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La Pensée (Paris)

Source gallica.bnf.fr / La Pensée


Centre d'études et de recherches marxistes (France). La Pensée (Paris). 1939.

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SCIENCE,
MACHINES ET PROGRÈS
CHEZ JULES VERNE
par Jean CHESNEAUX

qui séduisit d'emblée le grand éditeur démocrate Hetzel, quand, à


l'automne 1862, un jeune auteur presque inconnu, un peu coulissier
et un peu boulevardier, lui apporta le manuscrit de Cinq semaines en
CE
ballon, c'est un projet dont l'intéressé lui-même ne pressentait sans
doute pas les vastes développements : faire entrer la science dans la littérature.
Hetzel tint à souligner lui-même, dans la Préface qu'il écrivit pour les
Voyages et aventures du Capitaine Hatteras (1866), tout l'intérêt et toute la
nouveauté de ce projet :
ec...Les romans de M. Jules Verne sont d'ailleurs arrivés à leur
point. Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui
se sont ouvertes sur mille points de la France, quand on voit qu'à
côté des critiques d'art et de théâtre il a fallu faire place dans nos
journaux aux comptes rendus de l'Académie des Sciences, il faut bien
se dire que l'art pour l'art ne suffit plus à notre époque, et que
l'heure est venue où la science a sa place faite dans la littérature.
Le mérite de M. Jules Verne, c'est d'avoir le premier, et en
maître, mis le pied sur cette terre nouvelle...
Les oeuvres nouvelles de M. Verne viendront s'ajouter successi-
vement à cette édition, que nous aurons soin de tenir toujours au
courant. Les ouvrages parus et ceux à paraître embrasseront ainsi
dans leur ensemble le plan que s'est proposé l'auteur, quand il a
donné pour sous-titre à son oeuvre celui de Voyages dans les mondes
JULES VERNE 63

connus et inconnus. Son but est en effet de résumer toutes les connais-
sances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées
par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante qui lui
est propre, l'histoire de l'univers.
Sans doute, l'initiative de Jules Verne est-elle moins totalement inédite que
ne l'affirme son éditeur pour d'évidentes raisons publicitaires. Elle a des pré-
curseurs et des précédents, en particulier du côté des premiers écrivains français
d'anticipation scientifique : La Follie, Nogaret, Lemercier \ Plus généralement,
l'intérêt que portaient à la science de grands écrivains comme Voltaire, comme
Balzac, est bien connu. La Comédie humaine, à sa façon, se veut enquête scien-
tifique sur l'homme et la société ; les silhouettes de savants et les thèmes scien-
tifiques n'y sont pas rares. Mais la science n'est nulle part présente, ou plutôt
dans une grande oeuvre de la littérature 2
omniprésente, française comme elle
l'est dans les Voyages Extraordinaires.
Cette omniprésence se manifeste déjà dans la facture littéraire des romans
de Jules Verne. Il serait en effet très erronné de penser qu'elle n'apparaît que
dans les romans d'anticipation scientifique proprement dits, qui ne sont pas les
plus nombreux (une vingtaine sur soixante-quatre), même s'ils sont essentiels à
l'intelligence du ceprojet » vernien. C'est dans l'ensemble de l'oeuvre de Jules
Verne que la science est présente, pour fournir un des ressorts essentiels de la
construction romanesque et de l'action romanesque ; elle apparaît sous des aspects
multiples : théories scientifiques, performances scientifiques, énigmes scientifi-
ques, dénouements scientifiques.
L'action se noue autour d'une théorie scientifique, dont il s'agit de vérifier
le bien-fondé ou le caractère erronné : ce caractère ecexpérimental » est essentiel
dans le Capitaine Hatteras (vérifier l'existence d'une mer libre dans les régions
polaires arctiques), dans le Voyage au Centre de la Terre (examiner la validité
de la théorie du feu central), dans Robur le conquérant (trancher entre partisans
et adversaires du plus lourd que l'air), dans l'Etoile du Sud (démontrer la
possibilité de la synthèse du diamant en laboratoire, grâce à un fondant gazeux
du carbone). C'est de même autour d'une querelle de géographes sur le cours
supérieur de l'Orénoque en territoire vénézuélien, que s'ouvre le Superbe Oré-
noque, et c'est à partir de ses théories sur le langage des singes que le Dr
Johaussen découvre le Village aérien.
Maints Voyages reposent sur des performances scientifiques et techniques.
Non seulement sur des performances imaginaires, comme celles de Nemo, de
Robur, du Professeur Liddenbroek, du Dr Ferguson, de Barbicane. Mais sur des

1. Cf. l'article de P. VERSINS,Le sentiment de l'artifice, publié dans le numéro spé-


cial (n° 29) -de la revue L'Arc ; cet article contient (pp. 59-65) un intéressant tableau
synoptique des romans d'anticipation de Jules Verne dont certains thèmes se retrouvent
déjà dans des oeuvres publiées antérieurement, en France ou à l'étranger.
2. Il semble bien que l'époque où Jules Verne était classé comme « auteur pour
enfant », soit définitivement révolue, au moins en France. Cf. les récents travaux de
M. Butor (Répertoire I), de R. Barthes (Mjjthologies), de M. More (Le très curieux Jules
Verne), le numéro spécial de L'Arc déjà cité, etc. Ce mouvement de réévaluation litté-
raire de Jules Verne s'est amplifié avec l'étude de P. Macherey, Pour une théorie de la
création littéraire (Maspero, 1966, collection « Théorie »), qui fait très large place aux
Voyages extraordinaires
64 JEAN CHESNEAUX

exploits qui impliquent la pleine maîtrise des techniques scientifiques connues à


cette époque. C'est par exemple le cas du difficile travail de triangulation mené
à bien en Afrique australe par un groupe d'astronomes russes et anglais ; le
chapitre XIX du roman s'intitule justement cetrianguler ou mourir ». C'est le
cas de l'ingéniosité du Dr Clawbonny, qui arrive à allumer du feu en taillant
délicatement une lentille de glace ensuite exposée au soleil polaire.
Jules Verne tire un habile parti des perturbations et des énigmes scienti-
fiques. Telle la course de la comète Gallia, qui au passage arrache quelques
miettes de la croûte terrestre {Hector Servadac) ; le régime des jours et des
nuits y est complètement modifié, et les victimes de l'aventure s'en intriguent
sans comprendre. Tel le changement d'itinéraire du brick le ecPilgrim » (Un
capitaine de quinze ans) dont la boussole a été faussée par un morceau de fer
dissimulé par un malfaiteur, et qui aboutit en Afrique après avoir doublé le Cap
Horn ; ses passagers se trouvent en face d'innombrables énigmes botaniques et
zoologiques. Il en est de même pour les colons de Fort-Espérance, qui ont
construit leur établissement sub-polaire sur une lentille de glace soudée au conti-
nent et qui s'en détache ; ils sont longtemps sans pouvoir expliquer toutes les
perturbations physiques qu'ils constatent sur cette ceterre » nouvelle.
C'est aussi la science qui fournit la péripétie et le dénouement, qui sauve
les situations désespérées. C'est l'erreur scientifique de Paganel en matière de
terminologie des îles du Pacifique, qui rend finalement son sens au long voyage
apparemment inutile de Lord Glenarvan à la recherche du Capitaine Grant. Ce
sont les connaissances de physique de l'astronome Black, qui permettent aux
rescapés de la lentille de glace de ralentir la fusion de celle-ci, alors qu'ils sont
en vue de la côte du Kamtchatka, en pompant de l'air comprimé sur la glace.
Ce sont les propriétés de la rétine humaine, qui permettent que soit enregistrée
et découverte la véritable identité des meurtriers du capitaine Gibson (Les Frères
Kipp), quand on examine un agrandissement géant de la photographie prise
sitôt après le meurtre. Ce sont les propriétés de l'eau douce, sa non-mixtion avec
l'eau salée, qui sauve in extremis les naufragés du Chancellor, alors qu'ils se
croient encore mourir de soif en plein Atlantique, et que leur radeau a déjà
atteint les eaux de l'Amazone. Dans ces exemples, dont il serait facile d'allonger
la liste 3, il s'agit d'un cemerveilleux » qui ne doit rien à la féerie ou au sur-
naturel, d'un ecmerveilleux scientifique », si l'on peut risquer cette expression.
Le terme bien banal, cemiracle de la science », est ici pris dans son sens le plus
littéral, le plus rationaliste.
La science est même, encore que les affaires sentimentales tiennent peu de
place chez Jules Verne, un facteur de succès ou d'échec dans le domaine du
coeur. C'est par sa science que l'ingénieur Cyprien Méré gagne l'amour de la
jeune Alice (l'Etoile du Sud) ; il fait sa cour en lui enseignant la chimie. A
l'inverse, c'est la pédanterie sotte et le scientisme primaire du ridicule Aristo-
bulus Ursiclos qui fait échouer son projet de mariage avec Helena Campbell (Le
Rayon Vert).

3. Par exemple la condensation des larmes de Michel Strogoff, qui lui évite de
perdre la vue ; l'éruption volcanique qui amène la disparition de l'îlot méditerranéen
et des trésors qu'il contient (Maître Antifer) ; les effets de la rotation de la terre sur
le calendrier, qui permettent à Phileas Fogg de gagner son pari, etc.
JULES VERNE 65

C'est enfin la science


qui fournit à Jules Verne ses meilleurs
personnages.
On a souvent remarqué (et en dernier lieu P. Macherey) n'est pas en
qu'il
général un fin psychologue, que sa préférence va aux vastes entreprises, aux
larges horizons, aux aventures imprévues, mais que les figures qui y participent
ne sont guère que des silhouettes conventionnelles et assez banales, sans véritable
épaisseur humaine. Ce n'est pas un hasard si les seuls
personnages de Jules
Verne qui sont réellement bien campés au point de vue littéraire,
qui sont réelle-
ment vivants, qui émeuvent ou séduisent, sont des savants et des ingénieurs. Le
Professeur Liddenbroek, ceterrible original » dont l'irascibilité cache longtemps
le coeur, et dont son neveu découvre les qualités humaines à des milliers de
mètres sous terre. Le Dr Clawbonny, cevif et bavard, le coeur sur la main » et
dont la bonne humeur et la résistance morale sont pour beaucoup dans le succès
de l'expédition d'Hatteras :

ceCe digne homme était l'âme de ce petit monde, une âme de


laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses
compagnons avaient en lui une confiance absolue ; il imposait même
au capitaine Hatteras, qui l'aimait d'ailleurs ; il faisait si bien de ses
paroles, de ses manières de ses habitudes, que cette existence de six
hommes abandonnés à six degrés du pôle semblait toute naturelle » 4.

Aussi vigoureuses sont les silhouettes du Dr Ferguson, qui se lance hardi-


ment dans le ciel africain ; du géographe Paganel, dont là distraction l'entraîne
dans l'expédition à la recherche du Capitaine Grant ; de l'ingénieur Cyrus Smith,
dont la sagesse, le savoir-faire, la ténacité, sauvent de la mort les cinq cenau-
fragés de l'air » ; du Capitaine Nemo surtout, terrible et indompté, violent et
courtois. Tous ces hommes ont ecdu caractère » ; ils sont des créations littéraires
des plus réussies ; ils incarnent magnifiquement la science dans l'univers des
Voyages Extraordinaires et lui assurent d'emblée
une place éminente. Bornons-
nous provisoirement à constater ce fait, pour revenir plus loin sur la signification
profonde (la double signification plutôt) de ces savants et de ces ingénieurs.
Mais la science, dans les romans de Jules Verne, est beaucoup plus qu'un
ressort littéraire, quelque judicieux emploi que l'auteur en ait fait à ce titre.
Elle est présente en tant que telje, sous la forme apparemment austère de l'exposé
scientifique et de la vulgarisation scientifique. Jules Verne n'a pas craint, selon
la formule d'Hetzel citée ci-dessus, de cerésumer toutes les connaissances amassées
par la science moderne », et d'en faire profiter son lecteur.
La géographie est peut-être, de toutes les sciences, celle qu'affectionnait le
plus Jules Verne. Il y a consacré plusieurs ouvrages spéciaux qui ne font pas
partie des Voyages extraordinaires : une Géographie illustrée de la France en
deux volumes, une Histoire des grands voyages et des grands voyageurs en trois
volumes. Et surtout, dans presque tous ses romans, il n'hésite pas à inclure de
longs exposés didactiques à caractère purement géographique, tirés de la riche
documentation qu'il s'était constituée et tenait attentivement à jour (par exemple,

4. Aventures du Capitaine Hatteras, p. 310 (toutes nos citations sont données d'aprè*
l'édition grand in-8 Hetzel).
66 JEAN CHESNEAUX

à l'aide de la revue Le tour


du monde). Certes, il ne s'agit que d'une géographie
descriptive, à la Malte-Brun ou à la Reclus, bien éloignée encore de la méthode
d'explication inter-disciplinaire qu'illustrera l'Ecole géographique française à
partir de P. Vidal-Lablache. Mais elle occupe une place de choix dans l'oeuvre
de Jules Verne, et a beaucoup contribué à familiariser les jeunes lecteurs de
Jules Verne, avec l'Inde du Nord (La Maison
à Vapeur) et la Chine orientale
(Tribulations d'un Chinois en Chine),
avec l'Océanie (L'Ile à Hélice, Mistress
Branican) et l'Afrique centrale (Cinq semaines en ballon, Capitaine de quinze
ans), avec les régions polaires (le Capitaine Hatteras), avec la Russie d'Europe
et d'Asie (Michel Strogoff et Keraban le Têtu) et l'Amérique du Sud (La <Jan-
daga, le Superbe Orénoque), etc.
Ce penchant très vif de Jules Verne pour la géographie pose d'ailleurs un
problème idéologique. N'est-il pas en rapport, comme c'était sans doute le cas
pour ses grands amis Elisée et Onésime Reclus, avec des sympathies libertaires
et anarchisantes ? Jules Verne cite fréquemment les Reclus, et a beaucoup utilisé
leurs ouvrages. On peut se demander si, dans leur esprit, plus ou moins consciem-
ment d'ailleurs, la géographie n'apparaissait pas comme la science de la planète
tout entière, dans son état cenaturel », au-delà des implantations étatiques et
des morcellements territoriaux... 6.
A la géographie se rattache la cartographie, dont Paganel décrit avec lyrisme
les joies qu'elle réserve :

ecEst-il une satisfaction


plus vraie, un plaisir plus réel que celui
du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord ? Il
voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, pro-
montoire par promontoire, et pour ainsi dire émerger du sein des
flots ! D'abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrom-
pues ! Ici un camp solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe
perdu dans l'espace. Puis les découvertes se complètent, les lignes se
rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait ; les baies échan-
crent des côtes déterminées, les caps s'appuient sur des rivages certains
enfin le nouveau continent, avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves,
ses montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages, ses villes et ses
capitaines, se déploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifi-
que !" ».

C'est-à-dire que la cartographie est l'acte par excellence de prise de posses-


sion du monde naturel par l'homme ; il est normal, on le verra plus loin, qu'elle
tienne une place importante dans le ceprojet » vernien. Le choix d'une nomen-
clature géographique, et l'établissement même sommaire d'une carte, sont toujours
un épisode important, presque solennel, de la vie des petites communautés que
Jules Verne envoie vivre dans des terres inconnues à la suite d'une catastrophe
ou d'une aventure : les naufragés de l'air dans l'Ile Mystérieuse, les colons de

5. Cf. notre étude Critique sociale et thèmes anarchistes chez Jules Verne, parue
dans Le mouvement social, n° 56, juillet 1966.
6. Enfants du Capitaine Grant, pp. 60-61.
JULES VERNE 67

Seconde Patrie, les compagnons d'Hatteras ; dans plusieurs cas, Jules Verne a
lui-même pris la peine et visiblement pris plaisir, à dessiner la carte de ces terres
imaginaires, carte reproduite avec soin par son éditeur Hetzel.

La triangulation est une forme plus savante, plus élaborée, de cette


prise de
possession de la surface du globe par l'homme. Elle tient une place éminente
dans les Aventures de trois Russes et de trois Anglais, roman souvent considéré
à juste titre, comme un des moins ecromanesques » de toute la série des Voyages
extraordinaires. L'exposé des buts et des méthodes de triangulation en vue de la
mesure du méridien terrestre y est conduit par Jules Verne avec rigueur, sans
craindre de rebuter le lecteur, dans le seul but de l'instruire.

L'astronomie est sans doute, après la géographie, celle des sciences qui
passionnait le plus notre auteur. Il a inséré dans ses romans maints chapitres de
vulgarisation astronomique. Autour de la Lune, roman moins romanesque encore
que celui qui vient d'être cité, roman dépourvu ce d'action », et pour cause
puisque les héros sont enfermés dans leur bolide, n'est au fond qu'un long cours
populaire d'astronomie lunaire. Les lecteurs d'Hector Servadac n'ont plus rien
à apprendre sur les comètes, ni ceux du Pays des Fourrures sur les éclipses.
L'esprit méditatif et spéculatif de Jules Verne était indiscutablement fasciné par
le cesilence éternel des espaces infinis », comme l'a finement noté un critique
britannique \

Jules Verne fait


également très large place aux cesciences naturelles » :
zoologie, botanique, minéralogie. Les énumérations et les descriptions des espèces
animales et végétales sont accumulées avec une délectation visible dans Vingt
mille lieux sous les mers à propos de la faune et de la flore sous-marines, dans
Capitaine de quinze ans à propos de l'Afrique, et dans maints autres romans. Les
digressions et les descriptions géologiques jalonnent copieusement le Voyage au
Centre de la Terre, et le chapitre III des Indes Noires (ce le sous-sol du Royaume
Uni ») est un morceau d'anthologie résumant en un style étincelant les théories
communément admises à l'époque de Jules Verne sur l'origine de la houille.

Ces longues énumérations zoologiques ou botaniques, ces longues descrip-


tions de phénomènes volcaniques, géologiques ou météorologiques, sont d'ailleurs,
paradoxalement, l'occasion pour Jules Verne de laisser libre cours à sa fantaisie
poétique, à se griser de termes techniques aux assonnances étranges. Il suffit ici
de renvoyer aux passages de Vingt mille lieux sous les mers et du Capitaine
Hatteras, qui ont frappé à juste titre la sensibilité littéraire de Michel Butor et
de Pierre Macherey ; de fait, ces évocations d'étranges animaux sous-marins à
travers les hublots du Nautilus, ou ces fantastiques orages électriques dans le ciel
polaire, sont dignes du Voyage en Grande Kharabagne, d'Henri Michaux ; ils
n'ont strictement rien à voir avec la celittérature enfantine ».

7. « Une fois qu'un homme a assez d'argent pour nourrir et vêtir sa famille, il ne
s'intéresse pas tant aux sciences qui peuvent accroître son confort et les agréments de
la vie en général, qu'à celles qui traitent de ses rapports avec la nature toute entière,
de sa situation dans l'univers », dit Kenneth Allott (Jules Verne, his life and works,
p. 150) pour expliquer la prédilection de Jules Verne pour l'astronomie.
68 JEAN CHESNEAUX

En revanche, les autres sciences


ne sont pas représentées, à beaucoup près,
par des développements aussi longs et aussi systématiques. La chimie apparaît
occasionnellement, avec l'exposé des propriétés du carbone (l'Etoile du Sud),
avec la théorie du grisou (Les Indes Noires) ; le départ pour la lune de Michel
Ardan et de ses compagnons est l'occasion d'initier le lecteur aux principes de
la balistique; la théorie mathématique des probabilités est appliquée aux crypto-
grammes dans La Jangada. Mais, de toute évidence, Jules Verne connaissait
moins bien les sciences physiques, chimiques, biologiques et mathématiques que
les sciences naturelles, l'astronomie et la géographie, ou du moins leur fit moins
large place dans son oeuvre. Ce qui l'intéresse avant tout, ce sont les sciences qui
décrivent la terre et l'univers, qui sont susceptibles d'en inventorier directement
s
les richesses et les possibilités. Ce bref bilan des exposés de vulgarisation scien-
tifique, qui sont dispersés à travers les romans de Jules Verne, conduit déjà à
l'idée que ce qui le préoccupe surtout, ce sont les rapports entre l'homme et
l'univers, et les perspectives d'une exploitation de l'univers par l'homme.
Le caractère pédagogique des exposés qu'on vient d'invoquer, et donc le
caractère pédagogique des Voyages extraordinaires dans leur ensemble, ressort
aussi du soin que prend Jules Verne à retracer l'histoire des connaissances scien-
tifiques de l'humanité, au heu d'en présenter seulement l'état présent. Clawbonny
distrait ses compagnons, et Hatteras soutient leur moral, en leur racontant l'his-
toire des explorations polaires. Ailleurs, on présente l'histoire de la triangulation
ou l'histoire des tentatives aéronautiques (Robur le Conquérant). Jules Verne a
* cumulatif de la science,
un sentiment très aigu, et très moderne du caractère
de son caractère d'acquisition collective, ce Sans les tâtonnements, les expériences
de ses devanciers, l'ingénieur eût-il pu concevoir un appareil aussi parfait ? »,
dit-il du vaisseau aérien de Robur 10.
La même démonstration est faite de façon amusante dans Les Enfants du

capitaine Grant, quand Paganel est mis au


défi de citer cent explorateurs du
— car il — a le
continent australien. Cette longue énumération gagne son pari
ton du martyrologe ; c'est un hommage au caractère collectif, en dernière analyse,
de ces voyages de découverte qui ne sont qu'en apparence des performances indi-
viduelles.
Jules Verne est donc profondément convaincu de la nécessité d'une connais-
sance scientifique et rationnelle de l'univers ; il s'emploie à en convaincre son
lecteur, à le familiariser avec le monde matériel qui l'entoure. Il a le plus grand

respect de la vérité scientifique, comme le montre l'épisode de Cyprien Méré


— ou découvrir — un et
découvrant croyant procédé de synthèse du diamant,
refusant même au péril de sa vie de tenir cette découverte secrète, quelles qu'en
soient les conséquences pour l'industrie du diamant :
8. Il n'a été question ici que des efforts de Jules Verne pour populariser les con-
naissances scientifiques acquises par ses contemporains, et non de ses anticipations
scientifiques. L'électricité le fascinait, mais il s'est abstenu, et pour cause, de faire la
théorie de ses applications, telles qu'il les imaginaient. Il en est de 'même pour le
curieux « rayon-laser » de Zephirin Xirdal dans La Chasse au Météore.
9. Paul Langevin, fondateur de La Pensée, insistait sur la nécessité d'enseigner dès
le secondaire l'histoire des sciences, pour éveiller l'esprit des enfants à ce caractère
progressif et cumulatif de la science, Mesure qui n'a guère retenu l'attention des « réfor-
mateurs » gaullistes.
10. Robur le Conquérant, p. 57.
JULES VERNE 69

ec ...Si moi le secret de ma découverte,


gardais je
pour je ne
serais plus qu'un faussaire ! Je vendrais à faux poids et je tromperais
le public sur la qualité de la marchandise ! Les résultats obtenus par
un savant ne lui appartienne pas en propre ! Ils font partie du patri-
moine de tous ! En réserver pour soi, dans un intérêt égoïste et
personnel, la moindre parcelle, ce serait se rendre de l'acte
coupable
le plus vil qu'un homme puisse commettre...lx ».
Si donc il
y a place dans les Voyages Extraordinaires l'erreur scienti-
pour
fique, étape nécessaire pour faire de nouveaux progrès 12, si cette erreur, on l'a
dit, est habilement utilisée par l'écrivain pour construire ses intrigues, il n'y a

pas de place pour l'imposture scientifique. La science ne tolère pas les faussaires ;
elle exige la plus grande rigueur intellectuelle. En revanche, elle est toute

puissante ; c'est elle, et non quelque mystérieux pouvoir surnaturel, qui vient
sauver les situations désespérées. Les Voyages extraordinaires sont une école de
rationalisme rigueuret de
scientifiques. On peut l'affirmer, quelles que soient
nos ignorances au sujet de la pensée religieuse de Jules Verne. Tant qu'on n'aura

pas accès à ses papiers privés, il est vain d'essayer de le classer comme ce croyant »
ou ceincroyant » ; mais la signification rationaliste de son oeuvre nous paraît bien
certaine. Ses romans rendaient inutile l'explication des phénomènes naturels par
un être divin.
Les adversaires du rationalisme ne s'y sont d'ailleurs pas trompés.
Dans une lettre
à Hetzel, le pamphlétaire intégriste Louis Veuillot admettait
au sujet des Voyages Extraordinaires :

ce qu'ils sont charmants, sauf une absence qui ne gâte rien sans doute,
mais qui désembellit tout et laisse les merveilles du monde à l'état

d'énigme. C'est le tort de vos publications d'ailleurs si louables.


C'est beau, mais c'est inanimé. Il manque quelqu'un. Le paysage
est sans figure et l'homme sans but. Il faut bien pardonner un systè-
me devenu général parce qu'il est généralement nécessaire. Pourtant,
pardonnez-moi de le dire, le système est faux et par son influence,
le travail le meilleur et le plus louable en soit demeure stérile. Un
arbre à fleurs, point de fruits... » Is.

A l'autre bout
de l'Europe, la censure tsariste était non moins vigilante et
non moins à l'égard des tendances rationalistes de Jules Verne. En
soupçonneuse
1867, le
Voyage au centre de la terre, alors qu'il était déjà épuisé dans l'édition
russe, était l'objet d'une mise en garde officielle. Il était prescrit aux directeurs
d'école et de lycées de ne pas l'acheter pour les bibliothèques scolaires, et de
retirer les volumes déjà acquis 14.

11. L'Etoile du Sud, pp. 90-91.
12. « La science, dit Liddenbroek à son neveu, est faite d'erreurs, mais d'erreurs
qu'il est bon de connaître, car elles mènent peu à peu à la vérité » (Voyage au centre
de la terre, p. 147).
13. A. PARMENIE et C. BONNIEH DE LA CHAPELLE, Histoire d'un éditeur et de ses au-
teurs, Paris, 1953, p. 489.
14. Circulaires de la circonscription scolaire de Moscou, 1867, n° 3, p. 13. Cité par
E. BRANDIS, Jioul Vern, Jizn' i tvortchestvo (Jules Verne, sa vie et son oeuvre), p. 293.
70 JEAN CHESNEAUX

Jules Verne ne cherche pourtant pas seulement à élargir les connaissances


scientifiques de ses lecteurs, à développer leur sens scientifique et leur respect
de la science, à faire place à celle-ci dans la littérature. A travers la science, son
oeuvre met en question de façon plus générale les rapports de l'homme avec
l'univers naturel qui l'entoure. Comme M. Butor, comme P. Macherey, il nous
semble indiscutable que la relation entre l'homme et la nature constitue, une
fois écarté un certain nombre d'alibis et d'artifices dont le moindre n'est pas
l'étiquette de eclittérature pour la jeunesse », le noeud central des Voyages extra-
ordinaires.
Pour Jules Verne, la nature n'est pas une réalité extérieure à l'homme et
hostile à celui-ci. L'univers naturel et l'univers humain sont apparentés et comme
consubstantiels ; ils peuvent s'analyser en termes identiques, comme le montre
cette très belle description des basaltes islandais, relevée par P. Macherey. Il s'agit
du fjord de Stapi, dont les merveilles sont décrites en termes volontairement
empruntés à l'architecture humaine :

ceOn sait que le basalte est une roche brune d'origine ignée. Elle
affecte des formes régulières qui surprennent par leur disposition. Ici
la nature procède géométriquement et travaille à la manière humaine,
comme si elle eût manié l'équerre, le compas et le fil à plomb. Si
partout ailleurs elle fait de l'art avec ses grandes masses jetées sans
ordre, ses cônes à peine ébauchés, ses pyramides imparfaites, avec la
bizarre succession de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la
régularité, et précédant les architectes des premiers âges, elle crée un
ordre sévère, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de
la Grèce n'ont jamais dépassé ».
La muraille du fjord, comme toute la côte de la presqu'île, se
composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds.
Ces fûts droits et d'une proportion pure supportaient une archivolte,
faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-
voute au-dessus de la mer. A de certains intervalles, et sous cet implu-
vium naturel, l'oeil surprenait des ouvertures ogivales d'un dessin
admirable, à travers lesquels les flots du large venaient se précipiter
en écumant. Quelques tronçons de basalte, arrachés par les fureurs
de l'Océan, s'allongeaient sur le sol comme les débris d'un temple
antique, ruines éternellement jeunes sur lesquelles passaient les siècles
sans les entamer 15 ».

Loin d'être hostile à l'homme, la nature est une réserve inépuisable de


richesses et de force, qui permet à l'activité humaine de se déployer pleinement.
Le rôle de l'homme est donc, selon la belle formule de M. Butor, de ceréaliser
le long désir du monde ». C'est l'effort humain qui, en dernière analyse, décide
du sort de la terre, et non le jeu abstrait des conditions naturelles. Tel est le
point de vue que soutient un des porte-parole favoris de Jules Verne, le Dr
Clawbonny, au cours d'une discussion sur l'habitabilité des régions polaires :

15. Voyage au centre de la terre, p. 70.


JULES VERNE 71

ce ...Je ne crois pas aux contrées inhabitables ; l'homme, à force


de sacrifices, en usant génération sur génération, et avec toute les
ressources de la science agricole, finirait par fertiliser un tel pays !
...Si vous alliez aux contrées célèbres des premiers jours du monde,
aux lieux où fut Thèbes, où fut Ninive, où fut Babylone, dans ces
vallées fertilesde nos pères, il vous semblerait impossible que l'homme
y eut jamais pu vivre, et l'atmosphère même s'y est viciée depuis la
disparitions des êtres humains. C'est la loi générale de la nature qui
rend insalubres et stériles les contrées où nous ne vivons pas, comme
celles où nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c'est l'homme qui fait
lui-même son pays, par sa présence, par ses habitudes, par son indus-
trie, je dirai plus, par son haleine ; il modifie peu à peu les exhalai-
sons du sol et les conditions atmosphériques, et il assainit par là-même
qu'il respire ! Donc qu'il existe des lieux inhabités, d'accord, mais
des lieux inhabitables, jamais. » ".

L'Ile mystérieuse, un des premiers romans de Jules Verne, un des plus


significatifs aussi, est une parabole qui met en lumière ce processus de maîtrise
progressive de l'homme sur la nature. Cette île est un microcosme, une récapi-
tulation symbolique de toutes les ressources animales, végétales et minérales du
globe (ec on dirait un résumé de tous les aspects que présente un continent ») ".
Ces richesses sont à la disposition des naufragés ; cevoilà ce que nous donne la
nature, et voilà sa part dans le travail commun » l 8, déclare Cyrus Smith en tirant
de sa poche des échantillons de minerai de fer, de pyrite, d'argile, de chaux, de
charbon, au retour d'une excursion dans la montagne.
Mais c'est la science des colons, et en particulier de l'ingénieur Cyrus Smith
et du jeune naturaliste Harbert, qui vont permettre d'exploiter ces ressources, de
mettre en oeuvre les possibilités qu'offre l'île. C'est par ses connaissances, par son
savoir-faire, que l'homme est capable de maîtriser la nature :

ceIls ne possédaient même pas les outils nécessaires à faire les


outils, et ils ne se trouvaient même pas dans les conditions de la
nature qui, ayant le temps, économise l'effort. Le temps leur man-
quait, puisqu'ils devaient immédiatement subvenir aux besoins de
leur existence et si, profitant de l'expérience acquise, ils n'avaient
rien à inventer, ils avaient tout à fabriquer » ".

L'activité créatrice des colons va donc, accentuant ainsi le caractère de para-


bole du roman, récapituler toutes les conquêtes technologiques successives de
l'humanité : la poterie ; la métallurgie, en fondant le minerai et le charbon à
un feu attisé par une soufflerie en peau de phoque ; la chimie, en fabriquant
acide sulfurique et nitro-glycérine à l'aide de pyrites, et en faisant leurs bougies

16. Aventures du Capitaine Hatteras, p. 367. On ne peut se retenir de rapprocher


cette déclaration des célèbres passages de Marx dans Le Capital, expliquant que le
retour des grands empires d'Asie centrale au désert a des causes socio-historiques et
non climatiques.
17. L'Ile mystérieuse, p. 191.
18. Ibid., p. 112.
19. Ibid., p. 114.
72 JEAN CHESNEAUX

et leur savon ; la menuiserie, la vannerie, la sucrerie. Puis viendra la verrerie,


le tissage, l'hydraulique et le moulin à foulon, le moulin à vent, la construction
navale, et même le télégraphe électrique.
Tel est pour Jules Verne le sens profond du progrès : il modifie les rapports
entre l'homme et la nature, beaucoup plus que les rapports des hommes entre eux
et la structures des sociétés humaines. Cette conception du progrès comme domi-
nation progressive de l'homme sur la nature, c'est celle des habitants du ceGéant
d'Acier » évoquant le jour où l'on fera la conquête de l'Himalaya :

ceCela se fera, comme se feront un jour les voyages au pôle Nord


et au pôle Sud.
— Evidemment.
— Le voyage jusque dans les dernières profondeurs de l'océan.
Sans aucun doute.
— Le voyage au centre de la terre.
— Bravo, Hod.
— Comme tout se fera,
ajoutai-je.
— Même un
voyage dans chacune des planètes du monde solaire,
répondit le capitaine Hod que rien n'arrêtait plus.
— Non, répondis-je. L'homme, simple habitant de la
capitaine,
terre, ne saurait en franchir les bornes. Mais s'il est rivé à son écorce,
il peut en pénétrer tous les secrets.
—• Il le la
peut, il le doit, reprit Banks. Tout ce qui est dans
limite du possible doit être et sera accompli. Puis lorsque l'homme
n'aura plus rien à connaître du globe qu'il habite...
— Il avec le sphéroïde qui n'aura plus de mystères
disparaîtra
pour lui, répondit le capitaine Hod.
— Non maître alors, et il en
pas reprit Banks. Il en jouira en
tirera un meilleur parti » 20.

La vision du Dr Ferguson, survolant l'Afrique à bord de son ballon et envi-


mais de l'Amérique
sageant le jour où les ressources non seulement de l'Europe
une conception analogue du progrès
s'épuiseront progressivement, implique
humain :
ceAlors l'Afrique offrira aux races nouvelles les trésors accu-
mulés depuis des siècles en son sein. Ces climats fatals aux étrangers
se
s'épureront par les assolements et les drainages ; ces eaux éparses
réuniront en un lit commun pour former une artère navigable. Et
ce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital
que les autres, deviendra quelque grand royaume, où se produiront
des découvertes plus étonnantes encore que la vapeur et l'électri-
cité » 21.

Le souci
de Jules Verne d'exalter le progrès est si vif, qu'il en étend le
bénéfice jusqu'à la Chine, prenant systématiquement ainsi le contre-pied des
clichés si communément admis à son époque sur le conservatisme, la routine,

20. La maison à vapeur, pp. 208-209.


21. Cinq semaines en ballon, p. 88.
JULES VERNE 73

l'immobilisme chinois. Le seul de ses romans qui se passe dans le Céleste


Empire
a pour héros un jeune changhaien passionné pour toutes les techniques nouvelles,
ecKin Fo était un homme de progrès. Aucune invention moderne des Occiden-
taux ne le trouvait réfractaire à leur importation... » 22. Il est actionnaire d'une
compagnie chinoise de navigation à vapeur, son yamen dispose du téléphone entre
les divers bâtiments, et de sonnettes électriques ; il a recours au phonographe
pour correspondre avec sa fiancée qui habite Pékin.
L'univers des Voyages Extraordinaires, entraîné ainsi dans le progrès, est
un univers en expansion, un univers où la frontière entre les conquêtes déjà
réalisées par la science et celles qui ne le sont pas encore est constamment mobile.
Tel est le sens de cette belle formule qui sert de sous-titre à toute la collection :
les mondes connus et inconnus. Jules Verne était très sensible à cette dialectique
du savoir présent et du savoir à venir. Pour lui, selon la formule de P. Macherey
(p. 190), cel'avenir baigne dans le présent ». Tel est l'avertissement qu'il donne
à son lecteur, dès la première page du Château des Carpathes :

ecCette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque.


Faut-il en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invrai-
semblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout
arrive — on a presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre
récit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain,
grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et per-
sonne ne s'aviserait de le mettre au rang des légendes » 23.

Cette foi en l'avenir de la science, Jules Verne l'a encore proclamée en


faisant disparaître son héros Robur dans son aéronef, sous les yeux d'une foule
américaine qui l'avait accablé de ses sarcasmes et que l'ingénieur considérait
comme insuffisamment évoluée pour mériter de connaître son secret : ceRobur,
dit-il, c'est la science future, celle de demain peut-être. C'est la réserve certaine
de l'avenir » 2\
Si le progrès, c'est la maîtrise progressive du globe, le savant et l'ingénieur
sont par excellence les agents du progrès, les véritables héros des temps modernes.
Les savants de Jules Verne, les hommes dont le savoir-faire est capable de tirer
parti de toutes les ressources de la planète, sont des personnalités éminentes sur
le plan moral comme sur le plan intellectuel. Ce sont cedes hommes fortement
trempés », tels Ardan, Barbicane et Nicholl2S, cedes hommes d'une trempe peu
commune » tel le professeur Liddenbroek 26. Ces savants ne sont pas d'étroits
spécialistes, mais des hommes d'une vaste culture scientifique, des cepolytechni-
ciens » 2\ Liddenbroek était ce un véritable savant qui joignait au génie du

22. Tribulations d'un Chinois en Chine, p. 29.


23. Le Château des Carpathes, pp. 1-2.
24. Robur le Conquérant, p. 220.
25. Autour de la lune, p. 115.
26. Voyage au centre de la terre, p. 204.
27. J. Verne, très lié avec plusieurs élèves de l'Ecole Polytechnique, a d'ailleurs
donné cette qualité à plusieurs de ses héros : Cyprien Méré, Alcide Pierdeux (Sens
dessus dessous), Zéphirin Xirdal, (La chasse au météore).
74 JEAN CHESNEAUX

géologue l'oeil du minéralogiste » 2\ Le Dr Clawbonny, quand on lui propose


d'embarquer pour une expédition polaire, y voit l'occasion de mettre à jour ses
connaissances encyclopédiques :

econ m'offre de compléter ou pour mieux dire de refaire mes connais-


sances en médecine, en chirurgie, en histoire, en géographie, en bota-
nique, en minéralogie, en conchyliologie, en géodésie, en chimie, en
physique, en mécanique, en hydrographie. Eh bien, j'accepte ! » 29.

Le Dr Ferguson, le premier-né de la longue lignée des démiurges qui domi-


nent les Voyages Extraordinaires, est lui aussi ceun homme de caractère ...jamais
embarassé dans la vie... Etant de l'Eglise militante et non bavardante, il trouvait
so
le temps mieux employé à chercher qu'à discuter, à découvrir qu'à discourir » ;
il considérait que ecles obstacles sont faits pour être vaincus ; quant aux dangers,
qui peut se flatter de les fuir ? Tout est danger dans la vie » 31.
Toutes ces qualités intellectuelles et morales des savants et des ingénieurs
de Jules Verne sont comme résumées dans la figure de Cyrus Smith : savoir

encyclopédique, goût pour les vastes spéculations et aptitudes aux travaux ma-
nuels, rigueur morale et bonne humeur :

«c...Il avait une de ces belles têtes ce numismatiques », qui sem-


blent faites
pour être frappées en médaille, les yeux ardents, la
bouche sérieuse, la physionomie d'un savant de l'Ecole militante.
C'était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier
le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter
comme simples soldats. Aussi, en même temps que l'ingéniosité de

l'esprit, possédait-il la suprême habileté de main. Véritablement


homme d'action autant de pensée, il agissait sans effort,
qu'homme
sous l'influence d'une large expansion vitale, ayant cette persistance
vivace qui défie toute mauvaise chance. Très instruit, très pratique,
très cedébrouillard », pour employer un mot de la langue militaire
française, c'était un tempérament superbe, car, tout en restant maître
de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus
haut degré ces trois conditions dont l'ensemble détermine l'énergie
humaine : activitéde l'esprit et de corps, impétuosité des désirs,

puissance de la volonté » 32.

Le pouvoir de l'homme sur la nature s'exerce par la médiation de la ma-


chine. Les Voyages Extraordinaires sont peuplés de machines, tout autant que
de savants, de voyageurs et d'ingénieurs.

28. Voyage au centre de la terre, p. 3.


29. Aventures du Capitaine Hatteras, p. 20.
30. Cinq semaines en ballon, pp 4-6.
31. Ibid., p. 15.
32. L'Ile mystérieuse, p. 10.
JULES VERNE 75

Jules Verne ne cède jamais aux effets faciles de cel'anti-machinisme ». Il


n'est ni rousseauiste ni gandhiste. Loin d'opposer le fracas des machines à l'har-
monie paisible des paysages naturels et des conditions naturelles de vie, il ne
laisse jamais passer l'occasion de montrer que la machine s'intègre au monde
naturel, le prolonge, tout en le dépassant.
Il est une image qu'affectionne tout particulièrement Jules Verne, et qui
est hautement symbolique de cette intégration de la machine à la nature : c'est
l'évocation des volutes de fumée d'un train s'enroulant autour des arbres, pour
ajouter aux formes naturelles de la végétation ss. De même, dans Les Indes Noires,
la description de la houillère abandonnée, par laquelle s'ouvre l'ouvrage, suggère
cette unité organique de la nature et de la machine ; ses galeries et ses puits sont
empreintes de la même sauvagerie romantique que les escavations naturelles des
montagnes d'Ecosse qui la dominent. La houillère est décrite comme un orga-
nisme vivant (ce le cadavre d'un mastodonte de grandeur fantastique, auquel on
a enlevé les divers organes de la vie et laissé seulement l'ossature » " ; le dernier
morceau de houille est comme cele dernier globule de sang ». Dans Le Château
des Carpathes, les machineries électriques imaginées par le propriétaire du vieux
bourg, pour écarter les paysans de la région, s'intègrent intimement dans son
paysage romantique de rochers et de falaises, et dans les ruines médiévales qui
surplombent ceux-ci.
Mais les machines
ne s'intègrent à la nature que pour la prolonger et la
dépasser. C'est le cas du ce Géant d'acier », sorte de train à vapeur dont la loco-
motive a la forme d'un gigantesque éléphant, les wagons étant construits sur le
modèle de pagodes hindoues. Ce symbolisme est voulu, même si Jules Verne
attribue le choix de cette silhouette à la fantaisie d'un rajah. Cet éléphant d'acier
est copié sur la nature, mais la dépasse :

ceUn cheval vapeur, déclare avec orgueil l'ingénieur Banks, égale


en force trois ou quatre chevaux-nature, et cette puissance peut être
accrue encore. Un cheval-vapeur n'est sujet ni à la fatigue ni à la
maladie. Par tous les temps, sous toutes les latitudes, sous le soleil,
sous la pluie, sous la neige, il va toujours sans s'épuiser » S5.

Il en est de même du Nautilus, qui se meut dans les profondeurs sous-ma-


rines avec la même aisance que leurs habitants naturels, qui se nourrit des
produits de la mer et en nourrit ses habitants, mais qui transcende en même
temps les conditions naturelles auxquelles obéit la faune des Océans. Quand son
passage est signalé, on le prend pour un gigantesque narval, et on fait.appel à

33. Enfants du Capitaine Grant, p. 324 (* des volutes de vapeurs s'enroulant aux
branches des mimosas et des eucalyptus ») ; Tour du Monde en 80 jours, p. 50 (« la loco-
motive lançait sa fumée sur les plantations de cotonniers, de caféiers, de muscadiers,
de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des grou-
pes de palmiers... ») ; Ibid., p. 151 (« la locomotive, étincelante comme une châsse, avec
son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son « chasse-vache >
qui s'étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des
torrents et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins »).
34. Les Indes Noires, p. 3.
35. La maison à vapeur, p. 23.
76 JEAN CHESNEAUX

un spécialiste du Muséum de Paris. Celui-ci ne découvre sa méprise que quand


il est recueilli à bord du sous-marin.
Cette dialectique de la machine comme accomplissement de la nature et
comme dépassement de la nature est parfaitement analysée par Robur, quand il
s'efforce de démontrer la supériorité du ceplus lourd que l'air » sur les ballons
dirigeables : il rappelle à ses adversaires que la nature n'a jamais construit sur
le système du ballon aucun des êtres volants ; que ceux-ci sont toujours plus
lourds que l'air ; mais qu'un appareil d'aviation, s'il doit utiliser celes lois natu-
relles », ne doit pas les ecimiter servilement » 36.
Si la machine accomplit la nature, elle s'insère en même temps dans la
condition humaine et prolonge l'être humain. La machine n'est pas plus irré-
ductible à l'homme qu'à la nature, et Jules Verne se plaît ici encore à illustrer
cette idée par des effets de style très significatifs, quelle que soit leur valeur
proprement littéraire. A maintes reprises, il emploie des métaphores qui évoquent
ecl'homme-machine » (avait-il lu La Mettrie ?). C'est le cas du Dr Clawbonny :

ceSa pensée devait à tout prix se faire jour au dehors, sous peine
de faire éclater la machine » 37.

du colonel Everest :

ceCet astronome avait une existence mathématiquement réglée,


heure par heure. Rien d'imprévu pour lui. Son exactitude, en toutes
choses, n'était pas plus grande que celle des astres à passer au méri-
dien » 3S.

de l'astronome russe Nicolas Palander :

ceConstamment absorbé
dans ses calculs, il pouvait être une ma-
chine admirablement organisée, mais ce n'était qu'une machine, une
sorte d'abaque ou calculateur universel » 39.

C'est avec la figure de Phileas Fogg que Jules Verne a poussé le plus loin
le portrait de ec l'homme-machine ». Toute sa vie est réglée comme un méca-
nisme d'une extrême ponctualité ; il fonctionne ecsans frottement », c'est-à-dire
sans relations sociales ; ses vêtements sont numérotés, son horaire quotidien
minutieusement réglé, etc. ; il s'est lui-même intégré dans un mécanisme plus
complexe, à grand renfort de tuyaux acoustiques et autres
aménagements techni-
ques du cadre de sa vie quotidienne 40.
Dans la nouvelle M. Ré-Dièze et Mlle Mi-bémol 41, la cemachination » de la
personnalité humaine, la réduction de l'homme à un mécanisme — ou à l'inverse,
l'humanisation de ce dernier — est représentée de façon plus frappante encore :
un maître de musique, un peu sorcier, répare l'orgue d'un petit village des Alpes
suisses et l'enrichit d'un nouveau registre, celui des voix enfantines. Mais il

36. Robur le Conquérant, p. 59.


37. Aventures du Capitaine Hatteras, p. 19.
38. Aventures de trois Russes et de trois Anglais, p. 14.
39. Ibid., p. 29.
40. Le tour du monde en 80 jours, p. 6.
41. Publiée dans le recueil Hier et demain.
JULES VERNE 77

obtient ce résultat en enfermant chaque enfant du village dans un tuyau d'orgue,


et en lui faisant chanter en permanence la même note ; il les actionnera par les
touches du clavier, ceJe ne suis plus qu'un instrument dans la main de l'orga-
nisme, raconte l'un d'eux. La touche qu'il possède sur son clavier, c'est comme
une valve de mon coeur qui s'entr'ouve... » 42.
S'il n'existe donc pas de barrière infranchissable, de différence qualitative
entre l'homme et la machine — — la
pas plus qu'entre la nature et la machine
fonction essentielle de celle-ci, dans l'oeuvre de Jules Verne, est d'asseoir et
d'élargir le pouvoir de l'homme sur la nature.
Ce n'est pas le lieu ici de dresser la liste des anticipations scientifiques de
Jules Verne, des innombrables machines et mécanismes qu'il a imaginés. Ce tra-
vail a été fait ailleurs ". Mais il vaut la peine de s'interroger sur la fonction
qu'elles ont à remplir.
Ces machines verniennes servent
d'abord à assurer la mobilité de l'homme,
à l'aider à vaincre par la vitesse la contradiction de l'espace-temps, à se déplacer
dans l'air, dans l'eau, ou dans les contrées les moins hospitalières de la terre. Le
Nautilus plonge dans les profondeurs sous-marines, de même que les ceelectrics »
de Mathias Sandorf. Le ballon de Ferguson et l'aéronef de Robur s'élèvent dans
l'air, dont s'échappe même le boulet lunaire de Barbicane. Le Géant d'Acier
parcourt les forêts et les montagnes de l'Inde sans dévier de sa route, et l'Epou-
vante, le second appareil de Robur, se meut indifféremment dans l'eau, sur terre
ou dans les airs.
En second lieu, les inventions de Jules Verne sont conçues en vue de per-
mettre aux hommes de communiquer entre eux, par delà l'espace et le temps. Tel
est le sens du dispositif construit dans le Château des Carpathes, pour permettre
à Rodolphe de Gortz de continuer à voir l'image et à entendre la voix de la
cantatrice dont la mort l'a séparé ; un téléphone secret relie le château à l'au-
berge ; les autres mécanismes mystérieux du château n'existent que pour pré-
server des indiscrets ce photo-phonographe. De même, le chinois Kin-Fo
communique avec sa fiancée par rouleaux de phonographe ; Mathias Sandorf
donne ses instructions à ses équipages par une sorte de radio. Le conseil civique
de Franceville siège en communiquant par une sorte de cetélex », chacun de
ses membres restant chez lui.
Enfin, les machines et les inventions de Jules Verne sont conçues pour
améliorer le confort et les conditions de vie quotidiennes de l'homme. Il est
significatif que la première machine proprement dite construite par les colons
de l'Ile mystérieuse soit un ascenseur. Le Nautilus est non seulement un modèle
de mobilité, mais un modèle de confort, et il en est de même de l'Albatros de
Robur.
Conçues pour le voyage, les communications, le confort, les machines de
Jules Verne ne servent donc qu'à assurer la maîtrise individuelle de l'homme
sur la nature, à élargir les limites naturelles et physiques de la condition hu-
maine. Elles ne sont pas au service de la grande production industrielle — à

42. Ibid., p. 85.


43. A. JACOBSON,Des anticipations de Jules Verne aux réalisations d'aujourd'hui.
Paris, 1935 (Préface de Georges Claude).
78 JEAN CHESNEAUX

deux exceptions près, celles de Stahlstadt et de Blackland, sur lesquelles on


reviendra plus loin. En d'autres termes, les machines et les mécanismes de Jules
Verne ne sont pas producteurs de plus-value 44. Caractère fondamental, dont il est
surprenant qu'un auteur comme P. Macherey l'ait négligé, alors que l'ensemble
de son travail est une très intéressante contribution à l'interprétation marxiste
des Voyages Extraordinaires.
Car les machines des Voyages Extraordinaires ne consomment généralement
pas de travail humain ; elles exploitent les ressources de la nature, non le labeur
des hommes. Ce qui souligne ce caractère, c'est que Jules Verne ne s'est guère
étendu sur leur construction ; celle-ci est très classique, et se déroule dans les
cadres normaux de la société de son temps. Le Nautilus est cesous-traité » par
pièces dans les meilleurs ateliers de la Ruhr et de la Suède, de Liverpool, Glasgow
et New-York, avant d'être assemblé secrètement par Nemo et ses compagnons.
L'anticipation scientifique, l'apport original de Jules Verne, porte sur le fonc-
tionnement de ces machines, à savoir sur l'électricité. Il a beaucoup vanté, cin-
quante ans avant que la science réalise ses prévisions, l'utilisation de l'énergie
électrique, et il en a tiré un très large parti ; c'est à l'électricité que fonctionnent
presque toutes ses machines, sauf le ce Géant d'Acier ». Mais l'électricité n'est
pas seulement pour lui une technique d'avant-garde, une conquête de la science
et de l'esprit humain ; c'est un raccourci vers la maîtrise de la nature, qui évite
de s'interroger sur la forme et le rôle du travail industriel dans le machinisme
moderne. Les piles du Nautilus fonctionnent directement à l'eau de mer, et celles
de Robur se rechargent directement par un procédé mystérieux, de même que
celles du Château des Carpathes ou celles qui éclairent d'un arc fantastique la
houillère souterraine des Indes Noires.
Les machines de Jules Verne, au moins dans la première période de son
oeuvre, ne modifient pas les rapports sociaux ; ce qui explique que ses antici-
pations scientifiques, à ce stade, ne soient pas associées à des anticipations poli-
tico-sociales ; il n'en sera pas de même par la suite, on va le voir plus loin, quand
son attitude à l'égard de la science, des machines et du progrès évoluera vers le
pessimisme, et qu'il décrira les ce cités de perdition » que sont Stahlstadt, Milliard-
City, Blackland.
Très moderne sur le plan technique, le machinisme de Jules Verne a donc
en même temps quelque chose d'archaïque ; il est l'expression de l'ingéniosité
humaine, du désir qu'a l'homme de se libérer des contraintes naturelles, mais il
n'est pas lié aux nécessités économiques de la grande production Les
capitaliste.
ingénieurs de Jules Verne sont plus près des ingénieurs vincéens de la Renais-
sance que des capitaines d'industrie à la Eiffel.

Jules Verne a donc voulu, dans toute la première partie de son oeuvre, repré-
senter la conquête progressive de la nature en particulier
par l'homme, par la
médiation des machines, et il a vu dans ce processus le sens fondamental du

44. Sur les rapports entre machinisme et plus-value, cf. l'étude de J. Fallot, Marx
et le machinisme, Paris, Editions Cujas, 1965.
JULES VERNE 79

progrès. Telle est aussi l'analyse de P. Macherey, à laquelle nous nous sommes
déjà plusieurs fois référé, et avec laquelle, pour l'essentiel, nous sommes en plein
accord. Macherey a raison (p. 206) de souligner qu'ce entre les termes homme,
machine, nature, il s'établit ainsi une série d'identités... l'homme produit la
machine, parce qu'en même temps il se confond avec elle au point d'en paraître
le reflet... la machine n'est pas en face de l'homme, séparée de lui, mais autour
de lui, attachée à lui par tous les liens de la similarité et de la contiguïté ». Il a
de même raison (p. 197) de relier les figures du savant, du voyageur, du colon,
les cetrois thèmes privilégiés de Jules Verne », et d'y voir trois expressions du
même ceprojet idéologique » fondamental, la domination de la nature. Il a raison
de déceler dans le mouvement linéaire du voyage un cesigne » fondamental de
Jules Verne, et comme le paraphe qu'appose l'homme sur le globe ; il appelle les
Voyages Extraordinaires une celongue méditation sur la ligne droite » (p. 297) :
de Moscou à Irkoutsk avec Michel Strogoff, le long du 37e parallèle à la recher-
che du capitaine Grant, droit vers le pôle Nord avec Hatteras, etc. Il a enfin
raison de souligner l'interdépendance du présent et du futur chez Jules Verne,
du savoir acquis et du savoir à conquérir.
Mais là où il nous semble impossible de le suivre, c'est quand il voit dans
le projet de Jules Verne la représentation littéraire des ambitions planétaires de
la grande bourgeoisie française, à la fin du Second Empire et dans les débuts de
la IIIe République (p. 183), quand il déclare que ec il appartient à la lignée
progressiste de la bourgeoisie » (p. 190). Le projet de Jules Verne est, au contrai-
re, nous venons de le suggérer à propos des machines, profondément imprégné
de poétique utopique ; sa conception d'une maîtrise croissante de l'humanité sur
le globe, par la seule médiation des techniques et des machines, et sans faire
intervenir les rapports sociaux et les structures sociales, est dans le droit fil de
l'utopisme saint-simonien. Le triptyque vernien relevé par Macherey (savant -
voyageur - colon) n'a de sens que si l'on prend la colonisation dans son acception
saint-simonienne, c'est-à-dire comme conquête de la nature qui ec met entre
parenthèses » les rapports des colonisateurs avec les peuples colonisés ".
Ce qui contribue aussi à mettre en évidence le caractère utopique de la
démarche de Jules Verne, de sa vision du progrès, c'est le fait que, pendant la
dernière partie de sa vie, ses préoccupations s'orientaient dans une toute autre
direction. Ses anticipations font maintenant place aux problèmes d'organisation
sociale, aux conditions sociales du progrès scientifique, à la responsabilité sociale
du savant — toujours pour conclure dans un sens pessimiste, on va le voir. On

45. Ce n'est pas le lieu ici de développer l'étude des influences saint-simoniennes
chez Jules Verne. Mais elles semblent incontestables, comme Cyrille Andreev (préface
à l'édition soviétique en douze tomes de Jules Verne) a été le premier, à notre connais-
sance, à le signaler (cf. la traduction française de cette préface, n° spécial d'Europe
sur Jules Verne, 1955). Qu'il suffise de rappeler que la célèbre formule saint-simonienne
« tout par la vapeur et l'électricité » est un excellent raccourci des Voyages extraordi-
naires ; on pourrait aussi invoquer l'intérêt de Jules Verne pour les grands travaux,
ou le caractère saint-simonnien de la vie sociale qu'il imagine dans la cité modèle de
France-Ville. L7/e mystérieuse peut être qualifiée de parabole, comme le fait Macherey,
mais c'est une parabole éminemment saint-simonienne, un hymne au travail et à l'in-
géniosité humaine. L'idée que l'exploitation du globe par l'humanité (soit le « projet »
de Jules Verne) permettrait de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme était
aussi très chère aux Saint-Simoniens.
80 JEAN CHESNEAUX

ne peut pas ne pas être frappé du fait que ce tournant fondamental de son oeuvre

s'esquisse en 1879 avec les 500 millions de la Begum, et est consommé en 1895
avec l'Ile à Hélice ; c'est-à-dire qu'il correspond exactement à ce que les histo-
riens appellent le passage à l'impérialisme : l'essor du capitalisme financier, dont
les ingénieurs et les savants sont condamnés à être les agents, les rivalités colo-
niales et la lutte entre Grandes Puissances pour la redistribution du monde, la
course aux armements, l'accentuation du caractère répressif de l'Etat. Sur le plan

personnel, ce tournant correspond dans la vie de Jules Verne à un épisode mal


connu, souvent considéré comme
marginal, en particulier par l'entourage bour-
qui en avait été scandalisé, mais sans doute très significatif :
geois de l'écrivain
son élection en 1888 comme conseiller municipal d'Amiens sur une liste ceultra-

rouge ».
C'est un des points faibles de l'étude par ailleurs si pénétrante de Macherey :
son manque d'intérêt pour la cepériodisation » de l'oeuvre de Jules Verne. Certes,
il indique que son analyse repose essentiellement sur les premiers romans, les

plus significatifs à son avis : Vingt mille lieux sous les mers et l'Ile mystérieuse,
Cinq semaines en ballon et Voyage au centre de la terre, Les enfants du capitaine
Grant, Aventures du capitaine Hatteras et La maison à vapeur. Par ailleurs, il
fait une
rapide allusion à ce qu'il appelle cel'échec » de Jules Verne (p. 264).
Certes, on doit lui accorder que les ouvrages qu'il a étudiés sont effectivement les
meilleurs de la longue série des Voyages Extraordinaires, et que ce n'est sûrement

pas par hasard. Mais il est impossible, nous semble-t-il, de rendre compte de façon
correcte du projet vernien, et de sa signification — à son point de
y compris
— si l'on
départ néglige le fait fondamental que ce projet s'est ultérieurement
effondré, quand l'auteur s'est trouvé obligé de le confronter aux réalités sociales,
Son optimisme, quant aux possibilités de domination progressive de la nature
— son — n'a
par l'homme projet pas résisté à cette confrontation, justement
dans la mesure où il reposait sur une vision utopique des relations présentes et
futures entre l'homme et la nature, et faisait abstraction des conditions sociales
de celles-ci. Le pessimisme des anticipations verniennes de la seconde période,
des sociétés entières et non plus des aventures ne
quand il imagine individuelles,
fait que mieux ressortir par contre-coup l'utopisme des oeuvres de la première

période.
Le seul problème — et il faut nous contenter ici de le poser — est de savoir
pourquoi Jules Verne a tant tardé à effectuer cette confrontation. Sans doute
l'a-t-il retardée le plus longtemps possible ; il a attendu d'avoir dépassé la cin-
quantaine. Il est impossible, pour répondre à cette question, de se borner à

interroger ses oeuvres, méthode que nous avons suivie ici. Il faudrait étudier ses
papiers privés, que ses héritiers continuent à soustraire jalousement aux cher-
cheurs.
Les roman Les 500 millions de la Begum, publié en 1879, marque comme
la ligne de faîte qui sépare les deux versants de la pensée politique de Jules
Verne. On y trouve encore l'optimisme, la foi en la science, quand l'auteur s'écrie
par la bouche du Dr Sarrasin acceptant son fabuleux héritage :

ec ...Je ne me considère, en ces circonstances, que comme le


fidél-commissaire de la science... ce n'est pas à moi que ce capital
JULES VERNE 81

appartient de droit, c'est à l'Humanité, c'est au Progrès ! ...le demi-


milliard que le hasard met entre mes mains n'est pas à moi, il est à
la science !... » 46.
Pourtant, pour la première fois, Jules Verne aborde ici le problème de
l'organisation sociale ", et essaye de le résoudre en opposant deux cités rivales :
Franceville, la cecité-radieuse » de l'hygiène et de l'harmonie, dont les traits
sont fortement saint-simoniens, et Stahlstadt, fondée par Herr Schultz, l'autre
héritier, et qui devient la capitale mondiale de la grosse sidérurgie. Certes, Fran-
ceville finit par triompher ; mais, à la lecture du roman, comment ne pas noter
ce que les chapitres consacrés à Franceville ont d'artificiel et de factice, y compris
du point de vue littéraire, alors que l'évocation de Stahlstadt est puissante, criante
de vérité. Cette cité futuriste de l'acier, c'est déjà Le Creusot, la Ruhr, Pittsburgh ;
Jules Verne affronte ici le caractère inhumain de la grande production indus-
trielle moderne et de la technologie scientifique, la mortalité ouvrière, la sur-
veillance militaire des contremaîtres, la brutalité des conditions de travail, et il
n'hésite pas à la condamner en tant que telle, à travers un modèle imaginaire.
Désormais, il sera de plus en plus préoccupé par les risques de perversion
de la science moderne, par le risque que l'humanité soit incapable de suivre la
voie du progrès. Le contraste est par exemple frappant, entre les deux volumes
consacrés aux exploits de l'ingénieur Robur. Le premier, Robur le Conquérant
(1886) se termine encore, on l'a dit, par un acte de foi en ecla science future »,
bien que l'ingénieur soit déjà un incompris. Dans le second, Le Maître du Monde
(1904), il est un misanthrope, qui a déclaré la guerre à l'humanité et qui est
traqué par elle.
Désormais, les savants que met en scène Jules Verne ne sont plus des hommes
éminents par le savoir et le caractère, mais des personnages ridicules, des a-sociaux,
voire des fous : Palmyrin Rosette (Hector Servadac), ou Aristobulus Ursiclos (Le
Rayon vert) sont des originaux, antipathiques par leur sécheresse de coeur et
leur intelligence toute mécanique. Zephirin Xirdal (La chasse au Météore) est à
la limite de la schizophrénie ; avec ce ses deux gros saillants qui exprimaient,
selon l'heure ou la minute, la plus merveilleuse intelligence ou la plus épaisse
stupidité » 4S. L'ingénieur Serkô (Face au Drapeau) est un méconnu et un aigri,
de même que Orfanik (Le Château des Carpathes) :

ceLe monde savant, dit Jules Verne de ce dernier, n'avait voulu


voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de génie dans son art. De
là cette implacable haine que l'inventeur, éconduit et rebuté, avait
vouée à ses semblables » ".

46. Les 500 millions de la Begum, pp. 23-24.


47. Dans Les Indes Noires (1877), Jules Verne avait déjà retracé la vie d'une com-
munauté de mineurs, dans la gigantesque houillère souterraine de la Nouvelle-Aberfoyle.
Mais cette société baigne dans un climat social aussi factice que la lumière électrique
qui éclaire la caverne. Ingénieurs, contremaîtres et piqueurs forment comme une grande
famille, tandis que les actionnaires et leurs profits restent dans l'ombre. Les anta-
gonismes sociaux nés de la grande production industrielle sont ici complètement esqui-
vés, alors qu'ils sont mis en pleine lumière dans la description de Stahlstadt.
48. La chasse au météore, p. 96.
49. Le château des Carpathes, p. 178.
82 JEAN CHESNEAUX

Thomas Roch (Face au Drapeau), lui, a complètement perdu la raison à


force de se voir méconnu et bafoué. Il en est de même de l'alchimiste Wilhelm
Storitz. Et cette
galerie de savants maudits 50, antithèse de la série sereine des
Cyrus Smith et des Clawbonny, s'achève et culmine avec Marcel Camaret, dont
ecla tête est trop lourde » les yeux parcourus ecd'une lueur vague et trouble », et
à propos duquel on peut se poser cette question : ecn'est-elle pas bien petite, la
distance qui sépare l'homme supérieur du dément » ? 61.
Désormais enfin, le problème des rapports entre la science et l'argent est
abordé de front, alors qu'il était adroitement esquivé dans la période précédente
par un Jules Verne, qui, lui-même fils de famille et ancien agent de change,
vivait confortablement grâce au cetraité » signé avec Hetzel et ne se préoccupait
guère du problème. Hatteras était fils d'un riche brasseur, et la fortune de Nemo
était celle d'un prince indien ayant rompu avec la société ; Liddenbroek ou Fer-
guson avaient certainement une fortune personnelle, mais Jules Verne ne se
donne pas la peine de préciser ce point. Ce qui le préoccupe à cette étape initiale,
répétons-le, ce sont les rapports directs de l'homme avec la nature par le seul
intermédiaire de la science et de la machine. L'argent fait irruption, le mot n'est
pas trop fort, dans les Voyages Extraordinaires avec Les 500 millions de la
Begum, ce qui souligne encore le caractère de charnière de cette oeuvre. Dans
la seconde période des Voyages, le savant est tributaire du grand capital, et travaille
au profit de celui-ci. Les maîtres du savant peuvent d'ailleurs être soit des capi-
talistes et des financiers cehonorables », soit des chefs de pirates qui s'enrichissent
par le brigandage, perfectionné par la science. Assimilation très brechtienne
d'ailleurs, très moderne. C'est ainsi que les ingénieurs américains qui ont construit
l'Ile à Hélice sont au service des milliardaires américains qui l'habitent, de même
que Zephirin Xirdal (La chasse au Météore) sert la fortune de son parrain le
banquier Lecoeur 62. Thomas Roch, par contre (Face au Drapeau) ou Camaret
(la Mission Bar sac) n'ont pu réaliser pratiquement leurs découvertes que grâce à
l'aide financière des pirates Ker Karraje ou Harry Killer, et ces découvertes sont
exploitées par ceux-ci pour s'enrichir davantage. Jules Verne a fait entrer la
science dans le cycle de la reproduction élargie du capitalisme financier, légal ou
illégal, au lieu d'en faire une démarche idéaliste de l'intelligence, comme dans
ses premiers romans. Ce fait, à lui seul, justifie le rapprochement entre l'évolution
des vues de Jules Verne sur la science, et le passage à l'impérialisme et au
capitalisme financier, dans les années 1885-1890.
Dans cette seconde phase de son oeuvre, Jules Verne élargit ses romans
d'anticipation aux problèmes des sociétés humaines, et non à la seule technologie.
Mais c'est pour nous proposer des visions pessimistes et terribles : Stahlstadt, la

50. Il faut noter que le thème du savant maudit apparaissait déjà, mais de façon
discrète et occasionnelle, dans les oeuvres de jeunesse de Jules Verne : tel l'aéronaute
devenu fou (Un drame dans les airs, 1851), qui déclarait : « Nous sommes rejetés par
les hommes, ils nous méprisent, écrasons-les 1 » ; ou tel Maître Zacharius,
l'horloger
genevois qui est un « réprouvé de la science » (1854).
51. L'étonnante aventure de la mission Barsac.
52. « Zephirin Xirdal ne fut pas étranger, il est vrai, à l'accroissement de cette
puissance colossale. M. Lecoeur, qui savait maintenant de quoi il était capable, le mit
largement à contribution. Toutes les inventions sorties de ce cerveau génial, la banque
les exploita au point de vue pratique. Elle n'eut pas à s'en plaindre » (Chasse au mé-
téore, p. 232).
JULES VERNE 83

cité de l'acier ; Milliard City, la ville flottante des richissimes américains, où


règne un luxe incroyable (trottoirs roulants, climatisation artificielle, automobiles
électriques dans les rues), où tout peut s'acheter même l'art des musiciens, mais
où triomphe l'oisiveté (c'est une antithèse de l'Ile mystérieuse), et où les factions
rivales du grand capital se heurtent jusqu'à faire périr l'île de leurs contradic-
tions. Plus effrayante encore est Blackland, la ville surgie du désert grâce aux
merveilleuses inventions de l'ingénieur Camaret (pluie artificielle, etc.), mais où
une ségrégation sociale plus rigoureuse encore qu'à Stahlstadt ou à Milliard City
rend officielle et publique l'exploitation de l'homme par l'homme : au Palais du
dictateur, entouré de ses gangsters ou ceMerry Fellows », s'oppose l'usine et ses
honnêtes travailleurs ; la population blanche libre, le ceCivil Body », participe
au contraire au fruit des pillages, tandis que les esclaves noirs sont parqués dans
une misérable réserve où leur vie est à la merci d'un caprice des blancs.
Le thème de la perversion de la science fait ainsi son apparition, à travers
ces hommes et ces cités malfaisantes. Herr Schultze a conçu, presqu'un siècle
avant les monstrueuses cebombes à fragmentation » de l'aviation américaine au
Vietnam, des armes analogues :

ecCes obus contiennent cent petits canons symétriquement dis-


posés, encastrés les uns dans les autres comme les tubes d'une lunette,
et qui, après avoir été lancés comme projectiles, redeviennent canons
pour vomir à leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires.
C'est comme une batterie que je lance dans l'espace, déclare Herr
Schultze, et qui peut porter l'incendie et la mort sur toute une ville
en la couvrant d'une averse de feux inextinguibles » ".

D'autres obus de Stahlstadt sont remplis de gaz carbonique congelé, qui se


répandra quand ils éclateront. Thomas Roch, comme Schultze, met son imagina-
tion scientifique au service des armes de destruction, et son cefulgurateur » opère
à distance les plus terribles ravages. A Blackland, on emploie des planeurs élec-
triques à pilotage automatique, des radars à écrans de surveillance, et on torture
à l'électricité.
Mais ces savants maudits et ces cités de perdition finissent tous tragique-
ment ; Robur est foudroyé par un orage et s'engloutit dans les flots ; Herr Schultze
est tué par l'explosion imprévue d'un de ses obus à gaz carbonique et Stahlstadt
meurt avec lui ; Milliard City se désintègre quand les deux cliques rivales de
capitalistes commandent aux deux usines de bâbord et de tribord de naviguer en
sens inverse. Blackland a une fin apocalyptique, quand Camaret devenu complè-
tement fou dirige scientifiquement lui-même les explosions qui détruisent la ville
quartier par quartier ".

53. Les 500 millions de la Begum, p. 82.


54. L'authenticité des ouvrages de Jules Verne, et en particulier de la Mission Bar-
sac, n'est pas prouvée, et ne pourra l'être tant que les héritiers de Jules Verne se refu-
seront à en montrer les manuscrits. Mais, comme M. More, nous tendons à considérer
que ces ouvrages ont été conçus pour l'essentiel par Jules Verne, même s'ils ont pu
subir quelques retouches de forme. Tous les thèmes fondamentaux de la Mission Barsac
se retrouvent déjà dans les ouvrages pessimistes de sa seconde période.
84 JEAN CHESNEAUX

Le fait est donc bien établi. Même s'il n'est


pas nécessaire d'invoquer l'in-
fluence de Nieztche, comme certains ont cru bon de le faire 5S, Jules Verne dans
la dernière partie de sa vie était franchement pessimiste ; il doutait de la science,
il doutait du progrès humain.
Certes, il ne faut pas schématiser, et opposer mécaniquement la foi en le
progrès du cepremier Jules Verne », et le pessimisme du second. Cet esprit secret
et spéculatif, dont la mélancolie se dissimulait habilement derrière le goût des
calembours et des facéties, était depuis longtemps préoccupé par les problèmes de
ecl'eschatologie naturelle » — si l'on peut risquer cette expression et souligner
ainsi son souci de réfléchir à la fin de l'univers en termes naturels et scientifiques,
sans avoir à recourir à une quelconque divinité. Qu'on pense par exemple à la
méditation de Nemo devant les ruines de l'Atlantide :

ce Songeait-il
à ces générations disparues et leur demandait-il le
secret de la destinée humaine ? Etait-ce à cette place que cet homme
étrange venait se retremper dans les souvenirs de l'histoire, lui qui
ne voulait pas de la vie moderne » 56.

Dans une longue conversation avec ses compagnons, Cyrus Smith évoque de
son côté les problèmes de la cemort thermique » de l'univers :

ceUn jour notre globe finira, ou plutôt la vie animale et végé-


tale n'y sera plus possible, par suite du refroidissement intense qu'il
subira... Les zones tempérées, dans une époque plus ou moins éloi-
gnée, ne seront pas plus habitables que ne le sont actuellement les
régions polaires... Une immense migration s'accomplira... la végéta-
tion suivral'émigration humaine. La flore reculera vers l'Equateur
en même temps que la faune. Or, pourquoi la prévoyante nature, afin
de donner refuge à toute l'émigration végétale et animale, ne jette-
rait-elle pas dès à présent sous l'Equateur les bases d'un continent
nouveau ?... Dans les siècles futurs, des Colomb iront découvrir les
îles du Chimboraço, de l'Himalaya et du Mont Blanc, restes d'une
Amérique, d'une Asie et d'une Europe englouties. Puis enfin ces
nouveaux continents deviendront inhabitables ; la chaleur s'éteindra
comme la chaleur d'un corps que l'âme vient d'abandonner, et la
vie disparaîtra, sinon définitivement du globe, du moins momenta-
nément... ".

Mais il ne s'agit encore


que de préoccupations discrètes et presque latentes,
qui passent inaperçues dans ces oeuvres à la gloire du progrès scientifique que
sont Vingt mille lieux sous les mers et l'Ile Mystérieuse. Vers la fin de sa vie,
au contraire, Jules Verne exprime ouvertement ses inquiétudes et son découra-

55. C'est par exemple l'opinion de M. More, Le très curieux Jules Verne, p. 229 sq.
56. Vingt mille lieux sous les mers, p. 299.
57. L'Ile mystérieuse, pp. 19-4195. Ce passage contient comme en germe le thème
de l'Eternel Adam, et l'évocation d'un cataclysme géologique qui fait disparaître les
continents de la zone tempérée et fait surgir des terres nouvelles.
JULES VERNE 85

gement. Tel est le sens d'un conte philosophique, l'Eternel Adam 68, qui a un
peu les allures d'un testament.
La nouvelle se situe dans un avenir lointain : des milliers d'années en avant
de notre temps. Un jeune cezartog » (savant) du peuple hautement civilisé des
Andart Iten-Schou, convaincu que le progrès scientifique, social et biologique est
un processus continu et irréversible, découvre par hasard un très ancien manus-
crit. Il s'agit du journal d'un petit groupe d'hommes du XXe siècle, qui, alors
qu'ils croyaient déjà à cela victoire définitive contre la nature » **, ont échappé
par hasard à un cataclysme qui a anéanti l'humanité. Bien qu'il y ait eu parmi
eux de grands savants, ils sont retombés dans la sauvagerie en quelques dizaines
d'années. Les Andart Iten Schou sont leurs lointains descendants. Le désarroi du
zartog s'accroît encore, quand il apprend par le document que ces ancêtres avaient
eux-même, après le cataclysme, retrouvé dans la terre nouvellement émergé où
ils s'étaient réfugiés les traces de l'Atlantide engloutie. Jules Verne conclut avec
lui:

ceLe jour viendrait-il jamais où l'homme, ayant achevé de gravir


v la pente, pourrait se reposer sur le sommet enfin conquis ?
...Tout saignant des maux innombrables dont tout ce qui vécut
avait souffert avant lui, pliant sous le poids de ces vains efforts accu-
mulés dans l'infini des temps, le zartog Sofr Aï-Sr acquérait, lente-
ment, douloureusement, l'intime conviction de l'éternel recommen-
cement des choses » 60.

Les oeuvres de la seconde partie de la carrière littéraire de Jules Verne (en


fait la troisième, si l'on compte ses débuts comme auteur boulevardier) ne sont
pas marginales et secondaires, comme sont tentés de le penser certains. Elles
constituent, à l'égard de la science, des machines et du progrès, une vision du
monde non moins cohérente que celles de la période précédente. Elles aident
rétrospectivement à saisir le contenu et les limites de son ecprojet idéologique »
initial, celui qui avait tant séduit Hetzel.
Jules Verne n'a pas été capable, pas plus que beaucoup d'hommes de pro-
grès de son temps, de résoudre la contradiction entre le rêve et la réalité, entre
la vision d'une humanité maîtrisant la nature et la rude exploitation de l'homme
par l'homme qui caractérisait la société de son temps. Il n'a pas découvert quelles
étaient les conditions réelles, c'est-à-dire les conditions sociales, qu'il était néces-
saire d'instaurer pour que l'homme puisse agir à l'image de Clawbonny, de Nemo
ou de Cyrus Smith, et maîtriser les ressources de l'univers à son profit ". Mais
il a posé le problème, et c'est ce qui fait la grandeur de son oeuvre.

58. Publié en 1910 dans le recueil posthume Hier et demain. La date de rédaction
de cette nouvelle est inconnue ; elle est vraisemblablement très tardive.
59. L'Éternel Adam, p. 222.
60. Ibid.
61. Ce n'est pas un hasard si, comme le note P. Macherey (p. 183), le public sovié-
tique « s'est reconnu » dans Jules Verne, au moins autant que celui de la III* Répu-
blique. La société socialiste qui sait mettre en valeur l'Extrême-Nord sibérien, exploiter
les terres vierges ou se lancer à la conquête du cosmos, reprend le projet vernien, mais
sur des bases réelles et non plus utopiques. Cf. la visite symbolique de Gagarine à l'ex-
position Jules Verne organisée aux Champs-Elysées par la Régie Renaul en 1965.
PROBLÈMES THÉORIQUES
DU DROIT
INTERNATIONAL PUBLIC
par Robert CHARVIN

cepoids dont l'Union Soviétique pèse sur l'évolution du droit interna-


tional contemporain est à la mesure de la place, considérable, qu'occupe
LE aujourd'hui cette grande puissance dans les rapports mondiaux » \ Ainsi
s'exprime le professeur Virally dans une préface à l'ouvrage de l'un des
représentants les plus éminents de la doctrine soviétique du Droit international
public le professeur G. I. Tunkin : ceDroit international public - Problèmes théo-
riques », qui vient d'être publié en France 2.
Cette étude n'est pas un traité exhaustif, mais une réflexion d'ensemble sur
les problèmes soulevés par le droit international public. C'est avant tout la cons-
tatation que le droit international général dépend de la possibilité de coexistence
pacifique des Etats des deux systèmes sociaux antagonistes et l'affirmation cons-
tamment répétée que cette coexistence est possible. Par là même un droit inter-
national général auquel seront soumis tous les Etats peut donc avoir une existence
effective. Il n'est pas nécessaire en effet que les Etats parviennent à un accord
sur la nature du droit international. L'important est qu'ils puissent s'entendre sur
des principes et des normes concrets.
Les « Problèmes théoriques » du professeur Tunkin, en premier lieu, insis-
tent sur l'aspect dynamique du droit international contemporain. L'étude sur la
« nature et l'essence juridiques » du droit international permet d'aborder l'étude
des sources du droit international contemporain et la critique des doctrines tradi-

1. M. VIRALLY. Préface p. .7.


3. Editions Pédone, 1965, 250 pages.

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