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Lanne Jean-Claude. La poésie comme fable du monde : la mythopoièse dans l'œuvre de Velimir Xlebnikov. In: Revue des
études slaves, tome 70, fascicule 3, 1998. L'esрасе poétique. En hommage à Efim Etkind. pp. 667-683;
doi : https://doi.org/10.3406/slave.1998.6541
https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1998_num_70_3_6541
PAR
JEAN-CLAUDE LANNE
Tous les écrivains, prosateurs et poètes, tous les critiques qui ont étudié
l'œuvre de V. Xlebnikov ont souligné l'importance du mythe et de la «
mythopoièse », la création de mythes, chez le grand budetljanin. Dès 1914, dans la
Première revue des futuristes russes, N. Burljuk déclarait : « Le critère de la
beauté du verbe, c'est le mythe. Comme exemple d'une véritable mythopoièse
(mifotvorčestvo), j'indiquerai Mirjaz de Xlebnikov, ce logomythe (slovomif)
récemment paru dans Une gifle au goût public1 . » Dans cet article-manifeste du
compagnon d'armes de Xlebnikov était déjà mise en valeur l'essentielle
connexion de la création de mythe (mifotvorčestvo) et de la création verbale
( slovotvorčestvo) : le mythe, chez Xlebnikov, était engendré d'abord par un
extraordinaire travail sur la langue, le « verbe ». Dans ses profondes
observations sur la poésie de Xlebnikov, Ju. Tynjanov relèvera la même complicité
entre mythopoièse et qualité de la parole poétique khlebnikovienne : la
« nouvelle vision » du poète, le « nouvel ordre » qu'il institue dans le langage
poétique dérivent des propriétés d'un verbe cultivé pour lui-même, dans son
intrinsèque (samovitoe slovo). Le regard de Xlebnikov est celui du savant,
plongé dans le processus d'écoulement des phénomènes, « infusé » dans la
fluente matière verbale. De là naissent les effets esthétiques « d'infantilisme »,
fois esthétique (il impulse l'imagination créatrice), pratique (il guide un certain
type héroïque de conduite sociale) et gnoséologique (il suscite la curiosité de
l'intellect, prélude à la recherche scientifique et rationnelle). Dans cette œuvre
comme dans toutes les autres où la Fable lance la quête des causes premières, le
mythe forge une conscience nationale nouvelle (en l'occurrence, la « conscience
de toute l'Asie13 »), balise les voies de la recherche philologique « lobatchev-
skienne » (la philologie imaginaire, transrationnelle du futurien) et suggère les
calculs chrononomiques dont l'objectif est l'établissement d'une science du
temps et de l'histoire.
Après avoir examiné les modalités de la présence du mythe dans l'œuvre de
Xlebnikov, puis évoqué les sources possibles de cette pensée et de cette création
mythologisantes dans le contexte culturel russe et européen de l'époque, enfin
relevé les contradictions les plus saillantes de cette mythopoièse à finalité cogni-
tive, je conclurai sur l'étrange pouvoir de fascination de cette « explication
orphique » de l'univers qui fait de la valeur esthétique suprême, la beauté, une
fenêtre ouverte sur l'avenir14.
trice dont le rôle éminent est de guider l'action humaine. Ce n'est certes pas un
hasard si le contemporain des catastrophes du début de ce siècle en Russie et en
Europe a accordé une place privilégiée, comme programmateur de l'événemen-
tialité historique, à la fable de la ville engloutie.
Quand Xlebnikov convoque certains mythes égyptiens, c'est encore avec le
souci d'en montrer la pertinence pour l'actualité de la culture russe. Si l'Osiris
de la légende représente une motivation prestigieuse du procédé khlebnikovien
de rassemblement des fragments épars de la culture universelle à l'intérieur
d'une structure qui leur confère cohérence et unité (telle est la fonction première
de la surnouvelle projetée l'Osiris du XXe siècle30), le « ka » de la mythologie
égyptienne justifie les déplacements du double du narrateur dans la nouvelle du
même nom, КаЪ{. Et pour sceller l'alliance entre la visée sémantique de l'œuvre
et le procédé, la langue russe est chargée de signifier la coalescence du mythe et
de l'histoire russe : l'antique nom de la Volga, Ra, évoque par homophonie le
grand dieu du panthéon égyptien32, et par un tour de prestidigitation verbale,
l'histoire et la religion des bords du Nil viennent rejoindre celles de l'estuaire du
grand fleuve russe33. La mythologie égyptienne fonde le métamorphisme du
« Je » représenté dans les œuvres, narratives ou lyriques, ainsi que le
métamorphisme luxuriant de la prose khlebnikovienne34. Dans cette fonction de
motivation d'une technique de représentation verbale, la mythologie égyptienne est
puissamment relayée par la mythologie perse, dont les figures les plus
prestigieuses (Zarathoustra, le forgeron Kavé) portent l'espérance eschatologique
d'une résurrection spirituelle par l'insurrection, « l'orient de l'esprit », comme
l'écrivait déjà Xlebnikov dans son article-manifeste de 1908, Kurgan Svjato-
gora35. Le mythe perse est singulièrement revivifié au contact de la réalité
historique et géographique, lorsque, durant les années de guerre civile et de
révolution, le poète prend part à l'expédition de l'Armée rouge en Iran36. À ce moment
capital de sa vie et de son évolution littéraire, le budetljanin opère une subtile
fusion de la mythologie perse et de l'histoire russe par la médiation de son
double mythopoétique Stepán Razin, associé à la Perse dans les légendes
populaires russes. On constate donc, dans l'utilisation khlebnikovienne des récits
30. СЯ4:331.
31. « Ka »,СЯ4: 47-69.
32. Cf. le poème « Pa — видящий очи свои. . . » (Ra qui aperçoit ses yeux. . .), СП 3 :
138, par un jeu de langage également, le nom de Razin, l'illustre émeutier du XVIIe siècle, est
associé au nom antique de la Volga (Razin = Ra-zin, le fleuve Ra des yeux).
33. Le processus du déplacement massif de la mythologie égyptienne vers l'espace
culturel russe est bien mis en évidence par S. Mirsky dans son ouvrage Der Orient im Werk
V. Chlebnikovs, Munchen, 1975, p. 26-31.
34. Ce trait est relevé dans l'article de Mandeľštam déjà cité Sturm und Drang, p. 391.
Dans un poème figurant dans les brouillons de Doski Sud'by (les Planches du Destin),
Xlebnikov présente son «je » lyrique comme la réincarnation d'Aménophis IV, l'initiateur du culte
monothéiste d'Aton, le disque solaire (cf. Baran, art. cit., p. 82, n. 11).
35. НП: 321.
36. Cf. le cycle des poèmes iraniens dans l'œuvre du poète : « Труба Гуль Муллы »
(la Trompette de Gui Mullah), СП 1 : 233-245 ; « Навруз Труда » (le Nowruz du Travail)
СП 3 : 124-125 ; « Пасха в Ензели » (Pâques à Anzali), СП 3 : 126-127 ; « Каве-Кузнец »
(le Forgeron Kavé), СП 3 : 128-129 ; « Иранская песня » (Chanson iranienne), СП 3 : 130-
131 ; « Испаганский верблюд » (le Chameau d'Ispahan), ibid., p. 132-133 ; « Дуб Персии »
(le Chêne persan), СПЪ : 134 ; « Видите, Персы... » (Voyez, Perses...), СП 5 : 85.
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37. Quelques exemples : outre les mythes cosmogoniques orotches déjà mentionnés
ci-dessus, Xlebnikov annexe à l'épopée mythologique russo-asiatique la légende musulmane
du messie-menteur des derniers jours, le Veda, l'épopée indienne de Hiawatha littérarisée par
Longfellow et traduite par I. Bunin.
38. Cf. « Отрывок из Досок Судьбы » (Extrait des Planches du Destin), in
V. V. Xlebnikov, Собрание сочинений [CC], Munchen, W. Fink, 1972, t. 3, p. 472-473.
39. Cf. entre autres les poèmes « Всем » (À tous), СП 3:313-3 14, et « Еще раз, еще
раз. . . » (Encore une fois, encore une fois. . . ), СП 3:314.
40. Note inédite du poète, cité par V. P. Grigoťev dans Словотворчество и
смежные проблемы языка поэта, М., 1986, р. 79, п. 44.
41. Cf. le poème « Были вещи слишком сини... » (Les choses étaient trop
bleues...), СП 2 : 31-33 ; le long poème narratif « Внучка Малуши » (la Petite-fille de
Maluša), СП 2 : 63-76 ; « Сестры-молнии » (2-й парус) (les Frères-éclairs, 2e voile), СП 3 :
159-162 ; « Ладомир », СП 1 : 183-201).
LA POÉSIE COMME FABLE DU MONDE 675
le folklore russe, les contes, les croyances et les rites d'une paysannerie encore
attachée, à l'aube du XXe siècle, aux représentations ancestrales.
Le néopaganisme esthétique de Xlebnikov ressortit à la volonté du poète de
pourvoir son pays d'une « bible » slave, indigène, nationale, enracinée dans le
terroir russe, mais également coextensive à l'immense territoire de l'Empire
russe42. À ce désir ď« autochtonie » littéraire s'ajoute l'intention déclarée
d'opposer, dans le domaine philosophique et religieux, une conception du monde
réputée unitaire et intégrale à l'idéologie chrétienne défendue esthétiquement
par la majorité des symbolistes russes. L'antagonisme de deux esthétiques, l'une
fondée sur le « génie du christianisme », l'autre sur celui du paganisme, se
renforce de la lutte souterraine entre courant occidentaliste et tendances
nationalistes, slavophiles, dans le domaine artistique. Le paganisme poétique accentue
les traits de primitivisme et d'archaïsme qui caractérisent l'art russe dit d'avant-
garde dont Xlebnikov est précisément un des champions les plus résolus. Dans
ce combat littéraire qui vise à affirmer de nouveaux goûts, une nouvelle
sensibilité, il suffit parfois d'un nom réel ou inventé, pour signaler l'ensemble du
système : « Perun », « Rusalka », « Lada », « Svoboda Neuvjada », « Bereginja »,
« Vekinja », « Vremir' » etc. fonctionnent dans un poème comme les indices
d'un naturisme philosophique parce que la morphologie verbale révèle une
conception naturiste et énergétique de la langue qui dérive elle-même de la thèse
initiale du budetljanstvo, à savoir la complète indépendance de la parole
poétique dans son déploiement natif, spontané. La mythologie païenne slave
chez Xlebnikov est essentiellement un effet induit par l'activité propre d'une
langue rendue à ses virtualités créatrices. Il en sera question ultérieurement, dans
la partie consacrée à l'exercice de la « création verbale » (slovotvorčestvo)
comme principe de la mythopoièse khlebnikovienne.
Le mode de penser mythique, en tant que « principe génératif de
l'imaginaire et de la production du texte43 », produit également des mythes originaux
chez le futurien, qui sait à l'occasion reprendre et varier quelques-uns des grands
thèmes mythiques de la modernité : la ville (et non seulement la ville mythique
par excellence, Saint-Pétersbourg44, mais aussi Moscou45), lieu où s'épanche le
fantastique46, mais lieu aussi d'une pensée « projective » qui réélabore et
redistribue les éléments du byt, de la vie ordinaire urbaine, dans une perspective
utopique et eschatologique47, la révolution, ou plutôt l'insurrection (vosstanie),
chez le poète le plus radical du modernisme russe. Il ne s'agit ici que d'indiquer
quelques repères, en particulier dans le contexte littéraire et artistique russe
immédiat du début du XXe siècle.
d'Igor'
Dans
et Tmutorokan»,
une étude intitulée
M. J. Uspenskij
« Quelques
notait
données
déjà l'ancienneté
historiquesdusur
procédé
le Slovo
littéraire que constitue l'emploi de la mythologie païenne54. Déjà présent dans la
littérature russe des XIIIe et XIVe siècles, l'artifice va connaître une extension
considérable au XVIIIe siècle, à l'apogée de la mode pseudo-classique. Les
imitateurs et traducteurs des Occidentaux transporteront la mythologie gréco-
romaine dans les lettres russes, tandis que les fervents des antiquités nationales
recueilleront les vestiges d'une mythologie nationale dans les chants, légendes,
contes et byliny encore vivants dans la mémoire populaire. V. A. Levšin,
M. D. Čulkov et M. I. Popov, à la recherche de la mythologie russe, constituent
un corpus de légendes et de contes slaves et lancent la mode des récits mytholo-
gisants qui allait se perpétuer jusqu'à l'époque romantique55. Mais, et c'est le
trait le plus important du « mythologisme » esthétique, la passion pour les
antiquités nationales s'accompagne d'un combat pour la langue. Le thème païen est
inséparable d'une philologie elle-même articulée à une poétique des genres. Il
n'est pas étonnant que la longue recherche du grand poème héroïque entamée au
XVIIIe siècle ait abouti à l'épopée burlesque de Ruslan i Ljudmila56 que le
narrateur de Ka?, chez Xlebnikov, considère comme un outil herméneutique pour
scruter les énigmes du présent et du passé57. B. Èjxenbaum a montré le long
cheminement du principe philologique slave tout au long du XIXe siècle, avec
toutes ses vicissitudes, depuis l'école de A. Šiško v jusqu'au « néo-archaïsme »
des poètes modernistes, symbolistes et futuristes58. Dans cette lutte pour la
langue et la forme artistique écrivains, philologues et ethnographes ont apporté leur
contribution à la constitution d'une esthétique singulière, fondée sur l'idée de
l'indispensable solidarité entre invention artistique et mémoire nationale,
collective. Le symbolisme a donné une solide armature philosophique à cette coa-
lescence de la parole poétique et de l'âme nationale, le mythe étant conçu
comme le mode dynamique du symbole, lui-même émanation et expression
active, « énergétique » d'une communauté59. Il est peu probable que le lourd
appareil d'érudition d'un Vjačeslav Ivanov ait directement inspiré V. Xlebnikov,
même dans sa création orientée vers le mythe, mais ce qui les rapproche
indubitablement, comme l'a montré E. Ètkind, c'est une sensation immédiate de la
Plans, surfaces planes, chocs de points, cercle divin, angle d'incidence, faisceaux
de rayons s'éloignant d'un point en convergeant vers lui, voilà les blocs secrets de la
langue. Grattez le langage et vous apercevrez l'espace et son pelage77.
Mais cette ouverture sur l'espace cosmique est aussi une percée dans le ciel
des intelligibles : les sons primitifs sont les paradigmes dynamiques de
l'histoire, les « lettres » (dans la terminologie de Xlebnikov) qui engendrent les
événements dramatiques des guerres et révolutions contemporaines :
Èr, Ka, Èr et Gué
Ces combattants de l'alphabet
Ont été les acteurs de ces années,
Les preux de tous ces jours.
La volonté des hommes entourait leur force
Comme l'eau tombe des rames en gou telle ttes78.
La puissance mythique de l'alphabet79, selon le poète, réside dans cette
capacité générative : les lettres-idées (au sens platonicien du terme) produisent
la réalité. Mais les phonèmes sont d'abord des patrons générateurs pour la fable
elle-même, pour la production de la parole poétique. Les carnets et les brouillons
du poète le confirment : la séquence paradigmatique de dérivés lexicaux à partir
d'une même racine produit le poème mythique80. Maint récit à allure fabuleuse
procède du même schéma germinatif : un néologisme engendre une suite
d'actions cosmogoniques, ou apparemment telles :
Ончина кончины! Тутчина кончины!
Прилетами не сюда
Отшумели парусами,
Никогдавли навсегда.
Тотан завывающий в трубы
Ракушек морских
О скором приходе тотот.
Тотан умирающий грубо
и жемчуговеющий рот.
Слабыня мерцающих глаз,
Трупеет серебряный час8 ' .
Mais à l'épopée cosmique peuplée de monstres linguistiques ou aux
grandes fresques cosmogoniques en prose {Pesri Mirjazja, Iskušenie grešnika,
Xovun, etc.) s'opposent les courts poèmes où se ramasse en quelques lignes la
métaphysique khlebnikovienne : le lac du temps, au bord duquel frémissent les
roseaux « temporels » (« времыши-камыши/ На озера бреге/ Где каменя
временем/ Где время каменьем. . .82 »), une forêt de sapins parcourue par le vol
d'étranges « oiseaux du temps » (« Там, где жили свиристели,/ Где качались
тихо ели,/ Пролетели, улетели/ Стая легких времирей...83 »). C'est dans ces
77. « Зангези », СП 3 : 333 ; trad. fr. d'après Vélimir Khlebnikov, Zangezi et autres
poèmes, Paris, Flammarion, 1996, p. 303.
78. Ibid., p. 299-300.
79. Sur la déification de l'alphabet, cf. Grigor'ev, op. cit., p. 72, n. 29.
80. Cf. СП 2: 261-296.
81. « Морской берег » (Rivage marin), СП 3 : 281-282.
82. СП 2: 275.
83. НП: 118.
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88. CC 3 : 473.
89. CC 3:473.
90. Cf. l'article « В мире цифр » (Dans le monde des chiffres), CC 3 : 462.
91. Cf. l'article « Время мера мира » (le Temps mesure du monde), CC 3 : 446-447.
92. CC 3 : 472-473.
93. « В мире цифр », CC 3 : 462-463.
94. Cf. le récit « Скуфья скифа », СП 4 : 84.
95. СЯЗ:314.
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