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à sauver des vies, puisque les vaisseaux militaires


engagés doivent porter secours aux embarcations
Un pavillon pour l’«Aquarius»: l’épreuve
repérées sur leur route ou qui leur sont signalées en
de vérité pour Macron détresse. Mais c’est au coup par coup, « au petit
PAR MATHILDE MATHIEU
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 4 OCTOBRE 2018 bonheur la chance ».
Sinon, aucune mission d’assistance proprement dite,
avec des navires dédiés, dûment équipés, n’a jamais
été lancée par l’UE. Ni après Lampedusa en 2013.
Ni après la découverte du petit corps d’Aylan (3 ans)
échoué sur une plage de Turquie en 2015, au pic de la
Le navire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières. © Reuters crise des réfugiés.
Le 3 octobre 2013, le naufrage de Lampedusa horrifiait En fait, les seuls bateaux voués au sauvetage qui
l’Europe. Cinq ans plus tard, les seuls navires voués croisent en Méditerranée sont ceux affrétés par
au sauvetage en Méditerranée sont pourtant ceux des ONG. Ou plutôt qui croisaient. Alors qu’ils
des ONG. Pour que l’Aquarius puisse reprendre la étaient une dizaine au large des côtes libyennes
mer, Emmanuel Macron doit l’aider à récupérer un au printemps 2017, l’Aquarius s’est retrouvé tout
pavillon. seul en septembre, après l’immobilisation de navires
Il y a 5 ans, jour pour jour, un chalutier « poubelle » humanitaires à Malte notamment, et la saisie du
parti de Libye chavirait à proximité de Lampedusa, en Iuventa en Italie (où une partie de l’équipage est
Italie. Au fil des repêchages, le nombre de cercueils poursuivi pour « avoir aidé et attiré l’immigration
entassés dans un hangar dépassait la barre des 50, illégale»).
100, 200, 300, pour s’arrêter à 366. Ce 3 octobre Et le pire arrive maintenant. À la seconde où il
2013, horrifiée, l’Europe se promettait à elle-même : accostera à Marseille jeudi 4 octobre, après deux
« Plus jamais. » Dans cet élan de compassion semaines en mer et 58 vies sauvées, l’Aquarius devra
générale, la commissaire aux affaires intérieures de rester à quai, interdit de naviguer. Car le Panama,
l’UE, Cecilia Malmström, s’engageait à « proposer comme on le sait, vient de lui retirer son pavillon, un
aux États membres d’organiser une grande opération mois seulement après le lui avoir accordé. Après que
de sécurité et de sauvetage en Méditerranée ». Elle n’a Gibraltar, déjà, s’était rétracté au cœur de l’été.
jamais eu lieu.
De son propre aveu, l’État du Panama, paradis
fiscal éhonté et distributeur invétéré de pavillons
de complaisance (au point qu’il immatricule un
cinquième de la flotte commerciale de la planète), a
cédé sous la pression de Rome, où gouvernent depuis
juin des ministres d’extrême droite. Dès lors, qui s’y
colle ? La France, mon capitaine ! Non aux pavillons
Les cercueils des migrants morts noyés au large de
Lampedusa (Italie), le 3 octobre 2013. © Reuters de complaisance, oui au pavillon de compassion.
Toute seule, l’Italie s’est attelée quelques mois durant Si Emmanuel Macron veut mettre en pratique
à la tâche, avec sa propre marine nationale, et à ses « l’humanisme réaliste » qu’il a récemment théorisé
frais, avant de jeter l’éponge – c’était Mare Nostrum. devant les évêques de France, il doit faire immatriculer
Depuis, rien ou presque. L’UE aime certes à rappeler l’Aquarius (en tout 29 523 migrants sauvés depuis ses
que ses opérations en Méditerranée, qu’il s’agisse de débuts en 2016). Plusieurs chercheurs et politiques,
contrôle des frontières (Frontex) ou de lutte contre certains membres de la majorité, ont déjà pressé le
les trafiquants de migrants (Sophia), servent aussi gouvernement en ce sens, de Barbara Pompili (députée

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LREM) à Juliette Méadel (ex-ministre socialiste), détention, certes gérés par le gouvernement officiel,
d’Alain Madelin (ancien des gouvernements Balladur mais où les exactions restent légion (malnutrition,
et Juppé) à l’écologiste Daniel Cohn-Bendit, tous travail forcé, coups, voire tortures), et où des
signataires d’une tribune dans Le Monde. « Ne pas trafiquants continuent parfois d’opérer. Les survivants
donner à l’Aquarius un nouveau pavillon (…), c’est de ces prisons ne cessent d’ailleurs d’en témoigner :
se rendre coupable du crime de non-assistance à ils préfèrent mourir noyés que d’être renvoyés dans cet
personne en danger », écrivent ainsi les auteurs. « Un enfer (voir les témoignages de rescapés du Lifeline
pavillon français pour l'Aquarius, maintenant ! », recueillis cet été par Mediapart).
clame aussi le mouvement de Benoît Hamon, C’est donc l’heure de vérité pour Emmanuel Macron.
Génération-s. Tandis que Ian Brossat, tête de file Tout l’été, pour justifier son refus d’ouvrir les ports
des communistes aux élections européennes de mai français à l’Aquarius, d’accueillir ces « cargaisons »
prochain, juge que « ce serait l'honneur de la France ». de miraculés dont l’Italie ne veut plus voir la couleur,
De son côté, Jean-Luc Mélenchon vient de relayer l’Élysée a expliqué que la France n’était pas hostile à
l’appel à manifester, samedi 6 octobre, lancé par SOS l’accueil des réfugiés, bien au contraire. À l’entendre,
Méditerranée et Médecins sans frontières (affréteurs la France s’efforcerait simplement de marcher sur
du navire) pour réclamer « les mesures nécessaires deux jambes : faire respecter le droit maritime
permettant à l’Aquarius de reprendre sa mission ». international qui prévoit un débarquement dans le
Mercredi, plusieurs associations de défense des droits « port sûr » le plus proche ; et ensuite, apporter son
de l’homme (dont Amnesty International) ont aussi aide au pays de débarquement pour qu’il ne reste pas
appelé Emmanuel Macron à « agir rapidement ». seul à supporter cette « charge ».
De fait, il y a urgence. Alors que le nombre de départs À six reprises durant l’été, Paris a ainsi fait partie
depuis les plages libyennes a considérablement chuté d’un « pool » de pays volontaires qui se sont réparti
en 2018 (1 325 recensés en août par exemple, soit la les rescapés de l’Aquarius accessibles au statut de
jauge la plus basse depuis 2012), le taux de mortalité réfugié, puis ceux de l’Open Arms ou du Lifeline,
en mer a parallèlement explosé. D’après les calculs débarqués pour les uns à Malte, pour les autres en
de Matteo Villa, chercheur pour un think tank italien Espagne. En prenant sa part et en bataillant au coup
(l’ISPI), la part des noyés ou disparus était déjà de par coup pour qu’une solidarité européenne se mette en
2,4 % sur la période de janvier 2017 à mai 2018 branle (à rebours du règlement de Dublin qui imposait
(date d’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement au seul pays d’entrée le traitement de ces demandes
italien), mais elle a encore grimpé à 5,5 % entre juin d’asile), Emmanuel Macron a prétendu faire honneur
et août 2018. En clair, la mortalité a plus que doublé aux valeurs et à la tradition d’accueil de la France.
depuis l’arrivée au ministère de l’intérieur de Matteo L’« humanisme réaliste », en somme.
Salvini. Outre que cette approche mériterait largement
contradictions et critiques (s’agissant notamment du
sort fait aux migrants dits « économiques »), elle subit
aujourd’hui une épreuve de sincérité. Si Emmanuel
Macron veut réellement, à défaut d’ouvrir ses ports,
prendre sa part dans l’accueil des réfugiés qui
Le navire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières. © Reuters
fuient la Libye et réussissent à pénétrer dans les
Des données provisoires suggèrent même qu’elle eaux internationales, encore faut-il que des navires
aurait atteint 19 % en septembre… Soit 19 migrants humanitaires soient là pour les repérer, les repêcher,
décédés pour 10 passés en Italie et 71 interceptés en les débarquer sur un sol européen, quel qu’il soit. Si
mer par les garde-côtes libyens. Une fois ramenés Emmanuel Macron croit un minimum à sa « ligne de
à terre, ceux-là sont expédiés dans des centres de

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crête », il doit donc aider l’Aquarius à récupérer un Au même conseil européen, le président français a
pavillon. Au risque, sinon, d’entrer en contradiction laissé passer, sans ciller, le projet de création de
avec son propre discours et de révéler une hypocrisie. « plateformes de débarquement » sur les rives sud de
Y a-t-il la moindre chance ? En juin dernier, la Méditerranée, où les migrants interceptés en mer par
le président français a appuyé les décisions du les navires européens pourraient être ramenés – si les
conseil européen visant à renforcer les garde-côtes pays du Maghreb ont déjà dit non, l’actuel chancelier
libyens, et d'abord à les former pour qu’ils respectent autrichien rêve désormais d’un accord avec l’Égypte.
davantage les droits de l’homme et des réfugiés, si l’on Une fois, devant la presse, Emmanuel Macron est
en croit les éléments de langage. Mais l’UE et l’Italie même allé jusqu’à reprocher aux bateaux des ONG de
financent aussi leurs équipements, qui permettent aux faire « le jeu des passeurs ». Dès lors, on comprend
Libyens d’intercepter en mer une part toujours plus que les équipes de l’Aquarius misent tout autant sur
grande des migrants lancés depuis leurs plages. le Vatican ou la Suisse, deux États extérieurs à l’UE,
étrangers au projet européen, pour regagner le droit de
sauver des vies. Ce serait quand même un comble.

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