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connus et inconnus. Son but est en effet de résumer toutes les connais-
sances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées
par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante qui lui
est propre, l'histoire de l'univers.
Sans doute, l'initiative de Jules Verne est-elle moins totalement inédite que
ne l'affirme son éditeur pour d'évidentes raisons publicitaires. Elle a des pré-
curseurs et des précédents, en particulier du côté des premiers écrivains français
d'anticipation scientifique : La Follie, Nogaret, Lemercier \ Plus généralement,
l'intérêt que portaient à la science de grands écrivains comme Voltaire, comme
Balzac, est bien connu. La Comédie humaine, à sa façon, se veut enquête scien-
tifique sur l'homme et la société ; les silhouettes de savants et les thèmes scien-
tifiques n'y sont pas rares. Mais la science n'est nulle part présente, ou plutôt
dans une grande oeuvre de la littérature 2
omniprésente, française comme elle
l'est dans les Voyages Extraordinaires.
Cette omniprésence se manifeste déjà dans la facture littéraire des romans
de Jules Verne. Il serait en effet très erronné de penser qu'elle n'apparaît que
dans les romans d'anticipation scientifique proprement dits, qui ne sont pas les
plus nombreux (une vingtaine sur soixante-quatre), même s'ils sont essentiels à
l'intelligence du ceprojet » vernien. C'est dans l'ensemble de l'oeuvre de Jules
Verne que la science est présente, pour fournir un des ressorts essentiels de la
construction romanesque et de l'action romanesque ; elle apparaît sous des aspects
multiples : théories scientifiques, performances scientifiques, énigmes scientifi-
ques, dénouements scientifiques.
L'action se noue autour d'une théorie scientifique, dont il s'agit de vérifier
le bien-fondé ou le caractère erronné : ce caractère ecexpérimental » est essentiel
dans le Capitaine Hatteras (vérifier l'existence d'une mer libre dans les régions
polaires arctiques), dans le Voyage au Centre de la Terre (examiner la validité
de la théorie du feu central), dans Robur le conquérant (trancher entre partisans
et adversaires du plus lourd que l'air), dans l'Etoile du Sud (démontrer la
possibilité de la synthèse du diamant en laboratoire, grâce à un fondant gazeux
du carbone). C'est de même autour d'une querelle de géographes sur le cours
supérieur de l'Orénoque en territoire vénézuélien, que s'ouvre le Superbe Oré-
noque, et c'est à partir de ses théories sur le langage des singes que le Dr
Johaussen découvre le Village aérien.
Maints Voyages reposent sur des performances scientifiques et techniques.
Non seulement sur des performances imaginaires, comme celles de Nemo, de
Robur, du Professeur Liddenbroek, du Dr Ferguson, de Barbicane. Mais sur des
3. Par exemple la condensation des larmes de Michel Strogoff, qui lui évite de
perdre la vue ; l'éruption volcanique qui amène la disparition de l'îlot méditerranéen
et des trésors qu'il contient (Maître Antifer) ; les effets de la rotation de la terre sur
le calendrier, qui permettent à Phileas Fogg de gagner son pari, etc.
JULES VERNE 65
4. Aventures du Capitaine Hatteras, p. 310 (toutes nos citations sont données d'aprè*
l'édition grand in-8 Hetzel).
66 JEAN CHESNEAUX
5. Cf. notre étude Critique sociale et thèmes anarchistes chez Jules Verne, parue
dans Le mouvement social, n° 56, juillet 1966.
6. Enfants du Capitaine Grant, pp. 60-61.
JULES VERNE 67
Seconde Patrie, les compagnons d'Hatteras ; dans plusieurs cas, Jules Verne a
lui-même pris la peine et visiblement pris plaisir, à dessiner la carte de ces terres
imaginaires, carte reproduite avec soin par son éditeur Hetzel.
L'astronomie est sans doute, après la géographie, celle des sciences qui
passionnait le plus notre auteur. Il a inséré dans ses romans maints chapitres de
vulgarisation astronomique. Autour de la Lune, roman moins romanesque encore
que celui qui vient d'être cité, roman dépourvu ce d'action », et pour cause
puisque les héros sont enfermés dans leur bolide, n'est au fond qu'un long cours
populaire d'astronomie lunaire. Les lecteurs d'Hector Servadac n'ont plus rien
à apprendre sur les comètes, ni ceux du Pays des Fourrures sur les éclipses.
L'esprit méditatif et spéculatif de Jules Verne était indiscutablement fasciné par
le cesilence éternel des espaces infinis », comme l'a finement noté un critique
britannique \
7. « Une fois qu'un homme a assez d'argent pour nourrir et vêtir sa famille, il ne
s'intéresse pas tant aux sciences qui peuvent accroître son confort et les agréments de
la vie en général, qu'à celles qui traitent de ses rapports avec la nature toute entière,
de sa situation dans l'univers », dit Kenneth Allott (Jules Verne, his life and works,
p. 150) pour expliquer la prédilection de Jules Verne pour l'astronomie.
68 JEAN CHESNEAUX
pas de place pour l'imposture scientifique. La science ne tolère pas les faussaires ;
elle exige la plus grande rigueur intellectuelle. En revanche, elle est toute
puissante ; c'est elle, et non quelque mystérieux pouvoir surnaturel, qui vient
sauver les situations désespérées. Les Voyages extraordinaires sont une école de
rationalisme rigueuret de
scientifiques. On peut l'affirmer, quelles que soient
nos ignorances au sujet de la pensée religieuse de Jules Verne. Tant qu'on n'aura
pas accès à ses papiers privés, il est vain d'essayer de le classer comme ce croyant »
ou ceincroyant » ; mais la signification rationaliste de son oeuvre nous paraît bien
certaine. Ses romans rendaient inutile l'explication des phénomènes naturels par
un être divin.
Les adversaires du rationalisme ne s'y sont d'ailleurs pas trompés.
Dans une lettre
à Hetzel, le pamphlétaire intégriste Louis Veuillot admettait
au sujet des Voyages Extraordinaires :
ce qu'ils sont charmants, sauf une absence qui ne gâte rien sans doute,
mais qui désembellit tout et laisse les merveilles du monde à l'état
A l'autre bout
de l'Europe, la censure tsariste était non moins vigilante et
non moins à l'égard des tendances rationalistes de Jules Verne. En
soupçonneuse
1867, le
Voyage au centre de la terre, alors qu'il était déjà épuisé dans l'édition
russe, était l'objet d'une mise en garde officielle. Il était prescrit aux directeurs
d'école et de lycées de ne pas l'acheter pour les bibliothèques scolaires, et de
retirer les volumes déjà acquis 14.
•
11. L'Etoile du Sud, pp. 90-91.
12. « La science, dit Liddenbroek à son neveu, est faite d'erreurs, mais d'erreurs
qu'il est bon de connaître, car elles mènent peu à peu à la vérité » (Voyage au centre
de la terre, p. 147).
13. A. PARMENIE et C. BONNIEH DE LA CHAPELLE, Histoire d'un éditeur et de ses au-
teurs, Paris, 1953, p. 489.
14. Circulaires de la circonscription scolaire de Moscou, 1867, n° 3, p. 13. Cité par
E. BRANDIS, Jioul Vern, Jizn' i tvortchestvo (Jules Verne, sa vie et son oeuvre), p. 293.
70 JEAN CHESNEAUX
ceOn sait que le basalte est une roche brune d'origine ignée. Elle
affecte des formes régulières qui surprennent par leur disposition. Ici
la nature procède géométriquement et travaille à la manière humaine,
comme si elle eût manié l'équerre, le compas et le fil à plomb. Si
partout ailleurs elle fait de l'art avec ses grandes masses jetées sans
ordre, ses cônes à peine ébauchés, ses pyramides imparfaites, avec la
bizarre succession de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la
régularité, et précédant les architectes des premiers âges, elle crée un
ordre sévère, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de
la Grèce n'ont jamais dépassé ».
La muraille du fjord, comme toute la côte de la presqu'île, se
composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds.
Ces fûts droits et d'une proportion pure supportaient une archivolte,
faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-
voute au-dessus de la mer. A de certains intervalles, et sous cet implu-
vium naturel, l'oeil surprenait des ouvertures ogivales d'un dessin
admirable, à travers lesquels les flots du large venaient se précipiter
en écumant. Quelques tronçons de basalte, arrachés par les fureurs
de l'Océan, s'allongeaient sur le sol comme les débris d'un temple
antique, ruines éternellement jeunes sur lesquelles passaient les siècles
sans les entamer 15 ».
Le souci
de Jules Verne d'exalter le progrès est si vif, qu'il en étend le
bénéfice jusqu'à la Chine, prenant systématiquement ainsi le contre-pied des
clichés si communément admis à son époque sur le conservatisme, la routine,
encyclopédique, goût pour les vastes spéculations et aptitudes aux travaux ma-
nuels, rigueur morale et bonne humeur :
33. Enfants du Capitaine Grant, p. 324 (* des volutes de vapeurs s'enroulant aux
branches des mimosas et des eucalyptus ») ; Tour du Monde en 80 jours, p. 50 (« la loco-
motive lançait sa fumée sur les plantations de cotonniers, de caféiers, de muscadiers,
de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des grou-
pes de palmiers... ») ; Ibid., p. 151 (« la locomotive, étincelante comme une châsse, avec
son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son « chasse-vache >
qui s'étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des
torrents et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins »).
34. Les Indes Noires, p. 3.
35. La maison à vapeur, p. 23.
76 JEAN CHESNEAUX
ceSa pensée devait à tout prix se faire jour au dehors, sous peine
de faire éclater la machine » 37.
du colonel Everest :
ceConstamment absorbé
dans ses calculs, il pouvait être une ma-
chine admirablement organisée, mais ce n'était qu'une machine, une
sorte d'abaque ou calculateur universel » 39.
C'est avec la figure de Phileas Fogg que Jules Verne a poussé le plus loin
le portrait de ec l'homme-machine ». Toute sa vie est réglée comme un méca-
nisme d'une extrême ponctualité ; il fonctionne ecsans frottement », c'est-à-dire
sans relations sociales ; ses vêtements sont numérotés, son horaire quotidien
minutieusement réglé, etc. ; il s'est lui-même intégré dans un mécanisme plus
complexe, à grand renfort de tuyaux acoustiques et autres
aménagements techni-
ques du cadre de sa vie quotidienne 40.
Dans la nouvelle M. Ré-Dièze et Mlle Mi-bémol 41, la cemachination » de la
personnalité humaine, la réduction de l'homme à un mécanisme — ou à l'inverse,
l'humanisation de ce dernier — est représentée de façon plus frappante encore :
un maître de musique, un peu sorcier, répare l'orgue d'un petit village des Alpes
suisses et l'enrichit d'un nouveau registre, celui des voix enfantines. Mais il
Jules Verne a donc voulu, dans toute la première partie de son oeuvre, repré-
senter la conquête progressive de la nature en particulier
par l'homme, par la
médiation des machines, et il a vu dans ce processus le sens fondamental du
44. Sur les rapports entre machinisme et plus-value, cf. l'étude de J. Fallot, Marx
et le machinisme, Paris, Editions Cujas, 1965.
JULES VERNE 79
progrès. Telle est aussi l'analyse de P. Macherey, à laquelle nous nous sommes
déjà plusieurs fois référé, et avec laquelle, pour l'essentiel, nous sommes en plein
accord. Macherey a raison (p. 206) de souligner qu'ce entre les termes homme,
machine, nature, il s'établit ainsi une série d'identités... l'homme produit la
machine, parce qu'en même temps il se confond avec elle au point d'en paraître
le reflet... la machine n'est pas en face de l'homme, séparée de lui, mais autour
de lui, attachée à lui par tous les liens de la similarité et de la contiguïté ». Il a
de même raison (p. 197) de relier les figures du savant, du voyageur, du colon,
les cetrois thèmes privilégiés de Jules Verne », et d'y voir trois expressions du
même ceprojet idéologique » fondamental, la domination de la nature. Il a raison
de déceler dans le mouvement linéaire du voyage un cesigne » fondamental de
Jules Verne, et comme le paraphe qu'appose l'homme sur le globe ; il appelle les
Voyages Extraordinaires une celongue méditation sur la ligne droite » (p. 297) :
de Moscou à Irkoutsk avec Michel Strogoff, le long du 37e parallèle à la recher-
che du capitaine Grant, droit vers le pôle Nord avec Hatteras, etc. Il a enfin
raison de souligner l'interdépendance du présent et du futur chez Jules Verne,
du savoir acquis et du savoir à conquérir.
Mais là où il nous semble impossible de le suivre, c'est quand il voit dans
le projet de Jules Verne la représentation littéraire des ambitions planétaires de
la grande bourgeoisie française, à la fin du Second Empire et dans les débuts de
la IIIe République (p. 183), quand il déclare que ec il appartient à la lignée
progressiste de la bourgeoisie » (p. 190). Le projet de Jules Verne est, au contrai-
re, nous venons de le suggérer à propos des machines, profondément imprégné
de poétique utopique ; sa conception d'une maîtrise croissante de l'humanité sur
le globe, par la seule médiation des techniques et des machines, et sans faire
intervenir les rapports sociaux et les structures sociales, est dans le droit fil de
l'utopisme saint-simonien. Le triptyque vernien relevé par Macherey (savant -
voyageur - colon) n'a de sens que si l'on prend la colonisation dans son acception
saint-simonienne, c'est-à-dire comme conquête de la nature qui ec met entre
parenthèses » les rapports des colonisateurs avec les peuples colonisés ".
Ce qui contribue aussi à mettre en évidence le caractère utopique de la
démarche de Jules Verne, de sa vision du progrès, c'est le fait que, pendant la
dernière partie de sa vie, ses préoccupations s'orientaient dans une toute autre
direction. Ses anticipations font maintenant place aux problèmes d'organisation
sociale, aux conditions sociales du progrès scientifique, à la responsabilité sociale
du savant — toujours pour conclure dans un sens pessimiste, on va le voir. On
45. Ce n'est pas le lieu ici de développer l'étude des influences saint-simoniennes
chez Jules Verne. Mais elles semblent incontestables, comme Cyrille Andreev (préface
à l'édition soviétique en douze tomes de Jules Verne) a été le premier, à notre connais-
sance, à le signaler (cf. la traduction française de cette préface, n° spécial d'Europe
sur Jules Verne, 1955). Qu'il suffise de rappeler que la célèbre formule saint-simonienne
« tout par la vapeur et l'électricité » est un excellent raccourci des Voyages extraordi-
naires ; on pourrait aussi invoquer l'intérêt de Jules Verne pour les grands travaux,
ou le caractère saint-simonnien de la vie sociale qu'il imagine dans la cité modèle de
France-Ville. L7/e mystérieuse peut être qualifiée de parabole, comme le fait Macherey,
mais c'est une parabole éminemment saint-simonienne, un hymne au travail et à l'in-
géniosité humaine. L'idée que l'exploitation du globe par l'humanité (soit le « projet »
de Jules Verne) permettrait de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme était
aussi très chère aux Saint-Simoniens.
80 JEAN CHESNEAUX
ne peut pas ne pas être frappé du fait que ce tournant fondamental de son oeuvre
s'esquisse en 1879 avec les 500 millions de la Begum, et est consommé en 1895
avec l'Ile à Hélice ; c'est-à-dire qu'il correspond exactement à ce que les histo-
riens appellent le passage à l'impérialisme : l'essor du capitalisme financier, dont
les ingénieurs et les savants sont condamnés à être les agents, les rivalités colo-
niales et la lutte entre Grandes Puissances pour la redistribution du monde, la
course aux armements, l'accentuation du caractère répressif de l'Etat. Sur le plan
rouge ».
C'est un des points faibles de l'étude par ailleurs si pénétrante de Macherey :
son manque d'intérêt pour la cepériodisation » de l'oeuvre de Jules Verne. Certes,
il indique que son analyse repose essentiellement sur les premiers romans, les
plus significatifs à son avis : Vingt mille lieux sous les mers et l'Ile mystérieuse,
Cinq semaines en ballon et Voyage au centre de la terre, Les enfants du capitaine
Grant, Aventures du capitaine Hatteras et La maison à vapeur. Par ailleurs, il
fait une
rapide allusion à ce qu'il appelle cel'échec » de Jules Verne (p. 264).
Certes, on doit lui accorder que les ouvrages qu'il a étudiés sont effectivement les
meilleurs de la longue série des Voyages Extraordinaires, et que ce n'est sûrement
pas par hasard. Mais il est impossible, nous semble-t-il, de rendre compte de façon
correcte du projet vernien, et de sa signification — à son point de
y compris
— si l'on
départ néglige le fait fondamental que ce projet s'est ultérieurement
effondré, quand l'auteur s'est trouvé obligé de le confronter aux réalités sociales,
Son optimisme, quant aux possibilités de domination progressive de la nature
— son — n'a
par l'homme projet pas résisté à cette confrontation, justement
dans la mesure où il reposait sur une vision utopique des relations présentes et
futures entre l'homme et la nature, et faisait abstraction des conditions sociales
de celles-ci. Le pessimisme des anticipations verniennes de la seconde période,
des sociétés entières et non plus des aventures ne
quand il imagine individuelles,
fait que mieux ressortir par contre-coup l'utopisme des oeuvres de la première
période.
Le seul problème — et il faut nous contenter ici de le poser — est de savoir
pourquoi Jules Verne a tant tardé à effectuer cette confrontation. Sans doute
l'a-t-il retardée le plus longtemps possible ; il a attendu d'avoir dépassé la cin-
quantaine. Il est impossible, pour répondre à cette question, de se borner à
interroger ses oeuvres, méthode que nous avons suivie ici. Il faudrait étudier ses
papiers privés, que ses héritiers continuent à soustraire jalousement aux cher-
cheurs.
Les roman Les 500 millions de la Begum, publié en 1879, marque comme
la ligne de faîte qui sépare les deux versants de la pensée politique de Jules
Verne. On y trouve encore l'optimisme, la foi en la science, quand l'auteur s'écrie
par la bouche du Dr Sarrasin acceptant son fabuleux héritage :
50. Il faut noter que le thème du savant maudit apparaissait déjà, mais de façon
discrète et occasionnelle, dans les oeuvres de jeunesse de Jules Verne : tel l'aéronaute
devenu fou (Un drame dans les airs, 1851), qui déclarait : « Nous sommes rejetés par
les hommes, ils nous méprisent, écrasons-les 1 » ; ou tel Maître Zacharius,
l'horloger
genevois qui est un « réprouvé de la science » (1854).
51. L'étonnante aventure de la mission Barsac.
52. « Zephirin Xirdal ne fut pas étranger, il est vrai, à l'accroissement de cette
puissance colossale. M. Lecoeur, qui savait maintenant de quoi il était capable, le mit
largement à contribution. Toutes les inventions sorties de ce cerveau génial, la banque
les exploita au point de vue pratique. Elle n'eut pas à s'en plaindre » (Chasse au mé-
téore, p. 232).
JULES VERNE 83
ce Songeait-il
à ces générations disparues et leur demandait-il le
secret de la destinée humaine ? Etait-ce à cette place que cet homme
étrange venait se retremper dans les souvenirs de l'histoire, lui qui
ne voulait pas de la vie moderne » 56.
Dans une longue conversation avec ses compagnons, Cyrus Smith évoque de
son côté les problèmes de la cemort thermique » de l'univers :
55. C'est par exemple l'opinion de M. More, Le très curieux Jules Verne, p. 229 sq.
56. Vingt mille lieux sous les mers, p. 299.
57. L'Ile mystérieuse, pp. 19-4195. Ce passage contient comme en germe le thème
de l'Eternel Adam, et l'évocation d'un cataclysme géologique qui fait disparaître les
continents de la zone tempérée et fait surgir des terres nouvelles.
JULES VERNE 85
gement. Tel est le sens d'un conte philosophique, l'Eternel Adam 68, qui a un
peu les allures d'un testament.
La nouvelle se situe dans un avenir lointain : des milliers d'années en avant
de notre temps. Un jeune cezartog » (savant) du peuple hautement civilisé des
Andart Iten-Schou, convaincu que le progrès scientifique, social et biologique est
un processus continu et irréversible, découvre par hasard un très ancien manus-
crit. Il s'agit du journal d'un petit groupe d'hommes du XXe siècle, qui, alors
qu'ils croyaient déjà à cela victoire définitive contre la nature » **, ont échappé
par hasard à un cataclysme qui a anéanti l'humanité. Bien qu'il y ait eu parmi
eux de grands savants, ils sont retombés dans la sauvagerie en quelques dizaines
d'années. Les Andart Iten Schou sont leurs lointains descendants. Le désarroi du
zartog s'accroît encore, quand il apprend par le document que ces ancêtres avaient
eux-même, après le cataclysme, retrouvé dans la terre nouvellement émergé où
ils s'étaient réfugiés les traces de l'Atlantide engloutie. Jules Verne conclut avec
lui:
58. Publié en 1910 dans le recueil posthume Hier et demain. La date de rédaction
de cette nouvelle est inconnue ; elle est vraisemblablement très tardive.
59. L'Éternel Adam, p. 222.
60. Ibid.
61. Ce n'est pas un hasard si, comme le note P. Macherey (p. 183), le public sovié-
tique « s'est reconnu » dans Jules Verne, au moins autant que celui de la III* Répu-
blique. La société socialiste qui sait mettre en valeur l'Extrême-Nord sibérien, exploiter
les terres vierges ou se lancer à la conquête du cosmos, reprend le projet vernien, mais
sur des bases réelles et non plus utopiques. Cf. la visite symbolique de Gagarine à l'ex-
position Jules Verne organisée aux Champs-Elysées par la Régie Renaul en 1965.
PROBLÈMES THÉORIQUES
DU DROIT
INTERNATIONAL PUBLIC
par Robert CHARVIN