SOCIAL
Macron et les pauvres: une version
néo-libérale du solidarisme
Par Serge Paugam
SOCIOLOGUE
Le discours récent d’Emmanuel Macron pour présenter le Plan pauvreté n'est pas
comme certains ont vouilu le croire. me facade ou tne illusion. 1 prend toute sa
place dans la stratégie du président : asseoir la solidarité sur un socle de droits en
s‘inspirant de la doctrine du solidarisme. mais en adaplant cette derniere
Hidéologie néo-libérale & laquelle il n’a jamais cessé d’adhérer
out a été minnticusement orchestré. Le slogan atfiché en toile de fond « faire
plus pour ceux qui ont moins » donne le ton de la présentation du Pkan
pauvreté. le jeudi 13 septembre, dans une salle bondée du Musée de Homme.
Lassemblée composée de ministres, d'élus, de représentants de I'Etat, de
collectivilés territoriales et d’associalions de Loutes les régions de France, a
commeneé par écouter. en présence du président de la République, des
Lémoignages émouvants de personnes ayant connn la pauvreté et acteurs,
engagés aupres (elles. Emmanuel Macron a expliqué ensuite la philosophie et les mesures
phares de ce plan, préparé depuis plusicurs moins par le gouvernement cn coneertation
avee de nombreuses associations de lutte contre la pauvreté. \ueun président de la
Republique avant lui ne sail engagé directement pour lancer une action de ce type. tiche
dévoluc ordinairement au ministre de la Solidarité
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Apres le mépris de classe dont i] avail fait preuve en usant de fagon intempestive(expressions stigmatisantes pour qualifier les pauvres ou les chomeurs — on se souvient
des « fainéants », des « gens qui ne sont rien », des « illettrées » ~ et les propos sur le
« pognon de dingue » que représentent les aides sociales, sa légitimité pour prononcer un
discours humaniste sur la pauvreté pouvait paraitre assez mince. Apres les mesures en
faveur des riches prises par son gouvernement au début du quinquennat (suppression de
TISE...), les mesures impopulaires en détaveur des ménages modestes (haisse des APL,
igmentation de la CSG), apres Vahandon du Plan banlieue, apres la réforme du code du
travail remetiint en question au moins parliellement des protections durement acquises,
par les travailleurs, son intervention pouvait sembler méme incongrue.
EL pourtant, ce malin-la, ce méme président a su prononcer solennellement ce que Fon peut
appeler un beau discours, suns fanisse note. en réunissamt tons [es symboles de la république
sociale, du solidarisme et de 'humanisme. Sans complexe, il a tout a la fois appelé & une
mobilisation de toutes les forces vives de la nation pour éradiquer la pauvrcté. souligné
Tengagement fort de I'Ftat et encouragé la recherche de solutions adaptées pour permettre
a chacun de bénélicier d'un accompagnement personnalisé. Il a surtout fail preuve dune
sensibililé & 'égard des souifrances des plus pauvres, en donnant le sentiment d'avoir
compris les mécanismes complexes el res fins de la reproduction de la pauvreté, EL, chose
un peu inaltendue, il semblait hahiter son discours. Lui que rien ne prédispose a un
sensibilité sociale — tout au contraire - il réussit, tel un magicien de la parole et de la mise
en scéne, a susciter un lan de solidarité dans la salle. Enthousiasme, applaudissements ct
méme standing ovation... Mais tout cela est-ce du vent, ou de la poudre de perlimpinpin
pour reprendre une de ses expressions 2
Macron veut construire I'Elat-providence du
XXI¢ siécle sur des bases nouvelles.
En réalité, ce discours est pas une facade ou une illusion conune certains ont voulu le
eroire. II prend toute sa place dans la stratégic du président ; asscoir la solidarité sur un.
soele de droits en s‘inspirant de la doctrine du solidarisme, mais en adaptant cette derni¢re
a Tidéologie néo-libérale a laquelle il wa jamais cess¢ Cadhérer. Si, aprés sa chute de
popularite, il lui était nécessaire de donner des gages 4 Télectorat de gauche, il ne s‘agissail
pas pour autanl de changer de cap ou de souscrire an quelconque virage social. On
pourrait méme dire que le plan pauyreté renforee Fancrage néo-libéral de sa politique, en
lui assurant les conditions idéales de sa diffusion et de sa légitimité dans le corps social.
Macron veut construire 'Etat-providence du XXIF siecle sur des bases nouvelles.
Décryptons done ce discours pour y voir les transformations loeuvre.
sion se réfere ala doctrine du solidarisme telle qu'elle a été Caborée a la fin du XIX siecle
sous l'influence de Léon Bourgeois, laquelle soulignait le contrat social implicite entre les
générations, on ne peut admettre que des enfants puissent naitre dans la misére en étant
privés de toute possibililé d’améliorer leur situation et de pouvoir prendre ensuite toute
leur part dans la marehe en ayant de Fhumanité. 1 revient donc a toutes et Lous, cinverser
ee processus au nom de l'interdépendanee entre les étres humains. Eradiquer la pauvreté en
sy attaquant dés l'enfance par des politiques préventives, telle est bien lorientation
essenticlle du Plan pauvreté présenté par notre président ct, en cela, il rejoint bien une
piration solidariste. Il reprend ainsi le combat que méne le Mouvement ATD Quart Monde
depuis sa fondation
Cette politique s‘inspire par ailleurs de ce qui se pratique dans les pays nordiques et queon qualifie habituellement diuvestissement social. On pourrait dire également que la
philosophic de ce plan admet sans réserve que la nation tout entiére a une dette Pégard
des panvres et qu'elle doit faire plus pour eelles et ceux qui ont moins, eumulent les,
inégalités et sont privés d'avenir, lout parliculi¢rement les jeunes. Enfin, Pautre point fort
de ce plan est de prétendre pouvoir offrir un accompagnement social 2 toutes les personnes
en difticulté @'insertion. Le projet de créer un grand service national 'insertion redone
une ambition collective en puisant dans ce qui a fail & la ois Foriginalité et fambition dit
RML, voté le x décembre 1988.
Dans cette conception, ce nest pas le groupe
professionnel qui intégre et qui protége.
c'est l'individu lui-méme qui doit s'intégrer
dans un monde flexible, seul face a son
destin.
Mais, celle filiation solidariste sarréte li. Car les choix idéologiques ’Emmanuel Macron
confortent une vision individualiste du social. Dans ce plan pauvreté, les collectifs n’existent
pas, Faction ne passe pas par l'attachement & un groupe qui pourra défendre les individus ct
les protéger face auy aléas de la vie, Dvailleurs, le président a horreur de ce qu'il appelle la
sociélé des status. meme lorsqu'ils sont issus des luties sociales, car ils pénalisent selon li
économie ct sont responsables du chomage. Ces statuts protecteurs de Femploi
représentent pour lui Fancien monde, a France des Trente Glorieuses et de la société
salariale, civil faut oublier. Or, pour réaliser le projet solidariste du XN° siecle, fa France
stest toujours appuyée sur les groupes professionnels, sur les conventions collectives.
Notre madéle social est en effet la conjonetion de la doctrine du solidarisme et la solid
organique telle que la concevail Emile Durkheim dans sa these sur la division du travail. Une
solidarité fondée sur la complémentarité entre les individus au sein de leur groupe
professionnel. mais aussi sur la complémentarité entre les groupes professionnels engagés
collectivement dans tn « tout social ».
Le pPlin pauvrelé insiste sur le retour Femploi qui sen! doit permeitre la sortie de ta
pauvreté ct de la dépendance a régard de la socicté, Pour notre président. il suifit de
traverser la rue pour trouver du travail. Mais de quel emploi s‘agit-il ? Lemploi salarié
stable ? Pas forcement car, selon lui, nous devons accepter la flexibilite el nous y preparer.
Les carrieres seront de plus en plus fragmenteées. Les travailleurs seront de plus en plus
nombrenx ane pas exercer le méme emploi toute leur vie, ils devront shabituer a connaitre
des sequences différentes dans leur Lrajectoire ou ils allerneront activité, chomage
formation et « précariat », Dans cette coneeption, ce nest pas le groupe professionnel qui
intégre ct qui protége, c'est lindividu lui-méme qui doit s‘intégrer dans un monde flexible,
seul face & son destin, est individu qui est responsable et quil faut responsabiliser
davantage.Mais cel argument de la sanction 1"
contraire a l'argument solidariste et
humaniste auquel se réfere le pr
Le Plan pauvreté passe sous silence cette réalité de la précarité croissante de l'emploi et du
avail. Mais, il est Lout de méme tres significatif que Fautre grande mestire annoncee, le
revenu universel d'activilé » — qui n'est dit universel que parce qu'il entend regrouper
plusicurs minima sociauy et aides sociales ~ consacre en réalité non pas la société du plein
emploi, mais la société de la pleine a . Comprenans qu'il s’agit ici tout a fois des
emplois désirables et de ceux qui ne le sont pas, c’est-a-dire les emplois pénibles et
aliénants, les petits-houlots mal payés, auxquels il faut ajouter les stages de formation et de
requalificalion pour Lenter d'y échapper. Chacun est appelé & Lrouver sa voie dans celle
jungle avec la garantie d'un accompagnement social pour celles et ceux qui y sont les moins
prépares.
Mais comment encourager des individns an chomage parfois depnis plusieurs années et, par
conséquenl, res décourageés, a accepter des emplois difficiles et dégradants qui woffrent
pas de garantie de sortie de la pauvreté ? Le président a pensé & tout : fa sanction, Nul en
effet ne pourra refuser de stengager dans un contrat visant son insertion professionnelle,
S‘agil-il dine menace réelle ? Chacun sail qu'il est tres difficile de lappliquer sericusement.
Noublions pas qua l'époque du RMI, seul un allocataire sur deux se voyail proposer un
contrat d'insertion en dépit d'une forte mobilisation de recherche de solutions ‘insertion
On comprend que la menace de sanction est Hélément qui saura séduire les forces de droite
qui ne cessent de dénoncer I'assistanat. Mais cet argument de la sanction, qui trouve Loute
sa place dans une politique néo-libérale de dérégulation du marché, nest-il pas contraire &
Vargument solidariste et humaniste auquel se réfere le président ? Imposer par ku menace
une sanction une insertion professionnelle risque d'étre contreproductif puisque un
individu contraint rest jamais vraiment associé aux autres de fagon sereine, Ne peut-on pas
plutt encourager la recherche de solutions appropriges en diversifiant les formes de
Finsertion, en faisant appel 4 des actions collectives et innovantes, en reconstitnant des
groupes fondés sur la complémentarité ct l'interdépendance, en tissant des liens sociaux
qui libérent et non des liens qui oppressent et disqualifient ?
Enfin, les pays nordiques qui semblent avoir inspiré le président, notamment en termes
aclion préventive aupres des enfants el d'accompagnement social vers Temploi, devraient
aussi Finspirer par les moyens «urls mettent en ceuvre pour arriver & de bons résultats.
Cest en étant attachés a des groupes et non
pas seuls que les individus deviennent des
associés solidaires, qu’ils prennent
conscience de leur utilité sociale et
s‘engagent pleinement au service de laL collectivité. a
Premitrement, en insistant sur les mécanismes qui assurent Pattachement des individus &
des collectifs, Pour prévenir la pauvecté des enfants, il faut penser bien entendu aux actions
directes qui peuvent élre menées auprés d’eux, mais il faul penser aussi leurs parents en
Jes associant aux programmes de socialisation de leurs enfants et en leur assurant des
moyens el des lieux adaplés pour parlager ensemble leurs expériences vecues el renforeer
ainsi les liens qui les allachent a la communauté plus large. celle du travail el celle qui
représente la vie de la Cité.
Les pays nordiques ont par ailleurs toujours pensé le social en se référant & des collectits de
travail pnissants ct organisés, plemement engagés dans la recherche de solutions pour
limiter le travail précaire, en Fencadrant de {acon tres stricte afin dtempecher que les
mémes personnes s'y maintiennent de fagon pérenne, mais aussi pour lutter contre les
cmplois indécents.
Enfin, force est de constater que si Faccompagnemient social donne de bons résultats dans:
ces pays. C'est parce qur'ils Ini consacrent des moyens humains et financiers bien plus
importants que chez nous. Si le RMI a été une expérience innovante dans ce domaine. il a
échoppe précisément sur le manque de moyens. Les travailleurs sociaux ont été tres vile
debordés et se sont plaints d'etre contraints de faire des contrats (insertion ala chaine en
se limitant trés souvent par la farce des choses aun simple suivi administratif, Promouvoir
linsertion, ce n'est précisément pas que de la gestion de dossiers individuels, cest tisser
avec les individus des liens sociaux qui engagent la collectivité dans son ensemble.
Pour se rapprocher de la doctrine du solidarisme, telle qu'elle a été 4 Forigine de notre
modeéle social, il faut bien entendu mener des actions préventives et concertées en
rappelant le réle de Flat, mais il faut aussi ne pas oublier que c’est en élant allachés a des
groupes, cl non pas seuls. que les individus deviennent des assocics solidaires, quills
prennent conscience de leur utilité sociale ct s‘engagent pleinement au service de la
collectivilé, Presser individu 4 devenir responsable de lui-méme. flexible et pleinement
aulonome, Cest oublicr qu'il est avant tout un élre social, qu'il a besoin des autres, et done
du collectif, pour se sentir protégé et reconnu.
\ défaut, le solidarisme ne sera att XXIF sigele que la caution d'un néo-libéralisme sans
limite, Cest-a-dire ine version amoindrie de Fambition qu'il a portée au XX° siecle. C'est la
raison pour laquelle, tout en recomnaissant les points positifs du Plan pauvreté porté le
président, il ne fant pas étre dupe des orientations qwil engage et tenter de corriger. tant
qwil est encore temps, dans les arbilrages @ venir, les Jacunes et les insuffisanees
notamment en termes de moyens humains et financiers, mais aussi, sur certains aspects at
moins, en termes de philosophie d'action,
‘Serge Paugam
SOCIOLOGUE, DIRECTEUR D'ETUDES A LEHESS ET DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS