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JAMES GRAHAM BALLARD


(1930-2009)

LE VISIONNAIRE DE LA « REAL-FICTION »

Romancier britannique généralement étiqueté guerre, ce qu’il racontera en extrapolant quelque peu
« écrivain d’anticipation », ou parfois même de dans Empire du soleil, qui sera adapté au cinéma par Ste-
« science-fiction », J.-G. Ballard s’avéra être surtout un ven Spielberg. Après la guerre, il s’installe en Angleterre
incroyable observateur de la société contemporaine, et commence des études de médecine qu’il abandonne
repérant ce qui la « travaille » en profondeur sans que au bout de trois ans et il se met à écrire des nouvelles.
ses membres n’en soient toujours véritablement Son premier texte publié, en 1956, paraît dans le maga-
conscients : l’hégémonie automobile, l’emprise diaboli- zine New Worlds. Il emménage dans un banal pavillon
que de la télévision, les enclaves résidentielles sécuri- à Shepperton, non loin de Londres. C’est là, après le
sées, les tours (ces impasses verticales), la xénophobie, décès de sa femme, qu’il élève seul ses filles, et qu’il
l’ultra-individualisme obligatoire, la misère grandis- construit toute son œuvre. À Henriette Korthals-Altes
sante de la vie affective, la tyrannie de la publicité, la qui lui demande, en 2001, « Pourquoi restez-vous à
normalisation de tous les domaines de l’existence… Ses Shepperton ? », il répond : « C’est un excellent poste
romans relevaient, dit-il, de la real-fiction. La science y d’observation. Tous les changements sociaux prennent
occupe peu de place ; quant à la fiction, elle décode la corps dans la banlieue parce que les gens disposent d’un
réalité, réalité qu’il peint minutieusement sans effets revenu plus élevé et qu’ils sont à la fois plus libres et plus
inutiles avec une écriture sobre et plutôt efficace. À seuls. La télévision, l’échangisme, le fast-food, les loca-
Jérôme Schmidt, en 2008, il confiait : « Ma science- tions vidéo et la culture d’aéroport ont d’abord fleuri en
fiction, puisqu’il faut bien l’appeler comme ça, est plus banlieue. »
une real-fiction, comme on parle de real-politik : elle En effet, il regarde autour de lui et ce qu’il observe
appréhende le réel comme une myriade de réalités lui sert directement à élaborer ses histoires, à nourrir une
floues ; elle tente de tracer les contours d’un monde intrigue, à décrire un paysage. Toujours dans le même
contemporain, que beaucoup tendent à placer dans le entretien, il précise : « La banlieue, du moins en Angle-
futur, proche ou non. » terre, est le baromètre du changement. La violence y est
Né à Shanghaï, où son père est directeur de la suc- contenue et on s’y comporte à merveille. Je crois que nous
cursale d’une firme de Manchester spécialisée dans la vivons dans une société “surrégulée”. Le degré de liberté
production textile, il se retrouve, avec sa famille, interné qu’avaient mes parents était bien supérieur à celui dont
durant trois ans dans un camp japonais pendant la jouissent les jeunes générations d’aujourd’hui. À peu près

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Hommage

tous les domaines de notre vie sont normalisés : comment offert la copie du tableau de Delvaux, « Le miroir »,
nourrir ses enfants, comment les élever, leur scolarisation. détruit en 1940 et peint en 1936…
(…) Et puis, il y a les polices intellectuelles : le politically Avec « La trilogie du béton », il exacerbe les obses-
correct qui surveille subrepticement nos comportements sions qui tenaillent bien des individus des années 1960
les plus intimes. Plus une société est civilisée et normée, et 1970, ainsi va-t-il érotiser l’automobile et sexualiser
moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd’hui, le seul l’accident (Crash, 1973, adapté au cinéma par David
dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux Cronenberg), traumatiser un « bon citoyen » en
paires de baskets. » Son univers est ici et son temps est brouillant ses références (L’Île de béton, 1974) et semer
maintenant. la zizanie au sein d’une (fausse) communauté d’habi-
Il n’invente pas de nouveaux procédés techniques, tants d’une même tour de 40 étages (I.G.H., 1975).
pas plus qu’il ne met au point de nouvelles molécules. Trois autres romans ont pour cadre, une enclave rési-
Son imagination radicalise ce qu’il remarque çà et là. Il dentielle sécurisée : là encore il ne fait que généraliser
le dit à Jérôme Schmidt, en 2008 : « Quand j’ai écrit Le une forme de regroupement humain en rupture avec la
Vent de nulle part, j’étais parti de l’idée que les méga- ville (comme l’était déjà la tour) qui en une vingtaine
structures urbaines ne tiennent qu’à peu de chose. On d’années s’est imposée comme un produit immobilier
l’a vu avec Katrina, ou avec le tremblement de terre de particulièrement juteux pour ses promoteurs, de la
Mexico : c’est un jeu de cartes plus ou moins stable. Le Chine au Brésil, des États-Unis à l’Inde, de la Pologne à
territoire de la mégalopole m’intéresse, qu’il soit peuplé la Turquie, de l’Afrique du Sud à l’Égypte.
ou non : ses marques (comme dans L’Île de béton), ses Le massacre de Pagbourne (retraduit récemment
ruines (Le Vent de nulle part) ou sa disparition sont des sous le nouveau titre de Sauvagerie) se veut une
lieux d’accélération et de concentration de la fiction. » enquête menée par le docteur Richard Greville, au
Nulle tentation de futorologie dans ses romans, il nom de la CIA, dans un « quartier privé », en grande
n’invente pas des architectures inédites ou des engins banlieue de Londres, plutôt luxueux et tranquille, où
volants non identifiés, il fait évoluer ses personnages la police a trouvé 32 cadavres (les propriétaires des vil-
dans des tours, des gated communities, des centres com- las) et dénombré 13 disparitions (leurs enfants). Il
merciaux, des autoroutes, des maisons ordinaires, tout s’agit d’une fable terrible où le bonheur aseptisé qui
un environnement auquel sont habitués ses lecteurs. Ce règne dans cet ensemble urbain si bien jardiné, à la vie
qui leur procure peut-être l’illusion d’une légère antici- réglée comme du papier à musique, alimente la folie
pation résulte du fait qu’il force le trait de certains élé- meurtrière d’enfants voulant rompre avec la perfection
ments et comportements de la vie moderne, l’isolement, et accéder à un autre monde qu’ils imaginent et dans
le consumérisme absolu, la non-communication, la vio- lequel ils assassinent, selon un plan machiavélique, à la
lence gratuite, l’indifférence à l’autre, la manipulation même minute – ou presque – leurs parents… La Face
par les médias, l’auto-censure, le fanatisme, etc. Il cachée du soleil se déroule en Espagne, dans une sta-
n’hésite pas à créer des surprises, ce qui confère à cer- tion balnéaire privatisée, bardée de caméras de vidéo-
taines scènes un halo surréaliste. Il faut préciser qu’il surveillance et arpentée en permanence par des vigiles,
affectionnait la peinture surréaliste (Dali, Ernst, ce qui n’empêchera pas d’innombrables délits (viols,
Magritte…) car, disait-il, « les surréalistes peignent ce incendies, trafic de drogue…) sur fond d’indifférence
que nous avons à l’intérieur de nos têtes », et il s’était et d’ennui.

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James Graham Ballard (1930-2009)

Super-Cannes met à plat I.G.H. ; nous retrouvons Comment saisir les mutations de la société de
l’étude quasi entomologique d’une population résidant consommation à l’heure de la suprématie communica-
dans une même co-propriété, horizontale cette fois-ci. tionnelle sans lire Kingdom Come ? Ce roman (en fran-
Par ce biais, l’auteur dispose d’un microcosme, véritable çais « Que notre règne arrive », plus justement traduit
métaphore de la société, qu’il utilise comme laboratoire par « que ton règne vienne ») relate la mainmise d’un
de tous les dérèglements (sexuels, affectifs, politiques, centre commercial (le « Métro-Centre ») sur toute une
violents…). Il précise à Henriette Korthals-Altes : région. La chaîne télévisuelle qu’il émet est regardée avi-
« Dans Super-Cannes, j’ai voulu explorer la psychologie dement par tous les habitants et son présentateur
des parcs d’activités high-tech qui rassemblent des filia- fétiche – éternellement bronzé, souriant et propre sur
les de toutes les multinationales et sont peuplés exclusi- lui, le « gendre idéal » – exerce une réelle fascination sur
vement de cadres de haut vol. Ce qui m’intéressait était chacun, au point de distiller toute une idéologie fasci-
de voir l’évolution d’une société, faite de déracinés, où sante et de cautionner les ratonnades que les « bons »
le lien social est uniquement professionnel et la stabilité Anglais exécutent sur les Indo-Pakistanais et autres réfu-
uniquement financière. » Les personnages sont parado- giés kosovars. Le centre commercial est le temple de la
xalement contraints à la folie par la sur-raison qui consommation qui chaque jour et chaque nuit reçoit ses
domine leur univers clos et qui les fragilise. Trop de fidèles qui communient à la gloire du marché sur fond
sexualité mécanico-hygiénique ne remplace pas la rela- d’ambiance sonore empruntée aux hymnes nazis !
tion amoureuse ; trop de supériorité, d’excellence et de L’équipe sportive, sponsorisée par Métro-Centre, cris-
rivalité n’autorise aucun relâchement et transforme cer- tallise toutes les passions collectives, et ses supporters
tains individus, apparemment sains d’esprit, en de véri- endoctrinés et manipulés agissent comme les militants
tables tueurs partant à la chasse aux immigrés, etc. d’un ordre nouveau autoritaire visant à contrôler
Ces déviances, ces transgressions, ces dysfonction- l’ensemble du territoire urbain irrigué par la télévision
nements apparaissent comme des remèdes négatifs, en du centre commercial.
quelque sorte, à ces individus sûrs d’eux au point de ne Tout le monde n’appréciait pas une telle charge
plus avoir le sentiment d’exister, de douter, d’hésiter… contre la société de consommation à son stade communi-
Le monde parfait – le parc à thèmes – où tout est prévu, cationnel, et certains considéraient que l’auteur se répé-
recèle, sans le savoir, des petits grains de sable qui vien- tait un peu trop. Ainsi Tim Martin dans The Independant
nent enrayer la machinerie prétendue imparable. Il on Sunday (traduit dans Courrier international n° 834,
serait assez facile de lister les essayistes, venant des 26 octobre/1er novembre 2006) notait : « Kingdom Come
diverses sciences humaines et sociales, dont les ouvrages est un vigoureux tour d’horizon des obsessions actuelles
de fait corroborent les analyses de J. G. Ballard, que l’on de Ballard, ce qui suffit à le placer au-dessus d’une bonne
songe à Jean Baudrillard, Marc Augé, David Harvey, partie de la littérature contemporaine. Mais il aurait été
Mike Davis, Zygmunt Bauman, pour n’en citer que nettement plus captivant s’il s’était différencié par l’intri-
quelques uns… Pourtant, ses fictions n’alimentent gue, la thématique, les personnages et les dialogues des
guère la réflexion théorique, comme quoi les « mondes trois précédents livres de l’auteur. (…) Des pans entiers
clos » ne sont pas seulement ceux des quartiers sécurisés de dialogue se retrouvent pratiquement mot à mot d’un
et des centres commerciaux, mais aussi de certaines roman à l’autre. Des personnages typiquement
disciplines ! ballardiens – psys mégalomanes, stars du petit écran en

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Hommage

déliquescence, femmes médecins zélées mais fragiles – se (L’Île de béton, Calmann-Lévy, 1974) ; High Rise, 1975
rassemblent pour dire consciencieusement leurs répli- (I.G.H., Calmann-Lévy, 1975). Ces trois romans ont été
ques, formulées, quel que soit le locuteur, dans un style réunis en un seul volume par Denoël en 2007.
indirect un peu vieillot. »
The Atrocity Exhibition [La Foire aux atrocités],
Il est vrai qu’un sentiment de déjà lu peut envahir
préface de William Burroughs, 1969.
le lecteur, mais sans gâcher pour autant son plaisir, car
la manière dont J. G. Ballard décryptait l’invisible de The Unlimited Dream Company, 1979 (trad. française,
nos comportements demeure exemplaire. À Henriette Le Rêveur illimité, Calmann-Lévy, 1980).
Korthals-Altes qui lui demandait s’il était nihiliste,
J. G. Ballard rétorqua : « Je suis plutôt d’un tempéra- Hello America, 1981 (trad. française, Salut l’Amérique !,
ment joyeux, même si mes lecteurs peuvent avoir une Denoël, 1981).
impression différente. Mes livres sont des romans à
Empire of the Sun, 1984 (trad. française, Empire du
idées, des allégories qui peuvent fonctionner comme des
soleil, Denoël, 1985).
mises en garde, dans la tradition – je l’espère – d’Aldous
Huxley et de George Orwell. Quelqu’un qui installe un The day of Creation, 1987 (trad. française, Le Jour de la
panneau routier “Attention virage dangereux” n’est pas Création, Flammarion, 1988).
forcément pessimiste. Il m’arrive de montrer un pan-
neau “Attention virage dangereux – accélérer” en guise Running Wild, 1988 (trad. française, Le Massacre de
de test psychologique. Il peut révéler beaucoup chez le Pangbourne, Belfond, 1992 ; nlle trad., Sauvagerie,
conducteur ! » On l’aura compris, J.G. Ballard ne faisait Tristam, 2008).
pas dans la dentelle et dénonçait plus qu’il n’annonçait The Kindness of Women, 1991 (trad. française, La Bonté
les méfaits des « progrès » techniques et des technolo- des femmes, Fayard, 1992).
gies qui altèrent l’autonomie de chacun plus qu’ils ne la
démultiplient. Ballard ? Un indispensable phare qui Rushing to Paradise, 1994 (trad. française, La Course au
s’est désormais éteint. paradis, Fayard, 1995).
Cocaine Nights, 1996 (trad. française, La Face cachée du
soleil, Fayard, 1998).
OUVRAGES DE J. G. BALLARD Super Cannes, 2000 (trad. française, Super Cannes,
La série des « Quatre Apocalypses » : The Wind from Fayard, 2001).
Nowhere, 1961 (trad. française, Le Vent de nulle part, Millenium People, 2003 (trad. française, Millenium
Castermann, 1977) ; The Drowned World, 1962, (Le People, Denoël, 2005).
Monde englouti, Denoël, 1964) ; The Drought, 1964, et
The Crystal World, 1966 (La Forêt de cristal, Denoël, Kingdom Come, 2006 (trad. française, Que notre règne
1967). arrive, Denoël, 2007).
La « Trilogie du béton » : Crash !, 1973 (trad. française, Miracles of life. Shangai to Shepperton. An Autobiogra-
Crash, Calmann-Lévy, 1964), Concrete Island, 1974 phy (2008).

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James Graham Ballard (1930-2009)

La plupart des nouvelles écrites par J. G. Ballard de J. G. Ballard, hautes altitudes, par Jérôme SCHMIDT et
1956 à sa mort sont traduites en français et regroupées Émilie NOTÉRIS (dir.), Alfortville, éd. Ère, 2008.
en trois volumes, parus et à paraître, aux éditions Tris-
tam (à partir de 2008). Les sites Web <http://www.rickmcgrath.com/jgb.html>,
<http://www.jgballard.ca/> et <http://ballardian.com>.

ÉTUDES ET SITES WEB SUR J. G. BALLARD


« Ballard », Science-Fiction, n° 1, Denoël, 1984. Thierry Paquot
Professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris
« Entretien avec J. G. Ballard, par Henriette KORTHALS- Université Paris XII - Val de Marne
ALTES », Lire, juillet-août 2001. Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>

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