem les <lttentes, tam dcs bons chrétiens que des Libres
penseurs. La réponse positive de Lang, elle, suscita un emhou-
siasme te! que, quand on considere aujourd'hui les choses de
certe époque, on est amené à penser que la culture européenne
mulait que les Aborígenes australicns et d'autres peuples sem-
blables eussem possédé la notion d'un Être suprême.
La these de Lang était "plus verbale que substantielle"
(R. Pettazzoni). Ce fut le pere Schmidt, à savoir un ethnologue
et non un lertré, qui se chargea de lui conférer de la substance.
\ vec Schmidt et ses disciples, l'Être suprême devim une réalité
cthnologique dom il sembla désormais impossiblc ele se passer.
Tous, schmidtiens et autres, cherchérem et trouvérent partout
dcs I~tres suprêmes ; nem pas seulement les ethnologues, mais
aussi les linguistes. ~fême ceux qui niaient la possibilité de \-oir
dans la notion de l'Être suprême un indice du "monothéisme
pnmordial" théorisé par le pére Schmidt, ne renoncérent pas
pour aurant à l'b:rre suprême.
En 193H parut un line de l'anthropologue australien
\. P. Elkin (trad. it. : C!i aborigmi aJtstraliani, Turin, 1956), qui
clét]nissait comme des "héros culturels" lcs figures mvthiques
252 La perspcctÍ\'f' historico-religieuse
C]Ue Lang a\·air intcrpré:técs commc de~ Lrrc~ ~uprêmcs. Or,
d\m point de \'UC clas~ificatollT, ii n \ a pa~ de po~sibilitl' de
compromi~ entre (·:rrcs suprêmes cr I kros culturcb, car lcs prc-
micrs sonr cntcndus- lail]Uemcnt. c'csr-:1-dirc ;\la nuni(·re cl'un
Fliadc cr nun :i celle d'un pcrc Schmidt - comme dcs "JxTson-
nificarium" cl\mc r(·aliré naturellc (surtuut !e cic]). alor~ l]UC les
~cconds sonr cnrendus commc eles "pcrsonnages" (mnhicjucs
ou hisruric1ues, ancêrrcs ou non, pcu importe) ; pour ne pas
parlcr cfunc én::muclk inrcrprétation fickistc qui fcrait dcs pre-
miers autanr de rcpréscnrations de Dicu cr eles ~cconds de sim-
ples êtrcs humains, bicn CJUC clorés ele qualités cxccptionnelles.
,\vec Llkin, !c modele originei de !'Ütre suprêmc était donc
réduit à néant, puisque cc modele ;n·ait été construir à partir
précisément des matéri,tux ethnologiques \·enus d'Australic.
Tourefois, lcs trrcs suprêmcs ;1\·aicnt été si bien objecti\'és (à
partir eles marériaux de route culture plus ou moins connuc) que
la ré'-interprétairon eles conceptions australicnncs n 'ayait plus
d'importance. \~oilà cc qui explique Cjld]iadc nc !ui en attribuc
aucune, bicn lju'il connaissc l'ounagc d'Elkin cr bien qu'il le
cite dans son Fraité.
S. Eliadc nous fournit une ''histoire rcligicuse" clu cicl cn
trois phases. Jc dis "hisroirc religicuse" car jc nc saurais dét!nir
aurrcmem ccttc sé·quence : cst-clle logique? psychologique?
Ellc n'csr assurémcnr pas historicJUC au scns strict, mêmc si elle
t!nit par être sa\·ammcnr inséréc dans l'histoire. Puisquc l'cxpres~
sion "hisroire religicusc" rapportéc au ciel nc sonne pas bien ou
pcur engendrer dcs é,quiYoqucs, appelons-Ll ''s(·clucncc hiérolo-
giquc'' : !e fond de l'affaire ne changc pas et, cn outrc, puissance
eles mots. on !ui fait crédit de la scicmit!cir(· ljUC scmble assurer
lc tcrmc ''hiérologic" (science du sacré) propus(· au :\!:\ siéclc
par Goblcr d'. \h·iella.
La sé·cluence esr la sun·anrc: c1) cicl-hié·rophanic; dans certe
phasc. !c c1el s'impusc par sa capaciré de manifcsrcr !c sacré; il
s 'agir d'unc sacra Iir(, impcrsc >llncllc, une sacraliré qui ne suppose
pas la pcrsonnit!carion du cicl mais ljLÚ se limite à sa définirion
commc "objct sacré"; /J) cid-rhé·ophanie; c'cst la phasc oú !c
La sou\·eminet(; cê/este
!L' I f, 1urnit la caractéri~;;nion eles chcux ljUÍ pcrsonni fiem ses
, 11 ,mifcstations, ou l]Ui est lui-mênw pcrsonnifi(· commc clicu-
' 1el ; ,·) k dicu-cicl dc\·ient souYCLll11 unl\Trscl: '' [... ] tout cn
, knYant eles prérog:Hin's cé,lcstes. ii [cc nom-cl ékmcnt lju'cst
s< JU\TLlÍnet(·j cunsrituc cn lui-mêmc une nomTllc \·alorisation
IL \ip:icusc de la "puissancc'' ct rene! <1 moditlcr sensiblcmenr !e
1wot11 de la di\·inité "· é·crit Lliadc (p. (J?.).
Sacraliré, cJi,·initL'. soun·raineté: ce sont ià eles mors abstraits,
des conccpts. \[ais les concepts égalcmcnt ont une hisroire ;
\',\bstractiun conccptucllc n'es~ pas, ou ne deYrair pas êtrc à son
rour abstraction de l'llistoirc . . \ moins que certains conccpts nc
soient comidérés commc des catégorics o priori (ou ''concepts
purs"), commc nous dirions en nous appropriant la tcrmino-
iogic de kant. Ccrtains l'ont fait : !c théologien luthéricn Rudolf
( )tro a précisémem aHirmé que le sacré « comtitue une caté-
gorie purcmcnt o priori» (!! Saem, tr. italienne, \[ilan, 1966,
p. 113). \fcttom de côté· la théologic ct re\-enons à Eliade- qui
d'ailleurs parle du sacré sam trop <écancr de R. Otto - pour
établir de quelle façon et dans quellc mesure la "séquence hié-
rolcwinue"
~ J
s 'insére dans 1'histoirc.
« Lorsquc nous passcms eles religiom dcs peuplcs "primitifs"
aux rcligions dites polythéisres, la principale difféTence que nous
rcncontrons vient de leur propre "histoire" >>, affirme Eliade
(ii;id.). Cc qui rn·ienr à dirc: la furme archétypique du dieu-cicl
cq cellc que nous rctrounms parmi lc5 pcuplcs primitifs, randis
Cjut' dans les polnhéismes des culmrcs supérieures l"'histoire"
a transformé l'arcbétype. C'est une perspective sensée que l'on
acccpte facilemcnr ; trop facilcmenr même, cu on nc se rend
pas compre ele tout CC qu'il faut acn::ptcr cn ]'adoptam: J'arbi-
rrairc conccption én>lutiunnisrc dcs "primitifs", l'aniticiellc
h< Jmogéné'ité conférée par l'erhnologie religicusc aux matériaux
documcmaircs. ct même la t!déistc théoric du "monothéisme
pnmordial" quT.liade cherchc à cachcr a\TC son '\uchérypc
célestc''.
lmp/i,itcmm!. Eliack reconnaír l'effort ljUC l'ethnologie. reli-
giL·usc a falt pour déetJU\'fir r·'archén·pc CC'Ieste"' à parnr de
1.anc>;, !c ''découncur" de rLrrc suprêmc, cr !c justit!e C.'J!Iiáll-
254 La perspective historico-religieuse
lllf!ll en disant: « tvidemment, l'"histoire" a modifié aussi les
théophanies primiti\TS ; aucun des dieux célestes des popula-
tions primiti\TS n'est ''pur", ne représente une forme aurorale.
Leurs "formes" se som modifiées, soit sous les intluences exté-
rieures, soit puremem et simplement parce yu'ils om vécu dans
une tradition humaine. Mais dans lcs religions dites polythéistes
l'histoire a agi avec une intensité tout autre. Les conceptions
rcligieuses, de même yue la ,-ie spirituelle et memale tout entiére
de ces peuples créateurs d'histoire, ont subi des influences, des
symbioses, des conversions et des éclipses » (ibid.).
Encore une fois, le discours est apparemment sensé mais
aussi extrêmemem vague, et si l'on cherche à en préciser les
termes on risque d'éliminer, de concert avec le côté \"ague, lc
côté sensé. Fondamentalement : pourquoi ces peuples "créa-
teurs d'hisroire" ne devraient-ils pas avoir créé aussi des concep-
tions religieuses nouvelles, mais se seraiem-ils contemés de
transformer de ,-ieilles conceptions ? ll ne serait pas sensé mais
simplement facultatif de répondre : parce que les conceptions
religieuses remontem à des archétypes méta-historiques. Le côté
sensé, en ce cas, suggérerait de souligner la nature arbitraire de
la réponse, son manque absolu d'objectivité; de souligner aussi
qu'avec des réponses de ce genre on fuit les problémes d'ordre
historique que pose la conception de la divinité (commem? ou?
quand ?). Ces problémes-là n'iméressent pas ceux qui ne distin-
guent pas entre divinités polythéistes et êtres surhumains ("pré-
déistes" pour dire qu'ils sont étrangers tam à la conception
polythéiste de la divinité qu'à son élaboration monothéiste).
Eliade, de fait, ne distingue pas ; au poim que dans son oppo-
sitifm des "religions des peuples primitifs" aux "religions dites
polythéistes", ii attribue la notion de dieux ("dieux célestes")
aux premiéres également au lieu d'en faire l'exclusi\'ité des
secondes.
l\:arurellement. Eliade relé\-c la différence existam entre son
''dieu-ciel" primitif et la di,·inité polnhéiste propremem dite,
qui pour !ui comme pour nous tous est familiérc dans le modele
élaboré par la poésie et l'art grecs. Pour une définition de ce
modele esthétiCJUC, ii s'en tiem à la formule de \\'alter Otto (Die
La souveraineté céleste 255
(,i;!ler Crierbenlandr, Bonn, 1929), qui décrit les dieux grecs
cornme des "formes parfaites". \Iais pour Eliade « les ''formes
di,·ines" [... ] trahissent dans leur structurc d'innombrables
composantes » (i/Jid.). Il ajoute : « Par bonheur, la \'ie religieuse,
de même que les créations auxquelles clle a donné naissance,
sont dominées par ce que nous pourrions appeler "la tendance
\Trs l'archétvpe". Si multiples et si diverses que soient les
composantes qui entrem dans une création religieuse (c'est-
;1-dire dans une forme di,·ine, rite, mythe, culte), leur expression
tend à revenir cominuellement à l'archétype » (ibid.). Cette
espéce de loi phénoménologique permet à Eliade d'ouvrir éga-
lemem à l"'archétype" la divinité grecque, malgré sa pcrfection
yui devrait en faire une forme fermée et incomparable ; si bien
qu'il ne vaut pas la peine, pour lui, de remettre en cause l'assi-
milation de certains êtres primitifs pré-déistes aux divinités poly-
théistes, dés lors que cette assimilation est faite au niveau
archétypique.
6. Selon Eliade, les facteurs de transformation de l"'arché-
type céleste" sont au nombre de deux : l'histoire et la souverai-
neté. L'une aurait agi avec une imensité particuliere sur les
''peuples créateurs d'histoire", l'autre aurait modifié "sensible-
mem le profil de la divinité". Eliade évite à ce sujet des juge-
ments trop radicaux. Il semble faire des effets de l'histoire une
yuestion d'imensité : ils seraient faibles dans les cultures primi-
tives et forts dans les cultures supérieures. Toutefois, il voit dans
ccs derniéres le fruir eles "peuples créateurs d'histoire", comme
si précisémem l'histoire commençait avec eux- ce qui, du reste,
cst fondamemalemem vrai. Au sujet de la modification du
··profil de la divinité" quand som conférés à celle-ci les attributs
de la souveraineté, nous dirons qu'elle n'est pas "sensible" mais
radicale. Si d'aprés Eliade elle doit être seulement "sensible",
cela ,-iem du fait qu'il regarde la sOU\'eraineté non pas tant
cornme une institution culturelle que comme une idée déri,·ée
des "prérogarives célestes", à savoir des qualités propres à
l'archétvpe céleste.
lc1. une question se présente : que] licn v a-t-il entre histoire
256 Lo perspecfil'(' historico-religicusc
ct ~oun·raincré ) Cc n \:st pa~ une que~tion oi~cusc : Elia de se
l'c~t poséT l't moi au~s1. I Jiadc ]'a poséc dan:- un passage de
,\ fip/J/,-!ojJ/Jdi;.i i! /',wdn<~mc (Paris, 1C)(l2, pp. 1\) 3 .i(j. rrc1zc am
aprés son Trt~itr:. Pour ma part, jc ]',li poséc cr j'ai oricnté \·crs
la r(·ponsc une bonnc panic de mon linc /Imito. ;/ri/r; 1' / ; .r/r;!'ia
(Romc, 1cnH). Bien que différemnwnr uricntécs, nos conclu-
~ions ont é·té lc~ mê·mcs : il \' a un lien, un licn importam, entre
som·craincté ct histoirc. Lliade dit que <<la rmomlio cffectuée à
l'occasion clu sacrc d'un roi a eu eles con~é·clucnccs considérables
dam l'hisroirc ultéricurc de l'humanité >> (Jltp/Ji.rtojJ/Jékr c/ l'andro-
/}Jilc, op. át., pp. 19.1-1 1l4), cr cc parce qu'cllc a produit une situa-
tion ou « k renou\·cllement uni\-crsel de\·ient solidairc non plm
eles rnhmc~ cosmiqucs, mais eles personncs ct dcs éYénements
historiques » (ibid., p. 194). Jc dis pour ma parr Cjue l'institution
ruya]e a produit la premiére documcntation historique partout
oú elle a été adoptc'C et j'en explique lc comment ct lc pourquoi,
sans limitcr la chose au rire d'intronisarion, mais en considérant
les prérogatin~s royales Cjui attribm:m à un homme historique,
k roi. la capaciré· de détcrrniner tcmps et espace historiques
(la "dérermination" dnTnant "clocumentation'' d'éyénemems
ordonnés chronologiquement et géographiquement).
Ln réduisant à ce qui importe ici l'aftirmation cl'Eliade ct la
micnne, jc dirai : aYec !'aYéncmcnt de la rm·auré· nous disposons
eles prcmiércs Yéritabks documcmatiom ele l'obiet historico-
religieux, tanclis CJUC lc reste cst soit puremenr conjccturable et
clone ar/;ifmirc, soit postéricur, mêmc quand ii est tiré de cultures
que l'on dit ar/;iJrairr-l!!cn! "primitiYes" comme si cllcs attcstaient
une anré-riorité préhi~roriquc. D'aillcurs, il csr cerrain Cju'Fliade
ct moi parlons de l'histoire (rcligieuse) de façon différcntc: ii
entcnd l'écuulement clu tcmps qui transforme tout; j'cnrends
l'acquisition cl'une perspcctin· capablc de rendre rour transfor-
mablc. D'ou lcs dl'ux maniércs différcntcs de parler de la sou-
nTaincté. Lliade la consickrc comme un concept pou\·anr êrrc
rcckcouYcrt malgré roure possihle transform,uion, parce que ses
différcnrcs c:-;prcssions hisronqucs rcm-crraicnt toujours à
l'archénpe céleste; ic b considérc commc une institutic >n cultu-
rclle, qui a sunout rcndu possiblc l'ou\-crturc à tuutc transfor-
Lo sou\·eruineré cé!este 257
11 .1tion dl.ri!iJ/Jie. Jc dis cr soulignc "désirablc" P<llTl' ljUC l'humme
, ,r k sujct, non l'objct de l'hisroirc: lcs transformations som
, ,,Jiucs ct non subics par l'hommc, sauf cc t:pc de transforma-
I< >11 qu'csr lc dépérisscmcnt de tourc chosc (:phémác (\cumpris
'I H >mm c). Cc d(:périsscmenr csr impu ré, de maniére tigur(:e, au
, mps; d'oC1 l'idéc du tcmps Cjui transforme tout: c'cst une
mal2,C (·ycntucllcmcnt rcligicusc, mais cc n'csr assuré·mcnt pas
1t1 pnncipc historicjue \·alable.
I :liadc parle de suu\-craincré· cr jc parle cl'mstitution ro\·alc;
1! nc s'agir pas de ckux maniéres différcntcs de dirc la même
d1ose, il s'agit ele deu" choses différcntcs, qu'il cst crroné cfidcn-
ntier. Pour Fliade, l'institution rovalc est un simple accidem.
j'>UiSCjUC Ja substancc est tout Cntiérc C011tenue dans une idéc :
la som-craincté suggérée par lc cicl qui surplombe tout. Pour
moi. la som-craincté esr un artribut accidentel qui nc détermine
pas la substancc de l'institution royale à laqucllc ii cst rapporté.
l x· terme "som·erain'' pour dire ''roi" est d'usage rclativement
1TCCnt : ii a été im·cnté au ;\Ioycn Age par lcs Français (ancien
français .roJ·crain). L'instirution rovalc, clle, a été inYentée par les
1~gvpticns il \' a plm de cinq milk ans. Quand d'ailleurs - à
partir de la '\\'111 dmastie (1\ouYCl Em pire, 1580 a v. J.-C) - ils
,>doptérem lc terme "pharaon" pour di r e "roi", ils le firent cn
rmplic]uant dans lc titre la '"grandeur" et nem la ''hauteur" : "pha-
ra<>n" signitle "grande maiscm''. Les Sumériens égalemcnt,
C]Uand ils adoptércnt l'institution rc>Yalc impliquérent la ''gran-
dcur" (et nem la "hauteur") pour dénommer le roi : ils l'appe-
lncnt lll~i!,al, qui vcut dire ''hommc-grand". On pourrait conti-
nucr lc passage en lT\'llC, mais il suftir de lc conclure par un
clcrnicr cxcmplc : k rc.Y romain est lié au (marquer, '·cos-
miciser"; puis gomTrner), mais non au ''surmonter" ou '"sur-
;•lc>mber".
11 nc nous importe pas d'admettre ou de nier que l'idéc de
'' >UHTaineté est né·c de la cuntemplation rt'\~(Tencieusc cr crain-
ri\c de la "hautnn·" du cicl. Ce qu'il faur nicr en rcxanche, c'cst
LJUC l'insriturion rm·alc, comme t'\~enrucllcmL·nt la som-craineté,
Lst néc ;1 partir ele la suggcsrion c:-;ncée par lc ciel. On peut
~'J']'ckr celk-ci comme on ,-oudra: c:-;pcTicncc rcligicusc du ciel,
258 Lu perspecti1·e historico-religieuse
hiérophanie célcste. Cela nc change ricn : cc n'cst pas un élé-
mcm \·alable pour l'histoire de l'institution royalc.
7. La liste des rois mésoporamiens, rédigéc <l l'époquc post-
sumérienne alors que l'institution rovale s'était déjà répanduc et
établic depuis longtemps, commcnce par l'affirmation : « La
royauté (na!ll-li{ga!) cst dcsccnduc du ciel (an). » Dans !e comexte
historilJue ou fut rédigée la liste, ceei signifie que qui est roi l'est
par la volomé de ~\n ; mais ceei ne signitie pas que .\n cst
détenteur de la sounraineté parce qu'il est le ciel divinisé,
comme le laisse emendre Eliade lorsqu'il dit que la souveraineté
dérive des " prérogati\TS célcsres". Il y a plus : la liste des rois
n'cst pas lc fruir d'une fonuite recherche de choses anciennes ;
elle est au contraíre la conséquence nécessaire, je suis temé de
dire lc corollaire, de l'adoprion de l'instirution rovale avec la
fonction chronologique qui s'y rapporre, comme je l'ai dit plus
haut. De ce point de vue, la descente du ciel du nam-!I{gal prend
une autre signification par rapport à la légitimation du roi en
fonction : elle de\·iem l'événemem mythique d'ou naít !e temps
hisrorique, celui qui s'accumule et que l'on mesure.
Le temps hisrorique n 'cst tcl qu'au travers de la numération
des annualités. La premiére façon de dater ]e temps dériva de
l'adoption de l'institution royale; à partir de cc moment, on
commcnça à dater le temps avec des formules équivalam à nos
formules ''sous le régne de X", "en l'an y du régne de X",
c'est-à-dirc en lc mettam en relation a\·ec lc nom du roi en
fonction ct, éYemuellcment, cn précisam l'année de son régne.
Cest un systéme qui perdura même aprés l'élimination de la
monarchie, là ou cclle-ci fut éliminée : l'archontc éponyme à
. \thcnes et les consuls à Rome furem utilisés à la place du roi
pour la datation nominale. La succession des rois fur la matiére
prcrniere de ce que nous appelons hisroire, pour désigncr une
représcmanon chronologiquemem ordonnée d'événements
passés ; la forme hisroriographiquc la plus élémenraire fut pré-
cisémem la compilation d 'une liste de rois (cf. s11pra, p. 110;
frénée donne une dimcnsion historic.1ue à l'Í·~gli se en compilant
une liste dt:s papes).
Lu souveraineté céleste 259
Quand les ;\[é~oporamicns compilérmt leur liste dcs rois, ils
chcrchérent ,1 rt:momcr le plus loin possible cn arriérc. La limite
de certe rechcrche rétrospective était nécessairemem constituée
par le premier roi attesté, à s;woir le roi qui, le premicr, <n-ait
daté le tem ps. :\bis, é\·idemmenr, ce premier roi historiquc
(/t(~tli-Zagg:csi , d'Ourouk) parut trop proche (2380-2370 ca. av.
_1.-C.) pour satisfaire les exigences de la compilation, si bien
l]U 'un allongca la liste cn y incluam, en fonction des précédenrs
rois d'Ourouk, certains personnages myrhiques commc Gilga-
mcsh et Dumuzi, précédés par ~~~ai- B anda (le (Jttmier pcrson-
nage mythique appelé ~~~~al). Et avant encore ? "\ cette question
- qui agite dcpuis roujours l'historiographe et le pousse souvem
;1 tomber dans la conjecmre -, les compilateurs de la liste répon-
dirent de deux façons : 1) avam le premier !""gal ii y avait un en,
et ce en, à qui fut donné lc nom de en-Merkar et qui fut qualifié
commc le fondateur d'Ourouk, était !e pére de !t~gai-Banda ; ceei
n)Lllait dire : le nam-l""çal a remplacé le nam-en, la rovauté a rem-
placé la seigneurie du tcmple ; 2) le nam-lt~gal est dcscendu de
clll, le ciel ou dieu-ciel An. Les deux façons, comme nous allons
le voir, om une relation logique, vérifiable si no us prenons
( )urouk comme commun dénominateur.
L' en d'Ourouk érait ]e prêtre-seigneur du temple de ~\n ; la
transmission de pouvoirs de l' en au lz~~al peut donc être repré -
senrée tant en référence au prêtre du temple d'Ourouk, qu'en
rd'érence à son dieu An. Dans le premier cas, le dernier en,
uh\[erkar, deviem pére du prcmier !~çal, /~gal-Banda; dans le
~ ccond cas, c 'cst c\n lui -mêmc, le dieu-ciel, qui, en tant que
•1tulaire du templc d'Ourouk, accorde la transmission de pou-
'- oirs ct fonde la rovauté, le nam-ltf!!.al. Nous disons ciel pour
· b igner la réalité "a.strale" (plus q~~ "céleste'') que les Sumé-
ncns appelerem An. Certe réalité po uvait aussi être exprimée au
!! l<>\Tn de la figure di\·ine d' Inanna, l'astrc Vénus, LJUi a\·ait d'ail-
l·urs à Ourouk sem culte dans Ie temple même de An. ~\ vec
lnanna, peut-êtrc surtour a\-cc elle, on pouvait donc dire guc
·Ja rm·auté etair desccnduc du cicl"; en effet, le rire d'imroni-
.ttion. le plus ancien prén)yait qu'Inanna " Jesccndait" du ciel
; H >ur pn:ndre com me époux cclui qui ensuite de\'iendrait roi .
260 La perspective historico-religieuse
I ~n nou~ en tcnant ;i la mc~urc du rcmp~ dan~ une pcr~pcctive
cosmologicjue, nous pourrions aus~i panTnir <l une logiquc
transcendam lc~ donné'Cs d'( )urouk, dom on ne saurait cepen-
dant faire abqraction si l'un ,-eur rcdécounir le rapport entre
ciel er rm·auté e:-:primé par la formule m(·sopotamiennc clu lla!J!-
/;{fi.til dc~ccndu de l'a11. Le cicl, ;1 sa\'oir lc mouvement eles corps
célestes, est pcut-étrc la cau~e, assuré·mem l'instrument fonda-
menral de mesure du temps en beurcs, jours, mois, anné·es.
Lorsque l'on commcnça <l mcsurer aussi gráce à la durée d\m
régnc et à la succession des rois, on ajouta à la "cosmicisation"
cvcliquc une ''co~mici~ation" linéaire du temps : aux '·récur-
rences" déterminées par les corps célestes on ajouta l"'histoire"
détcrminée par l'institution to\ ale. ll s 'ensuit que, par respcct
de la prioriré· de la mesure "célesre" sur la mesure ''rcwale", nous
pounms dire nous aussi avec lcs ;\fésopotamiens - invemeurs
du calcndrier lunairc qui, divisam l'annéc en douze mois, "cm-
micisait" et "cosmicise" touiours le temps cyclique - que la
rovauté dcsccnd du ciel ; mais nous lc disons dans lcs limites de
la mesure du rcmps, sans nous laisscr suggestionner par une
présumée '·krarophanic" du cicl à la maniere d'Eliadc (de toute
façon attribuable au ciel météorologiquc ct nem au ciel astral).
Quand on parle de clll, il n'est clone pas Cjuestion d'une "krato-
phanic" célcstc; mais bien plurôt d'unc "chronophanic": non
mamtcsranon de force, mais manifcstation d'un cosmos
ordonné dans la dimcnsion temporelle. Ccst ceei que lc cicl
(mésopotamien : 1' an) cede partiellement au roi.
8. .\pres cc que nous anms dit au parac;raphc précédcnt,
nous constatons CJUe la formule d'omTrturc de la liste mésopo-
tamicnne eles rois percl de son importancc si nous chcrchons à
la fairc cmrer dans norre conccpr de kgitimité. ?\ous rcnonçons
clone à cem: imerprétation de la nwauté dcscenduc du cicl,
cLturant plus que dans lcs rcrmes de l'insritution roYale lc droit
à régner est fuurni par lc fait d'étrc fils-hériticr du roi précéclent
ct non par l'imcnTntion d\m dicu, qucl qu'il soir. On se rappclle
aussi ce qui a été dit plus haut au sujcr (chap. XIII, para-
graphe 4) de la ro\ aute de Gilgame~h, qui refusc de dcvenir
La sou\'Craineté célestc 261
l'"époux'' d'Inanna, qui rcfuse clone la légitimiré de son régnc
fournie par une clécsse. Sel(>n une certainc tradition, il cst le fils
de I "ugalhanda, lc prcmicr (ct mnhicJUC) il(;;_,d d'( )urouk. O r.
c\·:;r certe p<ucnré· er rien d'autrc qui légitimc la royauté ele Gil-
gamesh. Dans l'épopée ele Gilgamesh, 1"ugalbanda fi!-,>clre
cummc lc di\-in pérc-ancl'·tre qui prorége lc roi-fib-successcur.
Sommc tuute, la premic:re attestation d'un ''cicl" qui légitimc
lc régne, c c n 'cst pas en :\fésopotamic que nous la trounms,
mais en Chinc, dans l'"Empire céleste'', oú lc roi gouvcrnatt
''par mandar de T'ien" (!'ien-mii~:J.,).
On a úlit allmion au !'im-!JIÍI~r!, au cmquiéme paragraphe du
chapitrc IX, dans le cadre de la réfuration du ''monothéi~me
primordial". 0;ous réfutions cn l'occurrence la these selem
laquelle l'autorité rm·alc dériverait de la conception d'un f.:rre
supréme céleste, dom la forme primitivc pourrait êtrc retrouvée
chcz les populations de la région sibé·riennc. Pour nous, la déri-
vatiun dcvait être rem'crsée : lc modélc origine! de cet Erre
supri::mc célcstc cst le chinois T'ien, et T'ien cst une conccption
(une "im·emion") du prcmicr millénaire ~n-. J.-C., rcndue néccs-
sairc par le passage du pouvoir de la ch·nastic Shang à la dynastic
Chou. C'était une façon de dire que T'ien et le !'ien-tJ!Íil)!, résol-
vaicnt lc probléme clu changemem dynastique. I _c premicr roi
Chou nc pouvait pas légitimer son régnc dans lc cadrc de l'im-
ritmion royak, commc s 'i] l'avait hérité de son pére : sem pré-
décesseur n'étair pas son pére ct n't'tait mémc pas un Chou,
mais lc dernier dcs Shang. , \ussi bicn lcs "historicns" de la
ch,nastie Chou eurent-ils recours à une autrc légitimation : T'ien,
lc Ciel, a\'ait ôté aux Shang ct confié aux Chou lc "mandar"
':!!!il~f!) de régncr sur la Chinc. :\fais avam l'av(·ncmcm des Chou,
lcs Shang nc connaissaient cn réaliré aucun Ticn, ni, par consé-
llllcnt, lc (ien-;;;iJzg; ib obéissaicm à Ti, qui ne pcrsonnifiair pas
k cicl, mais l'idéc même de la fonction héré·ditaire dam la tigurc
1déalc du "préd(~ccsscur".
\u prochain chapitrc, nous \Trrom en dét<lil comment lcs
choses se préscment dans l'"J,"mpirc célcsrc".
 XV

L'Empire céleste

1. La premicre dynastie historique chinoise est celle des

Shang, qui remonte à la seconde moitié du li' millénaire av. J.-C.
La tradition parle aussi cfune dvnastie précédente, la dynastie
Hsia, mais c1ui est généralement réputée mythique et non histo-
rique. A \Tai dire, dans ce cas précis la distinction entre mythique
et historique est on ne peut plus arbitraire. Mêmc la dynastie
Shang était réputée mythique, jusqu'à la découverte des vestiges
de la nécropole d'Anyang (1929), ou sont écrits les noms des
rois Shang avec la détermination du rapport pére-fils qui a rendu
possiblc de rcconstituer aussi leur succession. Le fait est que
nos connaissances sur l'histoire la plus ancienne de la Chine
som fondées sur la rcchcrchc entreprise par Confucius (VI'-
\ siécles av. J.-C.), leque! déclarait que soo désir de parler des
Hsia était contrecarré par l'absence d'une documcntation; quant
.tux Shang, il en a\·ait érudié les rites qui anient été conscrvés
rar leurs descendants. i\fais le principal, voire le seu] intérêt de
( :onfucius était tourné \Tts les institutions de la dvnastie Chou,
remontam au début du millénaire et qui existait toujours (bico
'lu '(:tant en crise) à soo époque.
Les changements dvnastiques chinois- surtout le passage des
'lhang aux Chou - deviennent objet historico-religieux car <n-ec
les d\·nastics changent aussi les conceptions religieuses fonda-
lllcntales. La substance de ce LJUe nous appelons impropremcnt
'"di\·inité" ou que nous nommons, cspérant trom·cr dans la phé-
264 La perspecti1·e historico-re/igieuse
noménolog1e cla~~ificaroirc un rcrmc plus approprié, L,tre
suprê·mc cdcsrc, changc '\c:akmcnr. Puur nc pas compromcrtre
la rcchcrchc par Lt plaritude cl'unc classificari_on, nous disons
"cnrité méta-hisroriCJuc" au lieu de dieu uu d'l :ue suprémc. Lt
alors nom clis< ll1S que lcs Shang fondérent leur rcwauré sur
l'entitt:· m(·ra-hisroriclue dite n; les Chou sur l'entiré méra-his-
toriCJ1.lt' dite Fim. ~ous sanms c1ue T'icn \Tut dire Cicl ; deman-
dons-nous cc que n'ut clire T1.
Jc dis Ti, mais la plupan eles chercheurs disent Shang-Ti. Qui
dit Ti s'en tienr à la documentation d'époque Shang 0cs Yestigcs
d'.\nyang), qui dit Shang-ti s'appuie sur la documentation
el'époque Chou. Shang-ti signifie le Ti eles Shang, ct c'est une
dénomination aeloptée par les Chou pour différencier lcur
rm auré, emenclue comme ''mandar de T'ien", de la royauté eles
Shang, entendue comme expression d'un Ti, dom l'aurorité ne
dépassait pas lc cache de la dynastic Shang. La spécification
d'époque Chou releYait !e caractére nobiliaire de Ti, auquel clle
opposait l'unin·rsahté de T'ien, !c Cicl, CJLÚ est à tout lc monde
er non à une seulc famillc. Or, si l'on n'a pas la prétention de
pallicr la maigre réalité documemaire de Ti par l'éliadiennc théo-
phanie célcste ou par!'[ ·m;uno!/Jfiy;;;u de Schmidt, on pcut tout
au plus conclure que c'était une espécc de "diYinité cthnique
familiale dcs Shang qu'ils auraiem adorée commc leur propre
ancêtre >> (Paolo Bconio Brocchicri). !'-dais lcs choses ne se sont
pas passécs si simplemem : le succédané a préYalu sur lc produit
original. 11 est iméressant, je crois, de se fairc une idée eles
circonstances C]Ul ont empéché de rechcrcher en Ti la fonction
nobiliaire (sauf sous une forme ,·ague ou carr(·ment dubitatiYe)
plutôt C]Ue la fonction divinc.
La nctte di5tinction C]Ue l'on fait dans norrc culturc entre
l'C'aiités ciYiics (ou politiques, COI1111lC diraicnt CeU"X qui ne se
rendem pas compre ele la prégnancc du ciYil) et réalités reli-
gicuses, a cmpéché d'étudicr l'imtiturion rmale dam une pers-
pcctiYc hisrurico-rL·Iigieusc, bien Cju'cllc se réalise au tra,·ers du
rapport constam et nmalisé du roi-pére (mort) aYcc !e roi-tlls
(\·iYant). Cc rapporr, en rant qu'c:-:primé sous la forme d'un
cultc, <l éré sousrrair à la spécitlciré insrirurionnellc ct inclus dans
t
L 'Empire cé/estc 265
l'imprécision d'un cultc dcs anc(·trcs. \u micux, on a aclmis l)Ue
« Li oú cxi:;re l'instirution d'un chcf ou d\m roi de posirion
pré·émincntc, i! pcut arri\Tr que les ancétrcs du chcf fassent
l'objet d'un cultc public, à saYoir ele toLHe la communauré >>
(\. Brl'lich). Ln somme, ontÚl pas compris la lll;lPJ.1ik d'un culrc
de l'"ancétre'' du point de \'UC d)·nasticlue. On n'a pas cumpris
que, pré'clsémcnt, la reconnaissancc (au scns d\m culte) de
l'"anci:'trc'' est ce qui confere à une dynasrie le droit de régncr
sclon lc modéle de succcssion de pére en fils. De mémc que !e
pérc mort fait devenir roi son propre fils, ainsi l'ancêtre primor-
dial mort attribuc la rovauté à une dvnastie. Cc n'est pas une
rovauté qui dt.1mzd du cicl, c'est une royauté C]Ui ll!Oillt depuis la
tombe.
II est certain que si l'on n'apprécie pas correctement !e rap-
porr institutionncl entre lignage et condition rovalc - qui ne
dérive pas d'un cultc des ancêtres pré-roval, et encore moins
d'un nguc culte des mons -, i! devienr bien difficile de relever
la réalit(· dynasticjue de Ti. Cette r&alité imposa aux Chou d'éli-
miner la fonction dynastiC]ue de Ti, lorsqu'ils ,·cmlurent prcndre
''légalement" la place dcs Shang dans !e gomTrnement de la
Chine. Ils l'éliminérem si bien qu'il nous est elifficile, à ncms
modernes, de la redécounir dam sa plénirude. C'est le contraíre
qui clcYicnr facilc : la nier ou la négliger tout à fait, précisément
à la façon cfFliade, qui consacre un chapitrc emier de son Trai!/
:Í la ''som·eraineté célcstc", mais qui n'accorde que quclques
lignes au cultc eles ancétres dans un paragraphe inrirulé "Les
:\lons ct les Semences", oú !c mot "somTrainetC' n'apparaír pas
mais oCt clnc1ue chosc ,·ise ú démontrer le lien entre mort et
fcnilité.
Disons é·galcmcnr que les Chou ont renc1u Ti pour !e moins
prr )blématiquc quand iis ronr pri\'l· de sa fonction dvnastiquc.
l.c fair est qu'ils nous ont remis ele Ti une inrerprétation pro
,/IJ;;;r,: un Ti qu'ils ne consickraienr pas comme lmr et qu'ils
ctppckrcnr donc le ''Ti eles Shang", à Sa\·oir Shang-ti. DeYcnu
Shang-ti, il cunsen~ait ccpcndanr !e somTnir de la ch~nastie
Shang ; pour éliminer aussi cc souYcnir, on donna à Shang une
\ ak-ur adjccti,·;dc, cn pnYanr lc rerme de sa capaciré de
266 Lu perspective lzistorico-religieuse
dénommer une dynasrie qui, d'ailleurs, était désormais couram-
menr appclée )'in, du nom de sa derniére capitale. Ces opéra-
tions '·politiques" connurent une mise en forme "philoso-
phique" (ou éthique, religieuse, etc.) dans les écrits confucia-
nistes destinés à resraurer les fastes de la dvnastie Chou. Or c'est
à partir de la traduction-interprétation de ces écrits par les soins
eles missionnaires jésuites que la culture europécnnc s'est fait
une idéc de Shang-ti. Certe idée \·eut que Shang-ti soit une
personnification du Ciel et que sem nom signifie ''Dieu (ou)
Seigneur (ti) en haut", comme l'affirme Sódcrblom dans son
Kompendium der Re!zgion.\ge.rdJidJte, p. 513 de la S' édition parue à
BerEn en 1920, à une époque oú l'on n'avait pas encore décou-
vcrt les vestiges d'Anyang.
D'autre part, même cette découverte ct celle du nom Ti (non
Shang-ti !) écrit sur les vestiges, n'ont pas fait changer d'opinion
la génération des chercheurs influencés par Sódcrblom et quel-
ques autres. On a généralement continué à entendrc Shang dans
!e sens de "haut", "suprên1e", "éminent", etc., et non comme
le nom propre d'une dynastic historique.
2. i'Jous 'éenons d'évoquer la traduction-imerprétation de
textes confucianistes parles soins des missionnaires jésuites. J'en
donnerai quelques exemples tirés de deux livres du jésuite Pros-
pero Intorcetta : Sapientia Sinica et Sinarum scientia po!itico-mora!i.r,
publiés respectivement à J<jenchang en 1662 et à Canton en
1667. Les deux Enes, avec l'ajout d'une rraduction italienne du
texte latin, ont fait l'objet d'une reproduction anastatique en
deux tomes hors commcrce, due à Paolo Beonio Brocchieri
(Tipografia Vincenzo Bona, Turin, 1972 et 1973), intitulés
Confucio e i! Cri.rtiane.rimo (je les citerai avec l'indication I ou II
sui\·ie de la page). Dans Sapientia Sinica, Intorcetta fournit le texte
chinois et la traduction !atine (interlinéairc) du Ta H.rueh, attri-
bué à Tseng-tseu, le deuxiéme disciple de Confucius ; dans
la Sinom;;J .ráentia, le texte chinois a\•ec traduction !atine en
rcgard est lc Clmr~g Yut~g, attribué à Tseu Sou, lc neveu de C:onfu-
cius.
.'\ous lisons ce passage : « Lc rire des sacrifices du ciel et de
L· Em pi re c é Ieste 267
la terre était celui par leque! ils vénéraicnt le Suprême Empe-
reur » (II, 133). Le sujet sous-entcndu désig;ne lcs fréres \'(u et
Chou Kung, dom il est dit qu'ils furem les premiers rois de la
d\·nastie Chou. L'cxpression "sacritlces du cicl ct de la tcrre"
traduit les idéogrammes dJiao et .rhe, qui dés(l,ment deux rires
sacritlciels institués ou institutionnalisés à l'époque Chou, vague-
roem liés, lc premier au ciel, le second à la terre, dans une
perspective que nous dirons agraire. :Nous le disons en nous
appuyam sur ccrtaines aftlrmations du Lil're des rite.r (chap. 11 ),
oú il est dit que la terre procure les richesses et que lc ciel regle
lcs travaux des champs : « Pour cette raison nous honorons le
Ciel, nous aimons la Terre et nous enscignons au peuple
commem les remercier. »
C' est un texte qui semble rct1éter des scrupules religieux face
aux innovations dcs Chou. De fait, il signifie : le culte du Ciel
et de la Terre imposé par les Chou n'est autre que celui que les
Shang vouaient à leur Ti (dit, par conséqucnt, Shang-ti). Comme
si "Ciel et Terre" pouvaient remplacer lc Ti des Shang. Tel est
le sens du remplacemem: Shang-ti est l'ancêtre (méta-histo-
rique) dom les Shang prétendaient desccndre et tirer leur droit
de régner; Cid et Terre som maintenant désignés comme les
\Tais ancêtres de tout être vivam, de l'homme qui a la primauté
sur tout autre être vivam, enfin du roi qui a la primauté sur tous
les hommes. Certe idée est exprimée, à peu pres sous la même
forme, dans le Lirre bútorique par la bouche de \'\'u, le premicr
roi Chou. ::\faniére de dire : on est roi par le mérite et non par
la naissance, puisque par la naissance nous sommes tous égaux,
avam tous les mêmes ancêtres, Ciel ct Terre.
Naturellemem, les belles paroles de \'\'u étaiem utilcs tant qu'il
s'agissait d'ôter aux Shang le droit de régner et de légitimer la
prétemion de Wu de régner, bien que n'étam pas le tlls du roi
précédem. Mais une fois le poumir conquis, il était indispen-
sable de re\·enir aux rcgles de l'institution royale. On restaura
clone la norme de la transmission du titre de pcre en fils. La
régle dvnastique fut reprise par Chou Kung, frére ct successeur
de \X'u ; elle fut reprise au point qu'il crut devoir confércr « le
mre posthume de roi (wm?t!J à son bisa1eul Tai et à sem granel-
26R Lo perspecti1·e lzistorico-re!igieuse
pcrc Chi» (II, 12K). Cc complémenr r(·clamé par l'institurion
rm ale e5t rappclc par Confucius com me une manifcstation de
nTtu: ct c'cq ainsi qu'i] cst app:lru au missionnairc cmholique.
ljUi aura cenainement apprécié la "chréticnne" piét(· filialc de
Chou f(ung, lorsCjUC !e rc"te confucianiste ajoutc que cclui-ci
« .w/c;;múts m(f.!NJ!illsqm sacrifiait aux ,mcêtres défunts selem les
ritcs dcs empcreurs >>. :\fais l'intention éthique a trahi le mot, ou
plus précisément l'idéogramme.
Le latin Jolcmnim rll~f.!!IJ!ÚtJ(jtlC traduit l'idéogramme .IÍ!tu~g. Cette
façon de sacrificr ''de maniérc solcnnclle et auguste" aurait clone
été précisément la façon eles Shang. \lors une traduction cor-
recte dirait: Chou Kung n'a pas intcrrompu l'usagc Shang de
sacrifier au" ancêrres, mais l'a au contraíre, par son excmple,
imposé au" empereurs à ,·enir. Certe fois, 1c larin imjJerator nc
traduit pas l'idéogramme ti (comme dam Shang-ti traduit
Suprême Empereur), mais traduit lcs idéogrammcs t'icn (Ciel) et
tmt (fils) formant 1e titr<:: rm·al "Fils du Ciel" que ks Chou
s'attribucrcnt. Si nom donnons à cc titre l'importance qu'il
méritc, au licu de lc consid(·rer comme une chinoiseric, nous
pounms relev<::r l'opposition entre un cultc des ancêtres néces-
sairc à la reconnaissance du droit de régncr et la prétention Chou
de tircr ce droit non du pére humain, mais bien du Cicl. -\ussi
bien la contradicrion d'un "fils du Ciel" qui sacrifie à dcs "pêres"
différents du Cicl, ne pom·anr pas êtrc résolue logiquemcnt,
cst-ellc résoluc myrhiquemcnr : il sacrifie parce que Chou Kung,
un jour, ~acrifia.
3. Si nous voulons sa,~oir cc que fut Ti, nous ne dcvons pas
!c demander au" te:xtes confucianisrc~ qui <::n donncnt une inter-
prétation à l'usagc des Chou, cncor<:: moins aux missionnaires
catholiqucs qui ont lu lcs textcs cunfucianistcs à l'curclpéenne.
::\ous dcvons inrcrroger lcs ,·<::stiges cL\nyang.
I1 faut tout d'abord se référcr à la fonction de ccs osscmcnrs :
a\~ec cux, !e roi pus,ür une question ~1 son prédéccsseur mort ou
bicn à l'cnsemblc de ses pr(xlécesscurs, et cn obtcnait une
réponsc. li s 'agissait de questions sur 1c cours des sai sons, ou
sur 1c cours du gou\·ernemenr, comme lc transfcrt de la capitale,
L 'Empire céleste 269
la démission d'un fo11ctionnaire, l'opportunit(· d\mc <::ntrepnsc
gucrricrc. L'os avec lcqucl 011 posair b quc:;rion était cxposé au
fcu ; la chaleur \ produisait des fcntes ; ccs fcmes rcpr(·sentaicnt
la r(:ponse, étaient lucs commc une réponsc. Puis on écri,·ait la
réponsc sur l'os, yui (·rair archivé comme on archive un docu-
mcnt historiquc. L'cntiré· interrogc'e au mow11 de ce ntc di,·ina-
roire était précisément Ti, dam la norion duque] (ou dam lc titrc
duque]) nous denons cnglob<::r l'ancêtre rm~a], l'enscmblc dcs
ancbrcs royau", le pcrc morr du roi. Si pour nous, je veux dire
pour notrc logique qui indi,~idualisc, il esr difficik d'englober
tant de choscs dans un conccpt uniquc, tant pis. :t\om dirons
que c'était une logic]UC différcme : nous pourriom l'appclcr
'·participante" (commc l'a appclée Lévy-Bruhl pour distinguer
b ''mentalité primitin'" de la nôtre), mais <::n n'oubliant pas que
ce à quoi l'on parricipait a\TC un termc unique, c'était à la trans-
mission de la rovauré à un roi vi,·ant. Si c'était la transmission
de la royauté qui faisait el'un mort un Ti, alors Ti était tout à la
fois l'ancêtre primordial d<::s Shang, l'cnsemble eles ancêtres
Shang, lc pére du roi Shang \'Í\-ant.
11 est clair que cette norion de Ti, étroitcment dynastiquc,
créait eles problcmcs aux Chou, qui nc pouYaient pas s'en scn·ir
pour alléguer leur droit ele régner. Les problémes qui ne pou-
\~ aient pas êrrc résolus par la logiqu<:: de l'institution royale furem
cncore une fois résolus par une logique mytbique. Le mythe cn
lJUCstion esr contenu dans un eles classiques confucianistcs, k
LmT !Ji.rtorique (Sim I\.il~r).
11 y est dit qu'au commenccment (dans 1<:: temps mythique
dcs origines) ii y avait rrois lmfllzg, mis en rclation chacun aYec
un é,lément cosmic1ue, sur l<::quel il e"erçait sa duminarion : le
ciel, la terr<::, l'humanité. "-\u" trois !111m~g t1rcnt suite cinq li, qui
l·'\crçaient lcur pounlir dans une dimcnsion moins "cosmique"
l't plus "'anthropologiquc'' ; d'aillcurs le troisiéme /J!Iill~g, celui qui
nnçair sa dominarion sur l'bumaniré (clone dans une dim<::n-
~J( >n cki~1 '"amhropologiquc") portai r dans son nom même le
tnrc de li: ii 5'appclait Huang-Ti. Fn passam, je rappelle que
· csr !e titre impérial adopte par la dmastie C:h 'in (221-206
270 La perspective historico-religieuse
a\·. J.-C.), qui refusa et contesta le titre de Jnll1.1!, (roi) utilisé
jusque-là.
Les cinq li se succédérem par désignation du ti en fonction
et nem de pére en fils. Le dernier ti, Shun-ti, désigna comme
successeur Yu, mais celui-ci ne devim pas ti, il devim u·m~l!,- Ille
devint parce que, au lieu de se choisir un successeur, il laissa !e
royaume en héritage à son fils. Ce fut ainsi, d'aprés !c mythe,
que fit son emrée l'institution rovale, et avec elle une autre façon
d'exercer et de transmettre la souveraineté. C'est la façon de la
premiére dynastie, celle eles Hsia, étam donné que le fils de Yu
en est l'ancêtre primordial. Lcs personnages qui précédent l'avé-
nemem des Hsia, ou qui le fondem mythiquemem, som au
nombre de sept: les cinq ti plus 1c couple formé de Yu et de
son üls, mythiquc ancêtre primordial des Hsia. Leur nombre est
le nombre des ancêtres que !e souverain chinois était tenu de
vénérer. Nous dirons que de même que le roi fonde sa réalité
au moyen du culte de sept ancêtres, ainsi la dynastie Hsia fonde
la sienne au moyen de sept personnages mythiques qui déter-
minem son apparition dans l'actualité.
Jusqu'ici, on a l'impression de parler du mythe de fondation
de la dynastie Hsia ; mais n'oublions pas que sa rédaction est
d'époque Chou, et qu'elle devait répondre au probléme des
changemems dynastiques : pourquoi, malgré certe fondation, les
Hsia om-ils dú céder !e pouvoir aux Shang? Pourquoi les Shang
ont-ils dú céder le pouvoir aux Chou? Cn appendice tout aussi
"mythique" fut donc nécessaire. C'est un appendice fondé sur
l'obéissance que le roi en fonction doit à ses ancêtres ; dans !e
cas qui nous occupe, cette obéissance deviem le commande-
ment suivam : les JPatz.g Hsia doivem suivre les ordres de Ti. Il
est inutile de se demander s'il s'agit de Huang-ti, de l'un des
quatre aurrcs ti, ou encore de Yu, !c ti potentiel qui serait éven-
tuellemem devenu ti aprés sa disparition. En réalité, seule
importe l'idée même d'un "prédécesseur" qui, mort, cesse d'être
um~g et deviem ti.
Le récit se poursuit en disam que le dernicr Hsia désobéit à
Ti et qu'unc série de malheurs s'abat sur son rcwaume. C'est
alors qu'apparait T'ien, le C:iel, une emité tout à fait étrangére
L'Empire céleste 271
au mvthe de fondation de la royauté et de la dynastie Hsia. Le
texte dit : « Alors T'ien se mit à la recherche d'un nai seigneur
pour !e peuplc et accorda son glorieux mandar à Tang », c'est-
à-dire à l'ancêtre primordial de la dynastie Shang .. \yant trouvé
le mécanisme capable de justifier le changement dvnastique, lcs
Chou s'en set-:em aussi pour rendre légal leur avénement en
lieu et place des Shang : le dernier des Shang aurait été "inca-
pable de consen·er le mandar de T'ien (T'ien-mil~!!) », et T'ien
passa clone la souveraineté au fondateur de la dvnastie
C h ou.
4. Dans la construction des Chou, la conception eles mythi-
ques ti et humzg, non moins que de !'actuei T'ien, sert à créer
une réalité transcendant la théorie et la pratique de la royauté,
dans le but, on l'a dit, de justifier !e changement dynastique,
autremem impossible selon la logique de l'institution royale.
T'ien sert précisément à bouleverser cette logique. Sa figure
céleste ne fournit clone pas un modClc renforçam la souverai-
neté terrestre, comme le voudrait Eliade : elle l'appauvrit au
contraíre, en limite certains pouvoirs. Le cas échéant, c'est T'ien
qui assume certains pouvoirs d'une royauté autonome et
préexistant à son apparition. Assurémcm, il y a au moins un
pouvoir qu'il posséde : celui de désigner le succcsseur au trône
qui, avant T'ien, était exercé dans les termes stricts de l'institu-
ticm royale, tout simplement avec l'engendrement d'un fils par
le roi en fonction.
La nouvelle logique, celle des Chou, est la logique qui sous-
tcnd l'ordre féodal, à savoir l'ordre qu'ils om donné à leur
rovaume. Dans chague fief, le pouvoir se transmettait de pére
en fils, sauf révocation par !c roi ; le feudataire gouvernait par
mandar du roi. De même ' la charo- h
. e de roi se transmettait de
pêre en tils, sauf révocation par T'ien. La différence résidait en
ceei que, parfois, le roi retirait effecti\·emcnt !e mandar à l'un
de ses feudataires, presque toujours au prix d'une guerre, alors
que T'ien, bien que conçu comme celui qui a\·ait conféré puis
retiré lc mandar aux Shang, ne ré\·oquait ricn du tout.
En conclusion, autant T'icn est érranger à la logique de l'ins-
272 La perspccti\·e historico-religieusc
tltutlon rov·ale, autam Ti cn cst !e fondement. l\:ous pounms
dire trancjuillemcnt, n 'en déplaise aux protestations dcs sinolo-
gucs intluencés par lcs imerprétatiom eles missionnaircs : Ti est
la pcrsonnification du titrc qui pcrmet au 1/W~:!, de régner. ).;ous
disons "personnification" et nous pourrions !e cas échéam
ajouter "di\·ine", par faiblesse cnvers ccrtaincs de nos habitudes
memales ; mais cn l'occurrence il s 'agirait précisémcm de
l'opposé, à savoir d'unc "dépersonnification". C'étair lc roi mort
qui érait "dépersonnifié": sa pcrsonnalité· humaine cessait, et de
lui il ne restait que la fonction ele légaliscr !e rcgnc de sem propre
fils et successeur.
Lc passage de la personne à la foncrion réclame une abstrac-
ticm eles différemes indivielualités historiques, el'autant plus gue
tous lcs prédécesseurs du roi en fonction som sortis de l'histoirc
et se retrouvent égaux dans la mort. Pour les distinguer eles
morts courants, mais aussi pour les gualifier comme ensemble,
ii ne demeure que la fonction d'assurer le rovaume à leur des-
cendant ; c'est une assurance gue le souverain régnant se pro-
cure de deux façons : cultc eles ancêtres destiné à ritualiser leur
mémoire, consultation oraculaire (ostéomancie) destinée à
connaitre lcur \-olonté.
Si nous appelons "ti" la fonction à laquelle se réduisait toute
la réalité du roi mort, nous nous rapprochons le plus possible
de l'ieléologie rovale de la dvnastic Shang. En mouram, chague
roi dncnait ti, s'idcntifiait à sa fonction et s'identifiait à tous les
ti précédems ; d'oú la conception d'un Ti transcendam les dif-
férentes individualités. Ce Ti donnait la mesure de la royauté,
tellc qu'clle était comprisc et exercéc parles Shang; il représen-
tait le modele idéal auqucl chaquc roi devait se conformer et se
comparer. Cest en cc sens que doit être interprété lc texte
confucianiste ainsi traduit par lmorcetta (I, 41): «La ch-nastie
Yin [= Shang] a\·am de perdre l'amour du peuple pom'ait être
comparéc au Suprême Lmpereur » ; naturellcmem, "'Suprême
Empereur" rend lc terme Shang-ti, à sanlir le Ti eles Shang.
D'ailleurs, l'imerprétation particllemem confucianistc ct partiel-
lement rnissionnairc deforme lc sens de J'idéogramme li, ne lui
faisam signifier "ernpereur" que lorsyu'il cst lié à J'idéogramme
L 'Empire cê/este 273
.dw;z!!._, donc dans J'cxpression Shang-ti. Cela nc dérange pas
lntorcetta, qui traduit courammcm par l'"empereur" l'expres-
sion ''T'ien-tseu", qui signifíc en fait ''fils du Cicl" er désignc la
conception Chou ele la rovauté.
J':1i dit que cluque roi Shang dcvenait Ti en mourant. Jc ne
l'ai pas dit seulemem pour rendre cn rcrmes simples, ou de toutc
façon plus adaptés à notre culrure, l'idéologíc royale eles Shang.
Je pensais plurôt à la clocumentation gue nous fournissem les
os oraculaires, ccux avec lesyucls 1e roi Shang consultait Ti. Sur
les os de la période la plus réceme, il nous est en effet donné
de trouver le nom du roi mort - lc roi gui était consulté par
son fils vi\·ant - augmenté du préfixe ou du suffixc ti; par
exemple : Ti-Chia, \'(en-\\-u-Ti. Pour comprendre historique-
ment (et non phénoménologiqucment) l'identification du roi
mort à Ti, nous denions faire J'histoire de l'institmion royale :
une histoire gui, remontam à reculons elans le temps le long de
la "route de la soie", nous conduirait de la Chine eles Shang à
l'l~gyptc eles pharaons, oú l'institution est née et d'oú elle
s'est répandue. Or, en tgypte, chague roi mort était idemifié
à Osiris ; ceei nous pcrmer ele dire gue Ti était l'Osiris eles
Shang.
5. Comparons les deux formes ele royauté : celle eles Shang
et celle eles Chou. Lcs Shang régnaiem par mandar paternel, les
Chou par mandar de T'ien. Les Shang se prévalaient de la fiha-
tion historic.Jue, lcs Chou el'une filiation méta-historique, celle
qui faisait d'eux les "t11s de Tien". Les Shang étaiem tenus ele
~onsulter leurs pcres morts : ils le faisaiem au mm cn ele l'ostéo-
mancie. Les C:hou étaiem cux aussi tenus de consulter lcur "pcrc
méta-hisrorique" : ils ne pom·aiem pas !e faire par l'ostéomancie,
lac.]uclle mettait cn communication aYec l'ancêtre royal; ils le
tirem aYec une autre pratique di\·inatoirc : celle dite eles tiges
d'acbillée.
T'icn est le cicl, mais il est aurre chosc CJUC le ciel empinque
lJUi était appelé r/;'im. Ccst une réalitc qui transcende le cicl
empiric ue : c'est le cosmos. l'uni\·crs. Si nous deYions nous
1
référer à une tlgure cmpiriquc, nuus dirions que c'est le cerclc
274 La perspective historico-refigieuse
de l'horizon qui unit ciel et tcrre. Du reste, les Romains égale-
mcm utilisercnt cc cerclc, or/JiJ cn latin, pour désigner le monde ;
er les Romains, toujours eux, se setTircnt du terme ''cicl" pour
désigner l'horizon. Puisque lcs Romains pem·em paraitre trop
éluignés, spatialcmem ct clualitati\-cment, de la ci,·ilisation chi-
noise, tournons-nous ,-ers les Samovédes, qui ont subi, commc
tous les peuples sibéricns (voir notre chapitre IX), des intlucnces
culturelles de la Chine. Quand Eliade dans son Trai/é passe en
revue les dieux-ciel (ou ce qu'il appelle ainsi), il en vient à parler
aussi du dieu-ciel des Samoyédes, au sujet duque! il dit : « Les
Samoyédes adorem Num [... ] dom le nom signifie "ciel" f... ].
:Vlais il serait inexact de l'idemifier avec le ciel matériel, car, ainsi
que !e remarque W. Schmidt [... ], les Samovedes considerent
"\Jum comme étam également la mer et la terre, c'est-à-dire
l'Uniz•m tout entier » (pp. 62-63).
Par conséquem, dire que les Chou consultaiem T'ien signifie
qu'ils consultaiem l'univers ; ils prenaient des ordres de l'univcrs
et non d'un ancêtre, comme lorsque les Shang consultaient Ti.
Et obéir à T'ien signifiait s'adapter au cosmos et non plus à
l'idée impériale représemée par Ti. Or la consultation à l'aide
de tiges d'achillée, qui remplace l'ostéomancie dcs Shang, vise
précisémem à une adaptation de l'interrogateur au cosmos.
L'idée de base, c'est que le cosmos n'est pas une réalité statique,
mais une réalité dynamique, en perpétuel devenir, sujette à
d'infinies transformations. C'est pour cette raison que, chaque
fois que l'on doit prendre une décision importante, il est néces-
saire de connaitre la situation cosmique du momem, pour pou-
voir agir selem les indications reçues. La théorie de la pratique
di,·inatoire à l'aide eles tiges d'achillée est exposée dans un texte
classique chinois gui s'intitule précisémem « Line des muta-
tions » (Yi KitziJ. La mutation (yz) est le príncipe cosmigue domi-
nam dans la culture Chou ; c'était d'ailleurs avec ce príncipe gue
les Chou justifiaiem le changemcm dvnasrique. Sekm la tradi-
ticm, le Yi Kil~r; avait été écrit par l'ancêtre primordial eles Chou;
toutefois, la consultation à l'aide eles tiges d'achillée n'était pas
affaire de famille, comme la consultarion ostéomantiyue par les
Shang. \lors que cerre derniére était pratiquéc directcment par
L 'Empire céfeste 275
le roi Shang, la di\·ination à l'aide des tiges d'achillée était pra-
tiquée par un devin spécialisé, Ú la demande du roi Chou. Le
roi Shang communiquait a\·ec son pére ou son ancêtre, alors
que le roi Chou communiquait a\·ec l'univers, qui appartiem à
tous.
La consultation à l'aide des tiges d'achillée est un procédé
complcxe yui donne lieu à la représemation du moment cos-
mique au moyen d'un duuble trigramme (un hexagramme)
formé de combinaisons de ya;~~ et dcyin. Dans la tradition chi-
noise, le yarzg et le _yin som les deux príncipes opposés, dom les
différentes combinaisons, dues au príncipe de la mutation (yz),
constituem la réalité. Dans les hexagrammes, le yazzr; est repré-
senté par un trait cominu et le yin par un trair brisé. l'n hexa-
gramme est composé de deux trigrammes de base. Il y a 8
trigrammes de base, le nombre eles combinaisons possibles à
trois traits chague fois eles deux \Tariantesymzr; etyin (2 puissance
3). Les 8 trigrammes de base portem le nom d'autant d'éléments
cosmiques : ciel (3 signes _van,g superposés), terre (3 signes yin
superposés), feu (unyin entre deuxyarzi), cau de source (unyang
entre deux yin), vem (un yin sous deux _yazzi), tonnerre (un _yang
sous deux yin), eau stagname (un yin sur deux _yaniJ, montagne
(unyan;g sur deux _yin).
6. On pourrait penser que j'ai cherché à tirer trop de choses
de la relation entre dynasties et systémes divinatoires. Peut-être
csr-ce en effet "trop" en fonction de notre culture et de nos
habitudes mentales, mais ce ne l'est pas en fonction de la ci\·i-
!Jsation chinoise. Les svstemes en guestion ne som d'ailleurs pas
'k simples pratiques divinatoires : !'une, l'ostéomancie, est le
rnoyen, pour le roi, de communiyuer avec ses ancêtres ; l'autre,
pratique avec les tiges d'achillée, est une maniére de s'adapter
1 1.1 monde, objectif qui, indépendamment du moyen, est louable,
''-lon nos critéres également, chez celui qui a pour tâche de
'(JU\·erner. L'histoire postéricure de la Chine démomre par ail-
utr5 CjUC lc changcment dynastique peut avoir rendu conseil-
thlc un changement du svsteme di\·inatoire officiel. L'a,·éne-
'Ilcrn de la dynastic Han (Ir siécle a\·. J.-C.) le prmn·e: elle
 276 La perspcc!Í\'C hislorico-re!igieusc
adopte !c ft;,:~----!llti, une pratique que nous appclun~ com-cntion-
ncllcmcnr ~t·omancic, pcndant tcrrcqrc de ra~tromanclc (ou
:l~trolugic) : de m(·mc lJUe celbci !ir le~ ~i~ncs du cicl, aimi
cclk-L1 lit k~ s1gncs de la terrc.
Lcjl'l{~-.l!llfi a\ ait une foncrion scmhbblc à la pratique augura !c
romainc: ii ~eJTair à la définition cl'un espace dcsriné ,1 de~
tombes, à eles édificcs sacrés ct autrcs choscs de cc ~enre. \bs-
traitcment, nous dirom Cju'il procécl::tit à la dd!nition ele "cen-
tres", qui (·raiem rcconnus comme tcls C]Uand ils étaicnt cntourés
de quatre signes disposés de façon orclonnée comme ks poinrs
cardinaux. On dcYair trom·er au nord un signe t-cnvmant à une
tnrtuc ou à la coukur noire, ;) l'est un si~ne rcm·m·anr au serpenr
ou à la coulcur blcue, au sud un signe rennnant à l'oiseau ou
à la coulcur rouge, à l'ouest un signe renvoyanr au tigre ou à la
couleur blancbe. Toujours abstraitement, nous dirons qu'une
pratique di\·inatoire au sen·ice de la recherchc de ''centres"
s'accordait bien a\TC la politique "cenrralisatrice" eles Han,
\·isant à recrécr un Empire chinois au-dclà du fractionnement
féodal.
.\vec les Han le sYstemc clivinatoire change, ainsi que l'cmité
métaphvsiquc qui garantir lcur n:~gne. Lcs Shan~ a\·aient eu Ti
dans ce rôle, lcs Chou a\·aient eu T'ien, les Han auront un
T'icn-ti. Ils continucront à comprendre T'icn commc "ciel",
mais l'inrerprétation de Ti ne poU\·ait plus (·trc l'interpré·tation
nobiliaire eles Shang, déjà éliminée par les Chou. Ti fur compris
comme s'il signifiait la Terre, er l'expression T'ien-ti comme
'·Ciel-Tcrre". Mais, outre T'ien-ti, lcs Han curem aussi un T'ai-
ki ; peut -étrc serait -i] préférablc de di r c que lc nom ''Ciel-Tcrre"
étair donné à cc qui conceptuellcment était qualifié· de T'ai-ki,
un concept tao'istc pour désigner la primordialiré au scns de
centre dcs centres, ou de centre aurour duque! tour se meut,
centre semblablc à l'(·roilc polairc autour de laquelle se mcut
tout lc firmamcnt. T'ai-ki, d'aillcurs, est aussi lc nom chinois de
l'étoile polaire.
Jai cherché :l. fournir dcs uricntations abstraíres, cc que ymr
en définitÍ\T Ti. T'ien, T'ien-n cr T'ai-h Les appelcr Erres
suprémes serait égal<:mcrn une absrractiun, mais une absrraction
L 'Empire cé/eslc 277
LJlll é·garcran, car occidcnralc er non chinoise. k donncrai un
L"'emplc pour illmrrcr la différcnce entre la culture chmoise er
l:t nôrrc en mariére d'orientations abqraircs: nous a\·ons park
Lk s\~temcs di\·inaroircs cn iicn a\TC tro1s cJynasties diffc·remes;
, >r lcs Chinois ont adopte· lc signe "ronuc" pour exprimer cc
itL·n méme. \'mons de qucllc façun.
Sous les Han, on a donné lc nom de "ronuc'' au signc qui
dc\·air se trouver au nord du centre à identitlcr : on l'a donné
,w signe le plus importam, parcc que l'etoile polairc, lc centre
de" centres, le T'ai-ki, est l'asrre ljui clésignc !c nord. \fais pour-
C]uoi appcler "tortue" lc signe le plus imponant ? La di\·ination
au mm-cn d'écailles de torrue (chéloniomancie) 1 fut la dcrniére
manicre de prariquer l'ostéomancie à la t!n de la d\·nastie Sbang,
une façon qui surn:·cut cependant dans la tradition chinoise.
Cerre sun-i\·ance est probablcment due au fait que l'usagc
d'écailles de rorrue exposées au feu, au lieu eles os plars (scapu-
lomancie), marquait déjà un détachcment par rapport au ritc
origine] du sacrit!ce à l'ancê,tre, puisquc la tortue n'a jamais été,
cn aucune épmjUC de la Chine, une ,-ictime sacrificielle. ?\lais
awc les Chou la diYination au mm-cn dcs tiges d'achillée s'était
imposée: commcnr rarracher les deu:-: pratiques? Cn te:xte
cl'époque Han a répondu à cette question : « Sous l'achillée en
phasc de croissance, il doir forcé~mcnt y avoir une rortue qui la
prde. » Quant aux Chou, leur "line hisrorique" rapporte que
Yu, le mythique ancê·tre primordial eles Hsia, à savoir lc premier
n·a;~ç, rcçut de Ti une tortue prodigicuse qui porrait, inserir sur
sa carapace, lc ''plan" de son rovaume.
7. L'histoirc de l'Empire céJeqe cn dit plus sur le ciel-di\·iniré
ljUC routc la doCLm1Cntation, à l'échellc uni\-ersclle, procluire par
l.liadc dans le chapirrc de son Trai!/ r!'!1i.rluirc deJ · cunsacré·
au:-: hiéroph,mies ct rhé,ophanie:-. n'.Jcstes. Yoici quclques points
Lk cump;lraison emrc norrc perspccti\·c et cellc d'Ll!adc.
::\ous <l\·ons suivi la furmulation chinoic.e d'un dieu-cicl (appe-
278 La perspective historico-religieuse
lons-le commc ça nous aussi) dans sa rclation avec un change-
mem dynastic1uc dans la Chine ancicnne ; ct nous en a\-ons
touvé dcs traces parmi les modcrnes populations sibériennes
que la culture chinoise a eftleurées. Euadc, !ui, arrive au T'ien
chinois à partir du dieu-ciel sibérien ; ii est convaincu que chez
lcs populations ouralo-alta.iques, « le dieu céleste suprêmc
conserve mieux que ceux d'autres races ses caracteres primor-
diaux » (i!Jid., p. 66) ; ii est com-aincu que te! cst lc modele
originei, alors que T'ien en serait une élaboration postérieure.
La thése qui conditionne Euade, c'cst celle d'une certaine eth-
nologie qui continue à chercher (et à trouver !) chez les primitifs
les éléments des cultures originelles de l'humanité. Raison pour
laquelle ce qui est ouralo-altaique, parce que plus primitif que
ce qui est chinois, est par là même "premier", alors que ce qui
est chinois est "second".
Dans l'optique d'Eliade, le dieu-ciel attesté parmi les popula-
tions ouralo-altaiques est devenu en Chine Shang-ti ou T'ien
(indifféremmem). Il ne prend pas en considération le fait que
Ti peut signifier quelque chosc d'autre que le ciel, ni que
l'expression Shang-ti exprime une relation nobiliaire entre Ti et
les Shang. Il aftlrme en toute tranquillité : « Dans les anciens
textes chinois, le Dieu du Ciel avait deux noms : T'ien ("ciel"
et ''dieu du ciel") et Chang-ti ("Seigneur Altesse", "Souverain
d'En haut") » (p. 65). On soulignera aussi que Shang-ti est
nommé apnú T'ien: cela scrt à donner l'impression que les Chi-
nois ont vénéré d'abord T'ien puis Shang-ti. Chronologie et
changemems dynastiques ne som que dcs accidents que la
construction éliadienne éliminc sans probléme. Pour ma part au
contraíre, en tant qu'historien et non phénoménologue, je me
fonde précisémem sur ces "accidems" et je répliquc : les noms
Ti et T'ien nc se référem pas à une même entité ; les deux noms
- accumulables uniquemem parce qu'ils som tous deux liés à
l'autorité royale - ne som significatifs que lorsqu'ils sont
compris dans leurs comextes dvnastiques respectifs ; Ti précede
T'ien comme la dvnastie Shang précéde la dynastie Chou. F:vi-
demmem, l'objet de notre rccherche n'a pas etc !c même
que celui d'Eliade, même si nous avons parlé l'un ct l'autrc
L 'Empire céleste 279
du dieu-ciel chinois. On dira : différencc de méthode ct nem
d'objet. En réalité, c'est précisémcnt l'objct qui fait la diffé-
rence: pour nous cet objct est l'histoire, pour Eliadc c'est la
méta-histoire.
Le phénoménologue préfercrait en fairc une différcnce de
méthode : la siennc serait comparativc, la nôtre ne le serait pas.
C'est faux: la méthode comparative est ellc aussi employée par
la recherche historique. Jc donnerai un exemple de compa-
ratisme historique : la méthode qui nous a été léguéc par Raf-
faele Pettazzoni. Je comparerai l'expression chinoise ''fils du
ciel" à l'expression grecque "fils du Sort (tyche) » que nous trou-
vons au vers 1080 de l'CEdipe roi de Sophocle. Je ne compa-
rerai pas les deux entités Ciel et Sort ; je comparerai les fonc-
nons.
Lc premier roi Chou se proclame "fils du Ciel" pour pouvoir
régncr bien qu'il ne soit pas le fils du roi précédem. De même
CEdipe : il se proclame "fils du Sort" pour pouvoir régner bien
qu'il ne soit pas le fils du roi précédent; en fait ill'est, mais ne
veut pas le croire pour ne pas avoir à admcttre qu'il a épousé
sa propre mere. En substance, pour pouvoir régner, aussi bien
le premier Chou qu'CEd.ipe doivent méconnaitre la paternité
naturelle. La différence entre le T'ien-tseu et le pai.r tês T)dJe:r tient
seulemem aux contextes : monarchique le premier, amimonar-
chique le second. Le compilateur du « Livre historique » des
Chou voulait légitimer le droit au régne, comme conccssion de
T'ien ; Sophocle emendait exprimer poétiquement la négativité
du pouvoir héréditaire, selon le poim de vue de la démocratie
arhénienne.
L'institutionnalisation du "fils du Ciel" comme titre impe-
rial, dépassant l'épisode du changement d.ynastic1ue, fait la paire
a\-ec ce que nous nommerons l'institutionnalisation athénienne
du "fils du Sem", dépassant l'épisode du refus de l'institution
rovale (ct avec elle du caractére héréditaire des charges). Dans
la démocratie athénienne, les charges étaient tirées au sort, si
bien que rous les magistrats pom'aiem être dits "t!ls du Sort".
On obtenait grâcc au tiragc au sort une espéce de "mandar du
Sem" comparable au ''mandat du Ciel" chinois. ,\\TC le tirage
280 La perspectÍ\'C historico-reliRieuse

au sorr on se laisse guider par !c basard, comme lotSl]Ue l'on a

recours ;\ la cléromancic -'. La consulration à l'aide de tiges
d'acbillée cst précisément une pratique cléromanrique, une pra-
nque ;1 lal]Uclk on rccouralt, on l'a vu, dam la Cbinc d'époque
C:bou.

XVI

Le succédané de Dieu

1. ::\ous anms commcncé en comparam la perspective his-

torico-religieusc à la perspective de cem: qui disent "foi" pour
dire "religion". I\:ous termincrons ce line en la comparant à la
perspective de ~fircea Eliade : nem à la perspective phénomé-
nologique en général, mais à celle spé~cifiquement éliadicnne.
Fliade est, une fois encore, l'intcrlocuteur que nous privilégions.
C'cst Fliade qui nous intéresse et non tcl ou tel phénoméno-
logue, ni mêmc Gerardus Yan der Leemv, le fondateur d'un
sérieu:-; phénoménologisme religicu'\. Pourquoi cettc préfé-
rence ? D'abord en raison de la grande diffusion des écrits
cl'Eliade, diffusion qui n'a pas d'équinlent dans le cas de \'an
der Lceuw ; je nc parle pas d'unc diffmion parmi lc champ
restrcint eles cherchcurs, je parle d\mc e:-;ceptionnelle popularit(·
parmi les personnes culti\·ées, celles qui (·yoluent avec désinvol-
ture dans lcs domaines les plus disparates : arts figuratifs,
musique, littératurc, thé·~tre, etc. Lc sccond motif, c'est qu'a,·cc
Eliadc on peut raisonner, c 'esh1-dire s'e:-;primcr dans lcs termes
d\me rutio qui ~crait parfairement inutilc pour une anah se eles
propositions '"irrationalistes" de \'an der Leeuw. \fais l'cmploi
eles termcs rati(J et irrationalisme ré"clame pcut-être une préci-
sJun. "'
Jc dis ra/i(J ct non "'raison" pour la rappcmer <l un sysrémc de
,·aleurs que, par conn~ntion, nous pouyons appelcr larin ; il
<cnsuit que dn·icnt "irrarionnel" cc qui nc rentrc pas clans la

o
282 Lu perspective lzistorico-religieuse
logigue de ce sysreme, mais apparticm à la logique d'un systeme
gue, touJours par comTmton, nous nommerons germamque.
Les fondemems de certe classification convemionnelle som
ceux-là mêmes gui nous conduisem à attribuer une nationalité
française aux Lumieres et une nationalité allemande au roman-
tisme ; on sair que les premieres dcvinrcm le "parti philoso-
phique" de la Révolution française, le second soutcnant
idéologiquemem la réaction germanigue aux príncipes "bour-
geois" de cette révolution. Rome, la "romanité", elle, est une
espéce de tournesol qui révde deux attitudes susceptibles d'être
opposées : !'une, l'attitude !atine révo lutionnaire, exalta ce qui
érait rcçu comme l'idéal civigue et républicain de la Rome
amique ; l'autre, l'attimde allcmande réactionnaire, poursuivit
l'effacement du modele culturel romain et la recherche d'une
idemité médiévale ou carrément grecgue, comme si Rome, gua-
simem, n'avait été gu'une parenthese désagréable dans un conti-
nuum allant de la Grece amigue à l'Allemagne moderne. Or c'est
précisément au sein du courant romamico-germanigue que nait
la phénoménolog1e religieuse, une discipline gui, fondamemale-
ment, prétend établir l'existence, par-delà la multiplicité des
expressions phénoménales, de la religion, telle gu'elle avait été
conceptualisée par !e théologien romantigue Schleiermacher
dans les termes d'un "sentiment de l'intini". En fonction de
cela, il est permis de se tourner vers E liade comme vers celui
qui a cherché à donner un "sens" au "sentimem", qui a clone
cherché à réduire le produit de l'"irrationalisme" germanigue à
la ratio !atine. Voilà ce qui fait de !ui, pour nous, l'interlocuteur
privilégié.
/ünsi gue je !'ai déjà fait en une autre occasion, je me servirai
d'un exemple particuliércment efficace pour illustrer le passage
du "sentiment" au "sens", et ce en comparant Van der Leeuw
et Eliade sur un même théme : la ]une comme objct de religion.
Van der Leeuw traite de la !une dans deux paragraphes de sa
P!Janomenologie der Relz~ion. Dans !e premier i] est guestion de la
sacralité des corps célestcs, considérés comme "altérité" et par
conséquent divinisés ; de rares passages som consacrés à la divi-
nité lunaire dans la deuxiéme section de l'om-rage (pp. SS-S7 de
Le succédané de Dieu 283
l'éd. originale). Dans l'autre paragraphe il est guestion du "temps
sacré" (la fête) et, incidemment, à propos du calendrier dcs teres,
il est fait mention de la nouve!Jc lunc romainc. C'cst pcu pour
rctirer un sens des contenus religieux de la ]une ; mais cela suffit
pour retirer un semiment ; on comprcnd par là que la !une de
Van der Leeuw n'est guérc plus "scientifiquc" que la !une dcs
amoureux. D'ailleurs, vu lc pcu d'espace qu'il lui consacre, on
dirait que Van der Lceuw n'a pas jugé la !une particuliéremcnt
apte à susciter un sentiment à la hauteur du "sentiment de
l'infini" guc Schleiermachcr plaçait au fondement de la reugion.
Eliade consacre à la !une tout un chapítre de son Traité d'hú-
toire des religions : le quarriéme, intitulé "La !une et la mystigue
lunaire". II dit " mystigue lunaire" parce gue la !une n'y appara:lt
pas comme "altérité", mais bien comme le symbole du de\renir
humain : « Tout comme l'homme, la !une connait une "histoire"
pathétigue, car sa décrépitude, de mêmc que celle de l'homme,
se termine par la mort » (p. 139). Jusqu'ici, on pourrait parler
de morivation psychologigue, mais voici que l'on passe du sen-
timent au sens attribué à la cyclicité lunaire : « .. .cctte mort esr
suivie d'une renaissance : la ''nouvelle !une". [.. .1 Cer érernel
rerour à ses formes initiales, certe péri odicité sans fin, font gue
la !une est par excellence l'astre des rythmes de la vie. II n'est
clone pas étonnant qu 'elle contrôle tous les plans cosmigucs :
régis par la loi du devenir cycligue : eaux, pluie, végétation, fer-
tilité » (ibid.). Plus loin, on lit : «La lune mesure, mais aussi
unifie. Ses "forces" ou ses rythmes "réduisent au même déno-
minatcur" une multitude infinie de phénoménes et de significa-
tions. [...1Lc monde cesse d'êrre un espace infini animé par des
présences hérérogénes et auronomes : à l'imérieur de cct espac~
on distingue des coordinations ct des équivalences » (p. 140). A
partir de ces prémisses, Eliade développe un long discours
(pp. 140-162) ou, aprés avo ir souligné la "solidari ré des épipha-
nies lunaires", ii passe à la considération des formes religieuses
gui mettent la ]une en relation a\rec : les eau.x, la \régétation, la
fertiliré, la "femme et !e serpent", la mort, les rires initiatiques,
le dcstin; enfin, il conclut cn ébaucham !e schéma d'une po.5.-
sible " métaph vsiguc lunaire", entcndue commc stmcmrc ou sys -
284 La penpecti1·e lzistorico-religieuse
tt·me 5Ymbolique cn me~ure de 5igni fie r quclquc chosc trans-
cendam les signcs ou S\ mbolcs dom ii se com pose.
2. 0;ou5 5ommcs arri,·(· à la phénoménologie d'Eliadc en
nous réfé-ram à la théologie, ~11'histoirc du christianisme, à l'épi~­
témologie, à la psYchologic, à la 5< )ciolugic, à l'historiographie
traditionnclle, cbaque fois que cela <cst a\·éré nécessaire, c'est-
à-dire quand il s 'est agi de corrigcr cfautres perspectives mcttam
en cause, d'une façon ou d'une autre. la rcligion. Le rapproche-
mem devait sen·ir, d'un côté à illustrer par dcs exemples
concrets la méthode historico-religeuse et le caracterc autonome
de la problématique c1ue certe métbode pose et chcrche à
résoudre, de l'autre à souligner k conditionnemem "chrétien"
du savoir occidemal.
Jécris "chrétien" entre guillemets pour ne pas impliquer
l'appartcnance confessionnelle des personnes. II s'agir ici de
culture et non de telle ou tcllc confession : même l'incroyam,
quand il parle de religion, est conditionné par le modele chré-
ticn ; figurons-nous ce qui se passe avcc le crcwam ! L'!10mo reli-
,~io.ru.r- qui, on l'a Yu, ne trom·e pas sa place dans une perspective
rigoureusemem historique - est une hypothese de travai!, pro-
duitc précisémem par ce conditionnement. Elle est dcvcnue
opératoirc dans un sens théologiquc, précisémcnt dans le sens
d'une théologie masquée en amhropologic, oú 1' ant/Jmpo.1 rem-
place le t/JeOJ, à condition, bien emenclu, que !'antbropo.> soit suf-
fisamment "religieux" pour renyoyer au tbeo.r . .\u niveau cl'une
phénoménologie apparcmmem aconfessionnelle, on dirait que
l'expression !10t1Jo rclzsioJw rem·oie en fait à la scule capacité
humaine de produirc de la religion. :\fais chaque fois l'on Yoit
surgir dcrriére ce "procluire ele la rcligion" cc qui le rendrait
nécessaire : Dieu, ou, quand on ne \~eur pas dire ouYertemcm
Di cu, 1' \ltérité aYcc laquelle l'hommc communic1ue "rcligieuse-
mem" (irrarionncllemem, poénquemem, semimemalemem,
m\·sriquemem, etc.). En substancc, ce qui surgir c'est le croyant,
pour lequel J'!JO!J!IJ rcliJZ.io.ru.r n'est plus une hvpothése de rra\·ail,
mais la préfiguration mêmc du chrétien. I ~es manifestations clu
sacré (l1iérophanics) dom parle Eliade de,·iennem pour le
Le succédané de Dieu 285
croYant autanr de manifcstations de Dicu (et de prntves de son
existcnce); c'cst en cc sens, par cxemple. que se dirige une
« propo.rition de ledmt' de l'ceun~e du saYam roumain pour !e
monde catholiquc », commc il est dit d,ms la présemarion de
l'édition italicnne de ;\[rt/J and Realitr (Turin, 1%6, p. 7). 11 est
probablc que le crm am a raison, mais alors c'cst Eliadc Cjui a
tem de ne s'être pas bien explique, ou bien qui ne pmwait pas
s'expliquer micux, puisqu'il cst lui-même conditionné par une
culrure qui impose à chaquc nivcau lc christianisme comme
modele de religion.
Idcntificr la religion au christianisme cst d'ailleurs historique-
rnenr correct. L'erreur consiste éYcmuellement à Youloir cher-
cber dcs réalités chrétiennes clans des cultures différemcs de la
nôtre ; comme lorscjue, en se fiam à la valeur absoluc de ces
réalités, on estime pouvoir en trouyer des traces partout et tou-
jours ; ou bien quand on prétend saisir la substance du christia-
nisme dans une évolution religieuse Cjui rapproche .rub .rperie
rel<gioni.r les faits les plus disparates de tous les lieux et de tous
les temps ; ou cncore quand on veut rendre intclligibles eles
systémes de ,·alcurs autrcs c1ue le nôtre cn les réduisam à notre
\
propre (et exclusif) systéme de \·aleurs. C' est, on le comprend,
une erreur d'ordre historiquc, mais nem nécessaircment une
crrcur depuis d'autres points de vuc (philosophique, théolo-
gique, psychologique, etc.) ; ou cela ne le de,·ient que lorsgue
l'on prétcnd fairc de l'histoire à partir de ccs poims de vue
anhisroriqucs. Scule une rigoureusc historicisation du concept
de religion pcur nous faire éviter l'erreur bistorique.
Dans la pratique, l'hisroire eles rcligions a posé et résolu !e
problémc d'unc définition de la religion : elle en a tcllemem
dibté le concept qu'elle l'a rendu applicable aux différemes
cultures étudiécs. Elle a ainsi inconscicmmmem décalqué le
proces hisrorique d'ou le concept de religion a pris naissance et
s'est dé,·eloppé : notre concepr de religion s 'c sr historicjuemcm
élargi de pair aYcc l'augmcmation de~ termes de comparaison
dcpuis les origines chr('ticnnes jusqu'à nos jours. Je dis "origines
chrériennes" car c'est ;n·ec le christianisme que naít le concept
de religion et qu'il de,·icm importam dans notre culrure occi-
286 La perspective historico-religieuse
demale (au poim de grandir d~m csu rémem). Tellcs som lcs don-
nées historiques irréfutablcs : l) lc christianisme a adopté le
termc rel~gio pour se définir lui-meme ; 2) le mo t latin reli.gio ne
signifiait pas "religion" ; 3) dans l'acception chrétienne, le terme
relzgio a été adoptl: par toutes les langues europécnnes, et no n
pas seulemem romanes : son accueil, en effet, dérive de la chris-
tianisation, non de la latinisation.
L'historicisation du concept de religion permet de le rap-
porter à notre culture. Cctte relativisation implique de recon-
naitrc que : a) le mot " religion'' signifie com·enrionneUcmem
quelque chose quand il es t détlni par une dénomination (religion
romaine, religion chinoise, etc.), soit guand o n parle de " reli-
gions" et non de " religion" ; h) !c mot " religion" au singulier et
sans dénomination signitle (propremcm et non convemionnel-
lement) un champ d'action définissablc uniquement par oppo-
sition au champ d'actio n "civil" ; c) l'opposition religieux/ civil,
comme on l'a dit en so n temps, est spécitlque à notrc culrure.
3. Revenons à Eliade, l'interlocuteur privilégié. Son Traité
d'histoire des re!{giom répartit rationnellement les matériaux pro-
duits par un siéclc d'érudes historico-religieuscs. Admctrons qu'il
n'a pas été lui-même conditionné par le christianisme ; en effet,
aucun des treize chapitres de l'omTage n'est proprement
consacré à Dieu, ou à l'immorta! ité de l'âme ou encore au salut
éterncl , c'est-à-dire à des conceptions typiquemcm chrétiennes,
índices certains d'un conditionnement éventuel. Mais les maté-
riaux qu'Eliade utilise nc sont ass urémcnt pas exempts du co ndi-
rionnement chrétien. :1\:ous l'avons \'li à propos du dieu-ciel et
de la souveraineté céles te. Restons-en à ce théme : ii cst vrai
qu'Eliade ne consacre aucun chap im: à Dieu, mais lc chapitrc
le plus long, peut-êtrc le plus organique aussi, du Trcuté, est
consacré à son succédané au ru\'eau éliadien : le ciel. Or dans
ce chapitre, toutes les interprétations du ciel sourenues par
Eliade som conditionnées par l'idée chréticnne de Dieu : non
seulement celles - majoritaircs - fournies par le pere Schmidt
et ses di sciples, mais auss i ccll e de la"iques, comme Pettazzoni
(l'ami-schmidtien par exccllence) lo rsqu'il s'efforce cl'expliquer
Le succédan é de Dieu 287
l'omniscience attribuéc à Dicu. D'ailleurs, comme on l'a déjà
souligné, le chapitre en ques tion commencc par ces mo rs : « La
priêre la plus populai re du monde s'adresse à ''l\:otre Pêrc qui
cst aux Cieux" » (p. 46).
Eliadc développc son di scours en passam cn ren1e lcs dicux
du c1el, de !'"originei" au ''secondaire", ajou tant au matériau
ethnologique (schmidtien !) le matériau mésopotamicn, indico,
iranien, grec, romain, germanique ; mais non égyptien, car la
hiérophanie du ciel au rait été abe rrante cn .Égypte, ou le ciel est
féminin Oa déesse l\;ut) et la terre, masculine Oe dieu Geb).
:\berrante tant lJU'o n voudra, mais pourquoi ne pas en parler si
le til conductcur doit être le ciel ? Parce que, en fait , le til
conducteur n'est pas le ciel, mais bien "Notre Pére" (et non la
mére !) qui se manifeste depuis le ciel ou au ciel.
E liade décou'Fre panout la su bstance premicre des dieux du
ciel ct procede, po ur ce qui concerne leur souveraineté, dans
une direction parfaitemcnt opposée à la nôtre : pour lui, la sou-
veraineté est "congénitale" au ciel, qui domine depuis les hau-
teurs ; pour nous, dans ccrtains cas et nem dans tous les cas, la
souveraineté est attribuée à un dieu, non néccssairement dieu
du ciel, par projection dans le monde divin de l'institution royale
humaine. Une raison de plus pour se débarrasscr de l'Égypte,
encombrante no n seulcmem pour avoir conçu un ciel fém inin,·
mais aussi pour avoir été la patrie de l'institution royale. Quoi
t.ju 'il en soit, laissons de côté l'encombrante Égypte et venons-en
à la Mésopotamie, avec laquelle commence le passage en revue
par E liade des dieux du ciel souverains, passage en rcvue qui
denai t lui pcrmettre d'appuyer ses théses sur lcs données his-
toriqu cs . J\fais on va voir que la l\fésopo tam ic n'est pas plus
commode que l' b:gypte : tout n'est pas aussi simple lJUC semble
le croire Eliade.
:\ous avons déjà parlé des diftlcultés que la culrure mésopo -
tamicnne a rencontrées dans l'attriburion de la somrcraineté à
un dieu, une foi s l'ins titurion royale adop tée. Or ccs diftlcultés
nc rcssortcnt en aucune façon du cadrc fourni par Eliade. Pour
!ui , .\nu esr !e ciel et, en tant que te!, est également som·erain.
\lais .\nu n'cst pas le ciel : ni !e ciel diurne ni !e cid météoro-
 288 La perspectil'C historico-religieuse
logicjue ; c 'cst 1e cicl L'toilé, Son caractére ouranien est tout enrier
contcnu dam l"idéogramme srcllairc qui !c dé,signe, un icléu-
gramme (jl!C l'on peut !ire aussi bien .\nu que di;~!!,it~ le tcrmc
sumérien pour dire "dicu". Tout cela doit être rapporté à la
doublc conception mé:soporam1ennc de la réalité di,·ine, diurne
et nocturnc : le jour, les clicux habitem dans lc tcmplc, la maison
terrestre, la nuit ib habitent dans la maison c('icste, à saYoir le
ciel étoilé; lc jour. cc sont eles icloles, la nuit, eles étoilcs. II est
sam doure difficilc ou, micux, impossiblc, de réduire cerre
nature double à notre conception, je nc dis pas ele Dieu, mais
de la di,·inité cn général. Mais alors mieux \'aut renonccr, plutôt
que de surmonter raporie en t~1isant scmblant qu'clle n'cxiste
pas. 11 ~;'agit pourtant bicn d'une aporie pour (jlÚconque veut
\Taimcnt s'en tenir aux données historiques et nem pour qui, te!
Fliade, a l'illusion de s'y tenir.
Eliade s'en tire aYcc la hiérophanie, qui émousse toutes les
aspérités, aplanit toutes choses, dés-historicisc toute production
historique. Eliade Yoit dans le di;zgir la hiérophanie cc'leste ori-
ginelle ; pour lui, di;zgir « aYait pour signification primitivc une
épiphanic céleste : "clair'', brillant" >> (p. 66). PrimitiYe par rap-
port à cluoi ? Eliadc l'explique : aYant que le cicl de,-lnt un dieu
(~\nu). ~\ cc niYcau de primitivité, ii éYCK]Ue la possibilité que le
sumérien di!zgir soit mis en rclation én mologiquc aYec !c mongol
te;~!!, ri.
4 ..\Yec l'lnde les choscs cle,·icnnem cncore plus difficiles
pour Eliade : !c modéle clieu-ciel-souverain s'écroule. Lc dieu-
ciel de l'Inde Yédiquc esr Dyaus, dom lc nom corresponcl au
grcc Zeus (* Diê11.0 ct au romain luppitcr (* Di!íJ-jJa!et] ; mais
Dvaus, à la différencc de Zeus er de 1uppiter, n 'e sr pas souye-
rain, n'cst pas !c roi dcs dicux. Certe réalité historique diminue
la réaliré hib·ophanique, du moins pour ce qui concerne les
''presrigcs célcsres'' d'oú Eliade fait descendre l'idée de la sou-
\·craineté·. Dans le cas précis qui nous occupc, Eliade cst
contraim cl'admettrc qu'<( on ne peut expliquer entiércment les
presngcs de la somTraineté par !c sacré céleste » (p. 68). ;_fais il
s'agn d'une admission partielle ("non entiércmcnt"), pas d'unc
Le succédané de Dieu 289
capitulation. De sorte Cju'Eliadc tlnit par faire s1cnnc (ou
p~u intt:grcr à l'analogismc phénoménologiquc) la semencc de
l'analogismc grammarical, qui H'Ut que l'cxccption confirme la
régie.
D\aus esr-il une exception à la régie du dicu-cicl-som-crain;,
Ln réalité, cela n'cst pas dú <l une carcncc épiphanique rellc
qu'ellc dcnait modifier la rcglc, mais au fair que Dvaus, à
l'époquc de nutre clocumcntation sur !ui, n'cst plus proprcment
un dieu. Eliade écrir : « Dvaus a ccrtainement joui, dans un
temps, de l'auronomie d'unc \-raie divinité ct certaines traces en
sont consen·ées dans les texres ,-édiques. [... ] "-I ais Dyaus a été
l'objet d'un processus de spécialisation '·naturiste"; c'est-à-dire
qu 'ii cesse cl' être ré,·élateur de la Jatra!ité uuranienne pour de\Tnir
une expression lnicale qui désigne lcs phénoménes diurnes
ouranicns ("ciel", "jour") » (pp. 68-69). En somme, en perdant
la capacité de ré,·éler la sacralité du ciel, il a perdu aussi la
souveraineté. Lcs choses pourraient s'étrc passées ainsi : il nc
nous importe pas de l'affirmcr ni ele le nier. Ce qui nous importe,,
c'est !e processus éliadien en vertu duque! les faits som dés- '
hisroricisés par le rccours à la hiérophanie, mais en vertu duque!
c'galement on a recours à l'histoire pour soutenir la hiérophanie
quand celle-ci cst en danger : à une hisroire, naturellement,
coniccturale. fondée sur une thcsc et non sur eles documents.
L'é,Yolurion envisagée par Eliacle pour Dyaus para!t curieuse :
on clirait quasimcnt une involution de la "culrurc" à la ''nature".
\Iais elle cst parfaitemem compréhensible en termcs évolution-
nistes, dans lcs tcrmes de cerre anthropologie éYolurionnisre qui
s'est frayé un chemin à force d'hisroire conjccruralc : il y a
d'abord l'homme CJUÍ ignore la nature du cicl et !e mvrhifie ou
cli,-inisc ; puis finaJemem ii la découne et !c nom cli,rin per-
sonnel du cicl dcYient nom commun de chose. D'oú l'éyo]ution
d\me phasc ''religieuse" de l'humaniré à la phasc "scientifique".
()r, qu'Fliade se soir cngagé ou non dam um: direction c\·o]u-
tionnistc n'a gucrc d'importance ; cc qui importe, c'est que sem
discours, comme roujours, est garanti par la crédibiliré qu'il
trou\·e auprés d\m \·asre public; dans ce cas précis, ii s'agit du
\·asrc public déjà préparé' à aclmcttre un progrés de l'humanité
290 La perspecri\'(:' lzistorico-religieuse
dcpuis l"'crc dcs dicux" ju~<..ju\1 l'''erc dcs hommcs", pour parler
comme Vico.
(~u'un Dyaus compare ;[ /.cus cr ;[ luppitcr crt'c des pro-
b!Cmcs pour nc pas êtrc "som crain '' com me lcs deux a urres,
cela ne fait pas de doure, du moins tant que l'on fait de l'hisroirc
comparce des religions. \!ais ii t~wt disringuer entre b posirion
proh!Cmatique du phcnomcnologue et celle de l'hisrorien. Le
phcnoménologue, commc Lliade, se demande : pourlJUOJ
Dvaus, bien lju'étant !e "ciel", nc jouit-il pas de la "souverai-
neté" ? L'historien, lu1, se demande : pourquoi Zeus ct luppircr
sont-ils devenus "souverains" à partir d'une notion indo-euro-
pécnne du ciel qui, comme Dyaus le démontrc, n'impliquc pas
la "souveraineté" ?
II ne s'agit pas d'imposcr au phénoménologue une probléma-
tique historique, mais ii est pcrmis de l'cmpêcher de fairc de
l'histoirc sans <lH)ir acc1uis la maitrise des donnécs de celle-ci.
Fliade- qui ouvre d'ailleurs son propos a\TC !e ":\:otre Pérc"-
aurait dú se limitcr à la '·paternité" <..]ui rapproche Dvaus, 7eus
ct I uppiter, sam mettre en camc la "souveraineté" qui distinL,rue
les dcux dernicrs du premier. Dyaus est pérc de toutes choses
(cn couple a\-cc Pnlwi, la Terre), Zem est, comme dit Homére,
« le pcre des hommes et eles dieux », I uppiter envcloppc la pater-
nité dans son nom même, ;lu nominatif (déri,-é d'un nKatit). Si
dane lc but est de definir une réalité phénoménalc transcendam
lcs expressions historiques, on doi r s \urêter ;[ c e qui rapproche
(en l'occurrencc: la paternité), sans tenir compre de ce ljui dis-
nnguc (en l'occurrence: la som·eraineté), c'est-à-dire sans tenir
compre de ce qui est du ressort de l'hisrorien, bien que compa-
ratisre. Pour anlir franchi certe limite ' Fliade a été ob]i<ré,......,
de
poscr un faux probll:me, qui, comme tout faux probléme,
conduit à des réponses iné\·irablcment t~wsses, ljuelles qu\·lles
SOICI1t.
Le nai probll:mc (hisrorique) dam !e cas des dicux du ciel
indo-européens, c'est de sa\·oir comment deux d'cntrc cux, Zeus
et luppiter, sont dc\-enus "rois", à la différence des autres.
Le succr!dané de Dieu 291
5 . . \dmenons égalcmnu ljllC !e poinr de départ de l'histoirc de
/cus cst la réalitL' indo-europécnnc des dicux du ciel, comme
n< >US I' a cnseigné \I ax \I Li Iler ; nous n 'en sa\·ons pas grand-
chosc, mais au moms un de lcurs attributs, celui de "pére",
~cmhle en faire p~lrtie. l'nc fois chcz 1-lomére, deux ou trois
fois chC? t ksiode ii csr <..jucstion de /cus C< >t11me du pére dcs
dieux ct des hommes. C'esr un titrc Lju'on attrihue au dicu et
nen de plus; c'est une cxpression prm-erbiale dont !c sens cxact
L'tair déjà inccrrain pour lcs .\ncicns. I ·~t c'est cc sens qui devrait
être ccrrain pour nous modernes ? ::\otrc ccrtitude serait dérai-
sonnablc, ce scrait à peine plus llu\m simplc choix conditionné
par notre menraliré christianisanrc, par notre bonne disposition
pour le "créaturcl", alors que l'incertirude des ,\nciens a\·ait de
honncs raisons d'être.
Tout d'abord, la commune "paternité" aurait rendu \·aine la
différencc entre réalité di,-ine ct réalité bumaine, une différcnce
sur LKJUClle se fondair, comme tous les polythéismes, le poly-
théisme grec. Ensuite, cette éYentuelle paternité uni\·ersellc à
laquelle rem·errait l'exprcssion - sous-enrendant quasimenr,
a\·ec lc jumelagc di,-ino-humain, une totalité d'ordrc cosmique -,
le mnhe l'attribuait ;1 un autre dicu du cicl, Ouranos, donr le
nom signifie précisément "cicl". Fnt!n, c'est précisément en se
rournant Yers Ouranos, non ,-ers Zeus, que s 'exprima la préten-
tion orphil]Ue, ou généri<..Juemcnt rmstiqu<:, d'attribuer aux
hommes la nature même des dieux, en accordant une même
uriginc aux uns et aux aurres. Cest ce que font apparaí'tre les
rablcttes funéraires, dites orphiques, sur lesquellcs il cst écrit que
lc défunr est !ui aussi un t1ls d'Ouranos (ct de Gaia, la Tcrre).
l_e poinr d'arriYée est celui oú /:cus est "roi". Pour êrre '·roi",
J] cesse d'être "pérc" et deYicnt "fils" de Cronos, qui, comme il
L'St dir dans la /JJi;r~:.;(J;Jie d'Hésiode (41-l(J), a L'tc « le prcmier roi
des dicux ». Que signit1e tout cela? Cela designe simplemcnt !c
t.<J!1demem même de ]'institution royale: on est roi parce qu'on
l'St t11s du roi précédent. Cette con~lition de,·ait êrre appli<..juéc
u2:alcmem ~~ Zeus si l'on \·oulair en fairc !e roi dcs dieux. Les
C ;rccs nc raisonnaienr pas comme Fliade, qui estime qu\tn dieu-
ucl a cn soi lcs élements suft1sants pour de\-enir roi. Du reste,
292 La perspectÍI'e historico-religicusc
Cjuancl /eu~ fut fair roi, !c~ Grecs n 'l:taient pas à la rechcrche
d\m ~flll\-crain uniH:r~d, au scns quasimcnt de nutre quête de
Dicu. Ils chcrchaicnt plur(Jt un modt:'lc diYin de l'humainc im-
ritution rm ale et ib !e trom-(Tent dam !c mYthe de Zeus fib de
Cronos. Lc J11( >dele di\-in, en tant ljlle fondé par un e\·énement
mnhic1ue, <1 san>ir une fois puur toutes, mct en branle la chaíne
eh nasric1ue aYcc dcux acteurs seulcmenr, 1c pri·ckccsseur et Ie
successcur. En outre, puisque lcs clieux som immortcls, la suc-
cession ne peut pa~ êtrc déterminec par la mort du precll-ces-
seur : Zeus est contraint ele: chasser Cronos pour pouYoir régncr
à sa place.
II est clair que la recherche d'un modêlc diYin sen-ir à dés-
hisrurici~er, clone à garantir contre lcs risc1ues de l'hisroire, la
nwauté humaine. Dans cc:tte fonction, Zeus pouvait aussi rede-
\-enir ''pere'', mais non de tous lcs hommes, seulement eles pre-
miers ancêrres eles différentes chnasties,
. dont les m\thes
. d'ori-
gine, a\-ec un nombre plus ou moins granel de passages généa-
logiqucs, reconduisaient habiruellement à ?:eus. Cesr par
cxemple le cas du parfait "roi" homérique : ~\gamcmnon, qui
érait fils cL\rrée, fils de Pélops, fils de Tantale, tils de ?:cus.
.\ fais cerre paternité n 'êtair pa~ nécessaire pour établir le lien
entre souYeraineté di,-ine ct souYeraineté humainc. l- ne autre
conception aussi pom-ait suffire : l'idée que l'aurorite (timé) eles
rois (/Jcui!efr) « déri,-e de 7eu~ [qui1 les aimc >>, comme il est dit
dans I' l/ia de au Yers 197 clu deu:-;.iemc livre. :.\Jais toujours chez
Homére, et noramment dans ce liYre, on rrouYe une disrinction
entre lcs clifférents rois dits bmi!ei.r et k roi _\gamemnon dit
{1/l{/."\".
I!mhl.'\. _\gamcmnon exerce son auroriré sur les basilei.r en
Yertu du sceptre qu'il posséde. Homére consacrc huit \-ers du
deu:-;.iéme line à l'hi~roirc de ce sceprrc : Héph<úsros l'a
fabriqué; il l'a donné· ;1 l'mwx /'cus fils de Cremos; /'em l'a
donné à Hermes son messager ; l'anax Hermes l'a donné à
Pélops, domptcur de che\-aux ; puis à son tour Pdops l'a donné
à~ \trée, « herger de pcupks >> ; ~\ trée mourant I' a !ais sé à Tl1\este
riche en troupeaux ; puis Thycste a pcrmis à . \gamemnon de lc
porter pour dc\-cnir i/1/rlX (mwxci11) de nombreuses í'les cr de roure
Lc sucu!dané de Dicu 293
r.\rgolide. II \- a beaucoup de choscs dans cerre pet!tL' hisroire,
L'l1 sus, bien éYidcmmcnr, de la garantic diYinc de l'aurorir(·
d' \L;amcmnon
, : ii .\ a la n(:ccssiré· d\me <>(·ni·alo0"ic
~ ,---... comme fon-
dcmcnt de la nAauré·: ii Y a l'idée cfunc imtitution royaJc CjUÍ
prcHJ\aÍt la succcss1on de frére aíné (.\tréc) à frére caclet
(Thycstc) ; ii \. a cn germe la !urre pour la succcssiun entre les
t!ls de l'un et l'aurre roi, lutte qui n'aurait pas lieu clans lc cache
de l'institution nwale conecte, oú la chargc pa~sc du p(:re au
fils (et non au frére) ; ii \ a en germe la tragédie cL\gamcmnon,
fils cl', qui sera mé par Lgisthc, fils de Thyeste. II Y a ent1n lcs
titrcs: celui cfrllla."\" qu'ont cn commun Zeus et "\gamemnon;
cclui de "berger de peuples" (d'oú ii suit que "riche cn trou-
peaux" Yeut dirc "berger" de nombreuses tribus), titre qui
dcpuis lcs Sumériens est arriYé jusqu'aux Grecs pour désigner
la condition ro\ale: le roi est à son peupk cc que le berger est
à son troupcau, ce que lcs diYinités som aux étrcs humains ; la
différence n'cst pas de rang mais de nature (= le roi cst tel par
naissance).
II y a plus d'histoire relatiYe à Zeus dans huit \Trs homériques
que dans le paragraphc qu'Eiiade consacre au dicu grec. Voici
tout ce qu'Eiiadc réussit à dirc sur sa fonction royale : « Zeus
cst, naturcllemcnt, Som-erain » (p. 77). ::\:aturellemcm? ::\:on. II
l'est historiquement et l'hisroire de cerre som-craineté esr tout
enriere grecque, qucls que soient les éléments urilisés pour
conccYoir Zeus ; la conception de 7.eus est complétement auto-
n,>me par rappon à l'indo-européen *Diêus ct, à plus fone
rai~on, par rapport à l"'êrre ouranien" O'archétype) em·isagé par
L! i ade.
6. Iuppiter cst cenaincment "pere'', mais il n'est pas "roi" ni
lié à la rcn-auté. A Rome, le dieu li(· à la ro\auté est lanus, dont
k myrhc fait d'ailleurs un ancien roi du Larium. luppiter est
cll-tL~nteur de l'impcrilll!!, mais cc n'est p:ls l'i!l1JCrÍIIIII qui fair les
n;'.'/.1: les magistrars romams éraicnr puurn1s d'impcrium sans êrre
n:;_c.r. C:e sont là des réalires dom il faut tenir compre quand on
n·ut faire descendre dans l'hisroire une rh(·sc phénoménolo-
giquc. ~\lors k fait lJUC Iuppitcr ait pu an>ir le ritre d'impcm!or
294 La perspective historico-religieuse
et non celui de re.\.·, devient parlant. Le titre qui exprimait oft!-
ciellement le pom·oir (imperium) de Iuppiter, à partir de l'érection
de son tempk sur le mont Capitolin, était Optimus .\bximus.
Seule l'assimilation de Iuppiter à Zeus put conférer au pre-
mier quelque chose de la royauté propre au second . .\!ais cette
assimilation ne ~e produisit pas au ni\-eau officiel, sous l'action
des prêtrcs ; elle eut lieu au contraíre sur le plan littéraire, au
moment ou l'on se mit à écrire à la maniére des Grecs et à
traduire le grec Zeus par lc latin Iuppiter. Nevius (270-200 av.
J.-C.) composa des tragédies à sujets grecs ; Plaute (255-184 av.
J.-C.) composa des comédies qui toutes ont la Gréce pour
décor ; Accius (170-90 av. J.-C.) ne composa que deux tragédies
inspirées par l'histoire romaine, toute son inspiration étant
grecque pour le reste. J'ai cité ces trois auteurs précisément parce
que c'est à eux, et à eux seuls, qu'a dú recourir Eliade pour
démontrer la royauté de Iuppiter (p. 77). i\.fais aucun des trois
n'a osé appelé Iuppiter rex; tous trois s'en sont tirés par une
formule de compromis, devenue presque proverbiale : deum (ou
deorum) IY!_í!,nator.
Restons au plan littéraire auquel Eliade fait appel. Pour lui,
c'est comme si Nevius, Plaute et Accius avaient été obligés
d'exprimer la royauté de luppiter, car Iuppiter était objeditement
roi ; pour nous, le seul facteur objectif à avoir conditionné les
trois poetes latins, c' est la royauté que, JNb;ectiz·ement, les Grecs
ont attribué à Zeus ; qui lcs a conditionnés quand ils ont traduit
Zeus par Iuppiter. J'irai plus loin : il se peut que le nai condi-
tionnement de Plaute et d'Accius ne soit même pas celui-là, mais
soit Nevius, le premier "traducteur", celui qui, de façon proto-
tvpique, a appelé Iuppiter JNJJJmU.I deum regnator. Et je ne le dis
1
pas pour faire concurrence aux linguistes en fait d'acribie , mais
pour illustrer, à travers une comparaison concréte, la différence
entre la perspective hisrorico-religieuse et la perspective phéno-
1. T ~rmc \·iulli, cksH.;nant la Ljllaliré de l'érudit C]Ui tra\·;ull~ a\·cc
s~rupulcux 1'\.d.T.].
Le succédané de Dieu 295
ménologique (même quand cellc-ci csr ddcndue par un Eliade
et non par un Van der Lceuw).
Si nous passons de l'exemplc concrct ;1 l'abstraction théo-
rique, la différence de\·ient : pour Eliade, "paternité" ct "soun~­
raineté" sont dcs manifestations du ciel; pour nous, '"paternité"
et ·'souveraineté" célcstes sont dcs manifestations d'une pensée
qui \-eut donner un ordrc humain à la réalité. Les dieux ne sont
pas des expressions de la nature, mais sont les instmments logi-
clues avcc lesquels une rcligion polythéiste pense la réalité, natu-
relle et institutionnelle, cosmique et sociale, macrocosmique et
microcosmique. Zeus a servi aux Grecs pour penscr un ordre
fondé sur la royauté même là ou la royauté a été éliminée ; on
pcut même dite : pour que cet ordre restât inchangé en subs-
tance aprés le changcment de forme, c'est-à-dire aprés l'aboli-
tion de l'institution royale. Iuppiter a servi aux Romains pour
penser un ordre fondé sur l'imperium; l'imperium était un droit
de commander que l'on ne tenait pas de naissance, comme dans
l'institution royale, mais à la suite d'une élection à laquelle le rite
augura! assurait l'approbation de Iuppiter. Zeus et Iuppiter n'ont
d' autre réalité que celle-là ; et c' est une réalité qui ne dérive ni
de l'indo-européen *Diêus ni de l'archétype céleste.
:\Iais le nom indo-curopéen ? Le nom qui signifie "cicl" ? Et
le caractére ouranien attesté de leurs manifestations météorolo-
giques, comme la pluie du prm·erbial Iuppiter Pluvius (Iuppiter
imbricitor, Zem i!)'etioJ, Zett.r ombrio.r) ? Tout cela devrait-il être
ignoré ? Tout cela devrait-il êtrc écarté d'une définition de la
réalité divine de Iuppiter et de Zeus ?
Je comprends ces objections, mais ne leur accorde d'autre
\·alcur que celle d'obstacles sur la voie d'une problématique cor-
recte : des obstacles à l'acquisition d'une véritable perspective
historico-religieuse. J c me rends compre toutefois que ces obs-
raclcs, en tant que produits d'unc mentalité solidemcnt enra-
cinée, pourraient dift!cilement êtrc refoulés par une théorie
généralc. J'essaierai clone de les refouler par un exerocc pra-
tique, en me sernmt de notre notion de Dieu.
lc soin lc plus
 La pt'rspectil·e !zistorico-re!igieuse
296
7. 1\ou~ a\·on~ un Dicu que. ~an~ aucune rcrcnuc. nous fai-
c.on~ dl:riYcr du ú·réro-tc<;tamcntairc Yalwé. tant sur le plan de
la foi que ~ur k plan scientitiquc. ()r lc fair est que pour YahYé,
on pcut rccucillir autant d'élémcnrs Cju'on cn rccucille pour Zeus
et Iuppitcr afin c1"cn démontrer "scicnrifiquemcnt" le caractére
ouranicn-méréorologique. Ce sunt dcs indiccs \·ague~. mais lcur
impréci~ion n \:<;t r a~ supéricurc ;1 cdlc eles índices yui som
urilist'S pour lc dicu grcc et pour le chcu romain. Ln tant que
pourn>yeur de pluic, qu'il rcticnt ou cnYoic pour chàticr ou
récompcnser, Yalwé cst rcprésenté dam la priére de Salomon
par laquelle on demande qu'il manifeste sa puissance dans le
temple :i peine construir (1 R 8,35-36). Lc prublémc pusé était
la possibilite Cju'un dicu, yuc lc ciel lui-même ne « pouYait
contenir >>, était susccptiblc d'êtrc contenu dans la« maison pour
lui construire» par Salomon (« ;.,rais Dieu habitcrait-il uaimcnt
avec les hommes sur la tcrrc ? >>, 1 R 0,27). Ou bien cc sont eles
expressions pohiqucs, commc dans lc line de Job (22,12-14):
« Dicu n'est-il pas au plus haut eles cicux, nc Yoit-il pa~ la tête
dcs étoiles? Et parce qu'il cst là-haut tu a~ clit: "Que connai't
Dieu ? Peut~il juger à traYers la nuée sombre ? Lcs nuages sont
pour lui un n>ilc opaquc ct il circule au pourtour dcs cicux. >>.
La rclation de YahYé aYec lc solei] esr chantée par ;.,toise :
« )'ahvé csr venu du Sina'i. Pour cux, depuis Séú, il s'est lcYé à
l'horizon >> (Dr 33,2). Sa relation a\·cc la foudrc est chantée par
Da,·id dam la figure de l'ouragan : « Dam mon angoissc j'invo-
quai Yalwé ct vers mon Dicu jc lançai mon cri. [... J lcs assises
des cicux fré~mircnt (sous sa colcrc ellcs furent ébranlées) ; une
fuméc monta ú ses narincs. ct de sa bouche un feu cknmüt »
(2 S 22,7 -12). Quant à la relation de Yalw(' a\·cc la pluie, ellc
cst chantée par Débora : « Yah,·é, quand tu sortis de Séir [... J,
la rerrc trembla, lc~ cieux se dé\-crsérent, lcs nuées fondircnt en
eau » (Jg 5,4), et par DaYicl : « Lc ruíssem de Dicu cst rempli
d'eau, tu prépare~ lcs épis » (Ps 65,1
Ccst à partir de donnécs de cc gcnrc CJUt' ccrtains ont n1
dans lc ciel la réalité uriginellc de Dieu - I Jiadc !ui aussi, quand
il retrace, aYcc une c:.:rrémc prudcncc. << l'évolution de la divinit(·
suprêmc hébraiquc » dans son passagc en ren1c eles dicux du
Lc succédwu; de Dicu 297
cicl. (h. il m· s'agir pas de discutcr la ,-aliditc' de cerre thésc.
m<lÍS plut<.>t ck se rendrc compre Cju'cn faisant de Dieu une
pcrs( Jnnitication clu cicl. on nicrait de fait k christiani~mc.
Tirons-cn la conclusion que ceux CJUi font de Zeus et de luppitcr
dcux pcrsonniticariom du cicl. nient de fait lcs polythéismes
grec ct romain. C:c tqx de négations n 'implique pas une carencc
de foi, n'cst pas imputahlc à une carcnce de foi. La chosc esr
claire pour ce cp.ti concerne ks rcligion~ antiques : personnc nc
<attend :lu]ourd'hui à trouvcr des gcm CJllÍ y prê·tent foi, par
upposition à d'autrcs qui les nicnt. Pour le christianismc, la
chosc est moins clairc à prcmiere \'UC, mais il suftit, pour di~­
sipcr l'obscurité, cl'én>qucr lc souvenir de 1'L'r1!lonot/;ei.rtllll.\ du
pé-te Schmidt, spécialiste :i la foi carholique avéré~e, qui attribua
préci<·mcnt aux f~~trcs suprêmes célcstes eles primitifs cc qu'il
fallait de Dicu pour garantir la ,·alidité de la Révélation primor~
di ale.
Si donc la foi n ·a rien à voir avec la "négation" dont je parle,
cela yeut dire que je ne J'entcnds pas au sem de qui oppose sa
Yérité aux Yérités des autres (grccqucs, romaines, chrétienncs,
cela revient au même). De mon point de \'Ue, c'est-à~dire depuis
une perspective authcntiquement historico~religieu~e (ni théolo-
gique, ni phénomé~nologiquc, ni anthropologique, etc.), cc qui
est nié cst nié :i soi-même et non :i d'autrcs. C'cst une façon de
<imcrdirc J'accés à certaincs réalités : ccllc :i laguellc, ci~dcssus,
nous avcms rapporté Zeus ; cellc à lac]uclle nous avons rapporté
luppiter; cclle à \acjuelle, au chapitrc 3, nous avons rapporté lc
Dieu cbrétien. le Dicu cn fonction du salut étcrncl.
 Postface

Le lecteur sensible aux enjeux épistémologiques est temé de

siruer ce line dans le contexte d'autres discours savants portant
sur son champ spécifique, en divers pays, particuliéremem la
France ou le voici maimenam traduit. Il se trouve aidé dans
cette démarche par l'auteur lui-même, qui prend ici position par
rapport à ses devanciers, ceux dont il se reconnait tributaire
comme ceux dont il entend se démarquer.
i\fais le propos de Dario Sabbatucci n'était pas d'écrire une
Histoire de l'histoire des religions. C'est pourquoi la Préfàre de
Silvia i\Iancini contribue à satisfaire notre curiosité : elle situe ce
propos dans lc contexte d'une telle Histoire, dont elle brosse
pour nous, du même coup, une bien stimulante esquisse. La
préseme Postjàre ne fait gu'ajouter guelgues observations géné-
rales relatives à l'état de la question en France.
Ce livre ressortit à l'Histoire des Religions, discipline qui
emretiem des rapports de complémentarité avec d'autres disci-
plines, comme l'Erhnologie et la Sociologie. Rappelons une dis-
tinction d'importance. L'Ethnologie est une discipline, au sein
de laguelle l'Ethnologie religieuse de l'Afrigue noire, par
exemple, est une spécialité. La Sociologie est une discipline, au
sein de laguelle la Sociologie des Religions, par exemple, est une
spécialité. L'Histoire des Religions est une discipline, au sein de
laguelle l'l-Iistoire du catholicisme moderne, ou du judaisme rab-

l
300 La jJerspectÍ\'e lzistorico-re/igieuse Posr(ace 301

biniquc, ou eles couranrs é·sotcTiqucs occidcnrau~ modnnes, par gé·néralcment. I ,e comparatismc hlstoriLJUC, ct l'intérêt pour lcs
nemplc, sont eles spécialirés. probkmes épistémologicJUl'S CJLÚ !ui sont li és. (lnt chez cux droit
I .'nprcssion Science(s) des Religions (ou ScicnCL'S Reli- de cité. Que l'un d'eux cntreprennc de traiter dcs objers qui font
peuses), quant à cllc, clésignc deu'\ réalité·s différcnres. Dans les la matiérc de cc linc. n'a pas de quoi surprendre, alors LJUe chc;
deu'\ cas, un cmcmblc de spé·CJalités - à quclques disciplmes nous cette idéc paraítrait incongruc ..\ cela on pcut Yoir dcux
LJU \Jlcs apparriennent - cunsacrécs au'\ phénomL·ncs religicu'\ raisons. l ,a premicre est que si les Français admettent, à la
(lcs deu~ chsciplincs spé·cific1ues que som 1'1-lisroire eles Relig1ons ngueur, que chaque spécia!itt· se doir d'êtrc dor(·c d\mc métho-
ct I'Ethnologic religieuse fom cntiércment partic dl' certe réa- dologie, la plupan nc s'inrerrogem gucrl' sur la manicrc dom
lit('). \fais cbm l'un de ces deux cas, ii s 'agit seulcmem d'un cette méthodologic peut s'articukr sur cellc, ou cellcs, de lcur
discipline dom certe spé·cialité· fait parrie. La secunde raison cst
tcrme employé pour eles raisom de cummodité institutionnellc,
c]UC lcs Français regardent a\TC une e'\.tri:·me suspicion un travai]
et L]Ui n'implique pas néccssairemcnt l'existencc d'un projet
qui, comme le présem line, porte sur plusieurs rcligions, donc
compararistc, ni cognitif (une rdlexion de cette « Sciencc Reli-
sur plusieurs spécialités à la fois, et qui fait coincieler l'unité ele
gieuse '' sur elle-même, une interrogation sur la nature problé-
la reclll'rche avcc l'uniré méthodologique. De ccs raisom il
marique de ce domaine elu savoir). Dans le sccond cas, en
rt,~mlrc que le comparatisme est chez nous négligé, \·oirc
re\·anchl', l'exprcssion implique un te! projct, comme il est cou-
mcprisé. Outre l'inévitable prétexte de "modestic", un argu-
rant en Italie, souvem aussi aux États-l'nis. Et C]uand cc projet
mem, explicite ou implicne, est courammem a\'ancé pour justi-
met l'accent sur I'Histoirc, sur la dimcnsion dynamique et pro-
ficr cette attitude. II consiste à rappcler que lc comparatisme a
cessuclle, des phénomcnes religieux, alors l'e~pression « Science donné lieu à eles théorisations insuffisammenr scicntifiqucs, trop
eles Religions >> dcviem synonyme ck "}Jisroire des Religions". généralisanres parce clu'évolutionnistcs ou phénoménologiques ;
lei encorc, une clistinction s'impme. On pcut comprenclre, à on cxhibe alors yo]onticrs l'excmpk de James G. frazer ou de
!'instar ele la ''Scicnce Rcligieusc" (·voquée plus haut, ct ainsi :\[ircea Eliade aui servem ici de repoussoirs - comme s'il n'y
' l .
que nous y oblige l'usage courant, 'TIIsroirc eles Rcligions" de ~wair pas plusicurs comparatismes, en particulier lc compara-
deux manicres. D'une parr, commc un agré~gat de spécialités tisme historiquc, malhcureusement resté petit parem paune
dont chacunc porte sur une religion particulierl' ou sur un cou- dans le concert de nos discours savants.
rant religicux spécificJUC, aborcks du point de n1c historico- Dans la rraelition italiennc, en Scienccs Humaincs, l'accent est
1
philologique cl'autrl' pan, comme une discipline CJLÚ s'inspire
; d'abord mis, en effct, sur la nécessiré de « faire de l'Hisroire »,
de modeles cognirifs impliquanr une dimcnsion amo-rétlexive ;lcti\'ité c1ui se eléclinc selem trois manietes différcmes et complé-
(lc retour sur lui-même du rcgard du chL·rcheur en train de temer memaires. Premiércmem, et cctte attitudc n'csr é\'Íclemment pas
de connaítrc l'objet rcligicuxl. Dans lcs considé~cnions Cjui sui- propre à l'ltalie, conduire une rechcrchc érudite - à caractere
\"Cnt, !c rcrmc ''Hisroirc eles Religions" csr enrendu dans ce <'éné·ralenwnt philolo<'ique - ;1 partir de marériaux documen-
sccond sens. ~ires bicn circonscri;: dans le remps cr dans !'espace. Dcuxié-
\ussi bicn est-cc ainsi que nm colkgucs iralicm l'cml'ndent mcmcm, il ~:agir de placn dans une perspective hisrorique et
culrurelle chaque discipline que l'on cntcnd érudier (ainsi. dans
!c Sccondairc ct à !Tni\-crsité, faire de la philosophie ne rn·ient
l. "<Jt<Jih, ~t CL'f c]u'unc :--rL·ciJlÜL' l)(Jrunt ..;ur l'hi'-'t<lÍrc· purc~nu1t ck· ....;crip
pas sculcment à connaítre quclques autcurs mis au prof_,rramme.
ti\·c ck t<n:h.. '-' Ice.: rL·li~lJ(J!b Lh: rnllfl(k :clk L''-::i:-;rc. f1<lLl11l!llL'11t ;lU\. }~~urc.;-l_ nÍ<.:. !lL' :-.cr:llt

Jíll1l.lh L]U\:nL· "PLTulitL p:trllll d'autrL'S, Lt f1(l!l ra~ une dJ-:-cipbnc.

mais passe d'abord par L! connaissance de l'hisroire eles princi-
302 La perspective historico-religieuse
paux couram~ philo~ophiques). Troisicmemem, au nÍ\Tau de
l'cnseignemcm supcricur et de la recberchc, il ~'agir de faire
l'histoirc de la spécialité que l'on a cboisie et ccllc de la discipline
dom cctte spécialité fait partic, cc qui implique rcconstmire tam
lcs conditions qui om rcndu cclles-ci possiblcs, que la façon
dom elles om été cnscignées, définies, problématisées (ou insuf-
fisammem problématisées ... ).
Pour ce qui concerne lcs deuxiéme et troisiéme manicres
sclon lcsquelles se déclinc lc travail historien, la situation, chez
nous, en maticrc d'J-Iistoire eles Rcligions, se présemc mal. Cettc
situation ne revct pas, quam à la troisiéme surtout, un caractére
seulcmcm conjoncturel : le profil d'historien des approches des
phénomcncs religieux ne nous cst pas familier. En rcvanche, les
philologues (les représcmants de la premicre maniére) y som
nombrcux ; mais la plupart d'entre eux restem confinés dans
lcurs spécialités respectives.
Cclles-ci tendent à se multiplier au sein d'organismes de
recherche disposés à les accueillir en lcur conféram une réalité
institutionnelle, ce dom on pcut se réjouir puisque la plupart ne
trouvcraiem pas leur place au sein eles C niversités, qui a britem
plutôt dcs disciplines. Aussi aurait-on pu espércr voir les C ni-
versités françaises, qui voici quelques décennies om créé des
chaircs de Sociologie, d'Etbnologie , d'Ambropologie, faire de
même pour cette autre discipline qu'est l'Histoire eles Rcligions,
quitte à lui confércr sculemem le statut de branche spécifiquc,
quoique permanente, à l'imérieur de leurs Dép<trtemcms d'His-
toire. De fait, tcl fut le cas, notammem à Paris, à lTni\·ersité
maintenant appelée Paris-IV-Sorbonnc, sous la forme d'un cer-
tificar de Licence « Histoire eles Religions », mais une tellc créa-
tion est rcstéc tout à fait cxceptionnelle. Michel ;.[cslin assura
longtemps dans ce cadre le cours général d'histoirc de l'histoire
des rcligions (il a publié ce cours cn un livre plusieurs fois
réédité), et représeme !ui aussi, à cet égard, un cas singulier.
II existe, parmi lcs Sccrions de !'~:cole Pratique des Haures
Etudes (une dcs institutions qui composem cc qu'on appclle les
Grands trablissemems, consacrés surtout à la rcchcrche, et qu'il
I
com·icm de distingucr des C ni\·ersités), une '"Section dcs
l
Postf"ace 303
Scicnccs Rcligicuse~", sise à la Sorbonne et crééc en 1886. Dario
S:1bbarucci évoque dans son line (cf. p. 1S3) les raisons anm
:i l'époquc, présidé au choix de ce substamif « Sciences ».- Ell~
compre maintenam quarame-ljlWtrc chaircs ou spécialités, dom
quclques-uncs som consacrée~ à la sociologie de pbénoméncs
rcligicux, ainsi qu\1 l'ethnologie , ct la majorité d'emre elles à
l'histoire de religions ou de courams rcligieux spécit!qucs.
L'adjectif ''religieuscs" n'implique pas, ct n'a jamais impliqué,
dans certe institution, un consensus portam sur une définition
comraigname ou simplemcnt officielle de cc qu'il convicndrait
d'entendre par "rdigion". l'ne telle temative nc scrait, au
demeuram, pas souhaitable : elle risquerait de trop restreindre
le nombre de spécialités ou, à l'im·erse, d'étendre démesurément
1e champ du "religieux". L'absence d'un te! conscnsus n'excluait
pas pour autam la possibilité de projets fédérateurs théoriques
et métbodologiques rassemblam des rcprésemams de spécialités
éloignées les unes eles autres par le temps et !'espace, car dans
toutes on se trouve nécessairemem confromé à eles problémes
qui ressortissem au champ disciplinaire dom elles tom partie.
Pourtam, de tels projets n'om jamais existé, à la Section eles
Sciences Religieuses, que de façon cmbryonnaire, et l'accent a
été mis plutôt sur la création de Laboratoires - au demeuram
fort productifs, comme le Centre d'f~tudes eles Religions du
Livre - rassemblam dcs représemants de spécialités de proxi-
mité. Fait caractéristil]UC à cet égard, il est tout à fai_r possible
d'obtenir de certe Section le titre de « Diplômé de l'Ecole Pra-
tique eles Haures Études, Section des Sciences Religieuses », sans
a\·oir jamais rencomré sur sa route l'auteur du présem li'l·re non
plus qu'aucun de ceux (ainsi, Edward B. Tylor, James G. Frazer,
Emile Durkheim, :\fircea Eliade, Raffaele Pcttazzoni) dont il
traite- et sans avoir jamais emendu seulemem parler de compa-
ratisme bistorique, de phénoménologie religieuse, de stmctura-
lisme. La condition nécessairc ct suft!same, pour obtenir ce titre,
est d'aw)ir présenté un tra\-ail de rechcrche sérieux, portam sur
un sujet précis ressortissant à !'une des spécialités dom la Sec-
tlon cst composée.
Pourtant, il a été introduit dans cellc-ci . cn 1998, à l'initiativc
 Lu Jienpec·ril'C llistrJric·o-rcligicusc
d'unc pr >igneT de C< >lll·,\!,ue~ ~~ >UCICU:\ ck 1TmédJn :i une tclk
ctre·ncc·, er en ckpit ck C<>lkgue·~ e1ui n'c·n \'(J\:lll'nt nulkmcnt
l'inré:rl:·r <>li ~ \ dé-cLtraicm franchenwnr 1>pp< >~e~. un Jntl-
ruk u•our llll po~te noun·lkmenr créé·) : "] !i~wriop:r:tphic ct
é·pJq(·m< >li >,C' ie· e11 :-;ciencL·~ de·~ 1\ell,C'ion~ ". ( :L'r1T créatic >11-, san~
pré-cé·Lkllt dq>uis la naiss:ttlcc· ck 1\·uhli~scmL'lH e·n I KK(J, dn-alt
cn tln \em r comhkr, du m< >Jns p< >u\·:ut-on l'cspé-rn, un \-ide
c1 m~idl:-ré e·c >ll11l1c ins1 1lirc. n< >t:tmmeJH par ks colll·guc~ de paYs
ór:mgcrs. !Is :n ai cm pu s 'l·ronncr, e·n effer. ljUe depu is 1KKh ii
n'.m ulUJlT i:tm;tis e\i~ré· ;tu ~e·in de cerre Se-crion un poqc dom
l'intiruk aurait é·ré C<Jtl~;tcré· :1 l'hisroirc des concq>t~. des
con~trucrions thé·oric]Ul'S, ;llnsl LJUC dcs mmkkc. rhéoré·rilJUCS cr
de-., pranques (nplicitc·s c< Jt11ll1e implicircs/ ek la re·clwrchc por-
tam sur 1'1 !istotrc· cks Rcligions - cn fait, <Í tour un e·nscmbk
de Ljlll'Stions L]Ui SL' tnJU\Tllt Cl >JlStlfLILT ]U~tcmcnt l'objc·r clu li\·re
ck Dario S,thbarucci. \ui1>urd'hui c·nc<>re·, lTS collégucs é·rnm
gcrs se montrcnt surpns ljU\lllc connatssancc, mênw élcmcn-
tairc, du conrenu donr cc nouYcl inrituk c·st l'll príncipe· poncur,
nc soit nulkmenr 1Tl]llise pour l'obtcnrion du Dipl1-mll' de la
Sl·cticm.
I .;t n·clwrchc françaisc consacrée au\ phé·m>mL·ncs rcligicu\
(celk· dcs sociologue~, des erhnologuc~. ele~ anrhropol< >guc~
aussi hicn que cclk lks hi~t<mcns lk~ reli.c:ion~ pwpru11enr dits)
rcpo~c pounanr sur dcs pré·supposés scicnritlc]UL'S comparables
~1 cnt\ de b commun;wté· scicnrit1c]UL' iralienne. PrinCJpalcment,
sur lc príncipe ck l:úciré·. llc:\Íqc mê·mc, :Í la :-:.ecrion cks SciuK<:S
Rc·li.c:icuscs, une chairc·, nom-clkmcnt CJ-l·é·e, d'Hisr()ire de l:t Lú-
ciré (;Htssi hien h h1ciré n'est-clk pas, cn L]Uc·k]uc sorrc, k
''mnlw fombreur" ck n·ttc· Sc·crion, :1 h tln du \T\ siL·ck-
occupéT par Jean lbuhé-ror, L't dollt <>!1 pcur dtrc· LJlle par sa
n;tture mémc clk JTSS<>rm ;lU clump thé·~>ric]Ul' ck 1'1 !isroJrc· cks
RL·IIC',Ír >llS tc·lk ljlll' n< >US 1\·ntc·tlll< ms ici. I x rcrnw "Lúci ré·" dans
~- I! "-lLtlr Jrl'-r~·L:Ctl!-d-_ lli"'I'-"LT :·hl-..r•lrll:L.~._ ,L_, L\Llll~1ll!lh
)()(1-.;_ 'Ul\11\_IH Clrt\. Cl\_-Jlill];_ Jllt"'-l:L:l l"lll'-tin:r ,L_ fr.t!lC..._, ]',tl"
Post/úce JO.S
Ltll rc·l conte\ te, implicjlll' une d< >uhk intimarion. IYunc pan, ii
de se· ckm;tH]tlLT d'tll1 lll< J(k LLtpproclll' << rclip:l< >niste , dcs
, ';l'-':lt
J'hé·n1 J!11L'I1l'S é·rudié·..,, ~c· I< >n l:tl]Ul'ik k chnclwur m saurair ks
c1 tmpruldrc· s'i] n'c·st pas lui-mê·me, d'unc nunÍL'rc· ou d\mc·
.lutrc, cn,c:;lp:(: sur k pbn rcltgtnt\; 1>!1 pcur r:ttLlclwr :1 cc· t\]W
l.t po~iti1 >ll ditL' "j•hénomé·nologtcjlll',., d< Jllt Dario S;thh;nucci
tr.tire· l\lrl_C'Uemnn d:ms son li\TL'. IYaurrc part, ii s'agn tout
,lLILlllt. ct :1 i'Jn\·crsc·, ck se rc·fuscr :1 .td<>ptcr, pré;tbhkmcnr ;1
I< >utc· l'L'Chcrchc, un lll< >de d'approclw de t\]ll' anri-rclic:Jcu".
p< >Si ti\ Jstc, politiljlll'llle'IH Lll >gm:HILjllC, c·rc (:c· refu~ de posinons
.t--:iomatÍljlll'~ ljllÍ pré·iu~craicnt, au ckp:lrt, de la n:tturc mC·me ck
i'<Jbjc·t (par l':\cmplc, de son ine\istencc· spé·citlc1uc ou, a
l'im-crsc, de son "c~sencl· rcnd possibk un rroisiL·nw mock
d'approche, de tYpc cmp1ric()-cririquc. Plus conforme l]UC lcs
dc·u\ pré·cé·dcnr~ au\ e\Ígl'nccs pmpremcnr scJentitlc]UCS, il csr
.. réducrionnisrc" si l'on entcnd cc mot dans sa mcilkurc acccp-
tl<m. \uss1 bicn csr-cc celui qu':1doprem, cn !·rance, la trC'S
_C'Ltlllk maiorir~· dcs rcpré~emanrs de nos ~pécialirés consacrée~
;iu" phénomencs rcligicu\. Ses méthodcs pcuYcnt \·aricr, bicn
sC1r, cn foncrion de chac]Ul' cbciplmc (Lrhnologie , Sociulogic,
1 !istoire), criou de chacjue spécialiré.
Il nc par;tÍt clone pas e"isrcr, entre la I ·rance ct l'ltalie, malgrc·
cnraincs d1tiérc·nce·s en maricTe de traditions académic]UCS ct
Cu]turc]Jcs, ck diHT_l!:ellCL'S f1 melam entales, :'i C:tr:tctC'ft' idéo]< l-
,'-':ÍLJ"Lll. Ljlll dans lc champ qui nuus occupe ici nplic]ucraicnr la
p;tunné Ljll:lnticwn· ck l'apporr dcs histoncns français en
rdlntotb rhéonque~ portam sur aurrc chosc· que des specialirés.
\u dcmcur:tnt, c'c·sr un fair n<>tahk qu':i cll-t;tut d\uw e\isrcncc
Jnsrirurionrll'lk m< >ins \ irruc·lk ljllL' réTilc, l'llisroire dcs Reli-
.C:ll ms c·st t< JUt de m~·nw rcpré·sentLT en Francc, pour une parr
">Ll\'LIH n1 >ll r1l'_\!,hguhlc, par tks s;t\·:mrs app;lrtc·nanr rhé1 >riquc·-
lllc·nt :i LLllltrcs disciplinc·s. I .r cc· n'csr pas un hasard si chacun
d'nl\, ]LlSTL'llle·nt, ;1h<>rdc Lt dimcnsl<l!l auro-rétlc\1\'c· de la sle!lt1l'
)'11'< >prl, ['Lltlejlll' Ll11l' per!ll:tlle'tlte lllÍSl' l'l1 j1LTSJ'L'CtÍ\ L'.
c;U_l-i..lll rllt.:1h .ttlfll'L
ll s'a).!lt surt< tut cLmrhropologues, et d'c·tllnol<>_l!LIL'S (comnw
'-•ll:Cl dL! TlUlllflcllck
.< >Lil' Dum< >nt ,, ainc,J que lk s< >ctolo,c.>:Ul> (:tussi b1cn nc· sau-
Ltlt-< m, p< >ur ê·rrc un h< >!l s1 >C i< >i< >gue, se p:tsscr d'êtrc· ctusst un
l
306 La perspective lzistorico-religieuse
bon historienl, nJire de philologues (ainsi, Daniel Dubuisson).
Ft il n'est pas surprenam que l'auteur de la Préfaa au présent
line, SilYia ~fancini, bien qu'enseignant-chercheur en France,
soit italienne, ni que ce soit un Département dT·:thnologie
-Anthropologie (à Bordcaux li, ou elk exerce) qui serve de
structure d'accueil à son enseignemem d'Histoire dcs Religions.
Parmi les sociologues de la Section des Sciences Religieuses,
outre Jean Baubérot on pourrait amsi citer Jean-Paul \'(illaime,
et à l'École des Haures ttudes en Sciences Sociales, f:mile
Poulat.
,\ux États-Cnis il existe, comme on sait, de nombreuses l:ni-
Yersités comportam un Département de ''Religious Studies". Le
contenu des programmes offerts aux étudiams ne satisfait pas
toujours, loin de là, aux exigences du troisiéme mode d'approche
exposé plus haut. En schématisam, on pourrait dire gu'en fait
trois grandes orientations s\: partagem !'espace académique. La
premiére, de type "Prole.rtant libera!', est caractérisée par une
emprise plus ou moins forte, explicite ou implicite, de la théo-
logie. La deuxiéme, qu'on a pu qualifier de '',gno.rtic" (dans un
sens évidemmem trés large), est illustrée tant par les "pérennia-
listes" (ou traditionalistes) gue par les représemams de l'École
dite de Chicago, ce dernier terme servam souvem à désigner la
tendance de t:ype phénoménologique imroduite par "'Iircea
Eliade. La troisiéme, elle, est de nature historico-critique et
lai'que (bien que le terme "!aiáty", pour des raisons cultu.relles
qui ne sauraiem surprendre, soit tout à fait inusité aux Etats-
Cnis).
La qualité sciemifique de nombre des chercheurs américains
qui se rattachem à certe troisiéme oriemation n'a guére à envier
à celle de leurs homolo1,rues italiens. En matiére de rétlexion
portam sur la méthodologie en Histoire des Religions, on peut
seulement regretter qu'ils ignorem généralement ceux-ci, les-
quels à leur tour som souYem ignorants de ceux-là. Cn effort
de coopération est clone nécessaire pour faire mieux connaitre
aux É':tats-C nis ks travam:: d'historiens tels que Raffaele Pettaz-
zoni, Ernesto De (;fartino, Dario Sabbatucci, ~farcello \fas-
scnzio, :\i cola Gasbarro, etc., et en Italie ceux de chercheurs
Pos(j'ace 307
américains comme l\·an Strcnski, Robert Sega!, :\inian Smart et
bien d'autres.
l' ne maniérc ele fa\·oriser la coopération en cette matiére
consisterait à tirer parti des ren1es académiques - il en existe
d'excellentes, de part et d'autre - consacrées à cette discipline
en tam que telle (c'est-à-dire, qui abordem des guestions d'ordre
méthodologique, traitent de l'histoirc de l'histoire des religions).
11 s 'agirait de présenter dans les revues anglo-saxonnes un état
des trayaux de la recherche italienne, et dans les italiennes celui
des travaux de la recherche anglo-saxonne. l'n tel échange
commence d'ailleurs à s'amorcer, leque!, au demeuram, s'inscrit
dans un contexte éditorial. On ne saurait, en effet, sous-estimer
non plus l'importance des ouvrages collectifs consacrés à ces
questions ; ils se sont multipliés clepuis une dizaine d'années
surtout, principalemem à l'initiative de collegues tels que Robert
Segal, Thomas A. Idinopoulos, Arie L i\Iilendijk, Armin W.
Geertz, Russell T. :McCutcheon.
Les Français som peu présents dans ce type de revues et
d'ouvrages collectifs. S'ils participem davantage aux Confé-
rcnces imernationales consacrées aux religions, c' est presque
uniquemem en tam que représemants de leur spécialité propre,
et presque jamais en tant qu'historiens eles religions. Or, parmi
ces Conférences ii en est de réguliéres, qui comportent toujours
des séminaires ou "pro,gram tmits" consacrés à des questions théo-
riques et méthodologiques portam sur 1'1-Iisroire eles Religions.
II n'cst pas surprenant que des deux plus importantes de ces
Conférences régulieres, la premiere soit américaine, ni que la
seconde soit due à l'initiati\T d'un Italien. Il s'agit, d'une part,
de L\merican A.cademy of Religion, plus ouverte aux cher-
cheurs étrangers que son titre semblerait l'indiquer ; elle se tient
rous lcs ans aux ttats-C nis. D'autre part, de l'Imernational
. \ssociation of the l-listem· of Religion, créée en 1950 par
. \ngelo ; elle se ti em tous les cinq ans, chague fois dans un pays
différenr.
En Allemagne, ou aprés être restée longtemps inexistame,
l'institutionnalisation académique (au sens Lúque) eles Sciences
Religieuses (au sens large du terme) effectue actuellement une
308 La perspectiFe historico-religieuse

percéc saisis~amc, on voit se ckn·loppcr, cn même tcmps. une

rcchcrchc paniculiércmcnr promcrtcusc portam sur l'histoirc de
l'hisroirL· dcs rcligiom, ct sur lcs qucsriuns d'ordre méthodolo-
gicJUC C]Ui !ui som afféremes. Lr cela, grácc au:-; rravaux et aux
initiati'ITS de savams reis CjUC Peter _\mes, } lans Kippenberg, Index des noms de personnes
r--.:_ocku nm Stuckarcl. ( )n pourrait faire la mi:·me remarque a
propus des P<ns-Bas, er citer k noms ele Jan Plan·oet et de et de personnages mythologiques
\'\'oure r J. Hanegraaff, par excmple.
Cc brcf panorama n'a é'l·idemment pour objet que de contri-
buer à placer dans un comexre institutionnelle propos de Dario \cciu'-, 2()-1- burkh.uc ·= B<HJdclh:r, 1-2
\,__i:un, 3\J, """"'2, lil(J, ]11-, JCA, 1-.2. Burn( ;u f, Fu.l!(·nc, l.'<J.
Sahbatucci. Et sur les ohserYatiom qui précédent ii ne faudrait \d(mi-:, .2.2x.
\~~lll1L'rlll1(Jt1, 2<J2, 2CJ3. ( :8.L'c!1Clll'-, (J_=i
pas se méprcndre. On ne saurait trop rappeler, en effet, qu 'un
\cnlJ, l·F (d, 1S~.
traYail sciemifique doit reposer, au moins au déparr, sur des \hunr \l:izda, 142, 143, 1-I II pape. 2111.
\:l'n1ix'rt, _]L·an L . : R( 1nd d', !.)() C:rncik, II uhcn. 1H.'. I H'i, 1 f\(,
tra\·aux aussi rigoureux ("philologiqucs", si l'on veut) que pos- C;l<<.;Írcr, Frn~t. 1 J 1
\lc-,;Jndrc l:mn(T, I XJ
sible à l'inréricur d\me spécialité, er qu'à défaur de satisfaire à \lr;,n 1-.:.lun, I'JII. (""·clLrnr. G., 1411.
\Jnc·bmia, ) l C:nclit, Bcrwd,·tw, 11 ,,
cettc exigcnce ii nc serait pas crédible ; de fait, la communauté
IIL u- (:r>rc1l!n", G., 244.
académique n'cst pas exemptc de "généralistcs" prodigues en I\' !.\khé·n;,wn;, 2Y>. ( .~nhcrine: de Br1r~ . 20i i.
( :h;mtcpic de la s~w.:;sa~ C, P. L)., 11 (l
consrructiom qui se rhélent fragiles à l'usage, faute de reposcr C lu ri te", J 1.
\n. 243, 24~
sur un matL·riau solide. Enfin. il conviem de rcconnaítre l'excel- \n;tnk;lia. -~~ (Juricn1;-tgnc, 21S, ~1l), ~211, 221.
\nu_ ~0-, 2oo. Ch;,rlc' Quint. 31
lence et la notoriL·té internationale de la plupart eles chercheurs \nk,Tmornn, ll., I(,_) Ch<JU f(ung, 2(J-, 2(Jt\.
français dam leurs spécialités respecti'ITS. Certes, cela peur nous \ lh.JUUil-Dupcrn 111, . \braham- Chmr, k -, _'.l, 3-l, 3h, 41, 42.
1-lucinthc, Li.l 45. 4(J, 55, _'16, 5-, 5o, (ÍII, 111,63, 1>4,
inciter à déplorer d'autant plus la frilosité d'un milieu acadé- ~~. GR, s-. s~. 02, 03. CJ-t. 0~. 0-. 9K. 00.

miquc cl'historiem qui pratiquem ce que Dario Sabbarucci 1113, 1114. I1r5, 111ô. III-_ ]Iii), 1119. 1111,
111, 124, I25, 1::'1,, 1T, ~J(,, 221
appelle ici des ''stratégies d'éyitement", et qualifient dédaigncu- (:Jccnm. -tr1.
( :L1!..1diu.'- ( .accus, 1(J 1
Ckrncm 111 pape, 2119.
semcnt ct péjoratiYcment de "sociologucs" ccux qui s'efforcent (J[' 1h2.
\ 1']'-:[1 )[(-,
C:lcrncnr \. pape, :223. 225, 2.2C.
\nu', 9-, 9:0, '>9, 1III, jllh, 111-
de ne pas pcrdre la forêt pour l'arbre, le champ pour lc sillon. \tréc. 2rJ2, 2\)_)
Ck1ln, 51
( :()nr.uciu~. 2CJ3. 2h(J. 2(Jh.
\fais l'cxisrence même, en notre langue, du présent livre, s'ins- \tl_l';U~fL', \"(Jlr ( kLI\·icn.
C()nsr:1.nün. 1)9, }llii, ]111, 1nq
\ u..;uo...:rin, <.:,;Jint, -l(J, (Ji I, 1112.
crir dans un contcxtc conjoncturel qui nou~ permct au moins (oopn, J \1, 1--l.
\\ai, '"'''hnra. I ()li, 1111
CrJpcrnJC. ~ icula~. 11 ()
d'espérer que !e W!Yail effccmé dam d'autres pm·s connaítra 211-, 211h.
lbc()n, Rrl.~LT. 11---l.
dans cclui-ci, cl'ici quclques années, une recepnon accrue. fLuh~~-rr 1t, _); )(J.
lo. 1(,, 1-

!l,i.nl<,
[), :l<Jit \ 1 211h.
"'\moine F\1\-RI' lk· mi< i Bn P:1r dr 1, .2(J-L .2(JCl.
D:rnrcl.
D;mil:l( 1u, \L11n. 142.
D1recrcur c1'études a rf~cole Pratique des Hautcs {~rudes I·L-:-~_".. 1 )n. t lu1ri. 1~I l);lriu'- l 1-tl
1-12 D;n id, L< 1ui'.:. )()_
(Secrion des Scicnces Rcligieuses)
D<l\-Jcl, n 1i. 2 J H, 221 '. 221, 2(){)
HrJrru·,J,
llrc!rch, -lb, -1, -_:, -,, --1,
11-. I~-. _2_?(), .2_1.2, 2-+2, .2(;_:;_ .111-.
l--S:-Jnr<J!i, Daml'l C .. -4
310 La perspective lzistorico-religieuse Index des noms de personnes 311
Dé·ncnnc, \breei, 13. (_;;tsh:lfro, :\.iC(lJa, _2(), 22, :2.t, 25, 2~ . .)11(1. .J can "ans Tcrrc, 21 P. \!olé, .\l:tr1:tn, 14.1 .
D1dcmr. Dcms, l.i'J. (~c·h, zs- Jcm \III, p,tpe, 211~ \[rml(ka Kh:m, 1-'i, 1-h.
Dicu, 311, 34, 3\ _)C,, 3i\, 39, 41 I, 41, -!:i, -\(>, e_;l'Cnz, .\ rmin \\ ., _)I i~. jcm \1\', pape, 2118.
-+~. -t{). J2, _=;J, J(), ~8. JC). r)n, ()1, rl2, h\ Kh:l!l, 1~~-
CL'lll!;l'-' _kan \\'1, anttpapc, ..'11- '\LTius, ~f)-t.
11-. !J'l, -q_ -~- -::. -.,, --~. -s.-~. K-. '14. (;cnrik, (~Jo\·arm!, B. knscn, \. 1·:., l] l '\.tcola' 11 pape, 211M, 2li 1J.
'lX. 'llJ, ]1(2, ]113, [11.1, lil'i, [11(1, [11-, [III\, Cil,c:an1csh. 23-. :25(), .2()(1, .:::r1 I \.um, 2-4.
1111_ 1211. 12(>, 151, 152, l:i-1, lll, I i(,, (~inzhurg. (:ar]( 1, 13. ~~une:, Carl Gusta\·, l2(J, 12- \.uma p, >mprlius, 4-, 48, 93 .
!."-.J'iB. IrA. Ir,s. 166, ](,~. Jc,s. n1. c;io\·:lnni Ja Pi:u1 dei <:arrinc, 1-h. .lun~m. )11, 118. \.ut, .2~F.
1-1. 1-2. 1-3. 1-4, 1-s. 1-r,, 183, 192, c;( Jbkt d'.\kJdla, F.u~l·n~ I.-élicic·n, [( lllHC, .iclJ'IICf <\'oir :lUSSI fuppttCf), r, -\8, ]11, 118,
193, 1'10, 2111i, 2112, 2113_ 211, 212, 2L'i, 252. . 221. l lcé:mrdcs, 511.
21"""'. 221, 224, 22"""'. 2S2, 2(>ó, 2-8, 2tl1, Crl!lda, J<m, l-\11, 142, 143. l 1ctanen, 221
2R4, 285, 286, 28-, 288, 2'!2, 295, 2%, ( ;râcL·~. 51 I, 51. ((ant, Fn1n1:tnucl, 39, 25.1. l I:drpc, 2-9.
29-. Cracbncr. F., 1(lJ. l(cri·nvi, Kitroh, 151 l 1rigcnc, 1111, 1112, 103.
Dion\-~n-;, 228. Cratn~ci, . \ntomo, 8. Khmmuzcla, Pl, 1~4. l-5. ( lrtrz, ;\., 82.
Dmwcr, F. S., 911, 91, 92. de \,"·'c, ]11-\. Khurmusra, l-1. ( J,ins, 228, 229, 2'lS, 236, 23-, 238, 239,
DubuJS><m. Daniel, 9, 31lú. \', 211-. t'--ippcnbcrg, Han~. 308.
Dumézil, Georges, 12, 138, 221. Gré.c:nrrc VII, 2118, 211'), 2111. 1'-rat't, C., 162. lltro, Rudolf, 8, 1511, 253.
Dumont, Louis, 16, 305. Guardmi, Rmn:mo, 154. [(rocbcr, \. L., 173, [c 4. l lrto, \\ alter, 254.
Dumuzt ITammuz), 228, 236, 237, 259. (;ushri t--:.han, l 88. t--:.urbustan, 1-1. ( ltron de Brumwick, 2111.
Dum Sem, C>8, (>9. (;u~indc, 25( J. ( lrrom de Saxc, 2il6, 21P, 208.
Durkheim, Fnulc, -s,
"9. 151, 303. Lang, ,\ndrc~·. 38, 250, 251, 252, 253. Uuranos, 291.
Dnus, 288, 289, 2911. 1-laeckcl, Frnst 1-l., 1211, 124, 12!í, 151, 155. Léon VIII pape, 21F.
1-lancgraatf, \\ou ter .J ., .llí8. Lé\·1-Srrauss, Claude, 12, 16, 20, 21, 23, 24, P:J,gliaro, ,\. = Pagliaro-Bclardi, 55.
Fgisthc, 293. IIan·a, lno, [(\9, 1~1. 1-2, 1-3. ROl, 88, 152. Pandorc, 50.
l'.liadc, .\!ireca, 9, 12. 89,911, 135, Ll6, 151, Henri li ele Ba\·1cre, 208. f ,i·n- Bruhl, Lo ui>, 15 1, 2()9. P:~rmé:mdc, 1115.
159, 1ú0, 1~5, 241, 245, 2-!G, 2r. 248, 1-lenn IV de hancon1c, 2il9. Le,~is. c. S., 150. Pascal III antipapc, 218.
249. 25il, 252, 253, 254, 255, 25!J, 25-, Hcnn V de Franconic, 2lii. Linné, Carl ,·on, 1(JJ. Paul l'apôrre, sainr, 42, 45, 46, 49, 64, 67,
258, 2611, 2h5, Tl, T4, r~. 2-8, T'J, 1-lcnn \'[!1 cl',\nglctcrre, 32. Louis IX de FDnce, 1~5. 1113, 213.
281, 282, 2iU, 284, 285, 2~6. 287, 2S8, J-lépharsros, 292. Louis XIV de France, 232. Paul !c Diacrc, 218.
289. 290, 29L 2()_), 2\J4, 2(J5, 29CJ, 3CH. lkra, 511. Lugai-Banda, 2(> 1. l'ausanias, 50, 51,
311\ 3116. Héraclitc, 59. Lugai-Zaggcsi, 259. Peirho, 50, 51.
Flisabcth I" d',\nglctcrre, 32. HcrmC~. 292. Luther, \larrin, 31, 195, 199, 2illl. l'élagc, 106, !117.
Flkin, \. P., 251, 252. 1-lérodore, 51. Pélops, 292.
Fnkr, 2.32, 242, 243, 246. I lésiodc, 5!1, 291. \l:tak, R., 169. Pénia, 51
l:nhi, 23il, 232, 2-ln, 241, 242, 243, 244,246, 1-lomére, l1l2, 2911, 291, 2'!2. .\laat. 1r. Pema, C:orrado, 189.
2-!R. 1-lommcl, hitz, 245. \Ialinowski, Bwni>l:!w, 9, 151. Pcpi li, 137.
Fn-\fcrbr, 250. Horus, 236. \!ancini, Silvra, 299, 3116. Persuasion, 50, 51.
Frasme de Rotterdam. 199, 2011. I Ioscmann .. \ndrcas, != l lsianclcr), 119. \lanibozho, ~4. Pcttazzoni, Raffaclc, 16, 1-, 18, 211, 2B, ~1.
Fridu, 243, 244, 246. Huang-Ti, 2CJ9. \Lmíuori, 190, 191. S3, 11-, 118, 14S, 151, 15-, 161l, 187,
Frjennc II pape, 218. 1-ll!bschmann, Hcinrich, 132. \Lmn, .J. F., 251. 2s1, r9. 286, 303. 3116.
1:\'C, l-2. 1-IUizinga, Johan, l S.l, 154. \Iardouk, 242. Philon d',\lexanclric, C,l, 62, 63, 6~.
\l:tringer,Johannes, 1M, 165, 166,16-,168, Pinard de la Boullave, 12.
Fidcs, r , -!R, 49, Sil, 51. hnus, 1411, 293. 1-11. Pi;;:ti:-, 5!1.
J·lanus Joséphe, lRl, 182, 1íl3, 184, 185, ldinopoulm, Thomas \., 311-. \Iarrctt, R. R., 151. Platon, 39, -lll, 61, 1211, 182.
18ó, 190, 191, 192, 193, 194, I'F, 2!111, ln:mna, 234,236, 2T, 241, 2-lh, 25'), 2(\). \Lutianus Capclla, Uil. PLnnJcr, Jan, 308.
2111, 21i3, 211, 228. lnnoccnt III pape, 2111. \larrin \' pape, 91. Phurc, 294.
Fc lrtUI1a, 48. Innoccnr 1\' pape, 1-6. \Ltssenzro, \larccllo, 211, .21, 23, ,lli!J. Plc,rin, !J2, ]11íl.
l:rançoi' d'. \ssisc, 215. lnrorccrta, Pro~pcro, 2ó(J, 2 ... 2, 2... 3. .\l:wss, \larccl, 12. Plutarque, r , 49, 236.
l·rankt'orr, 1-lcnn, Ll!J, 1.,-, 151, 232. 233. 1rénée, <:unr, [li'), IIII. \ln \[,J!Icr, Fncdrich, '), I 8, T ll!J, l'oulat, Lnulc, 31lCJ.
FrazL'r, lan1cs G., 9, 18, 22X, 2511, 3111, Jil3. l -.;;úc, 35, 36, Jó. l.'JK, 291. Prrhvi, 2911.
hédén~ Barberoussc, 218. f"i~. 236. \!c = .\!are I'Fnnc:i·bte, 'lK. Proléméc, Claude, 114.
hcud, S1grnund, 12(,_ luppircr, 28S, 291 l, 29_~, 2(J-t, 2lJJ, 2~Hl, 2 1
) ... \kCurchcon, Ru~~cll T., 31 I""'. 1\rhagore, 61, Ull, 182.
Frohcnius, LLTJ, 9, t51. \l(',<l,arc, 51.
\fdmchrhon, 31, 1')'!. Radclir.fc-Brown, R., 9.
G:chs, .\., ló8. \l!lcncl11k, .\ne L, 311~. Radloff, \\ ., I71.
Ca_ia. 291 \Jilllf\C, [JS. Roberr k C~u1scard, 211'), 2!11.
(J,J!Jil-l', c., 11 '). \I( l!~(.:, 1X.), ::2t>() Rudm .. I<>seph, 12h, 12-
 ~

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'C:ól 'r,tl ~'I ·,-,-~ ·_zt 'C:<'! \'Zi 'rrZI IZZ
'til '(,ri[ '_iii 'tr>l ''''i '(ri! 'rrl![ '!J(, ~-;z --~I , l ~ ·:-;.>u:>u! \
'rJ~ 't _ \'_ '1 .. ·,I_·!,'! 't'J 'tS ·;:~ 'qt ''Jt -~tI ·x~- 'lll!:-;[.~Lpr

'lt- '!Jt- '8~- 'tr ·-z~· 'i~- ·~z 'zz ·.lLLjS[Ut:USUl[:) ctl 'C:t·J
·1 !8( '()_z 'X._Z ·'""_C '<J'""Z '()_(."-~-I I 'tl l i l ·~111 \l[?\()l(JJJ:-;1'
"~-c: ·r_z \'.;_c: 'r_z 'ti_L ·(j{JZ '8 1JL ·_0c ·zcd ·'::·8 [ 't-R i ·su.l.>t!ílllh\
'')l)ê -~'H 't'!Z -,-<JZ 'I<JZ 'x~ l \~I 'noq l ttl \ 'tl
·ogz 'X'""C '.;__'---( 't;'-L 't~z ·~--L -~- 1JZ ·~u ''>,-1 'H'I -~u 'zu 'IU 'rru ·sc:I
\'<JZ 'I'!Z 'óR! ''J~I -~'-!'LI I'!! 'Jurq) (.ill '.:...11[ '.l:-; ..n,~:
·tcz -~·zz ·zzz ·1zz '·'!J.Jp:.uqJ ~~~-r ·c>Ll ·~ncJ::qrr ->l.lt'
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W! 'Zt 'lt ' ,mJcqJ ·;.·NL ' 1YJC 't-9(: \"t)Z
·c/JZ 'ur,q:) '!I() [ '.ILIJOOU\
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-~~J r '~s; r 'ts 1 \·sr ·zs r ·~- '(Jt- 'tUlf[llU-'.1
'[',[ 'rrCJ '(JtJ '8t[ '_t[ '<!f,_;J()!~) '!UfUI';l _t ·~.;nurr_u.r.1,_L
'úllC ·1~..:-.:(mr:) 'xSI 'tsl ';:si ''Jtl 'Stl '_II 'crr \rrl ... hZ \JhZ -~-()Z 't·úZ ·~;zz 'LH lllH>[P~ ·'l' .JíJa:,)l
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314 La perspective historico-religieuse Index des sujets et des notions 315
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rlrmúltt!tiil, 2tl4. c>pace, Ull, 134, 1411, lhl, [(J2, 2112, 2311, ISh.
2\l(,, 212. 215, 2lq. 22-. 2h4. 2tHl.
23!, 241í, 2.\9, 25~ :-6. 2J2.
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cia>'lticatJon, <Jl, lF. lú9. 1-.\ 183, l'J7,
rliahlc, 1"'1, l-2. 213. crhnologic, 11, 1'í,211.38,3'1, 11-,164, ló'i, 11.1. 11.\, 11], 111>, 11'7, 123, 1.\5, [.\(,,
l 'JR, 2.\ l, 264, 282. 168, 2511, 253, 299, 31111, 3112. -~11,), 3115, Li4, 15"', 158. 15'1, ](JII, ](,9, 215,241,
ckncal, cléricdt>mc, -.~. -s.
~6, 7 ~. l 9~, -s, di,I>pora, 182, 185.
3il(J, 2-fJ, 2""''"7, 2ft), 285, 20(1, 2C)C), _)(l!), 302,
2119. DiL·tc d' ,\ugsboun,!:, 31.
clérot11ancic. 280.
chcu-cícl, 174, ~--, l-8, 25.), 254, 259, T.\, froilc Polairc, 2-6, r-. 3113, 3114, )115, 3116, .>1r, 3118.

comparai~on, 13, 18, 19, 20, 2h, 35, .J2, SJ,

s-. ss,59, -~~. ~2. 115, 116, 11-. 118,
124. 12s. 129, u2. 1r.
140, 1.\2,
1511. 155, F3, 1'11, 193, 1'1-, 2114, 231,
LH, 2.\8, 2-"', 285, 29.\.
Connlc de Comrantinopic II, [112.
Ct;tlCIIc de Florcncc l.\39-lH3i, 8-, 88, 89,
92, 93, 9.\, h
Concilc de ~ icéc, 9-. 98, [li l, 104.
( .oncílc du Latran, 21i8.
Conc1lc \'ancan II, 9.), 221.
connb, 'F, 1111, lil9, 1111,113, !Li, 122,
123.
condition hunMÍnr·, \114, 1111í. 1"'2.
condinonncmcnt culturcl, 1.\9, 2112.
confcssion. 13, 31, _)2, 33, 34, '1, 284.
<:(mfc~SÍ(Jrl d',\ugsb<Jurg, 31.
Con~rCs d'hisroirc cks rcligions, 154, l.J9.
C:omrannnoplc, [li), 2118.
consuls. 258.
con\Tnnonnalismc, 122, 12.3.
Cméc, 11
Corinthe, 51.
coqnicisation, 85, Só, 13-J., 13r1. 26().
COSlTlOS, ((JS!llOiogic, }}<), 121, 129, J_)J,
ur,, 23'!, 2611, T.\ r+.
créarcur, -o, -2, li 14, lii8, 21-, 2H, 25.\,
2JJ.
créari"n, ~ii, 11)0, 111, 1211, 124, U'l, l:íl,
159,211, 23H, 255,3112, 3113, 3114
( :rcsccntius :fan11llc patricicnnc de R(mlc\:',
cn JÍ:;.adcs. 224, 22(,.
Crn1ss;uu fcrtilc, 23.1, 234, 23~.
culture, liJl.
culturc eles cér(:alcs. 231
(:une n m1amc ..~2. 2!"HI
(\·eles culrurcls, ló3, 1(J4.
C\-cllciré, 2K3.
r-. T8, T9, 28ô. 2H8, 28'1, 29L 88, 2.\11, 243, 245, 24(1, 28/i, 2%. hi>WÍrc du chmnanJ>mc, 74, 1111, lil2, l 13.
dicu-roi, 2()1, 2n2, 22 .... , 228, 2.3'""', 23<), 2-t!l. suprcmc, 311, 3f\, 39, 411, -2, !:l 1, 1(,8, lustonc~>mc, -, 8, 16, 158.
dii(~Ír, 2311, 231, 2.12, 23.\, 24il, 243, 244, 245, )(,9, 241, 251í, 2'il, 252, 253, 2(d, 264. hi>toriocrraphic, 115. 116, 124. 125, 129,
us,
246, 2.f7, 288. c·ucharisuc, í:P, 92, 93. l.\11, l.\1, 1511, )(,), 2115, 215, 284, 3114.
/wmofa/Jrr, 161, 162.
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émlutionmsmc, 120, 2~8. /JOlJ/o Júdol.í, 15.), 154.
dí,·ination, 19, 5.3, _2"7), .2""' . . . , 280.
cxC()D1nlun.icatúm, 2(l9, 21n. iJO!JJO Ot(O/lOJIÚO!.\, 161.
ci.i\~inisarion, 229.
iwma politicuJ, 1()I\
,!J,·inité, ~1, 58,(,\, 711, -2, 'JS, 'i"', 99, llí3,
fé·condité-fcrtilité, 91, 92. homo nJi~io.rm, H, 146, 14"', 149, Li2, 153,
l 04, !CIS, 1/ló, 202, 228, 229, 2311, 231,
232, ns.
236, n-,
238. 239, 241, 24.\, ri·mirun, 85, 93, 28'7. 154, 155, 156, 157, 15ô, 1611, 163, 173,
1-'1, 212,243, 24"', 249, 284.
245, 246, 2.\7, 249, 250. 253, 254, 255, fé·odalisrnc. 225.
tidi·ím1C, 31, 33, .14, .F, 38, 411, 11 ~. llopi, 82, 83.
2ó3, 21í4, 2-"', 282. 288, 289, 293, 296.
docun1cnrarion hi~ronyuc, 1.34, 13<), 24(J, fidrs, 4(>, r, .\8, 49, 'iO, 52, 'í4, 64, 211,212, hormcopc, 1 H.
21.\. f bia, 21í3, 2"'1i, 271, 2"' 7 .
.256.
do,c:mc, 98, 1 ll9, 1111, 113, 115. ticf, 21il, 219, 224. Tl. /!lltW'!.,, 269, 2-1.
droJt, 27,311, 41i, .\8, 1111, 1-4, 18.\, 1911, 191, tib du Ucl, 1-5, Pô, 2M>, T3, r'!. 1-luan~-ri,
2W, 2"'11.
1'12, 1')9, 2111, 2íl'i, 211ó, 21í9, 213, 215, tib du >ort, 279. huma;mmc, 1'l'l.
216, 21"', 2611, 265, 267, 268, 269, 2"'9, f(li, 8, 25, 29, 311, 31, 32, 33, 34, 36, 37, 38,
295, 3111. 39, 411, 41, 42, 43, 45, 46, 48, 49, 511, 51, L\HR, 154, 1611.
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du-alimlc, 12, 1118. 9\ 'F, lii2, )(13, !114, 111'), [[11, 119,125, -s. 98, 172, 2n2, 235, 237, 286.
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13\ 13(,, 1-4, F5, 1"'8. 185, 189,
l:ranc-maçonncric, 225, 22ú. Indc, 125, 131, l.F, 13íl, [.)11, l.\2, 188, 189,
I '12, 2113, 21i', 211íl, 2119, 233, 25-., 2CJ!,
2(,3, 2rA, 2ó5, 2M, 2ó-, 269, TO, Tl, Fr,mmníc, 2119. 288,
2!2, 2.... 5, .2"7'""', 2''8, 292. Indo-iranicm, 131, 132, 133, 134, 136, u-,
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318 La perspective historico-religieuse
""·'kl". IW>, l<Jil, l'Jl. l q_), 212. 22--+, 230, 23-, :JK, 2-t\ 2-F),
~:1:-.,:L'_ _2()(). 2(1-, 2-(J, 2()1'1, 2()1_ 2()(J_

..;carulon1ancic, 1--.J., ~-- TcxtL:'-' de:-; P\-r;unldc:-;, \3-. 2_1K .

~cicncc de.; r,·ilLó()n~. -2, 1 L), LU, lJ<). Thc!Jc,, I hK, 238
:--ClLTlCC:-; ;lltcrnati\·L''., }}-f. thé( JCra;-;ic_ 2.1H, 2.1CJ.
C.:C1Clltl~ll1C, ).2! I, 121, \23, J 2-J., !2(1. thcl>cr:nic, K. 1-.S, 1-9, !SI, !tU, !H+, 18~.
:-:cnh;:.;tiquc, h-. h?-\, III !.%, IK-, \'111, 1'12, ]<J), l'J:i, 1%, ]'J-,
Sci\2:11Lur de.:. anirnaux, -.:_:, 1CJ<). 1'):-\, ]'JlJ, 21111, 2111. 2113, 211+, 2111, 211.
l"t!iri!Jf.\(f;!UIIIl!l/!1, \li 1.
21 C1. 22-. 22K.
<:pulturc, 1).\ lh""' . 2-J.(), 252, 254, 264, 2--
.~lw1cr, 1--L 1-5, ~h!, 2ó.\ 2(,+. 2C>~. 2óó,
.2r1-, 2hH, 26tJ, 2-ll, 2-L 2-2, 2-3, 2""""'-.J., Ti, 261. 2C,+, 2C,S, 2M,, 2(,-, 2hí:i, 2W, 2-11,
2'"75, 2-r), 2--, 2-R. 2-2. 2-:3. 2-:4, 2"""'6, 2--. 2. . 8.
S1bénc, S!bé·ncns. 1~11, 1-1, 1-2, ~-~. T1hcr, Tihétaim, 18-, 188, 189, 191, 2111.
!'0![11';, 183.
Table des matieres
~ore ~uragc au), 23-.J., 2-q, 2Rn.
tonuc, 2-6, 2...,_,_
'-'OU\Tnuncrl,_ 143, 1--.J., 1-8, 2n0, 22L 23],
Tnungou:-;c:->. 1(/)_
238, 2+1. 2+3, 2511, 253, 255, 256, 2.'i",
rran:-;:-;ub;-;tantiati( m, C).f_
25H, 265, Ti>, TI, 2fló, 28-, 281'\, 2W!,
ltidcçfn~ 1'}, ..., 2.
29n, 292, 293, 295.
Spartc, 18-
uati, 83, R+, 85, 8(,_ 93 .
Préface, par .S'ill'ia Aianàni
.i/Jr.l, 48.
1· niYcr,, Y au"' cmmo,, li J7, 139, 1+il, I+ 1,
sp1rirud, J(,(J, 211J.
\rcllifil, 141.
1+2, r3. r+, rs. Avant-propos
l 'd:u/tw~ I~"".
"lllcicm, ]9, (, 1, (d, 182.
[_-l7JJOJlO!/JÚJ!JIU.í, 164, 16J, 168, 250, 264, 2()"7.
SunH~Ticn, 23(), 233, 234. 235, 239, 243, 244,
2-+CJ, 2+8, 2+9, 25", 259, .."<J3.
La foi en la foi .................... .. ......................................... 29
'édil1UC, rcligion, Ul, 1++.
Sd,cstrc li pape, 21r. Vrr!J;/!}1, lí+.'
syn1bí di~n1c, b(l, R-, 89. II La parole et la foi ......................................................... 45
'-i-riri·, 32, +2, ~2, 59, ó2, (,8, UJ, R'>, 1115,
liJ9, 119, 12..", 123, 12+, 125, 12ú, 129,
T'.ú-ki, T'ó, T-. 131, 132, llh, 1+\ 182, 29". IIL La béatitude espérée ................................................... 67
T'icn, 1-+, 1-5, 1-(,_ ~--. 261, .."6+, 2"0, 2"1, \Trtu~ cardinalc~. 41, 213, 21 +.
2''3, ::::- .t. 2-6. 2-s. 2'"'9. \Trru~ tnorak~. 21J, 214, 215, 224, 22J. IV. De l'eau dans le vin 81
I 'ien-mm~, 1-5, 1-6, 1-8, ,2(, I.
\Trtll> théologalc,, 41, +8, 2 U.
r'icn-ti, 2""7(J !'ÚIIat:~-lltl, 142.
V. Christologie et salut 97
J"ftll-tJNf, 2"73, 2-9. ,-in, 81, 8+, í-16, s-, t\8, t\9, 911, <JJ, 92, 93, 9+,
/m~~llrtl, 1-:4. 95.
r:tntri,mc, 190. \-initlcarion, fr·, H8, 89, 95. VI. Religion et science ...................................................... 113
raol"~n1c, 2-:-ó. n:eux, .."14, 215.
T:1rars, 1-1. \'!L Des vérités cosmiques ................................................ 129
Tcmplc de Salomon, 22(,, Jl'dl~~.26-, 2-(~, 2"'2, 2"'-.
Tcn1plicr:-;, 222, 223, 22-.J., 225, 22CJ. \\ 'nrn1s ,iJiCtc de -: conc()rdat de -\, 200,
18'>, !9S, 2115,20-,2111,
VIII. L'homo religiosus ........................................................... 147
2111.

rem!"· II, (,11, --, lilí-\, 135, uc,, 162, 2112, IX. '"
L e monot h e1sme '
pnmor d"1a1 ................................... .. 163
229, 2JC), 25"". 258. 2611, 269, 2"""'3. 2rU,
.1n1, JoJ. X. La théocratie .................................................................. 181
/tl/~07,l-4.
tu;<n. 1-+. I-\ ~--, 1-K, 2K8.
Tcrrc Samtc, -:z, !311, Ir. 1-.l, 1-5, I'JI
) in, 2-2.
rin, 26(), 2-2. 2-s.
XL La crypto-théocratie ···················································· 195
XII. Moines et chevaliers ···················································· 211
XIII. Dieu-roi et roi-dieu ······················································
XIV. La souveraineté céleste .............................................. 243

l
.~20 Lu Jlenj)('CTi\'1' hisrorico-rc!igieusc

:\\'. L'Empire céleste ......... ....... ... ....... ...... .. .. ...... .. ............. 2CJ1
\:\T Le succédané de Di eu ..... .... .... ... .... .............. .............. 20 I
Postface, jMr. l11!oill! I ,;m·c ..................................................... 2<J<J
Index des noms de personnes et de pcrsonnagcs
mythologiquc ............................................................................ _)( 1<1

Index dcs sujcts et des notions ............... ............................ _) 11