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L'HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE

« Le ciel en nous » dans une lettre de Marsile Ficin


Ornella Pompeo Faracovi

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2004/3 n° 207 | pages 64 à 71


ISSN 0419-1633

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Pour citer cet article :


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Ornella Pompeo Faracovi, « L'homme et le cosmos à la Renaissance. « Le ciel en
nous » dans une lettre de Marsile Ficin », Diogène 2004/3 (n° 207), p. 64-71.
DOI 10.3917/dio.207.0064
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L’HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE
« LE CIEL EN NOUS » DANS UNE LETTRE DE MARSILE FICIN

par

ORNELLA POMPEO FARACOVI

Dans une page extraordinaire de la cinquième de ses Homélies


sur le Lévitique, Origène développe sous une forme particulière le
grand thème de la correspondance entre l’homme et le cosmos. Nul
n’est besoin de chercher parmi les animaux visibles les victimes à
offrir à Dieu : chacun peut les trouver en soi, dans son âme1.

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L’homme est un petit monde, dans lequel le cosmos se reflète point
par point : « Ne t’étonne pas de m’entendre dire que tout cela est en
toi ; comprends que tu es un autre monde en petit (in parvo) et
qu’en toi il y a un soleil, il y a une lune, il y a des étoiles2. » Dans ce
singulier passage, l’âme de l’homme se présente comme un miroir
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du monde visible, lequel n’est à son tour qu’une grandiose allégorie


du divin. Dans une image qui n’est pas dénuée de résonances
astrologiques, la charnière de la correspondance entre le grand
monde et le petit est située dans les corps célestes.
Cette image de la correspondance entre l’univers et l’homme, le
macrocosme et le microcosme, n’est pas une image nouvelle ni
même insolite ; André Festugière la définit au contraire comme
étant la plus célèbre de l’Antiquité3. Dans son livre important sur
Pic de la Mirandole, Henri de Lubac a consacré un chapitre à la
recherche, dans la tradition antique et médiévale, des témoignages
les plus marquants de l’idée de relation entre macro et microcosme,
sur laquelle le comte de la Mirandole conclut l’Heptaple : « Il
importe de remarquer que le monde est appelé par Moïse “un
grand homme”. En effet, si l’homme est un petit monde,
assurément le monde est un grand homme, etc. Voyez avec quelle
harmonie toutes ces parties du monde et de l’homme se
correspondent4. » Comme De Lubac l’a bien indiqué, on peut
retrouver les thèmes de l’harmonie universelle et de la relation
macro et microcosme dans les textes et chez les auteurs les plus
divers : les écrits hermétiques, les commentaires bibliques de
Clément d’Alexandrie, Philon, Chalcidius, Macrobe, saint Augustin
et Martianus Capella. Isidore de Séville peut donc la présenter

1. « Ces victimes, cherche-les en toi-même, et tu les trouveras à l’intérieur de


ton âme », dans Origène, Homélies sur le Lévitique, traduction, introduction et notes
par M. BORRET, Paris, Les Éd. du Cerf, « Sources chrétiennes » 1981, vol. I, p. 211.
2. Ibid., p. 213.
3. A. FESTUGIÈRE, La Révélation d’Hermès Trismégiste. I, L’astrologie et les
2
sciences, Paris, J. Gabalda 1950 , p. 92.
4. H. DE LUBAC, Pic de la Mirandole, Paris, Aubier Montaigne 1974, p. 160-169.

Diogène n° 207, juillet-septembre 2004.


L’HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE 65

comme une idée bien établie dans la culture antique, « s’il est vrai
qu’en grec “monde” se dit “cosmos”, et l’homme, à son tour,
“microcosme”, c’est-à-dire “petit monde”5 ». Ainsi l’évêque espagnol
a-t-il transmis le thème au Moyen Âge latin, où Hildegarde de
Bingen et Bernard Sylvestre, parmi bien d’autres, lui feront subir
des réélaborations suggestives, avant d’arriver au cœur de la
culture de la Renaissance avec le De coniecturis de Nicolas de Cuse
et les écrits de Pic.
Le thème, on l’a dit, a connu des développements et des implica-
tions diverses suivant les auteurs. Dans de nombreux textes
chrétiens, il devait converger avec l’idée que l’homme, étant la
première et la plus excellente des créatures, enferme en lui tous les
aspects du monde ; parfois, il se limita au sentiment d’une proxi-
mité fraternelle entre l’homme et le reste de la création, expres-

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sions l’un et l’autre du même amour de Dieu, qui dicta à François
d’Assise, entre autres, les louanges du frère Soleil et de la sœur
Lune6. Dans le milieu stoïcien, il s’était lié au thème de la
sympatheia universelle, tandis que dans les textes hermétiques il
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s’était spécifié à travers la liste ordonnée des chaînes de rapports


qui lient ponctuellement à chacun des corps célestes, et en premier
lieu aux astres errants, une série précise d’animaux, de végétaux et
de minéraux. Dans l’ouverture de la Iatromathématique d’Hermès
Trismégiste à Ammon l’Égyptien, il est développé dans le sens
d’une liaison systématique entre chacun des astres et les diverses
parties du corps humain (melothesia) – ce qui est une référence
obligée pour la longue tradition de la médecine astrologique.
Les savants disent, ô Ammon, que l’homme est un univers, parce
qu’il est fait, dans sa constitution, à la ressemblance de l’univers. En
vérité, dans la génération de semence humaine, dans toutes les parties
qui constituent le corps humain, se sont mêlés les rayons des sept
astres, tout comme à l’acte de la naissance en vertu de la disposition
des douze signes. On dit que le Bélier est la tête tandis que les facultés
perceptives qui sont dans la tête sont attribuées aux sept astres
errants : l’œil droit au Soleil, le gauche à la Lune, les oreilles à
Saturne, le cerveau à Jupiter, la langue et la luette à Mercure, l’odorat
7
et le goût à Vénus et tout ce qui est sanguin à Mars .

La relation entre macro et microcosme passe ici à travers les


planètes et les signes du Zodiaque et s’exprime sous une forme
astrologique : les astres dirigent chacune des parties du corps et

5. Isidore DE SÉVILLE, De natura rerum, IX, 2 (éd. franc. Isidore DE SÉVILLE,


Traité de la nature, éd. J. FONTAINE, Bordeaux, Féret et Fils 1960).
6. Voir à ce propos l’étude récente de P. DRONKE, « Sole e Luna nell’immaginario
poetico dal II al IX secolo », Micrologus, XII, Il Sole e la Luna, Florence, Sismel-
Edizioni del Galluzzo 2004, p. 275-290.
7. « La iatromatematica di Ermete Trismegisto ad Ammone egizio », dans G.
BEZZA, Arcana Mundi. Antologia del pensiero astrologico antico, vol. I, Milan,
Rizzoli 1995, p. 695.
66 ORNELLA POMPEO FARACOVI

l’étude du thème natal permet de diagnostiquer les prédispositions


pathologiques de chaque individu. Ainsi est-il possible au médecin
de préparer les remèdes appropriés en tenant également compte
des divers moments de la vie, étudiés sur la base des transits8.
Le lien entre la théorie de la correspondance homme-cosmos et
les techniques astrologiques est fréquent encore au Moyen Âge et à
l’aube des temps modernes. Mais il ne faut pas y voir pour autant
un rapport nécessaire. Dans la majorité des textes chrétiens, d’une
part, la description de la correspondance homme-monde ne com-
porte pas la reprise du vocabulaire astrologique, mais cherche
plutôt à illustrer de façon générale l’harmonie et le symbolisme de
la création. D’autre part, les techniques astrologiques impliquent
une référence non pas à la complexe relation macro-microcosme,
mais au plus simple lien de synchronicité : autrement dit, elles se

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fondent sur l’hypothèse implicite qu’il est possible, à chaque
instant, de supposer les positions célestes significatives des
événements terrestres concomitants. C’est dans ce cadre qu’elles
furent employées en milieu mésopotamien, avant et indépen-
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damment de la rencontre avec la philosophie grecque, autour de


laquelle se forge, à partir de Bérose (fin du IIIe siècle avant J.-C.) le
lien au thème stoïcien de la sympathie universelle, central dans
des textes comme le poème de Manilius, les Anthologiae de Vettius
Valens et les écrits astrologiques d’inspiration hermétique9. Il n’y a
donc pas lieu de s’attarder à répéter que la théorie de la
correspondance entre macro et microcosme constitue le fondement
de l’astrologie sous toutes ses formes10. Cette évaluation est née à
un stade des études dominé par la conviction que, malgré ses
lointaines origines mésopotamiennes, l’art d’Uranie, dans sa forme
accomplie, ne pouvait pas ne pas être fruit du génie hellénique. Les
études assyriologiques des dernières décennies ont rendu cette
thèse caduque, en retrouvant dans des textes cunéiformes non
seulement la technique de prévision des grands événements géné-
raux, mais aussi celle des horoscopes individuels, dont la structure
mathématique avait convaincu la génération d’Auguste Bouché-

8. Pour les expressions techniques (thème natal, transit, aspect), voir G. VITALI,
Lexicon mathematicum astronomicum geometricum [1668]. reproduction anasta-
tique, G. BEZZA (éd.), préface de O. P. FARACOVI, Sarzana, Agorà Edizioni 2003.
9. Voir le bel essai d’A. J. LONG, « Astrology : arguments pro et contra », dans
Science and Speculation. Studies in Hellenistic Theory and Practice, éd. J. BARNES,
J, BRUNSCHWIG, M. BURNYEAT, M. SCHOFIELD, Cambridge-Paris, Cambridge
University Press-Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 1982, où l’auteur
rappelle que les références directes à l’astrologie n’abondent pas chez les philo-
sophes stoïciens. Ce qui n’empêche pas que tout un courant d’études astrologiques a
puisé dans le stoïcisme, à travers le thème du fatalisme astral, un encadrement
philosophique qui a fortement marqué les discussions sur l’astrologie, et pas
seulement dans le monde antique.
10. Pour une formulation classique de cette thèse, voir A. FESTUGIÈRE, La
Révélation, op. cit., p. 89 sq.
L’HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE 67

Leclercq de la dérivation de l’astronomie grecque11. Aussi pouvons-


nous affirmer que les techniques astrologiques ne se fondent pas
sur la théorie philosophique grecque de la correspondance entre
macro et microcosme, qui en apporte au contraire une des inter-
prétations et un des encadrements ultérieurs.
Dans certains textes d’Origène, le recours est explicite aux
thèmes et au langage de l’astrologie. Selon la Philocalie, le livre
divin et le livre de la nature coïncident, puisque Dieu a fait du
Soleil, de la Lune et des astres une écriture en mouvement ; le
Commentaire de la Genèse traite, également à la lumière du thème
de la précession, du rapport entre les douze secteurs du Zodiaque
et les constellations12. Dans l’Homélie sur le Lévitique, la référence
demeure implicite ; mais en faisant de la référence au soleil, à la
lune et aux planètes l’axe de la relation entre macro et micro-

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cosme13, Origène reprend le motif le plus typique de la tradition
mésopotamienne, précisément centrée sur ces sept corps célestes,
et l’applique hardiment au déchiffrement de la vie intérieure,
miroir de la vie de l’univers. Sur cette même route, mais explici-
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tant une dimension astrologique, se situe une lettre de Marsile


Ficin, que l’on peut dater de la fin de 1477 ou des premiers mois de
147814. Le thème du ciel intérieur y est traité en des termes si
semblables à ceux d’Origène qu’on pourrait croire à une sorte de
citation indirecte : « Ce n’est point hors de nous qu’il faut chercher
les corps célestes ; en vérité, le ciel est tout en nous, qui avons en
nous une vigueur ignée et des origines célestes15. » Marsile Ficin,
on le sait, trouva en Origène, « très noble platonicien, homme dont
la doctrine et la vie sont admirables entre tous » (platonicus
nobilissimus, vir doctrina vitaque apprime mirabilis16), un des

11. Voir A. BOUCHÉ-LECLERCQ, L’Astrologie grecque, Paris, Leroux 1899.


12. ORIGÈNE, Philocalie, XXIII, 20 ; Commentaire sur la Genèse, dans Eusèbe DE
CÉSARÉE, La Préparation évangélique, livre VI, 11, Paris, Éd. des Places, « Sources
chrétiennes », Éditions du Cerf 1971, n° 266, p. 268.
13. Dans le vocabulaire astronomique latin, le mot stella est employé autant
pour les comètes que pour les astres fixes : « Dicitur autem promiscua tam de
erraticis quinque... quam de fixis in firmamento » (G. VITALI, Lexicon
mathematicum, cit., p. 468). Son « accostage » au Soleil et à la Lune montre
comment, dans ce passage, Origène entend se référer au bloc des sept corps célestes
qui sont au centre de l’astronomie antique.
14. Telle est la datation que propose P. O. Kristeller pour les lettres recueillies
dans le livre V des lettres de Ficin : voir Supplementum ficinianum, Florence, 1937,
vol. I, p. CI. Pour le texte de cette lettre, Marsilio FICINO, Opera omnia, Bâle, ex
officina Sanctipetrina 1576, t. I, p. 805-806 ; pour une traduction en langue
moderne, M. FICINO, Scritti sull’astrologia, O. P. FARACOVI (éd.), Milan, Rizzoli
2
2001 , p. 229-231. Sur cette lettre, voir le commentaire d’E. H. GOMBRICH,
« Botticelli’s Mythologies. A Study in the Neoplatonic Symbolism of his Circle »,
Journal of Warburg and Courtauld Institutes, VIII (1945), p. 7-60.
15. « Igneus est nobis vigor et caelestis origo », VIRGILE, Énéide, VI, 730.
16. Liber de voluptate, dans M. FICIN, Opera omnia, Bâle, 1576, p. 994 ; De
christiana religione, XXXV, ibid., p. 72. Mais voir également Epistolarum, VIII,
dans Opera omnia, p. 866.
68 ORNELLA POMPEO FARACOVI

points d’appui de la relance du platonisme à laquelle il consacra


une si grande partie de son œuvre. Ses citations de thèmes
origéniens, explicites et implicites, sont nombreuses et l’on y
chercherait en vain des allusions aux discussions et condamnations
théologiques associées à l’œuvre du Père grec hétérodoxe17. Et c’est
précisément sur un thème origénien que Ficin, dans cette lettre,
fonde un exemple d’une rare efficacité sur la bonne manière de
comprendre et de pratiquer l’astrologie.
De fait, c’est sur la base des techniques de l’horoscopie que Mar-
sile traite des qualités de Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis. Le
ciel intérieur, terme de la relation entre macrocosme et micro-
cosme, prend la forme de ce que les astrologues appellent le thème
natal : l’ensemble des positions astrales au moment de la naissance
et par rapport à son lieu. Dans son examen, Ficin suit les procédés

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éprouvés de la genetliaca, de l’analyse du thème natal. En premier
lieu, les dispositions humaines sont liées aux planètes, suivant un
schéma classique auquel n’est apportée qu’une variation minime :
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Avant tout la Lune : que peut-elle signifier en nous, sinon le


mouvement continu du corps et de l’âme ? Mars indique ensuite la
promptitude ; Saturne, au contraire, la lenteur. Le Soleil signifie Dieu,
Jupiter la loi, Mercure la raison et Vénus l’humanité (humanitas)18.

À propos, précisément, des attributs de Vénus, la planète que


les astrologues associent traditionnellement à l’amabilité, Ficin
puise à une sensibilité humaniste, pour laquelle l’amabilité peut
être relue comme, avant tout, libéralité, culture et générosité : en
un mot, humanité.
Vénus nous invite à ne pas oublier que sur Terre il n’est rien qui se
possède si les hommes, pour qui les choses ont été créées, ne se
possèdent point. Mais pour s’emparer des hommes il n’est d’autre
appât que l’humanité. Garde-toi de la mépriser, sous prétexte que
l’humanité a une origine terrestre. L’humanité est en vérité une
nymphe au corps magnifique, d’origine céleste, plus chère qu’aucune
autre à Dieu, qui se trouve au-dessus du Ciel. Son âme et son esprit
sont l’amour et la charité ; ses yeux, la dignité et la grandeur d’âme ;
les mains, la libéralité et la magnificence ; les pieds, la sérénité et la
modestie ; le tout, enfin, la tempérance et l’honnêteté, la grâce et la
splendeur. Quel aspect extraordinaire, quelle vision plaisante ! Mon
Laurent, une nymphe si noble est toute en ton pouvoir ! Unis-toi à elle
d’un lien indissoluble et elle rendra douces toutes tes années et te fera

17. Sur la diffusion des thèmes origéniens dans la culture florentine de la


deuxième partie du XVe siècle, voir encore l’étude classique d’E. WIND, « The Revival
of Origen », in Studies in Art and Literature for Belle da Costa Greene, D. MINER
(éd.), Princeton, Princeton University Press 1954, p. 412-424. [Repris dans E. WIND,
The Eloquence of Symbols. Studies in Humanist Art, J. Anderson (éd.), Oxford,
Clarendon Press 1983, p. 42-55.]
18. Scritti sull’astrologia, p. 230.
L’HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE 69

père d’une belle progéniture19.

Une fois établie la liaison astrologique habituelle entre les


planètes et les dons humains, Ficin peut déchiffrer l’horoscope,
interprétant les aspects positifs de la Lune avec les planètes
bénéfiques (Vénus et Jupiter, mais aussi, dans la version de Ficin,
le Soleil et Mercure), et l’absence des aspects lunaires avec les
maléfiques (Mars et Saturne), comme signes de dispositions
favorables :
Les astrologues enseignent que naît le plus heureux entre tous celui
pour qui le destin a disposé les signes célestes de telle façon que la
Lune ne forme point d’aspects négatifs avec Mars et Saturne, et en
forme au contraire des positifs avec le Soleil, Jupiter, Mercure et
Vénus20.

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C’est à la volonté et à l’initiative du jeune garçon – âgé de 14-15
ans à l’époque de la lettre – qu’il appartiendra de cultiver au fil de
sa vie les capacités que lui assigne son horoscope ; à cet égard,
Ficin endosse les habits du mentor, qui indique par quelles voies
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sera fait le meilleur usage des bonnes dispositions naturelles21. Ses


enseignements ne laissent aucune place au fatalisme, d’origine
stoïcienne, qui avait souvent accompagné l’astrologie antique et
avait fait l’objet d’un rejet unanime par les chrétiens. Le thème
natal n’est pas le point de départ d’événements préfixés, dont
l’inévitable réalisation exclurait toute intervention consciente de la
volonté. Il s’agit plutôt d’une cryptographie de prédispositions et de
talents, dont la réalisation est confiée à l’initiative subjective et à
la responsabilité morale.
Autant les astrologues estiment fortuné celui dont le destin a
favorablement disposé les corps célestes à la naissance, autant les
théologiens jugent heureux qui les a disposés pour soi aussi bien. […]
Allons donc, généreux jeune homme, arme-toi et modère ainsi le ciel
avec mon aide. Que ta Lune, c’est-à-dire le mouvement continu du
corps et de l’âme, esquive tant l’excessive rapidité de Mars que la
lenteur de Saturne ; ou encore, considère chaque question particulière
au moment opportun et commode ; ne te hâte point ni ne tarde plus
qu’il ne faut. Que cette Lune qui est en toi regarde ensuite conti-
nuellement le Soleil, Dieu même, duquel elle reçoit toujours des rayons
bénéfiques ; et en tout vénère par-dessus tout celui dont tu as reçu ce
par quoi tu es digne d’honneur. Regarde aussi Jupiter, c’est-à-dire les
lois divines et humaines, qui ne doivent jamais être transgressées :
s’écarter des lois, sur lesquelles tout repose, ne serait en fait que se
perdre. Tourne ton regard vers Mercure, c’est-à-dire le discernement,
la raison et la science, et n’entreprend rien sans avoir consulté au

19. Ibid., p. 231.


20. Ibid., p. 230.
21. Le thème est repris dans la lettre aux tuteurs du jeune homme, Antonio
Vespucci et Naldo Naldi, ibid., p. 232.
70 ORNELLA POMPEO FARACOVI

préalable des personnes prudentes ; ne dis ni ne fais rien dont tu ne


puisses fournir des raisons plausibles. Tiens pour aveugle et muet un
homme privé de sciences et de lettres. Fixe enfin tes regards sur Vénus
même, c’est-à-dire sur l’humanité22.

Plutôt qu’une contrainte, le destin est une tâche dont


l’accomplissement est confié à l’initiative subjective et à la respon-
sabilité morale, qui peuvent trouver un soutien précieux dans le
diagnostic astrologique bien compris. Le ciel ne fournit donc jamais
que des signes, qui se réfractent dans le ciel intérieur ; les astres
indiquent, ils ne causent pas. Dans cette thèse, qui sous-tend toute
la lettre, on observe clairement la reprise d’une idée de Plotin, dont
les pages sur l’astrologie, dans les Ennéades II et III, nourrirent la
méditation profonde de Ficin dans sa Disputatio contra iudicium
astrologorum avant qu’il ne les soumît à un examen analytique

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dans son Commentarium in Plotinum. Après avoir nié que les
astres, ici entendus comme des corps physiques, puissent exercer
des influences sur l’âme incorporelle, Plotin avait reconnu leur
valeur de signes de l’ordre divin : « Les astres qui sont des parties
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importantes du ciel, collaborent à l’univers ; ces êtres magnifiques


servent aussi de signes ; ils présagent tout ce qui arrive dans le
monde sensible23. »
En se rapportant à cette thèse, Ficin reprend un thème qui
n’était pas du seul Plotin. Sur la même longueur d’onde se situait
aussi le passage déjà cité de la Philocalie d’Origène; mais, dans ses
lignes plus générales, le mobile était déjà apparu dans le champ de
la divination mésopotamienne plus ancienne, où les astres ne
causent pas les événements, mais les signifient. Dans les textes
cunéiformes, les étoiles sont l’écriture des cieux, comme s’il s’agis-
sait de lettres qui transmettent sous une forme chiffrée le message
divin. Quand ils décrivent le fondement de la divination céleste, les
scribes mésopotamiens recourent à la même métaphore de
l’écriture, du traité, du dessin et de la mesure qu’on trouve chez
Origène et, plus tôt encore, chez Philon d’Alexandrie et dans la
Bible elle-même. Par ailleurs, puisque les phénomènes célestes
peuvent être lus en vertu d’un code qui leur est propre, à chacun
correspondant un événement terrestre, il ne serait pas possible de
les décoder en l’absence d’une écriture : de ce point de vue, il n’est
pas dénué de sens que ce soit la même culture qui, en Médi-
terranée, ait été la première à élaborer l’idée de divination céleste
et la première à donner vie à un système d’écriture24.
Évidemment liée à l’admission d’un ordre divin de l’univers, la

22. Ibid., p. 230-231.


23. PLOTIN, Ennéades, II, 3, 8 ; citation tirée de PLOTIN, Deuxième ennéade,
trad. Émile Bréhier, intro. J. LAURENT, Paris, Les Belles Lettres 1998, p. 60-61.
24. Sur ces thèmes, voir G. BEZZA, « “Liber vivus”. Antecedenti astrologici della
metafora galileiana del libro dell’universo », Bruniana & Campanelliana, XI (2004),
2, sous presse.
L’HOMME ET LE COSMOS À LA RENAISSANCE 71

théorie des astres-signes était donc plus ancienne que la théorie


stoïcisante des astres considérés comme des causes/signes, prédo-
minante chez les astrologues de l’Antiquité tardive, et que la
théorie aristotélisante des astres comme causes partielles, exposée
par Ptolémée et reprise par nombre d’astrologues chrétiens entre le
Moyen Âge et le début des temps modernes25. En la reprenant à son
compte, Marsile Ficin accomplit cependant un pas inhabituel, s’il
est vrai qu’historiquement elle avait surtout accompagné la
prévision de grands événements naturels et historiques, confiée à
la branche de l’astrologie connue sous le nom d’astrologie mondiale.
Reprenant le thème origénien du ciel intérieur, il applique
systématiquement la théorie des astres-signes au déchiffrement
des thèmes de fond de la personnalité individuelle. Pour Marsile
Ficin, seul celui qui parvient à déchiffrer ses véritables inclinations

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– entreprise à laquelle l’astrologie peut largement contribuer – se
réalisera au mieux en se soustrayant à tout conditionnement
extérieur26. Il s’émancipera aussi du redoutable destin dont traitent
les stoïciens, puisqu’il s’agit d’une nécessitation qui passe à travers
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les matières corporelles, mais n’agit point sur l’âme. Aussi Ficin
peut-il conclure sa lettre par un augure qui engage : « Enfin, pour
m’exprimer avec brièveté : si tu sais de le sorte réguler
commodément en toi les signes célestes et tes dons, tu échapperas
à toutes les menaces du destin et tu ne manqueras pas de vivre
une vie heureuse avec la divine faveur27. »

Ornella POMPEO FARACOVI.


(Centro Studi Enriques, Livourne.)

Traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat.

25. Pour une étude des différentes images de l’astrologie, je me permets de


renvoyer à mon essai, Scritto negli astri. L’astrologia nella cultura dell’Occidente,
Venise, Marsilio 1996.
26. Marsile Ficin développe le même thème dans son De vita, III, XXIII. [En fr.,
Marsile FICIN, Les trois livres de la vie, Paris, Guy Le Fevre de la Broderie ; Paris,
Fayard, Corpus des Œuvres de philosophie en langue française 2000.]
27. Scritti sull’astrologia, cit., p. 231. Pour une étude des rapports entre l’âme et
le destin dans l’astrologie de Ficin, voir O. P. FARACOVI, « Destino e fato in alcune
pagine astrologiche di Marsilio Ficino », dans O. P. FARACOVI, (éd.), Nella luce degli
astri. L’astrologia nella cultura del Rinascimento, Sarzana, Agorà Edizioni 2004, p.
1-29.

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