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Europe de l’Est

coup
de gomme
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É T É

sur l’histoire
Récemment, la
Pologne et l’Ukraine
ont adopté une série
de lois mémorielles
censées ressusciter
la fierté nationale.
Comment expliquer
que cet ancien
pays satellite et cette
ex-République
de l’Union soviétique
acceptent de
nouveau que
le pouvoir dicte ses
vérités sur l’histoire ?
Une façon de mener
le combat contre
les valeurs de
l’Europe de l’Ouest
et d’échapper à
l’emprise de la Russie
de Vladimir Poutine ?
PA G E S 2 - 4

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L E S A F F I N I T É S V É G É TA L E S B O N CO U R AG E !

La « passion violente » pour le « Pensez par vous-mêmes », nous dit


palmier de l’auteure Laure Murat le philosophe Vincent Delecroix

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UN MANUEL POUR DEUX ESQUISSES DU FUTUR

Brossolette & Ozouf mettent de Le monde numérisé


la couleur dans les livres de classe de l’Américain Ian Cheng

Samedi 11 août 2018 · Cahier du « Monde » No 22886 · Ne peut être vendu séparément
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LE MONDE S A M E D I 1 1 AO Û T 2 0 1 8
DOSSIER

Le retour
d’une histoire officielle Quelles que soient leurs « bonnes » raisons, la Pologne, l’Ukraine, la Russie, mais aussi
la Turquie, légifèrent pour promouvoir l’histoire et la fierté nationales et, par la même
occasion, oblitérer le passé. Au risque de menacer la liberté d’expression des chercheurs ?

JU LIE CLAR IN I Andrzej Duda, qui déclarait il y a deux ans : combattants indépendantistes comme des de l’Europe de l’Est et de la Russie Nikolay
« La politique historique devrait être réalisée héros, ne se comprend qu’à la lumière de la Koposov dans un texte publié en juillet 2009

E
n matière historique, les pays d’Eu- en tant que pièce maîtresse de notre position « révolution de Maïdan » de 2014, qui fut inspi- sur le site de l’association Liberté pour l’his-
rope de l’Est se distinguent par une dans l’espace international. » rée par des sentiments proeuropéens mais toire, ajoutant qu’« il est difficile de ne pas voir
intrigante spécificité : leur expé- Mais comment expliquer que cet ancien aussi nationalistes. C’est un pas de plus dans la dans un tel changement du climat mémoriel
rience de la manipulation de l’his- pays satellite et cette ex-république de l’Union « désoviétisation ». Comme l’expliquait il y a une conséquence de l’apparition, en Russie, d’un
toire sous l’ère soviétique ne sem- soviétique aient repris à leur compte l’idée de quelques mois dans la revue Aspen l’historien régime autoritaire ». Les législations successi-
ble pas les avoir immunisés. On aurait pré- la promotion d’une histoire d’Etat ? Valentin Andrii Portnov, elles répondent à l’obsession ves dans les pays voisins, la volonté de crimina-
sagé que les vérités officielles y seraient ban- Behr, spécialiste de sciences politiques, n’y du pouvoir actuel : tracer « une nouvelle divi- liser de certains énoncés seraient ainsi appa-
nies à jamais et que l’idée même d’une voit qu’un paradoxe apparent. Pour le dé- sion symbolique entre l’Ukraine post-Maïdan rues en réaction à la nouvelle rhétorique du
« politique historique » braquerait les cons- nouer, il suffit d’avoir à l’esprit la perspective et la Russie de Poutine ». Le pays possède de- Kremlin. Le début d’un engrenage ?
ciences. Il n’en est rien. dans laquelle se placent de nombreux intel- puis 2006 un Institut pour la mémoire natio- Toujours est-il qu’en mai 2014, Vladimir
L’Ukraine a adopté en avril 2015 une série de lectuels en Pologne : dans leur vision du nale, inspiré du modèle polonais. Et comme en Poutine a signé à son tour une loi qui intro-
quatre lois : si certaines existent dans des ver- monde, l’Europe de l’Ouest est dominée par le Pologne, ce sont des pressions extérieures – en duit une responsabilité pénale pour la diffu-
sions voisines dans d’autres pays de la région – « marxisme culturel » – preuve en est que les l’occurrence celles du Conseil de l’Europe – qui sion d’informations « notoirement fausses »
comme l’interdiction de la promotion des opinions publiques y sont majoritairement ont obtenu que les insultes à la mémoire des sur l’action de l’URSS lors de la seconde guerre
« idéologies totalitaires communiste et nazie », favorables à l’antiracisme, aux droits des mi- combattants pour l’indépendance ne soient mondiale. Ce projet, qui traînait depuis des
le démantèlement de statues et le change- norités sexuelles, religieuses, à l’émancipa- finalement pas criminalisées. années, a abouti au moment de l’annexion de
ment de nom de localités associés au passé so- tion des femmes, etc. « Dans l’opposition anti- la Crimée et ressemble fort à une tentative
viétique ou l’ouverture intégrale des archives communiste des années 1980, il y avait une INFLATION DE LÉGISLATIONS pour Moscou de contrôler le discours sur la
de cette période –, la quatrième valorise la mé- branche très à droite, qui n’était pas séduite par Ironie de l’histoire, cette inflation de législa- période du pacte germano-soviétique et celle
moire des « combattants de l’indépendance na- l’optique de la démocratie libérale, rappelle le tions a créé des tensions entre Varsovie et Kiev : qui suivit – la « libération » pour les Russes,
tionale ukrainienne au XXe siècle », quelle que chercheur. Pour elle, la Pologne n’est toujours les héros de l’indépendance ukrainienne sont l’« occupation » pour les autres.
soit leur idéologie. Or, certains de ces combat- pas débarrassée des oripeaux du marxisme. considérés par les Polonais comme des géno- S’il reste difficile de mener des analogies tant
tants furent d’actifs collaborateurs des nazis. La lutte continue, et elle se joue à l’échelle du cidaires pour des massacres commis pendant elles répondent à des logiques nationales, ces
L’Ukraine s’est bâti ainsi, en quelques alinéas, continent, pour l’identité européenne. » lois ont en commun de vouloir effacer la com-
un panthéon aussi officiel que discutable. Il y a ainsi une grande cohérence entre le plexité de l’histoire, donnant chaque fois cré-
combat mené par ces militants au sein du syn- L’« étatisation » de l’histoire vise dit à la martyrologie nationale. La loi russe a
VALEUR SYMBOLIQUE dicat Solidarnosc – mouvement composite été appliquée par exemple contre un blo-
En Pologne, le Parlement a voté en février une dans lequel la droite chrétienne coexistait avec
autant les secteurs de l’enseignement gueur qui avait évoqué sur les réseaux so-
loi dite « sur la Shoah » dont les chantres ont
été ceux qui dénoncent par ailleurs avec viru-
les trotskistes – et leurs prises de position ac-
tuelles. Ces lois sur l’histoire sont, pour eux,
et de la recherche que celui des ciaux l’invasion conjointe de la Pologne
en 1939 « par les communistes et l’Allemagne »
lence la mémoire du régime communiste. Elle une façon de résister à une idéologie qu’ils ap- musées ou de la politique étrangère et la collaboration des deux pays : la Cour su-
prévoyait, avant que ce volet pénal ne soit fina- pellent aussi « libérale totalitaire » et dont ils prême de Russie a confirmé sa condamnation
lement supprimé sur les demandes insistantes pensent qu’elle imprègne les milieux intellec- en septembre 2016, un doyen de la faculté de
des Etats-Unis et d’Israël, une sanction allant tuels polonais, perçus comme trop indulgents Perm ayant prétendu à la barre que l’affirma-
jusqu’à trois ans de prison pour « l’attribution à envers la période soviétique, dénigrant trop fa- tion du blogueur ne s’accordait pas avec « la
la nation ou à l’Etat polonais, en dépit des faits, cilement l’histoire nationale et rejetant les va- la seconde guerre mondiale. Agacé par les lois position acceptée au niveau international ».
de crimes contre l’humanité ». leurs qui fondent la « polonité ». Dans leur logi- ukrainiennes, Varsovie a tenu à inscrire dans sa Le verdict est en phase avec la nouvelle posi-
Depuis le nouveau vote au Parlement, le que, l’Etat doit agir pour contrer ces forces qui loi de février la possibilité de poursuite pour tion du Kremlin : en 2015, Poutine avait fait sa-
27 juin, les poursuites judiciaires ne sont plus menacent de ramener la Pologne en arrière. négation des « crimes commis par les nationa- voir que l’URSS, abandonnée par tous, n’avait
possibles, mais le texte garde toutefois sa va- Ce raisonnement est tenu aussi par des histo- listes ukrainiens ou les membres de formations d’autre choix que ce pacte avec Hitler – on ne
leur symbolique : en jetant l’opprobre sur ceux riens de haut calibre. Un membre très influent ukrainiennes ayant collaboré avec le IIIe Reich saurait donc lui en tenir rigueur.
qui souligneraient la complicité de citoyens de l’Institut pour la mémoire nationale, fer de allemand ». Les « politiques historiques » des Pour l’instant, aucun universitaire russe ne
polonais dans la Shoah, le gouvernement se lance de la « politique historique », Andrzej deux pays s’entrechoquent. Elles sont pourtant semble avoir été menacé. « Ces lois n’ont pas eu
fait fort d’imposer, selon sa terminologie, « le Nowak, est un universitaire reconnu. Pour inspirées par la même suspicion à l’égard des jusqu’à présent d’incidences sur la bonne re-
point de vue polonais », à savoir une histoire autant, la discipline historique est-elle en dan- souvenirs de l’époque soviétique. cherche », note l’historien Nicolas Werth, qui
nationale uniquement vue « sous un prisme ger en Pologne ? « Il règne toujours une grande D’ailleurs, la Russie contemporaine ne vient de coéditer un recueil de témoignages,
positif ». Il faut en terminer avec la « pédagogie liberté dans le monde savant, rectifie Valentin compte pas pour rien dans l’édiction de ces Le Goulag (Robert Laffont, « Bouquins », 2017).
de la honte », affirmait le chef du gouverne- Behr, seul l’historien Jan Tomasz Gross a été en- vérités officielles. Car bien qu’il ne soit plus, A l’intérieur des enceintes académiques, tous
ment, Mateusz Morawiecki, membre du parti nuyé il y a deux ans [Le procureur a prononcé tant s’en faut, un régime communiste, l’an- les discours sont encore possibles, mais sans
Droit et justice. un non-lieu, mais le dossier n’est toujours pas cien empire ne montre pas la même aversion doute parce que le pouvoir a d’ores et déjà rem-
La « politique historique », dont ces disposi- clos] pour ses propos sur les complicités polonai- que ses voisins pour son histoire récente. porté la bataille. « Les historiens sérieux ne ven-
tions mémorielles sont un prolongement, est ses dans les massacres des juifs. En revanche, ce Vladimir Poutine a consolidé son pouvoir en dent que quelques centaines d’exemplaires, et
mise en place en Pologne dans les années 2000. monde intellectuel est très clivé ; on s’insulte par s’employant à une réhabilitation partielle de les journaux qui les soutiennent, comme Novaïa
Elle enjoint à l’Etat de participer activement à journaux interposés. Mais les historiens n’ont l’héritage soviétique. Le mythe de la Grande Gazeta ou des périodiques de province, ont une
la promotion d’un récit national qui soit à pas peur pour eux, ils craignent surtout pour guerre patriotique, la restauration du culte diffusion très étroite. En face, les librairies, les ga-
même de susciter (ou de ressusciter) la fierté l’avenir de certains domaines de recherche qui de la victoire, l’accent mis sur la continuité res, sont pleines d’ouvrages d’histoire militaire
du peuple polonais. risquent après ces lois d’être désertés. Outre les de l’Etat russe à travers les siècles et les régi- ou nationale glorificatrice. Il n’y a pas eu d’inti-
L’historien Georges Mink parle, pour en dési- travaux sur l’antisémitisme polonais, les études mes (et au passage l’effacement des dimen- midation sur les auteurs d’ouvrages sérieux qui,
gner la nature, d’une « étatisation » de l’his- de genre sont également ciblées par le pouvoir. » sions démocratiques) constituent le socle il faut dire, touchent très peu de gens. »
toire. Elle vise autant les secteurs de l’ensei- La mise en place d’un arsenal juridique fait sur lequel le dirigeant a fondé l’identité de la En comparaison, règne encore en Pologne et
gnement et de la recherche que celui des mu- monter les tensions alors que le climat politi- Russie postcommuniste. en Ukraine un réel pluralisme. Dans ces deux
sées (en pointe dans l’institutionnalisation de que, caractérisé ces derniers temps en Pologne Quand s’est opéré ce tournant dans le dis- pays, où les lois mémorielles ont été discutées
ce discours public) ou de la politique étrangère. par des attaques et des campagnes d’insultes cours historique, au début des années 2000, dans l’arène publique, certains intellectuels
Dans son article « Les historiens polonais face publiques, est déjà préoccupant. cela n’a pas manqué : « Les conflits mémoriels, ne se sont pas privés de faire le rapproche-
à l’expérience de la “démocratie illibérale” » Dans le cas ukrainien, celui d’un jeune Etat, jusqu’alors épisodiques, n’ont pas tardé à pren- ment avec la période soviétique. Mais l’analo-
(Histoire@Politique, n° 31, avril 2017), Georges indépendant depuis 1991, la promulgation des dre l’allure de vraies guerres de mémoire dans gie n’a pas suffi à dissuader les promoteurs de
Mink cite l’actuel président de la Pologne, lois mémorielles, dont la reconnaissance des plusieurs pays de l’Est », explique le spécialiste la nouvelle histoire officielle. h
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DOSSIER

« En Turquie, l’histoire est essentiellement


un mouvement de dissidence intellectuelle »

H
istorien et sociologue, Hamit Pourquoi les régimes successifs turcs (im- personnes, dont le journaliste arménien Hrant repères et vous oblige à ne penser qu’à l’ins-
Bozarslan, directeur d’études à périal, Jeunes-Turcs, kémaliste, islamiste) Dink (assassiné en 2007), ont été condamnées tant suivant. Comment faire de la recherche
l’Ecole des hautes études en se ressemblent-ils dans leur usage du en vertu de cet article. Précédemment, le gou- dans ces conditions ?
sciences sociales (EHESS) et spé- passé, qui est toujours présenté sous une vernement Ecevit (1999-2002) avait tenté de
cialiste de l’Empire ottoman et de forme tronquée et marquée bannir certains termes comme « Byzance », Quelle est votre position sur les lois dites
la Turquie, travaille sur la violence au Proche- par le négationnisme ? nom chrétien orthodoxe d’Istanbul [parler de « mémorielles » en France ?
Orient et la construction des Etats dans la ré- La Turquie officielle est fière d’être « musul- Byzance revient à occulter la date de 1453, prise Je ne me suis jamais senti à l’aise avec les dé-
gion. Auteur d’ouvrages de référence, dont mane à 99,9 % », mais refuse de comprendre la de la cité par les Ottomans]. Et récemment, en bats sur ces lois. Aussi, je répondrai à votre
Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos jours signification de ce chiffre : la disparition orga- effet, le Parlement a modifié son règlement in- question en parlant du négationnisme en tant
(Tallandier, 2013), Hamit Bozarslan appartient nisée de ses minorités chrétiennes (armé- térieur pour sanctionner l’usage de mots jugés que tel. Je n’éprouve aucune crainte devant ce
à ce qu’il appelle lui-même l’école dissidente de nienne, grecque, assyro-chaldéennes). Elle est « dangereux » par les députés, dont « génocide phénomène, qu’il faut contrer par la recher-
l’historiographie de la Turquie contemporaine. habitée par une violente nostalgie d’Empire, arménien » et « Kurdistan ». che et l’effort pédagogique qu’elle permet am-
Il revient sur les usages du passé en Turquie. mais ne sait pas que le gouvernement ottoman plement. En réponse à la négation de la Shoah
est entré dans la Grande Guerre de son propre Est-ce que cette législation sur l’histoire par une poignée d’individus sans scrupule,
Pourquoi l’histoire est-elle une discipline gré et sans nulle agression, signant ainsi lui- constitue une véritable entrave pour la par exemple, la recherche a collecté des ma-
reine en Turquie ? même son arrêt de mort. Elle ignore que la recherche en Turquie ? tériaux empiriques d’une grande finesse et
Il faut faire un distingo entre l’histoire comme « 14-18 » avait été d’abord une guerre intra- A vrai dire non, en tout cas pas à elle seule. En- proposé des analyses très approfondies des
discipline et le récit officiel. Le « récit officiel » européenne et l’interprète comme la guerre de tre 2005, date du premier colloque à Istanbul temps et des espaces du génocide.
continue de diviser le passé de la nation en l’Europe contre les Turcs. où le « G-Word » (génocide) a été prononcé, et Le nouveau livre de l’historien Taner Akçam
trois épisodes : la période de l’innocence, par Plus généralement, la version mise en avant 2015, le centenaire du génocide arménien, (Killing Orders. Talat Pasha’s Telegrams and
laquelle les Turcs conquièrent le monde pour par le pouvoir appréhende les Turcs comme l’historiographie dissidente s’est déplacée des the Armenian Genocide, Palgrave Macmillan,
lui apporter ordre et justice ; celle de la trahi- agressés par des ennemis de l’extérieur et tra- marges de la société au cœur des universités non traduit) montre qu’il en va de même des
son, pendant laquelle les minorités mordent his par les minorités de l’intérieur, pousse dès prestigieuses. La Turquie est même devenue réponses à apporter au négationnisme turc.
la main bienveillante de leurs maîtres et colla- lors à demander justice et réparation en tant un lieu de production scientifique de haut vol Prenons un exemple : selon Ankara, les télé-
borent avec les ennemis de l’extérieur ; et celle que victime, et déploie, en tant que bourreau sur le génocide. grammes dans lesquels Talat Pacha, homme
de la délivrance, pendant laquelle la nation cette fois-ci, toute la force à sa disposition pour Depuis l’été 2015, cependant, on assiste à la fort d’Istanbul, ordonnait l’extermination
brise ses chaînes par un ultime sursaut et se venger. Cette vision des choses ne varie pas, brutalisation de la syntaxe du pouvoir, qui va des Arméniens étaient des faux, puisque le
fonde la Turquie moderne. malgré les changements de régime. de pair avec la vulgarité, la calomnie et la mort haut fonctionnaire Naim Efendi qui les avait
Recep Tayyip Erdogan, l’actuel président de civique imposée à de nombreux enseignants- reproduits dans ses Mémoires n’avait jamais
la République, et les historiens qui l’inspirent En 2017, le Parlement turc a voté une chercheurs. Les universitaires engagés sont existé et que les télégrammes ne respectaient
estiment d’ailleurs que cette libération reste résolution interdisant l’usage des mots qualifiés de terroristes et de traîtres par pas le système du cryptage ottoman.
partielle et n’immunise pas le pays contre une « génocide arménien » et « Kurdistan » Erdogan lui-même. Plusieurs milliers d’ensei- Menant un travail minutieux, Taner Akçam a
possible agression occidentale ou l’aliénation dans son enceinte. La Turquie a-t-elle gnants figurent parmi les 130 000 fonction- non seulement pu prouver que Naim Efendi
de ses propres élites. En face de ce discours, adopté d’autres lois sur l’histoire ? Et naires licenciés. Les chercheurs souffrent avait bel et bien existé, mais aussi authentifier
l’histoire proprement dite, comprise comme ceux qui les transgressent sont-ils l’objet aussi de la dictature de l’instant. ses Mémoires et montrer avec brio que le cryp-
discipline, est essentiellement un mouve- de poursuites devant les tribunaux ? Comme certains régimes du passé, l’« erdo- tage qui y figurait était tout à fait conforme au
ment de dissidence intellectuelle ; elle inter- Il existe depuis 2005 un article 301 du code pé- ganisme » détruit les facultés cognitives de la système ottoman de l’époque. Contre le néga-
roge la fondation même de la Turquie par un nal qui protège la « turcité » et la Turquie [qui- société, qu’il assomme au sens propre du tionnisme, la meilleure riposte, c’est donc,
processus génocidaire, qui l’a dominée au conque insulte la nation turque et son Etat est terme : vous vivez parfois deux ou trois gran- selon moi, le travail rigoureux de l’historien. h
cours des vingt dernières années. passible de poursuite pénale]. Une douzaine de des crises par semaine, ce qui brouille les PROPOS R ECU EILLIS PAR GAÏDZ M IN ASSIAN
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En Pologne, la course à la martyrologie


CRACOVI E ( P OLOGN E) montre trois ou quatre. La scène symbolise la Musée Solidarznosc à celui de la seconde président Andrzej Duda. Dans son discours, il
complexité de la mémoire polonaise. guerre mondiale, tous deux installés à Gdansk, saluait « les gens qui viennent dans notre pays

A
u Musée de l’armée intérieure Avec la « loi sur la Shoah », en février, le poids en passant par le Musée de l’histoire des juifs pour voir Auschwitz », avant d’ajouter qu’« heu-
(le nom du puissant réseau de politique de l’histoire est apparu au grand jour polonais (Polin) à Varsovie. Ces trois musées-là reusement, il y a aussi d’autres endroits (…) qui
résistance en Pologne pendant en Pologne. Cette loi visait à punir pénalement néanmoins ne plaisent guère au PiS : le di- montrent ce qui est bon et beau dans l’histoire,
la seconde guerre mondiale) à ceux qui attribuaient aux Polonais « la respon- recteur du Musée de la guerre de Gdansk a été même dans sa partie la plus tragique ». Il évo-
Cracovie, la guide connaît son ca- sabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis ». limogé car il ne mettait pas assez en avant l’hé- quait un « musée de la fraternité, de la charité,
téchisme historique par cœur : les Allemands Face au tollé international, le gouvernement a roïsme polonais. Un secrétaire d’Etat à la de la coopération ».
voulaient exterminer le peuple polonais et reculé en juin, en retirant l’article incriminé, culture a résumé l’objectif du gouvernement : L’édifice rend hommage à la famille Ulma,
Auschwitz a d’abord été créé pour détruire les mais les historiens restent inquiets, surtout « La politique historique devrait être offensive et massacrée pour avoir abrité des juifs, et dont
élites polonaises, les Alliés n’ont rien fait depuis la mise en garde de Yad Vashem, l’Insti- forcer le monde à respecter les Polonais. » les membres ont été reconnus Justes parmi les
quand Jan Karski les a prévenus de l’existence tut international pour la mémoire de la Shoah, Pour cela, il n’est pas question de se limiter nations. La Pologne est le pays qui en compte
des camps d’extermination des juifs et ils ont qui juge que le texte amendé conserve des aux grandes villes. En plein milieu de la Polo- le plus. Le parcours d’exposition évoque le
sacrifié les résistants polonais à Yalta. ambiguïtés et permet des poursuites civiles. gne, à Michniow dans le sud de Lodz, lieu d’un martyre de cette famille mais sans pathos,
Tout cela est vrai, même si cette chronologie massacre de villageois par les nazis, un grand dans une muséographie sobre, qui ne cache
ne résume pas toute la guerre. Elle permet en « POLITIQUE HISTORIQUE » pas des aspects moins « fraternels », comme
tout cas de mettre sur le même plan la souf- Dans ce pays qui a cessé d’exister pendant un les lettres de dénonciations de juifs envoyées
france des juifs et celle des Polonais, qui est une siècle, avant de renaître en 1918, qui a connu Le directeur du Musée de la guerre par les Polonais. L’historien Jan Grabowski a
obsession du parti Droit et justice (PiS, ultra- une occupation sanglante, avant d’être mis cependant reproché à l’institution de ne pas
conservateur) au pouvoir en Pologne. Cette vi- sous le joug soviétique, les débats historiques
de Gdansk a été limogé, mettre en avant les massacres de juifs commis
sion de l’histoire a été rabâchée par la plupart
des interlocuteurs rencontrés lors d’un voyage
n’ont jamais été des sujets de consensus. Cha-
cun croit avoir la vérité, qu’il veut imposer aux
car il ne mettait pas assez par des voisins de la famille Ulma.
Le musée a été salué par Yad Vashem. Même
de presse sur les lieux de mémoire polonais, autres. Pour Jaroslaw Kaczynski, le président en avant l’héroïsme polonais s’il est une pièce centrale dans une concur-
auquel Le Monde a décidé de participer. du PiS et homme fort du pays, féru d’histoire rence des mémoires que dénonce l’institut
La guide de Cracovie poursuit en établissant nationale, c’est un enjeu essentiel. Dans tout le après la « loi sur la Shoah » : « La tentative
des gradations entre les violences de la guerre : pays des musées ont été créés pour exposer les d’amplifier le secours apporté aux juifs et de le
les Allemands étaient « terribles », mais les grandes pages de l’histoire polonaise. Cette va- dépeindre comme un phénomène courant, et
Russes étaient « pires » et enfin les Ukrainiens gue a commencé avec le Musée de l’insurrec- bâtiment est en construction, pompeusement de minimiser le rôle des Polonais dans la
étaient « diaboliques ». A la fin de l’exposition, tion de Varsovie, voulu par Lech Kaczynski, le appelé « Musée de martyrologie de la campa- persécution des juifs, constitue une offense
elle s’arrête devant une série de portraits président mort dans l’accident aérien de Smo- gne polonaise », qui devrait rester discret sur non seulement à la vérité historique, mais
qu’elle appelle « les monstres », les images des lensk en 2010, frère jumeau de Jaroslaw. C’est les pogroms qui ont eu lieu dans le voisinage. aussi à la mémoire de l’héroïsme des Justes
juges communistes qui ont condamné des ré- aujourd’hui l’un des musées les plus visités de Dans le village de Markowa, à l’est de Craco- parmi les nations. » C’est bien ce qui est au
sistants ayant lutté contre les nazis, puis se Varsovie, qui mêle multimédia et recherches vie, un autre musée a déjà fait couler beau- cœur d’un voyage sur les lieux de l’histoire
sont opposés à la mainmise du pays par historiques avec efficacité. coup d’encre. Celui des Justes polonais. Le bâti- polonaise : une bataille de mémoires où
Moscou. Un visiteur l’interroge devant ces Ce principe d’une muséographie ludique et ment est modeste, moins démesuré que celui chacun défend sa vérité. h
portraits. « Combien sont des juifs ? » Elle en pédagogique fait florès un peu partout. Du de Michniow. Il a été inauguré en 2016 par le ALAIN S ALLES

Iouri Dmitriev ou la mémoire étouffée


de la répression stalinienne
P
our la deuxième année consécu- Iouri Dmitriev a été arrêté en décembre 2016, au sein de Memorial, organisation sur la- fondateur de la Tcheka (la police politique),
tive, dimanche 5 août, les com- accusé de détention d’images pédopornogra- quelle a été apposé en 2014 le label infamant est en passe de suivre.
mémorations de Sandarmokh, l’un phiques, en l’occurrence neuf clichés de sa d’« agent de l’étranger ». Dans un entretien accordé fin décembre 2017
des principaux lieux d’exécution fille adoptive, alors âgée de 11 ans. L’historien Pour ses défenseurs, les malheurs de Iouri au quotidien Rossiïskaya Gazeta, Alexandre
de la Grande Terreur stalinienne, avait expliqué avoir pris ces photographies à Dmitriev dépassent le cadre d’une simple ca- Bortnikov, directeur du FSB, les services de sé-
dans la région septentrionale de Carélie, se la demande des services sociaux, pour docu- bale contre un homme dont le militantisme, curité russes héritiers du KGB, dont le prési-
sont déroulées en l’absence de l’historien Iouri menter la croissance de sa fille, atteinte de ra- au niveau local, dérange. Ils seraient un signe dent Vladimir Poutine fut le chef, estimait
Dmitriev. Le pèlerinage, qui attire chaque an- chitisme depuis son séjour à l’orphelinat. Les supplémentaire d’une volonté du pouvoir qu’une « part significative » des dossiers crimi-
née des centaines de proches des victimes, doit experts du tribunal, eux, n’avaient trouvé russe d’étouffer le travail pourtant modeste nels traités en son temps par la police politique
pourtant tout à cet homme de 62 ans, enquê- dans les clichés aucun caractère pédophile mené par les acteurs de la société civile sur « avaient objectivement un aspect criminel ».
teur infatigable aux airs de moine-soldat. ou pornographique. les répressions soviétiques. « Dmitriev est M. Bortnikov assurait aussi que « la répression
C’est lui qui, en 1997, a instauré cette tradi- une figure remarquable en ce sens qu’il ne se politique à grande échelle s’est arrêtée en 1938 ».
tion. C’est lui, surtout, qui a mis au jour l’im- MACHINATION contente pas de parler des répressions dans « La tendance est claire, tranche Irina Galkova :
portance de ce lieu d’exécution, où l’on es- Malgré l’émotion soulevée en Russie et à des termes généraux, explique Mme Galkova. Il la question des répressions devient un sujet sen-
time à 9 000 le nombre de personnes – cou- l’étranger par cette affaire aux allures de machi- documente avec minutie le destin des victimes sible. Les historiens font leur travail dans leur
pables de rien – fusillées. L’historien, membre nation, M. Dmitriev a passé quinze mois en et celui des bourreaux. » coin, mais il y a à la fois une réécriture du dis-
de l’association Memorial, y a mené un travail prison, avant d’être acquitté en avril. Le soula- Depuis plusieurs années, l’interrogation sur cours public. L’idée est que les répressions ont été
titanesque de localisation des fosses commu- gement a été de courte durée : mi-juin, la Cour le passé stalinien est devenue en Russie l’apa- marquées par des excès et des erreurs mais
nes et d’identification des dépouilles. Depuis, suprême de Carélie a cassé ce jugement, et à la nage de quelques militants toujours plus que celles-ci ne constituaient pas une politique
Sandarmokh est devenu l’un des rares lieux fin du mois Iouri Dmitriev retournait en pri- marginalisés et suspects. L’Etat, d’abord in- d’Etat. On peut parler des victimes, rappeler
en Russie célébrant la mémoire des purges de son, accusé cette fois de viol, sur la foi du seul té- différent, se montre désormais hostile. Plu- qu’elles étaient innocentes, mais pas des respon-
1937-1938 – année après année, les descen- moignage de la grand-mère de sa fille adoptive. sieurs musées consacrés aux camps ont été sables, pas des bourreaux. Officiellement, il s’agit
dants des victimes ont accroché sur les arbres « En Russie, il n’y a quasiment jamais de re- fermés, dont le plus important d’entre eux, de ne pas remuer un thème sensible qui pourrait
de la dense forêt carélienne de modestes laxes, encore moins sur de telles charges. Sa li- Perm-36, et plus récemment celui de Iochkar- diviser la société, mais en réalité, ce pouvoir ne
croix en bois ou les portraits de leur proche bération a constitué une énorme surprise, Ola. Ces derniers mois, des cas de destructions veut pas que l’on puisse comparer les pratiques
assassiné. « Sans son travail, on ne saurait pour nous mais sans doute aussi pour les ser- d’archives du goulag ont aussi été constatés. de l’époque et celles d’aujourd’hui, quand bien
quasiment rien de Sandarmokh », confirme vices de sécurité. On dirait qu’ils ne l’ont pas Dans le même temps, la figure de Staline est même le niveau de violence n’a rien à voir. » h
l’historienne Cécile Vaissié. acceptée », constate Irina Galkova, sa collègue réhabilitée, et celle de Felix Dzerjinski, le BEN OÎT VITKIN E

E RR ATU M
La citation mise en exergue dans l’article « Canons du
bord de mer » du supplément « Idées » du 4 août,
indique que Vincent Coëffé est historien. Or, comme il
est mentionné dans l’article, il est maître de conférences
en géographie à l’université d’Angers.

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