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la guerre à l’école 2014b). Le Québec accueille chaque année, pour des rai-
sons humanitaires, des immigrants venus de pays qui ont
connu la guerre, des conflits et des situations de violence
québécoise et de persécution. De 8,3 % en 2013, le taux de réfugiés
admis au Québec s’est élevé à 9,7 % en 2014 (MIDI, 2014g).
Parmi ceux-ci, on trouve des enfants qui fréquentent
Garine Papazian-Zohrabian l’école québécoise. Il est donc important de les connaître
afin de pouvoir les accueillir et promouvoir leur réussite
scolaire ainsi que leur intégration à la société québécoise.
La guerre, les violences collectives et les contextes
d’adversité (voir l’encadré 16.1) mettent en danger le
développement global et la santé mentale des enfants
Introduction et des adolescents. Blessés dans leur corps ou dans l’âme,
sans-protection, sans-abris ou réfugiés, rares sont ceux
Les violences collectives et les conflits armés font toujours qui continuent à fréquenter une école et à recevoir une
de nombreuses victimes civiles. Parmi elles, des enfants éducation. Certains sont obligés de travailler pour sub-
de tout âge subissent au quotidien les affres de la guerre, venir aux besoins de leurs familles. D’autres sont des
mais aussi ses conséquences : précarité, problèmes de enfants-soldats. Ils sont tous prisonniers du temps et de
santé, manque de scolarisation, fuite ou déplacements l’espace dans lesquels ils vivent. Leur vie est en suspens.
forcés. Selon le dernier rapport du Haut-Commissariat Leurs besoins les plus élémentaires ne sont pas satisfaits.
des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) (2014), à la fin Leurs droits les plus élémentaires ne sont pas respectés. Ils
de l’année 2014, environ 55 millions de personnes avaient sont des survivants traumatisés et endeuillés.
besoin de protection et d’assistance humanitaire à cause Dans ce chapitre, nous présenterons d’abord les cadres
des guerres et des violences. Un autre rapport du HCR de référence internationaux et nationaux relatifs aux droits
(2011) souligne que plus de 46 % des réfugiés, 47 % des des enfants réfugiés à la protection et à l’éducation. Cette
déplacés internes, 54 % des apatrides86 et 56 % des réfugiés partie sera suivie par un panorama général des séquelles
vivant dans des camps sont des enfants. des situations de violence et de pertes sur les jeunes, en
Devant cette situation humanitaire catastrophique, la soulignant les facteurs atténuant (facteurs de protection)
réponse du monde occidental reste insuffisante. Toujours ou renforçant (facteurs de risque) les deuils et les trauma-
selon cette source, depuis 2011, l’Europe n’a pu accueillir tismes de guerre. Nous passerons ensuite aux impacts de
que 207 000 réfugiés (voir la section 16.1.1 pour une défi- ces séquelles sur l’adaptation et les apprentissages scolaires
nition de ce terme). De nombreuses personnes (environ de ces jeunes. Une dernière partie sera consacrée aux dif-
3 500) ont péri ou ont été portées disparues alors qu’elles férentes pistes d’intervention en milieu scolaire.
essayaient de traverser la mer Méditerranée.
Selon les données du bureau du HCR (2015) au
Canada, on y comptait 146 163 réfugiés et 16 711 deman-
deurs d’asile en décembre 2014. Selon les données
86. Il s’agit d’une personne qui n’est le ressortissant d’aucun pays. Elle peut
avoir ou non le statut de réfugié.
184 Partie 5
E N CA DRÉ 1 6.1
Quelques définitions conceptuelles
Dans un contexte de guerre, la violence est organisée, collective, menée entre au moins deux collectivités, et
systématique au point de devenir banale. Les populations qui en sont victimes n’ont d’autre choix que de la subir. C’est
le seul cadre qui permet la transgression du tabou de donner la mort. Les valeurs humaines condamnent le meurtre,
mais dans une situation de guerre, le meurtre prend une certaine légitimité, selon le contexte. On note une banalisation
de la mort. La vie humaine perd de sa valeur.
Quant au génocide, il consiste en une violence organisée exercée sur une population désarmée dans un but
d’extermination d’un peuple, d’une ethnie, d’une communauté − comme le génocide des Arméniens, l’Holocauste, les
génocides au Darfour et au Rwanda. Le génocide est marqué par une atteinte à la dignité humaine, une
déshumanisation. Les violences les plus extrêmes sont recensées lors des génocides : tuerie d’enfants, de femmes, de
personnes âgées, violences sexuelles, violences psychologiques (obliger quelqu’un à tuer ou à violer ses proches). On
note une chosification de l’être humain. Les pires atrocités sont malheureusement permises par l’agresseur. Les enfants,
de par le fait qu’ils représentent l’avenir de leur peuple, sont des cibles privilégiées. La violence vécue (tortures, viols et
massacres) est de l’ordre de l’impensable, de l’indicible.
16.1 Cadres de référence 1948), qui stipule que « devant la persécution, toute
personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de
internationaux et nationaux l’asile en d’autres pays » (art. 14.1).
relatifs aux droits des enfants Selon la Convention de Genève, est considérée comme
réfugiée toute personne qui se trouve hors de son pays
réfugiés d’origine et qui craint d’être persécutée du fait de sa
«race », de sa religion, de sa nationalité, de son apparte-
Divers cadres de référence internationaux et nationaux nance à un certain groupe social ou de ses opinions poli-
établissent des balises en matière d’accueil des réfu- tiques (ONU, 1951). Cette personne peut être un enfant
giés et d’offre de services gouvernementaux et non ou un adulte. Il est important de souligner que l’enfant
gouvernementaux. d’une personne ayant obtenu le statut de réfugié est aussi
considéré comme un réfugié.
16.1.1 La Convention relative au statut
des réfugiés E N CA DR É 16 .2
Découvrir les cadres de référence
Après la création du Haut-Commissariat des Nations
relatifs aux droits humains
Unies pour les réfugiés, en 1950, l’adoption à Genève de
la Convention relative au statut des réfugiés (ONU), en • Convention de 1951 relative au statut des réfugiés
1951, est venue poser les assises d’une préoccupation et Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés :
internationale quant au sort des personnes réfugiées. La
http://www.unhcr.fr/4b14f4a62.html#_ga=1.10347
Convention de Genève constitue donc le document clé
pour la définition du terme « réfugié » et des droits des 2772.583149874.1425088861.
réfugiés. Elle précise les obligations légales des États signa- • Déclaration universelle des droits de l’homme :
taires envers les réfugiés. L’élaboration et l’adoption de http://www.un.org/fr/documents/udhr/index.
cette convention s’inscrivent dans la suite logique de la shtml.
Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU,
Chapitre 16 185
Par ailleurs, il faut noter qu’il existe un grand nombre de comprendre ces problèmes de santé mentale ainsi que
d’enfants ayant vécu diverses situations de violence la dynamique psychique qui les sous-tend.
(guerres, persécutions, attentats) et ne détenant néan-
moins pas le statut de réfugié. Il s’agit de tous ces jeunes
immigrants fuyant les guerres mais ayant obtenu leur
16.2.1 Le traumatisme psychique de guerre
résidence permanente par un processus de regroupement chez l’enfant
familial ou même parfois par la voie de l’immigration éco- Définition
nomique de leurs parents. Qu’ils aient ou non le statut de
réfugié, ces enfants portent en eux les blessures de leur Le traumatisme psychique est la réaction de tout indi-
passé, mais souvent aussi un potentiel d’épanouissement vidu face à un événement traumatique en contexte de
qui a besoin d’être repéré et développé. guerre : pertes violentes d’êtres chers et d’objets précieux,
Dans la partie qui suit, nous allons présenter un pano- destructions, découverte inopinée de cadavres, exposi-
rama général des séquelles des situations de violence chez tion à des scènes de violence, blessures graves, menaces
les jeunes, en tâchant de mettre en relief les éléments qui de mort… Il est le résultat d’une rencontre avec la mort
les atténuent ou les renforcent. (Barrois, 1998). Malgré l’inéluctabilité de la mort, le
caractère mortifère d’un accident, d’une catastrophe ou
d’une réalité extérieure comme la guerre ou des agres-
sions ébranle l’homéostasie de l’appareil psychique d’une
personne, son équilibre intérieur. La rencontre avec la
16.2 Panorama des séquelles mort, la transformation brusque de la mort en donnée
des situations de violence et de immédiate, « la soudaine intimité » avec la mort ont un
effet traumatisant.
pertes sur les jeunes Bien qu’inéluctable pour tous, la mort reste cependant
une inconnue. Elle n’est pas représentée dans l’inconscient.
L’histoire de l’humanité est parsemée de génocides, de
La rencontre avec la mort serait donc de l’ordre de l’irre-
conflits et de guerres, dont deux guerres mondiales
présentable (Freud, 1915-1988), par conséquent de l’ordre
qui ont fait respectivement 14 et 38 millions de morts.
de l’innommable, de l’indicible.
Certains de ces événements défrayent la chronique,
Tout traumatisme est un corrélat conscient ou
d’autres sont condamnés à rester dans l’ombre. Les crimes
inconscient d’une rupture, d’une discontinuité, d’une
commis ont parfois été reconnus, mais les victimes, rare-
perte (Barrois, 1998). Barrois distingue divers degrés de
ment dédommagées.
rupture :
Parmi les survivants de ces atrocités, on compte des
blessés, des mutilés, mais aussi des personnes psychique- • psychique : la rupture entre le système de repères
ment traumatisées. Les conséquences, les séquelles psy- internes et la réalité. La possibilité d’établir des liens
chiques de la guerre — sujet de nombreuses études et psychiques n’existe plus. Le choc traumatique para-
recherches depuis la Révolution américaine et la guerre lyse la faculté de symboliser et de fantasmer. Cela
de Sécession — ont été étudiées d’abord par Oppenheim, explique les réactions de mutisme face à des événe-
et plus tard par Charcot, Janet et Freud. Le concept de ments traumatiques comme la mort brutale et/ou
névrose traumatique créé par Oppenheim a évolué pour violente d’un être cher, le spectacle de la mort d’au-
devenir le traumatisme psychique (Crocq, 1999). Depuis trui, d’accidents ou d’agressions.
les deux guerres mondiales, les études sur les effets de • social : c’est la rupture des liens intrafamiliaux (mort
la guerre sur les enfants et les adolescents se multiplient d’un membre de la famille, violence physique),
et soulignent qu’ils sont souvent des victimes directes sociaux ou communautaires (comme dans les cas de
de sa violence et de ses atrocités. Leurs séquelles psy- déracinements, de déplacements involontaires). C’est
chologiques sont nombreuses. Le syndrome de stress parfois la rupture sur le plan des normes sociales :
post-traumatique est le premier trouble rapporté, suivi de des valeurs humaines et morales cèdent la place à un
la dépression puis de l’anxiété (Attanayake, McKay, Joffres, nouveau mode d’existence.
Burkle et Mills, 2009). Dans cette partie, nous allons tenter
188 Partie 5
• de sens : le traumatisme provoque surtout un boule- des symptômes est important. L’expression du trauma est
versement, une rupture sur le plan du sens de la vie, entravée, en période de guerre, mais elle va être possible
dont le rétablissement est capital pour la réhabilita- en période de paix.
tion psychologique et sociale de la personne trauma-
tisée. Cette rupture exacerbe le sentiment d’injustice Description et manifestations du syndrome de
(celle de la nature, des hommes, de la vie). Par ailleurs, stress post-traumatique (SSPT)
la mort brutale, soudaine et/ou violente d’un être Diverses études ont documenté les traumatismes
cher peut aussi être traumatique pour un individu, psychiques de guerre chez les enfants. Les résultats de la
puisqu’elle rompt des liens, crée une discontinuité recherche que nous avons menée dans le Haut-Karabagh,
très souvent incompréhensible et inacceptable. en Arménie, rejoignent ceux d’autres auteurs et révèlent la
• de l’espace : rupture du cadre protecteur qui respecte présence de ces symptômes chez les enfants victimes de
toutes les étapes de la vie et de la mort. La personne guerres (voir l’encadré 16.6).
perd ses repères spatiaux. Son rapport à l’espace, où la
violence est subie, change brutalement. En contexte E N CA DR É 16 .6
de guerre ou de catastrophe naturelle, vont s’ajouter Symptômes des enfants traumatisés
la destruction brutale de l’environnement physique, le par la guerre
déplacement forcé, le déracinement.
• du temps : la rupture de la chaîne de temporalité, Cauchemars et réveils en sursaut, réminiscences et
qui sépare la vie en deux temps antagonistes pour la réviviscences, irritabilité, agressivité, peurs (de
personne traumatisée : l’Avant et l’Après. Le discours l’obscurité, des animaux, des voleurs) et phobies, tics,
de la personne traumatisée est alors hachuré, confus, agitation, insomnie ou hypersomnie, froideur et
porteur de cette rupture.
incapacité à exprimer les émotions, sentiment d’être
• de l’histoire, de la culture : c’est la rupture de la conti-
«anesthésié », évitement relationnel, dissociation,
nuité de l’héritage culturel (dans les cas de déracine-
ment, de pertes de territoires dues aux guerres, de pleurs fréquents, comportement asocial, angoisse de
massacres, de génocides). Cette rupture s’exprime par séparation, difficultés de concentration, difficultés de
une coupure de l’histoire individuelle et collective, mémorisation, bégaiement secondaire, énurésie ou
des changements de lieux, de modes de vie, parfois encoprésie secondaire, mutisme sélectif ou global
même de langues et de traditions.
(Crocq, 1998, 1999, 2007 ; Thabet et Vostanis, 1999 ;
Selon la théorie psychanalytique, dans des contextes Papazian-Zohrabian, 2004, 2008).
de violence, les impressions traumatiques sont refoulées
dans l’inconscient afin de permettre une « survie » psy-
chique. La survivance, qui est le fruit de l’instinct de vie, La psychiatrie utilise le terme de syndrome de
de la pulsion de vie, est souvent accompagnée d’un senti- stress post-traumatique (SSPT) (American Psychiatric
ment de culpabilité : la culpabilité d’avoir survécu. Le moi Association, 2013) pour décrire le traumatisme psychique
de l’individu est clivé et se trouve entre deux exigences : en général. Pour pouvoir émettre le diagnostic de SSPT
d’une part, le déni de la réalité menaçante et déshuma- chez l’enfant, un pédopsychiatre devrait noter chez le
nisante pour ne pas souffrir, pour diminuer l’angoisse, jeune les symptômes suivants.
et d’autre part, la reconnaissance de cette réalité, afin de 1. La personne a vécu directement l’événement trauma-
percevoir les situations de danger et de trouver des stra- tique ou en a été témoin, ou a appris qu’une personne
tégies de survie. L’angoisse-signal (signal d’alarme) est un qui lui est chère l’a vécu directement ou a été exposée
symptôme récurrent chez les personnes traumatisées en à des détails sordides relatifs à l’événement. Est consi-
général, et les traumatisés de guerre en particulier. Elle a déré traumatique un événement durant lequel un ou
même parfois une fonction ; «Il faut angoisser pour être des individus ont pu mourir ou être gravement blessés,
vigilant et survivre », nous dit une mère de famille vivant ou bien ont été menacés de mort ou de grave blessure.
dans un contexte de violence continue. Dans certains cas, La violence sexuelle est considérée comme un événe-
le temps de latence entre l’événement vécu et l’apparition ment traumatique.
Chapitre 16 189
2. L’événement traumatique est constamment revécu guerre — guerre défensive, guerre de libération, guerre
— flash-back, réviviscences, réminiscences — par les pour une cause… Tous les enfants ne sont pas nécessai-
enfants au gré de leurs jeux, de leurs dessins, de leurs rement traumatisés de la même manière et à la même
cauchemars répétitifs… intensité. Certains enfants seront plus protégés que
3. Évitement persistant des stimuli associés au trauma- d’autres, plus résilients que d’autres.
tisme et émoussement de la réactivité87 générale : le Notre expérience en tant que psychologue clini-
sujet évite des pensées, des sentiments, des conver- cienne et psychothérapeute auprès des jeunes au Liban,
sations, des activités, des endroits et des gens suscep- l’intervention post-guerre que nous avons menée dans
tibles de réveiller le souvenir de l’événement trauma- les banlieues sud de Beyrouth en 2006-2007 (Papazian-
tique. Restriction affective. Zohrabian, 2013), ainsi qu’une recherche menée en
4. Pensées et humeur négatives : un sentiment distordu Arménie (Papazian-Zohrabian, 2004) nous ont amenée
d’auto-accusation ou d’accusation, aliénation, manque à relever les éléments renforçants ou atténuants le trau-
d’intérêt pour les activités, incapacité de se rappeler matisme psychique chez l’enfant (voir le tableau 16.1).
des détails de l’événement. Nos conclusions sont corroborées par les chercheurs
5. Présence de symptômes traduisant une activation neu- Rousseau, Drapeau et Platt (1999).
rovégétative : irritabilité ou accès de colère, insomnie En contexte de guerre, les enfants rencontrent souvent
ou hypersomnie, difficultés de concentration, hypervi- la mort, mais ils perdent aussi souvent brutalement et vio-
gilance, réaction de sursaut exagérée. lemment des êtres chers, leur domicile, des biens. Dans la
Les conséquences des traumas sur le développement partie qui suit, nous allons présenter le deuil chez l’enfant
et la personnalité des enfants sont multiples. Un arrêt du ainsi que les particularités des deuils fréquents en contexte
développement affectif ou social, ou une régression, ainsi de guerre : les deuils traumatiques et post-traumatiques.
que des difficultés d’adaptation et d’apprentissage sont
choses courantes (Dubow et al., 2009). Les recherches ont 16.2.2 Les deuils chez l’enfant
démontré que les enfants traumatisés présentent sou-
vent des difficultés de comportement (Beiser et al., 2010 ; La mort est le point final de la vie. Elle en fait partie. Étant
Skokauskas et Clarke, 2009). donné son universalité et son irréversibilité, la situation qui
Le vécu traumatique dépendra aussi de la signification en résulte, le deuil, est par conséquent non seulement un
des événements vécus par les sujets, du sens donné à la phénomène universel et normal, mais aussi un processus
psychique indispensable à la santé mentale. Le travail de
deuil sert à éviter les conséquences néfastes de la rupture
TAB LE AU 1 6.1
Éléments atténuant et renforçant les traumas
de l’attachement, du lien. C’est un passage obligatoire, et illustre comment un enfant de 4 ans, qui ne comprenait
qui prend du temps. pas la mort, qui n’en avait pas une conception précise, a
vécu sa première rencontre avec elle. Une rencontre bru-
Définition tale, angoissante, offensante, traumatisante qui a eu son
Le deuil est un phénomène psychologique subséquent influence sur son travail de deuil et sur sa santé mentale.
à toute situation de perte. La perte est souvent due à la
mort. L’objet de cette perte est le plus souvent un être
humain ou un autre être vivant, mais peut aussi être un E N CA DR É 16 .7
prend conscience de l’ampleur de sa perte. Cette phase Le travail de deuil est une condition nécessaire pour
du deuil est marquée par l’apparition de symptômes de le rétablissement de la personne endeuillée. Il dépend
dépression, tant chez les adultes que chez les enfants (voir toutefois de la présence de certains éléments favorisant
l’encadré 16.8). l’élaboration psychique du deuil. Dans des contextes de
violence extrême, le travail de deuil est mis à rude épreuve.
La présence ou l’absence de certains de ces éléments
E N CAD RÉ 1 6.8
pourraient favoriser ou défavoriser le travail de deuil (voir
Les symptômes de dépression chez le tableau 16.2).
l’enfant
Devant un enfant qui a vécu des deuils, il est donc
Démotivation, irritabilité, voire parfois agressivité, important de relever les éléments favorisant le travail de
troubles du sommeil (hypersomnie), troubles
deuil, qui seront considérés comme des facteurs de pro-
tection, et les éléments défavorisant, qui sont des facteurs
alimentaires, intolérance à la frustration, manque de
de risque pour le développement et la santé mentale des
communication et d’interactions, tristesse (American enfants. Il est important de souligner que c’est la présence
Psychiatric Association, 2013 ; Papazian-Zohrabian, ou l’absence de ces éléments qui guident les intervenants
2004 ; Arfouilloux, 1983). dans leur compréhension de la situation de l’élève, et que
même dans le cas d’un contexte de guerre et de violence,
on peut relever des facteurs de protection. Par exemple,
La fin du deuil, la période de rétablissement, est mar-
en contexte de guerre, la probabilité d’avoir des morts
quée par un désinvestissement du sujet ou de l’objet
«signifiantes » qui sont valorisées par la société (Papazian-
perdu. La personne endeuillée s’en détache progressive-
Zohrabian, 2004) jouera un rôle positif. Est considérée
ment. Cela est rendu possible par le discours sur la perte,
« signifiante » toute mort qui a un sens positif pour les
qui permet le partage de la perception idéalisée du sujet
endeuillés : mourir pour une valeur (comme mourir en
ou de l’objet perdu et la prise de conscience progressive
sauvant la vie de quelqu’un d’autre) ou pour une cause
de la non-réalité de cette perception.
TAB LE AU 1 6.2
Éléments favorisant et défavorisant le deuil
(comme pour la libération de sa patrie ou la lutte contre Notre expérience en Arménie et au Liban (Papazian-
le racisme). La mort devient alors un moyen de valori- Zohrabian, 2004 ; 2013) nous a aussi permis de noter que
sation. Cependant, bien que la signification sociale de la dans des contextes de survivance, le travail de deuil est
mort puisse la rendre « féconde », il ne faut pas ignorer souvent différé. Il devient possible en temps de paix, sur-
le contexte et la signification individuelle de la perte. tout grâce à un accompagnement de l’enfant et de sa
Une compréhension systémique (Brofenbrenner, 1989 ; famille. En effet, le sens ou le non-sens avec lequel l’enfant
Brofenbrenner et Morris, 1998) de la mort et de la perte vit ses rencontres avec la mort, la violence et la souffrance
est donc nécessaire (voir l’encadré 16.9). affectent la manière dont il interagiera avec son environ-
nement, tant sa communauté que la société d’accueil.
Mais il sera aussi influencé par celui-ci. Dans cette pers-
E N CA DRÉ 1 6.9
pective, les conclusions de Rousseau (2000) sur le rôle
La théorie écosystémique ou l’écologie que peuvent jouer les diverses interventions de la société
du développement humain et social
hôte sur la construction du sens positif chez la personne
Cette théorie étudie le développement de l’enfant en traumatisée par les violences vécues prennent une valeur
fonction du contexte déterminé dans lequel il vit. La
indéniable.
particularité de cette approche réside dans le fait que
l’interaction sujet-milieu est considérée comme
variant selon le contexte social. 16.3 Influence des deuils
Le postulat principal de cette théorie veut que
et des traumatismes de
l’individu soit influencé par son environnement, mais
qu’il l’influence aussi. Selon Brofenbrenner (1979),
guerre sur l’adaptation et les
l’environnement de l’enfant est organisé selon six apprentissages scolaires des
structures enchâssées l’une dans l’autre : enfants et des adolescents
• l’ontosystème : soit les caractéristiques de
l’individu ; Le cas rapporté à l’encadré 16.10, tiré de notre recherche
menée en Arménie (Papazian-Zohrabian, 2004, 2013),
• le microsystème : ou le contexte proximal
illustre bien le deuil traumatique de guerre chez les jeunes
d’activités, de relations et de rôles — famille, école, ainsi que ses conséquences dans les diverses sphères de
voisins, communautés, pairs… (système proximal) ; son développement.
• le mésosystème : soit les liens entre les Certaines recherches soulignent les effets néfastes des
microsystèmes (système proximal) ; traumas sur l’adaptation des enfants. Les difficultés de
comportement et d’adaptation sont relevées par divers
• l’exosystème : ou le contexte d’influence non
auteurs (Beiser et al., 2010 ; Skokauskas et Clarke, 2009).
fréquenté par l’individu — le vécu des parents, le Les effets des deuils sur les apprentissages et l’adapta-
contexte professionnel des parents, les tion scolaire sont également multiples. Les résultats de
commissions scolaires, les structures de santé… diverses recherches soulignent la présence de problèmes
(système distal) ; sur le plan de la compréhension — surtout dans les
matières nécessitant une grande concentration comme
• le macrosystème : ou l’ensemble des valeurs
les mathématiques, les sciences et la grammaire (Dyrergov,
humaines, éthiques, religieuses et culturelles 2004) — ainsi qu’une baisse du rendement scolaire ou
(système distal) ; encore l’échec scolaire (Davou et Widdershoven-Zervakis,
• le chronosystème : soit la période durant laquelle 2004). Des effets négatifs à court et à long termes sur la
se produit le développement de l’individu. scolarisation des enfants en deuil sont notés (Abdelnoor
et Hollins, 2004), par exemple un manque de motivation,
d’implication et de disponibilité cognitive pour la tâche
(Worden, 1996 ; Davou et Widdershoven-Zervakis, 2004).
Chapitre 16 193
E N CAD RÉ 1 6.1 0
Étude de cas
Alina (nom fictif) est une fillette de 9 ans. Elle a été emmenée par sa mère pour une consultation au Centre de
réhabilitation psychologique de Médecins sans frontières, pour les raisons suivantes : tics faciaux, irritabilité,
comportement capricieux, troubles du sommeil (cauchemars et réveils en sursaut), difficultés de concentration et de
mémorisation, échec scolaire et énurésie récurrente.
Alina a un frère âgé de 7 ans. Elle vit avec ses parents et sa grand-mère paternelle. Bien que son père soit un soldat et
qu’il soit fréquemment mobilisé par la guerre, il semble être un bon père pour ses enfants et un soutien positif pour leur
mère.
La naissance d’Alina est décrite comme un événement attendu et heureux. La grossesse et l’accouchement ont eu
lieu sans aucun incident. Il n’y a eu aucun problème d’allaitement, ni de sevrage, et Alina est décrite comme un «bébé
sage et gentil ». La propreté, la marche et le langage sont acquis aux âges attendus. Toutefois, la naissance et surtout la
présence de son frère Arthur (nom fictif) semble avoir modifié ce tableau. Valorisé par sa famille en tant que garçon
unique, dominateur et exigeant, il prend une grande place dans la famille, et Alina devient de plus en plus
pleurnicharde, capricieuse et irritable.
La guerre, avec un événement traumatique majeur, vient ébranler Alina. Lors d’un des bombardements aériens de
Stepanakert (Haut-Karabagh, février 1994), la mère d’Alina est en train de faire le ménage chez elle avec ses enfants,
lorsque sa voisine et meilleure amie vient «prendre un café » chez elle avec ses enfants, une fillette de 9 ans, une amie
d’Alina, et un petit garçon de 3 ans. La mère d’Alina veut terminer ses tâches ménagères et lui demande de rentrer chez
elle avec ses enfants et de revenir dans une heure. La voisine rentre chez elle. Le drame se produit quelques minutes plus
tard. Une bombe frappe la maison voisine. La mère et ses deux enfants meurent sur le coup. Leurs corps sont
déchiquetés. Alina assiste à l’événement, elle voit tout. Les ambulanciers arrivent et «nettoient » les lieux. Quelques
jours plus tard, Alina trouve un morceau de la tête d’un de ses amis. Elle en informe sa mère, qui le prend, l’enveloppe et
le donne à un parent de la famille décédée. Depuis cet événement, la mère d’Alina se culpabilise continuellement pour
la mort de sa voisine et de ses enfants.
Alina est métamorphosée, elle devient irritable, silencieuse. On note chez elle l’apparition progressive des
symptômes précités.
L’accompagnement d’Alina s’avère difficile. Elle ne parle pas, ne raconte rien, n’exprime pas ses émotions. Sur son
visage, ses tics faciaux sont alternés par un sourire sans émotions. La seule activité qu’Alina accepte de faire est le dessin.
Elle dessine une maison vide, en noir et blanc. Puis une autre, et une autre… Elle fait 35 dessins de maison. C’est toujours
la même maison. Elle est toujours vide. Parfois, elle dessine aussi les personnages habitant la maison : deux filles et deux
garçons. Mais ils sont toujours «en dehors » ou «loin ».
Ce n’est qu’après trois mois d’accompagnement qu’Alina a pu trouver les mots pour dire l’horreur qu’elle a vécue. Le
«déclic » s’est fait le jour où nous avons compris que les points rouges sur les fenêtres de la maison dessinée
répétitivement représentaient des tâches de sang. Elle a alors progressivement pu dire sa souffrance, pleurer la perte de
ses amis et exprimer son malaise envers sa mère, qu’elle considérait responsable de la tragédie. Pendant longtemps,
Alina n’avait eu aucune disponibilité cognitive pour les apprentissages scolaires et aucun intérêt social. Elle était ailleurs,
hantée par les images et les odeurs de l’horreur. Alina et sa mère ont été accompagnées par les psychologues du Centre
de réhabilitation de Médecins sans frontières pendant six mois. Malheureusement, la fin de la mission de MSF Belgique
dans le Haut-Karabagh a mis fin au travail d’accompagnement qui leur était proposé (Papazian-Zohrabian, 2004, 2013).
194 Partie 5
Dans des contextes de violences collectives et de avenir. Les écoles québécoises qui accueillent des enfants
guerres de longue durée, la destruction est massive. La endeuillés et traumatisés par la guerre ont donc plusieurs
santé mentale des membres des familles qui fuient la défis à relever.
guerre en se réfugiant dans des pays plus sécuritaires est
parfois ébranlée par les expériences de violence et de perte
(Pumariega, Rothe et Pumariega, 2005). La recherche que
nous avons menée en Arménie, notre expérience pratique
en psychologie clinique et une intervention psychosociale
16.4 Pistes d’intervention pour
post-guerre réalisée au Liban (Papazian-Zohrabian, 2008, assurer le bien-être, l’adaptation
2013) confirment l’impact des deuils et des traumas de
guerre sur l’adaptation des enfants (agressivité, violence,
et la réussite scolaires de ces
agitation, retrait) ainsi que sur les apprentissages scolaires jeunes
(difficultés de concentration et de mémorisation). Les
enfants victimes de la guerre ont besoin de soutien et Dans ces conditions, les écoles accueillant des enfants
d’accompagnement. Lorsqu’il est impossible d’accom- de la guerre devraient prendre en considération tant les
pagner individuellement tous les enfants victimes, l’école blessures psychiques dues à la guerre que les blessures
peut et doit leur offrir plus que le savoir. et invalidités physiques. Il est donc nécessaire que les
L’école est un lieu et un partenaire privilégiés pour écoles soient : accessibles à tous (accessibilité physique
le développement global des enfants en général, et des et psychique — handicaps, lacunes dans les apprentis-
enfants réfugiés en particulier. Elle propose les services les sages) ; inclusives (respectueuses des différences indivi-
plus importants pour leur intégration et la prévention des duelles des enfants, de leurs parcours et à l’écoute de leurs
problèmes de santé mentale (Rousseau et Guzder, 2008). souffrances) ; tolérantes (envers les différentes identités et
Selon Kirk (2002), l’école représente la normalité et la sta- appartenances).
bilité, et elle propose à l’enfant un espace de réflexion et Il est important de mentionner que l’école post-guerre
de socialisation qui peut lui donner l’occasion de faire la est souvent investie positivement par ces jeunes. « Ces
paix avec son passé et de regarder vers l’avenir. enfants viennent à l’école avec un désir profond d’ap-
L’école a un rôle important dans le développement prendre […]. Ils savent ce qu’ils ont manqué et ils mesurent
de la résilience du jeune réfugié (voir la section 16.4 de maintenant la valeur de leur éducation », affirme le
ce chapitre). Elle constitue tant un cadre propice pour la directeur d’une école d’Arsal, au Liban, qui organise une
promotion de la santé mentale et du bien-être psycholo- deuxième session de cours dans l’après-midi pour
gique des enfants et des adolescents en général, ainsi que accueillir les réfugiés syriens (HCR, 2013).
des enfants endeuillés et traumatisés en particulier, qu’un Avec la fin de la guerre ou la migration et l’installation
lieu de rencontre entre les parents, les milieux commu- dans un nouveau pays, les enfants ayant vécu la guerre ont
nautaires et les services. Des études menées au Canada très souvent hâte de reprendre une vie normale, d’aller à
(Yohani, 2010) et au Québec (Denov et Blanchet-Cohen, l’école, de trouver de nouveaux amis, d’apprendre, de rat-
2014) ont démontré que les écoles qui accueillent des traper le temps perdu. Ces éléments peuvent constituer
enfants réfugiés font face à diverses conditions défavori- des assises importantes pour leur intégration sociosco-
sant l’adaptation socioscolaire et les apprentissages de ces laire, à condition que les écoles d’accueil soient capables
enfants : il s’agit de la barrière de la langue, des différences des actions suivantes.
culturelles, de l’absence ou du manque de scolarisation 1. Participer au développement de leur résilience, la rési-
lors du parcours prémigratoire. Yohani (2010) souligne le lience étant la capacité d’un individu à « rebondir »
rôle négatif que jouent les conflits et les confusions identi- après un traumatisme (Cyrulnik, 2001). Elle est consti-
taires, l’isolement et la solitude des élèves réfugiés, la discri- tuée par les ressources et les capacités dont les vic-
mination et le racisme de certains membres de la société times sont susceptibles de faire preuve pour surmonter
d’accueil, le manque de formation ou de ressources pour les dommages subis (Delage, 2008). Elle peut être favo-
les enseignants, ainsi que le manque d’implication paren- risée chez un jeune par l’intermédiaire du développe-
tale sur le développement de l’espoir des enfants réfu- ment de son autonomie, de sa pensée réaliste, de son
giés et le regard positif qu’ils auraient pu porter sur leur humour et de sa créativité.
Chapitre 16 195