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Testart Alain. Importance et signification de l'esclavage pour dettes. In: Revue française de sociologie, 2000, 41-4. pp. 609-
641;
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_2000_num_41_4_5314
Zusammenfassung
Alain Testart : Wichtigkeit und Bedeutung des Sklaventums für Schulden.
Das Phänomen des Sklaventums für Schulden wurde stark unterschätzt oder im Gegenteil mit
unterschiedlichen Ausbeutungsformen des Schuldigers verwechselt (Personen als Pfand, Arbeit zur
Schuldtilgung). Der Aufsatz definiert eingangs genau seinen Zweck und zeigt in einer Weltüberschau
die Verbreitung des Sklaventums für Schulden. Seine hauptsächliche soziale Bedeutung ist die
folgende : die Ungleichheit zwischen Reichen und Armen, die in den meisten primitiven Gesellschaften
schon stark vertreten ist, kann über die Definition von Herr und Sklave neu bestimmt werden. Diese
Umwandlung oder die Gefahr dazu stärkt die Macht des Beherrschenden ganz besonders. Der Aufsatz
endet mit einem Vorschlag zur Herkunft des Staates.
Résumé
Le phénomène de l'esclavage pour dettes a été largement sous-estimé ou au contraire confondu avec
des formes différentes d'exploitation de l'endetté (personne en gage, travail pour rembourser la dette).
Après avoir défini très précisément son objet, l'article montre dans un survol mondial l'amplitude de
l'esclavage pour dettes. Sa signification sociale principale est la suivante : l'inégalité entre riches et
pauvres, déjà très présente dans la plupart des sociétés primitives, peut être redéfinie en termes de
maîtres et d'esclaves. Cette transformation ou la menace de cette transformation renforce
considérablement le pouvoir des dominants. L'article s'achève par une suggestion sur l'origine de
l'État.
Abstract
Alain Testart : The importance and meaning of enslavement through debt.
The phenomenon of enslavement through debt has been largely underestimated or, on the contrary,
confused with the different forms of exploitation of the indebted (person used as security, work to pay
off debt). After having clearly defined its aim, the article shows the extent of enslavement through debt
on a worldwide basis. Its main social signification is : inequality between rich and poor, already highly
apparent in the majority of primitive societies, redefinable in terms of masters and slaves. This
transformation, or the risk of such a transformation, considerably reinforces the power of the dominant.
The article ends with a suggestion regarding the origins of the State.
R. franc, sociol. 41-4, 2000, 609-641
Alain TESTART
RÉSUMÉ
Le phénomène de l'esclavage pour dettes a été largement sous-estimé ou au contraire
confondu avec des formes différentes d'exploitation de l'endetté (personne en gage, travail
pour rembourser la dette). Après avoir défini très précisément son objet, l'article montre
dans un survol mondial l'amplitude de l'esclavage pour dettes. Sa signification sociale
principale est la suivante : l'inégalité entre riches et pauvres, déjà très présente dans la
plupart des sociétés primitives, peut être redéfinie en termes de maîtres et d'esclaves. Cette
transformation ou la menace de cette transformation renforce considérablement le pouvoir
des dominants. L'article s'achève par une suggestion sur l'origine de l'État.
Pour des raisons que nous ne chercherons pas ici à élucider, l'importance
de l'esclavage pour dettes a été gravement sous-estimée, tout particulièrement
dans les sociétés primitives (1). On considère trop souvent comme allant de
soi que la guerre constitue la source principale de l'esclavage, sinon sa source
exclusive. Deux exemples permettront de se défaire de cette idée.
Le premier est celui des Indiens Yurok, qui habitaient le nord-ouest de
l'actuelle Californie. L'esclavage de guerre y était suffisamment peu
important pour que son existence ait été niée par Kroeber lui-même qui constitue
notre principale autorité sur cette population (2). En revanche, une autre
forme d'esclavage (nous nous demanderons plus loin si ce terme est bien
approprié) est bien connue : il avait pour cause des dettes insolvables. Au
terme d'un système d'amendes particulièrement bien développé, quiconque
avait rompu un tabou, en particulier un de ceux relatifs au deuil, avait offensé
(1) Ce par quoi nous entendons les sociétés ment incontestée jusqu'à nos jours (Pilling,
sans État. Les guillemets, ainsi que les précau- 1978, p. 143), se trouve être directement contre-
tions oratoires dont on entoure habituellement dite par les mémoires d'une indienne Yurok
cette expression, nous semblent superflus. (Thompson, 1916, p. 142, p. 183) : il est ques-
(2) Kroeber (1925, pp. 32-33) soutient que tion d'une guerre avec les Hupa au cours de
les Yurok ne prenaient pas de prisonnier parmi laquelle chacune des deux tribus prend des es-
les hommes, qu'ils échangeaient les femmes et claves, et on trouve bien, parmi les esclaves,
les enfants à la fin des hostilités et que les quelques étrangers, en particulier d'origine
étrangers surpris à errer sur leur territoire hupa.
étaient tués. Toutefois, cette opinion, apparem-
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(3) Quoique leur valeur monétaire fût bien térisés comme ceux « qui ne savaient pas d'où
établie : deux rouleaux de coquillages, tandis venaient leurs ancêtres ». Ils appelaient leurs
que le prix d'un homme (prix du sang) ou celui maîtres « oncles maternels » (ibid., p. 52),
de la femme (prix de la fiancée) était de dix comme dans les autres sociétés matrilinéaires
ou plus (Kroeber, op. cit., p. 27). d'Afrique, tout comme les esclaves appellent
(4) Dans une étude plus récente, Tuden leurs maîtres « pères » en régime patřil inéaire.
(1970, p. 51) dit que les esclaves étaient carac-
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propriété propre mais disposant d'un pécule qui pouvait être important
(bovins ou même esclaves), éventuellement mariés (mais leurs enfants,
esclaves, appartenant au maître), susceptibles d'être punis (oreilles coupées ou
tendons coupés) ou mis à mort (5), pouvant au mieux devenir l'homme de
confiance (6), le favori ou la favorite, du maître. En 1970, 40 % de la
population passe pour être d'origine servile (7).
Ces deux exemples sont remarquables par les estimations chiffrées qui
ont été fournies à leur propos, exercice rare et toujours périlleux dans les
études ethnologiques relatives aux sociétés précoloniales, mais qui montre
au moins que le phénomène est loin d'être purement marginal. L'argument
que nous souhaitons présenter, toutefois, n'est pas essentiellement d'ordre
quantitatif. L'importance de l'esclavage pour dettes ne se juge pas à son
importance numérique. Le fait même de son existence traduit quelque chose
de l'esprit des institutions d'une société, de ses fondements, de sa structure.
L'esclavage pour dettes, quelle que soit l'importance de cette pratique, est
le fait d'une société qui admet non seulement la dépendance personnelle
mais encore que Von puisse perdre sa liberté pour des raisons financières.
C'est le fait d'une société dans laquelle la pauvreté voisine avec l'aliénation
de la liberté.
(5) Smith et Dale (op. cit., p. 410); Tuden nos sources en ce qui les concerne.
(op. cit., p. 54). (7) Tuden (op. cit., p. 49).
(6) II y a un mot spécial dans la langue ila (8) C'est très exactement ce qu'avait en tête
pour désigner cet esclave fidèle que Smith et Dale Finley (1965, 1984a, 1984b) dans plusieurs de
(op. cit., p. 41 1) rendent par « l'ami du maître ». ses articles, parmi ses plus originaux et ses plus
La fidélisation de l'esclave nous paraît représen- intéressants. Malheureusement, le plus célèbre
ter une des utilisations majeures de l'esclave, de ces textes, publié en français sous l'intitulé
ce dont nous connaissons maints exemples dans « La servitude pour dettes », devait forcément
le monde. Sur ce point, comme sur d'autres, engendrer un contresens dans l'esprit du lecteur
les lia ne paraissent nullement exceptionnels. de langue française pour laquelle servitude est
En revanche, l'intégration à terme de l'esclave synonyme d'esclavage alors que Finley voulait
dans le lignage, si fréquent dans les sociétés attirer l'attention sur des formes d'asservisse-
lignagères africaines, n'est notée par aucune de ment différentes de celles de l'esclavage.
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d'autre cause générale que l'extrême pauvreté de ceux qui s'y résignent. Il
nous faut donc situer l'esclavage pour dettes au sein d'un champ plus large
et plus significatif : en explorant, d'une part, la diversité des formes
d'asservissement, en décrivant, d'autre part, les principales situations qui les
engendrent. Dans le Tableau I à double dimension, l'esclavage pour dettes
n'occupera qu'une des cases.
L'esclavage
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Alain Testart
La mise en gage ( 1 0)
(10) Nous résumons ici les principales reste celui d'un être libre, mais grevé d'obliga-
conclusions de notre article « La mise en gage tions. Si l'esclave s'inscrit dans le cadre de ce
des personnes » (Testart, 1997a). que nous appelons des dépendances de droit
(11) En particulier il n'y a pas, à la diffé- (ou statutaires), le gagé s'inscrit dans le cadre
rence de ce qui vaut pour l'esclave, de statut - des dépendances de fait (Testart, 1997a, p. 46,
au sens juridique - du gagé. Son statut général pp. 55-56).
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(12) Ce qui provient de ce que le créancier courant des esclaves dans les sociétés lignage-
gagiste ne peut pas adopter le gagé, destin res.
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Alain Testant
Nous ne considérons ici que les situations qui sont homogènes à celle qui
conduit à un asservissement pour cause de dettes, c'est-à-dire des situations
dans lesquelles un être humain, présumé libre, troque pour quelque raison
que cela soit - la plus générale étant évidemment la pauvreté - sa liberté
contre des ressources, nourriture ou argent. Une des idées essentielles de
l'esclavage pour dettes, en effet, réside dans cette sorte d'échange entre
liberté et biens, cette communauté, cette continuité, cette commune mesure
— si choquante pour la mentalité moderne - entre un bien réputé inaliénable
et un autre qui, pour n'être pas sans valeur, n'en a jamais guère plus que
n'importe lequel de ceux avec lesquels il peut être échangé.
Cette idée est à l'œuvre dans les situations suivantes.
Les dettes
Sont exclues de notre considération les dettes purement morales pour
lesquelles personne n'a jamais été réduit en esclavage, ni asservi, ni même
contraint par corps. Au sens fort du terme - le seul que nous retiendrons -,
la dette est ce qui est dû et peut être réclamé. En termes juridiques, elle est
exigible. La dette résulte soit d'un échange (un échange différé, à crédit),
en raison de l'obligation de fournir la contrepartie, soit plus directement
d'une obligation unilatérale, amende, obligation parentale ou impôt, peu
importe. Elle ne peut résulter d'un don, l'obligation de fournir un contre-don
étant purement morale et le donateur n'étant jamais en droit de réclamer
ce contre-don de la part du donataire (13).
La question de la responsabilité est au cœur de notre problème puisqu'il
ne peut y avoir esclavage pour dettes que lorsque la dette est garantie sur
la personne même du débiteur. Dans une société comme la nôtre, la dette
est garantie par l'ensemble du patrimoine du débiteur mais seulement par ce
patrimoine qui peut être saisi, mais le débiteur ne peut l'être : il reste libre
(en droit) selon le principe que tout homme « naît et reste libre », et même
la prison pour dettes a été supprimée au XIXe siècle en vertu de ce même
principe. Que la dette soit garantie sur la personne, c'est le fondement général
sur lequel prennent racine l'esclavage pour dettes, les autres formes
d'asservissement pour dettes ou même la contrainte exercée contre un débiteur pour
qu'il travaille au bénéfice d'un créancier.
On ne quittera pas cette question sans signaler la possibilité que la dette
soit garantie sur une ou plusieurs personnes autres que le débiteur lui-même.
Il livrera alors ses enfants, sa femme ou un esclave. Ce cas de figure, très
répandu dans les sociétés que nous étudions, met en jeu des phénomènes
(13) Nous avons déjà eu l'occasion d'ex- faits et la logique, selon laquelle l'obligation
primer quelques réserves sur les formulations de fournir un contre-don dans le potlatch serait
de Mauss relatives à « l'obligation de rendre » sanctionnée par l'esclavage pour dettes (Testart,
ainsi que sur son affirmation, contredite par les 1997b ; 1998c).
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très complexes par lesquels les effets de la dette encourue par le débiteur et
dont il est normalement responsable sont transférés sur la personne d'un
dépendant du débiteur. C'est le cas bien connu de l'abandon noxal dans le
droit romain par lequel une faute commise par un esclave vis-à-vis d'un tiers
(et pour laquelle le maître se trouve responsable) se solde par l'abandon de
l'esclave à la partie lésée ; c'est encore le cas très commun en Afrique par
lequel un débiteur insolvable livre un enfant à un créancier. Ces questions,
qui touchent au droit de l'esclavage et au droit en général, à la structure de
la famille et aux formes intrinsèques de dépendance qu'elle suppose, sont
tout à fait fondamentales mais restent en dehors du propos de cet article.
La vente de soi-même
(14) Je sais bien que l'expression est - puisqu'il faudrait préciser que cet argent, né-
juridiquement parlant - contradictoire, ainsi que cessairement octroyé sous forme d'emprunt,
me l'ont aimablement fait remarquer mes col- conformément à la formule du gage, a été reçu
lègues juristes, mais il n'y en a pas d'autre sans intention de remboursement et que, par
(Testait, 1997a, pp. 42-45). Pour parler juste, voie de conséquence, cette « remise » de la
il faudrait parler de « remise volontaire de soi- personne est en réalité une cession, au sens où
même comme gagé contre argent », encore que une vente consiste en la cession d'un bien,
cette formule déjà lourde serait insuffisante
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Alain Testart
Le jeu
Nous disons bien « le jeu » et non « les dettes de jeu ». Lorsqu'un jeu
s'est soldé par une dette dont il s'avère que le perdant ne peut pas la payer
et qu'il est pour cette raison pris (et généralement vendu) en esclavage par
le gagnant, il n'y a pas là une situation différente de celle de l'esclavage
pour dettes. La situation est différente lorsque le joueur qui a déjà perdu
tous ses biens joue sa propre personne (ou celle de sa femme, de ses enfants) :
il n'y a pas alors de principe de responsabilité des dettes sur la personne et
n'existe pas cette continuité entre le patrimoine et la personne qui est si
caractéristique de l'esclavage pour dettes. Une étude juridique fine mettrait
en évidence ces différences. Une étude anthropologique pourrait aussi mettre
en évidence d'autres différences, tant culturelles que psychologiques : le
joueur qui joue directement sa personne en la risquant comme enjeu est plus
proche de la mentalité d'un guerrier (qui risque également dans la guerre de
perdre la vie ou d'être emmené en esclavage) que de celle du pauvre prêt à
se vendre pour survivre. En dépit de ces différences sur lesquelles nous ne
nous appesantirons pas, il est clair que ce cas est très semblable à celui de
l'esclavage pour dettes : le joueur met en balance sa liberté contre des biens,
même si ce ne sont pas les siens, même si l'idée de risque et le défi que
ce risque implique confèrent quelque noblesse à l'affaire.
Tout comme dans le cas précédent, le perdant au jeu peut devenir l'esclave
de son vainqueur ou seulement lui devoir un temps de service limité. Il est
moins sûr que le jeu puisse conduire à une condition de gagé. Non seulement
on n'en voit pas d'exemple, mais encore la formule paraît contradictoire, car
le gagé est par définition en dette, tandis que celui qui a perdu sa personne
et l'a remise comme prix de cette perte ne l'est pas ; cette absence fait
également que l'on ne voit pas a priori contre quoi il pourrait se racheter.
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Revue française de sociologie
La revue que nous entreprenons dans cette partie n'a d'autre ambition que
d'indiquer l'ampleur du phénomène. Nous ne cachons pas que des questions
irrésolues surgissent à chaque instant. Les raisons en sont évidentes et
proviennent tant de la complexité du sujet que de l'incomplétude ou de la
partialité des sources, car ces phénomènes d'asservissement tendent à être
occultés par ceux qui en profitent et en même temps hypertrophiés par ceux
qui se targuent de les avoir supprimés (que ce soit les rois, traditionnels
protecteurs de leurs sujets, ou les pouvoirs coloniaux, promoteurs d'une
nouvelle liberté). Même si cette revue ne doit finalement n'être retenue que
comme une revue des problèmes, espérons que ce sera mieux que rien.
Notre principal problème - et le plus délicat - sera toujours de distinguer
le véritable esclave pour dette du gagé ou de celui qui rembourse sa dette
par son travail. Très souvent, ces statuts très différents ont été confondus
par les meilleurs observateurs, le gagé a été abusivement assimilé à un
esclave, ou bien on n'a pas vu le caractère très progressiste de législations
antiques qui permettaient de rembourser les dettes par le travail. Débrouiller
cet écheveau n'est jamais tâche aisée, mais même lorsque le résultat paraîtra
satisfaisant, il n'en sera pas moins paradoxal : qu'une situation de gagé soit
(15) Au sens où l'on parle de « compobition pour meurtre » pour le wergeld ou prix du sang.
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Alain Testart
parfaitement attestée dans une société, dans le droit ou dans les faits, elle
peut fort bien coexister avec un véritable esclavage pour dettes. Le premier
piège qui nous guette est donc de confondre des situations juridiques
différentes, le second est de conclure de la présence de l'une à l'absence de
l'autre.
UAfrique noire
(16) Principales références, outre Verdier Memel-Fote (1988, pp. 199-200) ; etc. Il a puni
(1974), pour une présentation d'ensemble voir inutile de reproduire ici l'ensemble de la biblio-
Seidel (1901, passim); Ffoulkes (1908, graphie indiquée dans mon article, Testart
pp. 403-405); Delafosse (1912, III, pp. 55-57, (1997a). Sur l'esclavage précolonial africain,
p. 85); Johnson (1921, pp. 126-130); Basden les ouvrages collectifs de Meillassoux (1975)
(1921, p. 108; 1938, pp. 253-255); Talbot et Miers et Kopytoff (1977) restent les princi-
(1926, III, pp. 632-633, pp. 697-698); Rattray pales références.
(1929, pp. 47-55); Meek (1937, p. 205); (17) Jonghe (1949, pp. 90-96) pour plu-
Herskovits (1938, I, pp. 82-85 ; 1952, p. 229); sieurs peuples du bassin congolais; Holsoe
Aubert (1939, p. 36, pp. 125-126); Perrot (1977, p. 289, p. 291) et MacCormack (1977,
(1969, pp. 483-484); Nadel (1971, pp. 462- p. 195) pour les Vai et les Sherbro du Libéria
464); Vansina (1973, p. 368); Bonnafé (1975, et Sierra Leone; etc.
p. 552); Terray (1975, pp. 401-402); Holsoe (18) Le Hérissé (1911, p. 45, pp. 55-56);
(1977, p. 289); Miller (1977, pp. 223-227); Herskovits (1938, I, p. 83).
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UAsie orientale
(19) Rattray (1929, p. 53). La procédure Bonnafé (1987-88, II, p. 32); etc.
formelle comportait une déclaration comme (21) Paulme (1940, pp. 108-109); Holder
quoi l'ancien gagé n'avait plus de nom et n'ap- (1998, pp. 85-88); Goody (1969, p. 72); etc.
partenait plus à son lignage qui renonçait pu- (22) Testart [à paraître] {L'esclavage pour
bliquement à le compter parmi les siens, si bien dettes en Asie orientale). Il n'a pas paru néces-
que cet acte en faisait bien un esclave. saire de reproduire ici la bibliographie : signa-
(20) Pour les Ashanti, Rattray (1929, p. 18, Ions néanmoins la synthèse, unique en son
sq.); pour les BaKongo, BaTéké et autres peu- genre, de Lasker (1950) sur l'asservissement
pies de la région du bas Congo, Кору toff (1964, pour dettes dans l'ensemble de l'Asie du Sud-
p. 9 1 ) ; MacGaffey ( 1 970, pp. 2 1 5-2 1 6) ; Vansina Est.
(1973, p. 32, p. 366) ; Dupré (1982, p. 216, p. 219) ;
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Alain Testart
(23) D'après la récente synthèse de Lécrivain (1998c, pp. 105-108). Sur l'éventualité de la
(1999). vente d'une épouse en esclavage, Testart
(24) Testart (1999b). Sur l'absurdité d'un (1998d, p. 276).
esclavage pour dettes de potlatch, Testart
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célébrée pour son art et connue pour ses distributions somptuaires que sont
les potlatchs, la Côte nord-ouest est aussi l'aire dans laquelle l'esclavage
indien fut le plus développé. Mais, tandis que les sources abondent sur
l'esclavage de guerre, celles que l'on évoque pour parler d'un esclavage pour
dettes, le plus souvent pour dettes de jeu, se limitent à fort peu (25). Dans
l'extrême nord, chez les Tlingit, existe tout au plus un travail forcé au service
du créancier mais le travail semble solder la dette (26) ; ailleurs les références
sont purement mythiques ou légendaires et montrent un perdant qui a tout
perdu, l'honneur, le rang, la face, mais dont rien n'indique qu'il serait un
esclave.
Le faciès culturel change au fur et à mesure que l'on descend vers le sud,
pour prendre une toute autre allure chez les Yurok, Karok et Tolowa (27),
au nord de l'actuel État de Californie. Ici point de potlatch, c'est-à-dire pas
de don ostentatoire ; c'est plutôt la dette qui règne en maître. Nous avons
évoqué dans l'introduction de cet article les multiples causes et occasions
qui font brutalement d'un homme un endetté insolvable asservi à son
créancier. Reste à préciser maintenant son statut. La difficulté de la question vient
de ce que le statut de gagé n'a pas été repéré dans les études américanistes.
Aucun des observateurs n'en évoque la possibilité, tous s'expriment en termes
d'« esclaves ». Nous pensons néanmoins qu'il ne s'agissait pas d'esclaves.
D'abord, Kroeber dit que le maître n'avait pas droit de vie ou de mort sur
son prétendu « esclave », ce qui paraît déjà assez étonnant dans la mesure
où les Indiens se sont partout ailleurs arrogé ce droit sur leurs esclaves. Une
information plus décisive nous est fournie par Driver (1939, pp. 413-
414) (28) : «Si l'esclave causait des ennuis et finissait par trop coûter au
maître en amendes [le maître étant responsable], il arrivait quelquefois qu'il
le tue. Mais le maître devait alors payer le prix du sang à la famille de
V esclave. » Ayant encore une famille, n'étant pas sorti de sa parenté, cet
« esclave » n'en était pas un : tout ce qui est dit, y compris la responsabilité
du maître devant la famille de l'asservi, correspond très exactement à la
situation du gagé telle que nous la connaissons en Afrique ou en Asie.
Pour le reste de l'Amérique du Nord (29), aucun indice n'existe d'un
éventuel esclavage pour dettes. Ce n'est pas que l'asservissement y manque,
(25) La remarque en a déjà été faite par (28) Souligné par nous. Le travail de Driver
Donald (1997, p. 117) dont le livre sur l'escla- fait partie des grands « surveys » menés par les
vage en Côte nord-ouest fait désormais réfé- Américains dans les années trente. Lorsqu'ils
rence. Pour l'esclavage pour dettes de jeu, les sont fondés uniquement sur des données de
seules références primaires sont: Boas (1969 terrain, comme est celui de Driver, ils peuvent
[1928], pp. 71-73), Swanton (1909, p. 79), Ray fournir des renseignements de première impor-
(1938, p. 52) et Mcllwraith (1948, I, p. 159). tance.
(26) Emmons (1991, pp. 45-46), Oberg (29) L'Amérique du Nord s'entend tou-
(1934, p. 151). jours, au sens anthropologique, au nord du
(27) Sur l'asservissement pour dettes chez les Mexique. La question de l'esclavage pour dettes
Yurok et les Karok, Kroeber (1925, pp. 32-33) en Méso-Amérique, chez les Mayas et les
reste la principale référence. Voir aussi une Aztèques, pose de tels problèmes documentaires
lettre de Kroeber partiellement reproduite par que nous avons préféré la laisser de côté dans
MacLeod (1925, p. 373); pour les Tolowa, cette revue.
Gould (1978, p. 133).
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Alain Testart
en particulier pour les dettes de jeu, mais il prend une forme temporaire,
même si ce temps peut paraître long (30).
Antiquités orientales
(30) Sur ce sujet, l'article de MacLeod sonne est très certainement mise au travail et
(1925) reste toujours le texte de référence. La paye sans doute les intérêts de sa dette par son
seule région qui pose problème est celle des travail » - interprétation qui en fait un gagé au
côtes du Washington et de Г Oregon, avec des sens que nous donnons à ce terme dans le
prolongements à l'intérieur dans ce que les présent article. L'idée de saisie est aussi
Américanistes appellent l'aire du Plateau. incorrecte pour une autre raison, parce que dans
Plusieurs sources mentionnées par MacLeod (ibid. notre langage on peut « saisir » des choses (et
p. 372) - observateurs occidentaux du XIXe on ne peut même dans notre droit actuel saisir
siècle - parlent d'asservissement « à vie ». que des choses), tandis que dans le Code de
C'est peut-être une exagération, peut-être Hammurabi niputum ne s'applique qu'à des
simplement le fait que le gagé est (en fait) rarement personnes, et pas à l'orge par exemple (art. 1 13),
racheté même s'il reste (en droit) rédimible ; ou à des bœufs (art. 241), c'est-à-dire à des
mais on ne peut exclure totalement l'hypothèse êtres animés que l'on peut utiliser sans les
d'un véritable esclavage pour dettes dans cette détruire, c'est-à-dire que l'on peut faire
région. Seul un examen systématique et critique travailler. C'est bien cette idée d'utiliser le
de l'ensemble des sources permettrait d'en débiteur pour son travail qui est présente au premier
décider. Nous réserverons également notre chef et non pas celle de saisie au sens de notre
jugement sur le Sud-Est des États-Unis, aire droit, qui n'est qu'une simple opération de
complexe particulièrement mal documentée au procédure.
point de vue ethnographique. (33) Traduction encore plus incertaine :
(31) Daté du XVIIIe siècle avant notre ère. « sous la puissance » comme un homme en
Nombreuses traductions, dont celles de Driver bondage (Driver et Miles, 1952, I, pp. 212-
et Miles (1952), Finet (1973), Szlechter (1977). 214), mais on peut objecter qu'il en va de même
(32) Traduction incertaine : le mot est aussi du niputum. Szlechter (1977, p. 110) rend le
rendu par « pledge » ou « gage ». La traduction terme par « sous-gage », comme dans notre
par « saisi », la plus courante, est néanmoins expression « sous-location », ce qui est cohérent
inexacte, comme le remarque Driver et Miles avec sa traduction de niputum par « gage ».
(1952, I, p. 210, n. 9), parce que «cette
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Revue française de sociologie
(34) Nous sommes sur ce sujet entièrement royaumes anciens ». On pourra toujours consul-
redevables à l'exposé très fourni qu'a présenté ter l'ouvrage de Mendelsohn (1932, pp. 7-27),
Jean-Jdcques Glassner le 17 février 1999 dans suggestif, mais un peu vieilli et peu soucieux
le cadre du séminaire « Problèmes de l'escla- de distinguo juridique,
vage dans les sociétés primitives et dans les
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Alain Testart
(35) Les principaux textes étant Ex. 21. 1-11 ; positions ne concernent que l'endetté hébreu,
Lv. 25. 39-41; Dt. 15. 12-18; Jr. 34. 14. puisque les étrangers peuvent être asservis à
Commentaire classique dans Vaux (1958, I, vie.
pp. 128-130; pp. 261-270), y compris sur l'in- (36) Les lois assyriennes (1969, pp. 215-
certitude qui règne sur le rapport entre année 217).
sabbatique et année du jubilé. Toutes ces dis-
625
Revue française de sociologie
Antiquité classique
Solon passe pour avoir aboli l'esclavage pour dettes à Athènes. Le thème
est notoire dans l'historiographie grecque, depuis Aristote, dans La
constitution d'Athènes (II. 2 ; XII. 4), qui évoque ainsi la situation sociale avant
Solon : « Les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient esclaves (édou-
leuon) des riches », caractérisation qui fait écho aux paroles mêmes de Solon :
« La Terre Noire [...], autrefois esclave (douleuousa), maintenant est libre. »
Certes l'emploi du mot doulos et de ses dérivés peut avoir un sens très large
et même purement métaphorique, image et support courant de la propagande
politique ordinaire. Certes, nous ne savons pas très bien ce qu'étaient ces
pelataï, ces hectemoroi (quelquefois rendus par « sixteniers », devant l/6e
ou 5/6e de leur récolte selon les deux interprétations concurrentes) ou ces
agogimoi (ceux qui sont « emmenés », probablement vendus au loin parce
qu'ils n'ont pas payé) dont parle Aristote (37). Mais peu importe : à l'âge
d'or de l'Athènes classique, ces formes odieuses de servitude pour dettes
appartiennent à un passé révolu. Athènes se veut la terre de la liberté (pour
ses citoyens seulement s'entend), se pense telle par opposition à l'Asie
achéménide, mais également par contraste avec cette sorte de préhistoire
politique au cours de laquelle les citoyens auraient été massivement réduits
en esclavage. Peut-être s'agit-il d'un mythe, analogue à tous les mythes
fondateurs qui veulent que le passé ne soit qu'oppression et ténèbres. Mais
peu importe de ce passé que nous avons tant de mal à reconstituer ; pour la
période classique au moins, toutes les informations s'accordent à dire qu'il
n'y eut pas d'esclavage pour dettes à Athènes (38).
Cela n'empêche pas que des gens aient pu travailler à racheter leurs dettes
ou même qu'il y ait eu des gagés (39) : tous sont (juridiquement) libres,
aucun n'est doulos. C'est le moment de dire un mot sur l'expression de
(37) Commentaires nombreux sur ces ter- vendre ses enfants (à l'exception de la fille
mes. Finley (1965, pp. 168-171; 1984a, coupable, Glotz, ibid., p. 354, sq.) : ces deux
pp. 174-175) nous paraît le plus clair. mesures en effet font qu'il n'y a pas d'esclavage
(38) On admet souvent une exception : ce- pour raisons financières.
lui qui a été fait esclave à l'étranger et qui est (39) L'une ou l'autre de ces hypothèses
racheté par un concitoyen « devient la propriété nous paraît devoir s'imposer pour rendre comp-
de celui qui l'a libéré s'il ne s'acquitte pas de te de ce passage d'une comédie de Ménandre
la rançon» (Glotz, 1904, p. 363, d'après à propos d'une fille placée en service en raison
Démosthène С Nicostratos 11). Mais cette ex- des dettes de son père (cité par Finley, 1984b,
ception ne vaut que pour ce contexte très par- p. 206). Il est significatif que ce soit deux
ticulier et semble devoir s'expliquer par esclaves qui parlent entre eux, dont l'un
contamination - pourrait-on dire - avec la demande si cette fille est elle-même esclave :
source normale de l'esclavage qu'est la guerre. « Oui - en partie - d'une certaine manière »,
Par ailleurs, le prisonnier racheté ne semble répond l'autre. La comédie traduit ainsi l'es-
jamais être qu'un esclave rédimible. Beaucoup sence de l'asservissement pour dettes dans toute
d'auteurs ont rapproché la prohibition de l'es- son ambiguïté : non pas de l'esclavage, mais
clavage pour dettes de celle faite au père de tout comme.
626
Alain Testart
paramonê (40) employée par les modernes à propos des personnes qui «
demeurent avec » (paramenein) un maître et le servent. Dans la paramonê pour
dettes, attestée dans le monde hellénistique mais pas de façon sûre en Grèce
propre, le débiteur se remet à son créancier et « accomplit pour lui un service
semblable à celui d'un esclave (doulikê chreia), faisant tout ce qui lui est
ordonné, et ne s'absentant ni de jour ni de nuit sans la permission de Phraates
[le créancier] », selon la formulation d'une convention privée connue par un
parchemin grec daté de 121 ap. J.-C. et trouvé sur le site de Doura-Europos.
Il est clair que ce personnage est en situation d'asservissement ; mais son
service (ou sa servitude) est « semblable à celui (ou à celle) d'un esclave »,
ce par quoi nous comprenons qu'il n'est pas un esclave. S'engageant au
terme du même contrat à rester dans cette condition «jusqu'au
remboursement de l'argent », nous y reconnaissons le principe selon lequel le travail
ne rembourse pas la dette (41). Par tous ces traits (assignation en résidence
auprès du créancier ; travail et obéissance, sinon servilité ; principe du travail
qui ne rachète pas la dette), la personne en paramonê est très exactement
ce que les Africanistes et Asiatisants ont appelé le placé en gage.
Rome pose d'autres problèmes. L'historiographie ancienne semble suivre
le modèle grec : d'abord des abus, qui font que les citoyens peuvent être,
sinon réduits en esclavage, tout au moins emprisonnés par les créanciers,
maltraités, abusés ou torturés jusqu'à la loi Poetelia généralement datée de
326 av. J.-C. C'est à peu près ce que nous conte Tite-Live (42), une histoire
où la liberté succède à l'oppression. On ne voit pas qu'il existerait selon
Tite-Live un esclavage pour dettes après la loi Poetelia. Il n'est même pas
évident qu'il en existât avant : Tite-Live, au juste, ne parle que ďaddicti ou
de nexi, placés auprès du créancier ou retenus par lui et travaillant pour lui,
nullement de servi (esclaves). Uaddictus est celui qui a été emmené par le
créancier suite à une condamnation par le magistrat (et à ce titre synonyme
ďadiudicatus, celui qui a été adjugé au demandeur). Quant à la question du
nexus, l'homme lié par le nexum (ces termes venant de nectare, lier, que
l'on peut prendre à la fois dans le sens juridique du lien comme en un sens
plus concret), c'est une des plus obscures de l'ancien droit romain (43), tout
comme l'est la compréhension exacte du contenu de la loi Poetelia (44). Mais
(40) D'après Finley (1984b, p. 207, sq.). La (42) Histoire romaine, II. 23, VIII. 28.
paramonê liée à l'affranchissement ne nous (43) Mise au point récente de la question
concerne pas ici, encore que, d'après ce que par des spécialistes du droit romain chez
l'on sait par certains exemples africains, l'af- Watson (1975, pp. 111-123) ou Villers (1977,
franchi peut se retrouver lié à son ancien maître pp. 69-71). On trouvera chez ce dernier un
par une dette difficilement remboursable (pro- exposé simple et sensé de la question ainsi
venant généralement en Afrique de l'octroi par qu'un choix raisonné de références au sein
le maître d'une femme ou du prix de la fiancée d'une bibliographie particulièrement abondante,
pour en acquérir une). (44) Parmi les récentes mises au point,
(4 1 ) Et dans la mesure où ce travail semble MacCormack (1973), ou Magdelain (1990,
tenir lieu d'intérêts, il est légitime de parler pp. 707-711), ce dernier auteur se cantonnant
d'antichrèse. dans une attitude plus critique.
627
Revue française de sociologie
il est certain qu'addicti et nexi restaient des hommes de statut libre (45).
Aussi la loi Poetelia n'a-t-elle certainement pas aboli « l'esclavage pour
dettes », comme on le dit, mais plutôt des formes d'engagement pour dettes
moins extrêmes, que nous nous garderons de préciser mais que nous pouvons
imaginer par analogie avec le placement en gage ou le travail forcé pour
racheter la dette. On en tire parfois la conclusion que seules ces formes ont
été abolies et pas l'esclavage pour dettes, ce qui nous paraît un curieux
raisonnement. Car, si ces formes de contrainte par corps ont suffi à provoquer
la colère du peuple de Rome qui s'est soulevé à deux reprises, en 496 et en
326, si elles suscitent encore à l'époque de Tite-Live l'indignation de l'auteur
et de son public, comment imaginer qu'aurait pu subsister la possibilité
normale et légitime de réduire un débiteur en esclavage ?
Cicéron (46), lorsqu'il évoque les raisons pour lesquelles un citoyen peut
être déchu de sa citoyenneté, ne parle nullement de l'endettement. Le
problème est que le droit romain, tel qu'il est reconstitué par la grande tradition
juridique de notre époque, admettrait la possibilité d'un esclavage pour
dettes (47). Nous pensons qu'il y a là une illusion qui provient à la fois de
la confusion entre les différentes formes possibles de vente (48) et de la
façon dont ce droit est reconstitué, en particulier avec l'extrapolation des
lois des XII tables à partir d'un texte de plusieurs siècles postérieurs, celui
d'Aulu-Gelle, qui se trouve être la seule source de la trop fameuse mention
de l'endetté vendable trans Tiberim, seul véritable argument en faveur de
l'esclavage pour dettes. Cette discussion, trop technique, n'a pas sa place ici
et nous admettrons simplement qu'il n'y avait pas d'esclavage légitime (49)
pour dettes à Rome à l'époque classique.
(45) Pour le nexus, c'est un texte de Vairon condamné a renoncé de lui-même à la liberté.
très souvent cité qui le dit explicitement : « Ces textes, ainsi que d'autres, qui montrent à
Liber qui suas operas pro pecunia quant débet quel point la qualité de citoyen était protégée,
dat, dum solveret, nexus vocatur. » Pour Yad- sont rassemblés par Cazanove et Moati (1994, p.
dictus, Quintilien (cité par Wallon [1988, 121, sq.)
p. 367]) : « L'esclave ne peut obtenir la liberté (47) Buckland (1908, pp. 401-402) ; Monier
contre la volonté du maître, Yaddictus la (1970, I, p. 215); Girard (1929, I, p. Ill); etc.
recouvre en payant, même contre sa volonté. Point (48) Faut-il dire encore que la vente d'un
de loi pour l'esclave; la loi s'applique à homme n'implique pas son statut d'esclave ? À
Yaddictus. Ce qui est le propre de l'homme libre, Rome le père vend le fils in mancipio; au
ce qui n'appartient qu'à lui, le prénom, le nom, Moyen Âge, on vend les serfs; en Thaïlande
le surnom, la tribu, tout cela reste à Yaddictus. » on se vend à réméré; chez les Hébreux,
(46) En particulier dans Pour Caecina, 33, l'endetté qui se vend n'est pas esclave; etc.
98-100. « La jurisprudence de nos ancêtres [...] (49) Qu'il y en eut d'illégitimes, tout
a établi qu'aucun citoyen romain ne pourrait comme il y eut des citoyens pauvres se vendant
perdre la liberté contre son gré » (Cicéron, Sur eux-mêmes en esclavage pour survivre, c'est ce
sa maison, 29, 77). Pour ce qui est de que montre abondamment un article de Veyne
l'esclavage pénal, par exemple pour s'être soustrait (1991, pp. 247-280). À notre avis, il montre
au recensement et au devoir de porter les armes, également que ces ventes étaient contraires au
Cicéron (Pour Caecina, 33, 99) estime que le droit.
628
!
1
I
Revue française de sociologie
Bien que l'on admette qu'il y a eu esclavage pour dettes dans certains
royaumes barbares (50), le phénomène devient extrêmement rare pendant le
reste du Moyen Âge. La plupart des cas parmi les mieux attestés (51)
semblent relever de la mise en gage.
Nous arrêterons ici notre tour d'horizon faute de place, mais aussi avec
le sentiment que nous avons traité des principales régions pour lesquelles la
question se posait. Nous avons résumé nos principales conclusions, souvent
établies sur des bases dont nous reconnaissons la fragilité, et toujours
provisoires, au moyen de la carte, laquelle doit être considérée comme un simple
croquis.
(50) En tout premier lieu le royaume wisi- pas racheté sa dette; il est vrai qu'il s'agit d'un
goth, également sous les Mérovingiens, mais Sarrasin.
pas dans l'État catalonais-aragonais, ni à (52) Comédie de Shakespeare dans laquelle
Majorque au XIIIe siècle, ni après (Verlinden, l'usurier juif Skylock ne consent à un prêt que
1955, pp. 77-78, p. 275, p. 425, p. 677, p. 719; contre la promesse de prélever sur le débiteur
King, 1972, p. 162, mais notez pour les Wisi- une livre de sa chair s'il ne peut payer à
goths l'obligation faite aux parents de racheter échéance. Elle a donné lieu à une étude célèbre
l'enfant exposé ou vendu, p. 239). de Kohler (1919 [1883]). Toute l'affaire se
(51) Heers (1981, pp. 19-22). Outre le fait dénoue dans le plus pur style tragico-comique
que la plupart des cas appartiennent à la caté- par une sentence qui autorise l'exécution de
gorie des rédimibles, la mention d'esclaves qui l'horrible promesse, mais sans faire couler une
continuent à revendiquer leur qualité de nobles goutte de sang chrétien, ce qui serait contraire
nous paraît contradictoire : le problème est tou- aux lois de Venise. C'est une plaisante façon
jours que le servus du Moyen Âge (ce dont d'indiquer que ce type de contrat est illégitime,
nous avons fait « serf») n'est plus le servus de L'esclavage pour dettes, croyons-nous, et a
l'Antiquité. Dans le cas relaté par Verlinden fortiori l'idée que le débiteur puisse répondre
(op. cit., p. 276), il semble bien que celui qui de la dette sur sa personne physique, n'est
s'engage ne soit rédimible que pendant trois qu'un fantôme qui continue à hanter la con-
ans et tombe bien en esclavage après s'il n'a science occidentale.
630
Alain Testart
(53) Rattray (1929, p. 34). Un proverbe dit: « Si vous n'avez pas de maître, une bête
sauvage vous attrapera» (ibid., p. 33 n. 1).
631
Revue française de sociologie
qui, sans pouvoir toujours être qualifiées de lignagères, sont des sociétés
sans État.
Deuxièmement, une société qui admet l'esclavage pour dettes est une
société qui permet la réduction en esclavage pour des raisons seulement
financières. C'est donc une société où la richesse joue un rôle fondamental.
Mais il faut préciser ce rôle.
Le seul fait de l'esclavage (esclavage de guerre sans esclavage pour dettes)
n'est pas sans rapport avec la richesse :
1. L'esclave étant toujours un dépendant dont on peut tirer profit (en le
vendant, le faisant travailler, etc.), la condition de maître implique toujours
la possibilité d'accumuler des richesses.
2. Pour les mêmes raisons, et symétriquement, la condition d'esclave
implique normalement (sauf faveur du maître qui laisse la jouissance à
l'esclave d'un pécule) pauvreté.
3. La richesse implique toujours, dans une société qui pratique l'esclavage,
la possibilité pour le riche de devenir maître (en achetant des esclaves).
4. Mais la pauvreté n'implique pour le pauvre la possibilité de devenir
esclave que si la société considérée admet l'esclavage pour dettes ou la
vente de soi ou de ses parents en esclavage.
Si cette dernière condition est réalisée il y a alors une équivalence parfaite
entre rapport de dépendance et inégalité de richesse en ce sens que chacun
des termes d'une des deux oppositions (maître/esclave, riche/pauvre) est
susceptible de se transformer en termes de l'autre :
Richesse Maîtrise
Pauvreté Esclavage
632
Alain Testart
En troisième lieu, une société qui admet l'esclavage pour dettes est une
société qui favorise en son sein l'émergence de pouvoirs d'un type encore
inconnu de celle qui ne le pratique pas et qu'il nous faut maintenant
brièvement caractériser.
La richesse en elle-même n'est pas un pouvoir sur les hommes, ou n'est
telle que moyennant certaines institutions. Ce sont le salariat, le clientélisme
ou l'esclavage pour dettes. Le salarié n'est dépendant que de fait et reste
libre en droit ; il reste libre de changer de patron et celui-ci ne commande
normalement que dans un cadre délimité et pour une durée déterminée. Seule
l'habitude, le calcul ou la fidélité (au sens de l'antique fides) retient le client
auprès de son patron. La richesse ne confère dans ces conditions un pouvoir
que par l'assurance de toujours trouver des gens qui consentiront à œuvrer
pour ceux qui peuvent payer ou aider ; elle ne donne pas en elle-même le
pouvoir de commander aux hommes. C'est d'abord un pouvoir sur les choses,
sur les moyens de production ou sur l'argent dans sa généralité, et elle n'est
un pouvoir sur les hommes que de façon indirecte. Ou alors la richesse n'est
un pouvoir que par sa conjonction, généralement abusive, avec la sphère
politique. La corruption est de tous les temps, de celui du monde romain ou
du nôtre, mais il ne s'agit encore que de pouvoir indirect. Le pouvoir direct
sur les hommes est celui de les commander. C'est le propre du politique,
c'est celui du souverain (ou de tous ceux qui détiennent un pouvoir semblable
par délégation). C'est aussi celui du maître sur l'esclave.
C'est pourquoi l'esclavage pour dettes est parmi toutes les institutions
celle qui confère le plus de poids au pouvoir économique : elle transforme
ce pouvoir indirect en un pouvoir direct. Elle permet une polarisation de la
société en termes de dépendance et de domination. L'institution de l'esclavage
permet déjà au riche de devenir un maître, elle lui permet de commander à
certains hommes ; l'esclavage pour dettes fait plus, permettant au riche de
réduire à sa merci, outre des étrangers d'origine captive ou achetés, les
membres mêmes de sa propre communauté, les plus pauvres ou les plus
faibles. Non seulement sa sphère de recrutement est plus large, mais encore
son influence s'étend à l'ensemble de la communauté par la menace qu'il
fait peser sur les uns ou la protection qu'il accorde aux autres contre
l'hypothèque d'une éventuelle réduction en esclavage pour cause de dettes
ou de pauvreté. Il en fait des clients. On voit par là quelle est la spécificité
de ce type de pouvoir : elle réside dans le cumul de tous les rapports sociaux
- celui de riche à salarié ou à mercenaire, de patron à client, de maître à
esclave - et dans la possibilité d'extension de chacun de ces rapports à
l'ensemble du corps social.
Un tel pouvoir peut être indépendant de toute puissance publique ; il peut
être purement privé. Il peut être le fait d'une pluralité d'individus. Une
polarisation de la société s'effectue alors en fonction d'une multitude de
pôles autour desquels gravitent pauvres, nécessiteux, hôtes, clients et esclaves,
dont les plus anciens, les plus fidèles renforceront à leur tour le pouvoir de
celui qui les tient.
633
Revue française de sociologie
(54) Nous avons déjà insisté maintes fois lui doivent ses citoyens, en temps de guerre
sur cet aspect (Testait, 1997a, pp. 46-47; 1998a, comme en temps de paix. Car il serait absurde,
p. 40). Il nous paraît si fondamental que nous pensait Bocchoris, qu'un soldat, au moment
y voyons un des critères les plus efficaces pour précis peut-être où il partait combattre pour sa
définir l'esclave dans les royaumes. patrie, soit emmené par son créancier à cause
(55) C'est ce que dit très clairement Diodore d'une dette, et que de cette manière l'avidité
de Sicile lorsque, commentant la décision du d'individus privés mette en danger le salut de
pharaon Bocchoris (XXIVe dynastie) d'interdire tous. » (cité par Finley 1984b, p. 214).
que les dettes soient garanties sur la personne (56) Sur cette utilisation des esclaves et la
du débiteur, écrit (1, 79, 3) : « Le corps des menace qu'elle fait peser pour le pouvoir cen-
citoyens devrait appartenir à l'État, de telle tral, voir Testart (1998b, pp. 32-34).
façon que l'État puisse utiliser les services que
634
Alain Testait
(57) Par « esclave définitif », Lingat entend discussion difficile. Précisons que le that rédi-
un esclave véritable, qui ne peut plus se racheter mible doit encore le service royal et partage
de son fait (dans la terminologie de l'ancien son temps entre ce service et celui auprès du
droit siamois, c'est le that non rédimible), par créancier.
opposition à l'asservi fiduciaire dont la condi- (58) II est traditionnel dans les études orien-
tion est similaire à un gagé (that rédimible). Le talistes, quoique fâcheux à cause de ses inutiles
fait que la terminologie officielle siamoise ap- connotations féodales, d'appeler « corvée » le
pelle « that » à la fois l'esclave et le gagé a service que tout sujet doit à son souverain au
donné lieu à bien des malentendus et rend toute titre de l'impôt personnel.
635
Revue française de sociologie
(Lingat, 1931, pp. 83-86). Lingat, qui avait noté au début de son chapitre
« la facilité extrême avec laquelle une personne peut passer de la condition
libre à la condition servile », précise maintenant que « l'organisation de
l'ancienne société siamoise laissait, en réalité, peu de place à la liberté
individuelle en notre matière, et combien il serait inexact de dire que tout
homme y avait le droit de se vendre librement. D'une part, un homme astreint
aux corvées, c'est-à-dire tout homme libre, est privé de la faculté de choisir
son maître. Son mandarin est son acquéreur tout désigné et nécessaire.
Ensuite, il n'est admis à se faire esclave qu'en cas de dénuement constaté
et pour assurer sa subsistance » (ibid., p. 86).
Concluons.
Les États, dans leur majorité, n'ont pas permis que les membres libres de
la communauté puissent être réduits en esclavage et ainsi soustraits à leur
autorité. Ou bien, s'ils l'ont permis, ils ont détourné l'institution à leur profit,
faisant que ces nouveaux esclaves deviennent ceux de la puissance publique
ou de leurs agents.
Ou alors, s'ils n'ont fait ni l'un ni l'autre, c'est probablement qu'il
s'agissait d'États trop faibles. C'était visiblement le cas de l'ancien royaume
Tio, sur le moyen Congo, qui, d'après la remarquable étude de Vansina
(1973), fait fortement penser à la période dite «féodale» de notre Moyen
Âge, avec la toute-puissance de ses barons contre laquelle le roi ne peut
rien : c'est aussi un des exemples les plus nets dans lesquels l'oncle maternel
a le droit de vendre en esclavage son neveu utérin. Nous croyons aussi que
c'était le cas de ces royautés que l'on pourrait dire informelles ou
honorifiques, parce que les rois y ont bien des privilèges mais fort peu de pouvoir,
comme chez les Batak (59), à Sumatra : c'est encore un cas bien documenté
dans lequel le travail de celui qui est placé en gage d'une dette ne tient pas
lieu d'intérêts de cette dette, laquelle s'accroît donc jusqu'au moment où
elle atteint la valeur d'un esclave, ce que devient effectivement le gagé à ce
moment.
636
Alain Testart
les régions où, comme en Chine ou dans les pays sinisés, elle est interdite
et combattue par les pouvoirs publics (60).
Maintenant il y a une différence nette entre l'Ancien Monde et le Nouveau
(voir carte). L'esclavage pour dettes et la vente de soi ou de parents sont
des pratiques qui persistent en Afrique, en Inde et en Asie du Sud-Est jusqu'à
la colonisation ; dans les pays de tradition sinitique, on peut penser qu'il
s'agissait de pratiques très anciennes qui perdurent plus ou moins sous une
forme illégale dans les temps historiques ; pour le Proche-Orient ancien, la
Grèce ou Rome on ne peut exclure qu'elles ont existé avant les législations
que nous connaissons. Rien de tel en Mélanésie ou en Amérique du Nord,
aux quelques exceptions que nous avons signalées.
Quelle est la signification de cette différence ? La richesse n'est pas moins
importante en Mélanésie ou en Amérique qu'en Asie. Ce n'est pas ici le lieu
de résumer les innombrables travaux ethnologiques qui l'ont montré : la
détention de biens prestigieux est le signe par excellence de la réussite
sociale, on a besoin de richesses pour donner des fêtes, pour procéder à des
distributions somptuaires, pour faire face à ses obligations parentales (en
particulier dans les funérailles) ou affinales (prix de la fiancée et/ou dot),
partout sont organisés des échanges rituels sinon des formes de commerce
qui portent sur des produits beaucoup moins valorisés. On s'y endette là-bas
autant qu'ici. Mais que devient l'endetté insolvable, le pauvre ou le
nécessiteux sans parents pour lui venir en aide ? Il y devient ce que les ethnologues
ont appelé à juste titre une sorte de client, à moins qu'il ne tombe dans la
catégorie des « gens de rien » (les rubbish men de l'ethnologie d'expression
anglaise) ; il entre dans la sphère d'influence de ces hommes d'importance
que l'on appelle dans toute la Mélanésie les « big men ». La tradition
ethnologique les appelle « chefs » sur la Côte nord-ouest américaine, mais
on est frappé de ce que ces « chefs » restent sans fonctions ni prérogatives
politiques. Ce n'est pas qu'ils soient sans pouvoir. Il vient de leur richesse,
de l'opulence de leur maison à laquelle beaucoup de gens, parents, mais pas
seulement, contribuent efficacement par leur travail. Il vient de leur prestige,
de leur aptitude à distribuer tout autour d'eux, de façon ostentatoire sinon
extravagante, des biens en tout genre, nourritures et biens somptuaires.
Richesse et prestige s'entretiennent réciproquement. Le prestige vient à la
richesse, tout naturellement, comme dans toute société. La richesse au
prestige, en vertu de l'importance exceptionnelle que prend dans les sociétés de
la Côte nord-ouest le phénomène du don honorifique (61), qui fait que l'on
donne beaucoup et d'autant plus que le récipiendaire est plus prestigieux.
Prestige et richesse, enfin, attirent à eux ceux qui en manquent, lesquels
(60) Nous ne pouvons certes exclure qu'à fut grande en maintes périodes de l'histoire
son corps défendant l'État n'ait contribué à occidentale sans que l'on vit les gens se vendre
renforcer cette tradition : le poids exorbitant des et cette cause n'a pu jouer pour toutes les
impôts en Chine, au Siam ou ailleurs réduit les sociétés non étatiques où il n'y a pas d'impôts,
masses à la misère, ce à quoi elles ont répondu (61) Sur l'interprétation du potlatch comme
en vendant les bouches inutiles. Mais ce n'est don honorifique, nous renvoyons à un récent
là qu'une cause annexe et secondaire : la misère article (Testart, 1999a).
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Alain Testart
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