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Syliane Malinowski-Charles
4
À Julie, ma fille
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Remerciements
Nous suivons les conventions de citation établies par les Studia Spinozana que l’on
trouve en appendice de chaque numéro.
Édition de référence :
- Spinoza Opera, publié par Carl Gebhardt, Heidelberg: Carl Winters Univer-
sitätsbuchhandlung, 1925, en 4 volumes. Les chiffres romains après le « G » indi-
quent le volume ; les chiffres arabes, la page.
Traductions utilisées :
- Pour toutes les œuvres à l’exception du Tractatus theologico-politicus et du Trac-
tatus de intellectus emendatione, nous utilisons la traduction de Charles Appuhn in
Œuvres complètes de Spinoza, traduction, introduction et notes par Charles Appuhn,
Garnier-Flammarion, 1964-1966 (première édition en 1904), 4 vol., en corrigeant le
cas échéant « affection » par « affect ».
Abréviations utilisées :
CM : Appendix, continens cogitata metaphysica
Cité par partie puis chapitre, et le cas échéant par sous-section.
Exemples de citation :
E 4A2 = Ethica, Pars IV, Appendix, Caput II.
E 2P44C1 = Ethica, Pars II, Propositio XLIV, Corrolarium I.
Ep : Epistolæ
KV : Korte Verhandeling
KS = Korte Schetz (sommaire).
1, 2 = Eerste, Tweede Deel (parties).
/1, /2, etc. = caput 1, caput 2, etc.
no 1, 2, etc. = paragraphes 1, 2, etc.
Adn 1, 2, etc. = adnotatio 1, 2, etc. (notes).
A = Appendix (premier appendice).
VMZ = Van de menschelyke Ziel (deuxième appendice).
Exemple de citation :
KV 2/4 no1 = Korte Verhandeling, Pars 2, Caput 4, §1.
Exemple de citation :
TIE 87 = Tractatus de intellectus emendatione, § 87.
TP : Tractatus politicus
Cité par chapitre puis paragraphe.
Exemple de citation :
TTP 16,3 = Tractatus theologico-politicus, Caput 16, § 3.
Introduction
Spinoza : le cercle et la ligne
Nous avons montré que l’idée vraie est simple ou composée de simples
[d’une manière telle] qu’elle montre comment et pourquoi quelque chose
est ou a été fait ; [nous avons montré également] que ses effets objectifs
dans l’âme procèdent en conformité avec l’essence formelle de l’objet. Ce
qui est la même chose que ce qu’ont dit les anciens, à savoir, que la science
vraie procède de la cause aux effets. À cela près que jamais, autant que je
sache, ils n’ont conçu, comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selon
des lois déterminées et comme une espèce d’automate spirituel3.
4 Cf. E 3P9 et S ; G II, 147-148 : « L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et
aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée
indéfinie et a conscience de son effort » (E 3P9), et « Il n’y a nulle différence entre l’Appétit
et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont
conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit
avec conscience de lui-même » (E 3P9S).
5 Lia Levy, L’automate spirituel, op. cit.
Introduction 11
6 KV 2/16, 5 ; G I, 83.
7
Comme le dit Wim Klever, « la connaissance doit se faire elle-même, s'instruire elle-même,
être autonome, auto-régulée, elle doit se reproduire elle-même, être contrainte par ses propres
nécessités, être régulière et stable sans événement contingent » (Wim N. A. Klever, « Quasi
aliquod automa spirituale », Proceedings of the First International Congress on Spinoza:
Spinoza nel 350º Anniversario della nascita, Urbino 4-8 ottobre 1982, dir. Emilia Giancotti,
Naples, Bibliopolis, 1985, p. 249-257, ici p. 251-252 ; notre traduction).
12 Introduction
avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des
travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à
d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup
de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même
l’entendement8 par sa puissance innée se forme des instruments naturels, à
l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellec-
tuelles et grâce à ces œuvres [il se forme] d’autres instruments, c’est-à-dire
le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en
degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse. Or, qu’il en soit
ainsi de l’entendement, c’est ce qu’il est facile de voir, pourvu que l’on
comprenne et ce qu’est la méthode de la recherche de la vérité et ce que
sont ces instruments innés, dont seuls il a besoin pour en fabriquer d’autres
afin d’aller plus avant9.
8 Note de Spinoza : « Par force innée, j’entends ce qui n’est pas causé en nous par des causes
extérieures ; nous l’expliquerons plus tard dans ma Philosophie ». Il est à remarquer que cette
note concerne en fait les quelques mots qui suivent, « par sa puissance innée [vi sua nativa] ».
9 TIE 31-32 ; G II, 13-14. Notons que le premier instrument envisagé aussitôt à la suite de
cette citation, c’est l’idée vraie, ce qui montre que ce passage expose bien la même thèse que
le paragraphe 85 cité plus haut, où il était question de la science que l’âme est capable de
déduire automatiquement à partir de la formation d’une idée vraie.
Introduction 13
10 Cf. F. Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. Chez lui, cette interrogation a
surtout pris la forme d’un questionnement sur la conciliation – à ses yeux impossible – entre
le Dieu de l’immanence et le Dieu qu’il considère comme « personnel », proche du « Dieu
des religions », de la cinquième partie de l’Éthique. Il va de soi que c’est cette deuxième
14 Introduction
vision du Dieu de Spinoza qui est erronée, car l’affectivité du rapport à Dieu se fonde sur
l’immanence de la causalité bien plutôt qu’elle ne la contredit.
Introduction 15
tion de la puissance individuelle. Du fait que les affects sont égaux dans tous
les modes – et même, comme nous le proposons, que ce sont les modes finis
sous une modification ultime, « médiate » –, on peut être certain de leur
adéquation foncière. C’est parce les affects sont la chose elle-même sous les
deux attributs (et non les modes d’un attribut affectif comme le croyait
Lasbax), qu’on a l’impression que ces attributs interagissent : en d’autres
termes, la causalité vécue (qui passe d’un attribut à l’autre) s’explique par
l’unité de soi éprouvée dans les affects.
La manière dont cette circularité causale des modes et de la subs-
tance s’applique dans l’expérience que fait l’homme des deux attributs qu’il
exprime lui fournit les moyens de prendre conscience de soi. Notre deu-
xième partie tente de comprendre le lien étroit entre le développement de sa
conscience de soi et l’éthique. Pourquoi la sphère de l’éthique et celle de la
conscience de soi convergent-elles, et pourquoi aussi la sphère de l’éthique,
à la différence de celle de la conscience de soi, est-elle restreinte aux
hommes ?
Commençant au chapitre IV par l’explication du fait que les es-
sences sont des degrés de puissance, c’est-à-dire des conatus plus ou moins
forts de maintenir le rapport essentiel qui définit leur identité individuelle,
notre deuxième partie montre que le projet éthique proposé par Spinoza peut
se comprendre comme un projet d’élargissement de la conscience, laquelle
passe de la simple conscience de soi donnée à toute chose par ses affects à la
conscience, proprement humaine, de la puissance individuelle, divine et de
toute chose. Telle est l’idée sur laquelle s’achève l’Éthique : « Le sage,
considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant,
par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des
choses, ne cesse jamais d’être et connaît le vrai contentement »11.
Car l’augmentation pour un être de sa puissance propre signifie une
augmentation de sa conscience, et vice-versa, sachant – comme nous le
montrons à travers l’analyse des occurrences de la notion de conscience de
soi sous la plume de Spinoza au chapitre V – que la « conscience » désigne
toujours chez Spinoza une idée de puissance. La conscience de soi, comme
toute sensation et tout affect, est une indication foncièrement vraie pour
l’individu de l’état de son être, mais elle a besoin d’être située causalement
dans le réseau adéquat qui la rattache à la puissance substantielle pour être
bien interprétée.
C’est, comme le montre le chapitre VI, ce que ne peuvent faire les
animaux et les êtres plus simples, bien que nombre d’entre eux soient ca-
pables d’affects ; et par conséquent la sphère de l’éthique est celle de la
sance que sont la raison et l’intuition. Nous défendons par conséquent une
lecture continuiste des deux genres de connaissance adéquate qui devient
une lecture circulaire, car le schéma de la déduction causale s’y applique :
interprétant le troisième genre de connaissance comme la modification,
l’effet, ou la déduction causale du deuxième, on doit alors considérer que la
transition de l’un à l’autre est tout aussi nécessaire et automatique que l’est
le progrès de l’âme. Faisant boucle sur elle-même, la connaissance part d’un
objet singulier pour y revenir, explorant dans son cheminement logique tout
ce qui est impliqué ou enveloppé dans son idée, et parvenant de ce fait à
connaître cet objet de manière plus parfaite, sous l’angle de son essence.
Le chapitre IX montre qu’à chaque moment de la connaissance adé-
quate, un affect, qui inclut également une conscience de puissance, explique
la naissance du désir de connaître de manière plus parfaite. La puissance des
deux attributs est connue dans toute idée vraie de chose singulière, et cette
idée enveloppe la certitude qui, à son tour, devient le sentiment d’éternité et
l’amour intellectuel de Dieu. Ces affects, à leur tour, constituent pour l’âme
une nouvelle source de désir de connaître encore plus, et son progrès devient
ainsi de plus en plus efficace, de plus en plus réellement automatique, c’est-
à-dire complètement déterminé par les lois propres qui sont celles de sa
nature spirituelle – et donc, complètement libre.
Ainsi, c’est la forme affective de la connaissance adéquate qui ex-
plique l’accession de l’âme à sa suprême béatitude, et les affects sont bien
des causes exclusivement efficientes. De plus, c’est paradoxalement en
renforçant la vision qu’on a du mécanisme de Spinoza qu’on saisit le mieux
la signification de son projet éthique. L’automatisme de l’âme, qui peut
impliquer la passivité la plus grande pour une âme très faible, peut égale-
ment signifier son activité la plus accomplie pour une âme qui a su se laisser
guider adéquatement par ses affects, c’est-à-dire plus exactement, par l’idée
de sa puissance propre – la conscience de soi – incluse dans ses affects.
Nous entendons montrer qu’à tous les niveaux, donc, tant dans la
connaissance inadéquate que dans la connaissance adéquate, la conscience
de soi qui fait fond à tout affect est donnée et justifie le passage de l’âme
d’un état à l’autre ainsi que son progrès dans la connaissance. C’est pourquoi
l’Éthique s’achève en identifiant connaissance suprême, joie suprême et
conscience suprême. Si cette conscience en laquelle consiste le salut selon
Spinoza n’était pas une joie éprouvée, et ce tout au long du parcours éthique
lui-même, elle ne serait pas un salut accessible, ou pas un salut humain.
Partie I
La circularité causale
comme principe dynamique
Chapitre I
La circularité causale dans le tout de la nature
La dynamique de la vie et de l’action est intrinsèquement reliée aux
mécanismes causaux qui expliquent le changement. Sans cause, point
d’effet : la progression en connaissance et en puissance d’un être a des
causes qui la justifient, au sens de la rendre possible et nécessaire. On ne
peut donc faire l’économie, pour saisir adéquatement quels sont les méca-
nismes du progrès individuel, d’une étude de la causalité elle-même et de la
manière dont l’ontologie immanentiste de la puissance fournit son fonde-
ment à l’éthique spinoziste. Car si tout est mécanisme, tout est lien de cause
à effet, et on peut mettre à jour certains enchaînements causaux jouant un
rôle prépondérant dans l’apparition d’un effet qui nous intéresse plus qu’un
autre. Or l’effet qui intéresse plus que les autres Spinoza, on le sait, c’est la
béatitude associée à la progression en connaissance et conscience de soi de
l’être humain. Il s’avère par conséquent nécessaire de comprendre le fonc-
tionnement de la causalité pour expliquer la dynamique de cette progression.
L’unité de l’infini et du fini dans le tout de la nature qu’est la subs-
tance unique, c’est-à-dire l’immanence de la causalité, permet de com-
prendre les modes finis comme les expressions sous une forme déterminée,
dans un attribut ou un autre, de la puissance infinie de détermination – c’est-
à-dire de la puissance qu’a la substance d’être déterminée d’une infinité de
manières. La causalité qui traverse la nature est ainsi à comprendre dans un
premier temps comme une expression de soi de l’infini dans le fini, comme
une causalité que nous appellerons « verticale »12 et qui, de plus, peut
s’envisager de manière « descendante », si l’on accepte de comprendre par là
la détermination progressive particulière – et non pas un jugement de valeur
sur le « bas » et le « haut ». Ce vocabulaire imagé, qui n’est pas de Spinoza,
nous accompagnera tout au long de ce chapitre pour illustrer avec plus de
clarté notre propos. Nous verrons précisément qu’à l’image d’une ligne
descendante doit se substituer tout d’abord celle d’un entrecroisement de
lignes perpendiculaires correspondant à une double causalité « verticale » et
« horizontale », puis, pour une compréhension intégrale du monisme spino-
ziste, celle du cercle dynamique d’une spirale le long de ces axes puisque la
causalité n’est pas seulement « descendante », mais également « ascen-
dante », et que la détermination des modes explique de manière interne
l’évolution ou la vie même de la substance dans la durée.
13 Ce chapitre reprend pour une bonne part notre article « La libre nécessité de la causalité
divine chez Spinoza » paru dans De Philosophia, 15/1, 1999, p. 13-32.
14 E 1Def1 ; G II, 45.
15 « Toute substance est nécessairement infinie », E 1P8 ; G II, 49.
16 E 1P11 ; G II, 52.
La circularité causale dans le tout de la nature 23
il ne se créait pas lui-même, bien que rien ne le causât non plus. Éternel et
cause première, il ne pouvait pas être dit cause de soi. Descartes, déjà, avant
Spinoza, avait étendu la causalité de Dieu à lui-même, mais avec des consé-
quences tout à fait différentes, du fait que son Dieu possédait un libre arbitre
absolu et restait en position de créateur vis-à-vis du monde. Mais en liant la
causalité à la nécessité de l’existence et de la production d’effets, comme il
l’a fait dès la première définition et dès l’axiome 3, Spinoza a donné à la
qualification de Dieu comme causa sui une ampleur philosophique entière-
ment nouvelle. En attribuant l’auto-causalité à Dieu, ou plutôt, en affirmant
l’existence nécessaire d’une substance cause de soi, laquelle ne pouvait a
fortiori qu’être appelée « Dieu », Spinoza a fait entrer la nécessité au sein
même du divin. À la différence de Descartes, l’unicité de la substance fait en
sorte que ce que la cause de soi produit reste en elle au lieu d’être à propre-
ment parler « créé » : Dieu est le tout, ou tout est en Dieu ; l’ontologie
spinoziste est à la fois panthéiste et panenthéiste. À la différence de Des-
cartes, encore, c’est par la nécessité de sa propre nature que Dieu, cause de
soi, existe, et la seule liberté qui soit est celle d’agir selon ce déterminisme
intrinsèque. Il n’existe donc ni libre arbitre, ni libre vouloir en Dieu.
Or cette nécessité concerne tout autant l’existence divine, que le fait
pour Dieu de produire une infinité de choses en une infinité de manières.
C’est pourquoi, à la lumière de cette notion de causalité, on peut voir un
cheminement unique dans les vingt-cinq premières propositions de
l’Éthique, aboutissant à l’affirmation-clé qu’« au sens où Dieu est dit cause
de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses »17 (E 1P25S). C’est à
l’explicitation de cette nécessité unique que visent toutes les déductions des
différents types de causalité qualifiant Dieu, c’est-à-dire les spécifications
visant à montrer en quel sens Dieu est cause, que l’on trouve jusqu’à la
proposition 25 incluse.
Car si la cause de soi est la substance, alors, bien évidemment,
« nulle substance en dehors de Dieu ne peut être donnée ni conçue »18 (E
1P14), et comme le premier corollaire de cette proposition le pose de ma-
nière plus tranchée encore, il s’ensuit qu’« il n’y a dans la nature qu’une
seule substance et qu’elle est absolument infinie »19. Il n’y a plus qu’un pas à
franchir pour énoncer la totalité du « panenthéisme », pas que fait naturelle-
ment Spinoza à la proposition 15 : « Tout ce qui est, est en Dieu et rien ne
peut sans Dieu être ni être conçu »20. Cette affirmation capitale, et scanda-
leuse pour ses contemporains comme pour les siècles suivants, est donc
préparée, on le voit, par des prémisses qui ne sont que des postulats, mais
dont l’enchaînement logique donne à la conclusion un caractère de nécessité
irrévocable. Si l’on accepte la première définition, qui est la définition de la
cause de soi, on met déjà un pied dans le système et on est contraint de se
laisser mener par lui jusqu’à l’identification de Dieu à la nature, cette identi-
fication étant à la fois celle d’un panthéisme et d’un panenthéisme.
Martial Gueroult21 distingue conceptuellement le « panenthéisme »
comme étant « l’immanence des choses à Dieu », que l’on vient d’identifier
dans les propositions 14 et 15, du « panthéisme » signifiant, inversement,
l’immanence de Dieu aux choses, qui est affirmée dans la très connue propo-
sition 18 selon laquelle « Dieu est cause immanente mais non transitive de
toutes choses »22. Le panenthéisme est la conception selon laquelle « Dieu ne
peut rien produire qu’il ne le produise en lui »23, conception niant la création
tout en poussant l’expressionnisme à son terme, et parachevant ainsi ce que
les doctrines de l’émanation, de type néoplatonicien en particulier, n’avaient
fait qu’esquisser. Les effets de Dieu sont en Dieu, ils en constituent les
modes, c’est-à-dire qu’ils sont les affections de la substance, ce qui
l’exprime24. Or, comme le dit bien Gueroult, le panenthéisme ainsi compris
implique nécessairement le panthéisme, c’est-à-dire l’identification de Dieu
et du monde. Étant cause de soi, Dieu est cause de tout, et il est de surcroît la
totalité de ce qui est, d’où son identification avec la nature25.
Le rappel de ces quelques éléments doit nous permettre de nous
représenter le schéma de la nature, dans l’ordre de sa déduction causale
« verticale descendante ». Celui-ci est d’abord donné par Spinoza dans le
Court traité, au chapitre VIII, lorsqu’il établit la distinction entre nature
naturante (Natura naturans) et nature naturée (Natura naturata).
chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu », E 1Def5 ; G II, 45.
25 Cette identification a fait scandale lorsque la formule « Deus sive natura » a été publicisée
à partir des textes retrouvés après la mort de Spinoza. Notons que l’on ne retrouve pas
exactement cette formule sous cette forme dans les œuvres de Spinoza publiées par Gebhardt,
où ce n’est pas la conjonction sive mais seu, un synonyme, qui exprime le « ou ». Voir
notamment : « Infinitum Ens, quod Deum, seu Naturam appellamus » : « cet être infini, que
nous appelons Dieu, ou la nature » (E 4Praef, G II, 206), et « Ratio igitur, seu causa, cur
Deus, seu Natura agit, et cur existit, una, eademque est » : « la raison ou cause qui fait que
Dieu, c’est-à-dire la nature, agit, et celle qui fait qu’il existe, est une seule et même raison »
(ibid.).
La circularité causale dans le tout de la nature 25
soin d’aucune autre chose que lui-même (tels les attributs que nous avons
jusqu’ici signalés), nous concevons clairement et distinctement, lequel être
est Dieu (...). Quant à la Nature naturée, nous la diviserons en deux, une
universelle et l’autre particulière. L’universelle se compose de tous les
modes qui dépendent immédiatement de Dieu (...). La particulière se com-
pose de toutes les choses particulières qui sont causées par les modes uni-
versels. De sorte que la Nature naturée, pour être bien conçue, a besoin de
quelque substance26.
La substance est constituée par les deux à la fois : la substance, ou Dieu, est
bien le « tout de la nature » ou « la nature totale », totius Naturae (et non pas
seulement la nature naturante27), du fait de l’immanence de la première à la
seconde. La nature peut donc être envisagée en tant que puissance produc-
trice infinie (les attributs de la substance, qui « contiennent » tous les modes
découlant de chacun d’eux), ou bien en tant que production déterminée (« le
mode »28), ce mode pouvant à nouveau être considéré dans son infinité (la
nature naturée universelle) ou bien dans sa particularité (la nature naturée
particulière).
26 KV 1/8 no 1 ; G I, 47. Sur la distinction entre les deux manières d’envisager la nature, cf.
également E 1P29S : « On doit entendre par Nature Naturante, ce qui est en soi et est conçu
par soi, autrement dit ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et
infinie, ou encore (Coroll. 1 de la Proposition 14 et Coroll. 2 de la Prop. 17) Dieu en tant
qu’il est considéré comme cause libre. Par Nature Naturée, j’entends tout ce qui suit de la
nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de celle de chacun de ses attributs, ou encore
tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont
en Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues » (E 1P29S ; G II, 71).
27 Cette précision peut être utile dans la mesure où Spinoza ne prend pas toujours la peine de
préciser « Dieu en tant qu’il est considéré comme absolument infini », par exemple, pour
désigner la nature naturante, de sorte qu’on pourrait croire à tort que les termes de Dieu ou de
substance ne désignent que cette nature productrice – et l’ambiguïté est apparente dans de
nombreux ouvrages de la littérature secondaire jusqu’aux années 1980. Cette identité entre la
substance (ou Dieu) et le « tout de la nature », également rendu en français dans les traduc-
tions par « la nature entière » ou « la nature totale », est exprimée en des termes très éloquents
par James Collins : « Pour ce qu’il en est de la paire elle-même, Spinoza l’utilise pour mar-
quer une distinction qui n’équivaut jamais à une dissolution de l’unité de la nature. L’usage
de natura naturans / natura naturata signifie avant tout une association active ou un entre-
maillage de toutes les composantes de la nature. Il correspond par conséquent au sens premier
et le plus adéquat du « tout de la nature ». Il manquerait quelque chose à la complétude de la
nature si seul un des membres de la relation était présent. C’est cette composition active
intrinsèque qui évite un rétrécissement de l’intégrité de la nature. Celle-ci admet d’être
différenciée, mais pas d’être conçue de manière absolue dans un seul de ses deux principes,
naturant ou naturé » (J. Collins, Spinoza on Nature, Carbondale & Edwardsville, Southern
Illinois University Press, 1984, p. 46-47 ; notre traduction).
28 Le singulier est à noter dans la définition du mode que donne Spinoza au début de
l’Éthique, qui est bien la preuve que cette définition n’est pas que celle des choses finies, mais
aussi de l’unité que constitue l’être déterminé constituant la réalité donnée des attributs
divins : « Per modum intelligo substantiae affectiones, sive id, quod in alio est, per quod
etiam concipitur » (E 1Def5 ; G II, 45).
26 La circularité causale
Pour les exemples que vous demandez, ceux du premier genre sont pour la
Pensée, l’entendement absolument infini, pour l’Étendue le mouvement et
le repos, ceux du deuxième genre la figure de l’univers tout entier qui de-
meure toujours la même bien qu’elle change en une infinité de manières 29.
effet sont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et
déterminée (Coroll. de la Prop. 25, p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment
la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée » (E
3P6D ; G II, 146).
La circularité causale dans le tout de la nature 27
Une chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui est finie et
a une existence déterminée, ne peut exister et être déterminée à produire
quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par
une autre cause qui est elle-même finie et a une existence déterminée ; et à
et celui des “causes externes” se retrouve dans l’Éthique. Le premier ordre est celui de la
production éternelle, non seulement des modes infinis mais aussi des essences finies “à
produire”. Le second ordre est celui de la production dans le temps des modes finis existant
en acte et qui se succèdent à l’infini » (C. Troisfontaines, « Liberté de pensée et soumission
politique selon Spinoza », Revue philosophique de Louvain, vol. 84 nº 62, 1986, p. 187-207,
note 13 p. 194).
La circularité causale dans le tout de la nature 29
son tour cette cause ne peut non plus exister et être déterminée à exister et à
produire cet effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet
par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et ainsi à
l’infini44.
Tout ce qui est déterminé à exister et à produire quelque effet, est détermi-
né de la sorte par Dieu (Prop. 26 et Coroll. de la Prop. 24). Mais ce qui est
fini et a une existence déterminée n’a pu être produit par la nature d’un at-
tribut de Dieu prise absolument ; car tout ce qui suit de la nature d’un attri-
but de Dieu prise absolument est infini et éternel (Prop. 21)45. Cette chose a
donc dû suivre de Dieu ou d’un de ses attributs, en tant qu’on le considère
comme affecté d’une certaine modification ; car, en dehors de la substance
et des modes, rien n’est donné (Axiome, I, Déf. 3 et 5), et les modes (Co-
roll. de la Prop. 25) ne sont rien sinon des affections des attributs de
Dieu46.
C’est non pas l’indépendance l’une envers l’autre des deux chaînes causales,
mais leur identité et interdépendance qui permet de comprendre
l’immanence de la causalité divine. C’est précisément parce que Dieu est
44 E 1P28 ; G II, 69.
45 Il s’agit évidemment des modes infinis immédiats.
46 E 1P28D ; G II, 69. C’est nous qui soulignons « en tant que ».
47 E 1P28D ; G II, 69.
30 La circularité causale
une contradiction insurmontable cependant : « L’interprétation restera dans l’impasse tant que
l’on ne parviendra pas à mettre en relation ces deux points de vue différents l’un avec l’autre.
Si l’on n’y parvient pas, c’est que l’affirmation soutenue par beaucoup d’interprètes selon
La circularité causale dans le tout de la nature 31
Dieu, puissance infinie, doit être la cause de la totalité de l’être, sans quoi il
ne saurait être infini. Mais il importe de saisir que ce n’est pas seulement en
tant qu’on le considère absolument qu’il est cause (la puissance infinie, qui
est l’essence de la substance et qui est exprimée selon les attributs, est cause
« verticale » de l’essence des choses), mais aussi en tant qu’il est affecté
d’une modification finie (pour causer « horizontalement » l’existence des
êtres finis).
laquelle Spinoza professe une double détermination des individus est juste, à savoir une
détermination “verticale” par l’essence et les choses fixes et éternelles, comme le suppose
l’idée d’une philosophie déductive, et une détermination “horizontale” par les autres choses
finies dans l’ordre de l’ordo naturae, car c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre
l’existence de choses finies en Dieu. Il faut donc souligner que l’introduction d’une causalité
finie ou de l’expression “Dieu, en tant qu’il est modifié d’une modification finie” est une idée
contradictoire en elle-même, que par conséquent une rupture impossible à surmonter s’est
insérée dans le système et dans toutes ses parties, par laquelle on voit que la tentative de
Spinoza de connaître la réalité et sa raison la plus profonde a échoué » (M. Walther, Metaphy-
sik als Anti-Theologie. Die Philosophie Spinozas im Zusammenhang der religionsphiloso-
phischen Problematik, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1971, p. 69 ; notre traduction).
51 TTP 1, 27 ; G III, 28.
32 La circularité causale
52 Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin,
1996, p. 163-164.
53 Ibid., p. 163-164.
54 On consultera également à l’appui de cette hypothèse le livre d’Henri Laux, Imagination et
religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin, 1993, et l’article de Bernard
Rousset, « L’être du fini dans l’infini selon l’Éthique de Spinoza », Revue Philosophique,
1986, 2, p. 223-247.
La circularité causale dans le tout de la nature 33
prend mal, comme si la vision était encore fragmentaire, ce qui unifie le réel
dans son changement, ce qui fait passer la nature d’un instant à l’autre, d’un
mode à l’autre, bref ce qui se joue dans la causalité horizontale et explique
son fonctionnement. Une vision trop descendante et verticale de la causalité
nous paraît radicalement insuffisante, tandis que tout prend sens si l’on
admet que la causalité des modes envers la substance « fait boucle » avec la
causalité déductive de la substance envers les modes, précisément puisque
l’un et l’autre sont le même être, simplement envisagé de manière différente.
Cette causalité circulaire qui se déploie de manière progressive dans la durée
est précisément ce qui constitue la causalité « horizontale » des modes finis
les uns envers les autres.
Ainsi la question doit-elle déjà être posée : une fois que nous
sommes au niveau des choses finies, ne constate-t-on pas une certaine
autonomie de leur ordre causal ? Lorsque nous parlons ici d’autonomie, nous
ne voulons pas dire que les choses singulières seraient « libres » d’une
manière ou d’une autre, puisque, comme nous l’avons vu, elles sont au
contraire nécessairement déterminées par autre chose qu’elles-mêmes, et
donc contraintes. Mais cette contrainte provient précisément de
l’enchaînement mécanique des causes que sont les autres choses finies, et cet
ordre de causalité qui régit l’ensemble de leurs rapports est celui des lois de
la nature selon chaque attribut. Or ces lois de la nature sont l’expression de
la liberté de Dieu, sont le produit de sa volonté ; l’ordre causal horizontal est
par conséquent libre. La coïncidence parfaite de la causalité horizontale et de
la causalité verticale divines doit dépendre du fait que la liberté divine
substantielle se transmue en « contrainte » du point de vue des modes finis
sans contradiction. L’ontologie spinoziste parvient-elle à maintenir cet
accord ?
La définition de la liberté, ou plutôt, d’une chose libre, puisqu’il ne
peut être donné de définition que d’êtres existants, est l’une des premières de
l’Éthique, et elle est d’emblée expliquée en rapport avec son opposé, qu’une
incise permet de saisir comme étant la contrainte plutôt que la nécessité.
Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est
déterminée par soi seule à agir : cette chose est dite nécessaire ou plutôt
contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque
effet dans une condition certaine et déterminée 55.
certaine forme plutôt qu’une autre. Comme nous venons de le voir, c’est le
statut de toute chose finie existante que d’être déterminée à exister d’une
manière certaine et déterminée par autre chose qu’elle, un autre mode fini.
Tous les modes singuliers sont entièrement déterminés par autre chose
qu’eux-mêmes, puisque par définition ils sont « dans une autre chose, par le
moyen de laquelle [ils sont] aussi conçus »56 (E 1Def5). Dieu à l’inverse est
seul cause libre, parce que « Dieu agit par les seules lois de sa nature et sans
subir aucune contrainte »57. Mais cette liberté n’est en aucun cas l’absence
de nécessité, ou de détermination : c’est seulement l’absence de détermina-
tion par autre chose que soi. Par définition là encore, le Dieu qui constitue la
totalité de l’être et la cause de soi est donc nécessairement libre, puisqu’il
n’existe rien en dehors de lui.
Cette liberté implique la nécessité et n’a rien à voir avec un quel-
conque libre arbitre, que Spinoza nie formellement tant pour les êtres hu-
mains58 que pour Dieu :
Bien que, d’une volonté donnée ou d’un entendement donné, suivent une
infinité de choses, on ne peut pas dire pour cela que Dieu agit par la liberté
de la volonté59.
Aucune volonté, pas même divine, ne se fixe arbitrairement des fins vers
lesquelles elle tendrait alors « librement » ; la liberté est une détermination
interne ou autonome excluant tout libre arbitre et tout dessein. Cette idée au
fondement de toute l’ontologie spinoziste était déjà énoncée sans ambiguïté
dans le chapitre IV de la première partie du Court Traité, « De l’action
nécessaire de Dieu » :
Cela découle encore suivant nous de la définition de la cause libre que nous
avons posée ; libre non en ce sens qu’elle peut faire ou ne pas faire quelque
chose, mais en ce sens qu’elle ne dépend de rien d’autre, de sorte que tout
ce que fait Dieu, il le fait et l’exécute en sa qualité de cause souverainement
libre. Si donc il avait fait les choses auparavant, autrement qu’elles ne sont
exposée dans l’appendice de la première partie de l’Éthique. Cf. également E 2P48 : « Il n’y a
dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela
par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une
autre, et ainsi à l’infini » (G II, 129).
59 E 1P32C2 ; G II, 73. Notons que Spinoza développe sa critique des conceptions tradition-
60 KV 1/4 no 8 ; G I, 39.
61 E 2P49S ; G II, 131.
62 E 1P34 ; G II, 76.
63 E 1P35 ; G II, 77. Jean-Marc Gabaude propose des analyses éclairantes sur ce point :
« [Dans l’affirmation] que tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe une nécessité et une
vérité éternelles (TTP VI, Pléiade p. 751), le terme vouloir signifie ici produire nécessaire-
ment. Ce que le Dieu spinozien produit ou détermine, ce sont les modes ; et l’idée des modes
enveloppe une nécessité et une vérité éternelles, sans restriction ». Cf. J.-M. Gabaude, Liberté
et raison. La liberté cartésienne et sa réfraction chez Spinoza et Leibniz, vol. II, Philosophie
compréhensive et nécessitation libératrice, Toulouse, Association des publications de
l’Université de Toulouse-Le-Mirail, 1970, p. 80. Voir également p. 82-83, « Critique spino-
ziste de la possibilité », sur la différence entre Spinoza et Leibniz.
36 La circularité causale
existe vraiment, c’est le réel, et ce réel est Dieu, qui est à la fois tout et cause
de tout. De plus, il n’y a effectivement aucune contradiction à affirmer à la
fois que Dieu est libre et que les modes finis sont contraints. Le fait que la
contrainte elle-même s’opère selon des lois régissant la totalité d’une nature
libre permet d’envisager son ordre causal comme libre lui aussi. Puisque la
seule « téléologie » ou « finalité » de la nature est celle de se produire elle-
même indéfiniment, il nous faut conclure que de même que la causalité
« verticale » descendante est libre (et nécessaire), de même la causalité
horizontale l’est elle aussi. Par cette conception, Spinoza affiche une vision
essentiellement dynamique de l’être, un vitalisme foncier que Sylvain Zac,
notamment, a su analyser de manière remarquable64. Loin d’être une chi-
mère, la liberté qui, en Dieu, est sa détermination par lui-même, est donc
l’action elle-même, la force active, la puissance absolue sans potentialité, ce
qui fait que l’être est tel qu’il est. Les rouages de ce dynamisme commencent
à être percés : à partir du moment où l’on quitte la vision exclusivement
verticale descendante de la causalité des essences, on quitte aussi le point de
vue de l’éternité. La causalité horizontale de la détermination à l’existence
d’un mode fini par les autres modes finis se joue dans la durée, et implique
une évolution, ce qui rétrospectivement signifie un mouvement « vital » pour
la substance.
Or, l’éthique spinoziste implique elle aussi une évolution, le passage
pour le sujet humain d’un état inférieur d’être et de puissance à un état
supérieur. Il doit y avoir progression. Comment utiliser les mécanismes
mêmes de la nature pour les orienter vers ce que Spinoza appelle la sagesse
ou la béatitude ? Comment transformer la contrainte externe en principe
libre de développement, c’est-à-dire en automatisme ? Puisque l’homme est
un mode de deux attributs, l’étendue et la pensée, il convient de comprendre
comment la circularité causale se joue au niveau de ces deux attributs. Le
pouvoir de chaque être sur sa propre substance et sa propre puissance finie
doit être légitimé théoriquement par une ontologie permettant à chaque
modification de l’étendue et de la pensée de rétroagir directement sur la
substance, assurant l’unité vécue du mode fini dans les deux attributs.
64 Citons seulement quelques lignes sur ce point : « L’idée de “vie” joue un rôle de première
importance dans la philosophie de Spinoza. On peut centrer tous les thèmes spinozistes autour
de la notion de vie : Dieu est la vie même ; l’étendue, attribut de Dieu, constitue un dyna-
misme vivant ; toutes les choses vivent en Dieu et sont animées à des degrés différents ; les
êtres vivants ne sont pas des machines et comportent des caractères d’individualité, d’unicité,
de spécificité et d’adaptation ; la raison, conscience adéquate de soi-même, des choses et de
Dieu, est la “vraie vie de l’esprit” ; l’éternité est une “éternité de vie” et non une “éternité de
mort” ; la sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ; la société politique, une des
conditions indispensables de la vie philosophique, est une “nature vivante” ». Sylvain Zac,
L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963, p. 15-16, c’est nous qui
soulignons. Cf. en particulier tout le premier chapitre, « Dieu est la vie », p. 17-56.
Chapitre 2
La circularité causale et l’unité des attributs
2.1. L’égalité des attributs
2.1.1. L’autonomie des attributs
Nous venons de voir que l’unité des deux chaînes causales, celle des
essences et celle des existences, résidait essentiellement dans le fait que la
seconde se déployait selon les lois de la nature, produits de la première.
Toutefois, puisque chaque attribut exprime l’essence infinie de Dieu sous
une forme particulière, les lois correspondant en chacun à leur mode infini
immédiat doivent être différentes et autonomes les unes des autres. Spinoza
explique clairement le rôle des lois du mouvement et du repos (qui sont les
modes infinis immédiats de l’attribut étendue) dans sa théorie générale des
corps entre les propositions 13 et 14 de la deuxième partie de l’Éthique. Une
causalité du même ordre est à l’œuvre dans l’attribut pensée dont les lois
sont celles de l’intellection, l’entendement infini divin étant le mode infini
immédiat de l’attribut pensée. Si dans chaque attribut, y compris ceux qui
nous sont inconnus, se manifeste une causalité substantielle unique, il reste
que chaque attribut est autosuffisant pour rendre compte des modifications
de la substance dans son ordre, et que celles-ci n’ont aucun rôle causal direct
sur celles des autres attributs.
Cette idée essentielle est énoncée par Spinoza au scolie de la propo-
sition 7 de la deuxième partie de l’Éthique :
Aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes du
penser nous devons expliquer l’ordre de la Nature entière (totius naturae),
c’est-à-dire la connexion des causes par le seul attribut de la Pensée ; et en
tant qu’elles sont considérées comme des modes de l’Étendue, l’ordre de la
nature entière doit être expliqué aussi par le seul attribut de l’Étendue, et je
l’entends de même pour les autres attributs65.
comme le répète souvent Spinoza), sans que l’une soit la cause de l’autre,
toutes étant au contraire les effets simultanés de la même déduction d’être.
Cette indépendance des modes au sein de chaque attribut renvoie à
ce que l’on appelle traditionnellement le « parallélisme » des attributs, selon
une expression utilisée par Leibniz à propos de Spinoza66. L’expression
« parallélisme » désigne bien le fait que les modifications apparaissent
simultanément dans chaque attribut, comme effets de la même causalité
immanente, mais il faut aussi s’en méfier car elle tend à faire croire que les
modifications renvoient elles-mêmes à des substances ontologiquement
différentes, en nombre tout aussi infini que l’infinité des attributs, alors que
ce sont toujours les modifications infinies de la même substance. Chantal
Jaquet a récemment attiré l’attention sur les risques inhérents à l’emploi de
cette expression que Spinoza n’a pas forgée lui-même67. Elle propose de la
remplacer par un terme qu’on retrouve dans l’Éthique pour désigner
l’expression de soi de la substance dans tous ses attributs, et que Spinoza
désigne lui-même ainsi : l’égalité des attributs. En réalité, l’interprétation
que nous mettrons de l’avant dans ce qui suit s’accommode fort bien du
terme de « parallélisme », une fois celui-ci épuré du risque de contresens qui
pourrait l’accompagner chez un lecteur néophyte. Toutefois, en accord avec
l’idée qu’il est préférable d’utiliser à propos d’un auteur son propre vocabu-
laire plutôt qu’une terminologie d’emprunt, nous jugeons approprié
d’employer l’expression « égalité des attributs » en remplacement de celle
de « parallélisme des attributs ». Ce choix ne nous conduit pas pour autant à
endosser en même temps que ce changement terminologique l’intégralité de
l’interprétation proposée par Chantal Jaquet des modes, dont il nous semble,
comme nous le montrerons à la fin de ce chapitre, qu’elle va un peu trop
loin.
L’énoncé que donne Spinoza de cette égalité des attributs est fourni
dans la proposition 7 de la seconde partie de l’Éthique. Appuhn la traduit
ainsi : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la
connexion des choses »68. Mais nous suivrons la traduction de Pierre Mache-
rey par « L’ordre et la connexion des idées est la même chose que l’ordre et
la connexion des choses », en accord avec sa très éclairante justification :
66 Leibniz, G. W., Considérations sur la doctrine d’un esprit universel, in Die Philosophische
Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. J. Gehrardt, 7 vol. Berlin, 1875-1890, vol. VI,
p. 533, l. 16.
67 Chantal Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza,
G II, 89).
Circularité causale et unité des attributs 39
Il faut s’arrêter plus longuement sur la proposition 7 qui est l’un des pas-
sages les plus significatifs de toute l’Éthique69. Avant même de chercher à
en comprendre le sens, il faut d’abord apprendre à la lire correctement. Mot
à mot, elle se traduit de la manière suivante : « L’ordre et la connexion des
idées est le même que l’ordre et la connexion des choses » (ordo et con-
nexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum). Prête à ambiguïté la
formule autour de laquelle s’articule cet énoncé : « est le même que » (idem
est ac). Exprime-t-elle le rapport entre deux ensembles indépendants,
l’ordre et la connexion des idées d’une part et l’ordre et la connexion des
choses d’autre part, qu’elle ferait alors concevoir comme des ensembles
égaux au sens de l’équivalence ? S’il en était ainsi, il faudrait proposer une
autre traduction de l’énoncé de cette proposition, disant que les deux en-
sembles d’ordre et de connexion, ceux des idées et ceux des choses, « sont
les mêmes ». Mais Spinoza a écrit : ordo et connexio idearum idem est (et
non pas iidem sunt) ac ordo et connexio rerum, l’alternative étant ici non
seulement entre le singulier et le pluriel, mais entre le neutre (idem signi-
fiant alors « le même » au sens de « la même chose ») et le masculin (idem
qualifiant alors directement chacun des deux ensembles que seraient l’ordre
et la connexion des idées et l’ordre et la connexion des choses, ce qui n’est
possible que pour ordo, qui est un substantif masculin, mais ne l’est pas
pour connexio, qui est un substantif féminin). Au plus près de sa rédaction
textuelle, cette proposition 7 s’énonce donc ainsi : « L’ordre et la con-
nexion des idées est la même chose (ou encore : n’est rien d’autre, nihil
aliud est) que l’ordre et la connexion des choses »70.
69 Note interne au texte : « Elle a 11 occurrences dans la suite de l’ouvrage (dans les parties II,
III et IV), son corollaire en comportant lui-même 6, et son scolie 4 ».
70 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité mentale,
71 H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza. Unfolding the latent processes of his reasoning,
Schocken Books, New York, 1969, Tome I, p. 142-157.
72 M. Gueroult, op. cit, tome I, Appendice Nº 3 : « La controverse sur l’attribut », p. 428-461.
73 Selon Gueroult (ibid., p. 431 § IV et n. 8), cette interprétation, qu’il qualifie indistinctement
de formaliste, idéaliste ou subjectiviste, a été formulée pour la première fois par l’hégélien
Johann Eduard Erdmann dans Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der neuern
Philosophie (Leipzig, E. Frantzen's Buchhandlung, F. C. W. Vogel, 7 vol., 1834-1853 ;
facsimile Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1977 ; I, 2, 1836, p. 60 sqq.). On la
retrouve sous une forme approximativement identique notamment chez Frederick Pollock
(Spinoza, His Life and Philosophy, Londres, 1880, p. 175-179), Constantin Brunner, Materi-
alismus und Idealismus (1927, 2e éd. Köln-Berlin, Kiepenheuer & Witsch, 1959), et Harry
Austryn Wolfson (op. cit.).
Circularité causale et unité des attributs 41
Wolfson, comme dans à peu près tout son ouvrage, prend la peine de présen-
ter la divergence d’interprétation concernant les attributs divins comme un
problème déjà présent au Moyen Âge dans la pensée juive. L’alternative
traditionnelle oppose une conception où les attributs sont seulement in
intellectu, c’est-à-dire seulement un mode subjectif de la pensée (sa posi-
tion), à une conception où les attributs existent extra intellectum et sont
réellement ce dont la substance est composée : en somme, comme le dit
Wolfson, il s’agit de savoir si les attributs sont inventés par l’esprit, ou
découverts par lui. D’après lui, il n’y a aucune ambiguïté :
dans laquelle Spinoza revient sur la définition qu’il lui a donnée des termes
« substance » et « attribut » :
78 Ep 9 ; G IV, 46.
79 E 1P10S ; G II, 52. Wolfson y voit la confirmation que même si les attributs nous apparais-
sent comme distincts, ils ne le sont pas réellement (op. cit., p. 155-156). Pourtant, la seule
inférence que tire Spinoza du début de ce scolie est qu’il n’existe pas plusieurs êtres, c’est-à-
dire plusieurs substances. Il ne dit pas qu’il n’existe pas réellement plusieurs attributs.
80 Outre Gueroult déjà cité, et qui s’appuie grandement sur Lewis Robinson (Kommentar zu
Spinozas Ethik, Leipzig, Felix Meiner, 1928), on peut citer, parmi ceux qui ont réfuté
l’interprétation subjectiviste : James Martineau (A study of Spinoza, London, Macmillan &
Co, 1882, p. 187), Victor Delbos (Le spinozisme. Cours professé à la Sorbonne en 1912-
1913, Paris, Vrin, 1993, p. 47 sq.), Errol E. Harris (Salvation from Dispair. A Reappraisal of
Spinoza’s Philosophy, La Haye, Nijhoff, 1973, p. 50), et Allan Hart (Spinoza’s Ethics, part I
and II. A Platonic Commentary, Leyde, Brill, 1983, p. 18 sq.). On voit par là que cette
question, quoiqu’elle mérite encore notre intérêt, est déjà ancienne.
Circularité causale et unité des attributs 43
autres et existants, n’est aucunement en contradiction avec les textes cités ci-
dessus ou avec les autres allégués81. Même, il est surprenant que les tenants
de l’interprétation subjectiviste n’aient pas admis que dans la lettre 9 à
Simon de Vries comme dans la suite du scolie de la proposition 10, Spinoza
affirme une chose qu’il leur est difficile de justifier : le principe selon lequel
plus un être a de réalité et de puissance, plus il a nécessairement d’attributs.
D’où le fait qu’à la substance absolument infinie, on doive conférer néces-
sairement une infinité d’attributs. Citons seulement la suite immédiate de ce
scolie de la proposition 10 auquel renvoyait Wolfson, certainement plus au
détriment de sa thèse qu’à son service :
Il s’en faut donc de beaucoup qu’il y ait absurdité à rapporter plusieurs at-
tributs à une même substance ; il n’est rien, au contraire, dans la nature de
plus clair que ceci : chaque être doit être conçu sous un certain attribut et, à
proportion de la réalité ou de l’être qu’il possède, il a un plus grand nombre
d’attributs qui expriment et une nécessité, autrement dit une éternité, et une
infinité ; et conséquemment aussi que ceci : un être absolument infini doit
être nécessairement défini (comme il est dit dans la Définition 6) un être
qui est constitué par une infinité d’attributs dont chacun exprime une cer-
taine essence éternelle et infinie82.
81 Cf. l’analyse de Gueroult de E 1P4, E 1P32 et CM 1,3 (op. cit., p. 436-438). Seul un
passage des Pensées métaphysiques affirme qu’entre les attributs il n’y a qu’une différence de
raison (CM 2,5, §4, I, 258, 1-2), mais on peut, avec Gueroult, reconnaître que c’est un
élément qui ne concorde pas avec les écrits postérieurs de Spinoza, et qu’il faut donc aban-
donner comme n’étant pas réellement sien (comme on le sait, les Cogitata Metaphysica ont le
statut ambigu de présenter alternativement la pensée de Descartes et celle de Spinoza, et la
coutume est de n’en accepter que ce qui s’accorde clairement avec les affirmations contenues
dans ses autres ouvrages).
82 E 1P10S ; G II, 52.
83 Cf. Louis Millet, Spinoza, Paris, Bordas (coll. « Pour connaître »), 1986, p. 65-68.
84 E 1Ax6 ; G II, 47.
44 La circularité causale
85 Cf. notamment E 1P30D (G II, 71) : « Une idée vraie doit s’accorder avec l’objet dont elle
est l’idée (Axiome 6), c’est-à-dire (comme il est connu de soi), ce qui est contenu objective-
ment dans l’entendement doit être nécessairement donné dans la Nature » et E 2P44D (G II,
125) : « Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses vraiment (Prop. 41), savoir
(Ax. 6, p. I) comme elles sont en elles-mêmes ».
86 « Il appartient à la nature d’une substance d’exister », E 1P7 ; G II, 49.
87 E 1P8S2 ; G II, 50, c’est nous qui soulignons. C’est pour cette raison que Spinoza pouvait
écrire : « Je ne puis pas, après avoir compris la nature de Dieu, me le représenter par fiction
comme existant ou n’existant pas », TIE 53 ; G II, 20. La même idée est également exprimée
dans la lettre 4 à Oldenburg, où Spinoza dit encore plus clairement que les attributs sont
conçus par eux-mêmes, alors qu’il répond à la difficulté qu’a Oldenburg d’accepter sa preuve
de l’existence de Dieu à partir de son idée : « Je dirai donc, en ce qui concerne la première
objection, que de la définition d’une chose quelconque ne suit pas l’existence de cette chose ;
cela suit seulement (comme je l’ai montré dans le scolie joint aux trois propositions) de la
définition ou de l’idée d’un attribut, c’est-à-dire (ainsi que je l’ai amplement expliqué à
Circularité causale et unité des attributs 45
L’objection, légitime pour les modes, que l’on ne peut tirer de l’idée vraie
d’une chose la preuve de son existence extra intellectum, n’est donc pas
recevable lorsqu’il s’agit de la substance et de ce qui la fait connaître ou qui
la rend intelligible en elle-même, à savoir ses attributs.
Autrement dit, il est impossible dans le cadre de la métaphysique et
de la théorie de la connaissance spinozistes de prétendre que la différence
entre les attributs n’est qu’une perception de l’entendement à laquelle ne
correspond aucune différence ontologique. Lorsque l’on saisit que l’essence
de la substance n’est autre que sa puissance, on peut très bien comprendre
pourquoi l’interprétation réaliste est fidèle à Spinoza. En effet, cette puis-
sance unique et absolument infinie qui est celle de la substance est mieux
caractérisée si on lui accorde une infinité d’attributs infinis, qui correspon-
dent à des manières réellement différentes de s’exprimer dans l’être. Ce que
mettent en relief les citations données par les tenants de l’interprétation
subjectiviste, c’est seulement ce fait que les choses concrètes que l’on peut
envisager sous un attribut ou l’autre ne sont pas des êtres individuels dis-
tincts dans un attribut ou l’autre, tout comme l’infinité des attributs de la
substance n’implique pas une division de celle-ci en parties. Même si c’est
une chose unique qui se diffracte différemment selon l’attribut considéré,
cette diffraction de l’être donne des modes réellement différents.
En l’occurrence, pour ce qu’il en est des deux attributs que nous
connaissons, la pensée et l’étendue, on peut très bien saisir que la puissance
infinie de former des idées soit un type d’être réellement différent de la
puissance infinie de se mouvoir ou d’être au repos, sans que ces manières
d’envisager l’essence de la substance en fassent pour autant des essences
autres que la puissance, unique et infinie. Par conséquent, de la même ma-
nière que la distinction entre les attributs est réelle et qu’ils existent réelle-
ment, la distinction entre les modes au sein de chacun de ces attributs est
réelle et ils existent réellement88. En ce sens, le mode qu’est le corps d’un
individu humain n’est pas l’idée de ce corps (son mode correspondant dans
l’attribut pensée), et pourtant les deux sont les expressions, dans deux sortes
propos de la définition de Dieu) d’une chose qui se conçoit par elle-même et en elle-même »
(Ep 4 ; G IV, 13).
88 On trouve un rejet clair de la part de Spinoza de l’idée que les modes finis ne seraient que
des êtres de raison ou des « aspects » découpés idéalement dans la substance. Ce sont de vrais
existants individuels, comme le rappelle le plus clairement le début des Pensées métaphy-
siques, où Spinoza refuse de classer les modes parmi les néants que sont les fictions et les
êtres de raison (parmi lesquels se classent les modes de penser, à la différence des idées). Cf.,
entre autres : « Je veux seulement qu’on note au sujet de cette division que nous avons dit
expressément : l’Être se divise en Substance et Mode, mais non en Substance et Accident ; car
l’Accident n’est rien qu’un mode de penser, attendu qu’il dénote seulement un aspect » (CM
1/1 ; G I, 236-237).
46 La circularité causale
Leur concordance, qui est réelle, provient du fait qu’ils sont tous les effets
d’une même causalité substantielle.
C’est ainsi que Spinoza résout le problème de la relation entre l’âme
et le corps : l’un et l’autre sont les modifications, dans des registres diffé-
rents, d’une seule et même chose, d’un seul et même « individu », qui peut
être un homme – ou autre chose. L’unité de la chose « homme » (c’est-à-dire
son unicité) à travers les attributs explique que l’âme de cet homme soit
parfaitement synchronisée avec son corps, et inversement, sans que l’on ait à
entrer dans l’épineuse question de la communication entre eux de deux
ordres de réalité distincts – problème auquel se sont heurtés tous les philo-
sophes cartésiens qui ont posé l’étendue et la pensée comme des substances
hétérogènes. Que peut en effet un esprit sur un corps, ou un corps sur un
esprit, si les deux sont des types d’être radicalement différents ? Rien, d’où
un problème théorique majeur pour rendre compte de l’expérience toute
simple que chacun fait de la relation entre l’âme et le corps dans sa per-
sonne. Chez Descartes, ce problème a donné lieu aux hésitations et difficul-
tés dont la sixième méditation est restée l’emblème90. Ses successeurs im-
médiats y ont tous fait face et des moyens extrêmement élaborés théorique-
ment ont dus être mis en place par Malebranche et Leibniz, notamment, pour
y répondre. Mais ce problème, on le comprend, n’en est un que si l’on part
d’un postulat dualiste, et qu’on est obligé par la suite de composer avec
l’hétérogénéité logique de la substance pensante et de la substance étendue.
Le point de départ de toute cette problématique épistémologique est
l’incapacité d’expliquer comment l’esprit peut connaître et agir sur le corps,
puisque la pensée et l’étendue sont deux substances distinctes. Or Spinoza,
en posant l’unicité de la substance à travers l’infinité de ses attributs et de
ses modifications, coupe le problème à la racine et rejoint ainsi l’expérience
commune de l’unicité de notre être composé d’une âme et d’un corps.
La question se pose toutefois des raisons pour lesquelles l’homme
n’est la modification que de deux attributs. Il devrait être, logiquement, un
mode exprimé par une infinité d’attributs, comme l’est la substance elle-
même, puisque c’est un mode de la substance. Pourtant, il faut reconnaître
que nous n’avons connaissance que de deux attributs : la pensée et l’étendue.
D’où Spinoza tire une définition de l’homme qui ne mentionne que ces deux
types d’être : « Il suit de là que l’homme consiste en Âme et en Corps et que
le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons »91 (E
2P13C). De multiples interrogations méritent d’être posées concernant la
signification de cette réduction à deux attributs « constitutifs » de l’homme.
Pourquoi Spinoza insiste-t-il pour attribuer à la substance une infinité
d’attributs, et ce dès la première définition de Dieu92 ? Et comment faut-il
comprendre cette infinité : quantitativement, comme un nombre infini
d’attributs ?, qualitativement, comme l’expression du tout de l’infinité
substantielle ?, ou progressivement, comme un continuum indéfini entre les
deux seuls pôles que seraient l’étendue et la pensée93 ?
L’interprétation « qualitative », qui stipule que l’infinité dont il est
question renvoie seulement à « tout ce qui existe », est soutenue en particu-
lier par George Kline qui y a consacré une étude détaillée94. Pour qualifier
l’usage systématique d’« infini », il distingue les deux sens suivants, qui ne
sont jamais ceux d’un nombre infini d’attributs :
1977, ed. Siegfried Hessing, London, Routledge & Kegan Paul, 1977, p. 333-352; notre
traduction.
48 La circularité causale
Le sens numérique d’« infini » est donc relégué à ce que Kline appelle
l’usage non systématique du terme : « Infinitum dans le sens non-
systématique est un terme numérique ou quasi-numérique, qui veut dire
“sans nombre” ou “indéfiniment nombreux”96. Si l’interprétation des attri-
buts doit selon lui se restreindre au sens « systématique », c’est pour éviter
d’introduire une division imaginaire au sein de la nature naturante. Pour
Kline, le nombre d’attributs n’est donc pas infini, ou plus précisément les
attributs ne peuvent même pas être comptés, l’infinité dans le sens numé-
rique n’étant que le fruit de l’imagination :
Par conséquent, Kline revient sur le principe selon lequel plus un être a de
réalité, plus il possède aussi d’attributs (E 1P10S), pour en donner une
interprétation différente de celle qui viendrait naturellement au lecteur :
99 « Toutes ces conséquences absurdes (...), desquelles ils veulent conclure qu’une substance
étendue est finie, ne découlent pas le moins du monde de ce qu’on suppose cette quantité
infinie mesurable et composée de parties finies ; on ne peut donc rien conclure de ces absurdi-
tés, sinon qu’une quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut se composer de parties finies
(...). Si donc nous avons égard à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui est le
cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si, au
contraire, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement et la concevons en tant que
substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l’avons assez démontré, nous la
trouverons infinie, unique et indivisible », E 1P15S ; G II, 58-59.
100 Les termes qu’il emploie notamment dans la lettre 64 (« L’âme humaine (…) n’enveloppe
et n’exprime point d’autres attributs de Dieu à part ces deux », Ep. 64 ; G IV, 277-278) ainsi
qu’en E 2P13C (« L’homme consiste en Âme et en Corps » [constare], G II, 96) indiquent
clairement qu’à ses yeux la restriction n’est pas que dans la connaissance, mais dans l’être,
c’est-à-dire que ce n’est pas seulement notre connaissance qui ne couvre que deux attributs,
mais que nous ne sommes effectivement le mode que de deux attributs.
101 Cf. E. E. Harris, The Substance of Spinoza, Humanities Press, New Jersey, 1994, chap. 3 p.
38-51, où il discute, entre autres, les interprétations de Gueroult, qui parle, de manière
50 La circularité causale
tendons à supposer que c’est par simple désir théorique de ne pas limiter la
substance que Spinoza a insisté sur l’infinité des attributs la constituant.
En l’occurrence, notre hypothèse est que Spinoza est parti de l’idée
courante que la réalité dans son ensemble pouvait se déployer sous deux
genres seulement, à savoir en modifications de l’étendue ou de la pensée, et
qu’en comprenant que cela revenait à limiter la puissance divine, il a ajouté
par la suite l’idée d’une infinité d’attributs pour celle-ci. Car le texte reste
ambigu. S’il y avait d’« autres » attributs, de nous inconnus, ils constitue-
raient bien des mondes parallèles au nôtre, comme l’avait vu Tschirnhaus
avec moins de naïveté qu’on ne tend généralement à le penser. La rapidité
avec laquelle Spinoza élude sa question transmise par Schuller, qui lui paraît
visiblement absurde102, nous confirme dans l’idée que Spinoza a simplement
négligé d’adapter l’ensemble de sa théorie à cette idée d’une infinité
d’attributs qui venait la contredire.
Concernant Dieu en revanche, il est incontestable que Spinoza a pris
la peine de laisser la possibilité qu’il soit constitué d’attributs qui nous
seraient inconnus, comme en témoigne la formulation du corollaire faisant
suite à E 2P7 :
étrange, d’une « pluralité non numérique » des attributs (cf. Gueroult, op. cit., p. 147-148), et
d’E. Bratuschek, qui croit que l’infinité des attributs est celle du redoublement infini en idées
d’idées (E. Bratuschek, Worin bestehen die unzähligen Attribute der Substanz bei Spinoza,
Berlin, Druck der Associations Buchdruckerei, 1871). Notons que G. Huan avait déjà réfuté
de manière convaincante l’interprétation de Bratuschek (cf. Gabriel Huan, Le Dieu de Spino-
za, Paris, Félix Alcan, 1914). Harris nous semble conclure avec raison à l’échec de ces
différentes interprétations, y compris celle de Kline.
102 « L’on voit ainsi que l’âme humaine, ou l’idée du Corps humain [« sive Corporis humani
ideam » : incise oubliée par Appuhn dans sa traduction], n’enveloppe et n’exprime point
d’autres attributs de Dieu à part ces deux. De ces deux attributs d’ailleurs ou de leurs affec-
tions, aucun autre attribut de Dieu (partie I, proposition 10) ne peut être conclu et on ne peut
par ces attributs en concevoir aucun autre. D’où cette conclusion que l’âme humaine ne peut
parvenir à la connaissance d’aucun attribut de Dieu à part ces deux, ainsi que je l’ai énoncé.
Quant à ce que vous ajoutez : existe-t-il autant de mondes qu’il y a d’attributs ? je vous
renvoie au scolie de la proposition 7, partie II », Ep. 64 ; G IV, 277-278.
103 E 2P7C ; G II, 89.
Circularité causale et unité des attributs 51
Par ce qui précède nous ne connaissons pas seulement que l’Âme humaine
est unie au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par l’union de l’Âme et
du Corps. Personne cependant ne pourra se faire de cette union une idée
adéquate, c’est-à-dire distincte, s’il ne connaît auparavant la nature de notre
Corps. Car ce que nous avons montré jusqu’ici est tout à fait commun et se
rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous
animés, quoique à des degrés divers. Car d’une chose quelconque de la-
quelle Dieu est cause, une idée est nécessairement donnée en Dieu, et ainsi
l’on doit dire nécessairement de l’idée d’une chose quelconque ce que nous
avons dit du Corps humain105.
Étant donné que cette idée est en définitive l’« âme » de cette chose, on peut
bel et bien appeler cette théorie, comme le fait Renée Bouveresse,
« l’animisme universel » de Spinoza106 : chaque chose est « animée » dans le
104 E 2P3 ; G II, 87. Doit-on pour autant croire qu’un mode de la pensée « redouble » immé-
diatement tout mode de n’importe quel attribut, et donc qu’une même chose a plusieurs âmes,
une pour chaque attribut ? Non, sans quoi l’attribut pensée serait infiniment privilégié par
rapport aux autres. Nous croyons plus simple et plus cohérent de supposer que Spinoza ne
confère pas une infinité d’âmes à chaque chose, une pour chaque attribut, mais une seule qui
est son idée vraie en Dieu. Et comme en témoigne l’exemple de l’être humain, il est encore
plus simple de supposer que selon Spinoza aucun être en dehors de la substance elle-même
n’est constitué d’autres attributs que ceux dont nous avons connaissance.
105 E 2P13S ; G II, 96. C’est nous qui soulignons. Nous approfondirons la notion
d’« individu » chez Spinoza (qui ne désigne pas seulement les hommes) dans notre troisième
chapitre.
106 Cf. Renée Bouveresse, Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992,
et « Omnia, quamvis diversus gradibus, animata sunt. Remarques sur l’idée d’animisme
universel chez Spinoza et Leibniz », in Spinoza, Science et religion. Actes du Colloque du
Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, 20-27 septembre 1982, Paris, Vrin, 1988,
p. 33-45. R. Bouveresse y fournit une précieuse analyse de l’idée d’animisme de la Renais-
52 La circularité causale
sance à l’idéalisme allemand, situe Spinoza de manière différenciée dans ces divers courants
et le distingue en particulier de Leibniz.
Circularité causale et unité des attributs 53
difié en dix mille Turcs »110. Sous la raillerie, c’est une réalité du système de
Spinoza qui est visée, celle de son panthéisme. On peut souligner le fait que
Bayle semble parler de « parties » divines, ce qui revient à mal interpréter
Spinoza, mais la critique en est surtout une par son sous-entendu selon
lequel Dieu a des désirs et mouvements affectifs contradictoires. Or, on le
voit bien, c’est une autre erreur de Bayle. Le point de vue modal fini admet
une expérience qui n’est donnée qu’à son niveau et ne compromet aucune-
ment le niveau de l’affectivité divine (si tant est que le terme d’affectivité
puisse être conservé, comme nous le verrons plus loin).
Cette lecture « différentielle » s’applique à différents éléments du
système spinoziste sans contradiction aucune :
En ce qui concerne les affects, nous verrons que les affects des indi-
vidus finis ne sont pas donnés au niveau de la nature naturante ou de
la nature naturée universelle, car la vie affective n’a de sens que par
rapport à une finitude constitutive. Il peut donc y avoir des affects
bel et bien réels qui soient néanmoins pour les modes uniquement.
C’est la même distinction entre les points de vue qui nous permettra
d’expliquer au chapitre VII que les modes finis puissent être dans
l’erreur tandis que leurs idées en Dieu, prises absolument, sont tou-
jours complètes et vraies.
Nous avons abordé la question de la vie substantielle à travers
l’analyse de la causalité « horizontale » qui a pour point de départ la
vie des modes. Ceci doit nous conduire à distinguer entre deux sortes
de durée. Certes, il y a une durée subjective, qui est un produit de
l’imagination et tombe sous la critique que fait Spinoza du temps.
Cette durée, par exemple une heure ou une seconde, n’a de sens que
pour les modes : elle est un découpage arbitraire en « parties » dans
le tissu homogène du réel, et à ce titre elle est incapable d’exprimer
l’éternité111. Mais il y a aussi une durée réelle pour la substance, qui
110 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, Amsterdam-Leide-La
Haye-Utrecht, chez Brunel et al., 1740, art. Spinoza, rem. N, § iv (tome IV, p. 261b) : « Ainsi,
dans le système de Spinoza, tous ceux qui disent Les Allemands ont tué dix mille Turcs ;
parlent mal et faussement, à moins qu’ils n’entendent, Dieu modifié en Allemands a tué Dieu
modifié en dix mille Turcs ; et ainsi toutes les phrases par lesquelles on exprime ce que font
les hommes les uns contre les autres n’ont point d’autre sens véritable que celui-ci, Dieu se
hait lui-même ; il se demande des grâces à lui-même, et se les refuse ; il se persécute, il se
tue, il se mange, il se calomnie, il s’envoie sur l’échafaud, etc. ».
111 C’est notamment le sens de l’explication suivant la définition de l’éternité dans l’Éthique :
« Une telle existence, en effet, est conçue comme une vérité éternelle, de même que l’essence
de la chose, et, pour cette raison, ne peut être expliquée par la durée ou le temps, alors même
que la durée est conçue comme n’ayant ni commencement ni fin » (E 1Def8Ex ; G II, 46).On
trouvera une analyse beaucoup plus détaillée de la critique du temps faite par Spinoza, mais
aussi un exposé plus complet de la durée « réelle » qui est un autre sens de l’éternité elle-
même, dans Ch. Jaquet, Sub specie aeternitatis. Étude des concepts de temps, durée et
Circularité causale et unité des attributs 59
IV. Nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières.
C’est l’expérience qui nous apprend ce que ces axiomes énoncent : nous
n’avons aucune autre perception que celle de nos modes de penser, lesquels
éternité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997. Bruce Baugh expose également avec une grande
clarté la différence entre la durée imaginative et la durée « authentique » dans son article
« Temps, durée et mort chez Spinoza », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 23-39.
112 E 2Ax4et5 ; G II, 86.
60 La circularité causale
recouvrent à la fois nos idées et nos affects (tels que l’amour ou le désir,
comme l’explique l’axiome 3), et celle de différents corps. Soulignons
l’utilisation conjointe par Spinoza des verbes sentire et percipere dans
l’axiome 5 : elle nous indique d’emblée que le rapport de l’âme humaine au
corps est un rapport de perception qui prend la forme d’un « sentir », d’un
« éprouver ». Le cœur de la théorie spinoziste de la connaissance du corps
par l’âme, c’est l’idée que l’âme est la conscience du corps113, le lieu de
perception de ce qui se passe dans le corps, tant sous la forme d’une affirma-
tion de la réalité d’une affection du corps (ce qui constitue proprement
l’idée) que sous la forme d’un sentiment de l’évolution de la puissance du
corps (ce qui constitue l’affect). C’est cette affirmation concernant le corps
que Spinoza appelle la perception.
Que l’âme soit avant tout perception du corps, c’est ce que nous
apprend la proposition 11 : « Ce qui constitue en premier l’être actuel de
l’âme humaine n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière existant
en acte114 ». Ce que nous avons développé jusqu’à présent sur l’unité du
mode « homme » constitué d’une âme et d’un corps nous permet de rendre
compte sans difficulté de cette proposition. Néanmoins, on peut tirer de sa
formulation même plusieurs éléments dignes d’intérêt. Il faut remarquer tout
d’abord l’emploi de « en premier » dans cette proposition, qui laisse à penser
que l’« être actuel de l’âme humaine » (au sens de la totalité de son être,
puisque la distinction aristotélicienne entre puissance et acte n’a aucun sens
chez Spinoza) n’est pas constitué tout entier par « l’idée d’une chose singu-
lière existant en acte »115. Cette priorité peut être ou bien axiologique, au
sens de ce qui constitue avant tout en importance l’âme, ou bien logique, au
sens de ce qui vient en premier dans l’ordre génétique de sa constitution : en
fait, les deux sens sont valables et complémentaires ici, car même si la
modification de l’âme correspond immédiatement à celle du corps, le sché-
ma de la causalité de l’expérience nous fait voir que l’on peut comprendre
l’âme comme le « reflet » (logiquement secondaire) du corps. D’un autre
côté, l’expression « n’est rien d’autre que » vient limiter la propension
113 Selon l’expression très juste de Robert Misrahi, notamment dans Le corps et l’esprit dans
la philosophie de Spinoza, Le Plessis-Robinson, Laboratoires Delagrange / Synthélabo, coll.
« les empêcheurs de penser en rond », 1992, p. 60-63. Remarquons que Misrahi refuse de
traduire comme nous le faisons mens par « âme », et qu’il n’accepte par conséquent que
l’énoncé selon lequel « l’esprit est la conscience du corps ». Nous ne voyons pas pour notre
part la nécessité d’utiliser le vocabulaire plus contemporain des sciences de l’esprit pour
parler de ce problème traditionnel de la philosophie, sans que cela nous empêche de recon-
naître pleinement que la réponse qu’y apporte Spinoza se démarque fortement de celle de ses
prédécesseurs et contemporains.
114 E 2P11 ; G II, 94.
115 Nous verrons dans notre dernier chapitre que l’âme a aussi une partie éternelle, qui est
naturelle à voir dans l’âme une autre essence ou fonction que celle d’être une
simple « idée » de chose. On voit bien qu’il s’agit pour Spinoza de fournir
une définition tout à fait nouvelle, et très précise, de l’âme et de sa fonction,
qui a ceci de particulier qu’on ne lui confère a priori aucune supériorité sur
le corps.
L’étape suivante pour Spinoza, qui consiste en une précision de la
nature de la relation entre l’âme et son objet, nous montre que la perception
elle-même – donc ce que Spinoza rangera sous le premier mode, inadéquat,
de connaissance – a toujours un fondement de vérité :
Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Âme humaine doit
être perçu par cette Âme ; en d’autres termes, une idée en est nécessaire-
ment donnée en elle ; c’est-à-dire si l’objet de l’idée constituant l’Âme hu-
maine est un corps, rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu
par l’Âme116.
Que l’âme humaine soit en premier « l’idée d’une chose singulière existant
en acte » signifie qu’elle perçoit tout ce qui se passe dans la chose singulière
en question, selon une relation de nécessité. D’où suit immédiatement
l’application au cas singulier, mais encore hypothétique, du corps, pour
conclure que dans le cas où la chose dont l’âme est l’idée serait un corps,
l’âme devrait nécessairement former une idée de (ou percevoir) tout ce qui
se passe dans ce corps.
Cette affirmation, qui constitue le maillon manquant pour la conclu-
sion vers laquelle s’achemine de manière très ostensible ce raisonnement, est
fournie aussitôt après : « L’objet de l’idée constituant l’Âme humaine est le
Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien
d’autre117. La conclusion, évidente, est fournie dans le corollaire de cette
proposition : « Il suit de là que l’homme consiste en Âme et en Corps et que
le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons »118.
Nous pouvons donc reprendre le fil de cette démonstration sous la
forme d’un syllogisme :
« Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Âme hu-
maine doit être perçu par cette Âme » (E 2P12) ;
« L’objet de l’idée constituant l’Âme humaine est le Corps, c’est-à-
dire un certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien
d’autre » (E 2P13) ;
Il n’y a dès lors pas de difficulté à ce qu’un mode qui est infiniment diffé-
rent d’un autre agisse sur l’autre, car il le fait comme partie du tout, l’âme
n’ayant jamais été sans le corps ni le corps sans l’âme 119.
121 Cette idée est également énoncée par M. Gueroult, op. cit., p. 237: « Ils [l’âme et le corps]
sont nécessairement unis l’un à l’autre dans la durée, quant à leur existence, et dans l’éternité,
quant à leur essence. Cette union n’est ni leur fusion ou permixtio, comme l’assure Descartes,
ni leur juxtaposition pure et simple : elle est identité de la chose qu’ils constituent, cette chose
étant la même sous deux attributs différents. Mais d’où vient cette identité et en quoi consiste-
t-elle ? Elle vient de leur cause, car elle n’est rien d’autre que l’identité de la cause singulière
qui, par un seul et même acte, les produit corrélativement, dans leurs attributs respectifs, à la
même place dans la chaîne des modes. Infiniment différents quant à leur essence, ils sont
donc identiques quant à leur cause, chose identique signifiant ici cause identique ».
64 La circularité causale
substantiel, mais il n’en est pas pour autant illusoire et les deux peuvent se
superposer sans contradiction), et sa vérité fondamentale pour ce qui con-
cerne, tout du moins, la sensation ou perception du corps par l’âme. Perce-
vant le corps, l’âme se perçoit elle-même, et par l’identité (ou la médiation
causale) substantielle, tout ce qui se passe dans un mode d’un attribut est
automatiquement transposé dans le mode qui lui correspond dans l’autre
attribut. Or, la ligne de l’expérience est une ligne de sensation pour l’être
humain. Puisque sa progression éthique devra nécessairement utiliser les
mécanismes de la dynamique naturelle pour s’accomplir, nous allons voir
que c’est ce donné perceptif ou sensitif vrai qui, seul, lui permet en tant que
mode de tracer progressivement sa ligne de causalité autonome dans le
réseau objectif de la réalité.
Chapitre III
Les affects au cœur de la causalité vécue
La troisième partie de l’Éthique décrit le fonctionnement de ce que
Spinoza nomme les affects (affectus)122, c’est-à-dire les sentiments, les
émotions, le domaine de l’affectivité, la sensibilité (par différence avec la
« sensation » proprement corporelle), et parvient à expliquer nos comporte-
ments en termes de mécanisme causal strict. Loin de se ramener à un dis-
cours moralisateur contre les « passions », la troisième partie de l’Éthique
s’inscrit donc dans une démarche d’analyse quasi médicale, quasi clinique,
des mouvements de l’âme, dénuée de tout jugement de valeur. Nous ne
sommes, là encore, que des « automates spirituels », répondant nécessaire-
ment par un certain sentiment à un certain autre ou à une certaine situation,
et cette présentation mécaniste doit amener le lecteur de l’Éthique à se
désillusionner sur sa liberté et à cesser de considérer sa puissance veluti
imperium in imperio, « comme un empire dans un empire »123. De plus,
l’introduction des affects dans cette partie centrale de l’Éthique trace un lien
rétrospectif entre la première et la deuxième partie, entre l’ontologie et la
théorie de la connaissance humaine, de manière à achever la présentation
théorique de cette unité vivante qu’est l’être humain.
Un double lien est à l’œuvre dans cette unité humaine : le lien entre
l’âme et le corps, d’une part ; le lien entre la puissance et la connaissance,
d’autre part. Nous verrons que les affects sont le lien selon chacun de ces
aspects, en nous concentrant ici sur le premier des deux. Ce chapitre nous
amènera à comprendre le statut des affects et à proposer de les considérer
comme des modes finis médiats, c’est-à-dire des modifications de modifica-
tions. Puisque, selon le schéma causal présenté précédemment, la vie de la
substance se joue au niveau de ses modes ultimes, il importe de voir que les
affects sont le pivot de la progression pour l’être humain et le lieu de
l’expérience de la circularité causale.
122
Nous choisissons avec les commentateurs français actuels de traduire affectus par « af-
fect », quoique ce terme ne soit pas employé dans la langue courante. Ce faisant, nous
respectons le choix de Spinoza, qui a lui-même choisi un terme nouveau pour se démarquer
de la tradition morale de critique des « passions », et nous corrigerons en conséquence nos
citations d’Appuhn.
123 E 3Praef ; G II, 137.
66 La circularité causale
Bien que la nature des choses ne permette pas de doute à ce sujet, je crois
cependant qu’à moins de leur donner de cette vérité une confirmation expé-
rimentale, les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce
point d’un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps
tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de
l’Âme, et fait un si grand nombre d’actes qui dépendent de la seule volonté
de l’Âme et de son art de penser126.
que chacun possède du fait que les somnambules peuvent faire en cet état des choses qu’ils ne
pourraient faire en étant éveillés ; que lorsque le corps est inerte, l’âme est aussi privée de son
aptitude ; que le corps a une complexité structurelle bien plus grande qu’on ne peut en créer
une nous-mêmes ; que les hommes ne contrôlent ni leurs paroles ni leurs appétits ; et enfin
que le corps fait maintes actions que l’âme regrette par la suite : autant de preuves expérimen-
tales du fait que le corps n’est pas dirigé par l’âme, ne lui est pas soumis – et que ni l’un ni
l’autre ne sont libres.
Affects et causalité vécue 67
d’emblée sous le signe de l’expérience, tant par son objet – les affects, dont
nous allons voir qu’ils sont les media de l’expérience humaine – que par sa
méthodologie – ce scolie et sa démonstration faisant appel à l’expérience
commune du corps. Ces quelques remarques sur la forme même avec la-
quelle Spinoza entame cette partie consacrée aux affects doivent donc éveil-
ler notre curiosité et renforcer notre acuité à percevoir la nouveauté de
l’élément que Spinoza y apporte.
Cette nouveauté, c’est celle des affects, définis en des termes appa-
remment contradictoires :
Une deuxième définition est donnée des affects à la fin de la troisième partie,
en guise de récapitulatif de tous les éléments vus dans cette partie (« Défini-
tion générale des affects ») :
Un affect, dit Passion de l’Âme, est une idée confuse par laquelle l’Âme af-
firme une force d’exister de son Corps, ou une partie [de celui-ci], plus
grande ou moindre qu’auparavant, et par la présence de laquelle l’Âme
elle-même est déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre 129.
Le corps humain peut être affecté en bien des manières qui accroissent ou
diminuent sa puissance d’agir et aussi en d’autres qui ne rendent sa puis-
sance d’agir ni plus grande ni moins grande131.
Il doit donc exister des idées qui n’impliquent aucun affect, qui ne sont les
idées que des affections du corps par lesquelles la puissance de celui-ci n’est
ni accrue ni diminuée, ni secondée ni réduite132. Certes, ces idées n’incluant
aucun affect sont rares pour l’homme, car on sait par expérience que la
plupart des rencontres du corps avec l’extérieur l’affectent en bien ou en
mal. Mais elles existent, de sorte qu’il n’y a pas d’identité absolue entre les
termes d’« idée » et d’« affect » : on ne peut pas avoir d’affect qui ne soit
pas une idée, mais on peut avoir une idée qui ne soit pas un affect. C’était
déjà la leçon de l’axiome III de la deuxième partie :
Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pou-
vant être désigné par le nom d’affect de l’âme, qu’autant qu’est donnée
dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une
idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode du penser 133.
130 Cf. nos explications au chapitre précédent et, en particulier, les propositions 13 à 19 de la
deuxième partie de l’Éthique.
131 E 3Post1 ; G II, 139. C’est nous qui soulignons.
132 Chantal Jaquet propose une analyse fort originale de cette formule en refusant d’y voir,
comme on le fait habituellement, une simple tautologie (L’unité du corps et de l’esprit, op.
cit., p. 95 sq.). Selon elle, les idées d’accroissement et de diminution supposent que
l’événement ou la rencontre modifie directement la puissance d’agir, tandis que la notion de
puissance secondée ou réduite suppose un effet indirect sur celle-ci. Cette distinction se
révèle très pertinente pour le détail de l’analyse des affects. Dans la mesure où ce n’est pas là
notre objet précis, cependant, nous utiliserons simplement les formules plus larges de « modi-
fication de puissance » ou « variation » pour mentionner la totalité de ces sortes de change-
ment.
133 E 2Ax3 ; G II, 85-86.
Affects et causalité vécue 69
L’affect en tant qu’idée n’a donc pour objet que les affections qui
font varier la puissance du corps. Par conséquent, cet affect est, pour l’âme,
ce qui lui permet de sentir l’évolution de la puissance de son corps : l’affect
représente l’aspect dynamique de l’âme, celui qui la fait osciller, pourrait-on
dire, aux moindres fluctuations de la puissance du corps dont elle est l’idée.
Ainsi, dans l’âme, l’affect est une idée de puissance et non pas simplement
une idée de chose, de corps.
Et en ce qui concerne l’être humain, il y a une variabilité extrême,
permanente et constitutive, de son corps sous l’effet des rencontres avec son
environnement, et par conséquent de sa puissance :
régime mental, à mesure que varie simultanément la tension de notre régime corporel.
L’affect représente ainsi le changement d’état qui, dans l’âme, exprime un changement d’état
du corps, exactement de la même manière que procède un appareil enregistreur, comme par
exemple un potentiomètre, en réagissant avec une extrême sensibilité aux transformations de
la réalité dont il « perçoit » les variations » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spino-
za. La troisième partie : la vie affective, Paris, PUF, 1995, n.1 p. 43). Plus précisément, il n’y
a pas de relation causale entre le corps et l’âme, comme pourrait le laisser croire l’image du
potentiomètre qu’il utilise – laquelle suppose une antériorité, même minimale, entre ce qui est
mesuré et ce qui mesure –, mais identité parfaite et absolument simultanée.
138 E 3P11 ; G II, 148.
Affects et causalité vécue 71
nous paraît être que les affects sont les modifications de la chose elle-même
dans sa puissance, modifications qui correspondent dans l’attribut étendue
aux affections du corps, et dans l’attribut pensée aux idées de ces affections.
Les affects ne sont donc ni strictement corporels ni strictement mentaux139 ;
ils ne sont modifiés de manière égale sous ces attributs en deux éléments
distincts (d’une part des affections, d’autre part des idées) que parce qu’ils
ont aussi une cause unique et identique, dans la substance même. Dès lors,
on peut voir les affects comme les modes finis médiats de la substance
modifiée sous la forme de tel ou tel individu particulier.
139 Ce point a fait l’objet d’une discussion mémorable entre Robert Misrahi et Jean-Marie
Beyssade à la suite d’une communication du premier. Cf. R. Misrahi, « Le désir, la réflexion
et l’être dans le système de l’Éthique. Réflexions sur une appréhension existentielle du
spinozisme aujourd’hui », in Spinoza au XXe siècle : actes des journées d’étude organisées
les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne, Paris, PUF, 1993, p. 129-142.
140 É. Lasbax, La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, Paris, Félix Lacan, 1919.
141 Ibid., p. 353.
72 La circularité causale
même » (TIE 21 & Adn. 1 ; G II, 11), et à E 2P13 et son scolie : « L’objet de l’idée consti-
tuant l’Âme humaine est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte
et n’est rien d’autre (...). Scolie : Par ce qui précède nous ne connaissons pas seulement que
l’Âme humaine est unie au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par l’union de l’Âme et du
Corps » (E 2P13 et S ; G II, 96). Spinoza a dû trouver que la formulation en « idée » du corps
était plus précise et complète que celle en amour. Comme nous le verrons, l’amour est un
affect, donc en tant que tel il n’est donné en l’âme que lorsque celle-ci progresse en puis-
sance. Mais Spinoza veut dire que l’âme est toujours l’idée du corps, qu’elle lui est toujours
unie, et ce, qu’elle en ait conscience ou non. Par conséquent, la formulation en « amour »,
sans être fausse, était incomplète, et le terme plus générique d’idée inclut l’amour sans s’y
réduire. On voit donc que ce détail ne constitue en aucun cas un argument spécifique pour
l’interprétation de Lasbax.
144 Nous avons développé une critique de cette forme d’inachèvement du projet éthique du
côté du corps, qui ne joue aucun rôle équivalent à celui de la connaissance dans l’accès à la
béatitude, dans notre « Nature, désir, plaisir : une lecture spinoziste de Sade », à paraître dans
Dix-Huitième Siècle, vol. XXXVII, 2005.
145 Lasbax tient pour acquis que Spinoza avait une doctrine exotérique, celle transmise par les
œuvres que nous possédons, et une doctrine ésotérique, réservée à ses fidèles, qui aurait été
contenue dans les manuscrits détruits par lui avant sa mort (acte mystérieux de destruction
rapporté par ses biographes). C’est l’un des postulats sur lesquels repose toute la légitimité de
son interprétation, et c’est pourquoi il l’énonce dès son introduction (op. cit., p. 5). Ce qui fait
la force de cette justification fait cependant aussi sa faiblesse, puisque précisément, c’est un
postulat, irréfutable mais indémontrable aussi. Nous ne lui accordons guère de crédit.
146 Une hypothèse de Lasbax est que Spinoza n’a cessé de tenter de faire disparaître les traces
de l’influence de la kabbale sur sa pensée, et il justifie cette hypothèse d’évolution dans les
comparaisons qu’il trace entre le Court traité et l’Éthique.
Affects et causalité vécue 75
147
L’idée que le but de Spinoza était d’opérer une synthèse entre le vitalisme antique (l’idée
de surabondance du Principe) et le cartésianisme qui aurait été jugé trop négateur de vie par
Spinoza est avancée dans le premier chapitre du deuxième livre de La hiérarchie dans
l’univers chez Spinoza, op. cit., p. 63-74 (« Le Thème directeur de l’Adaptation »).
148 H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, op. cit.
149 E 2P7C ; G II, 89.
76 La circularité causale
connaît que deux attributs, qui sont l’étendue et la pensée. Dans le même
ordre d’idées, on peut se demander par exemple pourquoi Spinoza n’aurait
aucunement mentionné les affects en donnant à Schuller des exemples de
modes infinis et finis, immédiats et médiats, dans les différents attributs150.
Tous ces éléments sont si fondamentaux qu’ils suffisent pour mettre à bas
l’interprétation faisant des « Affects » un ou des attributs intermédiaires, et il
n’est pas besoin de nier la validité d’autres arguments de Lasbax pour que ce
point soit évident.
Comment se fait-il alors que Lasbax l’ait ignoré, s’il cherchait tant à
conforter son interprétation sur une assise textuelle ? Simplement en cher-
chant dans le détail du texte même ce qui lui a permis de ne pas en voir la
signification évidente. En jouant sur les mots : Spinoza, dit-il, ne parle
jamais que de « concevoir » les attributs, par l’entendement donc, tandis
qu’on ne peut que « sentir » les affects. C’est-à-dire qu’ils nous sont connus,
oui, mais pas par une idée de l’entendement : par expérience ou émotion
seulement. Dans cet ouvrage d’exposition more geometrico qu’est l’Éthique,
il n’y aurait pas eu de place pour parler des affects comme d’« attributs »151.
Puisque les affects relèveraient de l’anima et de l’animus, ils ne pourraient
en effet être perçus par la mens ou l’entendement, objet principal du propos
de l’Éthique et seul point de vue à partir duquel les attributs se distingue-
raient les uns par rapport aux autres. Cette justification nous paraît toutefois
absolument irrecevable à propos d’un ouvrage qui se termine sur l’amour
intellectuel de Dieu et la béatitude – des sentiments –, et qui, par deux de ses
parties (III et IV), analyse directement les affects, sans parler de sa visée
évidente de systématicité, c’est-à-dire de complétude du propos.
Lasbax continue à justifier qu’on puisse parler des affects comme de
modes d’un ou de plusieurs attributs « affectifs » en s’appuyant sur le fait
que Spinoza parle toujours des « autres attributs » sans dire que l’être hu-
main en est composé, alors que, logiquement, toute chose singulière doit être
constituée par l’infinité des attributs, et donc en avoir une forme de connais-
150 « Pour les exemples que vous demandez, ceux du premier genre sont pour la Pensée,
l’entendement absolument infini, pour l’Étendue le mouvement et le repos, ceux du deuxième
genre la figure de l’Univers entier qui demeure toujours la même bien qu’elle change en une
infinité de manières », Ep. 64 ; G IV, 278.
151 « Car l’Éthique était composée more geometrico, c’est-à-dire au strict point de vue de
l’entendement (...). Spinoza se voyait à jamais interdit d’introduire les termes intermédiaires
dans la chaîne de ses déductions : il lui était aussi impossible d’exprimer, dans son langage
intellectualiste, la continuité de l’âme et du corps, qu’il est impossible au mathématicien
d’exprimer rationnellement les rapports que peut soutenir dans l’absolu la figure géométrique
avec son équation analytique. Il y a là, pour l’entendement, deux expressions parallèles, deux
domaines radicalement irréductibles l’un à l’autre » (É. Lasbax, op. cit., p. 149). C’est le
même argument qui justifie, selon lui, que Spinoza ne parle nullement d’une hiérarchie entre
les attributs.
Affects et causalité vécue 77
sance dans son âme, puisque celle-ci en est l’idée unique (une chose n’a
qu’une âme : comment comprendre alors que notre âme ne « comprenne »
que des modifications de l’étendue et de la pensée ?, problème que nous
avons déjà rencontré). Il s’appuie par conséquent sur les passages où il est
question des « autres » attributs, des attributs « inconnus de nous », en
tentant de dire que cette non-connaissance n’existe que du point de vue de
l’intellect, mais pas du point de vue de notre expérience, qui nous révèle des
affects qui ne correspondent pourtant qu’à des « idées confuses » dans
l’intellect. De plus, l’âme unique inclurait réellement toutes ces modalités de
l’être à chaque fois que Spinoza ne la prendrait pas dans le sens restrictif
d’« entendement » :
Tous ces attributs inconnus correspondent aux modalités du sentiment, de
sorte que, s’ils sont inconnaissables pour la pensée pure, c’est que leur réa-
lité intime consiste seulement dans une coloration émotionnelle, irréduc-
tible à l’idée claire. C’est un fait sui generis, un Gevoel (= Gefühl) qui, s’il
se traduit dans l’âme pensante [en] une idée confuse et inadéquate, n’en
conserve pas moins dans son propre domaine, une réalité inexprimable.
Dans tous les cas, nous le voyons, le retentissement de ces modes se fait
également sentir dans l’âme pensante ; celle-ci les exprime, comme elle ex-
prime toute réalité, et c’est pourquoi Spinoza parle ici de l’« âme en géné-
ral » qui contient non pas seulement les idées correspondant à l’étendue ou
même à sa propre essence, mais encore les idées confuses, reflets de ces
modes inexprimables du sentiment152.
Toute intéressante que soit cette idée, elle n’en reste pas moins
dénuée de toute justification textuelle. La justification textuelle qu’invoque
Lasbax serait assez faible en soi comme élément de preuve (l’usage de la
précision « en général ») si elle existait, ce qui n’est de toute manière pas le
cas dans le passage auquel il fait référence : il inscrit son propos dans le
cadre d’un commentaire des quatre derniers paragraphes du deuxième ap-
pendice du Court traité et pourtant, il n’est pas question de l’« âme en géné-
ral » dans ces lignes, ni d’ailleurs dans tout l’Appendice, mais seulement de
l’« âme » tout court (ziel). Lasbax a raison de souligner que les affects sont
sentis, mais cela n’implique pas plus sa thèse que celle de l’égalité des
attributs qui, elle, a en revanche un soutien textuel direct.
Nous pensons ainsi pouvoir écarter totalement cette interprétation à
de multiples égards majestueuse, peut-être, mais trop peu fondée sur le texte
malgré son intention d’en rendre compte – et malgré son succès relatif quant
à certains points. Cette interprétation est biaisée de part en part par le désir
de faire rentrer à tout prix Spinoza dans le schéma de la tradition néoplatoni-
153« Modi cogitandi, ut amor, cupiditas, vel quicunque nomine affectus animi insigniuntur »
(E 2Ax3 ; G II, 85).
Affects et causalité vécue 79
suivante que la conscience n’est pas donnée à tous les êtres. Mais il peuvent
au moins être vus comme les modes finis médiats de certains modes finis
que nous pourrions appeler immédiats, à savoir les âmes et les corps des
individus assez complexes pour les éprouver. Le chapitre suivant établira
que les affects sont la « volonté » (ou l’effort, ou le décret) de l’âme, et la
« détermination » du corps lorsque ceux-ci sont conscients, mais cette quali-
fication comme modes finis « médiats » nous permet surtout de comprendre
dès à présent que les affects sont le tout de l’âme ou le tout du corps lors-
qu’une variation de puissance se joue en eux.
En effet, si l’individu est « affecté » par l’ordre des rencontres exté-
rieures, son être en est immédiatement rendu plus puissant ou moins puis-
sant. L’affect n’est autre que le mouvement de variation de puissance, qui
s’exprime immédiatement dans le corps comme dans l’âme. L’âme sent ou a
conscience de cette variation ; cette variation affective est ainsi ce qu’elle
sent de soi et du corps – c’est la conscience même de soi, comme nous le
verrons sous peu. Ce n’est, en tout cas, pas une idée parmi d’autres en l’âme,
ou une détermination parmi d’autres dans le corps : c’est l’âme, et c’est le
corps, dans leur détermination par la rencontre extérieure154.
On ne peut parler de manière appropriée d’une comparaison de de-
grés de puissance entre eux par l’âme, mais il importe de saisir que l’affect
est lui-même cette comparaison en ce qu’il exprime plus ou moins de puis-
sance qu’auparavant. Comme le précise Spinoza,
Il suffit pour l’âme d’éprouver des affects pour savoir si elle (ou le corps
qu’elle exprime sous l’attribut pensée) est plus ou moins puissante, sans
qu’elle ait besoin de faire appel à sa mémoire pour comparer l’intensité de sa
puissance actuelle avec celle de sa puissance passée. S’il en va ainsi, c’est
bien parce que le mode est tout entier modifié, tant dans son corps que dans
son âme, d’une manière qui augmente ou diminue sa puissance, et qu’il ne
peut que le savoir immédiatement – le sentir, l’éprouver. Il n’y a besoin ici
d’aucun processus réflexif, c’est un pur automatisme ; l’affect n’est pas un
154 « Un affect, dit Passion de l’Âme, est une idée (...) par la présence de laquelle l’Âme est
déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre », dit la définition générale des affects
(E 3 AGD ; G II, 203. C’est nous qui soulignons).
155 E 3 AGD Ex ; G II, 204.
80 La circularité causale
156« Rien n’existe de la nature de quoi ne suive quelque effet », E 1P36 ; G II, 77.
157
Ce principe était énoncé dès la définition de la chose finie donnée au début de l’Éthique,
car c’est justement cet élément de limitation possible par une chose de même nature qui
détermine la finitude d’un être : « Cette chose est dite finie en son genre, qui peut être limitée
par une autre de même nature. Par exemple un corps est dit fini, parce que nous en concevons
toujours un autre plus grand. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un
corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps », E 1Def2 ; G II, 45.
Affects et causalité vécue 81
qu’un affect agira sur le corps. Par là s’explique, puisque les affects sont
l’état de la chose elle-même dans sa détermination ultime sous tous les
attributs, l’impression d’interaction que l’on a d’un attribut sur l’autre. Ainsi,
la superposition à la chaîne ontologique d’une chaîne de causalité vécue
passant d’un attribut à l’autre se justifie grâce à l’unité de soi éprouvée dans
les affects. Selon le schéma ontologique cependant, l’interaction entre les
affects ne peut jouer qu’au sein d’un même attribut, que l’affect concerne la
pensée ou qu’il concerne le corps. C’est en appliquant alors le modèle de la
causalité vécue qu’on peut rendre compte du fait qu’on éprouve les effets
d’une affection corporelle dans la pensée et vice-versa.
La façon dont un affect agit sur un affect est illustrée par Spinoza
dans le passage suivant :
Un affect, en tant qu’il se rapporte à l’âme, ne peut être réduit ni ôté sinon
par l’idée d’une affection du corps contraire à celle que nous éprouvons et
plus forte qu’elle. Car un affect par lequel nous pâtissons ne peut être réduit
ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui (Prop. préc.),
c’est-à-dire (Déf. gén. des Aff.) par l’idée d’une affection du corps plus
forte que celle dont nous pâtissons et contraire à elle158.
Les affects agissent donc les uns sur les autres de manière à modifier
simultanément l’âme et le corps parce qu’ils sont, justement, à la fois âme et
corps, et concernent directement la chose dans la substance. Un exemple de
ce type d’action d’un affect sur un autre qui entraîne une modification dans
le corps et dans l’âme est donné par l’auteur de l’Éthique lui-même, dans le
dernier scolie de la troisième partie avant les Définitions des affects. Spinoza
y évoque le cas de figure d’une affection qui détermine le corps d’une ma-
nière radicalement nouvelle, de telle sorte que l’âme s’en trouve modifiée
d’une variation de puissance et que cet affect lui-même, en tant qu’idée,
devienne cause d’une nouvelle modification de l’âme. En occasionnant
d’autres idées, l’affect devient cause d’un nouveau désir :
Il reste cependant à observer au sujet de l’Amour que, par une rencontre
très fréquente, quand nous jouissons de la chose appétée, le Corps peut ac-
quérir par cette jouissance un état nouveau, être par là autrement détermi-
né, de façon que d’autres images de choses soient éveillées en lui, et que
l’Âme commence en même temps à imaginer autre chose et à désirer autre
chose159.
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être
(E 3P6)160.
Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu
s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coroll. de la Prop. 25,
p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de
Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée ; et
aucune chose n’a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c’est-à-dire
qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout
ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu’elle peut et
qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être (E 3P6D)161.
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est
rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose (E 3P7)162.
Donc la puissance ou l’effort (potentia, sive conatus) par lequel, soit seule,
soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose,
c’est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l’effort (potentia, sive conatus)
par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de
l’essence même donnée ou actuelle de la chose163.
parfaitement l’équivalence entre attributs et puissance de Dieu ; et l’on peut évoquer égale-
ment E 2P10C selon lequel « l’essence de l’homme est constituée par certaines modifications
des attributs de Dieu » (G II, 93).
L’essence comme conatus 91
leurs idées aussi envelopperont une existence par où elles sont dites du-
rer166.
Les choses non existantes ont certes une essence, mais celle-ci ne se dis-
tingue pas des autres comme cela se produit par le passage à l’existence,
lorsque la chaîne infinie des causes finies, ou l’ordo communis de la nature,
détermine la naissance d’un nouveau mode fini.
Trois passages dans l’œuvre de Spinoza reviennent sur cette ques-
tion. Le scolie de la proposition 8 citée ci-dessus, tout d’abord, prend
l’exemple de rectangles qui sont, en nombre infinis, contenus comme possi-
bilités dans un cercle donné. Mais tant qu’aucun n’est réellement tracé dans
le cercle, leurs idées n’ont d’existence que dans l’idée du cercle. Une fois un
rectangle précis tracé, en revanche, l’idée de ce rectangle acquiert une sorte
de supériorité ontologique sur les autres :
Un cercle est, on le sait, d’une nature telle que les segments formés par
toutes les lignes droites se coupant en un même point à l’intérieur donnent
des rectangles équivalents ; dans le cercle sont donc contenues une infinité
de paires de segments d’égal produit ; toutefois, aucune d’elles ne peut être
dite exister si ce n’est en tant que le cercle existe, et, de même, l’idée
d’aucune de ces paires ne peut être dite exister, si ce n’est en tant qu’elle
est comprise dans l’idée du cercle. Concevons cependant que de cette infi-
nité de paires deux seulement existent, savoir D et E. Certes leurs idées
existent alors non seulement en tant que comprises dans l’idée du cercle,
mais aussi en tant qu’elles enveloppent l’existence de ces paires de seg-
ments ; par où il arrive qu’elles se distinguent [distinguantur] des autres
idées des autres paires167.
Ces modes, considérés en tant que n’existant pas réellement, sont néan-
moins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attri-
buts aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il
ne peut y avoir aussi dans l’Idée aucune distinction puisqu’elle ne serait pas
dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes revêtent leur existence
particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs attributs
(parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors le sujet
de leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des
modes et, par suite, aussi entre leurs essences objectives qui sont nécessai-
rement contenues dans l’Idée169.
précise qu’il ne parle pas de l’essence « actuelle » ou de l’être « actuel » d’une chose pour
L’essence comme conatus 93
rien d’actuel et donc rien de puissant, mais elles n’en sont pas moins éternel-
lement prêtes à passer à l’existence, à être dotées d’une puissance qui soit
désir de persévérer dans l’existence.
Comme nous le développerons dans un instant, Spinoza dit que
l’essence de tout corps consiste en un certain rapport de mouvement et de
repos : l’infinité des rapports possibles existe logiquement, mais pas réelle-
ment, et cette existence logique n’est pas à proprement parler une potentiali-
té ou un être « en puissance », au sens aristotélicien, de la chose, car la chose
n’existe pas encore réellement. Il en va de même pour toutes les modalités
implicites d’une idée171. La puissance qui constitue l’essence de toute chose
n’est donnée qu’à partir du passage à l’existence de cette chose dans la
durée, de sorte que même si elle vit alors pour une durée indéterminée, cette
chose ne possédait pas la capacité de s’auto-engendrer à partir du néant. La
venue à l’existence et l’effectuation d’une essence proviennent exclusive-
ment de la causalité « horizontale ».
l’opposer à son essence ou à son être « en puissance » (ce qui ne correspond à rien d’existant),
ou à toutes les affirmations faites contre l’usage des notions abstraites, dont celle d’essence de
l’« humanité », qui ne correspondent à rien de réel non plus, ou encore à la critique de la
notion de « facultés de l’âme » (à connaître, aimer, vouloir...) qui se résument à des volitions
particulières (cf. E 2P48S).
171 Les rapports sont eux-mêmes éternels, selon une existence « logique », mais ils ne passent
à l’existence « réelle » que lorsque les rencontres entre les corps dans l’ordre commun de la
nature les actualisent. Par exemple, la relation de paternité existe éternellement et peut être
définie, mais elle a besoin pour exister dans la nature qu’un homme devienne père, et si le
père ou le fils meurt, la relation meurt aussi. Le rapport constituant l’essence de la paternité
est en revanche éternel, et c’est ce à quoi fait allusion la fin de la réponse, souvent mal
comprise, de Spinoza à Pierre Balling à propos de la mort du fils de celui-ci dans la lettre dite
« sur les présages » (Ep 17 ; G IV, 77).
94 La conscience de soi
pour le même individu, il prend à chaque fois la forme d’un désir particulier,
« individuel ».
Établissons dans un premier temps une séparation en deux simple-
ment, selon les deux attributs que nous exprimons en tant qu’êtres humains,
pour comprendre en quoi consiste le processus d’individuation de la puis-
sance unique substantielle, c’est-à-dire le passage de l’essence divine unique
à l’infinité des essences individuelles. En ce qui concerne l’attribut de
l’étendue, on peut dire que tous les corps ont pour essence le désir de main-
tenir une certaine proportion de mouvement et de repos. Mouvement et repos
forment le mode infini immédiat de l’attribut étendue, comme nous l’avons
vu dans notre premier chapitre, ce qui signifie que l’essence de Dieu en tant
qu’il est chose étendue, c’est-à-dire en tant que facies totius universi ou en
tant que corps singulier, n’est autre que la puissance d’être en mouvement ou
en repos. La puissance d’un corps est donc puissance de et, en même temps,
désir d’être en mouvement ou en repos selon un certain rapport, c’est-à-dire
sous une forme déterminée.
Cette théorie était définitivement établie dès les premiers écrits de
Spinoza, puisqu’on la retrouve sans ambiguïté dans le Court traité :
Nous commencerons par poser comme chose démontrée qu’il n’y a dans
l’étendue d’autres modifications que le mouvement et le repos et que
chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion déterminée de
mouvement et de repos, de sorte que, s’il n’y avait dans l’étendue que du
mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne pourrait
s’y montrer ou exister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une cer-
taine proportion de mouvement et de repos172.
Elle est reprise à l’identique dans l’Éthique, dans la sorte de théorie générale
des corps – on serait tenté de dire « le précis de physiologie » – insérée entre
les propositions 13 et 14 de la deuxième partie173.
À l’inverse, l’intellect infini forme la première modification de
l’attribut pensée, c’est son mode infini immédiat : la puissance de toute âme
est donc puissance de, et, en même temps, désir de penser. Mais ce qu’elle
pense est « en premier » (E 2P11 sq.) un corps particulier dont Spinoza dit
qu’elle en constitue l’essence « objective »174. Elle doit donc penser
l’essence formelle dans l’attribut étendue qu’est la proportion précise de
mouvement et de repos exprimée par ce corps existant :
qui dans l’attribut pensant correspond à cette proportion existante, est, dirons-nous, l’âme du
corps » (KV, VMZ 15 ; G I, 120).
L’essence comme conatus 95
Ainsi, si des corps simples sont unis dans un même rapport de mouvement,
ils forment un individu, et si plusieurs individus ont entre eux un même
rapport de mouvement, ils forment ensemble à leur tour un autre individu
plus grand, et ainsi de suite. L’individu le plus grand qui existe, et qui est de
ce fait infiniment complexe, n’est autre que le tout de la nature, dont la
eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur ; élevons-nous maintenant aux
corps composés », E 2P13L3Ax2 ; G II, 99. La vitesse et la lenteur sont de simples caractéris-
tiques du mouvement.
178 E 2P13Def ; G II, 99-100.
96 La conscience de soi
proportion essentielle n’est donc pas menacée ou affectée par les variations
de ses parties179.
Les parties extensives les plus petites que sont les corps simples,
celles qui ne sont pas elles-mêmes des individus, ne sont pas de nature
différente les unes des autres : la matière est partout la même180. Par consé-
quent, ce ne sont pas elles qui font la spécificité d’un être existant par rap-
port à un autre. Le fait que ces parties soient unies par un certain rapport de
mouvement et de repos signifie que ce qui permet à la chose individuelle de
persévérer dans l’existence, ce ne sont pas ses parties elles-mêmes, souvent
constamment régénérées181 et en nombre ou taille fluctuants182, mais leur
union dans un même mouvement, c’est-à-dire un même type de mouvement,
une quantité unique formant un certain quota de mouvement par rapport au
repos. C’est en cela que réside l’unicité. C’est donc aussi en ce rapport que
consiste l’essence de chaque corps.
179 « Et, continuant ainsi à l’Infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu
dont les parties, c’est-à-dire tous les corps varient d’une infinité de manières, sans aucun
changement de l’Individu total » (E 2P13L7S ; G II, 102).
180 « Les corps [simples] se distinguent les uns des autres par rapport au mouvement et au
généralement aujourd’hui une distinction entre objectif et subjectif, tandis qu’ici « objective-
ment » renvoie à l’idée, et « formellement » à l’objet de cette idée, c’est-à-dire la chose elle-
même, dans sa réalité concrète (« objective » selon l’usage habituel). Les termes doivent être
donc pris en sens inverse de ce que l’impression première nous en donne.
L’essence comme conatus 97
c’est l’âme de cette chose, qui est aussi – en elle-même, c’est-à-dire en tant
qu’idée vraie – l’idée que Dieu a de toute chose dans son entendement infini.
Toute réalité formelle a donc une réalité objective lui correspondant, puisque
la connaissance de Dieu est infinie (ce qui est aussi une raison pour ne pas
accepter la discontinuité introduite par l’hypothèse de Chantal Jaquet) ; et
lorsqu’on parle d’un corps, son essence ou sa réalité objective est son âme
elle-même. Il en résulte que l’essence objective varie proportionnellement à
l’essence formelle :
L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond à cette propor-
tion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps. Si maintenant l’une de ces
modifications, soit le repos, soit le mouvement, vient à changer, étant ou
accru ou diminué, l’Idée change aussi dans la même mesure 184.
n’en était que l’effet toujours secondaire. N’est-ce pas là un élément trou-
blant par rapport à l’égalité des attributs? Si les deux ordres sont autonomes,
on ne voit pas pourquoi l’âme (essence objective) ne varie que quand le
corps (essence formelle) est modifié. Ou plutôt, on comprend bien la simul-
tanéité des deux, mais pas pourquoi Spinoza semble ne penser la variation de
l’essence que comme provenant du corps. Ceci vient conforter notre impres-
sion que Spinoza n’aurait pas été opposé à l’idée que les attributs ont un rôle
causal indirect l’un sur l’autre, par l’intermédiaire de la substance que leurs
modifications respectives affectent diversement. C’était probablement là son
intuition première de l’unité des attributs dans la substance, celle qui est
aussi donnée à tout un chacun de la causalité vécue. Mais il reste vrai qu’à
strictement parler, les modifications dans les attributs doivent bien être
simultanées, sous peine de contradiction logique. Il convient donc de dépas-
ser l’idée que l’essence d’une âme est unique par l’objet qui est le sien
seulement, c’est-à-dire tel ou tel corps, constitué par tel ou tel rapport de
mouvement et de repos entre ses parties, et non par quoi que ce soit qui lui
soit propre. L’essence de l’âme doit être individuelle par elle-même, sans
que cette individualité dépende d’un autre attribut.
Pour tenter de résoudre ce problème de la source d’unicité en soi-
même d’une essence objective, nous proposons pour notre part l’explication
suivante. On peut tout simplement penser que l’essence d’une âme quel-
conque est elle aussi constituée par un certain rapport entre ses idées.
Chaque âme comportant en effet les idées de tous les corps, simples ou
complexes, qui forment son corps186, elle a en elle ces idées dans le même
ordre et la même connexion que dans son corps, selon E 2P7 et son corol-
laire : son unicité réside donc elle aussi dans un rapport constitutif entre ces
idées, qui simplement n’est pas – ne peut pas être – un rapport de mouve-
ment et de repos. Peut-être, alors, est-ce un rapport d’implication mutuelle,
d’enveloppement, au sens du terme involvere tant employé par Spinoza à
propos des relations entre idées, par exemple lorsqu’il dit que « la connais-
sance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe »,
involvit, à l’axiome IV187. C’est dans le même sens qu’on pourrait dire que
l’essence d’un rectangle enveloppe la propriété d’avoir quatre angles droits,
etc. Cette interprétation n’a pas de support textuel direct, mais elle s’accorde
avec la logique de la philosophie de Spinoza. La seule chose qui soit assurée,
c’est que l’âme est l’expression dans la pensée de ce rapport lui-même,
quelle que soit la manière dont il est traduit dans son ordre « mental ». Il
nous semble qu’il ne serait pas inapproprié de comprendre ce rapport entre
les idées comme un rapport logique d’implication mutuelle. L’essence d’une
186 Cf. E 2P12 ; G II, 95, et E 2P15D ; G II, 103.
187 E 1Ax4 ; G II, 46. Sur le verbe involvere, cf. les analyses de notre chapitre VIII.
L’essence comme conatus 99
âme pourrait être dite unique, dans ce cas, par les idées qui sont les siennes,
et dont le rapport devrait correspondre à la proportion précise de mouvement
et de repos qui lie entre elles les parties du corps.
L’explication donnée jusqu’à présent des essences formelles et ob-
jectives semble réduire l’essence « formelle » d’une chose à son rapport
constitutif dans l’étendue, et l’idée de ce rapport à une essence « objective ».
Ce n’est là que la moitié de ce qu’il s’agit de comprendre cependant. En
réalité – ce qui s’accorde bien avec l’idée selon laquelle l’âme trouve son
principe d’individuation en elle-même –, l’essence objective qu’est l’âme
peut elle-même être envisagée en elle-même, sans relation avec le corps,
comme une essence formelle. Car une idée est bien donnée de tout mode, et
l’essence objective est un mode du penser. Elle est donc aussi, en elle-même,
une essence formelle.
Dans quel attribut, toutefois, doit-on croire qu’est donnée l’essence
objective correspondant à cette nouvelle essence formelle, si celle-ci est non
plus un corps, mais une idée ? Ce ne peut être dans un autre attribut que le
sien propre. Toute essence objective est l’idée qui est donnée dans
l’entendement divin de ses modifications. Cette idée d’idée est donc elle
aussi une modification de l’attribut pensée. Or, à son tour, cette idée d’idée
peut être envisagée sous son angle formel, c’est-à-dire comme individu
unique par soi-même puisque c’est un mode du penser, et être redoublée par
une essence objective qu’on pourrait dire « idée d’idée d’idée ». Spinoza,
pour sa part, s’arrête avant, et en expliquant le redoublement de l’idée en
idée d’idée, il se contente de dire qu’il en va ainsi « indéfiniment ». C’est
bien d’un redoublement sans fin de toute chose en idée d’idée dans
l’entendement infini qu’il est question.
Qu’on se souvienne seulement de l’exemple du cercle, suivi de celui
de Pierre, dans le Traité de la réforme de l’entendement :
L’idée vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent
de son idéat. En effet, autre est le cercle, et autre l’idée du cercle. Car l’idée
du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme
le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même. Et comme elle est
quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi, en elle-même,
quelque chose d’intelligible. C’est-à-dire, l’idée, prise dans son essence
formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective, et, à son tour, cette
autre essence objective, envisagée en elle-même, sera également quelque
chose de réel et d’intelligible, et ainsi indéfiniment [et sic indefinite]188.
On retrouve ici l’idée d’idée qui est aussi l’idée adéquate de la chose et son
âme telle qu’elle est en Dieu, donc en elle-même. « Formel » ne désigne
donc ni exclusivement l’étendue, ni exclusivement la pensée ; mais tout
mode, quel que soit d’ailleurs l’attribut dont il relève, peut être considéré à la
fois formellement et objectivement. Et les deux aspects sont alors fort diffé-
rents. On peut dès lors appliquer à la fois au corps et à l’âme la théorie de
l’essence comme conatus pour montrer qu’en chacun, le renforcement se fait
selon un processus automatique.
Si l’essence d’un corps particulier est un rapport particulier de mou-
vement et de repos, celui qui est constitutif de son existence propre et qui,
une fois détruit, entraîne sa destruction pure et simple189, il importe de com-
prendre que ce rapport est une tension vers la stabilité du rapport ainsi, ce
qui expliquera le progrès, que vers un renforcement de la puissance. En
effet, une autre définition de l’essence de toute chose est que c’est son effort
pour persévérer dans l’existence, comme E 3P6 et P7 déjà citées plus haut le
disent bien. Le corps « désire » donc, de manière mécanique, préserver le
rapport de mouvement et de repos qui le constitue comme corps individuel
vivant. Par là, on peut comprendre que des mécanismes corporels sont à
l’œuvre naturellement et automatiquement pour assurer la stabilité de ce
rapport et résister au changement perpétuel auquel le contact avec les autres
modes le soumet.
Le conatus d’une âme particulière est, identiquement, un désir de
persévérer dans son existence, donc en premier lieu dans son affirmation de
l’existence du corps particulier dont elle est l’idée :
Cette préservation suppose pour l’âme de mettre en œuvre toutes ses res-
sources mentales pour accroître sa propre puissance de penser, là aussi selon
un processus naturel non réflexif, totalement automatique. L’imagination,
qui est le premier mouvement naturel de l’âme, sert à cette fin : « L’âme,
autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puis-
sance d’agir du Corps »191. Des processus plus complexes interviendront
189
« La mort du Corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont disposées de
telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles », E 4P39S ; G
II, 240.
190 E 2P10 ; G II, 148.
191 E 2P12 ; G II, 148. Les âmes suffisamment complexes parviendront d’ailleurs à avoir pour
objet des choses plus puissantes que leur corps mortel, savoir, leur essence éternelle et Dieu,
L’essence comme conatus 101
et de ce fait à se rendre en partie éternelles : « L’âme donc, en cas qu’elle consiste seulement
dans une union avec une chose temporaire et changeante (comme l’est le corps), doit néces-
sairement pâtir et périr avec lui ; tandis qu’au contraire elle sera libérée de toute Passion et
aura part à l’immortalité, si elle est unie avec une chose qui est éternelle et immuable de sa
nature » (KV, KS ; G I, 8). Pour une affirmation de Spinoza lui-même (non tirée du sommaire
du Court traité), on pourra se reporter par exemple à KV 2/23 (« Que si l’âme est unie
seulement à une autre chose qui est et reste inaliénable, elle doit aussi demeurer inalié-
nable » ; G I, 103) et à toute la cinquième partie de l’Éthique.
102 La conscience de soi
l’âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle
qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée (E 2P49 ; G II, 130), et donc : « La volonté et
l’entendement sont une seule et même chose » (E 2P49C ; G II, 131).
L’essence comme conatus 103
Dans cette vie donc nous faisons effort avant tout pour que le corps de
l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu’il lui convient, en
un autre ayant un très grand nombre d’aptitudes et se rapportant à une Âme
consciente au plus haut point d’elle-même et de Dieu et des choses196.
197 E 2P11S ; G II, 149. Spinoza dit également clairement que la « naissance » des autres
affects à partir de ces trois-là est en réalité une forme d’identité. Cf. E 3AD48 ; G II, 203 : « Il
est d’ailleurs clair, par les Définitions des affects expliqués, que toutes naissent du Désir, de
la Joie ou de la Tristesse, ou plutôt ne sont rien que ces trois qui ont coutume d’être appelées
de divers noms à cause des relations suivant lesquelles on les considère et de leurs dénomina-
tions extrinsèques ».
198 E 2P23 ; G II, 110.
106 La conscience de soi
tion de puissance (« si le corps humain est affecté »), donc d’un affect qui
éveille en elle sa conscience, l’âme a également, en même temps, conscience
du fait qu’elle en est affectée.
Pour ce qui concerne l’expérience humaine, on voit bien que lors-
qu’il y a variation dans le sens d’une augmentation de la puissance du corps,
l’âme en éprouve de la joie, qui lui révèle son appétit foncier envers le
corps : « La joie (laetitia) est le passage de l’homme d’une moindre à une
plus grande perfection »203. Inversement, s’il y a une variation dans le sens
d’une baisse de puissance, l’âme en éprouve de la tristesse : « La tristesse
(tristitia) est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfec-
tion »204, affect qui lui révèle là aussi son appétit foncier, essentiel, de voir le
corps – et elle-même – grandir en puissance. Tous les autres affects ne sont
que des modalités des trois affects fondamentaux. Sans ces affects, l’âme ne
pourrait pas avoir conscience de son essence, ou encore, l’appétit essentiel
ne pourrait pas devenir conscient, ne pourrait pas se faire « désir ». En
d’autres termes, s’il n’y avait pas de variation de puissance du corps, l’âme
n’aurait pas conscience d’elle-même, car elle n’aurait pas conscience de son
attachement à l’existence du corps.
C’est en ce sens que doit se comprendre la précision qu’apporte
Spinoza lui-même, dans l’explication de la définition du désir à la fin de la
troisième partie, sur son utilisation de l’idée de détermination de l’essence
humaine par une affection de cette essence (cela signifie donc « par une
variation de cette essence », car on parle d’une affection qui modifie la
puissance) :
Car par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute dispo-
sition de cette essence205.
d’« adéquation » à sa note 24 (ibid., p. 11) : « [la référence à soi comme sujet de ses pensées]
est incorrigible, même lorsque la connaissance de soi est inadéquate. En d’autres termes, il ne
La conscience de soi humaine 109
pourra jamais se faire, dans la doctrine spinoziste, que la référence à soi comme sujet soit
incorrecte, même lorsque l’identification de ce qu’est ce sujet est inadéquate ». Il est effecti-
vement important de saisir que toute idée, même inadéquate, possède une part de vérité ou
d’adéquation, et que la conscience de soi participe de cette partie vraie ou adéquate de l’idée.
Mais nous ne voyons pas l’utilité d’employer un terme différent de celui qu’emploie Spinoza
lui-même – et qui plus est, de forger un néologisme à cette fin. Il suffit de préciser que ce
n’est pas le tout de l’idée qui est adéquat, mais seulement une partie. Rappelons enfin que
« vrai » et « adéquat » peuvent être prédiqués indifféremment d’une même idée car toute idée
adéquate est également vraie, et toute idée vraie l’est parce que justement elle est adéquate.
La seule différence est dans le point de vue, qui dans un cas (l’adéquation) se limite à l’idée
elle-même, « en soi », dans l’autre (la vérité) à la relation entre l’idée et son objet :
« J’entends par idée adéquate une idée qui, en tant qu’on la considère en elle-même, sans
relation avec l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques d’une idée vraie.
Explication : Je dis intrinsèques pour exclure celle qui est extrinsèque, à savoir l’accord de
l’idée avec l’objet dont elle est l’idée » (E 2Def4 et Ex ; G II, 85).
208 Cf. ibid., p. 305-308, et la reprise de cette question dans la conclusion p. 315. Nous
reviendrons sur ce passage du livre de Lia Levy dans notre section suivante consacrée à la
conscience de soi des êtres inférieurs aux hommes, mais on peut déjà noter que cette infirma-
tion de ce qui avait été sa thèse tout au long de l’ouvrage vient en réalité la heurter de front, et
en diminue beaucoup plus la crédibilité qu’elle ne semble le voir elle-même.
209 KV 2/16, 5 ; G I, 83.
210 Lia Levy, op. cit., p. 247.
110 La conscience de soi
Cette interprétation pose un problème de fond, car elle implique que l’idée
adéquate en moi (ou en un autre mode) n’est pas la même que l’idée en
Dieu. Si l’on ôte cette identité qui permet la fusion de la pensée singulière
avec la pensée objective divine au nom de la médiation par l’essence indivi-
duelle, on ôte par là même la signification du salut spinoziste. Il est en effet
essentiel de comprendre que le but éthique consiste à se rapprocher du point
de vue divin sur les choses. Lorsque nous avons exposé la différence des
points de vue, c’était pour expliquer ce qui rendait possible la connaissance
finie et inadéquate. Mais l’augmentation de la part adéquate de nos connais-
sances est un moyen d’annihiler progressivement cette différence des points
de vue pour justement fusionner avec la puissance divine ou substantielle,
quitter l’ordre du particulier subjectif, synonyme d’incomplétude, pour
rejoindre un point de vue universel et objectif.
Certes, il reste bien des éléments subjectifs, mais ils ne modifient
pas le contenu des idées elles-mêmes. Par exemple, nous n’avons aucun mal
à dire qu’un aveugle, parce que son essence n’inclut pas la capacité à perce-
voir les couleurs, n’aura pas d’idée de la couleur d’une chose qu’il percevra.
Ou encore, qu’un être humain, à cause de sa constitution en tant qu’âme et
corps, n’aura pas d’idée des modes des autres attributs (si tant est qu’il y en
ait). Mais ce n’est pas la même chose que de dire que l’essence de ces choses
imprime une torsion aux idées qu’ils reçoivent ; nous croyons simplement
que si l’idée ne peut être reçue telle quelle par l’esprit, celui-ci ne la forme
tout simplement pas. L’idée en elle-même (adéquate) reste inchangée,
qu’elle soit pensée ou non, et qu’elle soit pensée par Pierre, Paul ou Dieu.
De plus, on peut même envisager une forme de subjectivité dans
l’ordre pourtant universel qui caractérise la connaissance par entendement.
Lorsque Spinoza dit que l’esprit humain a « le pouvoir d’ordonner et
d’enchaîner les affections du Corps suivant un ordre valable pour
l’entendement »212 (par quoi il entend l’ordre universel de la nature, le ratta-
chement de ces affections à leur véritable cause), il veut bien dire que cet
ordre pour ces idées et affections-là serait le même en Pierre et en Paul ;
mais il ne dit pas que tous, tant Pierre que Paul, vont lier celles-là plutôt que
d’autres. En réalité, nous croyons qu’il reste une part de subjectivité même
dans la connaissance adéquate du fait que ce sont des idées d’affections du
corps qui sont liées, et que l’infinie variété des corps fait que chaque corps
est affecté différemment, donc doit lier des affections différentes d’un indi-
vidu à l’autre. Mais cette reconnaissance reste très différente de l’affirmation
posée par Lia Levy de la dissemblance entre les « mêmes » idées d’un
individu à l’autre.
Par exemple, Pierre a les idées des affections A, B et C, tandis que
Paul a les idées des affections A, E et F, de sorte que le lien d’implication et
d’ordre entre ces idées, qui dans chaque cas trouvera son correspondant
objectif dans l’esprit divin, gardera une trace de la finitude propre à chaque
individu. Peut-être le lien complet en Dieu est-il A-B-C-D-E-F, mais Pierre
n’en saisira que les trois premiers termes, et Paul que le premier et les deux
derniers, aucun des deux n’étant capable étant donné son essence de saisir le
lien « D ». Pourtant, chacun aura la capacité d’organiser ces affections selon
un ordre valable pour l’entendement, puisqu’il saisira un segment adéquat de
la causalité divine. Et ce qu’il importe de souligner, c’est que cet élément de
subjectivité ne change rien au fait que l’idée A est parfaitement la même en
Pierre et en Paul. Ce qui varie selon les individus et les essences indivi-
duelles, c’est la capacité à percevoir ou éprouver telle idée plutôt que telle
autre, mais l’idée n’est pas « modifiée » par l’essence individuelle : si
l’individu ne peut l’intégrer, elle n’est pas en lui, c’est tout. Mais elle doit
être, si elle est adéquate, la même en Pierre, en Paul, et en Dieu. L’idée
n’étant que l’essence objective d’une essence formelle donnée dans un
certain attribut, il ne peut y avoir qu’une idée correspondant objectivement à
chaque mode.
Selon notre explication, c’est justement cette identité à tous les ni-
veaux ontologiques (modal ou substantiel) qui explique la conscience d’être
dans le vrai donnée au mode fini, et le redoublement affectif sur soi de cette
conscience en idée d’idée, etc. L’interprétation de Lia Levy nous semble
donc extrêmement dangereuse pour l’accessibilité à l’être humain du salut
spinoziste.
Nous ne croyons pas non plus que Spinoza ait changé d’avis sur la
question du rapport entre l’idée et l’esprit ou l’âme entre le Court traité et
l’Éthique, ni que la conscience de soi signifie – dans ce dernier ouvrage ou
ailleurs – une forme de conscience transcendantale pré-kantienne telle que
décrite par Lia Levy (une sorte de « je pense » capable d’accompagner
toutes mes représentations). Nous entendons au contraire rendre compte de
la théorie de l’automate spirituel chez Spinoza à partir de son usage de
l’expression de « conscience de soi », comme d’un véritable automate, en
qui les idées nient ou affirment toutes seules quelque chose. L’automatisme
112 La conscience de soi
213 « Il n’y a dans l’Âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation,
en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée » (E 2P49 ; G II, 130) ; Corol-
laire : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » (E 2P49C ; G II, 131).
214 Pour déterminer ces occurrences, nous avons utilisé le Lexicon spinozanum d’Emilia
78), E 2P35S (G II, 117), E 3P2S (G II, 143), E 3P9 et P9D (G II, 147), E 3P9S (G II, 148), E
3P30D (G II, 163), E 3AD1 (G II, 190), E 4Praef (G II, 207), E 4P8 et P8D (G II, 215 et 216),
La conscience de soi humaine 113
E 4P19 (G II, 223), E 4P64D (G II, 259), E 4A32 (G II, 276), E 5P31S (G II, 300), E 5P34S
(G II, 301), E 5P39S (G II, 305), et E 5P42S (G II, 308).
216 Conscientia : TIE 47 (G II, 18), E 3P9S (G II, 148), E 3P30D (G II, 163), E 3AD1 (G II,
190), TTP 1,1 (G III, 16), et Ep 58 (G IV, 267). Conscientiae morsus : E 3P18S2 (G II, 155),
E 3AD17 (G II, 195), et E 4P47S (G II, 246).
217 Bewust : KV 2/4no8 (G I, 61), KV 2/15no3 et no4 (G I, 79), KV 2/16no6 (G I, 83), et KV
2/19no7 (G I, 91).
218 Conscientie : KV 2/6no7 (G I, 67).
219 Medegeweten : KV 2/1no1 (G I, 54).
220 Lia Levy, op. cit, p. 41-53.
221 « L’investigation sur le sens du terme “conscience” dans l’Éthique ne produit pas l’effet
attendu. L’analyse de ses occurrences ne fournit pas d’indices suffisants pour confirmer la
correction de l’hypothèse initiale, tout en ouvrant encore toute une série de problèmes. En
effet, elle a révélé que la détermination des conditions d’emploi du terme est très probléma-
tique, ce qui a ouvert des questions imprévues au départ. Force est donc de constater que
“conscience” dans l’Éthique ne désigne pas de manière systématique cet aspect du concept
d’idée, lorsqu’il est considéré comme une modification de l’esprit, qui est la saisie de son
appartenance à un seul et même esprit. Tout compte fait, l’approche s’est révélée plutôt
insuffisante, les conditions d’emploi du terme “conscience” dans l’Éthique n’étant pas
associées de façon suffisamment claire aux conditions d’émergence de ce nouveau point de
vue », ibid., p. 52-53.
114 La conscience de soi
qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux
causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir » (G II, 78) ; E 3P2S :
« L’expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres
pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils
sont déterminés ; et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits
eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition variable du Corps » (G II, 143) ; et
E 4Praef (G II, 207). La même idée est également présente dans la lettre 58 à Schuller (G IV,
266) dans laquelle Spinoza ironise sur le fait qu’il suffirait de donner à la pierre qui roule sous
l’effet des lois du mouvement la conscience de son mouvement pour qu’elle se croie libre.
La conscience de soi humaine 115
illusion, rien ne doit nous porter à croire que l’idée de la puissance propre
donnée dans la conscience de soi n’est pas juste ou vraie en elle-même.
Lorsque nous en avons conscience, nous déployons bien une puissance qui
est activité réelle. Ce qui est à critiquer, c’est simplement l’interprétation
mutilée à laquelle cette conscience conduit lorsqu’on n’est qu’au niveau du
premier genre de connaissance. La conscience fournit bien une connais-
sance, mais dans l’ignorance des autres causes, cette connaissance est in-
complète et erronée.
2) Nous avons déjà expliqué ci-dessus le deuxième contexte
d’utilisation de la notion de conscience : « le Désir est l’Appétit avec cons-
cience de lui-même »224. C’est seulement en tant qu’on éprouve une variation
dans notre essence (notre puissance, notre conatus) qu’on est conscient de
cette essence, qu’on est conscient de soi. Puisque l’éthique exigera la com-
préhension de la nécessité universelle, c’est-à-dire du fait que toute chose
finie n’est qu’un mode ou une expression de la puissance substantielle
infinie, soi-même y compris, on voit bien que la prise de conscience de soi
comme « mode de puissance » est capitale comme point de départ de la
démarche de progression éthique.
3) La détermination du bien et du mal est en corrélation directe avec
celle de l’objet de notre désir, non au sens où la seconde dépendrait de la
première, mais au sens où la première découle directement de la seconde225.
Il s’ensuit que la connaissance du bien et du mal, qui suppose un acte ré-
flexif sur le bien et le mal, implique la conscience de la direction de notre
désir. En termes affectifs, cela signifie que l’on juge bon ce qui est source de
joie et mauvais ce qui est source de tristesse :
224 E 3P9S ; G II, 148. Cette définition est reprise en E 3P9D, E 3P9S et E 3AD1Ex. On peut
également rapporter à ce contexte d’occurrences, quoique de manière plus lâche, l’usage du
terme medegeweten dans le Court traité, car puisque l’appétit est l’essence même de
l’homme, il est logique que la conscience qu’on en prend (la conscience de soi qui en émerge)
soit première. Sa primauté n’est toutefois ici que suggérée, puisqu’il est question conjointe-
ment de la perception de soi et des choses extérieures (le texte de KV 2/1no1, tel que rétabli
par Gebhardt, affirme : « Commençons par les [modes] qui nous sont connus les premiers.
Savoir certains concepts des choses qui sont en dehors de nous et la connaissance de nous-
mêmes ou la conscience » (trad. Appuhn in Œuvres, vol. I, « Note du traducteur » p. 8).
225
Cf. E 3P9S ; G II, 148 : « Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne
désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous jugeons
qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et
désirons ». Nous exposerons en 7.2.2., dans notre section sur l’acrasie, différentes implica-
tions de ce renversement de la conception du rapport entre connaissance et désir.
226 E 4P8 ; G II, 215. Cette proposition est reprise en E 4P8D, E 4P19D et E 4P64D.
116 La conscience de soi
Spinoza établit un rapport simple à saisir ici : le bien et le mal sont ce que
nous appétons ou évitons. L’un et l’autre deviennent conscients lorsque la
rencontre avec l’objet se traduit sous la forme d’une joie ou d’une tristesse.
Par conséquent, la connaissance du bien et du mal (Spinoza aurait tout aussi
bien pu dire la conscience du bien et du mal) est l’affect même de joie ou de
tristesse, et il insiste : « en tant que nous en avons conscience ». Puisque tout
affect implique une conscience, cette précision était en vérité redondante,
mais elle sert à justifier le fait que l’on soit alors bien au niveau réflexif.
Deux éléments nous semblent importants à souligner à propos de cet
usage de la notion de conscience dans le cadre de la connaissance du bien et
du mal. Premièrement, un tel jugement doit logiquement être attribué à tout
être capable de conscience de soi, c’est-à-dire capable de ressentir sa puis-
sance propre grâce à son expression affective sous la forme d’une joie ou
d’une tristesse. La « connaissance » du bien et du mal n’est autre que
l’expérience, donnée par la sensation à beaucoup d’individus dans la nature
(pas seulement humains), du bon et du mauvais. Il n’y a aucun besoin ici de
supposer un accès de l’esprit à la raison pour qu’il soit outillé de cette con-
naissance. Cette détermination est un processus pleinement automatique (y
compris chez l’être humain).
Deuxièmement, cette proposition confirme la vérité intrinsèque de
tout affect par l’usage même du terme de « connaissance ». Ce qu’on
éprouve affectivement comme bon est bon, et ce qu’on éprouve affective-
ment comme mauvais est mauvais. L’erreur dans la connaissance ne peut pas
être à ce niveau de la sensation affective ; elle ne peut être que dans le ratta-
chement causal que l’on fera dans un second temps entre cet affect, qui
exprime bien la vérité de notre être, et telle ou telle cause de cet affect. C’est
sans doute d’ailleurs, malgré l’obstacle que constitue la connotation théolo-
gique du terme, ce que voulait dire Spinoza en désignant dans le Court traité
« notre bonne conscience » (onse goede conscientie) comme ce qui nous
indique le bien :
Et le moyen pour cela est de former à leur sujet [les hommes] des pensées
telles que notre bonne conscience même nous enseigne à le faire et nous en
avertit, parce que jamais elle ne nous excite à notre perte mais toujours à
notre salut227.
On pourra se tromper en disant que cette chose est bonne, si l’on rattache
l’affect (juste) de joie à une chose qui n’en est pas la cause réelle, ou bien
avoir raison si l’affect est bien causé par elle. Mais l’erreur ne peut résider
que dans l’attribution d’une cause au sentiment, et non dans le sentiment. La
Nous connaissons par ce qui vient d’être dit ce que sont l’Espoir, la
Crainte, la Sécurité, le Désespoir, l’Épanouissement et le Resserrement de
conscience [la déception] (…). L’Épanouissement ensuite est une Joie née
de l’image d’une chose passée dont l’issue a été tenue par nous pour dou-
teuse. Le Resserrement de conscience [la déception] enfin est la Tristesse
opposée à l’Épanouissement231.
Gallimard (Pléiade), 1954 ; et celle de Robert Misrahi, Éthique, Paris, PUF, 1990.
231 E 3P18S2 ; G II, 153. L’expression se trouve également dans la définition des affects (E
232 Appuhn, en accord avec la leçon de Land, remplace externae par internae. Pierre-François
Moreau pense qu’il faut laisser « externe » pour maintenir l’idée que la gloire est une forme
de joie (cf. P.-F. Moreau, « Métaphysique de la gloire. Le scolie de la proposition 36 et le
« tournant » du livre V », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p.
55-64 ; p. 63, n. 1). Cette interprétation semble à première vue possible puisque cet affect
provient, en E 3P30S, du jugement des autres (sous sa forme inadéquate), mais dans le même
temps, E 5P36S identifie parfaitement la gloire et le contentement de soi en tant que c’est
« une Joie, s’il est permis d’employer encore ce mot, qu’accompagne l’idée de soi-même » (G
II, 303). Puisque même dans la connaissance inadéquate, le contentement de soi est explici-
tement relié à l’idée d’une cause intérieure (soi-même), on peut penser que la meilleure
traduction pour ce passage est bien une rectification d’externae par internae.
233 E 3P30S ; G II, 163.
234 E 4A32 ; G II, 276 : « Nous supporterons, toutefois, d’une âme égale les événements
sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels »235, que
Spinoza peut dire par la suite « qu’ils [les hommes] ont conscience, à la
vérité, de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confondent avec la durée et
l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la
mort »236. Nous reviendrons dans notre dernier chapitre sur le sens à attribuer
à cette erreur d’interprétation du sentiment d’éternité, ici désigné explicite-
ment comme conscience de l’éternité de son âme (d’où une identification
implicite entre sentiment, conscience et expérience). Celle-ci, selon nous, ne
réduit en rien le fait que l’idée qu’a l’âme d’elle-même comme idée du corps
soit adéquate, car l’erreur ne réside que dans le lien entre cette idée, adé-
quate, et d’autres idées, inadéquates, de la cause de ce sentiment (comme
dans le cas de la liberté).
Préciséement, en quel sens la conscience de soi de l’âme est-elle
conscience d’éternité ? Nous avons vu plus haut cette proposition importante
pour expliquer l’émergence de la conscience de soi qu’est E 2P23, qui
spécifie que l’âme ne prend connaissance d’elle-même que par les idées des
affections du corps, et l’on se souvient également que l’âme est en premier
l’idée d’un corps particulier existant en acte (E 2P11 et E 2P13). On aurait
pu croire, dès lors, que la seule idée de soi donnée à l’âme était cette cons-
cience de soi « finie » au sein d’une connaissance inadéquate. Ce qu’on
comprend avec E 5P23S et E 5P34S, en revanche, c’est que l’âme a égale-
ment l’idée de son corps (et d’elle-même) sub specie aeternitatis (« sous un
regard d’éternité », c’est-à-dire pour un entendement, telle que la comprend
la substance). Pour le dire autrement, on peut penser que la conscience de soi
finie « enveloppe » (involvit) la conscience de soi objective et infinie. C’est
en ce sens, sans aucun doute, que l’âme n’est qu’en premier l’idée d’un
corps existant en acte : elle est aussi, selon un point de vue infini, l’idée
éternelle correspondant à l’essence éternelle actualisée par ce corps.
Cependant, cette idée adéquate de sa nature propre n’est pas donnée
à partir de toute conscience. C’est ce que permet de comprendre la juxtaposi-
tion d’E 2P16, d’E 2P27 et P29 et de la conscience de l’éternité de la cin-
quième partie, qui pourrait paraître sinon contradictoire. La conscience de
l’éternité n’est pas, et ne peut pas être, la simple conscience de soi donnée à
travers une quelconque idée de puissance que Spinoza décrit dans la deu-
xième partie de l’Éthique. En E 2P16, Spinoza énonce que :
On trouve bien ici l’affirmation qu’une idée finie « enveloppe » une idée
infinie, savoir, celle de la nature du corps humain (qu’elle enveloppe aussi
celle du corps extérieur ne nous intéresse pas ici). Mais cette idée n’est pas
complète, selon E 2P27 :
237
E 2P16 ; G II, 103.
238 E 2P27 ; G II, 112.
239 E 2P29 ; G II, 113.
240 Selon l’axiome 4 : « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et
243 E 5P6S ; G II, 285. On trouvera des développements beaucoup plus conséquents sur la
figure de l’enfant, et sur la possibilité pour l’enfant de se « transformer » en adulte, dans F.
Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, Paris, PUF, 2002.
Cf en particulier p. 117-177.
244 E 5P39S ; G II, 305.
La conscience de soi humaine 123
n’est visiblement pas le cas chez le sage. Pourquoi ? Parce que chez ce
dernier, la conscience de la puissance propre est insérée dans un réseau de
puissance, dans un maillage d’idées de la puissance des autres choses. L’idée
est rattachée à sa véritable cause : la puissance divine, qui donne vie à la
totalité du réel. L’idée de la puissance propre est donc une idée de soi
comme modification (précise et déterminée) d’une puissance infinie, entou-
rée d’autres modifications de cette puissance substantielle. L’idée de soi
coupée de ce réseau d’idées de puissance n’est pas fausse en elle-même,
mais elle est une parcelle de vérité dans le cadre plus large d’une connais-
sance incomplète et donc inadéquate, tandis que l’idée de soi rattachée à
l’idée des autres choses trouve dans ce rattachement causal adéquat sa com-
plétude. C’est, par conséquent, la même idée de soi en E 5P34S et en E
5P42S, et dans les deux cas elle est adéquate en elle-même ; mais dans le
premier cas ce n’est une idée que de soi, tandis que dans le second c’est une
idée de soi et de Dieu, et (a fortiori) des autres choses. C’est devenu une
idée de la nécessité de la puissance – et l’on voit d’ailleurs que la « cons-
cience » est bien toujours une idée de puissance, mais que ce peut être aussi
l’idée d’une puissance infinie.
De plus, ici aussi l’équivalence entre puissance, conscience (de soi,
de Dieu et des choses) et contentement est clairement posée. La conscience
de soi dont il est question dans ce contexte est donc celle d’un conatus fort et
libre, jouissant de soi et de l’idée de soi comme mode d’une puissance
infinie, donc doué soi-même de cette source de puissance. Si l’Éthique
s’achève sur cette idée, c’est bien parce que toute la démarche de progres-
sion dans la puissance dont elle se veut l’instigatrice est une entreprise de
développement de la conscience de soi. Après la critique du libre arbitre et
de la fausse liberté, la conscience est donc finalement associée à la véritable
liberté. C’est pour cela qu’il importe de comprendre la vérité de son ensei-
gnement, qui est un enseignement de puissance propre même au sein d’une
connaissance inadéquate, pour augmenter cette puissance propre jusqu’à
sortir progressivement du règne de la passivité qui caractérise la vie de
l’enfant et de l’ignorant.
7) Pour la septième catégorie sémantique, elle se trouve surtout dans
des textes autres que l’Éthique, ce qui explique que Lia Levy ne l’ait pas
prise en considération dans le découpage en six contextes d’occurrence
qu’elle proposait dans sa section sur l’Éthique. Nous avons regroupé sous le
titre de « renvoi à une idée parfaitement claire et indubitable » différentes
expressions qui indiquent le caractère insensé de ceux qui vont contre leur
conscience, ainsi qu’une certaine idée de la vivacité de l’évidence apportée
par la conscience. En bref, ce contexte d’occurrences doit confirmer le fait
que l’idée que nous avons de manière consciente est véridique, non trom-
La conscience de soi humaine 125
peuse en elle-même. C’est également dans ces occurrences que la notion est
le plus souvent exprimée sous sa forme substantivée de « conscientia ».
Dans ce groupe, on peut distinguer l’usage négatif et l’usage positif
de la notion de conscience. Dans son usage « négatif », la conscience est ce
contre quoi l’on s’oppose lorsqu’on agit ou pense de manière insensée. La
lettre 58 à Schuller utilise une formule intéressante pour montrer
l’adéquation de la conscience : « Pour moi certes, si je ne veux pas me
trouver en contradiction avec ma conscience, c’est-à-dire avec la raison et
l’expérience [ne meae conscientia, hoc est, ne rationi, & experientiae con-
tradicam]… »246. Cette utilisation est faite dans le cadre de la discussion du
libre arbitre, dont Spinoza nie qu’on puisse le soutenir en toute conscience.
La raison est ici associée à l’expérience, indice du fait que la conscience est
aussi juste et indubitable que la raison, et aussi sensible et évidente que
l’expérience. Une utilisation similaire se trouve dans le Traité de la réforme
de l’entendement à propos des sceptiques, où l’on comprend que « parler
contre sa conscience [contra conscientiam loquetur] » comme ils le font,
c’est « avoir l’esprit complètement aveuglé », avec la double indication
supplémentaire fort intéressante que ces sceptiques « ne se sentent même pas
eux-mêmes [neque seipsos sentiunt] »247, et qu’il faut par conséquent « les
considérer comme des automates totalement dépourvus d’esprit [automata,
quae mente omnino carent] »248. Le lien entre la conscience et une vérité
sentie est, enfin, également fait de manière très éclairante dans le Court
traité :
Quelques uns n’accorderont peut-être pas cela, parce qu’il leur semble
qu’ils peuvent affirmer ou nier d’une chose autre chose que ce qu’ils ont
d’elle dans la conscience ; cela provient de ce qu’ils n’ont aucune idée de la
notion que l’âme a de la chose sans les mots ou en dehors des mots. Il est
bien vrai (quand il existe des raisons pour nous y pousser) que nous pou-
vons donner à d’autres par des mots ou d’autres moyens une notion de la
chose autre que la conscience que nous avons d’elle ; mais nous ne ferons
cependant ni par des mots ni par aucun autre moyen que nous sentions à
l’égard des choses autrement que nous ne sentons ; cela est impossible,
comme il est clair pour tous ceux qui, en dehors de l’usage des mots ou
d’autres signes expressifs, ont pris garde une fois à leur Entendement
seul249.
Spinoza fait bien ici la distinction entre la capacité, que l’on pourrait dire
« physique », de dire des choses fausses à d’autres, et la capacité « mentale »
qu’il nous dénie de pouvoir contredire le véritable sentiment (cf. l’usage du
verbe sentire) qu’on en a dans la conscience250. Dans toutes ces occurrences,
la conscience indique une vérité indubitable, et elle l’indique de manière
sensible et évidente.
Dans le même ordre d’idées, mais cette fois selon l’usage « positif »
de la notion de conscience, le Traité théologico-politique rapproche les deux
termes de « sensation » (clairement désignée comme sensation de l’âme) et
« conscience » pour dire que les prophètes, s’ils ont un corps d’homme, ne
peuvent prétendre avoir une conscience différente de celle des autres
hommes :
À moins qu’on ne veuille entendre – ou plutôt rêver – que les prophètes ont
bien eu un corps humain, mais non une âme humaine et que, par suite, leurs
sensations et leur conscience étaient d’une tout autre nature que les
nôtres251.
cette notion de conscience. Deux sont faites dans les Principes de la philosophie de Descartes
pour définir, respectivement, la pensée comme tout ce dont nous avons immédiatement
conscience, et l’idée comme la forme d’une pensée par laquelle nous avons conscience de
cette pensée (PPC 1Def.1 et 2 ; G I, 149). Dans la mesure où Spinoza expose ici la pensée de
Descartes, on ne peut en tirer aucune conclusion – d’autant plus que chez Spinoza lui-même,
une idée peut être donnée sans conscience si elle ne produit aucune variation de puissance
chez l’individu. Trois autres occurrences supposant une idée claire et distincte sont également
fournies dans le Court traité, deux fois au chapitre XV de la seconde partie à propos de la
manière dont la vérité s’affirme en nous (KV 2/15no3 et no4 ; G I, 79), et au chapitre XIX de
la même partie où Spinoza déduit de notre conscience de deux attributs seulement le fait que
nous ne soyons des modes que de ceux-là, car, dit-il, « Rien ne peut être en nous que nous
n’ayons aussi la possibilité d’en avoir conscience » (KV 2/19no7 ; G I, 91). Une dernière
occurrence enfin se trouve dans le Traité de la réforme de l’entendement et sert à l’explication
de ce qu’est une fiction, comme étant une idée (passée) de l’erreur de laquelle on a conscience
(« errorum nostrorum esse conscios », TIE 56 ; G II, 21).
La conscience de soi humaine 127
253« Les individus composant le Corps humain sont affectés, et conséquemment le Corps
humain lui-même est affecté, d’un très grand nombre de manières par les corps extérieurs », E
2P13Post3 ; G II, 102.
130 La conscience de soi
que l’homme est par essence plus affectable par la rencontre des choses
extérieures que les autres êtres ? D’un point de vue théorique, on ne peut
certes tirer aucune conclusion sur une éventuelle supériorité humaine en
partant du postulat que l’âme humaine seule serait plus puissante, puisque la
seule reconnaissance de la puissance de l’âme humaine ne peut provenir que
de la reconnaissance du très grand pouvoir d’être affecté de son corps (sa
plus grande sensibilité), donc de leur complexité à l’un et à l’autre :
L’âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et
d’autant plus que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de
manières254.
Il faudrait être en mesure de prouver que le corps humain est plus complexe.
Et pourtant, l’expérience semble nous indiquer que les hommes ont réelle-
ment, dans l’ensemble, un niveau de développement intellectuel et affectif
bien supérieur aux autres vivants. Quelle valeur accorder à cette expérience,
et en quoi la distinguer du simple préjugé téléologique dénoncé dans
l’appendice de la première partie de l’Éthique qui fait croire à l’homme qu’il
est la fin de la nature ? Il n’est aucunement possible de dire a priori que les
autres êtres singuliers existants sont exclus de la sphère de l’intellection et de
l’affectivité, car tout est question de degré de complexité255.
Toute chose, quelle qu’elle soit, a en effet une âme, comme nous
l’avons vu en parlant à ce propos d’« animisme universel » dans notre deu-
xième chapitre. La puissance de cette âme est fonction de la complexité du
Pour déterminer en quoi l’Âme humaine diffère des autres et l’emporte sur
elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous
l’avons fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois
l’expliquer ici et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je
dis cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux
autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’âme de ce Corps
est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs choses à la
fois256.
Il suit de là que les affects des vivants que l’on dit privés de raison (nous ne
pouvons douter en effet que les animaux ne sentent, une fois connue
l’origine de l’Âme), diffèrent des affects des hommes autant que leur nature
diffère de l’humaine. Le cheval et l’homme sans doute sont emportés par la
Lubricité de procréer ; mais le premier par une Lubricité de cheval, le se-
cond par une Lubricité d’homme. De même aussi les Lubricités et les Ap-
pétits des insectes, des poissons et des oiseaux, doivent être différents les
uns des autres257.
xième lettre qu’il lui adresse, croire qu’il place les hommes au même rang que les animaux ou
les végétaux : « Qu’y avait-il, je le demande, dans cette lettre qui vous permît de m’attribuer
des opinions telles que celles-ci : les hommes sont semblables aux bêtes, ils meurent et
périssent de même manière, nos œuvres déplairont à Dieu, etc. » (Ep 21 ; G IV, 127), et plus
loin, après deux autres protestations du même ordre : « Si, de plus, vous aviez eu égard à la
nature humaine et à la nature du décret divin, telle que je l’ai expliquée dans l’Appendice, et
si vous aviez su comment une déduction devait être conduite avant d’en venir à la conclusion,
vous n’auriez pas imprudemment dit qu’une opinion telle que la mienne conduisait à faire de
nous des êtres semblables à des troncs d’arbre, etc., et vous ne m’auriez pas attribué tant
d’absurdités qui n’ont d’existence que dans votre imagination » (Ep 21 ; G IV, 131).
La conscience de soi non humaine 133
pas avec nous en nature et que leurs affections diffèrent en nature des affec-
tions humaines260.
262 Son biographe Jean Colerus rapporte : « Lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus
longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait
dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il en éclatait
quelquefois de rire. Il observait aussi avec le microscope les différentes parties des plus petits
insectes, d’où il tirait après les conséquences qui lui semblaient le mieux convenir à ses
découvertes » (J. Colerus et Lucas, Vies de Spinoza, Paris, Éditions Allia, 1999, p. 42).
Notons que cette forme de cruauté dans la délectation tirée du « spectacle » de la lutte pour la
vie révèle de la part de Spinoza une fascination incroyable, et presque effrayante, pour la
puissance sous toutes ses formes, et en particulier pour la puissance plus que pour la vie. Elle
illustre bien aussi le décentrement radical opéré par l’éthique spinoziste où la vertu n’est autre
que la puissance, par rapport aux jugements moralistes de bien et de mal.
263 « Je pourrais, par le même raisonnement, montrer que les passions se rapportent aux
choses singulières de même façon qu’à l’Âme et ne peuvent être perçues en une autre condi-
tion, mais mon dessein est ici de traiter seulement de l’Âme humaine », E 3P3S ; G II, 145.
La conscience de soi non humaine 135
d’autant plus apte à percevoir adéquatement plusieurs choses, que son Corps
a plus de propriétés communes avec les autres corps »264. D’après ce corol-
laire, seuls le grand nombre et la grande variété d’individus dont est compo-
sé le corps humain semblent expliquer que l’âme humaine puisse former des
idées adéquates, c’est-à-dire soit douée d’une raison qui, à la base, n’est
qu’une capacité de comparer entre elles des idées formées en grand nombre
(comme nous le développerons en 7.1.2.). Il en résulte logiquement
qu’écarter les animaux de la raison ou de l’acquisition de ces notions com-
munes, c’est penser que leur corps n’a pas assez de propriétés communes
avec les autres corps pour cela. Une fois encore, on comprend donc que
Spinoza devait penser que les animaux avaient une structure essentielle,
corporelle et psychique, bien moins complexe que celle des hommes,
quoiqu’il ne l’ait jamais formulé aussi nettement, passant directement à
l’affirmation de l’infériorité de leur puissance. Cette supériorité est attestée
pour nous par les sciences cognitives depuis plusieurs décennies, mais
Spinoza n’a pas pris la peine de la justifier au niveau du corps si ce n’est en
la postulant, à partir du constat expérimental de l’absence de raison animale.
Dès lors, on peut répondre à la question de savoir si les animaux,
explicitement doués d’affects mais sans accès à la raison, ont conscience
d’eux-mêmes. Nous ne voyons absolument aucune raison pour le nier265.
Une conscience de soi est donnée à tout être capable d’éprouver les
variations de sa puissance essentielle ; or c’est bien ce que traduisent les
affects joyeux ou tristes. Les animaux qu’on en voit doués ont donc néces-
sairement aussi une certaine conscience d’eux-mêmes en tant qu’essences
désirantes. S’il y a une différence entre l’être humain et l’animal au niveau
de l’accès à la raison, ce qui va être très différent pour la conscience ne sera
pas son existence chez ces êtres, mais son degré – de même que toute chose,
quoiqu’à un degré différent, a une âme266. En effet, nous avons vu que la
parcelle de vérité fournie dans la conscience de soi ne donnait une connais-
sance de soi véritablement adéquate que lorsque ce sentiment (juste) de soi
était relié à l’ordre total de la nature, à une conscience élargie de puissance
incluant Dieu et les autres choses. Mais cet accès à une conscience pleine-
ment adéquate de soi ne peut être accordée aux animaux s’ils n’ont pas la
raison en partage, car l’idée de sa nature propre enveloppée dans une idée
d’affection quelconque, on s’en souvient, n’est pas adéquate ou complète
(selon E 2P27 et 29). Les animaux, donc, et tous les individus doués de
sensation, doivent avoir une certaine conscience d’eux-mêmes, mais celle-ci
variera en puissance comme leur essence, et on comprend que seuls les êtres
doués de raison auront une conscience synonyme d’acquiescientia sui. La
chaîne apparemment continue des êtres connaît donc une ligne de fracture
nette au niveau de l’être humain, c’est-à-dire au niveau de l’accès à la raison.
Ces différences de degré de conscience de soi entre les êtres justi-
fient également le désintérêt complet de Spinoza, malgré sa vision initiale-
ment progressiste des degrés de puissance, à l’égard des autres individus
existants singuliers, c’est-à-dire par exemple la pierre, le tronc d’arbre ou le
sang267. Dans la lettre 58 à Schuller, Spinoza prend de manière ostensible-
ment ironique l’exemple d’une pierre qui, si on lui donnait la conscience de
son mouvement, se croirait libre :
Une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une
certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure ve-
nant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement (...). Concevez
maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se
mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se
mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort
seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est
que ce don de sens soit un fait strictement humain en ce qu’il suppose la raison, qui, elle,
n’échoit qu’aux êtres humains.
266 E 2P13S ; G II, 96.
267 Ces exemples ne sont pas cités par hasard. Ce sont des exemples que Spinoza prend lui-
très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le
veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui
consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et
ignorent les causes qui les déterminent268.
Que les pierres et les troncs d’arbre aient un degré ridiculement minime de
conscience de soi importe peu. Les enfants humains eux-mêmes étant
presque sans conscience d’eux-mêmes, comme nous l’avons vu (quasi sui
inscii), à quel plus grand titre encore la conscience d’êtres doués de moins de
sensations doit-elle être infime ! Mais il y a même un seuil au-dessous
duquel on ne doit plus parler de conscience, et c’est pourquoi nous pouvons
dire clairement que la conscience de soi n’est pas universelle ou donnée à
toute chose comme l’est, pourtant, une âme.
Parler de puissance d’être affecté, c’est parler de capacité à sentir
des variations de puissance. Nous touchons ici du doigt l’élément détermi-
nant pour la réponse à la question de l’universalité ou non de la conscience :
la seule condition requise pour avoir des affects est de pouvoir être affecté
sans être détruit, ce qui est le cas pour tout « individu » ou toute chose
singulière, à l’exception des corps simples eux-mêmes et des êtres constitués
d’un trop petit nombre de parties constitutives. Que se passe-t-il en effet
dans leur cas si une rencontre extérieure les affecte, c’est-à-dire fait varier le
rapport entre leurs parties ? Le rapport est dissous, la chose est détruite ; elle
change de nature pour devenir autre chose. Ainsi l’eau de mer dans un
marais salant est-elle un composé d’eau et de sel (nous simplifierons notre
exemple ainsi pour illustrer plus clairement notre propos), mais sous l’effet
de la chaleur solaire, les deux parties se séparent et l’on a, d’une part, de la
vapeur d’eau qui s’évapore, et d’autre part, du sel. Ce n’est que lorsque
suffisamment de parties interagissent que la variation de l’une peut être
compensée par le maintien des autres – et encore, seulement si la variation
n’est pas excessive. En toute chose, donc, les rencontres avec l’ordre causal
extérieur (horizontal) de la nature introduisent une modification du rapport
de mouvement et de repos des parties, mais dans les cas où celles-ci sont en
trop petit nombre, la moindre variation dans leur proportion correspond
immédiatement à la dissolution du rapport, et à la mort de l’individu : on ne
peut alors concevoir aucun « affect », puisqu’il n’y a plus de sujet affecté,
d’âme éprouvant la variation. Pour qui a très peu d’éléments constitutifs, un
changement dans le moindre de ceux-ci équivaut à un changement complet
du rapport déterminant l’essence de la chose.
En d’autres termes, pour ce qu’il en est des individus très simples,
tout doués d’une âme sensitive qu’ils soient, celle-ci ne leur donne jamais
aucune idée de variation de puissance, donc jamais aucun affect : parce que
s’ils sont en vie, c’est qu’il n’y a pas de telle variation, et que s’il y avait une
telle variation, ils ne seraient plus en vie. Voilà donc la seule réponse envi-
sageable : non, les individus peu complexes n’ont aucun affect, quoiqu’ils
aient une âme et que leur essence, comme toute chose, soit un appétit. Ils
n’ont donc pas conscience de la puissance qu’ils expriment non plus. Et l’on
peut de plus faire l’hypothèse d’une gradation non continue de puissance
entre les êtres individuels existants, selon qu’ils sont doués d’affects ou non,
et de raison ou non.
peuple ». Mais les chances de réalisation d’une telle union des parties hu-
maines en un seul corps (social) et un seul esprit sont extrêmement faibles.
Dans le Traité théologico-politique, Spinoza s’est intéressé au peuple qui lui
semblait s’être rapproché le plus de la forme parfaite d’une société unie : le
peuple juif du temps de Moïse. Seul Moïse, en tant que chef conjointement
politique et spirituel, a pu unifier les aspirations de son peuple pour leur
donner la même direction, et en décupler de ce fait la puissance. Mais il l’a
fait par des moyens imaginatifs, sans rendre les personnes individuellement
plus rationnelles, ce qui marque les limites de son succès. En réalité, un
peuple vraiment uni ne peut l’être que dans la connaissance adéquate : il
faudrait que ce soit un peuple de philosophes, ce qui est inconcevable.
Pourquoi le maintien de chacune des parties dans la connaissance
inadéquate du premier genre et la passion est-elle un obstacle à l’unité ?
Parce que, selon E 4P35, « Dans la mesure seulement où les hommes vivent
sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement en
nature »270. C’est la raison seule qui fournit les notions communes corres-
pondant à ce qui est partagé par toute chose, et c’est donc sous sa conduite
seule que les hommes unissent ces éléments communs pour ne former
qu’une seule nature. Mais tous les éléments passionnels qu’ils ajoutent à
cette union sont autant de discordances au sein de celles-ci, car les intérêts
propres à chacun selon sa complexion individuelle particulière s’opposent
les uns aux autres, les passions ne pouvant s’accorder entre elles.
L’entreprise de Moïse d’unifier son peuple dans la même passion était donc
précaire et vouée ultimement à l’échec, même si, étant donné la nature
passionnelle des êtres humains, c’était sans doute la plus grande à laquelle
un peuple puisse aspirer, et même si l’amour passionnel de Dieu est le plus
proche de la véritable sagesse, la meilleure copie possible de la raison271.
La démocratie, qui fait taire les excès des passions l’une par l’autre,
et la paix, qui favorise le développement de la raison, jouent également un
rôle déterminant dans l’augmentation de la puissance de l’individu collectif
qu’est le peuple ou la cité, mais Spinoza n’a jamais cru qu’un progrès indé-
fini pouvait être effectué en ce sens, à cause de son réalisme concernant la
faiblesse passionnelle de l’être humain272. Il faut bien croire qu’un peuple
uni a un conatus plus fort, et donc une conscience de soi plus puissante et
une rationalité plus grande dans sa conduite ; mais les parties sont par nature
trop rétives à rester unies par ce qui leur est commun à tous pour que l’on
puisse espérer pour cette individu social une jouissance aussi stable et conti-
nue que celle que le sage est amené à acquérir. Certes là aussi, l’analogie
particulier-collectif joue pour assurer au peuple le plus uni, et donc le plus
puissant et ayant le plus conscience de soi comme unité, le plus grand bien-
être et épanouissement possible. Un peuple uni est un peuple heureux. Mais
il y a des joies inadéquates ou passives et des joies adéquates ou actives, et
ce bonheur-là ne pourra jamais avoir la stabilité du « véritable contente-
ment » correspondant à la compréhension adéquate du monde.
L’éthique est donc d’abord et avant tout un projet individuel singu-
lier, même s’il a une application réelle dans le domaine politique et reli-
gieux – on sait d’ailleurs que Spinoza a interrompu la rédaction de l’Éthique
pour écrire le Traité théologico-politique ; et la quatrième partie de l’Éthique
reprend plusieurs des idées de ce traité sur la meilleure gouvernance pos-
sible. Les limites de cette application sont l’absence d’espoir d’une rationali-
té, et donc d’une union réelle des parties au sein d’une société civile ou
religieuse, puisque celles-ci doivent utiliser des outils appartenant à la sphère
passionnelle, tels que la crainte des châtiments, pour forcer le respect de la
loi273, et imiter les décrets de la raison. Pour cet individu qu’est une société,
par conséquent, on peut établir qu’il a une certaine conscience de soi, que le
projet politique vise à renforcer. Mais cela ne saurait être l’objet d’une
éthique au sens propre, à cause des limites intrinsèques posées au progrès en
puissance par la nature passionnelle de cette union.
Quant à cet individu infiniment puissant qu’est le tout de la nature,
donc Dieu ou la substance, a-t-il conscience de soi ? Il ne peut, on le sait,
connaître de variation de puissance : ses parties sont continuellement modi-
fiées sans que le rapport qui les unit dans une même proportion de mouve-
ment et de repos soit changé, donc sans que son essence varie jamais :
Et, continuant ainsi à l’Infini, nous concevrons que la Nature entière est un
seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps varient d’une infi-
nité de manières, sans aucun changement dans l’Individu total274.
273 Cf. par exemple E 4P37S2 (GII, 238) : « J’y dis [en E 3P39 et E 4P7] (…) que nul affect
ne peut être réduit, sinon par un affect plus fort et contraire à celui qu’on veut réduire, et que
chacun s’abstient de porter dommage par la peur d’un dommage plus grand. Par cette loi donc
une Société pourra s’établir si elle revendique pour elle-même le droit qu’a chacun de se
venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait ainsi le pouvoir de prescrire une règle
commune de vie, d’instituer des lois et de les maintenir, non par la Raison, qui ne peut réduire
les affects (Scolie de la Prop. 17), mais par des menaces ».
274 E 2P13L7S ; G II, 102.
La conscience de soi non humaine 141
L’entendement infini ne comprend rien sinon les attributs de Dieu et ses af-
fections (Prop. 30, p. I). Or Dieu est unique (Coroll. I de la Prop. 14, p. I).
Donc l’idée de Dieu de laquelle suivent une infinité de choses en une infi-
nité de modes ne peut être qu’unique 278.
Nous pouvons donc dire que l’idée de Dieu est son entendement in-
fini, entendement qui pense non seulement toutes les choses finies, mais
aussi sa propre essence : cette idée-là aussi doit « envelopper » l’idée de sa
cause ; et donc l’entendement infini, mode infini immédiat de l’attribut
pensée, comprend bien l’idée de l’essence de Dieu qu’est l’attribut pensée.
C’est en tant que la connaissance de l’effet enveloppe la connaissance de la
cause que Dieu connaît non seulement les « idées-parties » contenues en
nombre infini dans son entendement et qui le constituent279, mais encore la
nature même de cet entendement. Il y a donc bien en Dieu une connaissance
de soi qui est connaissance de puissance : le terme de « conscience de soi »
pourrait presque être employé s’il n’impliquait pas, tel qu’il est utilisé à
propos de l’homme par Spinoza, une variation de puissance. Un terme
adéquat pour désigner cette idée divine de sa propre puissance peut cepen-
dant être forgé sur le modèle même de ce que Spinoza propose : c’est une
« conscience intellectuelle de soi », comme il y a un « amour intellectuel »
de soi divin qui n’est pas non plus un affect au sens strict.
L’amour intellectuel que Dieu se porte à soi-même (et à toute chose,
puisque ce « soi-même » est constitué de tous les modes) est énoncé à la
proposition 35 de la dernière partie de l’Éthique : « Dieu s’aime lui-même
d’un Amour intellectuel infini »280. En réalité, il a d’abord été introduit et
défini en E 5P32C à propos de l’être humain parvenant au troisième genre de
connaissance, c’est-à-dire à la connaissance intuitive des essences par
l’entendement :
La joie et l’amour sont des affects, et pourtant Spinoza utilise les mêmes
termes, simplement en ajoutant « intellectuel » dans le cas de l’amour, pour
définir ce qu’éprouve Dieu. Sans doute peut-on, de même, parler alors de
« conscience intellectuelle de soi » pour désigner cette idea Dei qui se modi-
fie médiatement en amour intellectuel de Dieu.
C’est là un second élément de notre interprétation de la conscience
de soi divine. Selon notre schéma de la place des affects dans la nature
présentée au chapitre III, les affects étaient les modes finis « médiats » des
idées constituant les âmes et les corps. Dans la citation d’E 5P32C ci-dessus,
le terme « naît » indique exactement la même chose : de même que l’affect
procédait directement de l’âme humaine, au sens où l’idée correspondant au
tout de l’âme était entièrement joie ou tristesse lorsqu’une variation de
puissance était ressentie par elle, de même, l’amour intellectuel de Dieu
procède directement de son entendement infini, au sens où par chacune des
idées de soi qu’il forme il « éprouve » la jouissance infinie rattachée à soi
que Spinoza appelle l’amour intellectuel282. « Intellectuel » signifie ici « non
affectif » en un sens très précis, celui d’exclure simplement la variation dans
la puissance qui cause l’affect. Mais « intellectuel » ne signifie pas l’absence
de sentiment de soi, ou d’une affectivité, au sens courant du terme d’une
expérience de soi. De même que « nous sentons, et nous expérimentons que
nous sommes éternels » (E 5P23S), de même l’entendement infini de Dieu
« sent » et « expérimente » son éternité, son éternelle puissance infinie.
Admettre que l’amour infini soit le mode infini médiat dans l’attribut pensée,
c’est admettre que Dieu sous l’angle de la pensée soit entièrement actualisé
ou exprimé par son amour intellectuel qui est une jouissance de soi-même,
comme il est entièrement actualisé ou exprimé par la face totale de l’univers
qui constitue le mode infini médiat dans l’attribut étendue. Nous croyons que
c’est aussi admettre implicitement que la vie divine est autant « conçue »
que « ressentie », « éprouvée » ou « expérimentée » par l’entendement infini
qui se modifie immédiatement en joie et amour – ce qui donne à
l’expérience même la possibilité d’être adéquate.
282Cette interprétation concorde avec celle de Jean-Marie Beyssade dans « Sur le mode infini
médiat dans l’attribut de la pensée. Du problème (lettre 64) à une solution (“Éthique” V,
36) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 23-26.
144 La conscience de soi
les types d’individus des différences assez grandes. Ces différences sont
sensibles en particulier entre les « bêtes », qui n’ont pas la puissance d’être
raisonnables, et les hommes qui, tous, sont capables de former des notions
communes, d’avoir au moins une idée adéquate ; puis à un niveau inférieur
entre les êtres capables d’être affectés sans être détruits et les êtres insuffi-
samment complexes. Par conséquent, si les êtres de puissance moindre sont
doués aux yeux de Spinoza d’une forme de sensibilité, celle-ci est si minime
pour la grande majorité d’entre eux que, concrètement, leur corps n’est pas
susceptible d’être affecté.
Au niveau supérieur maintenant, nous avons vu que les individus
collectifs pouvaient être vus comme ayant conscience de soi et pouvaient
connaître un certain progrès, mais sans que celui-ci puisse jamais parvenir à
son terme étant donné la nature des parties constituant cet individu. La
principale démarcation dans l’échelle de gradation des puissances doit donc
être faite entre la conscience de soi d’un homme, impliquant une variation de
puissance, et celle, « intellectuelle », n’en impliquant aucune, de Dieu. Dieu
ne peut donc être dit « conscient de soi » au sens strict, ni à proprement
parler « affectable », ce qui explique là aussi son exclusion logique et évi-
dente de la sphère éthique : aucun progrès dans sa conscience, sa puissance
ou sa joie ne peuvent être conçus, puisqu’en lui ces données « expérien-
tielles » sont déjà parfaites et infinies.
La sphère de l’éthique est donc exclusivement celle de la conscience
selon deux grandes caractéristiques : 1) cette conscience doit signifier
l’expérience d’une variation de la puissance individuelle ; 2) cette cons-
cience doit être capable de s’étendre à la compréhension non seulement de sa
puissance, mais encore de la puissance divine, donnée dans une idée adé-
quate. Par le premier critère sont exclus les êtres non susceptibles d’être
affectés au sens strict, que ce soit par manque de complexité de leur corps,
ou bien (cas de Dieu) par l’infinie complexité de celui-ci ; par le second
critère sont exclus les animaux et autres êtres sentants n’ayant pas d’accès à
la raison, et les individus collectifs dont le rapport unissant les parties ne
pourra jamais être aussi stable et durable que le rapport constitutif d’un seul
individu rationnel. Ce qui reste, le seul individu qui reste concerné par
l’entreprise de progression éthique, c’est l’être humain, dans sa singularité.
Lui seul peut espérer développer sa conscience de soi pour la faire passer du
statut d’idée juste mais isolée de sa puissance, à l’idée de soi comme degré
et expression d’une puissance infinie, avec toute la jouissance dérivant de
cette conception pleinement adéquate. La conscience de soi incluse dans les
affects marque donc la finalité autant que les limites de ce cheminement
progressif. Nous tenterons de montrer dans notre dernière partie qu’elle en
explique également le caractère automatique.
Partie III
Le progrès dans la connaissance
Chapitre VII
Affects et progrès
dans la connaissance inadéquate
Nous avons vu, lors de l’analyse des occurrences de la notion de
conscience de soi au chapitre V, que celle-ci représentait une partie
d’activité et d’adéquation de l’âme qui pouvait cependant être mal rattachée
à sa cause. Tandis que la cause réelle de toute puissance dont on puisse faire
l’expérience, y compris la sienne propre, est la substance elle-même, l’âme
qui ne connaît que de manière inadéquate le rapport de son corps au reste de
la nature lie par erreur cette idée juste de soi à ses idées des autres choses, au
point de se croire libre, c’est-à-dire de croire qu’elle est elle-même la source
de sa propre puissance sur les autres. Nous avons vu, par ailleurs, que la
plupart des êtres ont conscience de soi, mais que seule une conscience de soi
replacée au sein d’une connaissance adéquate de soi par rapport à Dieu et
aux choses, c’est-à-dire une conscience de soi d’un être rationnel, était
concernée par le progrès éthique. Par conséquent, tout être humain, en tant
qu’il a accès à la raison, doit pouvoir trouver dans sa vie affective, et en
particulier dans la conscience de soi qu’elle enveloppe, l’aiguillon de son
progrès vers une connaissance supérieure source du plus grand contentement
qui soit. Néanmoins, bien peu d’hommes parviennent, aux dires mêmes de
Spinoza, à sortir de la vie passionnelle où ils sont ignorants et quasiment
sans conscience de soi pour accéder à la sagesse. Si le progrès en connais-
sance permis par les affects est automatique, comment expliquer qu’il en
aille ainsi ?
Cette partie permettra d’analyser les voies de réalisation du progrès
dans la connaissance en montrant à chaque point de passage ou transition
d’un genre à l’autre quel rôle moteur les affects y jouent, de manière à voir
en quel sens ce progrès est effectivement « automatique ». Cette analyse
suppose dans un premier temps de comprendre les sources de l’inadéquation,
et de s’assurer des éléments qui, au sein de cette connaissance mutilée, ne
sont pas trompeurs.
ment (un « concept » selon la traduction d’Appuhn) et non pas comme une
« perception », explicitement dans le but ne pas faire croire qu’il parle là
d’une chose passive :
III. J’entends par idée [une conception] de l’Âme que l’Âme forme pour ce
qu’elle est une chose pensante.
283 « III. Per ideam intelligo Mentis conceptum, quem Mens format, propterea quod res est
cogitans. Explicatio. Dico potius conceptum, quam perceptionem, quia perceptionis nomen
indicare videtur, Mentem ab objecto pati. At conceptus actionem Mentis exprimere videtur »
(E 2Def3&Ex ; G II, 84-85).
284 Cf., par exemple, E 1P31S et E 2P40S2.
La connaissance inadéquate 149
pour quiconque a déjà eu une idée vraie, « un mode de penser, savoir l’acte
même de connaître », et non pas « quelque chose de muet comme une pein-
ture sur un panneau »285. L’allusion à une peinture muette est un renvoi
direct à la théorie de l’idée représentative chez Descartes. Dans la troisième
méditation, par exemple, Descartes opère une distinction entre les différents
types de pensée : l’idée à proprement parler est comme une image de la
chose, tandis que les autres modes de penser, qui sont les volontés, les
affections et les jugements, ajoutent à cette idée pure une action286. Si Spino-
za s’accorde avec Descartes pour reconnaître que des idées peuvent être
données sans affects mais que l’inverse n’est pas vrai, il diffère cependant de
lui par l’affirmation que l’idée est résolument autre chose que la simple
image que la chose, active, imprime dans notre âme, passive. Descartes en
revanche croit que c’est la chose qui agit sur l’âme et y imprime son
image287, et que l’idée n’est qu’une copie de la chose, donc elle-même une
sorte de « chose », statique, passive, plutôt qu’une action.
La nouveauté de ce dynamisme de l’idée pourrait conduire à se
demander si Spinoza n’abandonne pas totalement, même, l’élément repré-
sentatif de l’idée288. Les commentateurs s’accordent toutefois à comprendre
en un sens moins littéral la distinction entre une action et une passion de
l’âme établie par Spinoza en E 2Def3Ex, à propos du choix de « concep-
tion » plutôt que « perception ». Il est clair que l’idée a un contenu représen-
tatif, même si elle n’est pas un pur réceptacle passif de ce contenu. Ce qui
importe, nous semble-t-il, c’est de comprendre que Spinoza avait besoin, par
l’explication ajoutée à sa définition de l’idée, de marquer clairement et
volonté ; car souvent elles se présentent à moi malgré moi (...). Et je ne vois rien qui me
semble plus raisonnable, que de juger que cette chose étrangère [dont j’ai l’idée] envoie et
imprime en moi sa ressemblance plutôt qu’aucune autre chose » (ibid., AT IX, 30).
288 Cette interprétation extrême a été soutenue par un certain Carl Stumpf, qui croyait que
Spinoza n’entendait par « idée » qu’une action de l’esprit, donc un dynamisme, et aucune-
ment un contenu de pensée (Denkinhalt), ou une représentation (C. Stumpf, Spinozastudien,
in : Abhandlungen der preussischen Akademie der Wissenschaft, Berlin, 1919, Nº 4, p. 20
sq.). Une réfutation en ordre de cette lecture trop exclusivement dynamiste de Stumpf a été
fournie quelques années après la publication de son interprétation par Paul Siwek, in L’âme et
le corps d’après Spinoza (la psychophysique spinoziste), Paris, Félix Alcan, 1930, p. 65-81.
150 Le progrès dans la connaissance
L’image d’une chose, ou ce que notre âme « imagine », c’est donc une
affection (affectio), causée par l’idée de la présence de cette chose. En tant
que c’est une affection, on peut dire que l’imagination n’est qu’une sorte de
sensation, mais on voit aussi que cette sensation est celle d’une disposition
interne du corps propre plutôt que la sensation directe d’un autre corps. Cette
disposition interne peut en effet être donnée sans que la cause première de
cette affection soit réellement présente – ce qui serait alors simple sensa-
tion –, ce qui me permet d’imaginer Pierre, ou d’avoir une idée de Pierre, en
son absence, et fait que cette image a une puissance (en elle-même et sur
moi) comme s’il était réellement là. La sensation est intégrée à
l’imagination, mais cette dernière ne s’y réduit pas puisque l’idée de chose
peut être produite par l’âme en l’absence de celle-ci.
Or, cette imagination ne disparaît pas, même dans les types supé-
rieurs de connaissance. Il serait mal venu de comprendre les genres de
connaissance comme des étapes ou des stades à franchir qui s’annuleraient
les uns les autres, car Spinoza a une conception au contraire très continue de
l’évolution. Ou plus exactement, l’étape essentielle à franchir est celle du
passage de la connaissance inadéquate à la connaissance adéquate, du pre-
289 Bien avant Descartes, cette conception de l’idée-copie est à la base de théories de la
connaissance aussi anciennes et aussi diverses que, par exemple, la théorie platonicienne des
idées et la théorie matérialiste des simulacres chez Épicure (nous avons une idée de la chose
parce que des atomes, ou simulacres, s’échappent d’elle en tous sens et viennent frapper nos
organes sensoriels, l’idée étant alors à proprement parler l’image – matérielle – de la chose
dans l’âme). Malgré le caractère nécessairement réducteur d’une synthèse de théories aussi
différentes autour de la théorie de l’idée, on voit dans tous les cas que l’épistémologie de
Spinoza est radicalement novatrice dans son rejet de la conception traditionnelle de l’idée
représentative dans l’histoire de la philosophie.
290 E 2P17S ; G II, 106 (c’est nous qui soulignons).
La connaissance inadéquate 151
mier au second genre, mais une fois cette transition réalisée, la connaissance
adéquate ne vient pas balayer complètement tout ce qui était là auparavant.
Elle utilise au contraire tout ce qui constituait la connaissance par imagina-
tion, et le redresse ou le complète simplement pour construire sur ce maté-
riau. La connaissance adéquate des deuxième et troisième genres n’anéantit
pas le donné de la connaissance par imagination pour y apporter quelque
chose d’entièrement neuf venant le remplacer ; au contraire, l’âme garde sa
connaissance imaginative du corps à travers toutes ses manières de con-
naître.
Nous avons souligné jusqu’à présent dans notre analyse de
l’imagination la part d’activité qu’elle comporte du fait qu’elle consiste à
former des idées, et du fait que toute idée est quelque chose d’actif. S’il est
certain que c’est l’une des grandes originalités de la théorie de la connais-
sance spinoziste que de mettre l’accent sur la puissance exprimée par
l’imagination, il reste toutefois que l’idée formée selon ce premier genre de
connaissance est inadéquate et insuffisante : elle recèle une part de passivité
qui, précisément, lui échoit dans sa fonction première. Il importe de com-
prendre les raisons de l’insuffisance de l’imagination pour parvenir à la
béatitude dont parle l’Éthique291 : en quoi cette passivité consiste-t-elle ?
Nous verrons que l’erreur n’est pas dans l’idée même, mais dans son inter-
prétation292.
En guise de préalable à sa théorie des affects, Spinoza écrit :
Notre âme est active en certaines choses, passive en d’autres, savoir, en tant
qu’elle a des idées adéquates, elle est nécessairement active en certaines
choses ; en tant qu’elle a des idées inadéquates, elle est nécessairement pas-
sive en certaines choses293.
comme ressort du progrès éthique chez Spinoza », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 73-87.
293 E 3P1 ; G II, 140.
152 Le progrès dans la connaissance
asserter quelque chose concernant son existence. L’âme est donc toujours
active, au moins en partie, par cette assertion qui lui est constitutive :
J’avertis les Lecteurs qu’ils aient [sic] à distinguer soigneusement entre une
Idée ou une conception de l’Âme et les Images des choses que nous imagi-
nons (...). Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se
forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que les idées des
choses à la ressemblance desquelles nous ne pouvons former aucune image,
ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous forgeons par le
libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des pein-
tures muettes sur un panneau et, l’esprit occupé par ce préjugé, ne voient
pas qu’une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une
négation294.
L’activité est constitutive à l’âme parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une
modification de la puissance infinie divine. Par conséquent, toute formation
d’idée, même d’idée inadéquate, exprime une certaine activité.
L’insistance de Spinoza à soutenir la part d’activité inhérente à toute
idée trouve un écho dans sa fermeté à affirmer que prise en elle-même,
aucune idée n’est fausse : « Il n’y a dans les idées rien de positif à cause de
quoi elles sont dites fausses »295. Pourquoi aucune idée n’est-elle à propre-
ment parler « fausse », considérée en elle-même ? Parce que ce qu’elle
affirme est toujours vrai : ce qu’elle affirme, c’est la manière dont son objet
est affecté, c’est la disposition de son corps à chaque instant. Le rapport
entre l’âme et le corps, ou entre l’idée et son objet, ne fait jamais défaut ; ce
n’est pas en lui, dans ce rapport parallèle ou égal, qu’il faut chercher la
source de l’inadéquation de l’idée. Nous l’avons vu plus haut : « le corps
humain existe conformément au sentiment que nous en avons » (E 2P13C),
et ce sentiment est entièrement fiable. On ne trouve aucune suspicion envers
les sens en eux-mêmes chez Spinoza mais, au contraire, l’affirmation de la
réalité de l’information que nous en tirons : les idées que l’âme forme à
propos du corps, c’est-à-dire sa sensation du corps qui est le fait du premier
genre de connaissance, sont « vraies » en elles-mêmes, en tant
qu’expressions exactes dans le registre de la pensée de la manière dont le
corps est lui aussi affecté.
Si les sens ne sont trompeurs que vis-à-vis de l’objet et non vis-à-vis
du sujet, nos idées des choses sensibles n’ont pas à être critiquées pour ce
qu’elles ne sont pas. En somme, ce qui fait qu’une idée est dite fausse, c’est
son inadéquation, mais celle-ci n’est qu’un manque ou élément négatif (une
C’est une privation d’être qui est la cause de cette imperfection relative, et
Deleuze en particulier a bien montré la différence entre cette privation, qui
n’empêche pas une perfection de l’idée ou de la chose en elle-même (positi-
vement), et une quelconque imperfection en soi297.
En elle-même donc, la première idée que forme l’âme comporte
toujours une part de vérité, qui correspond à son adéquation avec l’état de la
chose qui est son objet : le corps. Cet état du corps qu’exprime l’âme par les
modes du penser qu’elle forme est donc pleinement perçu : à toute affection
du corps correspond une idée en l’âme, une idée du premier genre, et celle-ci
en est l’expression exacte.
Quand nous disons que l’Âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne
disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant
qu’il s’explique par la nature de l’Âme humaine, ou constitue l’essence de
l’Âme humaine, a telle ou telle idée, et quand nous disons que Dieu a telle
ou telle idée, non en tant seulement qu’il constitue la nature de l’Âme hu-
maine, mais en tant qu’il a, outre cette Âme, et conjointement à elle, l’idée
d’une autre chose, alors nous disons que l’Âme humaine perçoit une chose
partiellement ou inadéquatement298.
296
E 2P35 ; G II, 116.
297 Sur ce point, cf. l’explication des mots de privation et de négation dans Ep. 21 à G. de
Blyenbergh (G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1981, en
particulier p. 123-126).
298 E 2P11C ; G II, 94-95. On comprendra mieux ce corollaire en le comparant à E 2P43D et
E 3P3S.
154 Le progrès dans la connaissance
partiel d’une autre ? Il faut bien comprendre que si l’on suit à la lettre cette
dernière affirmation (et il le faut effectivement), toute connaissance d’une
chose extérieure est une connaissance partielle ou inadéquate. Il en va ainsi
parce que notre connaissance est alors celle de quelque chose d’externe à la
nature de notre âme, qu’il s’agisse de notre corps ou d’un mode extérieur à
celui-ci qui viendrait l’affecter, et que la connaissance ne serait pleine ou
adéquate que si l’âme était aussi pleinement cause de son idée de la chose299.
L’âme ne sent que la manière dont le corps est affecté, au lieu de relativiser
cette sensation en la replaçant dans un réseau lui donnant tout son sens pour
en fournir une interprétation plus complète. À l’âme est ajoutée l’idée d’une
cause extérieure à elle-même ; or elle ne comprend pas la nature de cette
cause et, par conséquent, forme une idée tronquée, une idée de l’effet seule-
ment.
Or, nous avons vu plus haut que la connaissance « première » qu’a –
ou plus exactement qu’est – l’âme du corps ne disparaît jamais. Est-ce à dire
alors que l’on ne peut jamais connaître en vérité quoi que ce soit à cause de
l’extériorité de cette chose ? Pas pour autant, car la connaissance inadéquate
par les affections du corps peut rester tout en étant « complétée » par
d’autres idées, qui replacent alors la première dans sa vérité. C’est le passage
à la connaissance adéquate.
Cette explication est réitérée à plusieurs reprises par Spinoza :
299 Ainsi, quoiqu’il nous ait surtout fallu insister sur l’activité inhérente à l’idée (et qui réside,
rappelons-le, dans l’affirmation contenue dans l’idée de l’existence de la chose) pour mettre
en relief l’originalité de Spinoza, il est important de souligner ici la part de passivité qui reste
tout de même dans l’idée, de la même manière que nous avons rappelé plus haut que l’idée
n’était pas pure activité, mais aussi contenu représentatif. C’est ce point qui permet de
comprendre comment l’erreur est possible pour l’âme humaine.
300 E 2P17S ; G II, 106.
La connaissance inadéquate 155
Plus tard, en effet, tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600
fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d’imaginer
qu’il est près de nous ; car nous n’imaginons pas le soleil aussi proche
parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de
notre Corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le Corps lui-même
est affecté par cet astre302.
Dans ce cas, la perception qu’on a par l’imagination seule est enrichie d’une
autre idée à laquelle elle est comparée et à l’aune de laquelle elle prend un
sens différent, et l’on connaît adéquatement, c’est-à-dire que l’idée est en
nous comme elle est en Dieu : vraie. Cela illustre bien qu’un genre de con-
naissance n’est pas détruit par un genre supérieur, et que la perception à
laquelle correspondait l’idée inadéquate est toujours là, comme nous devions
le conclure de la fin de E 2P11C citée plus haut. Le passage au second genre
de connaissance, qui correspond à la découverte de l’idée vraie, se fait donc
sans grande violence par rapport au premier genre de connaissance. Pourtant,
c’est ce passage qui représente l’étape la plus importante dans le dévelop-
pement de la connaissance.
Dans une analyse fine et précise des processus cognitifs chez Spino-
za, Pierre-François Moreau parle certes d’une « rupture » entre le premier et
le deuxième genre de connaissance, mais il maintient fermement la possibili-
té du passage de l’un à l’autre d’une manière particulièrement audacieuse, en
parlant de types d’imagination à l’œuvre dans les deux genres303. Notons
que cette interprétation s’accorde avec l’idée déjà proposée mais non déve-
Les notions communes se servent des lois de l’imagination pour nous libé-
rer de l’imagination même. Leur nécessité, leur présence, leur fréquence
leur permettent de s’insérer dans le mouvement de l’imagination, et d’en
détourner le cours à leur profit. Il n’est pas exagéré de parler ici d’une libre
harmonie de l’imagination avec la raison304.
Que se produit-il, alors, qui explique que l’on accède à une connais-
sance adéquate de la chose (quoique pas encore de son essence) ? Nous
connaissons de manière adéquate dans le second genre de connaissance
parce que, d’une part, nous percevons une chose (premier genre de connais-
sance, celui de la perception des affections du corps qui est en elle-même
une idée, c’est-à-dire une affirmation d’existence de la chose), et que,
d’autre part, nous sommes en mesure de comparer cette perception avec
d’autres idées. L’élément de comparaison est essentiel ici, et c’est bien lui
qui conduit à la formation de notions communes caractéristiques du second
genre de connaissance.
Gilles Deleuze insiste avec raison sur la nouveauté des notions
communes dans l’Éthique et sur leur nécessité pour comprendre comment,
du second genre de connaissance, on peut ensuite passer au troisième, pas-
sage qui restait selon lui incohérent et surfait dans les écrits antérieurs306. Les
notions communes constituent l’objet des propositions 37 à 40 de la deu-
xième partie de l’Éthique, avec leurs démonstrations, corollaires et scolies.
Elles correspondent à des idées de « ce qui est commun à toutes choses »,
« se trouve pareillement dans la partie et dans le tout », et « ne constitue
l’essence d’aucune chose singulière »307. Ces idées sont nécessairement
adéquates (E 2P38) et, de plus, elles sont « communes à tous les hommes »
(E 2P38C), c’est-à-dire qu’elles fournissent le fondement d’une science
universelle. Cette science est telle tant par son objet (les corps, qui ont tous
des propriétés communes, comme cela est établi au Lemme 2 auquel Spino-
za fait des renvois), que par ses sujets, les hommes, qui, ayant tous en eux de
telles notions communes, peuvent tous parvenir à cette connaissance de type
supérieur. C’est pourquoi, dit Spinoza, les notions communes « sont les
principes de notre raisonnement »308. Il importe de remarquer qu’elles ne
concernent que les corps et les lois de l’attribut étendue, puisque, comme
nous venons de le préciser, ce sont les idées de « ce qui se trouve pareille-
ment dans la partie et dans le tout ». On peut donc penser que tant que Spi-
noza n’avait pas élaboré sa théorie des notions communes – qui n’apparaît
que dans l’Éthique –, il n’était pas en mesure de justifier l’acquisition
d’idées adéquates concernant l’attribut étendue.
Ces notions communes qui servent à connaître adéquatement sont
distinguées dans le premier scolie de la proposition 40 des notions impro-
prement appelées communes et qui sont, elles, le fruit de l’imagination,
306 G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., p. 126-132 et Spinoza et le problème
de l’expression, op. cit., chap. VII et VIII p. 252-281. Nous reviendrons sur la question du
passage de la raison à l’intuition dans les deux derniers chapitres.
307 E 2P37, G II, 118.
308 E 2P40S1 ; G II, 120.
158 Le progrès dans la connaissance
309 Spinoza consacre la fin du premier scolie de la proposition 40 à insister sur cette diffé-
rence, qui révèle bien le caractère aléatoire de ces notions : « On doit noter que ces notions ne
sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec
la chose par laquelle le Corps humain a été le plus souvent affecté et que l’Âme imagine ou se
rappelle le plus aisément », E 2P40S1 ; G II, 121.
310 E 2P39D ; G II, 119.
311 E 2P40S2 ; G II, 122.
312 E 2P40 ; G II, 120.
313 On peut utiliser de manière opportune la dichotomie induction/déduction pour distinguer la
connaissance des premier et deuxième genres. En effet, comme le dit Charles Ramond, dans
la connaissance du premier genre « il s’agit toujours de ce que nous appellerions “induction”,
à savoir la formation de notions universelles à partir d’expériences singulières », tandis que le
deuxième genre est « un mouvement de la pensée par lequel on tire une “conclusion” correcte
à partir de propriétés générales ou universelles (TRE § 13) : il correspondrait donc à ce que
nous appellerions “déduction” » (Ch. Ramond, Le vocabulaire de Spinoza, Paris, Ellipses,
1999, p. 22).
314
Cf. ce qu’en dit Pierre Macherey : « Les corps ont en commun d’être tous des détermina-
tions de l’étendue, soumises comme telles aux mêmes lois du mouvement et du repos. Est
ainsi fondée la possibilité d’une science générale des corps fondée sur des principes purement
mathématiques, qui ne prend en considération l’existence d’aucun corps en particulier, et est
en conséquence complètement abstraite » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza.
La seconde partie, op. cit., p. 278 sq).
La connaissance inadéquate 159
et du corps) que sa forme (le fait que l’âme soit puissance de penser ce qui
advient au corps) sont repris, et simplement réorientés, lorsque l’âme connaît
de manière pleinement active. Ce qui fait que ce donné identique devient une
connaissance adéquate, c’est le fait qu’elle soit replacée dans un réseau plus
complet de connaissances causales. Les affects, de même, peuvent être issus
(peuvent être la modification) d’une connaissance inadéquate – ils sont alors
passifs –, ou adéquate – ils sont alors actifs. C’est leur processus de trans-
formation en affects actifs qui explique la dynamique de la transition entre la
connaissance imaginative et la connaissance rationnelle.
Notre âme est active en certaines choses, passive en d’autres, savoir, en tant
qu’elle a des idées adéquates, elle est nécessairement active en certaines
choses ; en tant qu’elle a des idées inadéquates, elle est nécessairement pas-
sive en certaines choses315.
Il suit de là que l’Âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a
plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a
plus d’idées adéquates316.
315
E 3P1 ; G II, 140.
316 E 3P1C ; G II, 141.
317 Pour un approfondissement de la notion de passivité, cf. Pascal Séverac, « Passivité et
désir d’activité chez Spinoza », in Spinoza et les affects, dir. F. Brugère et P.-F. Moreau,
Travaux et Documents du Groupe de Recherches Spinozistes Nº7, Paris, Presses de
l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 39-54.
160 Le progrès dans la connaissance
318 Souvenons-nous que « nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure » (E
3P4 ; G II, 145), et que toute action d’un individu est toujours mue par l’appétit de persévérer
dans l’existence : il n’y a donc rien en lui qui puisse réduire sa puissance.
319 E 3P59D ; G II, 188.
320 E 3 AD7 ; G II, 193.
321 À tel point que le sage ne répondra pas à la haine par la haine, mais par l’amour : « Qui vit
sous la conduite de la Raison, s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’Amour ou la
Générosité, la Haine, la Colère, le Mépris qu’un autre a pour lui » (E 4P46 ; G II, 245).
La connaissance inadéquate 161
Tous ces affects sont des actions, ils expriment une « force d’âme » (Forti-
tudo). Les affects actifs sont d’ailleurs ou bien dans la catégorie de la « fer-
meté », ou bien dans celle de la « générosité », catégories qui correspondent
aux formes actives du désir et que l’on distingue simplement l’une de l’autre
par la portée de leur utilité :
Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affects se rapportant
à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et
Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce
à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosi-
té j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul
commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre
eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont
pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi
pour but l’utilité d’autrui324.
322 Nous avons développé la critique de la dépendance envers les plaisirs du corps que fait
Spinoza au profit d’un usage modéré et harmonieux de ceux-ci dans notre « Nature, désir,
plaisir : une lecture spinoziste de Sade », à paraître dans Dix-Huitième Siècle, vol. XXXVII,
2005.
323 E 3P56S ; G II, 185.
324 E 3P59S ; G II, 188. La suite donne de nouveaux exemples d’affects actifs, classés selon la
portée de leur utilité : « La Tempérance donc, la Sobriété et la Présence d’Esprit dans les
périls, etc., sont des espèces de Fermeté ; la Modestie, la Clémence, etc., des espèces de
Générosité » (Ibid. ; G II, 188-189).
162 Le progrès dans la connaissance
soit contraire, les deux affects contraires pouvant être ou tous les deux
passifs, ou l’un passif et l’autre actif – mais deux affects actifs ne peuvent
jamais être contraires. À l’inverse de la sobriété, par exemple, qui est néces-
sairement un affect actif en ce qu’elle ne peut jamais exprimer de diminution
de la puissance d’agir de l’âme mais suppose toujours son autonomie,
l’ivrognerie est nécessairement un affect passif, car il exprime toujours une
faiblesse de l’âme, laquelle se trouve dans une dépendance certaine vis-à-vis
de objet extérieur qu’est l’alcool. Ce ne sont donc pas tous les affects qui
peuvent être aussi bien actifs que passifs ou vice-versa.
Toutefois, la joie elle-même et ses dérivés peuvent être actifs ou
passifs, selon que leur source est l’âme seule dans sa puissance de penser, ou
bien l’âme connaissant de manière inadéquate. On comprend bien que si un
individu passe d’une idée inadéquate d’une chose à une idée adéquate, il
devient lui-même la cause de son idée et, selon E 3P1 et son corollaire ci-
dessus, sa puissance d’agir s’en trouve augmentée. Mais s’il passe à une
connaissance moins inadéquate, enveloppant une plus grande puissance, sans
passer pour autant le seuil décisif de la connaissance adéquate, il éprouve
certes de la joie, mais celle-ci reste liée à une connaissance inadéquate :
celle-ci reste dépendante de la manière dont un objet extérieur affecte le
corps humain, et de ce fait, cette joie est encore passive. Il en va de même
pour tous les dérivés du désir et de la joie.
Il s’ensuit que la passivité et l’activité ne recoupent pas exactement
la joie et la tristesse, et qu’alors qu’aucun affect actif ou action n’est triste
(l’action correspond à une connaissance adéquate), un affect passif ou pas-
sion peut être joyeux ou triste, selon la manière dont l’individu est affecté
vers plus de vérité ou moins au sein d’une connaissance de la chose exté-
rieure qui reste tout de même inadéquate. Car si l’on passe d’une connais-
sance très inadéquate de la chose à une connaissance un peu moins inadé-
quate mais toujours partielle, on « progresse » bel et bien (donc on éprouve
de la joie), mais on reste passif. Si en revanche on passe d’une connaissance
inadéquate à une connaissance adéquate de la chose, cette joie trouve sa
cause en nous-mêmes, puisque la connaissance s’accompagne d’une cons-
cience de la puissance du penser exprimée par nous, et la joie est active.
L’activité et la passivité ont à voir avec le fait qu’on soit ou non la cause
adéquate de notre connaissance, comme l’énonçait d’emblée l’explication
incluse dans la définition des affects325, tandis que la joie et la tristesse
dépendent du sens de la transition d’un état de puissance à un autre, sachant
325 « Quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’un de ces affects, j’entends par
affect une action ; dans les autres cas, une passion », E 3Def3 ; G II, 139. Les italiques
indiquent une explication mais il faut reconnaître que cette précision fait bel et bien partie de
la définition, puisque rien n’indique que cela ne soit pas le cas.
La connaissance inadéquate 163
qu’on est d’autant plus puissant que l’on connaît adéquatement, c’est-à-dire
que la part de fausseté inhérente à toute idée de chose extérieure est réduite.
Dès lors, Spinoza déduit dans la troisième partie de l’Éthique les
affects principaux, tous issus du désir, de la tristesse et de la joie. Mais il
reconnaît qu’il existe autant d’affects que d’individus pour les éprouver :
Des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul
et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et
même objet de diverses manières en divers temps326.
Par exemple, le désir de l’alcool qui porte le nom d’ivrognerie est différent
du désir de la bonne chère qui porte le nom de gourmandise, et nous pour-
rions continuer avec des affects que le langage ne nomme même pas d’un
nom particulier, tels que le désir de tel alcool ou celui de tel type de mets
particulier, tant il existe de subtilités dans les variations du désir, de la joie et
de la tristesse. Spinoza est à ce sujet on ne peut plus clair : son choix parmi
les affects est subordonné à son dessein général, qui est « de déterminer les
forces des affects et la puissance qu’a l’Âme sur eux »328, mais les affects
sont « très nombreux »329 et même, « on ne peut leur assigner aucun
nombre »330. C’est pourquoi il nous suffit, à nous aussi, de nous en tenir à
comprendre foncièrement ce que sont les affects et dans quelle mesure ils
interviennent dans la progression éthique, sans qu’il soit nécessaire ni même
utile de rentrer dans le détail des affects particuliers. Ce qui importe, c’est
que cette infinité des affects ne signifie pas leur équivalence, et que la clé de
compréhension du progrès individuel et du salut réside dans l’utilisation des
affects joyeux contre les affects tristes. Du fait que les affects joyeux peu-
vent être passifs ou actifs, ils représenteront le lieu du passage de
l’inadéquation à l’adéquation. La possibilité efficace de cette utilisation des
326 E 3P51 ; G II, 178. À cette différence d’affects entre les différents êtres humains s’ajoute
la différence entre les affects des hommes et ceux des animaux, déjà exposée au chapitre VI.
327
E 3P56 ; G II, 184.
328 E 3P56S ; G II, 185-186.
329 « Perplurimae », E 3P56S ; G II, 185.
330 « Les affects peuvent se combiner entre eux de tant de manières, et (...) tant de variétés
naissent de là, qu’on ne peut leur assigner aucun nombre [et nullo numero definiri queant] »,
E 3P59S ; G II, 189.
164 Le progrès dans la connaissance
affects joyeux contre les affects tristes est assurée par le fait que les premiers
sont naturellement plus puissants que les seconds.
333 E 4P17S ; G II, 221. L’expression se trouve originellement chez Ovide (Métamorphoses
VII, 20-21) et St Paul (Romains, 7, 15-20).
334 L’idée se retrouve formulée à plusieurs endroits dans l’œuvre platonicienne dans des
formules très proches, en particulier Ménon 77d-e, Protagoras 345d-e, Hippias Majeur 296c,
Gorgias 509e, République IX, 589c, Timée 86d, et Lois V, 731c, 734b, IX, 860d.
335 Elle le pourrait dans l’absolu mais Descartes dit bien qu’elle ne le ferait, concrètement,
pas : « Lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant,
nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le
pouvons. Car il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement
connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien
d’affirmer par là notre libre arbitre » (Lettre à Mesland du 9 février 1645, AT IV, 172, traduit
dans Descartes. Œuvres philosophiques, III, éd. F. Alquié, Paris, Bordas, 1989, p. 552).
166 Le progrès dans la connaissance
plus « libre » qu’elle est plus déterminée par une idée du bien. Ce qu’elle
voit comme étant le meilleur, elle le fait.
Il est intéressant que le problème de l’acrasie se pose chez Spinoza
alors même que la volonté est pour lui la même chose que l’entendement 336,
et que l’un et l’autre sont soumis au même déterminisme qui rend automa-
tique la volonté. Sans doute faut-il voir à l’origine de la position de ce pro-
blème par Spinoza non seulement – faut-il encore le dire – le fait que sa
philosophie ne soit pas un « rationalisme » tel qu’on le définit habituelle-
ment, et ce en particulier à cause de la place majeure qu’il laisse aux affects,
mais aussi son inversion des points de vue sur la relation entre l’entendement
et la volonté. Traditionnellement, c’est l’entendement qui indique le carac-
tère bon ou mauvais d’une chose, et la volonté qui décide en conséquence de
la choisir ou non. Mais l’identité des deux, et même la primauté absolue
pour l’être humain de ce qui le définit essentiellement, à savoir l’appétit (le
conatus, la volonté), fait que selon Spinoza,
connaissance même des affects (…) ; 2) en ce qu’elle sépare les affects de la pensée d’une
cause extérieure que nous imaginons confusément (…) ; 3) dans le temps, grâce auquel les
affections se rapportant à des choses que nous connaissons surmontent celles qui se rapportent
à des choses dont nous avons une idée confuse ou mutilée (…) ; 4) dans le grand nombre des
causes par lesquelles les affections se rapportant aux propriétés communes des choses ou à
Dieu sont alimentées ; 5) dans l’ordre enfin où l’Âme peut ordonner et enchaîner entre elles
ses affects ». Sur le rôle de la méthode et de la forme de l’Éthique comme solution à l’acrasie,
cf. Jacques-Henri Gagnon, « Spinoza et le problème de l’akrasia : Un aspect négligé de
l’ordo geometricus », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 57-71. Comme il le dit bien, « Si la
La connaissance inadéquate 167
ce qui s’explique par le fait que « la puissance des choses extérieures (…)
surpasse indéfiniment notre puissance »340. Du fait de l’intégration à son
modèle explicatif de l’être humain de la « faiblesse de la volonté » face à ce
que sa vie passionnelle conduit celle-ci à désirer, Spinoza reconnaît donc
parfaitement qu’on peut voir un affect en lui-même puissant (un affect relié à
notre bien), et même un affect actif, c’est-à-dire une connaissance adéquate
qui nous renforce, être écrasés par les affects passifs, dont la force dépend de
la puissance des causes extérieures de ces passions341. Ces affects passifs
peuvent être en très grand nombre, de sorte que leur puissance totale soit
supérieure à celle d’une seule idée vraie (et de l’affect actif qui en est la
modification). C’est l’une des raisons pour lesquelles il est essentiel
d’augmenter la part active de notre âme en augmentant le nombre de nos
idées adéquates, et, a fortiori, de nos affects actifs.
D’où provient alors la possibilité pour l’homme de réduire ses pas-
sions ? Elle provient du fait que même si toute idée de chose extérieure
II, 220.
341 « La force et la croissance d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, ne se
définissent point par la puissance avec laquelle nous persévérons dans l’existence, mais par la
puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre », E 4P5 ; G II, 214.
168 Le progrès dans la connaissance
comporte nécessairement une part d’inadéquation, il est clair que toute idée,
même inadéquate, comporte aussi une part d’activité, étant donné que la
perception elle-même est un acte ou l’expression d’une puissance. Rien n’est
donc jamais perdu pour l’âme : elle peut toujours trouver en elle-même les
matériaux de sa propre libération. Tout affect, même passif et même triste,
est toujours une expression de puissance. Et l’expérience de cette puissance
doit donner à l’âme le désir et la puissance – ce qui est justement la même
chose – de persévérer dans la voie lui donnant cet affect, ou de s’en détour-
ner.
Nous avons vu ci-dessus que c’était la comparaison entre elles de
différentes idées qui déterminait l’acquisition de notions communes et
permettait ainsi le passage de l’âme du premier au deuxième genre de con-
naissance. C’est la même chose dans le cas des affects, à ceci près qu’on ne
peut parler de manière appropriée d’une comparaison d’affects entre eux par
l’âme, car l’affect est lui-même cette comparaison en ce qu’il exprime plus
ou moins de puissance qu’auparavant342. Il suffit pour l’âme d’éprouver des
affects pour savoir si elle est plus ou moins puissante, sans qu’elle ait besoin
de faire appel à sa mémoire pour comparer l’intensité de sa puissance ac-
tuelle avec celle de sa puissance passée. L’âme sait donc immédiatement par
ses affects si une chose est bonne ou mauvaise pour elle, si une rencontre lui
occasionne une augmentation ou une baisse de puissance. Dès lors, elle est
en même temps « outillée », pourrions-nous dire, pour se perfectionner, et
cela du seul fait que le désir de persévérer dans l’existence est son essence.
L’explication du mécanisme par lequel se met en place cette bouée
de secours pour l’âme qu’est sa préférence naturelle pour la joie plutôt que
pour la tristesse et sa plus grande puissance lorsqu’elle est joyeuse, cette
porte d’accès désormais ouverte à sa libération par des processus strictement
internes, est donnée par Spinoza dans un important passage de la quatrième
partie, la proposition 18 et sa démonstration :
Un Désir qui naît de la Joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs,
qu’un Désir qui naît de la tristesse.
342 Comme le dit Spinoza, « Si je dis force d’exister plus grande ou moindre qu’auparavant,
je n’entends point par là que l’Âme compare l’état présent du Corps avec le passé, mais que
l’idée constituant la forme de l’affect affirme du Corps quelque chose qui enveloppe effecti-
vement plus ou moins de réalité qu’auparavant » (E 3 AGD Ex ; G II, 204).
La connaissance inadéquate 169
affect même de Tristesse (même Scolie) ; et ainsi la force du Désir qui naît
de la Joie, doit être définie à la fois par la puissance de l’homme et celle de
la cause extérieure ; celle, au contraire, du Désir qui naît de la Tristesse par
la seule puissance de l’homme ; le premier Désir est ainsi plus fort que le
deuxième343.
expliquer le même fait selon la même logique, est que la puissance dont un individu est
l’expression est corrélative de sa puissance à être affecté. Or ici, on voit que l’affect de joie
augmente la puissance de l’individu, tout d’abord, mais deuxièmement est aussi éprouvé
encore plus fortement car justement il a immédiatement contribué à augmenter la capacité à
être affecté, donc la sensibilité à l’affect. C’est alors comme si la joie était ressentie sous deux
aspects, et donc était au moins quatre fois plus forte que la tristesse qui, inversement, exprime
une diminution de la puissance d’être affecté et donc est ressentie deux fois moins fortement
par l’âme.
346 E 3P43 ; G II, 173.
347 On peut penser, sur le modèle de la différence entre passion triste et passion joyeuse, que
la joie qui est active et non plus passive doit être supérieure en puissance intrinsèque et en
170 Le progrès dans la connaissance
Cette proposition exprime sans ambiguïté ce que nous voyons, quant à nous,
comme l’élément théorique le plus important dans l’explication de la mise
en pratique possible de cette éthique de la puissance de l’âme, et qui est le
même qui justifie qu’un affect joyeux soit plus puissant qu’un affect triste. Il
y a une forme de circularité ou de rétroaction entre les affects, expressions
de puissance, et la puissance elle-même, ce qui explique que la fin (la joie)
soit en même temps le moyen, et le moyen, la fin. Une autre circularité
causale, non celle des affects et de la puissance, mais celle des affects et de
l’âme ou du corps par le moyen des affects, explique alors la mise en œuvre
concrète de l’évolution elle-même, selon les analyses que nous avons propo-
sées en 3.3. C’est ainsi que le lien intrinsèque entre puissance et idées dé-
termine l’action selon un schéma inversé où le bien est défini par le désir.
Dès lors, la recherche de l’utile propre suffit à la morale, à condition que cet
utile propre soit saisi selon la raison. Il y a interaction entre la sphère affec-
tive et la sphère proprement cognitive parce que le bien et le mal correspon-
puissance qu’elle confère à l’individu, et que l’intensité de cette différence de puissance elle-
même est encore plus grande. Il convient de remarquer cependant que ce point, qui paraît
évident, n’est pas énoncé directement.
348 E 4P20 ; G II, 224. Pour comprendre cette citation, il faut savoir que la « vertu » de
l’homme n’est autre que sa puissance elle-même, c’est-à-dire son essence, comme nous
l’exposerons dans la section suivante.
349 E 4Def8 ; G II, 210.
La connaissance inadéquate 171
dent à ce qui est jugé bon ou mauvais, et que ce jugement n’est lui-même
qu’un affect joyeux ou triste. Ce renversement de la conception tradition-
nelle des valeurs morales provient de la nécessité de tout faire dépendre
causalement de la puissance divine, c’est-à-dire en l’homme de son essence,
le désir :
Par bien j’entends ici tout genre de Joie et tout ce qui, en outre, y mène, et
principalement ce qui remplit l’attente, quelle qu’elle soit. Par mal
j’entends tout genre de Tristesse et principalement ce qui frustre l’attente.
Nous avons en effet montré ci-dessus (Scolie de la Prop. 9) que nous ne
désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais qu’au con-
traire nous appelons bonne la chose que nous désirons ; conséquemment,
nous appelons mauvaise la chose que nous avons en aversion ; chacun juge
ainsi ou estime selon son affect quelle chose est bonne, quelle mauvaise,
quelle meilleure, quelle pire, quelle enfin la meilleure ou quelle la pire.
Ainsi l’Avare juge que l’abondance d’argent est ce qu’il y a de meilleur, la
pauvreté ce qu’il y a de pire350.
Ainsi, ce qui est bon ou mauvais, c’est ce qui est bon ou mauvais pour nous,
c’est-à-dire ce qui augmente ou diminue notre puissance. Le caractère appa-
remment relativiste de cette morale est contrebalancé par l’objectivité de
l’affect, qui, comme nous l’avons déjà souligné, exprime la vérité de l’état
de l’individu indépendamment des illusions qu’il peut se faire sur ce qui est
bon ou mauvais pour lui ; mais il reste que dans la connaissance inadéquate,
ce que l’un juge bon peut être jugé mauvais par l’autre, à cause de l’infinie
variété entre les êtres351.
Ces différences s’estompent naturellement avec les affects actifs qui
ne concernent les êtres humains qu’en ce qu’ils ont de commun, puisqu’ils
correspondent à la connaissance rationnelle ou par notions communes. On
retrouve ainsi une certaine norme rationnelle, également appelée par Spinoza
la « droite raison » ou « saine raison »352 ; et de fait, quoi qu’en croie l’avare
353 E 4P8 ; G II, 215. Notons que la connaissance du mal est nécessairement inadéquate (E
4P64) car la tristesse exprime nécessairement une passion de l’âme, de sorte que « si l’Âme
humaine n’avait que des idées adéquates, elle ne formerait aucune notion de chose mauvaise »
(E 4P64C ; G II, 259).
354 D’où le terme de « réforme » que nous avons choisi ici. Et n’oublions pas non plus que
pour Spinoza, un tel homme n’est effectivement pas le même que celui qu’il était auparavant,
ce dernier, plus faible, étant « mort », anéanti par la puissance du nouvel homme advenu – ce
qui se passe aussi bien dans le cas d’une progression vers la sagesse ou d’une évolution
normale des capacités du corps que dans celui d’une déchéance (cf. E 4P39S ; G II, 240 déjà
cité, et les analyses sur la transformation de F. Zourabichvili, notion à laquelle est consacré
dans son ensemble Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, op. cit.).
La connaissance inadéquate 173
Nous avons vu plus haut que tous les affects avaient leur contraire,
par lequel ils pouvaient être détruits ou, au contraire, qu’ils pouvaient dé-
truire. Un affect cependant échappe à cette règle générale, car il est de tous
le plus puissant : l’amour de l’âme pour Dieu, qui est tellement puissant qu’il
est celui par lequel le basculement s’opère dans la connaissance du deu-
xième genre. Cet « amor erga Deum », qui est un amour encore relié à
l’imagination et donc à l’existence du corps dans la durée, est introduit dans
la première moitié de la cinquième partie de l’Éthique, c’est-à-dire dans les
propositions 11 à 20 et scolie. Spinoza le présente comme l’affect suprême,
celui par lequel l’âme acquiert un solide contrôle sur elle-même. Rien, si ce
n’est la mort du corps lui-même, ne peut anéantir cette joie reliée à l’idée de
Dieu comme cause extérieure (selon la définition de l’amour, E 3DA6), qui
de ce fait est « le plus constant des affects »355.
Comment se forme-t-il, c’est-à-dire comment l’âme qui se laisse
guider par ses affects joyeux parvient-elle naturellement à l’acquérir ? Sa
constitution est décrite par le biais de l’imagination, et rappelle étrangement
la description de la formation des notions communes par comparaison des
idées entre elles. Le mécanisme de constitution de cet affect est présenté
comme un rapprochement entre elles d’« images » de choses (E 5P11à13),
avec l’élément fondamental suivant : « L’âme peut faire en sorte que toutes
les affections du Corps, c’est-à-dire toutes les images des choses, se rappor-
tent à l’idée de Dieu »356.
La démonstration de cette proposition fait appel à la proposition 4 de
la même partie qui dit que l’âme peut former un concept clair et distinct de
toute affection du Corps, ce qui était démontré en référence à E 2P38 (qui
affirme la conception nécessairement adéquate des notions communes). On
comprend alors que c’est cela, « rapporter toutes les choses à Dieu » : c’est
concevoir des notions communes, donc voir les choses dans leur lien essen-
tiel avec la substance dont elles enveloppent la puissance357. C’est parce que
l’homme est capable d’imaginer une cause commune, en l’occurrence Dieu,
à plusieurs images de choses, qu’il introduit petit à petit une idée de Dieu
355 « Nous pouvons montrer de la même manière qu’il n’y a aucun affect directement con-
traire à cet Amour, par lequel cet Amour puisse être détruit et nous pouvons en conclure que
cet Amour envers Dieu est le plus constant des affects et qu’en tant qu’il se rapporte au
Corps, il ne peut être détruit qu’avec ce Corps lui-même », E 5P20S ; G II, 292-293.
356 E 5P14 ; G II, 290.
357 Nous approfondirons cette explication en expliquant dans le dernier chapitre la significa-
tion de cet involvere et en traçant un lien entre cette manière de rapporter toutes les choses à
Dieu et la conception des choses « sous un regard d’éternité ».
174 Le progrès dans la connaissance
dans son esprit qui prend une place grandissante. Concrètement, Spinoza ne
veut rien dire d’autre ici sinon qu’en rattachant de plus en plus de choses à la
nécessité dont elles sont issues, c’est-à-dire en changeant son regard sur le
monde pour en comprendre de mieux en mieux la nécessité active, l’âme
apprend à connaître Dieu et à l’aimer. Elle le voit de plus en plus, dans de
plus en plus de choses. Ultimement, elle est capable de voir toute chose
existante comme un effet de la même nécessité divine : elle est capable de
rattacher toutes les images de choses à Dieu comme cause unique.
D’où il suit que :
et que « Cet amour envers Dieu doit tenir dans l’âme la plus grande
place »359.
Notons que le vocabulaire de « la place » qu’occupe un affect dans
l’âme est à prendre à la lettre, tout comme nous avons vu plus haut que le
nombre d’affects joyeux était déterminant pour leur victoire sur les affects
tristes. Tout être humain est soumis aux passions, irrémédiablement – c’est
sa condition de chose finie, et la nature de son âme est toujours d’être en
premier lieu l’idée d’un corps existant en acte –, et chacune de ces passions
est elle-même une idée, un mode de penser, dans l’âme. Mais tout en ayant
autant de passions, l’âme peut « grandir » en ayant plus d’affects d’un autre
type, d’affects actifs, qui fassent alors diminuer l’importance proportionnelle
de ces passions par rapport à la totalité de l’âme, jusqu’à rendre leur part
insignifiante vis-à-vis de l’accroissement continué de sa partie active. Ainsi,
Cette âme est passive au plus haut point, dont les idées inadéquates consti-
tuent la plus grande partie, de façon que sa marque distinctive soit plutôt la
passivité que l’activité qui est en elle ; et au contraire cette Âme est active
au plus haut point, dont les idées adéquates constituent la plus grande par-
tie, de façon que, tout en n’ayant pas moins d’idées inadéquates que la
première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans des idées adéquates ma-
nifestant la vertu de l’homme, que dans des idées inadéquates attestant son
impuissance360.
Ce qui importe, c’est la place proportionnelle des idées adéquates par rapport
aux idées adéquates, et ce, peut-on penser, pour deux raisons : à la fois parce
qu’une âme comportant plus d’idées adéquates est plus puissante (comme
358 E 5P15 ; G II, 290.
359 E 5P16 ; G II, 290.
360 Cf. E 5P20S ; G II, 290.
La connaissance inadéquate 175
nous l’avons vu, les affects tirent en effet leur puissance de leur nombre tout
autant que de la puissance de leur cause extérieure, donc un nombre relati-
vement ou proportionnellement inférieur d’idées inadéquates signifie une
âme plus active), et parce qu’une plus grande proportion d’idées adéquates
est le garant d’un réseau d’affections ordonnées selon l’ordre de
l’entendement plus hermétique, plus résistant, aux assauts des affects pas-
sifs : l’âme a plus de chances de rattacher son affection à sa vraie cause si ce
avec quoi elle la compare est déjà bien ordonné causalement.
Or la joie donnant lieu à l’amour de l’âme envers Dieu est claire-
ment l’affect charnière entre le premier et le deuxième genre de connais-
sance. Il est produit par la puissance qu’a l’imagination de comparer les
choses entre elles, ce qui permet d’obtenir des notions communes, et de
nouveau – puisque la possession d’une ou de deux notions communes ne
suffit pas – la puissance qu’a l’âme de rapporter, par l’imagination, de plus
en plus de choses à leur cause finit par créer en elle un tel nombre d’idées
adéquates, et tellement puissantes – puisqu’elles forment un réseau et ren-
forcent en l’âme l’idée de la puissance de leur cause commune à toutes –,
que l’âme bascule dans la connaissance adéquate, dans le deuxième genre de
connaissance. Dès lors, son désir essentiel est tourné vers la cause de la joie
qu’elle éprouve (son « contentement », acquiescentia361) : Dieu, ou l’infinie
puissance sans laquelle rien ne pourrait être, ni être conçu. Cet amour prend
de la place, nous avons vu Spinoza le dire lui-même, il doit même « tenir
dans l’âme la plus grande place ». Et plus l’action prend de place dans l’âme,
plus l’âme est capable de continuer à rechercher des connaissances adé-
quates. C’est ainsi qu’elle est mue de plus en plus fortement vers son salut,
selon un automatisme « en spirale » se renforçant lui-même continûment.
Il est par conséquent nécessaire d’admettre que l’amour de l’âme
envers Dieu, ou la joie362 qui se modifie immédiatement en cet amour, joue
un rôle actif en lui permettant de s’auto-perfectionner, puisque cet affect
361 « À cela nous devons travailler surtout, à connaître, veux-je dire, autant que possible
chaque affect clairement et distinctement, de façon que l’âme soit déterminée par chaque
affect à penser ce qu’elle conçoit clairement et distinctement, et où elle trouve un plein
contentement [in quibus plane acquiescit] », E 5P4S ; G II, 283.
362 Si nous parlons de « joie », c’est au sens où la démonstration du corollaire de la proposi-
tion 63 dans la quatrième partie expliquait que : « Un Désir tirant son origine de la Raison
peut naître seulement d’un affect de joie qui n’est pas une passion (Prop. 59, p. III), c’est-à-
dire d’une Joie qui ne peut avoir d’excès (Prop. 61) et non d’une Tristesse ; ce Désir par suite
(Prop. 8) naît de la connaissance du bien, non de celle du mal ; nous appétons donc sous la
conduite de la Raison le bien directement et, en cette mesure seulement, fuyons le mal » (E
4P63CD ; G II, 258). Notons que dans l’analyse qu’il donne de la proposition 63 et de ses
suites, Robert Misrahi fait particulièrement bien ressortir le rôle causal de la joie (cf. R.
Misrahi, Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Paris, Gordon & Beach,
1972, p. 286).
176 Le progrès dans la connaissance
exprime son activité intrinsèque et lui indique l’objet vers lequel diriger son
désir. Cette joie porte le nom spécifique d’acquiescientia animi ou in se ipso,
la seconde étant définie en ces termes : « Le Contentement de soi s’oppose à
l’Humilité en tant que nous entendons par lui une Joie née de ce que nous
considérons notre puissance d’agir »363. L’acquiescientia est tout simplement
la joie d’être actif elle-même, donc l’affect primaire, dont l’amor erga Deum
est l’affect secondaire364, ou sa modification : l’amour envers Dieu est cette
acquiescentia elle-même en tant qu’elle est rapportée à l’idée de Dieu
comme cause.
De plus, ce contentement qui, rattaché à l’idée de Dieu, devient im-
médiatement amour envers Dieu, constitue le moment charnière entre le
premier et le deuxième genre. Il se trouve déjà, logiquement, dans le deu-
xième genre de connaissance, puisqu’il est décrit comme l’affect le plus
puissant – et ce qui se comprend bien, puisqu’il a pour cause l’objet le plus
puissant de tous, nous l’avons expliqué –, mais sa genèse s’explique par des
processus de comparaison imaginative relevant encore du premier genre. Il
n’est pas excessif, dès lors, d’affirmer que l’affectivité, grâce à la conscience
de la puissance propre qu’elle recèle, est bien ce qui dirige la dynamique de
la progression cognitive entre le premier et le deuxième genre.
Ainsi doit-on reconnaître, en utilisant autant les analyses sur la
circularité causale de notre première partie que celles sur la puissance des
affects que nous venons de présenter, que les affects, en tant que modifica-
tions ultimes de la substance, ont sous de multiples aspects un rôle causal, et
ce, dès le premier genre de connaissance : les affects sont au cœur de la
dynamique éthique. Il ressort assez clairement de ce qui a été vu ici quelle
importance ils ont pour expliquer la progression sous toutes ses formes,
ontologique, affective, cognitive. Mais l’éthique de Spinoza constitue une
théorie de la béatitude dans la connaissance vraie. Il ne suffit donc pas de
savoir que automatismes affectifs guident l’âme vers son perfectionnement
dans les formes inadéquates de la connaissance, jusqu’à la première concep-
tion adéquate de l’âme, il faut encore savoir si ce sont eux aussi qui lui
permettent d’atteindre son souverain bien.
Et ce sont effectivement bien eux, nous allons le voir, qui lui per-
mettent de connaître de plus en plus, et de mieux en mieux, c’est-à-dire de
manière intuitive ou, comme le disait déjà le Court traité dans une formule
l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, Paris, PUF, 1994, p. 89.
La connaissance inadéquate 177
de sa cause dans la mesure où son essence s’explique ou se définit par l’essence de sa cause »,
E 5Ax2 ; G II, 281.
Chapitre VIII
L’objet de la connaissance adéquate
Si la progression dans la connaissance est bien, comme nous le
pensons, un automatisme géré par les processus affectifs, alors nous devons
être en mesure de rendre compte du passage d’un genre à l’autre en faisant
de certains affects, en eux-mêmes de simples effets ou modifications de
certaines idées, la cause d’autres idées et d’autres affects enveloppant au
moins autant de puissance que leur cause. Nous avons vu au chapitre précé-
dent comment la conscience de l’unité de toute chose dans la puissance
divine, qui donnait son fondement à l’amour envers Dieu, pouvait être
interprétée comme le point de transition entre la connaissance inadéquate et
la connaissance adéquate. Il nous reste à montrer que la transition entre le
deuxième et le troisième genre de connaissance368 au sein de la connaissance
adéquate est, lui aussi, assuré par un affect où la conscience de la puissance
joue un rôle déterminant. Cette démonstration suppose, dans un premier
temps, d’établir que l’objet de la connaissance rationnelle et de la connais-
sance intuitive est bien, ou peut bien être, le même, à savoir, tout individu
singulier possédant une essence369.
368 Pour des raisons d’uniformité et de facilité, nous utiliserons le découpage proposé par
Spinoza dans l’Éthique (E 2P40S2 ; G II, 122) entre trois genres de connaissance : 1)
l’imagination, qui intègre toutes les formes de connaissance inadéquate, 2) la raison, qui
procède par notions communes, et 3) la science intuitive, qui donne accès à l’essence même
des choses.
369 Les idées présentées dans cette partie ont été reprises sous une forme quelque peu plus
développée dans notre article « The Circle of Adequate Knowledge : Notes on Reason and
Intuition in Spinoza » (Oxford Studies in Early Modern Philosophy, dir. Daniel Garber et
Steven Nadler, Oxford, Clarendon Press, vol. I, 2003, p. 139-163). Nous remercions Oxford
University Press de nous avoir permis d’en traduire quelques passages ici.
180 Le progrès dans la connaissance
Cette formulation de E 5P28 est intéressante : il n’est pas simplement dit que
le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier, ce qui certes
est correct et se trouve d’ailleurs justifié dans la démonstration de cette
proposition, mais plus exactement encore, que le conatus ou le désir de
connaître par le troisième genre de connaissance ne peut provenir du pre-
mier. C’est donc du côté de l’expérience de la puissance propre (le désir
étant notre essence) qu’il faut chercher les motifs de l’accès à la connais-
sance intuitive, en d’autres termes, du côté de la conscience de soi et des
affects dans lesquels elle s’exprime. Ce que Spinoza veut dire ici, c’est que
la dynamique du progrès au sein de la connaissance adéquate requiert une
conscience de soi adéquate et que l’intuition trouve en elle sa source. Car
seul un désir peut être à la source d’un autre désir, seul un degré de puis-
sance peut donner naissance à un autre degré de puissance. Le désir de
connaître intuitivement ne peut donc provenir que d’un autre désir ou puis-
sance, dont Spinoza nous fournit dans cette proposition une caractéristique
essentielle : il doit être adéquat.
De plus, l’adéquation dont il est question ici dépasse celle envelop-
pée par toute conscience. Nous savons, en effet, qu’aucune conscience n’est
en elle-même erronée, et donc en ce sens que toute conscience de soi, même
au sein d’une connaissance inadéquate, est toujours adéquate, est toujours
l’expression vraie des variations de notre puissance propre (l’âme éprouve
de manière indubitable sa tristesse ou sa joie). Toutefois, cette adéquation au
sein d’une connaissance partielle et mutilée n’est pas suffisante pour donner
accès à la connaissance intuitive, qui se définit comme une saisie de
l’essence d’une chose. Spinoza dit bien ici que c’est du second genre de
connaissance seul, et donc d’une connaissance capable de rattacher la cons-
cience de soi à sa véritable cause qu’est la puissance divine, que peut naître
le désir du troisième genre de connaissance. Cette précision écarte d’emblée
les êtres inférieurs aux hommes : tout conscients d’eux-mêmes qu’ils puis-
sance peut naître (oriri) du deuxième, comme le pose très clairement pour-
tant E 5P28, si l’on croit que leurs objets sont différents. Selon nous, au
contraire, la différence entre les deux genres réside non dans l’objet, mais
dans la forme de la connaissance, c’est-à-dire que la raison peut, comme
l’intuition, être une connaissance de chose singulière.
C’est là aller contre une vision très répandue de la raison comme
connaissance des lois exclusivement. Cette interprétation tire son origine
d’une certaine compréhension des notions communes dont la formation
caractérise ce mode de connaissance. Ces notions correspondent à ce qui est
commun à notre corps et aux autres corps, comme la quantité ou l’étendue,
ou encore elles expriment des vérités connues de tous et elles aussi reliées au
corps, comme « nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de
manières », axiome 3 de la deuxième partie de l’Éthique. En aucun cas par
conséquent elles ne fournissent une connaissance du singulier en tant que
singulier – ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles n’expriment pas une
caractéristique vraie de la chose singulière. Ce qui individualise un individu
étant son essence, c’est-à-dire un certain rapport entre ses parties consti-
tuantes, il est ainsi certain que les notions communes n’expriment rien de
caractéristique à une essence. La proposition 37 de la deuxième partie de
l’Éthique l’affirme sans ambiguïté :
Ce qui est commun à toutes choses (voir à ce sujet le lemme 2 ci-dessus) et
se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne constitue l’essence
d’aucune chose singulière374.
374
E 2P37 ; G II, 118.
375C’est ce qu’exprime avec justesse Deleuze : « Il est entendu que les notions communes ne
constituent l’essence particulière d’aucune chose. Pourtant, il ne suffit pas de les définir par
leur généralité. Les notions s’appliquent aux modes existants particuliers, et n’ont pas de sens
indépendamment de cette application » (Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p.
270).
L’objet de la connaissance adéquate 183
377 Notons que Hubbeling offre une interprétation plus audacieuse dans un article publié en
1986 (« The Third Way of Knowledge (Intuition) in Spinoza », Studia Spinozana, II, 1986, p.
219-231). Dans cet article, il dit clairement que la raison et l’intuition ne sont pas différentes
l’une de l’autre comme on le croit habituellement, et même, qu’« on peut désormais présenter
l’intégralité de la philosophie de Spinoza sous l’angle du deuxième genre. Par conséquent, la
supériorité du troisième genre s’en trouve réduite » (p. 229, notre traduction). Nous avons
cependant choisi d’utiliser plutôt les analyses de son livre de 1967 dans cette section car la
thèse principale qu’il y présente, et qui nous intéresse, sur le conflit intrinsèque à la pensée de
Spinoza ne trouve pas son équivalent dans l’article plus récent.
378 Cf. H. G. Hubbeling, Spinoza’s Methodology, op. cit., p. 20-23.
379 « Car on peut concevoir chaque chose de deux manières, ou bien abstraitement, au moyen
de nos sens, ou bien en soi, au moyen de la raison. La vraie connaissance est la connaissance
des choses en Dieu, sub specie aeternitatis » (ibid., p. 29 ; notre traduction).
L’objet de la connaissance adéquate 185
383 Errol E. Harris n’établit pas de distinction nette entre la raison et l’intuition. Cf. par
exemple Spinoza’s Philosophy : An Outline, New Jersey, Humanities Press, 1992, p. 42 : « La
Scientia intuitiva n’est pas en dessous, ni moindre que la raison, mais au-delà. C’est la raison
élevée à sa plus haute puissance, l’intellect qui fonctionne avec une efficacité consommée, la
saisie ultime de la réalité telle qu’elle est en Dieu » (c’est nous qui soulignons ; notre traduc-
tion).
384 Y. Yovel consacre à la connaissance adéquate tout le chapitre VI du premier volume de
Spinoza and Other Heretics (The Marrano of Reason, Princeton, Princeton University Press,
1989, chap. « Knowledge as Aletrnative Salvation », p. 153-171) en voyant à l’œuvre en elle
une seule et même rationalité qui, simplement, se déploie sous deux formes différentes (« La
rationalité a deux formes, discursive et intuitive, fragmentaire et synoptique, émotionnelle-
ment terne et émotionnellement explosive », p. 154 ; notre traduction). Selon lui, l’intuition et
la raison ont le même objet, le même contenu cognitif, à ceci près que dans un cas il est saisi
de l’extérieur, dans l’autre de l’intérieur, synthèse qui seule explique la supériorité du troi-
sième genre : « Le processus de saisie de cet intérieur [de la chose] n’est pas une révélation
directe mystique. Il est basé sur une science discursive, mécanique, à laquelle il ajoute
quelque chose qui n’est pas un contenu informatif nouveau, mais une nouvelle synthèse de
l’ancien » (p. 163, notre traduction).
385 Dans Spinoza’s Heresy. Immortality and the Jewish Mind (Oxford, Clarendon Press,
Ronald Sandler d’un article très proche de notre interprétation soutenant que la seule diffé-
rence entre les deux genres de connaissance adéquate ne réside pas dans leur objet, qui est le
même, mais dans leur intensité affective (« Intuitus and Ratio in Spinoza’s Ethical Thought »,
à paraître dans The British Journal for the History of Philosophy en 2005).
L’objet de la connaissance adéquate 187
387 Par exemple, ce n’est que tout récemment que le livre de Wolfson a été traduit en français
(La philosophie de Spinoza : pour démêler l’implicite d’une argumentation, trad. Anne-
Dominique Balmès, Paris, Gallimard, 1999).
388
Précisons que cette thèse a encore été tenue très récemment pour une évidence. Cf. F.
Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pensée, Paris, PUF, 2002, notamment p. 261 :
« La vérité est que nous concevons adéquatement les autres corps à partir (ex) du nôtre
adéquatement conçu – ce qui, une fois de plus, nous renvoie aux notions communes et atteste
la profonde solidarité des deuxième et troisième genres de connaissance ».
389 A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
188 Le progrès dans la connaissance
pour connaître par le troisième genre de connaissance naît du deuxième aussi bien [que] du
troisième (V, Prop. 28). Il peut naître du deuxième, car il est évident que, lorsque l’Âme s’est
élevée par la Raison à connaître que toutes les choses dépendent de la nécessité même de la
nature éternelle de Dieu (II, coroll. 2 de la Prop. 44), elle est naturellement portée à les
connaître par la cause qui les produit, c’est-à-dire par Dieu, et à déduire leur essence de
l’essence formelle de ceux des attributs de Dieu dont elle a l’idée adéquate, c’est-à-dire à les
connaître par la connaissance du troisième genre. Une telle connaissance par engendrement
interne d’idées adéquates les unes par les autres donne lieu à une connaissance intuitive
d’extension indéfinie » (p. 471).
393
G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., chap. XVIII p. 268-281.
394 Ibid., p. 278-279 : « L’idée de Dieu, dans l’Éthique, va jouer le rôle d’un pivot (…). 1)
Chaque notion commune nous conduit à l’idée de Dieu. Rapportée aux notions communes qui
l’expriment, l’idée de Dieu fait elle-même partie du second genre de connaissance. Dans cette
mesure, elle représente un Dieu impassible, mais cette idée accompagne toutes les joies qui
découlent de notre puissance de comprendre (en tant que cette puissance procède par notions
L’objet de la connaissance adéquate 189
communes). L’idée de Dieu, en ce sens, est la pointe extrême du second genre. 2) Mais, bien
qu’elle se rapporte nécessairement aux notions communes, l’idée de Dieu n’est pas elle-même
une notion commune. C’est pourquoi elle nous précipite dans un nouvel élément. Nous ne
pouvons atteindre à l’idée de Dieu que par le second genre ; mais nous ne pouvons pas y
atteindre sans être déterminés à sortir de ce second genre pour entrer dans un nouvel état.
Dans le second genre, c’est l’idée de Dieu qui sert de fondement au troisième ; par “fonde-
ment”, il faut entendre la vraie cause motrice, la causa fiendi. Cette idée de Dieu elle-même
changera donc de contenu, prendra un autre contenu, dans le troisième genre auquel elle nous
détermine ».
395 Ibid., note 34 p. 280 : « Dans quelle mesure les idées du deuxième et du troisième genre
sont-elles les mêmes ? Se distinguent-elles seulement par leur fonction ou leur usage ? Le
problème est complexe (…) ».
190 Le progrès dans la connaissance
Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut
douter de la vérité de sa connaissance 396.
Quelqu’un qui sait quelque chose sait, par cela même, qu’il le sait, et il sait
en même temps qu’il sait qu’il sait, et ainsi à l’infini 397.
vraies, puisqu’une âme n’est qu’un ensemble d’idées unies dans un même
rapport ou un même appétit – point qui s’avère essentiel pour comprendre ce
qu’est le salut lui-même, à savoir, un perfectionnement réel en puissance de
l’âme. La conscience de vérité ou certitude intervient donc immédiatement
lorsqu’est saisie une idée vraie. Selon notre interprétation des affects comme
modes médiats des modes que sont les corps et les idées, cette simultanéité
qui est en même temps une conséquence (eo ipso) se comprend sans pro-
blème : la possession d’une idée vraie fournit à l’âme une conscience de soi
comme puissance de penser vrai qui est une modification de cette idée elle-
même en conscience ou certitude. Cette première étape paraît donc limpide.
Pourquoi, maintenant, ce processus est-il infini ?
Conformément à ce qui a été vu au moment de l’explication de la
différence entre essence formelle et essence objective au chapitre IV, à toute
réalité formelle correspond une réalité objective, qui est son idée dans
l’attribut pensée. Le redoublement infini en savoir du savoir, ou en idée
d’idée, s’explique par le fait que cette âme (essence objective d’un corps)
peut à son tour être envisagée comme l’essence formelle d’une autre essence
objective (une idée), qui alors devient sous son angle formel l’objet d’une
autre idée, et ainsi à l’infini. C’est tout simplement pour cela qu’un passage
naturel est ménagé dans le deuxième genre de connaissance entre la connais-
sance du général – n’importe quelle idée vraie, en l’occurrence une notion
commune, suffit – et la connaissance du singulier – notre âme –, qui se
trouve alors, qui plus est, connue dans son essence. Car l’essence de l’âme
rationnelle n’est autre que de connaître398, et l’âme à laquelle ne serait-ce
qu’une idée vraie est donnée peut, par cette idée vraie, prendre conscience de
soi. Comment en effet appeler mieux que « conscience de soi » la connais-
sance de son essence ? Ici, c’est une perception claire, adéquate, une concep-
tion de soi qui doit logiquement, comme toute conscience – si notre interpré-
tation est juste – être de nature affective.
Ainsi, la connaissance par notions communes possède une sorte de
dualité constitutive qui lui permet précisément d’être la phase assurant la
transition entre connaissance imaginative et connaissance par intuition des
essences, cette dualité étant celle de deux « moments » ou aspects distincts
logiquement seulement (comme le fait voir le vocabulaire employé par
Spinoza : simul, eo ipso). Entre ces deux moments, l’objet de la connais-
398
Cf. notamment E 4P26 : « Tout effort dont la Raison est en nous le principe n’a d’autre
objet que la connaissance ; et l’âme, en tant qu’elle use de la Raison, ne juge pas qu’aucune
chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à la connaissance » (G II, 227), reformulée en E
4P27D : « L’Âme, en tant que raisonnable, n’appète rien d’autre que la connaissance, et ne
juge pas qu’aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à la connaissance (Prop. préc.) »
(G II, 227, c’est nous qui soulignons).
L’objet de la connaissance adéquate 193
Ici, il importe de voir que ce qui est « enveloppé » est un prédicat apparte-
nant à chaque fois à l’essence de la chose. De même que l’existence est un
prédicat de l’essence de la causa sui, il faut comprendre que la connaissance
400 Cf. le § 101 du Traité de la réforme de l’entendement : « En vérité les [choses] singulières
changeantes dépendent si intimement et si essentiellement, pour ainsi dire, de ces [choses]
fixes, que sans celles-ci elles ne peuvent ni être ni être conçues. Aussi, ces [choses] fixes et
éternelles – bien qu’elles soient singulières –, seront-elles néanmoins pour nous – à cause de
leur omniscience et de leur très grande puissance –, comme des universaux ou des genres
pour la définition des choses singulières changeantes, ainsi que causes prochaines de toutes
choses », TIE 101 ; G II, 37, c’est nous qui soulignons.
401 E 1Def1 ; G II, 45.
402 E 1Ax4 ; G II, 46.
L’objet de la connaissance adéquate 195
Comprenons bien que la possibilité même du salut réside dans cette inclu-
sion ontologique de l’infini dans le fini. La connaissance de l’effet ne se
contente pas de renvoyer logiquement à la connaissance de la cause, ce
qu’elle fait néanmoins assurément ; elle la fournit également directement en
ce que cette dernière est sa condition de possibilité (et, a fortiori,
d’intelligibilité). C’est pourquoi, selon nous, la traduction parfois donnée
d’« involvere » par « impliquer » est réductrice en ce qu’elle paraît supposer
une relation purement logique et non réelle, quoique sur ce point Macherey
choisisse au contraire « impliquer » pour exprimer cette dépendance ontolo-
gique404.
Cette compréhension de la manière dont l’effet enveloppe sa cause,
et dont la connaissance de l’effet enveloppe la connaissance de sa cause,
permet d’expliquer pourquoi le troisième genre de connaissance est présenté
en E 2P40S2 comme divisé logiquement en deux moments (comme l’était le
deuxième genre de connaissance), à savoir, le moment de la connaissance de
l’essence formelle de certains attributs de Dieu, et le moment de la connais-
sance de l’essence formelle de la chose singulière : « Ce genre de connais-
sance procède (procedit) de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains
attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » ; on
part donc (moment 1 de l’intuition) d’une idée d’attribut pour arriver (mo-
ment 2) à une idée d’essence singulière, qui en est déduite, qui en « pro-
cède ». La connaissance de l’effet des attributs de Dieu, c’est-à-dire
l’essence de la chose singulière, a pour condition de possibilité, ou « enve-
loppe », la connaissance de sa cause, savoir l’essence des attributs de Dieu
sous lesquels cette chose est modifiée405. Il est donc nécessaire que la con-
accrédite l’idée selon laquelle les choses ne sont pas données dans l’infinité des attributs, ce
196 Le progrès dans la connaissance
naissance des attributs soit donnée pour que soit également fournie la con-
naissance de la chose singulière en elle-même, puisque cet être – ou cette
essence – n’est autre qu’une certaine détermination de la puissance de cer-
tains attributs.
La clé de compréhension de cet « enveloppement » réside dans le
fait que l’essence formelle des attributs est un certain type de puissance, et
que l’essence des modes singuliers n’est qu’une manière certaine et détermi-
née d’exprimer cette puissance infinie. Par conséquent, connaître l’essence
(formelle) d’un corps, c’est connaître le rapport unique de mouvement et de
repos qui lui correspond, et cette connaissance suppose la compréhension de
la nature de l’attribut étendue comme puissance d’être en mouvement ou en
repos. De la même manière, connaître l’essence formelle d’une idée, c’est
connaître son intensité propre dans l’attribut pensée, c’est-à-dire c’est savoir
avec quelle puissance ses idées sont ordonnées les unes par rapport aux
autres ; ce qui renvoie évidemment à la complexité de son corps, mais aussi,
et c’est ce qui nous intéresse ici, à la puissance infinie de comprendre qui est
celle de l’attribut pensée406. La connaissance de l’effet et celle de la cause
sont par conséquent nécessairement données ensemble, comme l’affirmait
l’axiome 4 ; connaître l’essence d’un corps suppose de connaître l’essence
de tous les corps, c’est-à-dire la puissance infinie d’être en mouvement ou
repos qui constitue l’attribut étendue, et connaître l’essence d’une idée
(d’une âme) suppose de connaître l’essence de toutes les idées, c’est-à-dire
la puissance infinie d’« intelliger » – de comprendre ou former des idées –
qui constitue l’attribut pensée.
L’accès à cette connaissance de l’essence des attributs de Dieu, qui
constitue le point de départ (de naissance) de l’intuition, doit, comme nous
l’a révélé E 5P28, être déjà fourni par la connaissance du deuxième genre.
Nous voudrions suggérer que la continuité entre les deux genres vient du fait
que la perception d’une idée vraie (selon le deuxième genre) donne nécessai-
rement lieu à un redoublement réflexif infini en idée d’idée. Par conséquent,
le moment 2 de la raison serait la cause directe du moment 1 de l’intuition, à
moins que les deux ne correspondent même à la même étape logique. Nous
pensons que c’est ainsi qu’est donnée à l’âme, dès le passage à la connais-
qui, comme nous l’avons noté dans notre deuxième chapitre, contredit théoriquement
l’hypothèse de l’égalité stricte des attributs. Mais il est vrai aussi que Spinoza a toujours
soutenu que l’homme n’était un mode que de l’étendue et de la pensée. Par conséquent, même
si nous avons déjà signalé ici ce qui nous apparaît comme une incohérence logique (celle
d’avoir une ontologie qui exige une infinité d’attributs et une éthique qui, parce qu’elle
concerne l’être humain, n’en suppose que deux), on ne peut que constater que Spinoza s’y est
tenu de manière cohérente.
406 N’oublions pas que le mode infini immédiat de l’attribut pensée, selon Ep 64, est
407 Cf. TIE 33 ; G II, 15 : « La certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même,
c’est-à-dire, que la manière, dont nous sentons l’essence formelle, est la certitude elle-même.
D’où il apert à nouveau que pour avoir la certitude de la vérité il n’est besoin d’aucun autre
signe que la possession de l’idée vraie (…). D’où il est clair à son tour que personne, en
dehors de celui qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, ne peut
savoir ce qu’est la certitude suprême ; ce qui est évident, parce que la certitude, et l’essence
objective, c’est la même chose ». Cf. nos analyses au chapitre suivant.
408 Cf. G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., chap. V : « L’évolution de
sente la contingence (apparente) des choses finies409. En tant que les notions
communes sont définies avant tout comme des idées de choses communes
aux différents corps, elles donnent donc bien accès à une forme supérieure
de puissance qui ne peut être que celle de la nécessité et de l’infinité de Dieu
lui-même.
409Comme le dit Spinoza, on ne peut qualifier les choses finies de « contingentes » que « eu
égard à un manque de connaissance en nous » (E 1P33S1 ; G II, 34), pour les distinguer des
modes universels nécessaires et immuables, car cette contingence est elle-même une nécessité
(au regard de la causalité des choses finies que nous avons appelée « horizontale »), et
absolument parlant, « il n’est rien donné de contingent dans la nature » (E 1P29 ; G II, 70).
Chapitre IX
La forme affective de la connaissance adéquate
Ce qui précède nous a permis de voir comment une idée donnait
causalement lieu à une autre et comment l’enchaînement de ces idées per-
mettait à l’âme de progresser vers la connaissance suprême. Mais ce qui
constitue le moteur du passage d’une idée à l’autre n’est toujours pas expli-
qué. Pourquoi la connaissance du deuxième genre se modifie-t-elle en con-
naissance du troisième genre ?
De toute évidence, la connaissance d’une chose par notions com-
munes n’est pas immédiatement la connaissance de l’infinie nécessité de
toutes choses à laquelle correspond l’intuition : elle est connaissance de la
chose finie dans un premier « moment », pour reprendre de manière parallèle
le vocabulaire employé plus haut, mais on peut penser qu’elle devient dans
un deuxième « moment » une expérience de tout ce qu’il y a de substantiel,
d’infini et de nécessaire qui est enveloppé dans son idée, et sans quoi la
chose ne pourrait ni être, ni être conçue. C’est ainsi que, dit Spinoza, « Il est
de la nature de la raison de percevoir les choses sous un certain regard
d’éternité »410. Or, cette perception sous un regard d’éternité est un affect et,
à ce titre, elle convient pour expliquer le passage d’un moment cognitif à
l’autre.
L’analyse de la forme affective de la connaissance adéquate dans ce
chapitre nous permettra de saisir pourquoi le renforcement dans la connais-
sance est un processus automatique, c’est-à-dire pourquoi il trouve sa source
en soi de toute nécessité, et indéfini, c’est-à-dire une spirale ascendante de
renforcement dans la puissance à laquelle aucune limite ne peut être assignée
de droit.
410 E 2P44C2 ; G II, 126. La traduction de « sub specie aeternitatis » par « comme possédant
une sorte d’éternité » d’Appuhn ayant été critiquée très vivement par Martial Gueroult (cf.
Spinoza. II - L’âme, op. cit., appendice 17, p. 609-615), la plupart des interprètes de Spinoza
s’accordent pour dire qu’elle est fautive et lui préfèrent de nombreuses autres expressions, qui
incluent : « sous la catégorie d’éternité » (L. Brunschvicg, A. Matheron et P.-F. Moreau) ;
« sous l’aspect de l’éternité » (B. Rousset, F. Alquié, Ch. Ramond), « au point de vue de
l’éternité » (Gueroult, ibid., p. 615), « sous un point de vue d’éternité » (P. Macherey), « sous
l’espèce de l’éternité » (R. Misrahi, R. Caillois), « sous la forme de l’éternité » (G. Deleuze).
Suite à la publication de l’ouvrage qui fait désormais autorité sur la question de Chantal
Jaquet (Ch. Jaquet, Sub specie æternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éternité chez
Spinoza, Paris, Kimé, 1997), il est possible que l’usage se répande d’utiliser la traduction
qu’elle a elle-même suggérée de « sous un regard d’éternité » (pour la justification de ce
choix, cf. p. 115). Ne pouvant utiliser la traduction d’Appuhn, nous avons donc choisi de nous
en remettre à cette suggestion qui nous semble la mieux argumentée.
202 Le progrès dans la connaissance
411 Cette section reprend à nouveau, mais en français, notre article déjà cité « The Circle of
Adequate Knowledge ».
412
Voir E 2P38 (« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la partie
et dans le tout ne peut être conçu qu’adéquatement », G II, 118, 20-21), sa démonstration qui
s’effectue uniquement à partir des corps, et son corollaire (« Il suit de là qu’il y a certaines
idées ou notions qui sont communes à tous les hommes, car (Lemme II) tous les corps
conviennent en certaines choses qui (Prop. préc.) doivent être perçues par tous adéquatement,
c’est-à-dire clairement et distinctement », G II, 119, 6-9).
La forme de la connaissance adéquate 203
priétés, c’est aussi le moment d’une idée de puissance, non infinie cette fois,
mais finie : on replace, en tant qu’elle a été actualisée, l’essence éternelle de
la chose singulière au sein de cette infinité de possibilités. Cette compréhen-
sion, affirme le Court traité, est un « sentiment » et une « jouissance » de la
chose elle-même : « Nous appelons Connaissance claire celle qui s’acquiert,
non par une conviction née de raisonnements, mais par sentiment et jouis-
sance de la chose elle-même, et elle l’emporte de beaucoup sur les
autres »416. Celle-ci correspond à la connaissance de la chose sub specie
aeternitatis, étant entendu que la connaissance de l’éternité est nécessaire-
ment impliquée dans l’appréhension de la chose singulière comme mode fini
de la substance infinie éternelle.
Selon cette lecture, on aurait donc trois moments « affectifs » parmi
les quatre constituant la connaissance adéquate : le moment « 1 », purement
perceptif, donnerait causalement lieu à un enchaînement de moments affec-
tifs de connaissance de puissance, aboutissant à la connaissance de la puis-
sance de l’objet particulier. Si la « jouissance de la chose elle-même » carac-
térisant le dernier moment rend flagrante la composante affective de cette
connaissance, il est vrai que les aspects affectifs des moments « 2 » et « 3 »
sont peut-être moins patents. Il convient par conséquent de justifier que la
certitude est bien un affect, ainsi que le moment « 3 » (premier moment de
l’intuition), dont nous verrons ci-dessous qu’on peut même y voir le senti-
ment d’éternité dont parle E 5P23S.
Pour savoir que je sais, il faut nécessairement d’abord que je sache. D’où il
apert que la certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même ;
c’est-à-dire, que la manière, dont nous sentons l’essence formelle, est la
certitude elle-même. D’où il apert que pour avoir la certitude de la vérité il
n’est besoin d’aucun autre signe que la possession de l’idée vraie. En effet,
ainsi que nous l’avons montré, point n’est besoin, pour que je sache, de sa-
voir que je sais. D’où il est clair à son tour que personne, en dehors de celui
qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, ne
peut savoir ce qu’est la certitude suprême ; ce qui est évident, parce que la
certitude, et l’essence objective, c’est la même chose 417.
L’affirmation par Spinoza que l’essence objective d’une chose est la certi-
tude est absolument nouvelle et riche. Car la certitude, on le comprend bien,
est quelque chose qui s’éprouve. C’est, dit Spinoza ici, « la manière dont
nous sentons l’essence formelle » d’une chose ; et on ne peut manquer de
remarquer que la certitude est non seulement identifiée à l’essence objective
d’une chose, mais encore à son « idée adéquate ».
Notre interprétation se heurte toutefois à ce fait étrange que la certi-
tude n’est jamais appelée un « affect » par Spinoza, et qu’il ne la mentionne
pas dans les parties de l’Éthique où il énumère et analyse les principaux
affects. On peut pourtant penser que puisque la certitude est donnée dans
toute connaissance adéquate, elle est un des affects les plus importants, d’où
une surprise quant à son absence dans les troisième et quatrième parties de
l’Éthique. La délimitation théorique du concept d’affect nous permettra de le
comparer à ce qu’on sait de la certitude pour montrer que celle-ci en est
pourtant bien un.
Un affect418 est une détermination de l’essence formelle de la chose
qui correspond à une affection dans le corps et à un affect dans l’âme qui,
l’un et l’autre, expriment une variation de puissance. En d’autres termes, un
affect fait sentir ou éprouver que la détermination donnée dans l’essence
formelle l’accroît ou l’affaiblit. Partant, un affect correspond à une prise de
conscience de soi de l’appétit, c’est-à-dire à une conscience dans l’âme de
son désir de voir le corps persévérer dans l’existence. Les trois éléments
servant à la définition de l’affect sont donc, pour le dire brièvement, 1) la
variation de puissance, 2) la sensation ou l’expérience de cette variation, et
3) la conscience de soi comme désir.
Il est possible de retrouver ces trois éléments dans ce qui est dit de la
certitude (ou de l’idée d’idée, ou de l’idée réflexive, ou de l’idée adéquate,
ou de l’essence objective). La conscience de soi est donnée de manière
évidente dans la certitude : nous avons vu en effet que dans le deuxième
moment de la connaissance rationnelle, celui de la certitude, l’âme avait
pour objet de sa connaissance non plus la notion commune, mais elle-même.
C’est l’âme elle-même qui devient son propre objet, autrement dit, l’âme a
conscience d’elle-même. Et à la différence des affects donnés dans le pre-
mier genre de connaissance, la conscience de soi de l’âme que suppose la
réflexivité inhérente au deuxième genre de connaissance lui fournit une idée
complète d’elle-même. L’âme qui éprouve son essence objective est donc
assurément consciente d’elle-même – elle ne l’a même jamais autant été, car
cette fois elle a une idée vraie de sa puissance de penser reliée de manière
adéquate à sa cause qu’est la puissance infinie de penser. Et elle est bien
lité » de l’âme. Peut-être est-ce bien par cette doctrine que Spinoza répond
aux problèmes de l’immortalité de l’âme que lui ont légué les philosophes
juifs médiévaux, mais ce n’est assurément pas par une conception du même
type puisqu’il nie l’immortalité de l’âme422. Ce n’est pas dans le temps qu’il
reste quelque chose de l’âme, et ici le terme même de « reste » (remanet) est
source de confusion ; mais simplement, l’âme qui a conçu des idées vraies et
en a eu conscience a gagné une intensité ontologique qu’elle gardera de toute
éternité – et avec cette intensité ontologique plus grande, une joie plus
grande, cela sera clair sous peu. La durée au sens habituel du terme, au sens
temporel423, étant vue par Spinoza comme un découpage arbitraire dans la
plénitude de la substance, on ne peut concevoir qu’il se contredise soudain et
accorde à l’âme une vie continuant indéfiniment dans la durée temporelle424
– ce que suppose le terme d’« immortalité » de l’âme par opposition à celui
d’« éternité », qui a un sens d’emblée atemporel.
Certes, dans les Pensées métaphysiques l’âme est dite « immortelle »
et non « éternelle », mais cela se comprend aisément puisque cet ouvrage est
bâti sur les fondements cartésiens. Dans le Court traité, en revanche, c’est
d’éternité de l’âme qu’il est déjà question au niveau du sens, même si Spino-
za emploie de manière impropre le terme d’immortalité (onsterfelykheid)
pour la désigner425, car il explique que l’âme n’est pas seulement unie au
corps, mais encore à Dieu, dont elle a ainsi le caractère « inaltérable » (onve-
randerlyk). Mais alors, si l’éternité de l’âme n’est pas l’immortalité, qu’est-
elle ? Et que signifie l’affirmation qu’« il est de la nature de la Raison de
percevoir les choses sous un certain regard d’éternité »426 ?
Si l’éternité de l’âme n’est pas une immortalité, ce doit être une
éternité semblable à celle de Dieu, dont elle n’est qu’un mode. Ce doit être,
mentateurs anglophones de Spinoza, on ne s’étonnera pas que ce soit dans une tradition
totalement différente, en l’occurrence en France, qu’est née la réflexion la plus poussée sur
l’éternité de l’âme au sens propre du terme, et sur la valeur positive de l’expérience faite par
l’âme de cette éternité (contrairement à une lecture qui s’en tiendrait à reléguer l’expérience
au rang inférieur de la connaissance imaginative par rapport à l’entendement).
422 On lira sur ce point les analyses très fouillées de Steven Nadler, notamment son article
disons-le, son être même tel qu’il est et a toujours été du point de vue de
Dieu, son essence éternelle. Voir les choses « sous un regard d’éternité »
n’est donc rien d’autre qu’avoir conscience de ce que les choses sont dans
leur essence, c’est-à-dire des expressions de puissance. Ce n’est pas attribuer
aux choses une éternité de manière extrinsèque, mais prendre conscience du
fait qu’elles sont éternelles du point de vue de Dieu427, et se placer soi-même
de ce point de vue. Chantal Jaquet explique de manière décisive ces points,
et en particulier le fait que l’éternité est à la fois dans la chose et dans le
regard, c’est-à-dire que l’expression sub specie aeternitatis désigne le fait de
voir ou découvrir la chose sous cet angle, sous cet aspect qui est ontologi-
quement sien :
La conception vraie de l’actualité des choses consiste à saisir qu’elles sont
comprises dans l’essence de la substance. Or, l’essence de Dieu enveloppe
l’existence. Par conséquent, concevoir réellement les choses comme ac-
tuelles n’est rien d’autre que découvrir qu’elles enveloppent, par l’essence
de Dieu, l’existence. La conception actuelle vraie appréhende donc les
choses dans leur éternité puisque c’est ainsi que s’appelle la propriété qui
exprime le fait que l’essence de Dieu enveloppe l’existence nécessaire 428.
427 Nous ne pouvons être d’accord avec Filippo Mignini qui prétend que « le sujet exclusif
d’une telle connaissance [la connaissance sub specie aeternitatis] est l’esprit humain » (p. 51
in. F. Mignini, « “Sub specie aeternitatis”. Notes sur “Éthique”, V, propositions 22-23, 29-
31 », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994, 1, p. 41-54), et que Dieu ne
possède pas cette modalité de la connaissance, contrairement à ce qui est explicitement posé
par Spinoza en E 5P22. Mignini soutient son interprétation de la manière suivante : « Même
lorsqu’on affirme – dans la proposition 22, mais c’est le seul lieu – qu’en Dieu il y a une idée
qui exprime nécessairement l’essence du corps humain sub aeternitatis specie, on entend non
pas l’intellect immédiat infini de l’attribut de la pensée, mais l’idée déterminée d’un corps
humain individuel qui, comme on le précise dans la proposition 23, appartient à l’essence de
l’esprit humain » (ibid.). Nous ne voyons pas en quoi cette correction de lecture se justifie ni
quel problème il y a à affirmer que Dieu a une idée de toutes choses dans leur éternité par son
entendement infini (E 2P4D), puisque l’entendement infini de Dieu ne perçoit notre corps
qu’en tant qu’il possède l’essence objective de celui-ci, c’est-à-dire notre âme. Les deux
connaissances sont donc identiques ici. Notons que Chantal Jaquet rejette elle aussi cette
lecture (op. cit., p. 110).
428 Ch. Jaquet, op. cit., p. 113-114. Notons bien que son analyse la conduit aussi à conférer
Avoir un regard d’éternité sur les choses n’est donc rien d’autre que les
rattacher, en tant qu’elles sont existantes, à la nécessité de la substance
qu’elles enveloppent. C’est ce que réalise l’âme vis-à-vis de son corps, et ce
faisant, vis-à-vis d’elle-même aussi.
Ce rattachement peut-il être fait de deux manières, c’est-à-dire diffé-
remment selon que l’âme connaît par le deuxième ou le troisième genre de
connaissance ? C’est ce que suggère peut-être l’ajout dans la fameuse ex-
pression sub specie aeternitatis du terme quadam, qui renvoie à une ap-
proximation. Rend-il compte de cette différence entre la connaissance de
l’éternité par notions communes et celle par intuition ? En fait, probablement
pas, car l’analyse des occurrences montre que la raison peut tout à fait
concevoir les choses sub specie aeternitatis. Martial Gueroult considère
d’ailleurs que l’expression sub quadam specie aeternitatis et l’expression
sub specie aeternitatis sont strictement équivalentes, et il se sert en particu-
lier pour soutenir cette interprétation du fait que le terme quadam n’est pas
toujours répété là où il devrait logiquement l’être s’il était vraiment signifi-
catif429. Chantal Jaquet, qui affirme elle aussi que l’on ne doit pas attribuer
exclusivement la connaissance sub specie aeternitatis à l’intuition, et donc
tenter de différencier par l’introduction du terme quadam le deuxième genre
du troisième genre de connaissance, pense toutefois que les deux expressions
ne sont pas équivalentes. L’utilisation ou non de quadam serait significative
selon elle d’une différence entre la conception des choses à partir des pro-
priétés éternelles de notre corps, et leur conception à partir de son essence430.
Si nous ne cherchons pas à donner de réponse définitive à ce point visible-
ment ambigu dans les textes, on peut au moins souligner que même si elle
était significative, la distinction entre sub quadam specie aeternitatis et sub
specie aeternitatis ne supposerait pas de clivage entre la raison et l’intuition,
puisqu’il est clair que la raison peut concevoir les choses sub specie aeterni-
tatis.
429 M. Gueroult, op. cit., II, p. 614-615 : « Il n’y a donc pas lieu d’opposer, sur ce point du
moins, la Science Intuitive et la connaissance rationnelle, pour ce que l’une nous ferait
connaître les choses sub specie aeternitatis, et l’autre seulement sub quadam specie aeternita-
tis, c’est-à-dire approximativement sous l’aspect de l’éternité. En effet, on a vu (…) que le
mot quadam n’apparaît pas dans la première partie de la démonstration du Corollaire 2 de la
Proposition 44, mais seulement dans la seconde (…). De même, le quadam et l’aliquo modo
du Théologico-Politique ne désignent pas une approximation, puisque connaître la nécessité
des choses, c’est connaître en soi l’éternité de la nature de Dieu (...). Enfin, dans le Livre V, la
connaissance des choses par la Raison est dite purement et simplement « sub specie aeternita-
tis », et le quadam disparaît : « Il est de la nature de la Raison de concevoir les choses sub
specie aeternitatis (Coroll. 2 de la Prop. 44, p. 2) » (dém. de la Prop. 29), et c’est en connais-
sant plus de choses par la connaissance du deuxième genre aussi bien que par celle du troi-
sième que l’Âme a une plus grande partie d’elle-même qui demeure éternelle ».
430 Ch. Jaquet, op. cit., p. 119-120.
La forme de la connaissance adéquate 213
431 TIE 108 ; G II, 39 : « Il [l’entendement] perçoit les choses non pas tant sous [l’aspect] de
la durée que sous un certain aspect d’éternité et du nombre infini. Ou plutôt, pour la percep-
tion des choses il ne fait attention ni au nombre, ni à la durée. Mais lorsque, par contre, il
imagine les choses, il les perçoit sous [l’aspect d’]un nombre déterminé, d’une quantité et
d’une durée déterminées ».
432 Notons que là encore ce point a été bien souligné par Chantal Jaquet, ibid., p. 111, et par
ailleurs que cette précision met Spinoza en meilleure adéquation avec la physique contempo-
raine qui ne conçoit ni l’espace sans le temps, ni le temps sans l’espace.
433 Cf. sur ce point l’excellente explication d’Alexandre Matheron dans « La vie éternelle et le
corps selon Spinoza », Revue métaphysique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 27-
40.
434 Cf. E 2P8S et ce que nous avons vu de la différence entre essence de chose existante et
ment, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attributs
aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il ne peut y avoir aussi
dans l’Idée aucune distinction puisqu’elle ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns
de ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de
leurs attributs (parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors le sujet de
leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des modes et, par suite, aussi
entre leurs essences objectives qui sont nécessairement contenues dans l’Idée » (c’est nous
qui soulignons). Cf. nos analyses en 4.1.
214 Le progrès dans la connaissance
regard) ; 2) par laquelle l’âme humaine perçoit les choses de la même ma-
nière que Dieu ; 3) qu’il y a une connaissance possible sous un regard
d’éternité seulement des choses finies qui sont passées à l’existence, c’est-à-
dire qui sont dans un temps et un lieu déterminés (donc cette connaissance
n’est pas seulement celle de la nécessité abstraite) ; et que 4) c’est la con-
naissance d’une caractéristique réelle des choses (celles-ci sont vraiment
éternelles en Dieu). Enfin, mais c’est cette fois un élément nouveau que nous
apportons, 5) cette connaissance sous un regard d’éternité est donnée par une
expérience. Cette expérience d’éternité est un affect actif relié à la connais-
sance adéquate de la puissance de notre âme.
436
P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit. Nous devons à cette ouvrage un
élément novateur absolument fondamental dans les études spinozistes, à savoir l’intérêt pour
l’expérience, qui était jusqu’alors injustement dédaignée. C’est dans la lignée de la nouvelle
compréhension du « rationalisme » de Spinoza qui y était dessinée que nous nous inscrivons.
437 Ch. Jaquet, Sub specie æternitatis. Études des concepts de temps, durée et éternité chez
438Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent renvoient à E 5P23S (G II, 295-
296).
216 Le progrès dans la connaissance
Mais elle n’est pas le tout de l’âme : elle « appartient à l’essence de l’âme ».
C’est là un élément tout à fait cohérent, et important. En effet, nous savons
par E 2P11 que « ce qui constitue en premier l’être actuel de l’âme humaine
n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière existant en acte »439. Si
l’âme était entièrement l’idée du corps existant en acte, mode fini et péris-
sable, elle serait entièrement détruite en même temps que lui – le rapport
constitutif de son essence formelle serait parallèlement détruit. Mais l’âme
est aussi l’idée du corps en tant qu’il est éternel (« en deuxième », en
quelque sorte, pour faire écho au « en premier » de E 2P11). Le corps est à la
fois concevable sub duratione et sub specie aeternitatis : l’âme est bien
l’idée du corps, mais du corps sous ses deux aspects. Par conséquent ce qui
en elle n’est pas l’idée du corps dans son éternité disparaîtra à la mort de
celui-ci, c’est-à-dire toutes les idées reliées à la connaissance par les affec-
tions du corps (mémoire et imagination), mais les idées adéquates resteront,
ainsi que tout ce qui s’en sera découlé en termes de modifications affectives.
Spinoza prépare donc par cette phrase l’idée que le salut consiste dans le
renforcement de la partie en nous éternelle par la connaissance vraie.
Il est impossible cependant qu’il nous souvienne d’avoir existé avant le
Corps, puisqu’il ne peut y avoir dans le Corps aucun vestige de cette exis-
tence et que l’éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune rela-
tion au temps.
439
E 2P11, déjà cité (cf. les analyses explicatives de notre deuxième chapitre).
440 Pierre-François Moreau voit aussi dans ce scolie une forme de réponse à des questions
susceptibles de lui être posées, mais selon lui c’est un dialogue imaginaire avec un spinoziste
et non avec un homme du sens commun. Son interprétation, présentée dans l’ouvrage majeur
qu’il consacre à l’expérience (cf. P.-F. Moreau, op. cit., p. 541-543), se présente comme une
autre lecture possible de la même phrase.
La forme de la connaissance adéquate 217
Nous sentons néanmoins et nous savons par expérience que nous sommes
éternels.
Si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils
ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confon-
dent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils
croient subsister après la mort.
Pierre-François Moreau croit qu’il faut, à cause de cela, faire une distinction
entre « connaissance du nécessaire » et « expérience de la nécessité »441.
Chantal Jaquet utilise un raisonnement similaire pour nier que cette expé-
rience soit adéquate :
441 P.-F. Moreau, op. cit., p. 543. Son argumentation se résume en ces quelques lignes, que
nous jugeons trop hâtives (ibid., p. 542-543) : « Jamais Spinoza ne parle de savoir ; il dit
sentir, éprouver. Le terme sentir revient trois fois : ce ne peut être un hasard [ – effective-
ment, mais nous en tirons précisément la lecture inverse]. Que la compréhension liée à
l’expérience soit loin d’être adéquate, la suite le confirmera : le scolie de la proposition
XXXIV notera que, si tous les hommes ont conscience de l’éternité de leur âme, ils traduisent
cette éternité inadéquatement, en termes d’immortalité. Cette idée est donc aussi inadéquate
en nous que l’idée de la flamme ou de notre propre main qui se brûle : dans un cas nous
confondons la chose avec la rencontre ; dans l’autre la chose avec sa projection dans le
temps ». Nous refusons la conclusion et le « donc » ; c’est l’interprétation de l’idée affective
qui est inadéquate, et pas nécessairement l’idée en elle-même.
La forme de la connaissance adéquate 219
sance vraie de leur éternité, ce qui n’est manifestement pas le cas puisque
seul le sage possède ce privilège442.
L’argument utilisé ici peut-il être jugé convaincant, alors qu’il est parfaite-
ment clair que tous les hommes ont au moins une idée vraie (cf. par exemple
la formule déjà citée « habemus enim ideam veram » du paragraphe 33 du
Traité de la réforme de l’entendement), sans pour autant, loin de là, être tous
sages ? On peut précisément penser, au contraire, que cette idée qui est
donnée à chacun de son éternité est par excellence l’idée vraie que nous
avons de l’essence éternelle et infinie de Dieu, et ce, que nous l’interprétions
adéquatement ou non443. Car une idée vraie ne suffit pas, si les passions sont
nombreuses, à les renverser, de même que quelques idées communes, néces-
sairement adéquates, ne suffisent pas pour faire de tous les hommes des
sages – quoique tous les possèdent. Certes, donc, tous les hommes ont des
idées vraies, et on peut dire que leur commune expérience d’éternité est une
intuition vraie, mais cela ne revient pas à nier en quoi que ce soit la difficulté
de parvenir à la « sagesse ». En quelque sorte, il y aurait un degré quasi-
inconscient de l’intuition elle-même, laquelle, en même temps que l’âme,
deviendrait au cours de la progression éthique de plus en plus consciente
d’elle-même et de plus en plus puissante.
Dans ce qui suit immédiatement la phrase décisive de ce scolie où le
vocabulaire affectif et de l’expérience est utilisé (« Nous sentons », etc.), on
trouve une justification de l’idée d’une sensation dans le cadre de
l’entendement, et une suite à la métaphore du regard d’éternité :
Car l’Âme ne sent pas moins ces choses qu’elle conçoit par un acte de
l’entendement [quas intelligendo concipit] que celles qu’elle a dans la mé-
moire. Car les yeux de l’Âme par lesquels elle voit et observe les choses,
sont les démonstrations elles-mêmes.
tiones), qui en sont « les yeux ». Cette phrase a suscité de nombreuses inter-
rogations. Sans entrer dans la discussion des interprétations qui en ont été
fournies, nous proposerons pour notre part l’explication suivante, quoique
nous reconnaissions pleinement que la phrase reste énigmatique : les dé-
monstrations qui sont « les yeux de l’âme par lesquels elle voit et observe les
choses » peuvent être comprises comme les déductions qui permettent, selon
la description de la connaissance intuitive, de former une idée de l’essence
des choses singulières à partir de l’idée de l’essence infinie des attributs de
Dieu.
Les démonstrations partent de l’universel pour aller au particulier :
c’est ce que fait l’âme lorsqu’elle conçoit adéquatement, aussi bien selon le
deuxième genre de connaissance (où elle va du nombre infini de caractéris-
tiques communes au particulier, savoir l’essence du corps en tant qu’elle
enveloppe l’attribut étendue, et l’essence de l’âme en tant qu’elle enveloppe
l’attribut pensée) que selon le troisième genre de connaissance (où elle va de
l’infinie puissance des attributs enveloppée dans mon corps et mon âme au
particulier, savoir les essences particulières de toutes choses alors conçues
« sous un regard d’éternité »). Dans les deux cas, l’âme conçoit les choses
d’une manière déductive ou en deux moments, comme cela a été vu plus
haut ; et nous pouvons dire que cette déduction a des caractéristiques suffi-
santes pour qu’on l’identifie à la démonstration dont parle le scolie. Car cette
déduction tire à chaque fois une idée nouvelle d’une connaissance (affective)
de puissance, et fait ainsi progresser l’âme au sein de la connaissance adé-
quate vers le terme de la connaissance intuitive.
Cette déduction est bien reliée à une expérience donnée de la puis-
sance divine, et l’on sait que la « démonstration » dont parle Spinoza ex-
plique la sensation et l’expérience données aux hommes de leur éternité –
mais aucune démonstration géométrique ou arithmétique ne pourrait jouer ce
rôle, c’est assez clair. Par conséquent, il est légitime de supposer que les
« yeux de l’âme » par lesquels elle voit les choses singulières sont les déduc-
tions, qui lui permettent de tirer une idée de l’essence singulière des choses à
partir de l’essence infinie de Dieu qu’elle perçoit dans une connaissance
expérientielle. C’est le caractère dynamique et affectif de cette connaissance
de l’infini et de l’éternel qui explique justement qu’il y ait déduction, c’est-
à-dire mouvement logique vers des idées nouvelles, plutôt que contempla-
tion statique par l’âme de l’idée de son éternité et de celle du corps.
Il nous paraît par conséquent incontestable que l’expérience
d’éternité, ou la connaissance sous un regard d’éternité, est le moteur qui
permet à la connaissance adéquate elle-même, en son propre sein, de se
perfectionner en ayant des objets de plus en plus puissants, et de plus en plus
d’objets de la sorte, jusqu’à considérer l’ensemble de la nature comme un
La forme de la connaissance adéquate 221
On ne peut pas dire que trouver la voie du salut consiste à prendre cons-
cience de l’éternité ; cette prise de conscience, dans la mesure où elle ac-
compagne la progression dans la connaissance du troisième genre, est une
conséquence et non pas un principe445.
448 Un modèle différent s’applique pour la connaissance des êtres de raison ou choses abs-
traites (lois physiques, géométriques, arithmétiques, logiques, morales…), qui peuvent être
connus par la raison sans que celle-ci se modifie en intuition. Pour ce deuxième modèle de la
connaissance adéquate, cf. les références fournies à la note 372.
La forme de la connaissance adéquate 223
ment pas que cette connaissance est bonne pour elle. Car de même que la
détermination du bien et du mal dérivait pour chacun, dans la connaissance
inadéquate, de ses affects, de même, la détermination du bien de l’âme
qu’est la connaissance de Dieu, et donc la détermination de l’objet du désir,
dérive dans la connaissance adéquate de l’intensité de la joie éprouvée dans
l’appréhension de la vérité.
L’image de la spirale permet d’illustrer cette progression : la con-
naissance est comme un tourbillon qui, partant de quelques objets singuliers,
connaît de plus en plus d’objets, avec de plus en plus de puissance (et de
rapidité), avec pour seule limite celle de la nature finie de son entendement,
dont l’existence dans la durée ne suffira jamais à connaître toute chose sous
un regard d’éternité. Une fois la machine ou le mécanisme lancé –
l’automate –, pourtant, l’âme passe à un niveau où presque plus rien ne peut
la faire revenir en arrière dans le monde de la passivité. C’est ce que tradui-
sent les dernières propositions de l’Éthique sur la « sagesse » et « l’amour
intellectuel de Dieu ».
452 Selon la formule « sub certo numero, determinata duratione, & quantitate » du cinquième
point du paragraphe 108 du Traité de la réforme de l’entendement (TIE 108 ; G II, 39).
453 E 5P14 ; G II, 290.
La forme de la connaissance adéquate 225
Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des affects qui sont
contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner
les affections du Corps suivant un ordre valable pour l’entendement454.
La suprême vertu de l’Âme est de connaître Dieu (Prop. 28, p. IV), c’est-à-
dire de connaître les choses par le troisième genre de connaissance (Prop.
25) ; et cette vertu est d’autant plus grande que l’Âme connaît plus les
choses par ce genre de connaissance (Prop. 24) ; qui donc connaît les
choses par ce genre de connaissance, il passe à la plus haute perfection hu-
maine et en conséquence est affecté de la joie la plus haute (Déf. 2 des
Aff.), et cela (Prop. 43, p. II) avec l’accompagnement de l’idée de lui-même
et de sa propre vertu ; et par suite (Déf. 25 des Affec.) de ce genre de con-
naissance naît le contentement le plus élevé qu’il puisse y avoir456.
L’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est l’amour même duquel Dieu
s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut
s’expliquer par l’essence de l’Âme humaine considérée sous un regard
d’éternité ; c’est-à-dire l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est une
partie de l’Amour infini duquel Dieu s’aime lui-même459.
457 E 5P32C ; G II, 300. D’où la conséquence que cet amour est aussi éternel (E 5P33 ; ibid.).
458 E 5P35 ; G II, 302.
459 E 5P36 ; G II, 302. C’est nous qui soulignons.
La forme de la connaissance adéquate 227
nécessairement de son essence »460. Comment Dieu a-t-il cette idée ? Par son
entendement infini ; c’est-à-dire que celui-ci, qui n’est autre que l’idea Dei
dont on parle dans cette proposition, contient une idée de chacune de ses
modifications. Or, l’essence objective d’une chose n’est rien d’autre que
l’idée vraie et éternelle que Dieu a, dans son entendement infini, de cette
chose. Et c’est l’identification, opérée dans le Traité de la réforme de
l’entendement entre la certitude possédée dans le deuxième genre et
l’essence objective elle-même, qui nous éclaire ici le plus pour comprendre
le sens de E 5P36 : en aimant Dieu d’un amour intellectuel, l’âme connaît
parfaitement le corps dont elle est l’essence objective. Elle éprouve un
contentement suprême de se savoir active, de se « savoir savoir », et rattache
cette idée adéquate d’elle-même et de son corps à l’idée de Dieu comme
cause éternelle. Mais Dieu, non en tant qu’il connaît toutes les choses en-
semble mais en tant qu’il connaît seulement la chose dont l’âme est l’idée,
connaît éternellement sa modification formelle à travers l’essence objective
qu’est l’âme, et ainsi la jouissance qu’il tire de cette connaissance est stric-
tement la même que celle que l’âme éprouve nécessairement lorsqu’elle
connaît adéquatement son corps : par conséquent, les deux amours sont
identiques, à ceci près que celui qu’a Dieu pour lui-même est donné dans
l’infinité des essences objectives (ou âmes) des choses existantes, ce qui
implique que l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est qu’une partie
de l’amour intellectuel dont Dieu s’aime lui-même461.
Dès lors, on comprend que l’éthique de Spinoza est une entreprise de
réunification de l’âme avec sa source divine, et de jouissance de cette identi-
té reconnue. C’est cela, le salut : se connaître, connaître Dieu et toute chose
sous un regard d’éternité, ou encore, participer activement, consciemment, à
ce que Pierre Macherey appelle de manière quelque peu étrange mais juste
« l’affect divin de jubilation universelle »462, et Alexandre Matheron, dans
une formule non moins frappante, « la béatitude cosmique infinie qui anime
la Nature entière »463.
Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini, correspondant
à une jouissance infinie de soi. Cette jouissance infinie serait aussi une
460 E 2P3 ; G II, 87.
461 Les pages 598-599 d’A. Matheron, op. cit, sont irremplaçables pour faire comprendre cette
identité des deux amours.
462 P. Macherey, op. cit., vol. V, p. 166.
463 A. Matheron, op. cit., p. 594. On lira en particulier les quelques pages précédant celle-ci
pour comprendre la nature de la jouissance de soi divine. Mais surtout, il nous faut souligner
la justesse avec laquelle il a exposé le sens du salut comme prise de conscience de ce qui a
toujours été là, de toute éternité et nécessité, exposé qui culmine à nos yeux dans les quelques
lignes suivantes : « Être, c’est être heureux ; joies passionnelles et joies rationnelles ne sont
que le dévoilement progressif de cet éternel bonheur. Il nous suffit, pour être sauvés, de le
savoir » (ibid., p. 590).
228 Le progrès dans la connaissance
acquiescientia si cette dernière n’était pas, par définition, un affect. Or, il est
parfaitement clair que Dieu ne passe à aucune puissance plus grande,
puisque sa puissance est déjà infinie, et par conséquent qu’il ne peut être dit
avoir des affects464. La jouissance de soi de Dieu, accompagnée de l’idée de
soi qui lui est donnée par son entendement infini, est au-delà de tout affect,
si l’on entend par là l’expérience d’une modification de puissance. Mais elle
reste bel et bien une connaissance de puissance, et elle est exprimée par
Spinoza, faute de vocabulaire sans doute, dans des termes affectifs (cf.
l’usage du verbe gaudere en E 5P35D465). Cette jouissance est assurément,
pour Dieu, une expérience éternelle de sa puissance, une conscience de soi.
Certes, on ne peut pas non plus parler de « conscience de soi divine » au
sens strict du terme, mais Spinoza lui-même évoque la conscience de soi du
sage à la fin de l’Éthique, et on a envie d’appliquer la formule de E 5P31S à
Dieu lui-même : « Plus haut chacun s’élève dans ce genre de connaissance,
mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c’est-à-dire plus il est parfait
et possède la béatitude »466. Suprêmement puissant et omniscient, Dieu doit
être à plus juste titre encore suprêmement conscient de soi. La seule diffé-
rence, qui nous a déjà amenée à parler de « conscience intellectuelle de soi »
plutôt que de « conscience de soi » au sens strict au chapitre VI, est qu’on ne
peut concevoir en Dieu de variation en puissance, et donc d’affect au sens
strict. Dieu a un sentiment ou une expérience de soi qui est conscience
intellectuelle de soi, comme il s’aime lui-même d’un amour intellectuel
infini.
La possibilité ouverte pour l’homme d’y participer grâce à la struc-
ture très complexe de son corps et, a fortiori, de son âme, lui permet de
progresser lui aussi en « conscience de soi, de Dieu et de toutes choses », par
contraste avec l’ignorant qui est tout entier passif. C’est alors de « sagesse »
qu’il est question :
L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes
extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur [vera animi
acquiescientia], est dans une inconscience presque complète [quasi inscius]
de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse
aussi d’être. Le Sage, au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît
guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle
conscience de lui-même, de Dieu et des choses [sui, & Dei, & rerum aeter-
464 « Dieu n’a point de passions et n’éprouve aucun affect de joie ou de tristesse », E 5P17 ; G
II, 291. Cf. les analyses présentées en 6.2.
465 « Dei natura gaudet infinita perfectione » (E 5P35D ; G II, 302).
466 E 5P31S ; G II, 300.
La forme de la connaissance adéquate 229
Le sage dont Spinoza parle ici ne peut, c’est évident, être un homme
connaissant toute chose sous un regard d’éternité : l’entendement humain est
fini, l’existence dans la durée est limitée ; par conséquent Dieu seul connaît
toute chose de manière parfaite. Cela n’empêche pas le sage de « ne cesser
jamais d’être » et de « posséder le vrai contentement », ce qui montre bien
qu’on peut être sage, et parvenir à la béatitude promise par l’éthique spino-
ziste, sans être pour autant parfait, et sans cesser d’être humain. C’est donc
qu’on accède à la sagesse à partir d’un certain stade d’activité et de connais-
sance adéquate, qui correspond probablement, selon nous, à une certaine
proportion d’idées vraies – nous avons déjà souligné l’importance du voca-
bulaire de la proportion au chapitre VI.
L’idée d’automatisme prend alors tout son sens, car on peut penser
qu’à un moment donné, l’âme « bascule » de manière inéluctable dans la
connaissance adéquate, c’est-à-dire forme naturellement des idées adéquates
au lieu de former naturellement des idées inadéquates. L’âme qui rattache un
très grand nombre de choses à leur véritable cause contient un modèle
d’explication du monde auquel un nombre de plus en plus grand d’idées
viennent se greffer, le renforçant par là même, le complétant pour en faire un
immense réseau de relations causales adéquates. L’âme s’habitue à envisager
les choses sous un regard d’éternité et éprouve tant de joie en le faisant,
qu’elle en est plus puissante, et donc de plus en plus capable de comprendre
un nombre croissant de choses de la même manière : qu’est-ce qui pourrait
interrompre cette spirale grandissante ? Peut-être des vicissitudes extrême-
ment contrariantes pourraient-elles faire replonger momentanément l’âme du
sage dans la passivité, mais si elle est suffisamment active, elle doit pouvoir
accepter que tout ce qui la contrarie ne soit encore qu’une expression de la
puissance infinie divine, et de la sorte, parvenir à surmonter automatique-
ment sa passivité.
Ainsi, le sage n’est ni parfait ni omniscient, mais une fois passé un
certain stade, une certaine proportion d’idées vraies par rapport aux idées
mutilées ou fausses, l’automatisme du perfectionnement dans la connais-
sance fait qu’il ne risque plus de retomber dans la passivité. Il « ne connaît
guère le trouble intérieur », vix animo movetur : c’est-à-dire que son esprit
est « à peine » (vix) touché ou troublé par les choses extérieures. On voit
bien que ce n’est pas là une négation complète : en théorie, le sage est tou-
jours homme, et donc il a une nature qui intègre une part inaltérable de
passivité. Mais en pratique, l’automatisme du renforcement en puissance de
son âme lui fait acquérir une sorte de nature supérieure, un partage de la
puissance divine qui fait qu’il possède réellement, d’ores et déjà, le vrai
contentement. Le contentement suprême qu’il éprouve explique alors
l’indéfinie perpétuation du désir de connaître les choses selon le troisième
genre de connaissance.
Notons que la lecture que nous avons proposée de l’automatisme de
la connaissance adéquate suppose une continuité entre la raison et l’intuition
qui fait de l’intuition l’effet nécessaire de la raison, c’est-à-dire sa modifica-
tion déductive automatique. Répondant au problème qui nous paraît autre-
ment insoluble de la possibilité du passage du deuxième au troisième genre,
en évitant de faire de l’intuition une modalité du savoir sortant de nulle part,
cette interprétation diminue la supériorité du troisième genre de connais-
sance sur le deuxième si l’on entend par là celle de l’intuition sur la raison.
Or Spinoza parle toujours de l’excellence du « troisième genre », et non de
celle de la connaissance adéquate en général. Nous convenons du fait que
notre interprétation ôte à l’intuition sa supériorité sur la raison pour ce qu’il
en est de la connaissance des choses singulières, et pourtant, nous
n’admettons pas la critique consistant à dire que cette lecture contredit le
texte. Cette critique possible nous permet de clarifier un élément important
de la théorie de la connaissance chez Spinoza.
La manière dont Spinoza parle du troisième genre de connaissance
est en réalité marquée par la dualité du référent : tantôt Spinoza désigne par
là la manière d’acquérir une idée singulière, c’est-à-dire le mode d’intuition
d’une idée ; tantôt il désigne par là un état ou un stade de développement de
l’âme dans lequel elle connaît la plupart des choses de manière adéquate,
c’est-à-dire, l’état du sage. Le premier sens se retrouve notamment dans la
description des genres de connaissance, puisqu’ils sont présentés comme des
manières dont l’âme forme ses idées (singulières)468. Le second sens se
retrouve dans les passages où il est question de la supériorité du troisième
genre de connaissance, comme par exemple en E 2P47S où il est dit que la
cinquième partie de l’Éthique va en montrer l’excellence (praestantia) et
l’utilité (utilitas) :
Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont con-
nues de tous. Puisque, d’autre part, tout est en Dieu et se conçoit par Dieu,
il s’ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand
nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, et former
ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le sco-
468 Le Court Traité dit ainsi : « Nous acquérons ces concepts ou bien par… » (KV 2/1 no 2-3 ;
G I, 54) ; le Traité de la réforme de l’entendement dit : « Il y a une perception que nous
acquérons par… » (TIE 19 ; G II, 10) ; et l’Éthique dit : « Nous avons nombre de perceptions
et formons des notions générales tirant leur origine de… » (E 2P40S2 ; G II, 122).
La forme de la connaissance adéquate 231
cevoir toute chose sous un regard d’éternité, l’âme a alors un conatus qui
s’épanouit dans le plus haut contentement qui puisse être, relié à l’idée (la
conscience) de soi. En un sens, on pourrait aller jusqu’à dire que la structure
même de la connaissance adéquate est un conatus ou un désir de connaître
qui, par son renforcement guidé par les affects, a développé les moyens de sa
propre subsistance, active, autonome, et éternelle.
Conclusion
plissement progressif allant du moins vers le plus pour l’individu – vers plus
de connaissance, plus de joie, plus d’être. Et c’est ce progrès, réalisé sans
cause finale, qui nous importe, à nous les êtres humains.
La possibilité du salut est donc conférée aux hommes par la capacité
qu’ils ont de prendre conscience de la puissance dont ils sont porteurs, qu’ils
« enveloppent ». Mais là encore, il ne faut pas oublier que toute chose,
même la plus simple, a une idée qui « enveloppe nécessairement l’essence
éternelle et infinie de Dieu »469. Il s’est donc agi pour nous de comprendre
précisément ce que la notion de conscience de soi recouvrait, et quelle place
elle avait dans l’économie du système, pour justifier que le salut consiste en
une conscience de ce donné universel. Et il nous est apparu que sa place était
absolument prépondérante, pour l’éthique du moins, et méritait d’être large-
ment réévaluée en même temps que précisée. Car son rôle est, ni plus, ni
moins, causal ; c’est la conscience – en tant que ce terme signifie chez
Spinoza une idée de puissance ou un affect – qui est le moteur du progrès
automatique de l’âme vers la béatitude une fois qu’elle a conçu une idée
vraie, ne serait-ce qu’une seule.
L’attention particulièrement portée à la justification du passage d’un
état à l’autre pour l’individu, qui s’est traduite dans notre troisième partie par
l’analyse détaillée de la transition d’un genre de connaissance à l’autre dans
la progression éthique, nous a amenée à plonger au cœur des éléments pro-
prement dynamiques de la philosophie de Spinoza, et à explorer tout particu-
lièrement la dimension affective de la connaissance. Sans l’affectivité qui est
inhérente à la connaissance humaine, nous n’aurions aucune idée de nous-
mêmes : car que sommes-nous, sinon des modes de l’infinie puissance
substantielle ? Toute idée de puissance est, pour l’homme, une connaissance
affective joyeuse ou triste, c’est-à-dire une détermination qui s’accompagne
d’une prise de conscience du désir qui constitue son essence.
C’est la prise de conscience de son pouvoir infini de penser, révélé à
l’âme humaine lorsqu’elle forme une première idée vraie (une notion com-
mune dans l’Éthique), qui constitue l’aiguillon de son désir de perfectionner
sa connaissance dans un progrès sans fin. Le caractère affectif de cette prise
de conscience est la seule chose qui permette d’expliquer que l’âme n’en
reste pas là mais continue, poussée de l’intérieur par son désir qui n’est autre
que son essence, à connaître en vérité. Car seule la joie éprouvée dans la
connaissance, et l’amour que devient cette joie lorsqu’elle est rattachée à
l’idée de sa cause adéquate qu’est Dieu (amour envers Dieu puis amour
intellectuel de Dieu), justifie la perpétuation du désir et son report vers
470Une exploration de la théorie politique de Spinoza sous l’angle de son dynamisme intrin-
sèque pourrait également être effectuée dans le même sens, mais on peut considérer qu’elle a
déjà été proposée par Laurent Bove dans La stratégie du conatus (op. cit.).
238 Conclusion
toutes les âmes humaines ne parviennent pas à la sagesse mais que celle-ci,
des propres mots de Spinoza au dernier scolie de l’Éthique, soit d’un accès
difficile, et rare471 ? On semble obtenir une vision inversée, et il faut effecti-
vement concilier la difficulté de cet accomplissement bien soulignée par
Spinoza avec l’apparente facilité qu’a l’âme de s’auto-perfectionner, selon la
présentation que nous en donnons. C’est ici une question légitime, et pour y
répondre nous mentionnerons simplement, à titre d’ouverture sur cette
question, deux voies de réponse.
Tout d’abord, il importe de voir que la prise de conscience de la
puissance qu’elle exprime n’est, pour l’âme qui connaît de manière très
inadéquate ou avec une très grande part de passivité, que très réduite ; son
pouvoir de compréhension dépendant précisément de son activité, elle ne
comprend que très mal, très confusément, ce qu’elle ressent, ce que lui
indiquent ses affects, et risque à tout instant de renforcer son état de passivité
en rattachant les indications que lui fournissent ses expériences affectives, en
elles-mêmes justes, à des causes inadéquates. La conscience de soi, toujours
vraie et donnée éternellement à l’âme de toute chose en tant que Dieu en
forme une idée, est masquée et se dévoile progressivement pour l’âme
humaine : en un sens, elle est inconsciente et se révèle peu à peu à elle-
même ; ce qui entraîne, lorsqu’elle rentre en possession de soi, un redouble-
ment de conscience, une conscience absolue d’être dans le vrai, un savoir
qu’on sait, qui est une « certitude », une intuition de puissance. Cette notion
paradoxale de « conscience inconsciente » serait notre premier élément de
réponse, entendu au sens d’un donné encore masqué, recouvert, étouffé par
la passivité et l’inadéquation, et qu’il faut dévoiler.
Deuxièmement, même si les hommes sont capables de former assez
facilement des idées vraies, comme le rappelle Spinoza à propos des notions
communes, on ne voit pas que la possession de quelques idées vraies suffise
pour déterminer chacun à continuer dans la voie de la connaissance vraie. Ce
n’est pas pour rien que Spinoza consacre une partie entière de l’Éthique à la
servitude humaine : il ne faut pas négliger la puissance de la vie passion-
nelle, et Spinoza sait bien que c’est de là que part toute âme. La difficulté
consiste donc à s’en sortir pour libérer l’âme des entraves externes à sa
propre nature, et lui permettre d’épanouir sa conscience de soi. En un sens, il
faut s’habituer presque de force au vrai, il faut se contraindre à faire son
bonheur, et c’est seulement à un certain niveau de développement que le
mécanisme d’auto-perfectionnement de notre âme peut se suffire entière-
471« Si la voie que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore peut-on y
entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le
salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par
presque tous ? », E 5P42S ; G II, 308.
Conclusion 239
472 Cf. les belles analyses de Deleuze, pour qui la cité « tient lieu de raison à ceux qui n’en ont
pas » (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 247).
473 N’oublions pas enfin que c’est à la logique qu’est dévolu le rôle d’habituer notre entende-
ment au vrai, d’augmenter son discernement et sa puissance, au point qu’elle semble même
constituer un exercice préliminaire à la lecture de l’Éthique : « Quant à la manière de porter
l’Entendement à sa perfection et à la voie y conduisant, ce sont choses qui n’appartiennent
pas au présent ouvrage, non plus que l’art de traiter le Corps de façon qu’il puisse remplir
convenablement sa fonction ; cette dernière question est du ressort de la Médecine, l’autre de
la Logique » (E 5Praef ; G II, 277).
474 « Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (E 5P42S ; G II, 308).
475 « J’expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main [quasi manu] à la
Sources primaires :
Sources secondaires :
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Bibliographie 247
Remerciements 6
Conventions de citation 7
6.1. Les animaux et individus moins puissants que l’être humain 129
6.2. Les individus plus puissants que l’être humain 138
Conclusion 233
Bibliographie 241