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Revue des Études Anciennes

Aristophane et les Perses


Michèle Daumas

Résumé
Les Perses ont été une source d'inspiration pour les écrivains et les artistes du Ve siècle av. J.-C. Ceux-ci mettent en valeur la
supériorité grecque, non sans éprouver une certaine admiration pour le Barbare. Que doit le théâtre d'Aristophane à la mentalité
de son époque, lorsqu'il y est fait allusion à la Perse et aux Perses ? Telle est la question posée ici. La comparaison avec les
œuvres d'art sensiblement contemporaines permet de montrer où se situe l'originalité du poète comique.

Abstract
The Persians were a source of inspiration for the writers and the artists of the 5th B.C. who emphasize Greek superiority,
although they feel some kind of admiration towards the Barbarian. What does Aristophane' s theatre owe to the mentality of his
time when it is referred to Persia and Persians ? That is the object of this paper. Comparison whith works of art more and less
contemporary helps to understand where lies the originality of the comic poet.

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Daumas Michèle. Aristophane et les Perses . In: Revue des Études Anciennes. Tome 87, 1985, n°3-4. pp. 289-305;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1985.4210

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1985_num_87_3_4210

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ARISTOPHANE ET LES PERSES

par Michèle DAUMAS*

Résumé. — Les Perses ont été une source d'inspiration pour les écrivains et les artistes du
Ve siècle av. J.-C. Ceux-ci mettent en valeur la supériorité grecque, non sans éprouver une
certaine admiration pour le Barbare. Que doit le théâtre d'Aristophane à la mentalité de son
époque, lorsqu'il y est fait allusion à la Perse et aux Perses ? Telle est la question posée ici. La
comparaison avec les œuvres d'art sensiblement contemporaines permet de montrer où se
situe l'originalité du poète comique.

Abstract. — The Persians were a source of inspiration for the writers and the artists of the 5th
B.C. who emphasize Greek superiority, although they feel some kind of admiration towards
the Barbarian. What does Aristophane' s theatre owe to the mentality of his time when it is
referred to Persia and Persians ? That is the object of this paper. Comparison whith works of
art more and less contemporary helps to understand where lies the originality of the comic
poet.

*Université de Paris X-Nanterre.


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Les grands conflits qui opposèrent Grecs et Perses au Ve siècle ont très naturellement
été une source d'inspiration pour les écrivains et artistes contemporains de ces événements.
On connaît l'émotion provoquée à Athènes en 493 par la représentation de la Prise de Milet
de Phrynichos, qui devait entraîner la condamnation du poète, coupable d'avoir fait pleurer
les Athéniens1. Outre les Perses, Eschyle avait consacré plusieurs tragédies aux affaires
perses2, sujet qu'avaient choisi également des poètes comiques, comme Magnés3 ou
Chionidès4. Les chroniqueurs, quant à eux, rapportaient l'expédition de Darius en Scythie,
comme Dionysos de Milet5 ou Xanthos de Lydie6, ou décrivaient, comme Charon de
Lampsaque7, la révolte de l'Ionie. Hérodote suivit la voie qu'ils avaient tracée et, si son
œuvre remporta un tel succès auprès des Grecs du Ve siècle, c'est parce qu'ils y trouvaient,
avec le récit vivant d'un passé proche, l'évocation de cet Orient lointain d'où le Barbare était
venu sur le sol grec porter la guerre et la désolation.
L'intérêt des artistes rejoint celui des écrivains. Les Perses font leur apparition dans l'art
grec au lendemain de la prise de Sardes en 546. Ce thème se développe abondamment
pendant et après les guerres mediques8. On oppose Grecs et Barbares pour mieux faire
ressortir la supériorité grecque. Mais cela ne va pas sans une certaine fascination à l'égard de
l'adversaire. On reproduit avec minutie la richesse de ses vêtements bariolés, ses montures
inhabituelles et cet exotisme, de toute évidence, plaît.
Quand bien même les Perses ne font le sujet d'aucune pièce d'Aristophane, ne peut-on
retrouver une certaine conformité aux tendances de son époque à travers les allusions à la
Perse et aux Perses que l'on relève dans l'œuvre du poète ? La comparaison avec les
documents figurés devrait permettre de mieux conduire l'enquête.

*
* *

La crainte du Perse, unanimement répandue en Grèce au Ve siècle, n'est pas absente du


théâtre d'Aristophane, même si elle se cache sous les effets comiques. L'adversaire est
redoutable, tout d'abord, par l'immensité de son territoire aux montagnes inaccessibles et aux
vastes étendues désertiques. Se rendre d'Athènes à Suse demande plusieurs mois. Au début
des Acharniens (vers 65-90) le poète évoque de façon burlesque les dangers de la route qui,
traversant les plaines caystriennes, conduit d'étape en étape les ambassadeurs jusqu'au Grand
Roi. Ils ont mis quatre années à la parcourir, afin de mieux profiter de la coquette somme de

1. Sur les motifs véritables de cette condamnation voir Edouard Will, Le monde grec et l'orient — Le Ve siècle,
Paris 1980, p. 92.
2. Les Mysiens, les Phrygiens.
3. Auteur d'une comédie intitulée les Lydiens.
4. Auteur d'une pièce intitulée les Perses ou Assyriens.
5. Dans les Περσικά. ν
6. Auteur de Περσικά et de Σκυθικά
7. Dans une œuvre intitulée également Περσικά
8. Voir à ce sujet Helmut Schoppa, Die Darstellung der Perser in der griechischen Kunst bis zum Beginn des
Hellenismus, Heidelberg, 1933.
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deux drachmes qui leur est allouée comme indemnité journalière. Lorsqu'ils sont enfin
arrivés, le Grand Roi était absent, car il était parti pour les Montagnes d'Or9. Son voyage
devait durer huit longs mois.
Le Perse est un gravisseur de montagnes et lorsqu'il choisit une monture, c'est le
chameau qu'il préfère. C'est ce qui ressort des vers 274-278 des Oiseaux. Quand apparaît
l'oiseau surnommé Μήδος, le Mède, Evelpidès s'étonne que cet oiseau, que l'on qualifie
d'alpiniste, ορειβάτης, ait pu se déplacer sans chameau. Les Grecs connaissaient
les chameaux depuis les guerres mediques. En effet, aux dires d'Hérodote10, ces animaux
accompagnaient les contingents arabes de l'armée perse et l'étrangeté de ces montures avait
dû frapper les imaginations. D'ailleurs les artistes associent volontiers, eux aussi, Perse et
chameau. C'est le cas notamment sur le vase plastique du Louvre C.A. 3825 (pi. 1, 1-2) daté
de la décennie 460-450 par L. Kahil dans la publication qu'elle en a donnée11. Trouvé à
Memphis, il est signé par le potier Sotadès. Le document est malheureusement fragmentaire,
mais la scène toutefois est claire. Un Perse aux traits fortement marqués, portant barbe et
moustache et coiffé du haut bonnet pointu, tirait par la bride un chameau, tandis qu'un jeune
noir (son esclave ?) l'accompagnait. Les scènes figurées sur le rhyton représentent un combat
entre Grecs et Perses, ces derniers semblant avoir l'avantage sur leurs adversaires. L. Kahil y
voit une allusion à la défaite des Athéniens devant les Perses à Memphis en 45612. En ce cas
le vase revêt une valeur de symbole : il s'agit du Perse type, tel qu'on l'imagine alors dans sa
différence qui crée ici sa supériorité.
La Perse c'est aussi une armée effrayante. Elle est supérieure en nombre à tout ce que les
Grecs ont vu jusque-là. On retrouve au vers 1260 des Oiseaux cette terreur qui avait dû être
celle des Grecs devant l'envahisseur et dont témoignent les descriptions d'Hérodote13. Le
Laconien, rapportant les exploits des Spartiates aux Thermopyles, rappelle leur frayeur face à
ces Perses « aussi nombreux que les grains de sable ». Ces guerriers sont d'habiles archers et
le chœur des Guêpes, au vers 1084, se souvient avec effroi de ces moments où, à Salamine, la
bataille étant encore indécise, les flèches volaient si nombreuses « qu'on ne pouvait plus voir
le ciel ». C'est en effet comme des archers que les Perses apparaissent souvent sur les
peintures de vases. Sur l'oenochoé de Boston 13196, attribuée au peintre de Chicago et datée
de 460 (pi. I, 3)14, on voit un Grec nu, armé de cnémides, bouclier, épée au fourreau
suspendue au baudrier passant sur l'épaule droite, affronter à la lance un Perse vêtu d'un

9. Les Grecs croyaient que la Perse était riche en mines d'or. De telles montagnes n'ont bien sûr jamais existé
que dans leur imagination.
10. VII, 86 : « Les Arabes menaient tous des chameaux, lesquels pour la vitesse ne le cédaient pas aux
chevaux ».
11. Lilly Kahil, « Un nouveau vase plastique du potier Sotadès au musée du Louvre », R.A. 1972, 2, p. 271-
284.
12. Après l'assassinat de Xerxès en 465 la prise du pouvoir par Artaxerxès I avait soulevé en Bactriane des
troubles qui s'étendirent jusqu'en Egypte. Les Athéniens y soutinrent la révolte en 463 et débarquèrent à Memphis
dont ils s'emparèrent. Les Perses envoyèrent une expédition en 456 et les Athéniens vaincus furent expulsés de
Memphis.
13. Comme par exemple lors du récit de la bataille de Marathon, VI, 112: «Les Athéniens (...) furent les
premiers à supporter la vue de l'équipement des Mèdes et d'hommes portant cet équipement, alors que jusque-là rien
qu'à entendre le nom de Mèdes les Grecs étaient pris de peur ».
14. ARV, 631-38.
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justaucorps et d'une sorte de tablier. Celui-ci pare l'attaque en fuyant vers la droite et en se
retournant sur la gauche pour se défendre avec son sabre qu'il tient dans la main droite. Il a
l'arc dans la main gauche et le goryte suspendu à son épaule droite. Il est significatif que le
Grec, qui maîtrise la situation, soit nu. L'artiste souligne par là la valeur du personnage qui
met en fuite un adversaire aussi bien armé. Par la nudité héroïque on rapproche ainsi le
guerrier grec du monde des dieux.
La société perse, fortement hiérarchisée, inquiète également les Grecs. Le pouvoir du
Grand Roi est considérable. Tous ses sujets lui sont soumis et il intervient sans vergogne dans
la politique des cités grecques auxquelles il impose son bon vouloir. Dans la parábase des
Archarniens le coryphée montre plaisamment (vers 646-654) comment le Grand Roi arbitre
les affaires les plus personnelles des Athéniens comme l'attribution du prix à un poète
comique. Le public athénien se doit de choisir comme vainqueur l'auteur de la pièce, puisqu'il
plaît au Grand Roi. Celui-ci, en effet, lui reconnaît le mérite insigne de ne pas ménager ses
concitoyens. C'est aux Lacédémoniens venus en ambassade auprès de lui pour solliciter son
arbitrage qu'il a fait cette confidence. Et puisque le Grand Roi se prononce ainsi pour la
supériorité d'Athènes sur Sparte il ne reste plus aux Lacédémoniens qu'à réclamer Egine
comme clause de la paix15, en espérant enlever le poète. Ainsi seront-ils à leur tour en grâce à
Suse.
Le protocole de la cour est compliqué et rigoureux. Aux vers 485-488 des Oiseaux
Aristophane rappelle les origines perses du coq et souligne que, comme le Grand Roi, il est
« le seul de tous les oiseaux à porter la tiare droite ». Cette « tiare », κυρβασΟα
semble être, selon les descriptions d'Hérodote, une sorte de bonnet pointu se tenant droit et
raide. Le roi avait seul le privilège de la porter droite, tandis que les nobles de son entourage
la portaient inclinée sur le côté. C'est avec une coiffure de ce type qu'est représenté Darius
Codoman sur la mosaïque de Naples. En fait l'art grec n'attribue pas au Grand Roi la coiffure
qu'on lui voit porter sur les reliefs de Persépolis. Lorsqu'on le reconnaît sur des peintures de
vases qui le présentent dans des scènes de schéma très voisin de celui du départ du guerrier, il
porte toujours ce bonnet d'étoffe raide16. Mais c'est en Italie du Sud, en 350 avant J.-C. que
l'on a, sur le célèbre cratère de Naples 3253 (pi. II, l)17, l'image la plus fidèle de cette cour,
telle que se la figuraient les anciens. Qu'il s'agisse d'une représentation des Perses de
Phrynichos ou, comme on l'a soutenu récemment de l'illustration de la révolte de l'Ionie18, le
Grand Roi apparaît dans toute sa majesté. Assis sur son trône décoré de statuettes et incisé de
motifs divers, les pieds posés sur un tabouret prenant appui sur une plinthe, son vêtement
richement brodé serré dans une large ceinture, il est coiffé de sa haute tiare. Il tient le sceptre
dans la main droite et l'épée au fourreau dans la main gauche et écoute avec attention le
rapport d'un messager juché sur une base circulaire sur laquelle on peut lire ΠΕΡΧΑΙ, les

15. En 431 Athènes craignant qu'Egine ne devînt une base péloponnésienne en avait chassé toute la population
qu'elle avait remplacée par des Athéniens. Les Eginètes avaient été accueillis par Sparte et regroupés à Thyréa, aux
confins de la Laconie et de l'Argolide.
16. cf. Lécythe Stockholm, Medelhavsmus Vouni 249, ARV, 1150-27 ; péliké Paris, Louvre Camp. 11164, ARV,
571-74.
17. A. D. Trendall, The Red Figured Vases of Apulia, Oxford 1982, p. 495, n°38. Le peintre de Darius.
18. Interprétation de Margot Schmidt dans ANAPXAI, Mélanges Paolo-Enrico Arias, Pise 1982, p. 505-
520.
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Perses. Debout derrière le souverain et en position de repos, un guerrier, muni d'une double
lance et d'un long sabre qu'il porte sur son épaule droite, assiste à l'entretien. Peut-être est-ce
l'un des Immortels ou même leur chef, le chiliarque. Des dignitaires sont assis de part et
d'autre des trois personnages. Même s'il s'agit bien d'une scène de théâtre s'accompagnant
des accessoires et costumes particuliers à ce genre, on retrouve bien, dans le groupe central,
l'idée que les Grecs se faisaient de cette cour. Et la façon dont la « tiare » royale est
représentée avec des sortes de festons permet de mieux apprécier la saveur de la comparaison
d'Aristophane dans ce passage des Oiseaux : la coiffure du Grand Roi évoque fort bien une
crête de coq.

* *

Pas plus que ses contemporains Aristophane n'échappe à la fascination que le Barbare
exerce sur les Grecs. L'Orient d'où il vient est présenté comme un Eldorado aux villes
merveilleuses. Si les oiseaux construisent une ville, elle sera « ceinte de murailles de grandes
briques cuites, comme Babylone». L'immense ville entourée d'une double rangée de
remparts percés de cent portes d'airain, telle que la décrivait Hérodote (1, 179), sert donc de
référence à cette cité idéale située elle aussi dans un lointain inaccessible. Ecbatane, quant à
elle, est le lieu du luxe et des plaisirs. Dans les Acharniens la tenue bariolée des ambassadeurs
entraîne Dicéopolis au vers 64 à s'exclamer : « par Ecbatane, quelle tenue ! » Dans les
Cavaliers (vers 1089) occuper la capitale d'été du Grand Roi apparaît comme la réussite
suprême : selon l'oracle que le charcutier lui propose Démos pourra y rendre la justice tout en
léchant des gâteaux saupoudrés de sel !
La Perse possède ses Montagnes d'Or qui expliquent le train de vie du Grand Roi auprès
duquel les Grecs accourent dans l'illusion qu'il leur donnera un peu d'or {Acharniens, vers
102-114). Les demeures princières sont décorées de tapisseries bigarrées, évoquées dans les
Grenouilles (vers 937-938). Selon Euripide les animaux fabuleux qui y figurent, tels que les
chevaux-coqs ou les boucs-cerfs, sont des créations aussi dénuées de raison que celles
d'Eschyle. La table royale est fastueuse. On y sert des bœufs entiers, cuits au four, et des
oiseaux gigantesques. On y boit un vin pur et doux dans des coupes d'or et de verre, comme le
racontent les ambassadeurs des Acharniens (vers 73-89).
C'est la même image de luxe que nous renvoient parfois les intailles gréco-perses que l'on
considère, le plus souvent, comme des objets réalisés par des artistes grecs pour une clientèle
perse. Ainsi en est-il sur l'intaille d'Oxford, Ashmolean Museum 1921-2 (pi. Π, 2)19. Sur
cette calcédoine, datée de la deuxième moitié du Ve siècle avant J.-C, regravée d'une
inscription coranique en caractères coufiques, on voit un Perse assis sur un siège
soigneusement rembourré. Il est coiffé de la tiare qui laisse passer ses cheveux longs retombant dans le
dos et maintenus par un ornement en forme de boule. Il porte barbe et moustache et il est
vêtu d'une tunique à manches, de pantalons et peut-être d'un manteau. Ses pieds chaussés
reposent sur un tabouret. Il tend les bras vers une femme qui lui apporte avec précaution un

19. Cf. John Boardman and M. Louise Vollenweider, Ashmolean Museum, Catalogue of the Engraved
Gems and Finger Rings, Oxford 1978, n° 178, pi. XXXII.
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flacon et une coupe dépourvue de pied. Elle est vêtue d'un chiton à larges manches ceinturé à
la taille. Ses longs cheveux sont retenus en une natte retombant dans le dos, dont les
extrémités sont ornées de bijoux sphériques. L'attention qu'elle apporte aux objets qu'elle
tient semble impliquer qu'ils sont précieux. S'agit-il, comme l'a avancé B. B. Shefton pour
une représentation analogue, d'une de ces coupes de métal, bronze ou argent, comme celles
qui proviennent des palais achéménides ? A la lumière de ce passage des Acharniens on peut
aller plus loin et interpréter la coupe tenue par la femme comme un objet de verre. En effet,
les fouilles du trésor de Persépolis ont mis au jour plusieurs récipients de verre dont une
coupe basse à omphalos, tout à fait semblable, par sa forme et son décor de boutons et fleurs
de lotus en relief, à une coupe d'argent portant une inscription d'Artaxerxès I20.
E. F. Schmidt estime donc que les deux objets sont sensiblement contemporains. La coupe de
verre, pense-t-il, devait servir de vaisselle de table et était destinée au vin21. On la tenait
comme on le voit faire ici à la femme22. Quant au tabouret, dont J. Boardman dit qu'il est
exceptionnel dans ce type de représentation, il indique probablement que l'homme assis est le
grand roi lui-même : en effet, chaque fois que celui-ci est représenté assis, il ne repose jamais
les pieds sur le sol, pour signifier qu'il est un intermédiaire entre les hommes et la divinité23.
C'est pour cette raison que sur le vase des Perses (pi. II, 1) l'artiste, qui attribue un tabouret à
quelques personnages de l'entourage royal, dispose une plinthe sous le tabouret du prince,
pour bien marquer ce qui le distingue de ceux-ci.
La réalité vécue sous-tend donc ici l'imaginaire. Les Grecs qui avaient voyagé en Perse
parlaient certainement de ce qu'ils avaient vu eux-mêmes ou entendu raconter au sujet du roi
et le public athénien devait particulièrement apprécier ces allusions au faste royal.
En Perse, si l'on en croit le rapport de ces mêmes ambassadeurs des Acharniens (vers 68-
71) on se déplace en voiture couverte, mollement étendu. Ceci n'est pas sans évoquer la
curieuse représentation qui décore l'intérieur d'une coupe appartenant à une collection
particulière suisse et datée de 500 environ (pi. I, 4)24. On peut y voir un Perse reposant sur
un lit, dans une position analogue à celle du banqueteur qui s'appuie sur un coussin replié. Il
dort paisiblement, tandis que ses signes distinctifs, le goryte, l'arc et le cor rhyton occupent le
fond de l'image. En dehors du lit et du coussin rien ne rappelle précisément le banquet, à tel
point que l'on peut se demander s'il ne faut pas chercher dans le passage d'Aristophane la clé
de l'image. Ne s'agirait-il pas d'un personnage endormi dans l'une de ces voitures couvertes ?
Il est tentant du moins de le penser.
Les vêtements des Perses sont luxueux, brodés de vives couleurs, comme on le voit
encore dans les Archaniens (vers 64) et les Oiseaux, où l'oiseau le plus coloré est qualifié de

20. Erich F. Schmidt, Persépolis II, Contents of the Treasury and Other Discoveries, Chicago 1957, p. 92 et
pi. 67-3.
21. C'est pourquoi il convient de traduire, au vers 74, l'expression εξ ύαλίνων έκιτωμάτων
par « coupes de verre » et non « coupes de cristal » (traduction V. Coulon). Le verre est à cette époque une matière
beaucoup plus rare et recherchée que le cristal de roche, assez courant en Iran.
22. Voir à ce propos l'étude de B. B. Shefton, « Persian Gold and Attic Black-Glaze Achaemenid Influences
on Attic Pottery of the 5th and 4th Centuries B. C. ». Ann. Arch. Arabes Syr., XXI 1971, p. 109-111.
23. Cf. sur ces questions H. Kyrielis, Throne und Klinen, 1969, p. 35-40 et pi. 18,4 ; P. Calmeyer, « Zur
Genese altiranischer Motive », Arch. Mitt, aus Iran, 6 (1973), p. 140 sq. Athénée 12, 514 a, rapporte que les
diphrophores disposaient sous ses pieds un tabouret d'or chaque fois qu'il descendait de son char.
24. Attische rf. Vasen, Bale 1971, n°74.
ARISTOPHANE ET LES PERSES 295

Mède (vers 275-277). Les pantalons des Perses, représentés avec minutie par les peintres de
vases, sont évoqués de façon plaisante et originale au vers 1087 des Guêpes. Le chœur raconte
comment s'est achevée à l'avantage des guêpes attiques la bataille de Salamine : Είτα
δ'είιτόμεσθα θυννάζοντες εις τους θυλάκους « nous les poursuivîmes en les harponnant
comme des thons à travers leurs braies». Le verbe θυννάζω est le terme précis que l'on
emploie pour désigner la pêche au thon que l'on harponne après l'avoir attiré dans la
madrague25. Quant au mot θύλακος, « sac », qui, comme le pense J. Taillardat26 faisait
peut-être partie de l'argot militaire pour désigner les pantalons des Perses, il est aussi le mot
qu'emploie Aristote à deux reprises dans Y Histoire des animaux pour désigner la poche à œufs
des thons. Dans les deux cas le mot est présenté avec des termes de comparaison
(θυλακοειδές V, 11, 543 b; οίον εν θυλάκω VI, 17, 571a) comme s'il s'agissait d'une
désignation populaire27. Le thon que l'on pêche en Grèce est le thon rouge de Méditerranée.
La poche à œufs ou gonade, sorte de sac qui gonfle dans l'abdomen de la femelle avant la
ponte, peut très bien être comparée à un pantalon en raison de sa forme double23. Molle et
plissée, elle est d'un rouge sombre qu'irisent des filaments violets. L'image d'Aristophane
était donc tout à fait pittoresque pour les Grecs habitués à voir des thons sur les marchés au
poisson. Elle leur rappelait la célèbre image des Perses d'Eschyle (vers 424-426), tout en la
concrétisant de façon burlesque par le mot θύλακος que devaient employer pêcheurs et
poissonniers. Cela implique que les pantalons des Perses, les anaxyrides, étaient souvent d'un

25. Sur la pêche au thon dans l'antiquité cf. Jacques Dumont, « La pêche au thon à Byzance à l'époque
hellénistique «R.E.A. LXXVIII-LXXIX (1976-1977), p. 96-117.
26. Jean Taillardat, Les images d'Aristophane, Paris 1962, n° 268 p. 137.
27. Le mot n'est jamais employé par Aristote pour un autre poisson et dans les deux cas il dépend du verbe
τίκτω. Dans une traduction très littérale on peut entendre, comme le fait Pierre Louis dans l'édition des B.L. , Paris,
1964 : (la femelle) « pond une espèce de sac », V, 11, « ils pondent leurs œufs dans une espèce de sac », VI, 17, ce qui
entraîne en V, 11 la note : « l'observation est exacte ; les œufs sont enfermés dans une espèce de sac ». Le traducteur
s'inspire vraisemblablement des remarques qui suivent l'édition de V Histoire des animaux de M. Camus (Paris 1783)
dont G. Cuvier, dans son Histoire naturelle des poissons, Paris 1828-1849, dénonçait les erreurs. Les pages 798-803
de ces remarques sont consacrées au thon et on y lit à propos de ces deux passages : « on ne conteste pas d'autre part
cet autre fait qu'Aristote rapporte au même livre V, chapitre 11, et au livre VI, chapitre 17, que les œufs déposés par
la femelle des thons sont enfermés dans une espèce de sac ». L'association d'une traduction trop littérale à une
remarque qui accompagnait une traduction beaucoup plus nuancée (« ses œufs sont renfermés dans une espèce de
sac », V, 11 ; « les œufs qu'ils jettent sont dans un sac », VI, 17) aboutit à une absurdité. Les œufs du thon sont libres
et flottants comme ceux de la plupart des poissons et la femelle ne pond pas de poche comme le prétend P. Louis. En
fait, en parcourant dans l'Histoire des animaux, les pages qui concernent les poissons on constate que souvent τίκτω
est différencié de έκτίκτω, άττοτίκτω; άφίημι qui signifient plus précisément émettre des œufs. Le passage le plus
significatif à cet égard se trouve en VI, 13, 567 b ou τίκτω désigne la gestation et άφίημι la ponte proprement dite :
Oí μέν ούν &λλοι Ιχθύες 7όνω τίκτουσιν και τα ώα άφιδσιν. Toutefois, si on tient à la traduction littérale, on
peut trouver une explication à la confusion d'Aristote. Les thons, comme il le signale lui-même, VI, 17, 571 a, se
déchirent facilement, lorsqu'ils se jettent sur les filets. L'étymologie du mot θύννος, le thon, souligne d'ailleurs
l'impétuosité de l'animal : θύω, θύνω, se précipiter avec violence. La pêche dans le Bosphore ayant lieu lors de la
grande migration du frai, les femelles pleines, prises dans la madrague, devaient parfois se déchirer, laissant pendre
leur poche à œufs. Cela a pu faire croire aux pêcheurs que la reproduction avait lieu ainsi. Ceci pourrait expliquer
aussi que la gonade ait été désignée par un mot populaire.
28. Cf. L. Bertin et C. Arambourg, dans Pierre-Paul Gasse, Traité de Zoologie, tome XIII, vol. 3,
p. 2435 sq. Je remercie très vivement le laboratoire d'Ichtyologie du Museum d'Histoire Naturelle de Paris qui m'a
aidée dans cette recherche.
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rouge sombre. D'ailleurs l'examen attentif de la polychromie sur le sarcophage dit


d'Alexandre, conservé au musée archéologique d'Istanbul, le confirme29. En effet, alors que
les tiares sont toujours jaunes, les kandys et les anaxyrides sont soigneusement différenciés.
Vingt-sept Perses sont représentés engagés dans diverses actions. Les pantalons de vingt-trois
d'entre eux sont visibles, la polychromie n'étant lisible que pour vingt-deux. Or, si huit de
ceux-ci sont jaunes, bleus ou bigarrés en arlequin, quatorze sont rouges, rougeâtres, violets,
violacés ou lie de vin. De même, sur la mosaïque de Naples où, la bataille faisant rage entre
les Macédoniens d'Alexandre et les Perses de Darius Codoman, la confusion de la mêlée et
l'attelage du prince au premier plan rendent peu visibles les pantalons des Perses, trois des
quatre anaxyrides conservées sont rouges ou lie de vin30. Comme sur le sarcophage
d'Istanbul, toutes les tiares sont jaunes, ce qui autorise à considérer que les deux documents
doivent se conformer aux véritables couleurs des vêtements perses.
Aristophane fait donc là encore référence à une réalité précise, connue des spectateurs.
L'évocation de cette poursuite du Perse empêtré dans ses pantalons chatoyants, par les
guerriers grecs, l'épée brandie comme le dard énorme des guêpes du chœur, était d'un
comique certain pour le public athénien. L'analogie avec les représentations céramiques du
Grec harcelant un Perse qui s'enfuit est évidente.
Les couleurs vives ne sont pas les seules caractéristiques des vêtements perses. A
Ecbatane, l'hiver, le froid est intense. On y tisse un vêtement spécial, le kaunakès, que
Bdélycléon dans les Guêpes (vers 1135-1156) entend faire revêtir à son père pour aller au
banquet. Il lui précise que l'on appelle aussi le vêtement « perside », et qu'on le fabrique à
Ecbatane. Cette sorte de pelisse, mentionnée par les historiens, a gardé en grec, à peine
transformé, son nom iranien, gaunaka, qui signifie poilu. Il s'agit très probablement, comme
l'a fort bien démontré L. Heuzey31, de ce qu'en Grèce on appelle actuellement flokata et qui
sert parfois à confectionner des vêtements chauds portés surtout par les bergers. Ici le
kaunakès servira aussi à Philocléon de couverture de banquet. Ce vêtement est si chaud et son
tissage si serré qu'il a coûté un talent de laine ! Philocléon propose de substituer au nom perse
le terme grec έφιώλη, «voleur de laine». Le malheureux père préférerait qu'on le
mette dans^ un κρίβανον, sorte de récipient de terre faisant office de four, tellement
ce vêtement est chaud, si chaud qu'il craint de s'y dissoudre ! Il s'agit d'une pièce d'étoffe à
double face dont l'une imite la fourrure32. Comme le manteau des Grecs elle pouvait servir
de couverture de banquet. Ces tissages étaient connus des Grecs par l'intermédiaire de l'Asie
Mineure où ils transitaient à Sardes. Lorsque Philocléon prend le kaunakès pour une peau de
mouton, sifyra, à laquelle s'apparente effectivement le vêtement, son fils l'excuse en lui
précisant : « ton erreur n'a rien d'étonnant, car tu n'es jamais allé à Sardes ». Tout le comique
du passage repose donc sur une connaissance technique de ce vêtement aux si lointaines
origines.

29. Voir les indications très précises données par G. Mendel, Musées impériaux ottomans — Catalogue des
sculptures grecques, romaines et byzantines, Constantinople 1912, p. 172-177.
30. Cf. Bernard Andreae, Das Alexandermosaik aus Pompei, Recklingshausen 1977.
31. Léon Heuzey, « Une étoffe chaldéenne », (le kaunakès), R.A. 1887, p. 257-272.
32. Léon Heuzey estime qu'on peut reconnaître ce tissage sur les documents figurés chaldéens. Toutefois en
Chaldée, pense-t-il, « on ne faisait pas ressortir de longues mèches laineuses sur toute la surface de l'étoffe, mais
seulement de distance en distance, par lignes parallèles, de manière à former plusieurs étages qui ne se recouvraient
qu'à leurs extrémités ».
ARISTOPHANE ET LES PERSES 297

La Perse possède ses paradis royaux où les princes achéménides acclimatent toute sorte
d'espèces rares d'animaux ou de plantes qu'ils divulguent ensuite jusqu'en Europe. Les paons
en sont les oiseaux habituels, à ce que laisse entendre Dicéopolis au vers 63 des Acharniens.
Le coq en provient lui aussi, comme le rappelle Aristophane dans les Oiseaux (vers 481-491).
Il'appelle le coq Περσικός δρνις et le compare au roi des Perses. Autrefois, dit-
il, « il était tyran et commandait aux Perses, premier de tous les Darius et Mégabaze, si bien
qu'on l'appelle oiseau de Perse en raison de cette antique souveraineté ». Curieusement le
coq n'acquiert son nom ά'αλέκτωρ ou άλεκτρυών qu'au Ve siècle33, époque

.
à laquelle il devient un animal de basse-cour34. Ce nom, venu de la racine αλκ-, signifie
« celui qui repousse ».'Αλέκτωρ est le nom d'un héros de Y Iliade à l'époque où le coq
n'était pas connu en Grèce, puisque nul combat de coqs n'intervient pour comparer la
vaillance du héros à celle de ces animaux. D'ailleurs l'art grec témoigne des origines exotiques
du coq. En effet, il y a peut-être des représentations de coqs dans l'art géométrique, mais
l'animal ne peut être clairement identifié35. C'est seulement dans l'art orientalisant que son
apparition est sans équivoque. Il figure aux côtés des lions et des sphinx parmi les défilés
d'animaux exotiques ou fabuleux qui décorent la céramique à cette époque. Il est
probablement durant tout le VIIe siècle un oiseau rare que les Grecs n'ont encore jamais vu
en Grèce. Il arrive à Athènes vraisemblablement au VIe siècle. C'est alors un animal de luxe
que l'on offre aux jeunes aristocrates pour se livrer à leur distraction favorite, le combat de
coqs36. Les exemples de ces présents sont nombreux sur la céramique à figures rouges, dès
510. C'est un cadeau si précieux qu'il est celui de Zeus à Ganymède, thème souvent illustré
dès le VIe siècle37. Devenu familier, il symbolise l'ardeur amoureuse et demeure à ce titre un
présent que l'éraste fait à l'éromène38. On l'associe toutefois encore à la Perse au Ve siècle,
comme en témoigne l'intaille gréco-perse de Leningrad 1882-56, datée de la deuxième moitié
du Ve siècle (pi. III, l)39. Deux des scènes représentées sur cette cornaline à quatre faces
sont typiquement grecques, l'homme et son chien, la danseuse (probablement une
Ménade40), tandis que les deux autres, l'archer perse et le combat de coqs appartiennent à un

33. Chez Pindare, Olympiques 12, 20 Eschyle, Agamemnon 1671, Euménides 861.
34. Cf. F. Cumont, «Le coq blanc des Mazdéens et les Pythagoriciens» C. R.A.I. 1942, p. 284-300, P. F.
Perdrizet, « L'introduction en Grèce du coq et des combats de coqs », R.A. 1893, p. 157-167. Article repris
récemment par Abd el Mohsen el Khashab, « Une pierre gravée du musée du Caire représentant le bige solaire »,
Etudes et Travaux XIII 1983, p. 169 sq.
35. On a reconnu des coqs dans deux figurines de terre cuite du musée du Céramique à Athènes, mais
l'identification n'est pas certaine. Cf. J. N. Coldstream, Geometric Greece, Londres 1977, p. 313 et fig. 100.
36. Sur les combats de coqs cf. Philippe Bruneau, «Le motif des coqs affrontés dans l'imagerie antique»,
B.C. H. 89 (1965), p. 90-121 ; Herbert Hoffmann, «Hahnenkampf in Athen. Zur Ikonologie einer attischen
Bildformel», ΛΑ 1974-2, p. 195-220.
37. Les exemples les plus connus en sont, dans la première moitié du Ve siècle, la terre cuite d'Olympie et le
cratère du Louvre G. 175 attribué au peintre de Berlin.
38. Voir à ce sujet Gundel Koch-Harnack, Knabenliebe und Tiergeschenke, Berlin 1983.
39. John BOARDMAN, Greek Gems and Finger Rings, Londres 1970, n°861, p. 310.
40. La représentation est très proche de celle de deux autres intailles grecques, datées de 400 environ
(J. Boardman, o.e., n° 710 et n° 711). Sur ce dernier document la femme est associée à un satyre, ce qui confirme le
sujet bacchique.
298 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

registre asiatique41. Les scènes se répondent deux par deux et le combat de coqs apparaît au
graveur comme le complément logique de l'archer perse42.
C'est vraisemblablement encore à ses origines exotiques que le coq doit de figurer parmi
les animaux fantastiques sur les broderies de la Grèce moderne, comme cette broderie de
Leucade, Musée Bénaki938, du XVIIIe siècle (pi. III, 2)43. Un ange dont le vêtement est
décoré de la double aigle byzantine est entouré de lions et animaux étranges. Au-dessus de
son aile gauche un coq fait pendant à un lion placé au-dessus de l'aile droite.
Aristophane préfère donc au terme nouveau αλέκτωρ la désignation populaire
Περσικός δρνις qu'employait aussi Cratinos44. Cela lui permet d'utiliser avec
bonheur l'origine de l'oiseau pour des effets comiques. Autrefois animal sacré chez les Perses,
associé au culte de la lumière, il régnait sur la Perse avant les rois célèbres. Il a gardé la
majesté de son passé, avance fièrement, la crête droite comme la tiare du roi, les pattes
ornées de pantalons colorés, sous la longue robe de ses plumes qui l'oblige à marcher à grands
pas ! Nous saisissons fort bien ici comment procède la fantaisie du poète comique : c'est un
vieux fonds de croyances populaires reposant sur une vérité historique qui lui donne l'idée de
ce coq-roi, sans lequel aucune activité humaine n'aurait lieu, puisque c'est lui qui réveille tous
les artisans de la cité. Peut-être faut-il aller plus loin et imaginer que dans la mise en scène des
Oiseaux le coq portait un costume qui rappelait celui du Grand Roi.
*
* *
Comme ses contemporains Aristophane exalte souvent, à propos des Perses, la
supériorité grecque sur la force barbare. Si les combats de l'Artémision, des Thermopyles
sont rappelés dans Lysistrata (vers 1251-1261), la bataille de Salamine dans les Guêpes (vers
1081-1090), c'est toujours pour souligner l'éclat de la victoire grecque. A l'Artémision les
Athéniens ont eu l'ardeur du sanglier, les Spartiates aux Thermopyles celle du verrat et le
Mède surpris a dû capituler. A Salamine la bataille, d'abord indécise, a tourné à l'avantage
des Grecs qui ont poursuivi les Perses avec la sauvagerie des pêcheurs de thon, qui
harponnent sans pitié l'animal pris au filet. Ainsi l'expression métaphorique magnifie-t-elle,
en chaque cas, l'exploit grec.
On peut reconnaître la même mentalité sur les représentations du combat d'un Grec et
d'un Perse, nombreuses dans l'art grec. A. Bovon, dans un article resté fondamental45, a

41. L'archer perse est très fréquent sur les intailles gréco- perses. Le combat de coqs y figure également : cf.
Gisela Richter, Animals in Greek Sculpture, Londres 1930, fig. 216, calcédoine de Leipzig, deuxième moitié du
Ve siècle. Les coqs affrontés apparaissent aussi en Lycie : cf. Henri Metzger, Fouilles de Xanthos II, L 'Acropole,
Paris 1963, p. 73 sq. et pi. 48, 1, 50, 1.
42. Cf. Gisela M. A. Richter, « Greek subjects in « Graeco-persian » Seal Stones », Archaeologica Orientatici,
in memoriam Ernst Herzfeld, New York 1952, p. 189-194, pi. XXX, 9-10. L'auteur y présente la pierre de Leningrad
qui était le chaton d'un anneau d'or. La pierre pivotait autour d'un axe, si bien que son propriétaire pouvait
sélectionner, au gré de son humeur, telle ou telle scène. L'alternance des représentations est la suivante : l'archer,
l'homme et son chien, le combat de coqs, la danseuse.
43. Musée Benaki, Epirus and Ionian Islands Embroderies, Athènes 1965, n°22.
44. Fragment 259.
45. Anne Bovon, « La représentation des guerriers perses et la notion de barbare dans la lrc moitié du
Ve siècle », B.C.H. LXXXVII (1963), p. 579-602.
ARISTOPHANE ET LES PERSES 299

classé ces scènes selon trois schémas, qui présentent toujours le Perse en état d'infériorité,
qu'il se dirige vers la droite, qu'il s'écroule blessé comme sur la coupe d'Edimbourg 1887-213,
attribuée au peintre de Triptolème et datée de 520-510 (PI. II, 3)40, ou qu'il soit représenté
seul dans sa fuite, allant à grands pas et se retournant inquiet vers son poursuivant. D'ailleurs
les textes de l'époque classique présentent la soumission du Barbare aux Grecs comme allant
de soi, puisqu'il leur est inférieur par nature, n'ayant pas part à l'hellénisme47. De plus,
comme le souligne l'auteur du Περί αέρων, υδάτων, τόπων (chapitre 16), le climat de
l'Asie prédispose les hommes à la mollesse, de même que la monarchie contribue à les rendre
lâches, en faisant d'eux les esclaves du souverain. Le Grec, élevé au sein de la cité et de ses
institutions démocratiques, a le sens de sa responsabilité civique, différant en cela du Barbare
dont les mœurs sont si relâchées qu'elles l'incitent à préférer la lascivité à la dure discipline
militaire48.
Ainsi, dans les Thesmophories (vers 1175-1201) la danse guerrière de Voklasma devient
« un air perse » qui accompagne les figures d'une danseuse nue. La musique, les poses lascives
de la jeune fille ont raison de l'archer scythe que rien n'avait pu fléchir jusque-là. Il
abandonne son prisonnier pour suivre la danseuse que lui accorde généreusement Euripide.
C'est la première mention connue de cette danse, dont Xénophon précise dans YAnabase, VI,
10, qu'elle se dansait avec deux boucliers que le danseur frappait l'un contre l'autre. Il
s'accroupissait, puis se relevait, au son de la flûte. La phase finale s'exécutait, semble-t-il,
sans les boucliers que le danseur rejetait pour tournoyer sur lui-même, bras tendus, mains
jointes. Le scoliaste d'Aristophane et Pollux dans Y Onomastique, 4, 100, où il se réfère à ce
passage des Thesmophories, nous apprennent que c'était une danse orientale que les
Athéniens de l'époque classique avaient appris à connaître en Asie Mineure49. Elle
s'adressait peut-être au dieu Sabazios. La danse apparaît souvent sur les documents figurés50,
l'exemple le plus connu étant celui du lécythe aryballisque de Londres, British Museum E 695
(pi. Ill, 3)51. La scène interprétée par certains comme le cortège du Grand Roi a été mise en
rapport par Curtius52 avec le culte de Sabazios qui apparaîtrait juché sur un chameau et
promené de nuit, à la lueur des torches, par des musiciens et des danseurs. Le dernier de
ceux-ci exécute la phase ultime de Yoklasma. Bras tendus au-dessus de la tête, mains jointes,
il semble tournoyer sur place, comme l'indique le mouvement de ses pieds presque joints. Sa
tunique brodée, emportée par le rythme de la danse, tourne autour de son corps. Voklasma
est aussi représentée sur une intaille gréco-perse appartenant à une collection particulière
(pi. III, 4)53. Sur cette calcédoine scaraboïde le danseur adopte à peu près la même position
que celui du document précédent, mais le mouvement est rendu avec moins de précision. Le

46. ARV 364-46.


47. Cf. par exemple Démosthène, Olynthiennes III, 24 sq\
48. Sur ces questions voir O. Reverdin, « Crise spirituelle et évasion », Entretiens Hardt, T. VIII, « Grecs et
Barbares», Genève 1961, p. 85-107.
49. Sur la danse elle-même,. voir Bernhard Schweitzer, « Der Paris des Polygnot », Hermes 71 (1936), p. 288-
294.
50. Cf. Henri Metzger, Les représentations dans la céramique attique du IVe siècle, Paris 1951, p. 150 sq.
51. Smith, B.M. Catalogue vases III, p. 343-344.
52. J.d.I. XLIII (1928), p. 285 sq.
53. J. Boardman, Intaglios and Rings Greek, Etruscan and Eastern from a Private Collection, Londres 1975,
n°88.
300 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

tournoiement n'est pas aussi nettement indiqué. En revanche l'identité du personnage est
claire. Il s'agit sans équivoque d'un guerrier perse, coiffé de la tiare et vêtu du kandys et des
anaxyrides. Le caractère guerrier de la danse apparaît ici beaucoup plus précisément que sur
le lécythe aryballisque de Londres. La danseuse nue des Thesmophories se substitue donc au
guerrier qui d'ordinaire exécute Voklasma. L'effet produit est à l'opposé de la destination
première de la danse. Loin de renforcer l'ardeur guerrière de l'archer scythe, elle l'incite à la
volupté. Aristophane connaissant très bien, semble-t-il, l'origine de la danse et son utilisation
dans les cultes orientaux dont les cérémonies s'accompagnent d'un rituel exubérant, peu
conforme à la sobriété grecque, en confie l'exécution à une danseuse nue aux poses lascives.
Ainsi la danse guerrière perse devient-elle une pantomime ridicule qui entraîne dans son
tourbillon le malheureux archer scythe qui n'a plus qu'à quitter la scène. Aux spectateurs d'en
tirer la leçon : comment des guerriers exécutant une telle danse pourraient-ils être
valeureux ? Dès lors la supériorité de la pyrrhique grecque s'impose en toute lumière.
Le Perse est avant tout un Barbare, c'est-à-dire un homme qui ignore la langue grecque
et sa subtilité. Son mauvais grec est une source assurée de comique. Dans les Acharniens
Aristophane attribue deux vers à Pseudartabas, l'Oeil du Roi. Le premier (vers 100) est du
faux perse et le second (vers 104) du pseudo-grec :
Ού ληψι χρυσό, χαυνόττρωκτ' Ίαοναυ

Outre les fautes de syntaxe (confusion des genres et des cas), les erreurs de vocabulaire
(χαυνο- pris pour εύρυ- dans le mot composé χαυνόττρωκτ')54 qu'il
commet, le Perse semble peu au fait des longues et des brèves, employant ι pour ει dans
ληψι et appelant Dicéopolis du mot perse qui désigne les Grecs, tout en grécisant la
forme en Ίαοναυ. C'est là l'unique témoignage dans la comédie grecque de la
déformation de la langue grecque par un Perse qui nous soit parvenu.
Peut-être faut-il rapprocher cette parole de l'Oeil du Roi d'une inscription qui figure sur
une oenochoé en forme d'olpé appartenant à une collection particulière et qui a fait l'objet de
deux études (pi. II, 4). On y voit un Oriental — Perse ou Scythe — s'apprêtant à subir le bon
vouloir d'un homme barbu qui semble grec. Une inscription disposée entre les deux
personnages précise la scène :
Εύρυμέδον είμ[ί] κυβα [...] έστεκα
Après une étude minutieuse des oenochoés de même forme, K. Schauenburg, dans sa
publication du vase55, proposait de le dater de 470-460 et mettait la scène en rapport avec la
défaite perse de l'Eurymédon56. En effet, loin d'être consentant, le Perse, car c'est bien un
Perse qu'il faudrait reconnaître, aurait un geste d'effroi devant l'inexorable violence de son
vainqueur. Le troisième mot de l'inscription serait à rétablir en κυβάδε forme inconnue
par ailleurs, mais voisine de κύβδα, penché en avant, de sens obscène57. Cette

54: Au lieu du mot χαυνοιτολίτης que l'on attendait.


55. Konrad Schauenburg, « ΕΥΡΥΜΕΔΩΝ ΕΙΜΙ», A.M. 90 (1975), p. 98-121.
56. En 466. Les forces perses furent surprises en Pamphylie à l'embouchure de l'Eurymédon et défaites par les
Athéniens conduits par Cimon.
57. Cf. Archiloque, fragment 46 (Lasserre, C.U.F.), cité par Athénée, Deipnosophistes, X, 447 c.
ARISTOPHANE ET LES PERSES 301

interprétation a été contestée par G. Ferrari Pinney58 qui propose une autre lecture de
l'inscription attribuant la première partie de celle-ci au premier personnage, qui se nommerait
donc Eurymédon et la suite à l'Oriental, un Scythe et non un Perse, puisqu'il porte un
justaucorps. Il faudrait rétablir un Κύβδας ou Κυβάδας, l'un de ces noms en -
ας propres aux Scythes. Eurymédon lui-même serait Scythe en raison du vêtement qu'il
porte, la zaïra, et la façon très particulière dont sa barbe est taillée. Il s'agirait d'un maître et
de son valet, caricatures du héros de l'épopée et du guerrier qui l'assiste. Eurymédon serait un
personnage bien connu de la comédie dont le nom même prêterait à sourire à cause du mot
εύρύττρωκτος souvent employé par la langue comique. Le mot évoquerait
d'ailleurs, en lui-même, les mœurs efféminées des Scythes.

En fait la première interprétation est plus satisfaisante que la seconde. Cette symbolique
de la défaite a bien existé dans la comédie grecque, comme on peut le constater dans la Paix
(vers 369-370). Il faut peut-être lire l'inscription du vase en la rapprochant du vers 104 des
Acharniens : le Barbare, Scythe des armées perses ou Perse quelque peu confondu par le
peintre avec un Scythe, distinguerait mal les voyelles longues et brèves. Il dirait Εύρυ-
μέδων au lieu de Εύρυμήδον équivoque que rend tout à fait possible à cette
époque la graphie des voyelles longues. Il confondrait, bien évidemment, le nominatif et
l'accusatif. Les Mèdes avaient la réputation d'être efféminés, comme on peut le lire dans la
Cyropédie de Xénophon, où on les présente fardés, parfumés, portant des perruques et
passant le plus clair de leur temps dans les plaisirs raffinés de la table59. Ils sont bien
différents des Perses, élevés dans la rigueur et la tempérance60. Le mot Eurymédon
évoquant, comme le soulignait G. Ferrari Pinney, le qualificatif obscène εύρύ-
Ίτρωκτος serait porteur d'une double plaisanterie, rappelant à la fois les mœurs mèdes
et la défaite, présentée comme une conséquence de celles-ci. Quant au mot κυβάδε, si
la lecture de l'inscription est bonne, il faut peut-être le rapprocher d'un κυβάβδα, de
sens obscur, qu'Aesychius attribue au dialecte d'Amathonte, zone linguistique proche de
celle de l'Eurymédon61. En ce cas le mot serait employé par le Barbare pour le grec
κύβδα.

L'hypothèse de K. Schauenburg se trouve donc renforcée par ces remarques. Nous


sommes très probablement en présence d'une scène de la comédie ancienne et d'une tradition
à laquelle se conforme Aristophane au vers 104 des Acharniens. Ceci implique que les poètes
comiques aimaient à se moquer du parler des Perses. De nombreux prisonniers perses étaient
restés à Athènes après les guerres mediques et le public devait bien connaître les
déformations que faisaient subir au grec ces Orientaux qui avaient conservé leur accent. On
voit à la même époque les peintres de vases représenter des guerriers noirs qui, faisant partie

58. G. Ferrari Pinney, « For the Heroes are at Hand », J.H.S. CIV (1984), p. 181-183.
59. Cf. par exemple I, 3, 1-12 ; I, 4, 27.
60. Cf. I, 2.
61. Sur les rapports des parlers de Chypre avec le pamphylien, voir Claude Brixhe, Le dialecte de Pamphylie,
Documents et grammaire, Bibliothèque de l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul XXVI, Paris 1975.
302 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

des armées perses, devaient être prisonniers à Athènes, ou s'intéresser aux figures de métis,
ces mêmes prisonniers s'étant alliés à des femmes grecques62.

*
• *

Ainsi les allusions à la Perse, quoique relativement peu nombreuses, sont-elles


significatives dans le théâtre d'Aristophane. Elles témoignent de la mentalité d'une époque
marquée par des conflits récents avec l'Asie où l'identité grecque a eu l'occasion de s'affirmer
face à la force barbare. La prisé de conscience de la supériorité de l'hellénisme s'accompagne
de curiosité pour ces peuples que l'occasion de la guerre a conduits en Grèce : la réalité de
l'Orient s'impose en même temps que le sentiment de la différence des civilisations. La
comparaison de celles-ci tourne parfois à l'avantage du Barbare, lorsqu'on se laisse aller à
l'utopie. Xénophon lui-même n'y échappera pas tout à fait dans la Cyropédie.
Le mérite d'Aristophane est d'avoir mis les croyances populaires au service de la
comédie. C'est son imagination seule qui donne vie à des idées somme toute assez banales
quand on les replace dans leur contexte. Sa fantaisie fait jaillir l'image, colorée, percutante,
porteuse de comique et de rêverie.

62. Voir à ce sujet Franck M. Snowden dans L'image du Noir dans l'art occidental, Fribourg 1976, T. I, p. 148-
185.
ARISTOPHANE ET LES PERSES 303

PLANCHE I
304 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

PLANCHE II
ARISTOPHANE ET LES PERSES 305

PLANCHE III

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