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Jean-Pierre Vernan t

Mythe et religion
en Grèce ancienne

Éditions du Seuil
Dans sa version anglaise, ce texte a été publié sous le titre
«Greek Religion» dans le 6' volume de The Encyclo- Introduction
pedia of Religion, Mircea Eliade (éd.), New York et
Londres, Macmillan, 1987, p. 99-118.

© Macmillan Publishing Company, 1987.

Tenter, en un bref essai, de brosser le


tableau de la religion grecque, n'est-ce pas
d'avance pari perdu? Dès qu'on prend la
plume pour écrire, tant de difficultés sur-
gissent et tant d'objections vous assaillent,
l'encre à peine séchée. Est-on même en droit
de parler de religion, au sens où nous l'enten-
dons ? Dans le «retour du religieux» dont
ISBN 2-02-010489-X. chacun aujourd'hui s'étonne, pour s'en réjouir
ou pour le déplorer, le polythéisme des Grecs
© Édition du Seuil, avril 1990, pour la version n'a pas sa place. Parce qu'il s'agit d'une reli-
française et l'introduction.
gion morte, bien sûr, mais aussi parce qu'elle
ne pourrait rien offrir à l'attente de ceux qui
Le Code de la propnëtë intellectueUe interdit les copies ou reproductions destin!es à une cherchent à se ressourcer dans une commu-
utilisation collective. Toute re~talion ou reproduction intégrale ou panieUe faite . . "",lque
prcx:6dt quece soit, ..... 10 ~ de ('auteur ou de ses ay;nscause, est illiciteet ~..,. nauté de croyants, un encadrement religieux
conlIefaçoo sanctiomée . . les 8I1ic1es 1. 335-2 et soivants du Code de la propritté intellectuelle.
de la vie collective, une foi intime. Du paga-

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nisme au monde contemporain, c'est le statut c'est-à-dire, encore selon lui, ensemble d'ob-
même de la religion, son rôle, ses fonctions servances rituelles toujours plus ou moins
qui ont changé en même temps que sa place apparentées aux pratiques magiques d'où elles
dans l'individu et dans le groupe. A.-J. Festu- tirent leur origine.
gière - nous aurons l'occasion d'y revenir L'historien de la religion grecque doit donc
plus longuement - excluait de la religion hel- naviguer entre deux écueils. Il lui faut se gar-
lénique tout le champ de la mythologie, sans der de « christianiser .. la religion qu'il étudie
lequel pourtant nous serions bien en peine de en interprétant la pensée, les conduites, les
concevoir les dieux grecs. Selon lui, seul le sentiments du Grec exerçant sa piété dans le
culte, dans cette religion, relève du religieux. cadre d'une religion civique sur le modèle du
Le culte, ou plutôt ce qu'en bon monothéiste croyant d'aujourd'hui, assurant son salut per-
il croit pouvoir projeter de sa propre sonnel, dans cette vie et dans l'autre, au sein
conscience chrétienne sur les rites des d'une Église seule habilitée à lui conférer les
Anciens. D'autres savants poussent plus loin sacrements qui font de lui un fidèle. Mais de
l'entreprise d'exclusion. De la piété antique ils marquer l'écart, voire les oppositions, entre
retranchent tout ce qui leur paraît étranger à les polythéismes des cités grecques et les
un esprit religieux défini par référence au monothéismes des grandes religions du Livre
nôtre. Parlant de l'orphisme, Comparetti ne doit pas conduire à disqualifier les pre-
affirmait ainsi en 1910 que c'est la seule reli- miers, à les retrancher du plan religieux pour
gion qui, dans le paganisme, mérite ce nom: les reléguer dans un autre domaine en les ratta-
« tout le reste, sauf les mystères, n'étant que chant, comme il est arrivé de le faire aux
mythe et culte », Tout le reste? En dehors tenants de l'école anthropologique anglaise à
d'un courant sectaire tout à fait marginal dans la suite de J .G. Frazer et J .E. Harrison, à un
son aspiration à fuir d'ici-bas pour s'unir au fond de « croyances primitives» et de pra-
divin, la religiosité des Grecs se réduirait à tiques « magico-religieuses ». Les religions
n'être rien que mythe c'est-à-dire, du point de antiques ne sont ni moins riches spirituelle-
vue de l'auteur, fabulation poétique, et culte ment, ni moins complexes et organisées intel-

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lectuellement que celles d'aujourd'hui. Elles modes d'action particuliers, ses types spéci-
sont autres. Les phénomènes religieux ont des fiques de pouvoir. Ces dieux qui, dans leurs
formes et des orientations multiples. La tâche relations mutuelles, composent une société de
de l'historien est de repérer ce que peut avoir l'au-delà hiérarchisée, où les compétences et
de spécifique la religiosité des Grecs, dans ses les privilèges font l'objet d'une assez stricte
contrastes et ses analogies avec les autres répartition, se limitent nécessairement les uns
grands systèmes, polythéistes et monothéistes, les autres en même temps qu'ils se complètent.
qui réglementent les rapports des hommes Pas plus que l'unicité, le divin, dans le poly-
avec l'au-delà. théisme, n'implique, comme pour nous, la
S'il n'y avait pas d'analogies on ne saurait toute-puissance, l'omniscience, l'infinité, l'ab-
parler, à propos des Grecs, de piété et d'im- solu.
piété, de pureté et de souillure, de crainte et de Ces dieux multiples sont dans le monde; ils
respect à l'égard des dieux, de cérémonies et en font partie. Ils ne l'ont pas créé par un acte
de fêtes en leur honneur, de sacrifice, d'of- qui, chez le dieu unique, marque sa complète
frande, de prière, d'action de grâces. Mais les transcendance par rapport à une œuvre dont
différences sautent aux yeux; elles sont si fon- l'existence dérive et dépend tout entière de lui.
damentales que même les actes cultuels dont la Les dieux sont nés du monde. La génération
constance semble le mieux établie et que, de ceux auxquels les Grecs rendent un culte,
d'une religion à l'autre, désigne un seul et les Olympiens, a vu le jour en même temps
même terme, comme le sacrifice, présentent que l'univers, se différenciant et s'ordonnant,
dans leurs procédures, leurs finalités, leur por- prenait sa forme définitive de cosmos orga-
nisé. Ce processus de genèse s'est opéré à par-
tée théologique, des divergences si radicales
tir de Puissances primordiales, comme Béance
qu'on peut parler à leur sujet, autant que de
(Chaos) et Terre (Gaia), d'où sont issus tout à
permanence, de mutation et de rupture.
la fois et du même mouvement le monde, tel
Tout panthéon, comme celui des Grecs, que les humains qui en habitent une partie
suppose des dieux multiples; chacun a ses peuvent le contempler, et les dieux qui y pré-
fonctions propres, ses domaines réservés, ses sident invisibles dans leur séjour céleste.
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Il Y a donc du divin dans le monde comme Non qu'il s'agisse d'une religion de la
du mondain dans les divinités. Aussi le culte nature et que les dieux grecs soient des person-
ne saurait-il viser un être radicalement extra- nifications de forces ou de phénomènes natu-
mondain dont la forme d'existence serait sans rels. Ils sont tout autre chose. La foudre,
commune mesure avec rien qui soit d'ordre l'orage, les hauts sommets ne sont pas Zeus,
naturel, dans l'univers physique, dans la vie mais de Zeus. Un Zeus bien au-delà d'eux
humaine, dans l'existence sociale. Au puisqu'il les englobe au sein d'une Puissance
contraire le culte peut s'adresser à certains qui s'étend à des réalités, non plus physiques,
astres comme la lune, à l'aurore, la lumière du mais psychologiques, éthiques ou institu-
soleil, la nuit, à une source, un fleuve, un tionnelles. Ce qui fait d'une Puissance une
arbre, le faîte d'une montagne et aussi bien à divinité, c'est qu'elle rassemble sous son auto-
un sentiment, une passion (Aidôs, Éros), une rité une pluralité d'« effets », pour nous
notion morale ou sociale (Dikè, Eunomia). complètement disparates, mais que le Grec
Non qu'il s'agisse chaque fois de dieux pro- apparente parce qu'il y voit l'expression d'un
prement dits, mais tous, dans le registre qui même pouvoir s'exerçant dans les domaines
leur est propre, manifestent le divin de la les plus divers. Si la foudre ou les hauteurs
même façon que l'image cultuelle présentifiant sont de Zeus, c'est que le dieu se manifeste
la divinité dans son temple peut faire à bon dans l'ensemble de l'univers par tout ce qui
droit l'objet de la dévotion des fidèles. porte la marque d'une éminente supériorité,
Dans sa présence à un cosmos plein de d'une suprématie. Zeus n'est pas force natu-
dieux, l'homme grec ne sépare pas, comme relie; il est roi, détenteur et maître de la sou-
deux domaines opposés, la nature et la surna- veraineté dans tous les aspects qu'elle peut
ture. Elles restent intrinsèquement liées l'une à revêtir.
l'autre. Devant certains aspects du monde il Un dieu unique, parfait, transcendant, in-
éprouve le même sentiment de sacré que dans commensurable à l'esprit borné des humains,
le commerce avec les dieux, lors des cérémo- comment l'atteindre par la pensée? Aux mailles
nies qui établissent avec eux le contact. de quel filet l'entendement pourrait-il enserrer

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crvique, il n'y a donc pas d'opposition ni de
l'infini? Dieu n'est pas connaissable; on peut
coupure nette, pas davantage qu'entre surna-
seulement le reconnaître, savoir qu'il est, dans
ture 'et nature, divin et mondain. La religion
l'absolu de son être. Encore est-il besoin, pour
grecque ne constitue pas un secteur à part,
combler l'infranchissable écart entre Dieu et le enclos dans ses limites et qui viendrait se
reste du monde, d'intermédiaires, de média- superposer à la vie familiale, professionnelle,
teurs. Pour se faire connaître à ses créatures il a politique ou de loisir, sans se confondre avec
fallu que Dieu choisisse de se révéler à certaines elle. Si on est en droit de parler, pour la Grèce
d'entre elles. Dans une religion monothéiste, la archaïque et classique, de « religion civique »,
foi fait normalement référence à quelque forme c'est que le religieux y reste inclus dans le
de révélation: d'entrée de jeu, la croyance s'en- social et que, réciproquement, le social, à tous
racine dans la sphère du surnaturel. Le poly- ses niveaux et dans la diversité de ses aspects,
théisme grec ne repose pas sur une révélation ; est de part en part pénétré de religieux.
rien qui en fonde, depuis le divin et par lui, la D'où une double conséquence. Dans ce
contraignante vérité; l'adhésion s'appuie sur type de religion l'individu n'occupe pas, en
l'usage: les coutumes humaines ancestrales, les tant que tel, une place centrale. Il ne participe
nomoi. Pas plus que la langue, le mode de vie, pas au culte à titre purement personnel,
les manières de table, le vêtement, le maintien, comme créature singulière en charge du salut
le style de comportement en privé et en public, de son âme. Il y joue le rôle que lui assigne son
le culte n'a besoin d'autre justification que son statut social: magistrat, citoyen, phratère,
existence même: depuis le temps qu'on le pra- membre d'une tribu ou d'un dème, père de
tique, il a fait ses preuves. Il exprime la façon famille, matrone, jeune - garçon ou fille -
dont les Grecs ont, depuis toujours, réglementé aux diverses étapes de son entrée dans la vie
leurs rapports avec l'au-delà. S'en écarter ce adulte. Religion qui consacre un ordre collec-
serait déjà ne plus être tout à fait soi-même, au tif et qui y intègre, à la place qui convient, ses
différentes composantes, mais qui laisse en
même titre que de perdre l'usage de sa langue.
dehors de son champ les préoccupations
Entre le religieux et le social, domestique et
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concernant la personne de chacun, son éven- leur statut. S'ils appartiennent au même monde
tuelle immortalité, son destin au-delà de la que les humains, s'ils ont d'une certaine façon
mort. Même les mystères, comme ceux même origine, ils constituent une race qui,
d'Éleusis, où les initiés obtiennent en partage ignorant toutes les déficiences marquant les
la promesse d'un sort meilleur dans l'Hadès, créatures mortelles du sceau de la négativité
n'ont pas affaire à l'âme: rien qui y évoque - faiblesse, fatigue, souffrance, maladie,
une réflexion sur sa nature ou la mise en trépas - , incarne non l'absolu ni l'infini, mais
œuvre de techniques spirituelles, pour sa puri- la plénitude des valeurs qui font le prix de
fication. Comme l'observe Louis Gernet", la l'existence sur cette terre: beauté, force,
pensée des mystères reste assez confinée pour constante jeunesse, éclat permanent de la vie.
que s'y perpétue, sans grand changement, la Deuxième conséquence. Dire que le poli-
conception homérique d'une psychè, fantôme tique est imprégné de religieux, c'est recon-
du vivant, ombre inconsistante reléguée sous naître, du même coup, que le religieux est lié
la terre. lui-même au politique. Toute magistrature a
Le fidèle n'établit donc pas avec la divinité un un caractère sacré, mais toute prêtrise relève
rapport de personne à personne. Un dieu trans- de l'autorité publique. Si les dieux sont ceux
cendant, précisément parce qu'il est hors du de la cité et s'il n'est pas de cité sans divinités
monde, hors d'atteinte ici-bas, peut trouver poliades veillant à son salut, au-dedans et au-
dans le for intérieur de chaque dévot, dans son dehors, c'est l'assemblée du peuple qui a la
âme, si elle y a été religieusement préparée, le haute main sur l'économie des hiera, des
lieu privilégié d'un contact et d'une commu- choses sacrées, des affaires des dieux, comme
nion. Les dieux grecs ne sont pas. des per- sur celles des hommes. Elle fixe les calendriers
sonnes, mais des Puissances. Le culte les religieux, édicte des lois sacrées, décide de
honore en raison de l'extrême supériorité de l'organisation des fêtes, du règlement des
sanctuaires, des sacrifices à accomplir, des
".• L'anthropologie de la religion grecque" (1955),
dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, dieux nouveaux à accueillir et des honneurs
p. 12. qui leur sont dus. Parce qu'il n'est pas de cité

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sans dieux, les dieux civiques ont en retour
pour l'englober, une expé~ienc~ reli~ieuse
besoin de cités qui les reconnaissent, les
comme le dionysisme dont 1esprit est a tant /
adoptent et les fassent leurs. ~'~n~ certaine
d'égards contraire au si~n. . .
façon il leur faut, comme 1ecrit Marcel
Religion civique, dionysisme, mysteres,
Detienne", devenir citoyens pour être dieux à
orphisme : sur leurs rapports au cours de la
part entière.
période dont traite ~ot~e. étude, sur l'in-
Nous avons voulu, dans cette introduction,
fluence, la portée, la signification de chacun,
prévenir le lecteur contre la tentation trop
le débat n'est pas clos. Des historiens de la
naturelle d'assimiler le monde religieux des
religion grecque qui appartiennent, com~e
anciens Grecs à celui qui nous est aujourd'hui
Walter Burkert, à d'autres écoles de pensee
familier. Mais, en privilégiant les traits dif-
que celle à laquelle je me rattache, soutien~ent
férentiels, nous ne pouvions éviter le risque de
des vues différentes des miennes. Et parmi les
forcer unpeu le tableau. Aucune religion n'est
savants plus proches de moi, ~'accor? sur l'es-
simple, homogène, univoque. Même aux VI r et
sentiel ne va pas, sur certains POlOtS, sans
vr siècles avant notre ère, quand le culte nuances ou divergences.
civique, tel que nous l'àvons évoqué, domine
La forme d'essai que j'ai choisie ne m'invi-
l'ensemble de la vie religieuse des cités, il n'en
tait pas à évoquer ces discussions entre spé~ia­
existe pas moins à côté de lui, sur ses franges,
listes ni à me lancer dans une controverse eru-
des courants plus ou moins marginaux dont
dite. Mon ambition se bornait à proposer,
l'orientation est différente. Il faut aller plus
pour comprendre la religion ~recque, une cl.é
loin. La religion civique elle-même, si elle
de lecture. Mon maître Louis Gernet avait
modèle les comportements religieux, ne peut
intitulé le grand ouvrage, toujours actuel, qu'il
assurer pleinement sa maîtrise qu'en ména-
a consacré au même sujet: Le Génie grec dans
geant une place, en son sein, aux cultes de
la religion". Dans ce petit volum~ j'ai voul.u
mystères dont les aspirations et les attitudes
rendre sensible au lecteur ce que J appellerais
lui sont en partie étrangères et en s'intégrant,
volontiers le style religieux grec.
* La Vie quotidienne des dieux grecs (avec G. Sissa),
Paris, 1989, p. 172; cf. aussi p. 218-230. * L. Gernet et A. Boulanger, Le Génie grec dans la
religion, 1932. Réédité en 1970.

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--
Mythe, rituel,
figure des dieux

La religion grecque archaïque et classique


présente, entre le VIlle et le Ive siècle avant l'ère
chrétienne, plusieurs traits caractéristiques
qu'il est nécessaire de rappeler. Comme
d'autres cultes polythéistes elle est étrangère à
toute forme de révélation: elle n'a connu ni
prophète ni messie. Elle plonge ses racines
dans une tradition qui englobe à côté d'elle,
intimement mêlés à elle, tous les autres élé-
ments constitutifs de la civilisation hellénique,
tout ce qui donne à la Grèce des cités sa phy-
sionomie propre, depuis la langue, la ges-
tuelle, les manières de vivre, de sentir, de pen-
ser, jusqu'aux systèmes de valeurs et aux
règles de la vie collective. Cette tradition reli-
gieuse n'est pas uniforme ni strictement fixée;

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elle n'a aucun caractère dogmatique. Sans parler grec, ne plus vivre sur le mode grec,
saste sacerdotale, sans clergé spécialisé, sans cesser d'être soi-même. Mais on n'ignore pas,
Eglise, la religion grecque ne connaît pas de pour autant, qu'il existe d'autres langues,
livre sacré où la vérité se trouverait une fois d'autres religions que la sienne et l'on peut
pour toute déposée dans un texte. Elle n'im- toujours, sans tomber dans l'incrédulité,
plique aucun credo imposant aux fidèles un prendre à l'égard de sa propre religion assez de
ensemble cohérent de croyances concernant distance pour engager à son sujet une libre
l'au-delà. réflexion critique. Les Grecs ne s'en sont pas
S'il en est bien ainsi, sur quoi reposent et privés.
comment s'expriment les convictions intimes
des Grecs en matière religieuse? Leurs certi-
tudes ne se situant pas sur un plan doctrinal, La voix des poètes
elles n'entraînent pas, pour le dévot, sous
peine d'impiété, l'obligation d'adhérer en tout Cette masse de «savoirs» traditionnels,
point et à la lettre à un corps de vérités défi- véhiculés par des récits, sur la société de l'au-
nies; il suffit, pour qui accomplit les rites, delà, les familles des dieux, la généalogie de
d'accorder créance à un vaste répertoire de chacun, leurs aventures, leurs conflits ou
récits, connus depuis l'enfance et dont les ver- accords, leurs pouvoirs respectifs, leur
sions sont assez diverses, les variantes suffi- domaine et leur mode d'action, leurs préroga-
samment nombreuses pour laisser à chacun tives, les honneurs qui leur sont dus, comment
une marge d'interprétation étendue. C'est se trouve-t-elle, en Grèce, conservée et trans-
dans ce cadre et sous cette forme que prennent mise? En ce qui concerne le langage, pour
corps les croyances envers les dieux et que se l'essentiel de deux façons. D'abord à travers
dégage un consensus d'opinions suffisamment une tradition purement orale s'exerçant de
assurées quant à leur nature, leur rôle, leurs bouche à oreille, dans chaque foyer, surtout
exigences. Rejeter ce fonds de croyances par le biais des femmes : contes de nourrices,
communes ce serait, au même titre que ne plus fables de vieilles grand-mères, pour parler

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comme Platon, et dont les enfants assimilent le conservation et de communication du savoir,
contenu dès le berceau. Ces récits, ces muthoi, dont le rôle est décisif. C'est dans la poésie,
d'autant plus familiers qu'on les a entendu par la poésie que s'expriment et se fixent, en
raconter dans le temps même où l'on apprenait revêtant une forme verbale facile à mémoriser,
à parler, contribuent à façonner le cadre men- les traits fondamentaux qui, par-delà les parti-
tal dans lequel les Grecs sont tout naturelle- cularismes de chaque cité, fondent pour l'en-
ment portés à se représenter le divin, à le semble de l'Hellade une culture commune -
situer, à le penser. spécialement en ce qui concerne les représen-
C'est ensuite par la voix des poètes que le tations religieuses, qu'il s'agisse des dieux pro-
monde des dieux, dans sa distance et son prement dits, des démons, des héros ou des
étrangeté, est rendu présent aux humains, les morts. S'il n'y avait pas eu toutes les œuvres
puissances de l'au-delà revêtant, à travers les de la poésie épique, lyrique, dramatique, on
récits qui les mettent en scène, une forme pourrait parler de cultes grecs, au pluriel, mais
familière, accessible à l'intelligence. L'écoute non d'une religion grecque~ Homère et
du chant des poètes, soutenu par la musique Hésiode ont eu, à cet égard, un rôle privilégié.
d'un instrument, se produit non plus en privé, Leurs récits sur les êtres divins ont acquis une
dans un cadre intime, mais en public, au cours valeur quasi canonique; ils ont fonctionné
des banquets, des fêtes officielles, des grands comme modèles de référence pour les auteurs
concours et des jeux. L'activité littéraire, qui qui les ont suivis, comme pour le public qui
prolonge et modifie, par le recours à l'écriture, les a écoutés ou lus.
une tradition très ancienne de poésie orale, Sans doute les autres poètes n'ont-ils pas eu
occupe dans la vie sociale et spirituelle de la une influence comparable. Mais tant que la
Grèce une place centrale. Il ne s'agit pas pour cité est demeurée vivante, l'activité poétique a
les auditeurs d'un simple divertissement per- continué à jouer ce rôle de miroir renvoyant
sonnel, d'un luxe réservé à une élite savante, au groupe humain sa propre image, lui per-
mais d'une véritable institution faisant office mettant de se saisir dans sa dépendance à
de mémoire sociale, d'un instrument de l'égard du sacré, de se définir face aux Immor-

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tels, de se comprendre dans ce qui assure à une que les auteurs grecs, relayés par les latins,
communauté d'êtres périssables sa cohésion, nous ont transmis et où l'esprit du paganisme
sa durée, sa permanence à travers le flux des est demeuré assez vivant pour offrir au lecteur
générations successives. d'aujourd'hui, dans un monde chrétien, le
Dès lors, pour l'historien des religions, un moyen d'accès le plus sûr à l'intelligence de ce
problème se pose. Si la poésie prend ainsi en que fut le polythéisme antique.
charg~ l'ensemble des affirmations qu'un Grec Au reste, en adoptant ce point de vue, les
se croit fondé à soutenir sur les êtres divins Modernes se contentaient d'emboîter le pas
leur statut, leurs rapports aux créatures mor: aux Anciens, de suivre la voie qu'ils avaient
telles, s'il appartient à chaque poète d'exposer, eux-mêmes tracée. Dès le VIe siècle avant J.-C.
en les modifiant parfois quelque peu, les Théagène de Rhégium et Hécatée inaugurent
légendes divines et héroïques dont la somme la démarche intellectuelle qui se perpétuera
constitue l'encyclopédie des connaissances après eux: les mythes traditionnels ne sont
dont le Grec dispose concernant l'au-delà plus seulement repris, développés, modifiés;
fau.t-il considérer ces récits poétiques, ces nar: ils font l'objet d'un examen raisonné; on sou-
rations dramatisées comme des documents met les récits, ceux d'Homère en particulier, à
d'ordre religieux ou ne leur accorder qu'une une réflexion critique ou on leur applique une
valeur purement littéraire? En bref, les méthode d'exégèse allégorique. Au ~ siècle
mythes et la mythologie, dans les formes que sera mis en chantier un travail qui sera dès lors
la civilisation grecque leur a données, doivent- systématiquement poursuivi et qui emprunte,
ils être rattachés au domaine de la religion ou à pour l'essentiel, deux directions. D'abord la
celui de la littérature ? collection et la recension de toutes les tradi-
Pour les érudits de la Renaissance comme tions légendaires orales, propres à une cité ou
encore pour la grande majorité des savants du à un sanctuaire ; telle sera la tâche de ces chro-
e
XIX siècle, la réponse va de soi. La religion niqueurs qui, à la façon des Atthidographes
grec~ue c'est d'abord, à leurs yeux, ce trésor, pour Athènes, entendent fixer par écrit l'his-
multiple et foisonnant, de récits légendaires toire d'une ville et d'un peuple, depuis les ori-

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gines les plus lointaines, en remontant à ces sonnement du philosophe, la fable se voit
temps fabuleux où les dieux, mêlés aux refuser, en tant que fable, toute compétence
hommes, intervenaient directement dans leurs pour parler du divin de façon valable et
affaires pour fonder des cités et engendrer les authentique. Ainsi, dans le temps même où ils
lignées des premières dynasties régnantes. s'attachent avec le plus grand soin à réperto-
Ainsi sera rendue possible, à partir de rier et à fixer leur patrimoine légendaire, les
l'époque hellénistique, l'entreprise de compi- Grecs sont-ils conduits à le mettre en ques-
lation menée par des érudits et qui aboutit à la tion, de façon parfois radicale, en posant en
rédaction de véritables répertoires mytholo- toute clarté le problème de la vérité - ou de la
giques : Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, fausseté - du mythe. Sur ce plan les solutions
Fables et Astronomiques d'Hygin, livre IV des seront diverses, depuis le rejet, la dénégation
Histoires de Diodore, Métamorphoses d'Anto- pure et simple jusqu'aux multiples formes
ninus Liberalis, recueil des Mythographes du d'interprétation permettant de « sauver» le
Vatican. mythe en substituant à la lecture banale une
herméneutique savante qui met au jour, sous
En second lieu et parallèlement à cet effort
la trame de la narration, un enseignement
qui vise à présenter, en forme d'abrégé et sui-
secret analogue, derrière le déguisement de la
vant un ordre systématique, le fond commun fable, à ces vérités fondamentales dont la
des légendes grecques, on voit se manifester, connaissance, privilège du sage, livre la seule
sensibles déjà chez les poètes, certaines hésita- voie d'accès au divin. Mais qu'ils recueillent
tions et inquiétudes sur le crédit à accorder, précieusement leurs mythes, qu'ils les inter-
dans ces récits, à des épisodes scandaleux qui prètent, les critiquent ou les rejettent au nom
semblent incompatibles avec l'éminente d'un autre type de savoir, plus véridique, c'est
dignité du divin. Mais c'est avec le développe- toujours pour les Anciens même façon de
ment de l'histoire et de la philosophie que l'in- reconnaître le rôle intellectuel qui leur était
terrogation prend toute son ampleur, la cri- communément dévolu, dans la Grèce des
tique atteignant dès lors le mythe en général. cités, comme instrument d'information sur le
Confrontée à l'enquête de l'historien et au rai- monde de l'au-delà.

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Une vision monothéiste
r des religions, publiée en 1944, A.-J. Festugière
avertit en ces termes le lecteur : « Sans doute
Cependant, chez les historiens de la pre- poètes et sculpteurs, obéissant aux exigences
mière moitié du xx" siècle, une orientation mêmes de leur art, inclinent à figurer une
nouvelle se dessine: beaucoup d'entre eux, société de dieux très caractérisés : forme, attri-
dans leur enquête sur la religion grecque, buts, généalogie, histoire, tout est nettement
prennent leur distance à l'égard de traditions défini, mais le culte et le sentiment populaire
légendaires qu'ils se refusent à considérer révèlent d'autres tendances. » Ainsi se trouve,
comme un document d'ordre proprement reli- d'entrée de jeu, clôturé le champ du religieux:
gieux, ayant valeur de témoignage pertinent « Pour bien entendre la vraie religion grecque,
sur l'état réel des croyances et sur les senti- oubliant donc la mythologie des poètes et de
ments des fidèles. Pour ces savants, c'est dans
l'organisation du culte, le calendrier des fêtes
. .
l'art, allons au culte et aux cultes les plus
anciens. »
sacrées, les liturgies célébrées pour chaque A quoi répond ce parti pris exclusif en
dieu dans ses sanctuaires, que réside la reli- faveur du culte et cette prévalence accordée,
gion. Face à ces pratiques rituelles, qui for- dans le culte, au plus archaïque? A deux types
ment l'authentique terreau où s'enracinent les de raisons, bien distinctes. Les premières sont
comportements religieux, le mythe fait figure d'ordre général et tiennent à la philosophie
d'excroissance littéraire, de pure fabulation. personnelle du savant, à l'idée qu'il se fait de la
Fantaisie toujours plus ou moins gratuite des religion. Les secondes répondent à des exi-
gences plus techniques : le progrès des études
poètes, il ne saurait avoir que des rapports
classiques, l'essor en particulier de l'archéolo-
lointains avec la conviction intime du croyant,
gie et de l'épigraphie, ont ouvert aux anti-
engagé dans le concret des cérémonies
quisants, à côté du champ mythologique, de
cultuelles, dans la série des actes quotidiens
qui, le mettant directement en contact avec le * Histoire générale des religions, sous la direction de
sacré, font de lui un homme pieux. M. Gorce et R. Mortier, Paris, 1944. L'étude d'A.-J.
Festugière, intitulée « La Grèce. La religion ,., fait partie
Au chapitre « Grèce» de l'Histoire générale du tome II: Grèce-Rome, p. 27-197.

30 31
nouveaux domaines d'investigation qui ont répondant, à partir de la même origine, à la
conduit à mettre en cause, pour le modifier pluralité des circonstances et des besoins
parfois assez profondément, le tableau qu'of- humains.
frait de la religion grecque la seule tradition De façon analogue, derrière la variété des
littéraire. noms, des figures, des fonctions propres à
Qu'en est-il aujourd'hui sur ces deux chaque divinité, on suppose que le rite met en
points? Concernant le premier, plusieurs œuvre la même expérience du «divin» en
remarques peuvent être faites. Le rejet de la général, en tant que puissance supra-humaine
~ythologie repose sur un préjugé anti- (to kreitton). Ce divin indéterminé, en grec to
intellectualiste en matière religieuse. Derrière tbeion ou to daimonion, sous-jacent aux dieux
la diversité des religions comme par-delà la particuliers, se diversifie en fonction des dé-
pluralité des dieux du polythéisme, on postule sirs ou des craintes auxquels le culte doit
un. é~é~ent c~mmun qui formerait le noyau répondre. Dans cette étoffe commune du
primitif et universel de toute expérience reli- divin, les poètes, à leur tour, tailleront des
gieuse. On ne saurait bien entendu le trouver figures singulières; ils les animeront, en ima-
da~s les constructions, toujours multiples et
ginant pour chacune une série d'aventures dra-
variables, que l'esprit a élaborées pour tenter matiques, au gré de ce qu'A.-]. Festugière
de se représenter le divin; on le place donc en n'hésite pas à appeler un « roman divin ». Par
dehors de l'intelligence, dans le sentiment de contre, pour tout acte cultuel, il n'est pas
d'autre dieu que celui qu'on invoque; dès lors
te~reur sacrée que l'homme éprouve chaque
qu'on s'adresse à lui, «en lui se concentre
fois que s'impose à lui, dans son irrécusable
toute la force divine, on ne considère que lui
étrangeté, l'évidence du surnaturel. Les Grecs seul. Assurément, en théorie, ce n'est pas un
ont un mot pour désigner cette réaction affec- dieu unique puisqu'il y en a d'autres et qu'on
tive, immédiate et irraisonnée, face à la pré- le sait. Mais en pratique, dans l'état d'âme
sence du sacré, c'est thambos, la crainte révé- actuel du fidèle, le dieu invoqué supplante à ce
renciell~. Tel s~rait le socle sur lequel moment les autres' »,
prendraient appui les cultes les plus anciens,
les formes diverses empruntées par le rite * lbid., p. 50.

32 33
Le refus de prendre le mythe en compte les trois modes d'expression - verbale, ges-
livre ainsi son secret: il aboutit à cela même tuelle, imagée - à travers lesquels l'expérience
qu'au départ, plus ou moins consciemment, religieuse des Grecs se manifeste, chacun
on entendait prouver; en effaçant les dif- constituant un langage spécifique qui, jusque
férences et les oppositions qui, dans un pan- dans son association aux deux autres, répond à
théon, distinguent les dieux les uns des autres, des besoins particuliers et assume une fonction
on supprime du même coup toute véritable autonome.
distance entre les polythéismes, du type grec,
et le monothéisme chrétien qui fait dès lors
figure de modèle. Cet aplatissement des uni- Le déchiffrement du mythe
vers religieux, qu'on cherche à couler dans le
même moule, ne saurait satisfaire l'historien. Au reste, les travaux de Georges Dumézil et
Son premier souci ne doit-il pas être, au Claude Lévi-Strauss sur le mythe ont conduit
contraire, de dégager les traits spécifiques qui à poser tout autrement les problèmes de la
donnent à chaque grande religion sa physio- mythologie grecque: comment lire ces textes,
nomie propre et qui en font, dans son unicité, quelle portée intellectuelle leur reconnaître,
un système pleinement original ? En dehors de quel statut assument-ils dans la vie religieuse?
la crainte révérencielle et du sentiment diffus Le temps n'est plus où l'on pouvait parler du
du divin, la religion grecque se présente mythe comme s'il s'agissait de la fantaisie indi-
comme une vaste construction symbolique, viduelle d'un poète, d'une affabulation roma-
complexe et cohérente, qui fait à la pensée, nesque, libre et gratuite. Jusque dans les varia-
comme au sentiment, sa place à tous les tions auxquelles il se prête, un mythe obéit
niveaux et dans tous ses aspects, y compris le à des contraintes collectives assez strictes.
culte. Le mythe joue sa partie dans cet Quand, à l'époque hellénistique, un auteur
ensemble au même titre que les pratiques comme Callimaque reprend un thème légen-
rituelles et les faits de figuration du divin : daire pour en présenter une nouvelle version,
mythe, rite, représentation figurée, tels sont il n'a pas loisir d'en modifier à sa guise les élé-

34 35
ments et d'en recomposer le scénario selon son Le déchiffrement du mythe opère donc sui-
bon plaisir. Il s'inscrit dans une tradition; vant d'autres voies et répond à d'autres finali-
qu'il s'y conforme exactement ou s'en écarte tés que l'étude littéraire. Il vise à dégager, dans
sur quelque point, il est tenu par elle, s'appuie la composition même de la fable, l'architecture
sur elle et doit s'y référer, au moins implicite- conceptuelle qui s'y trouve engagée, les grands
ment, s'il veut que son récit soit entendu du cadres de classification impliqués, les choix
public. Louis Gernet déjà l'a noté: même opérés dans le découpage et le codage du réel,
lorsqu'il semble tout inventer, le narrateur tra- le réseau de rapports que le récit institue, par
vaille dans le droit fil d'une .. imagination ses procédures narratives, entre les divers élé-
légendaire» qui a son mode de fonctionne- ments qu'il fait intervenir dans le courant de
ment, ses nécessités internes, sa cohérence. l'intrigue. En bref le mythologue cherche à
Sans même qu'il le sachet l'auteur doit se plier reconstituer ce que Dumézil nomme une
aux règles de ce jeu d'associations, d'opposi- « idéologie », entendue comme une concep-
tions, d'homologies que la série des versions tion et une appréciation des grandes forces
antérieures a mises en œuvre et qui constituent qui, dans leurs relations mutuelles, leur juste
l'armature conceptuelle commune à ce type de équilibre, dominent le monde - à la fois la
récits. Chacun d'eux, pour prendre sens, doit nature et la surnature - , les hommes, la
être relié et confronté aux autres parce qu'ils société et les font ce qu'ils doivent être.
composent tous ensemble un même espace En ce sens le mythe, sans se confondre avec
sémantique dont la configuration particulière le rituel ni se subordonner à lui, ne s'y oppose
est comme la marque caractéristique de la tra- pas non plus autant qu'on l'a dit. Dans sa
dition légendaire grecque. forme verbale, il est plus explicite que le rite,
C'est cet espace mental, structuré et plus didactique, plus apte et enclin à « théori-
ordonné, que l'analyse d'un mythe dans la ser ». Il porte ainsi en lui le germe de ce
totalité de ses versions ou d'un corpus de « savoir» dont la philosophie recueillera l'hé-
mythes divers, centrés autour d'un même ritage pour en faire son objet propre en le
thème, doit permettre d'explorer. transposant dans un autre registre de langue et

36 37
de pensée: elle formulera ses énoncés en utili- soit produits façonnés de main d'homme:
sant un vocabulaire et des concepts coupés poteau, pilier, sceptre; figures iconiques
de toute référence aux dieux de la religion diverses: petite idole mal dégrossie, où la
commune. Le culte est moins désintéressé, forme du corps, dissimulée par les vêtements,
plus engagé dans les considérations d'ordre n'est même pas visible; figures monstrueuses
utilitaire. Mais il n'est pas moins symbolique. où le bestial se mêle à l'humain; simple mas-
Une cérémonie rituelle se déroule suivant un que où le divin est évoqué par un visage creux,
scénario dont les épisodes sont aussi stricte- aux yeux fascinants; statue pleinement
ment ordonnés, aussi lourds de signification humaine. Toutes ces figures ne som pas équi-
que les séquences d'un récit. Chaque détail de valentes ni ne conviennent indifféremment à
cette mise en scène à travers laquelle le fidèle, tous les dieux ou à tous les aspects d'un même
dieu. Chacune d'elles a sa façon propre de tra-
dans des circonstances définies, entreprend
duire, dans le divin, certains aspects, de « pré-
de jouer son rapport avec tel ou tel dieu,
sentifier » l'au-delà, d'inscrire et de localiser le
comporte une dimension et une visée intellec-
sacré dans l'espace d'ici-bas: un pilier ou un
tuelles : il implique une certaine idée du dieu,
poteau enfoncés dans le sol n'ont ni même
des conditions de son approche, des effets que fonction ni même valeur symbolique qu'une
les divers participants, en fonction de leur rôle idole qu'on déplace rituellement d'un lieu à un
et de leur statut, sont en droit d'attendre de autre, qu'une image enfermée en un dépôt
cette entrée en commerce symbolique avec la secret, les jambes enchaînées pour l'empêcher
divinité. de fuir, qu'une grande statue cultuelle installée
Même caractère pour les faits de figuration. à demeure dans un temple pour y donner à
S'il est vrai que les Grecs ont donné, à voir la présence permanente du dieu dans sa
l'époque classique, une place privilégiée à la maison. Chaque forme de représentation
grande statue anthropomorphe du dieu, ils ont implique, pour la divinité figurée, une façon
connu toutes les formes de représentation du particulière de se manifester aux humains et
divin: symboles aniconiques, soit objets natu- d'exercer, à travers ses images, le type de pou-
rels, comme un arbre ou une pierre brute, voir surnaturel dont elle possède la maîtrise.

38 39
Si, suivant des modalités diverses, mythe, Le monde des dieux
figuration, rituel opèrent tous dans le même
registre de pensée symbolique, on comprend
qu'ils puissent s'associer pour faire de chaque
religion un ensemble où, pour reprendre les
mots de Georges Dumézil: « Concepts,
images et actions s'articulent et forment par
leurs liaisons une sorte de filet dans lequel, en
droit, toute la matière de l'expérience humaine
doit se prendre et se distribuer ". »

Si mythe, rituel, figuration constituent ce


« filet» dont parle Dumézil, encore faut-il,
comme il l'a fait, en repérer les mailles, cerner
les configurations qu'y dessine leur réseau.
Telle doit être la tâche de l'historien.
Elle s'avère, dans le cas grec, autrement plus
difficile que pour les autres religions indo-
européennes où le schéma des trois fonctions
- souveraineté, guerre, fécondité - s'est
pour l'essentiel maintenu. En servant d'arma-
ture et comme de clé de voûte à tout l'édifice,
cette structure, là où elle demeure clairement
attestée, confère à l'ensemble de la construc-
tion une unité dont la religion grecque semble
" L'Héritage inde-européen à Rome, Paris, 1949, bien dépourvue.
p.64. Elle présente en effet une complexité d'or-

41
ganisation qui exclut le recours à un code de que dans le latin dies-deus, le védique dyeus.
lecture unique pour tout le système. Certes, Comme le Dyaus pita indien, comme le Jupi-
un dieu grec se définit bien par l'ensemble des ter romain, Zeus pater, Zeus père, prolonge
relations qui l'unissent et l'opposent aux directement le grand dieu indo-européen du
autres divinités du panthéon, mais les struc- ciel. Cependant, entre le statut de ce Zeus grec
tures théologiques ainsi dégagées sont trop et celui de ses correspondants en Inde et à
multiples et surtout d'ordre trop divers pour Rome, l'écart est si manifeste, la distance à ce
pouvoir s'intégrer dans le même schéma domi- point marquée que le constat s'impose, jusque
nant. Suivant les cités, les sanctuaires, les dans la comparaison des dieux les plus sûre-
moments, chaque dieu entre dans un réseau ment apparentés, d'un effacement presque
varié de combinaisons avec les autres. Ces complet de la tradition indo-européenne dans
regroupements de dieux n'obéissent pas à un le système religieux grec.
seul modèle qui aurait valeur privilégiée; ils Zeus ne figure dans aucun groupement
s'o.rdonnent en une pluralité de configurations trifonctionnel analogue à la triade précapitoline
qUI ne se recouvrent pas exactement mais Jupiter-Mars-Quirinus, où la souveraineté
composent un tableau à plusieurs entrées, aux cr upiter) s'articule en s'y opposant à l'action
axes multiples, dont la lecture varie en fonc- guerrière (Mars) et aux fonctions de fécondité
tion du point de départ retenu et de la pers- et prospérité (Quirinus). Il ne s'associe pas
pective adoptée. non plus, comme Mitra le fait avec Varuna, à
une Puissance traduisant, dans la souveraineté,
à côté des aspects réguliers et juridiques, les
Zeus, père et roi valeurs de violence et de magie. Ouranos, le
sombre ciel nocturne, qu'on a été parfois tenté
Prenons l'exemple de Zeus; il est pour nous de rapprocher de Varuna, fait couple dans le
d'autant plus instructif que le nom de ce dieu mythe avec Gaia, la Terre, non avec Zeus.
dit clairement son origine: on y lit la même Comme souverain, Zeus incarne, face à la
racine indo-européenne signifiant «briller,. totalité des autres dieux, la plus grande force,

42 43
le pouvoir suprême: Zeus d'un côté, tous les compagnant de la lyre à Phoïbos (Apollon)
Olympiens rassemblés de l'autre, c'est encore comme les rois au dieu-roi'.
Zeus qui l'emporte. Face à Kronos et aux Quand Zeus entre dans la composition
dieux Titans ligués contre lui pour lui disputer d'une triade, ainsi qu'il le fait avec Poséidon et
le trône, Zeus représente la justice, l'exacte Hadès, c'est pour délimiter, par leur partage,
répartition des honneurs et des fonctions, le des niveaux ou domaines cosmiques : le ciel à
respect des privilèges dont chacun peut se pré- Zeus, la mer à Poséidon, le monde souterrain
valoir, le souci de ce qui est dû même aux plus à Hadès ; et à tous les trois, en commun, la
faibles. En lui et par lui, dans sa royauté, la surface du sol. Quand il s'associe en couple à
une déesse, la dyade ainsi formée traduit des
puissance et l'ordre, la violence et le droit,
aspects différents du dieu souverain suivant la
réconciliés, se conjoignent. Tous les rois
divinité féminine qui lui fait pendant. Conju-
viennent de Zeus, dira Hésiode, au VIle siècle gué à Gè, ou Gaia, la Terre-Mère, Zeus figure
avant J.-C.; non pour opposer le monarque au le principe céleste, mâle et générateur, dont la
guerrier et au paysan, mais pour affirmer qu'il pluie fécondante enfantera dans les profon-
n'est pas chez les hommes de roi véritable qui deurs du sol les jeunes pousses de la végéta-
ne se donne pour tâche de faire en douceur tion. Couplé à Héra il patronne, sous la forme
triompher la justice. De Zeus viennent les du mariage régulier, producteur d'une descen-
rois, reprendra en écho Callimaque quatre dance légitime, l'institution qui, en «civili-
siècles plus tard ; mais cet apparentement des sant» l'union de l'homme et de la femme, sert
rois et de la royauté à Zeus ne s'inscrit pas de fondement à toute l'organisation sociale et
dans un cadre trifonctionnel; il vient cou- dont le couple formé par le roi et la reine four-
ronner une suite d'énoncés similaires, ratta- nit le modèle exemplaire. Associé à Métis, sa
chant chaque fois une catégorie particulière première épouse qu'il avale pour se l'assimiler
d'hommes à la divinité qui la patronne: les tout entière, Zeus roi s'identifie à l'intelligence
forgerons à Héphaïstos, les soldats à Arès, les rusée, l'astuce retorse dont il a besoin pour
chasseurs à Artémis, les chanteurs s'ac- * Callimaque, Hymnes, J, « A Zeus .., v. 76-79.

44 45
conquérir et pour conserver le pouvoir, pour Athènes, joint à Athéna Polies, Zeus est
assurer la pérennité de son règne et mettre son Polieus, patron de la cité. Maître et garant de
trône à l'abri des embûches, des surprises, des la vie politique, il fait couple avec la déesse
pièges que l'avenir risquerait de lui réserver s'il dont la fonction, en tant que puissance tuté-
n'était pas toujours à même de deviner l'im- laire d'Athènes, est plus précise et, pour-
prévu et par avance d'en détourner les périls. rait-on dire, plus localisée. Athéna veille sur sa
En convolant en secondes noces avec Thémis, ville, comme cité particulière, dans ce qui la
il fixe à jamais l'ordre des saisons dans la distingue des autres États grecs. La déesse
nature, l'équilibre des groupes humains dans « favorise" Athènes en lui accordant, de pré-
la cité (Horai) et le cours inéluctable des Des- férence à toute autre, le double privilège de la
tinées (Moirai). Il se fait loi cosmique, harmo- concorde au-dedans et de la victoire au-
nie sociale et Destin. dehors.
Père des dieux et des hommes, comme déjà Céleste, détenteur avisé du pouvoir
le désigne l'Iliade, non qu'il ait engendré ou suprême, fondateur de l'ordre, garant de la
créé tous les êtres mais parce qu'il exerce sur justice, maître du mariage, père et ancêtre,
chacun d'eux une autorité aussi absolue que le patron de la cité, le tableau de la royauté de
chef de famille sur sa maisonnée, Zeus partage Zeus comporte encore d'autres dimensions.
avec Apollon le qualificatif de Patrôos, l'ances- Autant que politique son autorité est domes-
tral ; à côté d'Athéna Apatouria, il assure en tique. En étroite connivence avec Hestia, Zeus
tant que Phratrios l'intégration des individus a la haute main tant sur le foyer privé de
dans les divers groupes qui composent la chaque demeure - en ce centre fixe qui
communauté civique; dans les cités d'Ionie, constitue comme le nombril où s'enracine la
il fait de tous les citoyens d'authentiques frè- maison familiale - que sur le Foyer commun
res célébrant, au sein de leurs phratries respec- de la cité, au cœur de la ville, dans la Hestia
tives comme en une même famille, la fête Koinè où veillent les magistrats prytanes. Zeus
des Apatouries, c'est-à-dire de ceux qui se Herkeios, Zeus de la clôture, enclot le terri-
reconnaissent enfants d'un même père. A toire du domaine où s'exerce à bon droit le

46 47
pouvoir du chef de famille; Zeus Klarios, mûrir, à proximité des morts, soit les
lotisseur, en délimite et fixe les frontières, lais- richesses, soit les vengeances prêtes, s'il y
sant à Apollon Aigieus et à Hermès le soin d'en consent, à surgir à la lumière, sous la conduite
protéger les portes et d'en contrôler les accès. d'Hermès chthonien.
Zeus Hikesios, Zeus Xenios, reçoit le suppliant Le ciel, la terre - de l'un à l'autre Zeus se
et l'hôte, les introduit dans la maison qui leur fait trait d'union par la pluie (Zeus Ombrios,
est étrangère, assure leur sauvegarde en les Hyetios, lkmaios, pluvieux, humide), par les
accueillant à l'autel domestique sans les assimi- vents (Zeus Ourios, Euanemos, venteux, de
ler pour autant tout à fait aux membres de la bon vent), par la foudre (Zeus Astrapaios,
famille. Zeus Ktèsios, Zeus de la possession, Brontôn, Keraunios, foudroyant, tonnant).
veille en gardien des richesses sur les biens du Entre le haut et le bas il assure la communica-
maître de maison. En tant qu'Olympien et tion d'une autre façon encore: par les signes et
céleste, Zeus s'opposait à Hadès; cependant, les oracles qui transmettent aux mortels sur
comme Ktèsios, c'est au fond du cellier que cette terre les messages que leur envoient les
Zeus établit son autel, pour y prendre l'aspect dieux célestes. L'oracle de Dodone, le plus
d'un serpent, animal chthonien par excellence. ancien qui ait existé chez eux au dire des
Le souverain peut ainsi s'intégrer cette part Grecs, était un oracle de Zeus. Il y avait établi
chthonienne de l'univers dont, en contraste son sanctuaire là où avait poussé un grand
avec lui, les Puissances souterraines assurent chêne qui lui appartenait et qui s'élevait droit
normalement la charge mais qu'il lui arrive vers le ciel comme une colonne dressée jus-
d'exprimer lui-même par une sorte de tension, qu'au plus haut. Le bruissement des feuilles
de polarité internes, voire même de dédouble- qu'au-dessus de leur tête, dans l'air, faisait
ment. Au Zeus céleste, qui siège au sommet de entendre la ramure de cet arbre sacré fournis-
l'éther brillant, répond en contrepoint un sait aux consultants la réponse aux questions
Zeus Cbtbonios, Katachthonios, Meilichios, un qu'ils s'en étaient venus poser au souverain du
Zeus d'en bas, sombre et souterrain, présent ciel. Au reste, quand Apollon rend ses oracles
dans les profondeurs de la terre où il fait au sanctuaire de Delphes, il ne parle pas tant

48 49
pour lui-même qu'au nom de son père, auquel tiques, au fracas de leurs armes heurtées. De
il reste associé et comme soumis dans sa fonc- ce Zeus, dont on situait en Crète la naissance,
tion oraculaire. Apollon est prophète, mais on racontait aussi la mort et l'on montrait dans
prophète de Zeus; il ne fait que donner une l'île son tombeau. Mais le Zeus grec, s'il pré-
voix au vouloir de l'Olympien, à ses décrets, sente bien des facettes, ne peut rien avoir de
afin qu'au nombril du monde résonne aux commun avec un dieu qui meurt. Dans
oreilles de qui saura l'entendre la parole du l'Hymne qu'il consacre au dieu «toujours
Roi et du Père. Les différents qualificatifs de grand, toujours roi », Callimaque rejette fer-
Zeus, si large qu'en soit l'éventail, ne sont pas mement, comme étrangère à son dieu, la tradi-
incompatibles. Ils se situent dans un même tion de ces récits. Le vrai Zeus n'est pas né en
champ dont ils soulignent les multiples dimen- Crète, comme le racontent les Crétois, ces
sions. Pris dans leur ensemble ils dessinent les menteurs. «Ils ont été jusqu'à te bâtir une
contours de la souveraineté divine telle que les tombe, ô Roi; mais non, tu ne mourus
Grecs la concevaient; ils en jalonnent les fron- jamais; tu Es pour l'éternité. ,.
tières, en cement les domaines constitutifs; ils L'immortalité, qui trace entre hommes et
marquent les aspects variés que la Puissance dieux une frontière rigoureuse, est aux yeux
du dieu-roi peut revêtir, les modalités diverses des Grecs un trait trop fondamental du divin
de son exercice, en liaison plus ou moins pour que le maître de l'Olympe puisse de
étroite, suivant les cas, avec d'autres divinités. quelque façon être assimilé à une de ces divini-
tés orientales qui meurent et renaissent. L'ar-
mature du système religieux indo-européen
Mortels et immortels auquel renvoie le nom de Zeus a bien pu s'ef-
fondrer, au cours du deuxième millénaire,
Il n'en va plus de même avec le Zeus crétois, chez ces hommes, parlant un dialecte grec, qui
le Crétagenès, Diktaios ou 1daios, le dieu jou- par vagues successives sont venus s'installer en
venceau dont les Enfances étaient associées terre d'Hellade et dont la présence est attestée
aux Courètes, à leurs danses et rites orgias- jusque dans la Crète, à Cnossos, dès la fin

50 51
du xv" siècle avant J.-c. Les contacts, les des dieux et des lieux de culte. La commu-
échanges, les mélanges ont été nombreux et nauté de certaines fêtes célébrées par les
continus; des emprunts ont été faits au fond Ioniens sur l'une et l'autre rive de la Méditer-
religieux égéen et minoen comme il s'en pro- ranée prouve qu'elles devaient être déjà en
duira, au fur et à mesure de l'expansion usage au XIe siècle quand s'amorce cette pre-
grecque en Méditerranée, aux cultes orientaux mière vague de colonisation dont Athènes,
et thrace-phrygiens. Il n'en reste pas moins seul site mycénien à être demeuré intact, aurait
qu'entre le XIve et le XIIe siècle la plupart des été le point de départ et qui a installé sur le lit-
dieux révérés par les Achéens - et dont les toral d'Asie Mineure des groupes d'émigrés
noms figurent sur les tablettes en linéaire B de pour y fonder des cités grecques.
Cnossos et de Pylos - sont ceux-là mêmes Cette permanence, pourtant, ne doit pas
qu'on retrouve dans le panthéon grec classique faire illusion. Pas plus que le monde des
et que les Hellènes, dans leur ensemble, poèmes homériques n'est celui des rois mycé-
reconnaîtront comme leurs: Zeus, Poséidon, niens dont l'aède, avec un décalage de quatre
Éflyalos (Arès), Paiawon (Pean = Apollon), siècles, entend évoquer les exploits, l'univers
Dionysos, Héra, Athéna, Artémis, les Deux religieux d'Homère n'est celui de ces temps
Reines (Wanasso) , c'est-à-dire Déméter et révolus. Des uns aux autres toute une série de
Corè. Le monde religieux des envahisseurs changements et d'innovations a introduit, der-
indo-européens de la Grèce a bien pu se modi- rière les apparentes continuités, une véritable
fier et s'ouvrir à des influences étrangères; en rupture que le texte de l'épopée efface mais
les assimilant, il a gardé sa spécificité et, avec dont les recherches archéologiques, après la
ses dieux propres, ses traits distinctifs. De lecture des tablettes mycéniennes, nous per-
cette religion mycénienne à celle de l'âge mettent de mesurer l'ampleur.
d'Homère, durant ces siècles obscurs qui
suivent la chute ou le déclin des royaumes
achéens après le XIIe siècle, la continuité ne se
marque pas seulement par le maintien du nom

52
La religion civique

Entre le XIe et le VIlle siècle, dans la période


où se mettent en place les changements tech-
niques, économiques, démographiques qui
conduisent à cette «révolution structurelle »
dont parle l'archéologue anglais A. Snodgrass
et d'où est issue la cité-État, le système reli-
gieux est lui-même profondément réorganisé
en étroite connexion avec les formes nouvelles
de vie sociale que représente la cité, la polis.
Dans le cadre d'une religion désormais essen-
tiellement civique, croyances et cultes, remo-
delés, satisfont à une double et complémen-
taire exigence. Ils répondent d'abord au
particularisme de chaque groupe humain qui,
en tant que Cité liée à un territoire défini, se
place sous le patronage de dieux qui lui sont

55
propres et qui lui confèrent sa physionomie profane. Le dieu y vient résider en per-
religieuse singulière. Toute cité a en effet sa ou manence par l'intermédiaire de sa grande sta-
ses divinités poliades dont la fonction est de tue cultuelle anthropomorphe qui s'y trouve
cimenter le corps des citoyens pour en faire fixée à demeure. Cette «maison du dieu »,
une authentique communauté, d'unir en un contrairement aux autels domestiques, aux
même tout l'ensemble de l'espace civique, avec sanctuaires privés, est chose publique, bien
son centre urbain et sa chôra, sa zone rurale, commun à tous les citoyens. Consacré à la
de veiller enfin à l'intégrité de l'État - divinité le temple ne peut plus appartenir à
hommes et terroir - face aux autres cités. personne qu'à la cité même qui l'a érigé en des
Mais il s'agit aussi, en second lieu, par le déve- lieux précis pour marquer et confirmer sa mai-
loppement d'une littérature épique coupée de trise légitime sur un territoire: au centre de la
toute racine locale, par l'édification de grands ville, acropole ou agora ; aux portes des murs
sanctuaires communs, par l'institution des cernant l'agglomération urbaine ou à leur
Jeux et des panégyries panhelléniques, d'ins- proche périphérie; dans cette zone de l'agros
taurer ou de conforter sur le plan religieux des et des eschatiai, des terres sauvages et des
traditions légendaires, des cycles de fêtes et un confins, qui sépare chaque cité grecque de ses
panthéon également reconnus par toute l'Hel- voisins. L'édification d'un réseau de sanc-
lade. tuaires urbains, sub- et extra-urbains, en
Sans vouloir dresser le bilan des innovations jalonnant l'espace par des lieux sacrés, en
religieuses qu'apporte l'époque archaïque, il fixant, depuis le centre jusqu'à la périphérie, le
faut du moins signaler les plus importantes. parcours de processions rituelles, mobilisant à
Et d'abord l'apparition du temple comme date fixe, en aller et retour, tout ou partie de la
construction indépendante de l'habitat population, vise à modeler la surface du sol
humain, palais royal ou maison particulière. suivant un ordre religieux. Par la médiation de
Avec son enceinte délimitant une aire sacrée ses dieux poliades installés dans leurs temples,
(temenos), son autel extérieur, le temple la communauté établit entre hommes et terroir
constitue dès lors un édifice séparé de l'espace une sorte de symbiose comme si les citoyens

56 57
étaient les enfants d'une terre dont ils auraient des honneurs funèbres rendus à des person-
surgi à l'origine sous forme d'autochtones et nages légendaires, la plupart du temps sans
qui, par ce lien intime avec ceux qui l'habitent, rapport avec ces édifices, mais dont se récla-
se trouve elle-même promue au rang de « terre ment des lignées, genè nobiliaires ou groupes
de cité •. Ainsi s'explique l'âpreté des conflits de phratères. Ces ancêtres mythiques qui,
qui, entre le VIlle et le VIe siècle, ont opposé comme les héros de l'épopée dont ils portent
des cités voisines pour s'approprier des lieux le nom, appartiennent à un passé lointain, à un
de culte frontaliers, parfois communs aux temps différent du présent, vont constituer
deux États. L'occupation du sanctuaire, son dès lors une catégorie de Puissances surna-
rattachement cultuel au centre urbain ont turelles distinctes aussi bien des theoi, des
valeur de possession légitime. Quand elle dieux proprement dits, que des morts ordi-
fonde ses temples, la polis, pour assurer à sa naires. Plus encore que le culte des dieux,
base territoriale une assise inébranlable, en même poliades, celui des héros a une valeur à
implante les racines jusque dans le monde la fois civique et territoriale ; il est associé à un
divin. lieu précis, un tombeau avec la présence sou-
terraine du défunt dont on a parfois été
rechercher les restes en pays lointain pour les
Des dieux et des héros ramener à leur place. Tombes et cultes
héroïques, à travers le prestige du personnage
Une autre nouveauté, dont la signification qu'on honore, jouent pour une communauté
est en partie analogue, va profondément mar- le rôle de symbole glorieux et de talisman,
quer le système religieux. C'est au cours du dont le lieu est parfois gardé secret parce gue,
VIlle siècle que se développe rapidement de sa sauvegarde, dépend le salut de l'Etat.
l'usage de remettre en service des construc- Installés au cœur de la ville, en pleine agora,
tions mycéniennes, le plus souvent funéraires, ils donnent corps au souvenir du fondateur
laissées en désuétude depuis des siècles. Réa- plus ou moins légendaire de la cité, héros
ménagées, elles servent de lieux de culte pour archégète et, dans le cas d'une colonie, œciste,

58 59
ou ils patronnent les diverses composantes du Aussi les honneurs funèbres rendus aux tré-
corps civique: tribus, phratries et dèmes. Dis- passés se situent-ils sur un autre plan que les
séminés en divers points du territoire, ils sacrifices et la dévotion exigés par les dieux
consacrent les affinités particulières unissant comme leur part d'honneur, le privilège qui
les membres de secteurs ruraux et de villages, leur est réservé. Les bandelettes ornant le tom-
de kômai. Dans tous les cas leur fonction est beau, les offrandes de gâteaux au mort, les
de rassembler un groupe autour d'un culte libations d'eau, de lait, de miel ou de vin,
dont il a l'exclusivité et qui apparaît stricte- doivent bien être renouvelées aux troisième,
ment implanté en un point précis du sol. neuvième, trentième jours après le cérémonial
La diffusion du culte héroïque ne répond des obsèques, puis chaque année, à la fête des
pas seulement aux besoins sociaux nouveaux Genesia, des ancêtres, au mois Boedromion
qui surgissent avec la cité. L'adoration des (septembre); mais elles apparaissent, plus
héros a une signification proprement reli- qu'un acte de vénération envers des Puissances
gieuse. Par son double écart, d'un côté avec le supérieures, comme le prolongement tempo-
culte divin, obligatoire pour tous et de carac- raire du cérémonial des funérailles et des pra-
tère permanent, de l'autre avec les rites funé- tiques de deuil: il s'agit, en ouvrant au défunt
raires, réservés au cercle étroit des parents et les portes de l'Hadès, de le faire disparaître à
de durée limitée, l'institution héroïque retentit jamais du monde d'ici-bas où il n'a plus sa
sur l'équilibre général du système cultuel. place. Cependant, grâce aux diverses procé-
Entre les dieux qui sont les bénéficiaires du dures de commémoration (depuis la stèle, avec
culte et les hommes qui en sont les servants, il épitaphe et figure du mort, jusqu'aux cadeaux
y a, pour les Grecs, une opposition radicale. déposés sur la tombe), ce vide, ce non-être du
Les premiers sont étrangers au trépas qui défi- mort, peut revêtir la forme d'une présence à
nit la condition d'existence des seconds. Les la mémoire des survivants. Présence ambiguë
dieux sont les athanatoi, les Immortels; les certes, paradoxale, comme peut l'être celle
hommes les brotoi, les périssables, voués aux d'un absent, relégué au royaume des ombres,
maladies, à la vieillesse comme à la mort. et dont tout l'être désormais se réduit à ce sta-

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tut social de mort que le rituel funéraire lui a jamais vivants, rayonnant de gloire, dans la
fait acquérir mais qui est voué à disparaître lui mémoire de tous les Grecs. La race des héros
aussi, englouti dans l'oubli, au fur et à mesure forme le passé légendaire de la Grèce des cités,
que se renouvelle le cycle des générations. les racines auxquelles se rattachent les familles,
les groupes, les communautés des Hellènes.
Tout en étant des hommes, ces ancêtres appa-
Les demi-dieux raissent à bien des égards plus proches des
dieux, moins coupés du divin que l'humanité
Il en va tout autrement dans le cas des présente. En ce temps d'autrefois, les dieux se
héros. Ils appartiennent certes à l'espèce des mêlaient encore volontiers aux mortels, ils
hommes et ont connu, en tant que tels, les s'invitaient chez eux, mangeaient à leur table
souffrances et la mort. Mais par toute une en des repas communs, se glissaient jusque
série de traits ils se distinguent, jusque dans la dans leur lit pour s'y unir à eux et y engendrer
mort, de la foule des défunts ordinaires. Ils au croisement des deux races, périssable et
ont vécu à une époque qui constitue, pour les immortelle, de beaux enfants. Les personnages
Grecs, 1'« ancien temps. désormais révolu et héroïques dont les noms ont survécu et dont
où les hommes étaient différents de ce qu'ils on célébrait le culte à leurs tombeaux se pré-
sont aujourd'hui: plus grands, plus forts, plus sentent très souvent comme le fruit de ces ren-
beaux. Quand on part à la recherche des osse- contres amoureuses entre divinités et humains
ments d'un héros, on pourra les reconnaître à des deux sexes. Comme le dit Hésiode, ils for-
leur taille gigantesque. Cette race d'hommes, ment «la race divine des héros que l'on
maintenant éteinte, c'est celle dont la poésie nomme demi-dieux (bémitbeoi) •. Si leur nais-
épique chante les exploits. Célébrés par les sance leur accorde parfois une ascendance
aèdes, les noms des héros, contrairement à semi-divine, leur mort les place aussi au-delà
ceux des autres morts qui se fondent, sous de la condition humaine. Au lieu de descendre
terre, dans la masse indistincte et oubliée des dans les ténèbres de l'Hadès, ils ont été, par
nonumnoi, des « sans-nom », demeurent à faveur divine, « enlevés », transportés, pour

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certains de leur vivant, pour la plupart après classique sont extrêmement rares. Jamais ils ne
leur mort, en un lieu spécial, à l'écart, aux îles concernent un personnage encore en vie, mais
des Bienheureux où ils continuent à jouir, un mort qui apparaît, après coup, comme por-
dans une permanente félicité, d'une vie teur d'un numen, d'une puissance sacrale
comparable à celle des dieux. redoutable, soit en raison de particularités
Sans combler l'infranchissable distance qui physiques extraordinaires: taille, force,
sépare les humains des dieux, le statut beauté, soit par les circonstances mêmes de sa
héroïque semble ainsi ouvrir la perspective mort s'il a été frappé par la foudre ou s'il a dis-
d'une promotion d'un mortel à un statut, paru sans laisser de trace, soit par les méfaits
sinon divin, du moins proche du divin. Mais attribués à son fantôme qu'il apparaît alors
cette possibilité reste, durant toute la période nécessaire d'apaiser. Un seul exemple: en
classique, strictement confinée dans un étroit plein ~ siècle, le pugiliste Clëomède d'Asty-
secteur. Elle est contrecarrée, pour ne pas dire palée, d'une force exceptionnelle, tue son
refoulée, par le système religieux lui-même. adversaire au cours du combat ; frustré du prix
La piété, comme la sagesse, ordonne en effet par décision des juges, il rentre chez lui égaré
de ne pas prétendre s'égaler à un dieu. Les de fureur. Dans une école il s'attaque au pilier
préceptes de Delphes: «Sache qui tu es », soutenant le plafond; le toit s'écroule sur les
«Connais-toi toi-même », n'ont pas d'autre enfants. Poursuivi par la foule qui veut le lapi-
sens. L'homme doit accepter ses limites. L'hé- der, il se cache au sanctuaire d'Athéna dans un
roïsation se restreindra donc, en dehors des coffre dont il boucle sur lui le couvercle. On
grandes figures légendaires comme Achille, parvient enfin à forcer l'ouverture. Le coffre
Thésée, Oreste ou Héraclès, aux premiers est vide. Plus de Cléomède, ni vivant ni mort.
fondateurs de colonies ou à des personnages La Pythie consultée recommande d'instituer
qui ont acquis, aux yeux d'une cité, une valeur en l'honneur de ce pugiliste, que sa force, sa
symbolique exemplaire comme Lysandre à furie, ses méfaits, sa mort placent hors du
Samos ou Timoléon à Syracuse. Les cas d'hé- commun, un culte héroïque: il faut lui sacri-
roïsation que nous connaissons à l'époque fier «comme n'étant plus un mortel ». Mais

64 65
l'oracle marque sa réserve en proclamant du mouches, un héros du repas, de la fève, du
même coup, comme le rapporte Pausanias, safran, un héros à mélanger l'eau et le vin ou à
que Cléomède est « le dernier héros ,.. moudre le grain.
Qu'on ne s'y trompe pas. Les héros ont Si la cité a pu regrouper dans une même
beau constituer, à travers les honneurs qui leur catégorie cultuelle les figures bien individuali-
sont rendus, une catégorie d'êtres surhumains, sées des héros d'antan dont l'épopée avait fixé
leur rôle, leur pouvoir, les domaines où ils la biographie légendaire, des contemporains
interviennent n'interfèrent pas avec ceux des d'exception, des défunts anonymes dont il ne
dieux. Ils se situent sur un autre plan et jamais restait que le monument funéraire, des sortes
ils ne jouent, de la terre au ciel, un rôle d'in- de démons fonctionnels, c'est qu'au-dedans de
termédiaire. Les héros ne font pas figure d'in- leur tombeau ils manifestaient les mêmes
tercesseurs. Ce sont des Puissances «indi- accointances avec les puissances souterraines,
gènes » liées à ce point du sol où ils ont leur qu'ils partageaient le même caractère de locali-
demeure souterraine; leur efficace adhère à sation territoriale et pouvaient être également
leur tombe et à leurs ossements. Il y a des utilisés comme symboles politiques. Institué
héros anonymes qu'on désigne seulement par par la cité naissante, lié à son terroir qu'il pro-
le nom du lieu où est établi leur tombeau ; tège, aux groupes de citoyens qu'il patronne,
ainsi du héros de Marathon. Ce caractère local le culte des héros ne débouchera pas, à
va de pair avec une stricte spécialisation. Beau- l'époque hellénistique, dans la divinisation de
coup de héros n'ont pas d'autre réalité que personnages humains ni dans l'établissement
l'étroite fonction à laquelle ils sont voués et d'un culte des souverains: ces phénomènes
qui les définit tout entiers. A Olympie, au relèvent d'une mentalité religieuse différente.
tournant de la piste, il y avait une tombe sur Solidaire de la cité, le culte héroïque déclinera
laquelle les concurrents offraient des sacri- en même temps qu'elle.
fices : celle du héros Taraxippos, l'Effrayeur Son avènement n'aura pas été pourtant sans
de chevaux. De la même façon on trouve des conséquence. Par sa nouveauté le culte
héros médecin, portier, cuisinier, chasse- héroïque a conduit à un effort de définition et

66 67
de catégorisation plus strictes des diverses Des hommes aux dieux :
puissances surnaturelles. C'est Hésiode qui le le sacrifice
premier, au VIle siècle, distingue de façon
claire et nette, comme le notera Plutarque, les
différentes classes d'êtres divins répanis entre
quatre groupes : dieux, démons, héros, mons.
Reprise par les pythagoriciens et par Platon,
cette nomenclature des divinités auxquelles les
hommes doivent de la vénération apparaît
assez courante, au Iv" siècle, pour figurer dans
les demandes que les consultants adressent à
l'oracle de Dodone. Sur l'une des inscriptions Pour s'orienter dans sa pratique cultuelle, le
qu'on y a retrouvées, un certain Euandros et fidèle doit donc tenir compte de l'ordre hiérar-
sa femme interrogent l'oracle pour savoir chique qui préside à la société de l'au-delà. Au
« auquel des dieux ou bien des héros, ou bien sommet, les theoi, les dieux, grands et petits,
des démons ,., il leur faut sacrifier et adresser qui forment la race des Bienheureux Immor-
leurs prières. tels. Groupés sous l'autorité de Zeus, ce sont
les Olympiens. Divinités célestes donc, dans
le principe, même si cenains d'entre eux
comportent des aspects chthoniens comme
Poséidon et Déméter. Il y a bien un dieu du
monde souterrain, Hadès, mais précisément il
est le seul à n'avoir ni temple ni culte. Les
dieux sont rendus présents ici-bas dans des
espaces qui leur appaniennent: les temples
d'abord où ils résident, mais aussi les lieux et
les objets qui leur sont consacrés et qui, spéci-

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fiés comme hiera, sacrés, peuvent faire l'objet spécialement, qu'on examine pour savoir si les
d'interdits: bois (alsos), bosquet, source, cime dieux agréent le sacrifice. Dans ce cas la vic-
d'un mont, terrain délimité par une clôture ou time est aussitôt découpée. Les os longs,
par des bornes (temenos), carrefour, a~bre, entièrement dénudés, sont placés sur l'autel.
pierre, obélisque. Le temple,. ~emeure reser- Enveloppés de graisse ils sont consumés par
vée au dieu comme son domicile, ne sert pas les flammes avec des aromates et, sous forme
de lieu de culte où les fidèles se rassemble- de fumées odorantes, s'élèvent en direction du
raient pour y célébrer les rites. C'est. l'autel ciel, vers les dieux. Certains morceaux, inter-
extérieur, le bômos, bloc de maçonnene qua- nes, les splanchna, enfilés sur des broches,
drangulaire, qui remplit cet office: autour de sont mis à griller sur l'autel au même feu qui
lui et sur lui s'accomplit le rite central de la expédie à la divinité la part qui lui revient, éta-
religion grecque dont. l'analys~ .s'impose ~u blissant ainsi le contact entre la Puissance
premier chef, c'est-à-dire le sacn~l~e, la thusia. sacrée destinataire du sacrifice et les exécutants
Il s'agit normalement d'un sacrifice san~lant du rite auxquels ces viandes grillées sont réser-
de type alimentaire: une bête domestique, vées. Le reste de la viande, mis à bouillir dans
parée, couronnée, ornée de bandelettes,. est des chaudrons, puis débité en parts égales, est
conduite en procession au son des flûtes JUS- tantôt consommé sur place, tantôt emporté
qu'à l'autel, aspergée d'eau lustrale et d'une chez soi par chacun des participants, tantôt
poignée de graines d'orge qu'on jette égale- distribué au-dehors dans le cadre d'une
ment sur le sol, l'autel et les participants, por- communauté plus ou moins large. Des parts
teurs eux-mêmes de couronnes. La tête de la d'honneur, comme la langue ou la peau,
victime est alors relevée; on lui tranche la reviennent au prêtre qui a présidé à la cérémo-
gorge d'un coup de machaira, une courte épée nie sans que sa présence soit toujours indis-
dissimulée sous les grains dans le kanoun, le pensable. En principe tout citoyen, s'il n'est
panier rituel. Le sang qui jaillit sur l'autel est pas entaché d'une souillure, a pleine qualité
recueilli dans un récipient. La bête est pour procéder au sacrifice. Tel est le modèle
ouverte ; on en extrait les entrailles, le foie courant dont il faudra définir la portée reli-

70 71
gieuse en en dégageant les implications théo- lui-même deux formes différentes suivant qu'il
logiques. Mais quelques précisions sont dès s'adresse à des dieux célestes et olympiens, ou
l'abord indispensables pour nuancer ce chthoniens et infernaux. La langue déjà les
tableau. distingue; les Grecs emploient pour les pre-
Certaines divinités et certains rituels, miers le terme thuein, pour les seconds enagi-
comme celui d'Apollon Génetôr à Delphes et zein ou sphattein.
de Zeus Hypatos en Attique, exigent au lieu La tbusia, nous l'avons vu, a pour centre un
du sacrifice sanglant des oblations végétales: autel élevé, le bômos. Le sacrifice chthonien ne
fruits, rameaux, graines, bouillie (pelanos), comporte pas d'autel, sinon un autel bas,
gâteaux, arrosés d'eau, de lait, de miel, eschara, avec un trou pour que le sang s'écoule
d'huile, à l'exclusion du sang ou même du vin. dans la terre. Il se célèbre normalement de
Il y a des cas où ce type d'offrandes, le plus nuit, sur une fosse (bothros) qui ouvre la voie
souvent consumées dans le feu mais parfois vers le monde infernal. La bête est immolée,
déposées seulement sur l'autel sans être brû- non plus la tête relevée vers le haut, mais
lées (apura), prend un caractère d'opposition abaissée vers la terre que le sang va inonder.
marquée à l'égard de la pratique courante. Une fois égorgée, la victime ne fait plus l'objet
Considérés comme des sacrifices «purs .., d'aucune manipulation rituelle: offerte en
contrairement à ceux qui impliquent la mise à holocauste elle est entièrement brûlée sans que
mort d'un être vivant, ils serviront de modèle les célébrants soient autorisés à y toucher et
de référence à des courants sectaires. surtout à en manger. Dans ce type de rite où
Orphiques et pythagoriciens se réclameront l'offrande est anéantie pour être dans sa tota-
d'eux pour prôner, dans leur mode de vie, un lité livrée à l'au-delà, il s'agit moins d'établir
comportement rituel et une attitude à l'égard avec la divinité un commerce régulier
du divin qui, en rejetant comme impie le sacri- d'échange, dans la confiance réciproque, que
fice sanglant, se démarqueront du culte officiel d'écarter des forces sinistres, d'apaiser une
et apparaîtront étrangers à la religion civique. Puissance redoutable dont l'approche exige,
D'autre part le sacrifice sanglant comporte pour n'être pas néfaste, défense et précaution.

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Rituel d'aversion, pourrait-on dire, plutôt que joyeuse. Toute la mise en scène rituelle,
de rapprochement, de contact. On comprend depuis la procession où l'animal, en grande
que l'usage en soit pour l'essentiel réservé au pompe, est conduit librement, sans lien, jus-
culte des divinités chthoniennes et infernales, qu'à la dissimulation du coutelas dans la
aux rites expiatoires, aux sacrifices offerts aux corbeille et le frisson par lequel la victime,
héros et aux morts, au fond de leurs tom- aspergée, est censée donner son accord à l'im-
beaux. molation, tout vise à effacer les traces de la
violence et du meurtre pour mettre au premier
plan l'aspect de solennité pacifique et d'heu-
Repas de fête reuse fête. Ajoutons que, dans l'économie de
la tbusia; les procédures de découpage de la
Dans le sacrifice olympien, l'orientation victime, de cuisson des morceaux, rôtis ou
vers les divinités célestes ne se marque pas seu- bouillis, de leur répartition réglée en tranches
lement par la lumière du jour, la présence de égales, de leur consommation sur place ou au-
l'autel, le sang giclant vers le haut lors de dehors (apophora) n'ont pas moins d'impor-
l'égorgement. Un trait fondamental de ce tance que les opérations rituelles de mise à
rituel, c'est qu'il est indissociablement, pour mort. Cette fonction alimentaire du rite s'ex-
les dieux, une offrande et, pour les hommes, prime dans un vocabulaire où sacrifice et bou-
un repas de fête. Si le point culminant de l'ac- cherie ne sont pas distingués. Le mot biereion,
tion est sans doute l'instant, ponctué par le cri qui désigne un animal comme victime sacrifi-
rituel, l'ololugmos, où la vie quitte la bête et cielle, le qualifie du même coup comme bête
passe dans l'au-delà, chez les dieux, il n'en de boucherie, propre à la consommation. Les
reste pas moins que toutes les parties de l'ani- Grecs ne mangeant de la viande qu'à l'occa-
mal, soigneusement recueillies et traitées, sont sion des sacrifices et conformément aux règles
destinées aux hommes qui les consomment de sacrificielles, la thusia est tout à la fois un céré-
concert. L'immolation elle-même se produit monial religieux où une pieuse offrande,
dans une atmosphère de cérémonie faste et souvent accompagnée de prière, est adressée

74 75
aux dieux, une cuisine ritualisée conforme aux de degrés. En dehors même des réalités qui
normes alimentaires que les dieux exigent des sont vouées à un dieu, réservées à son usage, il
humains, un acte de communion sociale ren- y a du sacré dans les objets, les êtres vivants,
forçant, par la consommation des parts d'une les phénomènes de la nature, comme il y en a
même victime, les liens qui doivent unir les dans les actes courants de la vie privée - un
citoyens et en faire des égaux. repas, un départ en voyage, l'accueil d'un hôte
Pièce centrale du culte et élément dont la - et dans ceux, plus solennels, de la vie
présence est indispensable à tous les niveaux publique. Tout père de famille assume chez lui
de la vie collective, dans la famille et dans des fonctions religieuses pour lesquelles il est
l'État, le sacrifice illustre l'étroite imbrication qualifié sans préparation spéciale. Chaque chef
du religieux et du social dans la Grèce des de maison est pur s'il n'a pas commis une faute
cités. Sa fonction n'est pas d'arracher, pendant qui l'entache d'une souillure. En ce sens la
le temps que dure le rite, le sacrifiant et les pureté n'a pas à être acquise ou obtenue; elle
participants à leurs groupes familiaux et constitue l'état normal du citoyen. Dans la
civiques, à leurs activités ordinaires, au monde cité, on ne trouve pas de coupure entre prê-
humain qui est le leur, mais au contraire de trise et magistrature. Il y a des prêtrises qui
les y installer à la place et dans les formes sont dévolues et occupées comme des magis-
requises, de les intégrer à la cité et à l'existence tratures et tout magistrat, dans ses fonctions,
d'ici-bas conformément à l'ordre du monde revêt un caractère sacré. Tout pouvoir poli-
auquel les dieux président. Religion « intra- tique pour s'exercer, toute décision commune
mondaine », au sens de Max Weber, religion pour être valable exigent la pratique d'un
« politique », dans l'acception grecque du sacrifice. A la guerre comme dans la paix,
terme. Le sacré et le profane n'y forment pas avant de livrer bataille comme à l'ouverture
deux catégories radicalement contraires, d'une assemblée ou à l'entrée en charge des
exclusives l'une de l'autre. Entre le sacré entiè- magistrats, l'exécution d'un sacrifice n'est pas
rement interdit et le sacré pleinement utili- moins nécessaire qu'au cours des grandes fêtes
sable, on trouve une multiplicité de formes et religieuses du calendrier sacré. Comme le rap-

76 77
pelle justement Marcel Detienne dans La Cui- une bête domestique, et on mange en elle une
sine du sacrifice en pays grec: «Jusqu'à une part différente de celle qu'on offre aux dieux.
époque tardive, une cité comme Athènes Le lien que le sacrifice grec établit souligne et
garde en fonction un archonte-roi dont une confirme, dans la communication même, l'ex-
des attributions majeures est l'administration trême distance séparant mortels et immortels.
de tous les sacrifices institués par les ancêtres,
de l'ensemble des gestes rituels qui garan-
tissent le fonctionnement harmonieux de la Les ruses de Prométhée
société", »
Si la thusia s'avère ainsi indispensable pour Les mythes de fondation du sacrifice sont à
assurer aux pratiques sociales leur validité, cet égard tout à fait précis. Ils mettent en
c'est que le feu sacrificiel, en faisant monter pleine lumière les significations théologiques
vers le ciel la fumée des parfums, de la graisse du rituel. C'est le Titan Prométhée, fils de
et des os, tout en cuisant la part des hommes, Japet, qui aurait institué le premier sacrifice,
ouvre entre les dieux et les participants au rite fixant ainsi pour toujours le modèle auquel se
une voie de communication. En immolant une conforment les humains pour honorer les
victime, en en brûlant les os, en en mangeant dieux. L'affaire se passe en un temps où les
les chairs selon les règles rituelles, l'homme dieux et les hommes n'étaient pas encore sé-
grec institue et maintient avec la divinité un parés: ils vivaient ensemble, festoyant aux
contact sans lequel son existence, abandonnée mêmes tables, partageant la même félicité, loin
à elle-même, s'effondrerait, vide de sens. Ce de tous les maux, les humains ignorant alors la
contact n'est pas une communion: on ne nécessité du travail, les maladies, la vieillesse,
mange pas le dieu, même sous forme symbo- les fatigues, la mort et l'espèce des femmes.
lique, pour s'identifier à lui et participer à sa Zeus ayant été promu roi du ciel et ayant pro-
force. On consomme une victime animale, cédé, entre dieux, à une juste répartition des
honneurs et des fonctions, le moment est venu
* Volume collectif, sous la direction de M. Detienne
et J.-P. Vernant, Paris, 1979, p. 10. où il faut faire de même entre hommes et

78 79
dieux et délimiter exactement le genre de vie est la raison pour laquelle, sur les autels odo-
qui est propre à chacune des deux races. Pro- rants du sacrifice, les hommes brûlent pour les
méthée est chargé de l'opération. Devant dieux les os blancs de la victime dont ils vont
dieux et hommes assemblés il amène, abat, se partager les chairs. Ils gardent pour eux la
découpe un grand bœuf. De tous les morceaux portion que Zeus n'a pas retenue: celle de la
débités il fait deux parts. La frontière qui doit viande. Prométhée s'imaginait qu'en la desti-
séparer dieux et hommes suit donc la ligne de nant aux humains il leur réservait la meilleure
partage entre ce qui, dans la bête immolée, part. Mais si malin qu'il fût, il ne se doutait
revient aux uns et aux autres. Le sacrifice pas qu'il leur donnait un cadeau empoisonné.
apparaît ainsi comme l'acte qui a consacré, en En mangeant la viande, les humains signent
l'effectuant pour la première fois, la ségréga- leur arrêt de mort. Dominés par la loi du
tion des statuts divin et humain. Mais Promé- ventre, ils se comporteront désormais comme
thée, en rébellion contre le roi des dieux, veut tous les animaux qui peuplent la terre, les flots
ou l'air. S'ils ont plaisir à dévorer la chair
le tromper au profit des hommes. Chacune
d'une bête que la vie a quittée, s'ils ont un
des deux parts préparées par le Titan est une
impérieux besoin de nourriture, c'est que leur
ruse, un piège. La première, sous le camou-
faim jamais apaisée, toujours renaissante, est
flage d'un peu de graisse appétissante, ne
la marque d'une créature dont les forces peu à
contient que les os dénudés; la seconde cache peu s'usent et s'épuisent, qui est vouée à la
sous la peau et l'estomac, d'aspect dégoûtant, fatigue, au vieillissement et à la mort. En se
tout ce qu'il y a dans la bête de comestible. A contentant de la fumée des os, en vivant
tout seigneur, tout honneur: c'est à Zeus, au d'odeurs et de parfums, les dieux témoignent
nom des dieux, de choisir le premier. Il a qu'ils appartiennent à une race dont la nature
compris le piège et s'il feint d'y tomber c'est est tout autre que celle des hommes. Ils sont
pour mieux fignoler sa vengeance. Il opte les Immortels, toujours vivants, éternellement
donc pour la portion extérieurement allé- jeunes, dont l'être ne comporte rien de péris-
chante, celle qui dissimule sous une mince sable, et qui n'ont aucun contact avec le
couche de graisse les os immangeables. Telle domaine du corruptible.

80 81
Mais Zeus, en sa colère, ne borne pas là sa
céleste par son origine et sa destination, est
vengeance. Avant même de faire fabriquer, de
aussi, par son ardeur dévorante, périssable
terre et d'eau, la première femme, Pandora,
comme les autres créatures vivantes soumises à
qui introduira au milieu des hommes toutes les
la nécessité de manger. La frontière entre
misères qu'ils ne connaissaient pas aupara-
dieux et hommes est tout à la fois traversée par
vant: la naissance par engendrement, les
le feu sacrificiel qui les unit les uns aux autres
fatigues, le dur travail, les maladies, la vieil-
et soulignée par le contraste entre le feu
lesse et la mort, il décide, pour faire payer au
céleste, dans les mains de Zeus, et celui que le
Titan sa partialité en faveur des humains, de ne
vol de Prométhée a mis à la disposition des
plus leur accorder la jouissance du feu céleste,
hommes. La fonction du feu sacrificiel
dont ils disposaient jusqu'alors. Privés du feu,
consiste d'autre part à distinguer, dans la vic-
les hommes devront-ils dévorer la viande crue,
time, la part des dieux, totalement consumée,
comme font les bêtes? Prométhée dérobe
et celle des humains, juste assez cuite pour
alors, dans le creux d'une férule, une étincelle,
n'être pas dévorée crue. Ce rapport ambigu
une semence de feu qu'il apporte sur la terre.
des hommes et des dieux dans le sacrifice ali-
A défaut de l'éclat de la foudre, les hommes
mentaire se double d'une relation également
disposeront d'un feu technique, plus fragile et
équivoque des hommes avec les animaux. Les
mortel, qu'il faudra conserver, préserver et
uns et les autres ont besoin pour vivre de man-
nourrir en l'alimentant sans cesse pour qu'il ne
ger, que le.ur nou~riture soit ~égétale ou ~~r­
s'éteigne pas. Ce feu second, dérivé, artificiel
née. Aussi sont-Ils tous memement pens-
par rapport au feu céleste, en cuisant la nourri-
sables. Mais les hommes sont seuls à manger
ture distingue les hommes des bêtes et les ins-
cuit, selon des règles et après avoir offert aux
talle dans la vie civilisée. Seuls de tous les ani-
dieux, pour les honorer, la vie de la bête qui
maux, les humains partagent donc avec les
leur est dédiée avec les os. Si les grains d'orge,
dieux la possession du feu. Aussi est-ce lui qui
répandus sur la tête de la victime et sur l'autel,
les unit au divin en s'élevant depuis les autels
sont associés au sacrifice sanglant, c'est que les
où il est allumé jusque vers le ciel. Mais ce feu,
céréales, nourriture spécifiquement humaine,
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impliquant le travail agricole, représentent aux En sacrifiant on se soumet au vouloir de Zeus
yeux des Grecs le modèle des plantes cultivées qui a fait des mortels et des Immortels deux
qui symbolisent, en contraste à une existence races distinctes et séparées. La communication
sauvage, la vie civilisée. Triplement cuites (par avec le divin s'institue au cours d'un cérémo-
une coction interne que favorise le labour, par nial de fête, d'un repas qui rappelle que l'an-
l'action du soleil, par la main de l'homme qui cienne commensalité est finie: dieux et
en fait du pain), elles sont analogues aux vic- hommes ne vivent plus ensemble, ne mangent
times sacrificielles, bêtes domestiques dont les plus aux mêmes tables. On ne saurait à la fois
chairs doivent être rituellement rôties ou sacrifier suivant le modèle que Prométhée a
bouillies avant d'être mangées. établi et prétendre, de quelque façon que ce
Dans le mythe prométhéen, le sacrifice soit, s'égaler aux dieux. Dans le rite même qui
apparaît comme le résultat de la rébellion du vise à conjoindre les dieux et les hommes, le
Titan contre Zeus au moment où hommes et sacrifice consacre la distance infranchissable
dieux doivent se séparer et fixer leur sort res- qui les sépare désormais.
pectif. La morale du récit est qu'on ne peut
espérer duper l'esprit du souverain des dieux.
Prométhée s'y est essayé; de son échec les Entre bêtes et dieux
hommes doivent payer les frais. Sacrifier c'est
donc, en commémorant l'aventure du Titan, Par le jeu de règles alimentaires, il établit
fondateur du rite, en accepter la leçon. C'est l'homme dans le statut qui lui est propre: à
reconnaître qu'à travers l'accomplissement du juste distance de la sauvagerie des animaux se
sacrifice et de tout ce qu'il a entraîné pour dévorant tout crus les uns les autres et de l'im-
l'homme: le feu prométhéen, la nécessité du muable félicité des dieux ignorant la faim, la
travail, la femme et le mariage pour avoir des fatigue et la mort parce que nourris de parfum
enfants, les souffrances, la vieillesse et la mort, et d'ambroisie. Ce souci de délimitation pré-
Zeus a situé les hommes à la place où ils cise, de répartition exacte, unit étroitement le
doivent se tenir: entre les bêtes et les dieux. sacrifice, dans le rituel et dans le mythe, à

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l'agriculture céréalière et au mariage qui tous fondes divergences dans l'orientation reli-
deux définissent, en commun avec le sacrifice, gieuse. Le végétarisme, l'abstention de nourri-
la position particulière de l'homme civilisé. De ture carnée, c'est le refus du sacrifice sanglant,
même qu'il lui faut, pour survivre, consom- assimilé au meurtre d'un proche. A l'autre
mer la chair cuite d'une bête domestique sacri- pôle, l'omophagie, le diasparagmos des Bac-
fiée selon les règles, il lui faut aussi se nourrir chantes, c'est-à-dire la dévoration crue d'une
du sitos, de la farine cuite de plantes domes- bête traquée et déchiquetée vivante, c'est l'in-
tiques régulièrement cultivées, et, pour se sur- version des valeurs normales du sacrifice. Mais
vivre à lui-même, engendrer un fils par l'union qu'on contourne le sacrifice par le haut en se
avec une femme que le mariage a tirée de son nourrissant comme les dieux de mets entière-
ensauvagement pour la domestiquer en la ment purs et, à la limite, d'odeurs, ou qu'on le
fixant au foyer conjugal. En raison de cette subvertisse par le bas en faisant sauter, par
même exigence d'équilibre, dans le sacrifice l'effacement des frontières entre hommes et
grec, ni le sacrifiant, ni la victime, ni le dieu, bêtes, toutes les distinctions que le sacrifice
bien qu'associés dans le rite, ne sont jamais établit, de façon à réaliser un état de complète
normalement confondus, mais maintenus à communion dont on peut dire aussi bien qu'il
bonne distance, ni trop près ni trop loin. Que est un retour à la douce familiarité de toutes
cette puissante théologie, solidaire d'un sys- les créatures à l'âge d'or ou la chute dans la
tème social dans sa façon d'établir des bar- confusion chaotique de la sauvagerie - dans
rières entre l'homme et ce qui n'est pas lui, de les deux cas il s'agit d'instaurer, soit par l'as-
définir ses rapports avec l'en deçà et l'au-delà cèse individuelle, soit par la frénésie collective,
de l'humain, soit inscrite au ras des procédures un type de relation avec le divin que la religion
alimentaires explique que les bizarreries de officielle, à travers les procédures du sacrifice,
régime, chez les orphiques et les pythagori- exclut et interdit. Dans les deux cas aussi, par
ciens d'une part, dans certaines pratiques dio- des moyens inverses et avec des implications
nysiaques de l'autre, aient une signification contraires, la distance normale entre le sacri-
proprement théologique et traduisent de pro- fiant, la victime et la divinité se brouille, s'es-

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tompe et disparaît. L'analyse de la cuisine Le mysticisme grec
sacrificielle conduit ainsi à distribuer, comme
en un tableau, les positions plus ou moins
excentriques, plus ou moins intégrées ou mar-
ginales, qu'occupent divers types de sectes, de
courants religieux ou d'attitudes philoso-
phiques, en rupture non seulement avec les
formes régulières du culte, mais avec le cadre
institutionnel de la cité et tout ce qu'il
implique concernant le statut de l'homme
lorsqu'il est, socialement et religieusement, en
ordre. Le sacrifice sanglant, le culte public n'oc-
cupent pas tout le champ de la piété grecque.
A côté d'eux existent des courants et des
groupes, plus ou moins déviants et marginaux,
plus ou moins fermés et secrets, qui traduisent
des aspirations religieuses différentes. Certains
ont été entièrement ou en partie intégrés au
culte civique, d'autres y sont demeurés étran-
gers. Tous ont contribué, de façons diverses, à
frayer la voie à un « mysticisme » grec marqué
par la recherche d'un contact plus direct, plus
intime, plus personnel avec les dieux, associée
parfois à la quête d'une immortalité bien-
heureuse, tantôt octroyée après la mort par
faveur spéciale d'une divinité, tantôt obtenue
par l'observance d'une règle de vie pure, réser-

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vée aux seuls initiés et leur donnant le privilège civique et les fêtes en l'honneur de Dionysos
de libérer, dès l'existence terrestre, la parcelle sont célébrées au même titre que tout autre à
de divin demeurée présente en chacun d'entre leur place dans le calendrier sacré. Mais
eux. comme dieu de la mania, de la folie divine, par
En ce qui concerne la période classique, il sa façon de prendre possession des fidèles
faut distinguer nettement, sur ce plan, trois livrés à lui à travers la transe collective rituelle-
types de phénomènes religieux. En dépit de ment pratiquée dans ses thiases, par son intru-
quelques points de contact, difficiles à cerner sion soudaine ici-bas sous forme de révélation
avec précision mais qui s'attestent par la épiphanique, Dionysos introduit, au cœur
communauté de certains termes utilisés à leur même de la religion dont il constitue une
propos: télétè, orgia, mustai, bakchoi, on ne pièce, une expérience du surnaturel étrangère
saurait d'aucune façon les assimiler. Ce ne et même, à bien des égards, opposée à l'esprit
sont pas des réalités religieuses de même du culte officiel.
ordre; elles n'ont ni même statut ni même Enfin ce qu'on appelle orphisme. Il ne s'agit
finalité. plus, dans ce cas, de cultes particuliers, ni de
En premier lieu, les mystères. Ceux d'Éleu- dévotion à une divinité singulière, ni même
sis, exemplaires par leur prestige et leur rayon- d'une communauté de croyants organisés en
nement, constituent en Attique un ensemble secte à la façon des pythagoriciens quelles
cultuel bien délimité. Officiellement reconnus qu'aient pu être les interférences entre les deux
par la cité, ils sont organisés sous son contrôle courants. L'orphisme est une nébuleuse où
et,sa tutelle. Ils restent cependant en marge de l'on trouve d'une part une tradition de livres
l'Etat par leur caractère initiatique et secret, sacrés, attribués à Orphée et Musée, compor-
par leur mode de recrutement ouvert à tous les tant des théogonies, des cosmogonies, des
Grecs et fondé non sur le statut social mais sur anthropogonies « hétérodoxes », d'autre part
le choix personnel des individus. des personnages de prêtres itinérants, prônant
. Ensuite le dionysisme. Les cultes diony- un style d'existence contraire à la norme, un
siaques font partie intégrante de la religion régime végétarien et disposant de techniques

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de guérison, de recettes de purification pour ultime de l'initiation - depuis le stage préli-
cette vie, de salut pour l'autre. Le destin de minaire aux Petits Mystères d'Agra jusqu'à la
l'âme après la mort fait l'objet dans ces milieux participation renouvelée aux Grands Mys-
de préoccupations et de dissertations aux- tères, à Éleusis, le myste devant attendre l'an-
quelles les Grecs n'étaient pas accoutumés. née suivante pour accéder au grade d'épopte
Comment se situe, par rapport à un système - , tout le cérémonial à Athènes même, à Pha-
cultuel fondé sur le respect de nomoi, de règles lère pour le bain rituel dans la,mer, sur la
socialement reconnues par la cité, chacun de route que suivait d'Athènes à Eleusis l'im-
ces trois grands phénomènes religieux ? mense procession groupant, derrière les objets
sacrés, le clergé éleusinien, les magistrats
d'Athènes, les mystes, les délégations étran-
Les mystères d'Éleusis gères et la foule des spectateurs, se déroulait
au grand jour, aux yeux de tous. L'archonte-
Ni pour les croyances ni pour les pratiques, roi, au nom de l'État, avait la charge de la célé-
les mystères ne contredisent la religion bration publique des Grands Mystères et
civique. Ils la complètent en lui ajoutant une même les familles traditionnelles des Eumol-
nouvelle dimension propre à satisfaire des pides et des Kerukes, spécialement liées aux
besoins auxquels elle ne répondait pas. Les deux déesses, étaient responsables devant la
deux déesses qui patronnent, avec quelques cité qui avait pouvoir de réglementer par
acolytes, le cycle éleusinien, Déméter et Corè- décret le détail des festivités.
Perséphone, sont de grandes figures du pan- C'est seulement quand les mystes, rendus
théon, et le récit du rapt de Corè par Hadès sur place, avaient pénétré dans l'enceinte du
avec toutes ses conséquences jusqu'à la fon- sanctuaire que le secret s'imposait, dont rien
dation des orgia, des rites secrets d'Éleusis, ne devait transpirer au-dehors. L'interdit était
fait partie du fond commun des légendes assez puissant pour avoir été respecté au long
grecques. Dans la série des étapes que devait des siècles. Mais si les mystères ont gardé leur
parcourir le candidat pour atteindre le terme secret, on peut cependant aujourd'hui tenir

92 93
quelques points pour assurés. Il n'y avait à initié, le profane, ne connaissent pas sem-
Eleusis aucun enseignement, rien qui res- blable destin après la mort, au séjour des
semble à une doctrine ésotérique. Le témoi- Ténèbres.» Sans présenter une conception
gnage d'Aristote est décisif à ce sujet: « Ceux nouvelle de l'âme, sans rompre avec l'image
que l'on initie ne doivent pas apprendre quel- traditionnelle de l'Hadès, les mystères
que chose mais éprouver des émotions et être ouvraient cependant la perspective de pour-
mis dans certaines dispositions.» Plutarque suivre sous terre une existence plus heureuse.
évoque de son côté l'état d'âme des initiés pas- Et ce privilège reposait sur le libre choix d'in-
sant de l'angoisse au ravissement. Ce boule- dividus décidant de se soumettre à l'initiation
versement intérieur, d'ordre affectif, était et de suivre un parcours rituel dont chaque
obtenu par des drômena, des choses jouées et étape marquait un nouveau progrès vers un
mimées, des legomena, des formules rituelles état de pureté religieuse. Mais de retour chez
prononcées, des deiknumena, des choses lui, rendu à ses activités familiales, profes-
montrées et exhibées. On peut supposer sionnelles, civiques, rien ne distinguait l'initié
qu'elles avaient rapport avec la passi~n de ni de ce qu'il était auparavant ni de ceux qui
Déméter, la descente de Corè au monde infer- n'avaient pas connu l'initiation. Aucun signe
nal, le destin des morts dans l'Hadès. Ce qui extérieur, nulle marque de reconnaissance, pas
est certain, c'est qu'au terme de l'initiation, la moindre modification du genre de vie.
après l'illumination finale, le fidèle avait le L'initié revient à la cité et s'y réinstalle pour y
sentiment d'avoir été au-dedans de lui trans- faire ce qu'il a toujours fait sans que rien en lui
formé. Lié désormais aux déesses par un rap- soit changé, sinon sa conviction d'avoir
port personnel plus étroit, en intime conni- acquis, à travers cette expérience religieuse,
vence et familiarité avec elles, il était devenu l'avantage de compter, après la mort, au
un élu, assuré d'avoir dans cette vie et dans nombre des élus : dans les Ténèbres il y aura
l'autre un sort différent du commun. «Bien- encore pour lui lumière, joie, danses et chants.
heureux, affirme l'Hymne à Déméter, qui a eu Ces espoirs concernant l'au-delà pourront
pleinement la vision de ces mystères. Le non- certes être repris, nourris, développés dans
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des milieux de sectes qui utiliseront aussi le secret et requièrent un personnel religieux spé-
symbolisme des mystères, leur caractère cialisé, comme lors du mariage annuel de la
secret, leur hiérarchie de grades. Mais pour la reine, femme de l'archonte-roi, avec Dionysos
cité qui les patronne, pour les citoyens, initiés auquel elle s'unit, aux Anthestéries, dans le
ou non, rien dans les mystères ne s'oppose à Boucoléion. Un collège de quatorze femmes,
ce que la religion officielle ne les réclame les Gerarai, l'assistent dans cet office et
comme une part d'elle-même. accomplissent dans le sanctuaire de Dionysos
au Marais des rites secrets. Mais elles le font
.. au nom de la cité» et .. suivant ses tradi-
Dionysos, l'étrange étranger tions ». C'est le peuple lui-même, nous est-il
précisé, qui a édicté ces prescriptions et les a
Le statut du dionysisme peut paraître, à fait déposer en lieu sûr, gravées sur une stèle.
première vue, analogue à celui des mystères. Le mariage secret de la reine a donc valeur
Le culte comporte lui aussi des teletai et des d'une reconnaissance officielle par la cité de la
orgia, des initiations et des rites secrets, que divinité de Dionysos. Il consacre l'union de la
n'ont pas le droit de connaître ceux qui n'ont communauté civique avec le dieu, son intégra-
pas été intronisés comme bakchoi. Mais à tion à l'ordre religieux collectif. Les Thyades,
Athènes les fêtes hivernales de Dionysos, qui, chaque troisième année, se rendent sur le
Oschophories, Dionysies rurales, Lénées, Parnasse pour y faire en pleine montagne les
Anthestéries et Dionysies urbaines, ne for- Bacchantes avec celles de Delphes, agissent
ment pas, comme à Éleusis, un ensemble suivi aussi au nom de la cité. Elles ne forment pas
et fermé sur lui-même, un cycle clos, mais une un groupe ségrégé d'initiés, une confrérie
série discontinue répartie dans le calendrier à marginale d'élus, une secte de déviants. Elles
côté des fêtes des autres dieux et relevant des sont un collège féminin officiel auquel la cité
mêmes normes de célébration. Toutes sont des confie la charge de représenter Athènes auprès
cérémonies officielles de caractère pleinement des Delphiens dans le cadre du culte rendu à
civique. Certaines comportent un élément de Dionysos au sanctuaire d'Apollon.

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On ne voit pas qu'il ait existé au v" siècle en C'est que, jusque dans le monde des dieux
Attique, ni même, semble-t-il, en Grèce olympiens auquel il a été admis, Dionysos
continentale, des associations dionysiaques incarne, selon la belle formule de Louis Ger-
privées, recrutant des adeptes pour célébrer, net, la figure de l'Autre. Son rôle n'est pas de
dans l'intimité d'un groupe fermé, un culte confirmer et conforter en le sacralisant l'ordre
spécifique ou une forme de convivialité placée humain et social. Dionysos met cet ordre en
sous le patronage du dieu, comme ce sera le question ; il le fait éclater en révélant, par sa
cas quelques siècles plus tard avec les Iobak- présence, un autre aspect du sacré, non plus
choi. Quand, vers le v" siècle, la cité de régulier, stable et défini, mais étrange, insai-
Magnésie du Méandre veut organiser un culte sissable et déroutant. Seul dieu grec doté d'un
de Dionysos, elle fonde, après avoir consulté pouvoir de maya, de magie, il est au-delà de
Delphes, trois thiases : ce sont trois collèges toutes les formes, il échappe à toutes les défi-
féminins officiels placés sous la direction de nitions, il revêt tous les aspects sans se laisser
prêtresses qualifiées venues spécialement de enfermer dans aucun. A la façon d'un illusion-
Thèbes à cet effet. niste, il joue avec les apparences, brouille les
Qu'est-ce donc alors qui fait, par rapport frontières entre le fantastique et le réel. Ubi-
aux autres dieux, l'originalité de Dionysos et quitaire, il n'est jamais là où il est, toujours
de son culte? Le dionysisme, contrairement présent à la fois ici, ailleurs et nulle part. Dès
aux mystères, ne se situe pas à côté de la reli- qu'il apparaît, les catégories tranchées, les
gion civique, pour la prolonger. Il exprime la oppositions nettes, qui donnent au monde
reconnaissance officielle par la cité d'une reli- cohérence et rationalité, s'estompent, fusion-
gion qui, à bien des égards, échappe à la cité, nent et passent des unes aux autres : le mas-
la contredit et la dépasse. Il installe au centre culin et le féminin auxquels il s'apparente
de la vie publique des comportements reli- tout ensemble; le ciel et la terre qu'il unit en
gieux, qui, sous forme allusive, symbolique insérant, quand il surgit, le surnaturel en
ou de façon ouverte, présentent des aspects pleine nature, au beau milieu des hommes ; le
d'excentricité. jeune et le vieux, le sauvage et le civilisé, le

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lointain et le proche, l'au-delà et l'ici-bas en ment aux hommes, mangeurs de pain et de la
lui et par lui se rejoignent. Davantage: il abo- viande cuite d'animaux domestiques rituelle-
lit la distance qui sépare les dieux des hommes, ment sacrifiés aux dieux, s'entre-dévorent et
les hommes des bêtes. Quand les Ménades de lapent le sang les uns des autres, sans règle ni
son thiase se livrent, l'esprit fou, à la frénésie loi, sans rien connaître, hors la faim qui les
de la transe, le dieu prend possession d'elles, mène.
s'installe en elles pour les soumettre et les Le ménadisme, qui est affaire de femmes,
mener à sa guise. Dans le délire et l'enthou- comporte dans son paroxysme deux aspects
siasme, la créature humaine joue le dieu et opposés. Pour les fidèles, en communion heu-
aussi bien le dieu, au-dedans du fidèle, joue reuse avec le dieu, il apporte la joie surna-
l'homme. De l'un à l'autre les frontières brus- turelle d'une évasion momentanée vers un
quement se brouillent ou s'abolissent dans une monde d'âge d'or où toutes les créatures
proximité où l'homme se trouve comme vivantes se retrouvent fraternellement mêlées.
dépaysé de son existence quotidienne, de sa Mais pour celles des femmes et des cités qui
vie ordinaire, dépris de lui-même, transporté rejettent le dieu et qu'il lui faut châtier afin de
en un lointain ailleurs. Cette contiguïté que la les contraindre, la mania débouche dans l'hor-
transe établit avec le divin se double d'une reur et la folie des plus atroces souillures : un
familiarité nouvelle avec la sauvagerie animale. retour au chaos dans un monde sans règle où
Loin de leur foyer domestique, des villes, des des femmes enragées dévorent les chairs de
terres cultivées, les Ménades sont censées, sur leurs propres enfants dont elles déchirent le
les monts et dans les bois, jouer avec les ser- corps de leurs mains comme s'il s'agissait
pents, allaiter les petits des animaux comme si d'animaux sauvages. Dieu double, unissant
c'étaient les leurs, et aussi bien les poursuivre, deux faces en sa personne, ainsi qu'il le pro-
les attaquer, les déchiqueter vivants (diaspa- clame dans Les Bacchantes d'Euripide, Diony-
ragmos), les dévorer tout crus (omophagia), sos est à la fois «le plus terrible et le plus
s'assimilant ainsi, dans leur conduite ali- doux ».
mentaire, à ces bêtes sauvages qui contraire- Pour que se révèle bénéfique, en sa dou-

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ceur, cette Puissance d'étrangeté dont l'ir- du travesti, félicité du quotidien, Dionysos
répressible exubérance, le dynamisme enva- peut apporter tout cela si hommes et cités
hissant semblent menacer l'équilibre de la acceptent de le reconnaître. Mais en aucun cas
religion civique, il faut que la cité accueille il ne s'en vient pour annoncer un sort meilleur
Dionysos, le reconnaisse comme sien, lui dans l'au-delà. Il ne prône pas la fuite hors du
assure à côté des autres dieux une place dans le monde, ne prêche pas le renoncement ni ne
culte public. Célébrer solennellement, pour la prétend ménager aux âmes par un genre de vie
communauté entière, les fêtes de Dionysos ; ascétique l'accès à l'immortalité. Il joue à faire
organiser, pour les femmes, dans le cadre de surgir, dès cette vie et ici-bas, autour de nous
thiases officialisés et promus institution et en nous, les multiples figures de l'Autre. Il
publique, une forme de transe contrôlée, nous ouvre, sur cette terre et dans le cadre
maîtrisée, ritualisée; développer pour les même de la cité, la voie d'une évasion vers
hommes, dans la joie du cômos, par le vin et une déconcertante étrangeté. Dionysos nous
l'ivresse, le jeu et la fête, la mascarade et le apprend ou nous contraint à devenir autre que
déguisement, l'expérience d'un dépaysement ce que nous sommes d'ordinaire.
du cours normal des choses ; fonder enfin le Sans doute est-ce ce besoin d'évasion, cette
théâtre où, sur la scène, l'illusion prend corps nostalgie d'une union complète avec le divin
et s'anime, le fictif se donnant à voir comme qui, plus encore que la descente de Dionysos
s'il était réalité: dans tous les cas il s'agit, en au monde infernal pour y chercher sa mère
intégrant Dionysos à la cité et à sa religion, Sémélé, explique que le dieu ait pu se trouver
d'installer l'Autre,' avec tous les honneurs, au associé parfois assez étroitement aux mystè-
centre du dispositif social. res des deux déesses éleusiniennes. Quand
Plénitude de l'extase, de l'enthousiasme, de l'épouse de l'archonte-roi part célébrer son
la possession certes, mais aussi bonheur du mariage avec Dionysos, elle est assistée du
vin, de la fête, du théâtre, plaisirs d'amour, héraut sacré d'Éleusis et, aux Lénées, la plus
exaltation de la vie dans ce qu'elle comporte de antique peut-être des fêtes attiques de Dio-
jaillissant et d'imprévu, gaieté des masques et nysos, c'est le porte-flambeau d'Eleusis qui

102 103
commande l'invocation, reprise par le public: vertes récentes sont venues confirmer l'opi-
« Iacchos, fils de Sémélé. ,. Le dieu est présent nion des historiens convaincus qu'il fallait lui
à Éleusis dès le ve siècle. Présence discrète et faire une place dans la religion de l'époque
rôle mineur sur les lieux mêmes, où il n'a ni classique. Commençons par le premier aspect
temple ni prêtre. Il intervient sous la figure de de l'orphisme: une tradition de textes écrits,
Iacchos, auquel il est assimilé, et dont la fonc- de livres sacrés. Le papyrus de Dervéni,
tion est de présider à la procession d'Athènes à trouvé en 1962 dans une tombe près de Salo-
Éleusis, lors des Grands Mystères. Iacchos est nique, prouve que circulaient, au ve et sans
la personnification du joyeux cri rituel, poussé doute dès le VIe siècle, des théogonies qu'ont
par le cortège des mystes, dans une ambiance pu connaître les philosophes présocratiques et
d'espoir et de fête. Et l'on a pu, dans les repré- dont Empédocle semble s'être en partie ins-
sentations d'un au-delà dont les fidèles du dieu piré. Un premier trait de l'orphisme apparaît
de la mania ne semblent guère, à cette époque, ainsi dès l'origine: une forme « doctrinaire ,.
se soucier (exception faite peut-être de l'Italie qui l'oppose aussi bien aux mystères et au dio-
du Sud), imaginer Iacchos conduisant sous nysisme qu'au culte officiel pour le rapprocher
terre le chœur bienheureux des initiés comme de la philosophie. Ces théogonies nous sont
Dionysos mène ici-bas le thiase de ses bac- connues sous des versions multiples mais dont
chantes. l'orientation fondamentale est la même: elles
prennent le contre-pied de la tradition hésio-
dique. Chez Hésiode, l'univers divin s'orga-
L'orphisme. En quête de l'unité perdue nise suivant un progrès linéaire qui conduit du
désordre à l'ordre, depuis un état originel
Les problèmes de l'orphisme sont d'un de confusion indistincte jusqu'à un monde
autre ordre. Ce courant religieux, dans la différencié et hiérarchisé sous l'autorité
diversité de ses formes, appartient pour l'es- immuable de Zeus. Chez les orphiques, c'est
sentiel à l'hellénisme tardif au cours duquel il l'inverse: à l'origine, le Principe, Œuf primor-
prendra plus d'ampleur. Mais plusieurs décou- dial ou Nuit, exprime l'unité parfaite, la pléni-

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tude d'une totalité close. Mais l'Être se ouvre, pour les mortels, la perspective du
dégrade au fur et à mesure que l'unité se divise salut. Issue des cendres des Titans foudroyés,
et se disloque pour faire apparaître des formes la race des hommes porte en héritage la culpa-
distinctes, des individus séparés. A ce cycle de bilité d'avoir démembré le corps du dieu. Mais
dispersion doit succéder un cycle de réintégra- en se purifiant de la faute ancestrale par les
tion des parties dans l'unité du Tout. Ce sera, à rites et le genre de vie orphiques, en s'abste-
la sixième génération, l'avènement du Diony- nant de toute viande pour éviter l'impureté de
sos orphique dont le règne représente le retour ce sacrifice sanglant que la cité sanctifie mais
à l'Un, la reconquête de la Plénitude perdue. qui rappelle, pour les orphiques, le mons-
Mais Dionysos ne joue pas seulement sa partie trueux festin des Titans, chaque homme,
dans une théogonie qui substitue à l'émer- ayant gardé en soi une parcelle de Dionysos,
gence progressive d'un ordre différencié une peut faire lui aussi retour à l'unité perdue,
chute dans la division suivie et comme rache- rejoindre le dieu et retrouver dans l'au-delà
tée par une réintégration dans le Tout. Dans le une vie d'âge d'or. Les théogonies orphiques
récit de son démembrement par les Titans qui débouchent donc dans une anthropogonie et
le dévorent, de sa reconstitution à partir du une sotériologie qui leur donnent leur véri-
cœur préservé intact, des Titans foudroyés par table sens. Dans la littérature sacrée des
Zeus, de la naissance, à partir de leurs cendres, orphiques, l'aspect doctrinal n'est pas sépa-
de la race humaine - récit qui nous est attesté rable d'une quête du salut; l'adoption d'un
à l'âge hellénistique mais auquel semblent bien genre de vie pure, la mise à l'écart de toute
faire déjà allusion Pindare, Hérodote et Platon souillure, le choix d'un régime végétarien tra-
- , Dionysos lui-même assume en sa personne duisent l'ambition d'échapper au sort
de dieu le double cycle de dispersion et de commun, à la finitude et à la mort, de s'unir
réunification, au cours d'une «passion» qui tout entier au divin. Le rejet du sacrifice san-
engage directement la vie des hommes puis- glant ne constitue pas seulement un écart, une
qu'elle fonde mythiquement le malheur de la déviance par rapport à la pratique courante.
condition humaine en même temps qu'elle Le végétarisme contredit cela même que le

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sacrifice impliquait: l'existence entre hommes nysos, se situe en marge de la Grèce, sur les
et dieux, jusque dans le rituel qui les fait rives de la mer Noire, dans l'Olbia du
communiquer, d'un infranchissable fossé. La ~ siècle. On y a découvert, sur des plaques en
quête individuelle du salut se situe hors de la os, des graffiti où l'on peut lire inscrits côte à
religion civique. Comme courant spirituel, côte les mots Dionysos Orphikoi, et la suite:
l'orphisme apparaît extérieur et étranger à la bios thanatos bios (<< vie mort vie »). Mais,
cité, à ses règles, à ses valeurs. comme on l'a fait observer, ce puzzle reste
Son influence ne s'en est pas moins exercée plus énigmatique qu'éclairant et, dans l'état
dans plusieurs voies. A partir du ~ siècle, cer- actuel de la documentation, il témoigne plu-
tains écrits orphiques semblent avoir concerné tôt, par son caractère singulier, du particula-
Éleusis et, quelles qu'aient été les différences, risme de la vie religieuse dans la colonie d'Ol-
ou plutôt les oppositions, entre le Dionysos bia avec son environnement scythe.
du culte officiel et celui des écrits orphiques,
des assimilations ont pu assez tôt se produire.
Euripide, dans son Hippolyte, évoque par la Fuir hors du monde
bouche de Thésée le jeune homme « faisant le
Bacchant sous la direction d'Orphée », et En fait, l'impact de l'orphisme sur la menta-
Hérodote, rappelant l'interdiction de se faire lité religieuse des Grecs à l'époque classique a
ensevelir dans des vêtements de laine, attribue concerné pour l'essentiel deux domaines. Au
cette prescription «aux cultes qu'on nomme niveau de la piété populaire, il a nourri les
orphiques et bacchiques », Mais ces rap- inquiétudes et les pratiques des «super-
prochements ne sont pas décisifs, le terme stitieux ,. obsédés par la crainte des souillures
« bacchique » n'étant pas exclusivement et des maladies. Théophraste, dans son por-
réservé aux rituels dionysiaques. La seule trait du « Superstitieux », le montre allant
attestation d'une interférence direcce entre chaque mois, pour faire renouveler son initia-
Dionysos et les orphiques, en même temps tion, trouver avec sa femme et ses enfants les
que d'une dimension eschatologique de Dio- orphéotélestes, que Platon décrit, de son côté,

108 109
comme des prêtres mendiants, des devins se présente lui-même non plus comme un
ambulants tirant argent de leur prétendue mortel, mais déjà comme un dieu. Un trait
compétence en matière de purifications et marquant de ces figures singulières qui, à
d'initiations (katharmoi, te/etai) pour les côté d'Êpiménide et Empédocle, comptent
vivants et pour les morts. Ces personnages de des missionnaires inspirés, plus ou moins
prêtres marginaux qui, cheminant de cité en mythiques comme Abaris, Aristéas et Hermo-
cité, appuient leur science des rites secrets et time, c'est qu'ils se placent, avec leur disci-
des incantations sur l'autorité des livres de pline de vie, leurs exercices spirituels de
Musée et d'Orphée sont volontiers assimilés à contrôle et de concentration du souffle respi-
une troupe de magiciens et charlatans exploi- ratoire, leurs techniques d'ascèse et de remé-
tant la crédulité publique. moration de leurs vies antérieures, sous le
Mais à un autre niveau, plus intellectuel, patronage, non de Dionysos, mais d'Apollon,
les écrits orphiques se sont insérés, à côté un Apollon Hyperboréen, maître de l'inspira-
d'autres, dans le courant qui, en modifiant les tion extatique et des purifications.
cadres de l'expérience religieuse, a infléchi Dans la transe collective du thiase diony-
l'orientation de la vie spirituelle des Grecs. La siaque, c'est le dieu qui s'en vient ici-bas pour
tradition orphique s'inscrit à cet égard, prendre possession du groupe de ses fidèles,
comme le pythagorisme, dans la ligne de ces les chevaucher, les faire danser et sauter à sa
personnages hors série, exceptionnels par leur guise. Les possédés ne quittent pas ce monde-
prestige et leurs pouvoirs, ces «hommes ci ; dans ce monde ils sont rendus autres par la
divins ,. dont la compétence a été utilisée, dès puissance qui les habite. Au contraire, chez les
le VIle siècle, pour purifier les cités et qu'on a « hommes divins ,., si divers qu'ils soient, c'est
parfois définis comme les représentants d'un l'individu humain qui prend l'initiative, mène
«chamanisme grec ». En plein ve siècle, le jeu et passe de l'autre côté. Grâce aux pou-
Empédocle témoigne de la vitalité de ce voirs exceptionnels qu'il a su acquérir, il peut
modèle du mage, capable de commander aux quitter son corps abandonné comme en état de
vents, de ramener un défunt de l'Hadès et qui sommeil cataleptique, voyager librement dans

110 111
l'autre monde et revenir sur cette terre ayant thèmes de l'ascèse, de la purification de l'âme,
gardé le souvenir de tout ce qu'il a vu dans de son immortalité, a pris le relais.
l'au-delà. Pour l'oracle de Delphes, « Connais-toi toi-
Ce type d'hommes, le mode de vie qu'ils mêrne » signifiait: sache que tu n'es pas dieu
choisissaient, leurs techniques d'extase, impli- et ne commets pas la faute de prétendre le
quaient la présence en eux d'un élément surna- devenir. Pour le Socrate de Platon, qui
turel, étranger à la vie terrestre, d'un être venu reprend la formule à son compte, elle veut
d'ailleurs et en exil, d'une âme, psychè, qui ne dire: connais le dieu qui, en toi, est toi-même.
serait plus, comme chez Homère, une ombre Efforce-toi de te rendre, autant qu'il est pos-
sans force, un reflet inconsistant, mais un daî- sible, semblable au dieu.
mon, une puissance apparentée au divin et
impatiente de le retrouver. Posséder le
contrôle et la maîtrise de cette psychè, l'isoler
du corps, la concentrer en elle-même, la puri-
fier, la libérer, rejoindre par elle le lieu céleste
dont on garde la nostalgie, tels auraient pu
être, dans cette ligne, l'objet et la fin de l'expé-
rience religieuse. Cependant, aussi longtemps
que la cité est demeurée vivante, aucune secte,
aucune pratique cultuelle, aucun groupement
organisé n'a exprimé en pleine rigueur et avec
toutes ses conséquences cette exigence de sor-
tie du corps, de fuite hors du monde, d'union
intime et personnelle avec la divinité. La reli-
gion grecque n'a pas connu le personnage du
« renonçant ». C'est la philosophie qui, en
transposant dans son propre registre les

112
Bibliographie

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Les ruses de Prométhée 79
Entre bêtes et dieux 85

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